La continuité du service public : l`étonnante destinée d

640 tribunaux
des
Journal 2014
Doctrine
La continuité du service public :
l’étonnante destinée d’un principe élémentaire
e principe général du droit de la continuité du service public est aujourd’hui reconnu comme une des lois
essentielles qui régissent le service public
1
. Cette loi n’en est pas moins dénoncée comme confuse
2
, à l’instar
de la notion de service public qu’elle régit
3
. Une des explications de ce caractère imprécis réside sans
conteste dans le cheminement sinueux qu’a suivi l’élaboration de ce principe général du droit. Issu de diverses idées
et législations du XIXesiècle (1), le principe ne s’est affirmé qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale (2). Sa
consécration doctrinale et jurisprudentielle n’a cependant pas empêché qu’il soit régulièrement remis en question, en
particulier à propos du droit de grève des fonctionnaires (3).
1
Les origines d’un principe : « permanence
de l’autorité » et « régularité du service »
Une des difficultés récurrentes de l’histoire contemporaine du droit ad-
ministratif est la faiblesse des théories administratives dans la doctrine
belge du XIXesiècle, en grande partie liée à l’absence de véritables ju-
ridictions administratives. Presque aucun verbo, dans les ouvrages de
cette époque, ne donne accès à des concepts théoriques, tels ceux du
service public ou de la continuité. C’est au travers de recherches
« plein texte », permises par les outils d’aujourd’hui dans nos vieux
ouvrages belges (qui connaissent une nouvelle vie grâce à leur
numérisation
4
), que des expressions récurrentes au XIXesiècle se
révèlent : celle de la « permanence » de l’autorité (ou des institutions),
par exemple, ou celle de la « régularité » du service, deux mots clefs
pour expliquer les origines du principe de continuité.
Le premier ouvrage belge de droit administratif, à savoir le Répertoire
de l’administration et du droit administratif de la Belgique de
MM. De Brouckère et Tielemans expose ainsi que « Toutes les insti-
tutions ont un caractère de permanence et de perpétuité; elles
doivent toutes exister et être prêtes à fonctionner dans chacun des
instants où l’intérêt public peut réclamer leur service ». Cette affir-
mation n’est cependant utilisée que pour prévenir — contrairement
à la portée actuelle du principe de continuité — le maintien en fonc-
tion de mandats (électifs ou non) échus
5
. Au début du XXesiècle, Or-
ban concluait justement que « la permanence, la fixité dans le temps
comme dans l’espace, apparaissent comme l’un des traits caractéris-
tiques de l’État (sensu lato), comme manière d’être essentielle à cha-
cun des éléments qui le composent, au peuple, à sa résidence, à son
gouvernement »
6
.
La « régularité » du service est aussi régulièrement invoquée par
MM. De Brouckère et Tielemans
7
. Cette idée de régularité semble sur-
tout issue de lois particulières qui régissent certaines activités assurées
par les pouvoirs publics. Ceux-ci y prévoient un certain nombre de
règles pour garantir l’accomplissement de leurs activités. Par exemple,
la législation révolutionnaire française — longtemps restée en vigueur
chez nous — prévoyait, en matière postale, que « les paiements, ainsi
que les chevaux, provisions, ustensiles et équipages destinés au service
de la poste, ne pourront être saisis sous aucun prétexte »
8
. L’exigence
de régularité justifie aussi le monopole postal, dans une période pour-
tant très libérale sur le plan économique : « Le transport des dépêches
effectué par des agents dépendant de l’administration est plus écono-
mique, en même temps qu’il offre plus de célérité, d’exactitude et de
garanties »
9
. L’idée est également fort présente dans la réglementation
ferroviaire, télégraphique ou téléphonique. Un service quotidien, à
horaire régulier, est organisé par les règlements d’exploitation; les re-
tards sont contrôlés, voire sanctionnés s’ils sont commis par des
concessionnaires. En ce qui concerne l’eau potable, l’État se réserve le
droit de racheter unilatéralement « moyennant préavis d’un an, tout ou
partie des installations affectées au service de distribution d’eau », et
ce en raison du « caractère de service public » des intercommunales,
qui permet d’intervenir « pour réprimer les abus et assurer, en cas de
nécessité, la continuité du service »
10
. La meilleure synthèse de cette
(1) J. VANDE LANOTTE et
G. GOEDERTIER (m.m.v. T. DEPELS-
MAEKER)Handboek Belgisch Pu-
bliekrecht,7
eéd., Bruges, die Keure,
2013, pp. 772-774, no1240;
Ph. BOUVIER,R.BORN,B.CUVELIER et
F. PIRET,Éléments de droit administra-
tif, 2eéd., Bruxelles, Larcier, 2013,
p. 108; A. MAST,J.DUJARDIN,
M. VAN DAMME et J. VANDE LANOTTE,
Overzicht van het Belgisch adminis-
tratief recht,19
eéd., Malines,
Kluwer, 2012, p. 108; A.-L. DUR-
VIAUX et D. FISSE,Droit administratif,
t. 1, L’action publique, Bruxelles, Lar-
cier, 2011, p. 155; D. BATSELÉ,
T. MORTIER et M. SCARCEZ,Manuel de
droit administratif, Bruxelles, Bruy-
lant, 2010, p. 81; D. RENDERS et
L. VANSNICK, « La place des lois du
service public dans la hiérarchie des
normes » et B. LOMBAERT, « La loi de
continuité du service public, la grève
des agents publics et le service
minimum », in H. DUMONT e.a. (dir.),
Le service public,t.2,Les lois du ser-
vice public, Bruxelles, la Charte,
2008, pp. 1 et 53; P. GOFFAUX,Dic-
tionnaire élémentaire de droit admi-
nistratif, Bruxelles, Bruylant, 2006,
p. 72, vo« Continuité du service pu-
blic (principe de la) ».
(2) D. DEROY, « Le principe de
continuité du service public et la si-
tuation de l’usager », R.C.J.B., 2005,
p. 207; S. STIJNS et H. VUYE, « La fa-
culté de remplacement à la lumière
de l’exécution en nature et du prin-
cipe de la continuité du service
public », R.G.D.C., 1999, p. 631. Se-
lon la thèse de M. NIHOUL,Les privi-
lèges du préalable et de l’exécution
d’office, Bruxelles, la Charte, 2001,
p. 614, il faut même voir dans ce
principe un « mirage ».
(3) P.-O. DEBROUX, « Historique et
transformation de la notion de ser-
vice public à la lumière du droit
européen », in H. DUMONT e.a. (dir.),
Le service public,t.1,Le service
public : passé, présent, avenir,
Bruxelles, la Charte, 2008, pp. 3-4.
(4) Telles celles réalisées par Google
Livres ou par la base de données de la
Bibliothèque nationale de France,
Gallica.
(5) Bruxelles, Weissenbruch, t. 8,
1856, pp. 87-88, vo« Garde
civique ». Les auteurs développent
longuement : partout « où les pou-
voirs publics s’exercent par déléga-
tion, c’est un principe incontestable
et incontesté que les fonctions délé-
guées à terme sont des mandats qui
finissent de plein droit à l’expiration
du temps pour lequel ils se donnent.
(...) si l’on admet qu’à défaut de
convocation en temps utile les man-
dats expirés se continuent jusqu’au
remplacement des anciens titulaires,
il suffira au pouvoir exécutif d’une
simple abstention pour dénaturer la
Constitution et tous les pouvoirs élec-
tifs de l’État. C’est ce que le principe
ci-dessus mentionné doit prévenir.
On nous objectera que la loi fait ex-
ception à ce principe dans certains
cas. Nous le savons, mais ces excep-
tions mêmes confirment la règle. (...)
étendre ces exceptions à d’autre cas
non prévus et surtout à des cas poli-
tiques ou judiciaires, ce serait fort
dangereux ». La notion de
« permanence d’une autorité » est
encore évoquée dans le tome 6,
1843, p. 79, vo« Démission ».
(6) O. ORBAN,Le droit constitution-
nel de la Belgique, t. I, Liège-Paris,
Dessain - Giard & Brière, 1906,
p. 148.
(7) Op. cit., t. 1, 1834, p. 335, vo
« Adjudication », p. 351, vo
« Administrateur près d’un départe-
ment ministériel », p. 364, vo
« Administration »; t. 6, 1843, p. 40,
vo« Délai »; t. 8, 1856, p. 297, vo
« Hospices, hôpitaux, etc. ».
(8) Articles 71 et 76 du décret précité
des 24-30 juillet 1793, Pasinomie,
1re série, t. 5, p. 312.
(9) Préambule de l’arrêté royal du
10 décembre 1832 réglant le mode
de transport des dépêches, Pasino-
mie, 1832, p. 571. Voy. également le
long plaidoyer dans le rapport de la
section centrale, Doc. parl., Ch., sess.
1834-1835, no137, p. 1.
(10) Première occurrence belge de
l’expression que nous avons rencon-
trée. Voy. la loi du 18 août 1907 rela-
tive aux associations de communes et
de particuliers pour l’établissement
de services de distribution d’eau,
M.B., 5 septembre 1907; ainsi que
son exposé des motifs, Doc. parl.,
Chambre, sess. 1906-1907, no124,
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deuxième idée émane ici des Pandectes belges, sous le verbo « Service
public », rédigé en 1910 : « une des caractéristiques d’un service pu-
blic est sa permanence, sa continuité, il ne peut être entravé ni suspen-
du que pour des cas de force majeure ». La principale obligation des
personnes qui y sont préposées « sera, dans les cas de force majeure
prévus ou imprévus, de prendre les mesures les plus efficaces pour
amener le rétablissement du service normal ». Enfin, « la continuité
des services publics, si nécessaire, a pour conséquence l’obligation
pour tout fonctionnaire de rester en fonction tant qu’il n’a pas été ré-
gulièrement remplacé »
11
, prenant ainsi le contrepied direct de l’opi-
nion de De Brouckère et Tielemans. Dès le début du XXesiècle, donc,
un principe de continuité est déjà expressément rattaché au régime ju-
ridique belge des services publics
12
.
2
La consécration d’un principe général
du droit
Il faut cependant attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour
voir les juges s’emparer du principe. Mais depuis 1945, la Cour de cas-
sation et le Conseil d’État ont consacré à de multiples reprises le
« principe général de la continuité du service public »
13
. Les sources
d’inspiration ayant rendu possible cette consécration sont incontesta-
blement les deux idées identifiées ci-dessus : permanence de l’État et
régularité du service.
S’appuyant d’abord sur l’idée de permanence de l’État, c’est la Cour de
cassation, puis également le Conseil d’État après sa création en 1946,
qui vont valider des décisions prises en temps de guerre, et dont la ré-
gularité était contestée
14
. Mais lorsqu’il faudra étendre l’application
d’un principe de continuité au-delà de cette situation très spécifique,
le procureur Ganshof van der Meersch va recourir aux doctrines enga-
gées de son temps, en particulier celle du professeur liégeois, André
Buttgenbach, pour consacrer le principe, aujourd’hui décrit comme le
premier principe général du droit reconnu en droit belge
15
.
La thèse de doctorat de Buttgenbach, publiée pendant la Seconde
Guerre mondiale, s’appuie sur une analyse approfondie des modes de
gestion des services publics en Belgique et sur une lecture attentive de
la doctrine française. Selon lui, la « loi de régularité et de continuité
du service public » « n’est que le corollaire de sa définition même et
de l’obligation que les gouvernants estiment leur incomber de créer,
d’organiser et de faire fonctionner une entreprise en vue de la satisfac-
tion de l’intérêt public »
16
. Cette théorie du service public conduit
d’ailleurs Buttgenbach à marier pour la première fois la loi de continui-
té avec la question de la grève des agents de l’État, en 1951, dans un
article intitulé « La loi de la continuité et de la régularité des services
publics et la grève de leurs agents »
17
. Il y plaide fermement : « ma po-
sition est prise : il n’y a pas de solution possible au problème de la
grève des fonctionnaires que le maintien de l’interdiction totale de
toute grève dans les services publics. Mais je n’hésite pas à ajouter aus-
sitôt qu’il n’y a pas de problèmes plus urgent que la recherche d’un
palliatif et d’une compensation à cette interdiction ». Si l’interdiction
du droit de grève était reconnue et défendue par une majorité de la
doctrine depuis fort longtemps, elle ne s’était jamais appuyée, jus-
qu’alors, sur le principe de continuité du service public
18
. La thèse de
Paul Orianne, publiée en 1961, conforte mais nuance l’idée d’une
« loi de continuité du service public » : « ce n’est pas sur le caractère
de nécessité que présentent en fait les services publics que se fonde la
loi de continuité. Ici encore c’est la volonté du législateur qui est dé-
terminante. Par le fait qu’il les crée et les confie à la vigilance de l’exé-
cutif, il leur donne une vocation à la continuité, même si celle-ci n’est
pas, pour le public, indispensable. L’appréciation de l’opportunité
cède ici devant la volonté de la loi »
19
. Orianne et Buttgenbach
fondent en grande partie leur analyse sur les activités de l’État visées
par la notion de « régularité » au XIXesiècle, bien que, fort étonnam-
ment, aucun des deux ne mentionne la synthèse des Pandectes belges
citée ci-dessus. Ils appliquent essentiellement la doctrine française du
service public aux activités des multiples établissements publics ou
aux activités concédées par les pouvoirs publics. L’idée plus constitu-
tionnelle de « continuité de l’État » est totalement absente de leurs rai-
sonnements.
Armée de ces doctrines convaincantes et de sa jurisprudence sur le
temps de guerre, la Cour de cassation va désormais consacrer expres-
sément le principe général du droit de la continuité du service public,
lequel « tend seulement à assurer la permanence des institutions pu-
bliques et de leur fonctionnement »
20
. Les deux idées originelles de
continuité de l’État et de régularité du service sont fusionnées par la
Cour, qui n’y voit plus qu’un seul principe général du droit, dont
peuvent se déduire de multiples conséquences. C’est ainsi que, à la
suite de Buttgenbach et de la jurisprudence des deux juridictions su-
prêmes, la majorité des auteurs de droit administratif belge vont affir-
mer l’existence de la loi de continuité sans presque jamais la remettre
en question, se bornant souvent à énumérer ses cas d’application,
qu’ils soient législatifs ou jurisprudentiels
21
. La Cour constitutionnelle
s’y ralliera sans la moindre hésitation
22
, de même que le législateur à
pp.6et9.
(11) Pandectes belges, t. 98 (1910),
vo« Service public », nos 84, 85, 87
et 132. À propos de la démission
d’un fonctionnaire, ils précisent en-
core que « cette opinion n’est basée
sur aucun texte de loi. Elle prend sa
source dans la nécessité; mais la né-
cessité est une loi aussi en beaucoup
de matières et particulièrement en
administration » (no134).
(12) Soit avant la théorisation du ser-
vice public par Duguit et l’énoncia-
tion des lois du service public par
Rolland en France, et seulement
quelques années après le lien fait par
Hauriou entre service public et
« chose offrant le maximum de
stabilité », première formulation, à
notre connaissance, de la continuité
du service public au sens actuel du
terme (M. HAURIOU,Précis de droit
administratif et de droit public géné-
ral,4
eéd., Paris, Larose, 1900-1901,
pp. 217-218, note 1).
(13) Voy. la synthèse de
W.J. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
« Propos sur le texte de la loi et les
principes généraux du droit », J.T.,
1970, pp. 581-583. De même, pour
la jurisprudence originelle du
Conseil d’État en matière de continui-
té, voy. A. MAST,A.ALEN et
J. DUJARDIN,Précis de droit adminis-
tratif belge, Bruxelles, Story-Scientia,
1989, pp. 68-70.
(14) Voy. les contributions de
M. BOST et J. DEBROUWER dans le
présent numéro du J.T.
(15) On oublie souvent à quel point
la reconnaissance de l’existence de
principes généraux du droit par nos
juridictions suprêmes est récente en
Belgique (postérieure à la Seconde
Guerre mondiale). Voy. à cet égard
P. MARCHAL, « Principes généraux du
droit », R.P.D.B., complément XI,
Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 338-
339; S. SEYS,D.DEJONGHE et
F. TULKENS, « Les principes généraux
du droit », in I. HACHEZ,Les sources
du droit revisitées, vol. 2, Normes in-
ternes infraconstitutionnelles, Limal,
Anthemis, 2012, pp. 496 et s.
(16) A. BUTTGENBACH,Les modes de
gestion des services publics en Bel-
gique, Bruxelles, Larcier, 1942, p. 42,
citant le cours, en droit français, de
L. ROLLAND. La théorie est dévelop-
pée dans A. BUTTGENBACH,Théorie
générale des modes de gestion des
services public en Belgique,
Bruxelles, Larcier, 1952, et reprise
ensuite par P. WIGNY,Droit adminis-
tratif, Bruxelles, Bruylant, 1953,
pp. 27 et s., spécialement pp. 35-37.
(17) Revue de l’administration et du
droit administratif de la Belgique,
1951, pp. 5-12.
(18) Voy. notamment la synthèse qui
en est faite dans la Revue de l’admi-
nistration et du droit administratif de
la Belgique, 1920, pp. 341-356; ainsi
que, dans la même revue, 1923,
pp. 149-155 et 1928, pp. 245-257;
M. VAUTHIER,Précis du droit adminis-
tratif de la Belgique, Bruxelles, Lar-
cier, 1937, p. 47; A. HENRY,Adminis-
tration et fonctionnaires, Bruxelles,
Stoops, 1944, pp. 229-232.
(19) P. ORIANNE,La loi et le contrat
dans les concessions de service pu-
blic, Bruxelles, Larcier, 1961, p. 69-
70, selon une idée reconnue par le
législateur dès l’entre-deux-guerres :
« l’intérêt général exige que l’exploi-
tation des services publics qui font
l’objet des contrats de concession, se
poursuive sans interruption » (rapport
de la section centrale, Doc. parl.,
Chambre, sess. 1918-1919, no200,
p. 15).
(20) Cass. 12 février 2004, R.C.J.B.,
2005, p. 201, note précitée de D. DE
ROY, « Le principe de continuité du
service public... »; Bruxelles, 9 juin
2003, R.G. no1998/AR/3608 (inédit,
sommaire sur www.juridat.be); Cass.,
28 janvier 1999, Pas., I, p. 49; Cass.,
24 avril 1998, Pas.,I,n
o210, p. 488,
concl. DERIEMACKER et J.L.M.B.,
1999, p. 672, note D. DELVAX,«Le
privilège d’immunité d’exécution : le
colosse aux pieds d’argile ou le
dogme trahi par son fondement »;
Cass., 30 septembre 1993, J.L.M.B.,
1993, p. 954, note A. VAREMAN;
Cass., 19 octobre 1989, Pas., 1990, I,
p. 200; Cass., 26 juin 1980, J.T.,
1980, p. 707; Cass., 9 décembre
1977, Pas., 1978, I, p. 409; Cass.,
22 octobre 1970, Pas., 1971, I,
p. 144, concl. W.J. GANSHOF VAN DER
MEERSCH; Cass., 21 avril 1966, Pas.,
1966, I, p. 1060.
(21) Outre les références citées à la
note 1, voy. notamment :
D. D’HOOGHE et Ph. DEKEYSER,
« Het continuïteitsbeginsel en het
veranderlijkheidsbeginsel », in
I. OPDEBEEK et M. VAN DAMME (dir.),
Beginselen van behoorlijk bestuur,
Bruges, die Keure, 2006, pp. 363-
380; M. BOES,Administratief recht,
4eéd., Louvain, ACCO, 2000,
pp. 103-105; D. DÉOM,Le statut juri-
dique des entreprises publiques,
Bruxelles, Story-Scientia, 1990,
pp. 423-424; M.-A. FLAMME,Droit
administratif, t. II, Bruxelles, Bruy-
lant, 1989, pp. 1125 et s.; A. MAST,
A. ALEN et J. DUJARDIN,op. cit.,
pp. 68-70; J. DEMBOUR,Droit admi-
nistratif, Liège - La Haye, Faculté de
droit - M. Nijhof, 1972, pp. 96-99.
(22) Voy., sans exhaustivité : C.
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de très nombreuses reprises dans ses travaux préparatoires, voire ex-
ceptionnellement dans le texte législatif lui-même
23
.
3
La valeur normative du principe
de la continuité du service public
Depuis sa reconnaissance, le principe de la continuité du service pu-
blic n’en a pas moins été sérieusement bousculé, par la remise en
cause fondamentale de certains de ses cas d’application les plus tra-
ditionnels. Ainsi, le droit de grève des fonctionnaires a-t-il été pro-
gressivement reconnu, et est aujourd’hui généralement admis
24
, sous
la seule réserve de l’exercice abusif de ce droit
25
ou de sa limitation
légale. Bien que radicalement contraire aux opinions professées par
Buttgenbach, la place du principe de continuité demeure cependant
au cœur de cette question : c’est ce principe en effet qui doit pouvoir
justifier, notamment au regard des articles 10 et 11 de la Constitution,
les limitations légales au droit de grève des fonctionnaires
26
. Le prin-
cipe ne suffit cependant pas (ou plus) : c’est bien la loi seule qui per-
met d’encadrer le droit de grève ou de prévoir un « service
minimum »
27
.
Les remises en question sont très similaires en ce qui concerne l’im-
possibilité de mettre en faillite une entreprise publique
28
, ou à propos
de l’impossibilité d’exécution forcée sur les biens de l’État, déduite
(mais préexistante au principe) du principe de continuité. Dans ce der-
nier cas, c’est l’ancienne Commission européenne des droits de
l’homme qui a mis un frein à son application illimitée, en la considé-
rant comme contraire au droit de propriété garanti par l’article 1er du
Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits
de l’homme
29
. La jeune règle jurisprudentielle a dès lors dû être amé-
nagée par la loi, ce qu’a fait l’article 1412bis du Code judiciaire en in-
terdisant la saisie des biens utiles « pour l’exercice de leur mission ou
pour la continuité du service public »
30
.
Ces multiples nuances désormais attachées au principe de continuité
conduisent en réalité à s’interroger sur sa place dans la hiérarchie des
normes. Comme l’ont justement démontré David Renders et Louis
Vansnick, il semble de prime abord très difficile de trancher entre les
valeurs constitutionnelle, légale ou seulement réglementaire qui sont
alternativement admises par la jurisprudence et la doctrine
31
. Le retour
aux origines du principe, réalisé ci-dessus, nous paraît cependant per-
mettre de plaider en faveur d’une réponse claire, qui impose de distin-
guer le principe de la continuité du service public et le principe de la
permanence de l’État, même si le premier peut sans aucun doute trou-
ver un fondement dans le second. Le principe de la permanence de
l’État doit prétendre à une valeur constitutionnelle : il se dégage de
l’économie de la Constitution et s’applique à l’organisation des
pouvoirs
32
. Le principe de la continuité du service public ne revêt au
contraire qu’une valeur quasi supplétive, « une valeur inférieure à
celle de la loi, voire à celle d’une disposition réglementaire générale
(...). Les autorités, pour garantir la continuité du service public, appré-
cient de manière discrétionnaire les mesures nécessaires à cette fin
pourvu que ces mesures ne soient pas illégales ou manifestement
déraisonnable »
33
. À la suite de David De Roy, il nous paraît dès lors
indispensable de plaider en faveur de la reconnaissance de deux prin-
cipes distincts
34
, seule à même de résoudre des positions jurispruden-
tielles et doctrinales aussi divergentes.
Pierre-Olivier DE BROUX
Professeur à l’Université Saint-Louis-Bruxelles
Professeur invité à l’Université catholique de Louvain
const., arrêt no31/95 du 4 avril
1995, B.3.4; C. const., arrêt no45/95
du 6 juin 1995, B.4.4 et B.4.5; C.
const., arrêt no64/97 du 6 novembre
1997, B.5; C. const., arrêt no49/98
du 20 mai 1998, B.4 et B.5.2; C.
const., arrêt no130/99 du
7 décembre 1999, B.4; C. const., ar-
rêt no42/2004 du 17 mars 2004,
B.6.3.2; C. const., arrêt no186/2009
du 26 novembre 2009, B.9.2.3 et
B.9.3.
(23) Voy. par exemple, outre
l’article 1412bis du Code judiciaire
évoqué infra, l’article 82 de la loi du
21 mars 1991 portant réforme de cer-
taines entreprises publiques écono-
miques, tel que remplacé par la loi
du 19 décembre 1997, M.B.,
30 décembre 1997 (mais néanmoins
abrogé déjà en 2005).
(24) J. GIJSSELS, « Het stakingsrecht in
de overheidsdiensten en de
kontinuiteitsbeginsel », in M. VAN
HOECKE (dir.), Algemene rechtsbegin-
selen, Anvers, Kluwer, 1991, pp. 297
et s.; B. LOMBAERT, « La grève des
fonctionnaires ou la lente émergence
d’un droit fondamental », in Les
droits de l’homme au seuil du troi-
sième millénaire - Mélanges en hom-
mage à Pierre Lambert, Bruxelles,
Bruylant, 2000, pp. 518 et s. C’est er-
ronément que A.-L. DURVIAUX et
D. FISSE,op. cit., p. 155, mentionnent
encore l’interdiction du droit de
grève comme une application ac-
tuelle de la loi de continuité.
(25) C.E., arrêt no185.075 du 2 juin
2008; C.E., arrêt no221.273 du
6 novembre 2012.
(26) En ce sens, voy. O. DESCHUTTER
et S. VAN DROOGHENBROECK,Droit in-
ternational des droits de l’homme de-
vant le juge national, Bruxelles, Lar-
cier, 1999, p. 391; J. DESTAERCKE,
« Het werkstakingsverbod in de pu-
blieke sector en het continuïteitsbe-
ginsel anno 2003 : een requiem »,
C.D.P.K., 2003/4, pp. 607 et s.
(27) B. LOMBAERT, « La loi de
continuité... », op. cit., pp. 82 et s.,
analysant notamment de manière ap-
profondie l’avis de la section de légis-
lation du Conseil d’État L39.942/AG
du 18 avril 2006, Doc. parl., Ch.,
sess. 2005-2006, no51-604/3. Voy.
notamment, pour le service mini-
mum à assurer par les services de po-
lice, l’article 126, § 2, de la loi du
7 décembre 1998 organisant un ser-
vice de police intégré, structuré à
deux niveaux, M.B., 5 janvier 1999;
ou pour celui à assurer à la RTBF,
l’article 7, § 6 du décret du 14 juillet
1997 portant statut de la Radio-télé-
vision belge de la Communauté fran-
caise, M.B., 28 août 1997.
(28) R. ERGEC et H. DELWAIDE, « Les
entreprises publiques peuvent-elles
être déclarées en faillite? », J.T.,
1995, pp. 713-717, selon lesquels
seule l’intention (explicite ou impli-
cite) du législateur peut empêcher la
mise en faillite d’une entreprise pu-
blique, et non pas tant le principe de
continuité du service public. La né-
cessité de cette intervention légale
s’est par exemple traduite dans
l’article 8, alinéa 2, de la loi du
21 mars 1991 déjà citée, qui soustrait
les entreprises publiques autonomes
à la législation en matière de faillite.
(29) Comm. eur. D.H., décision du
13 juillet 1983, Decisions and Re-
ports,n
o32, p. 242. Voy. les nom-
breuses références (et notamment les
conséquences en France, où la conti-
nuité du service public ne fonde plus
l’interdiction d’exécution forcée) ci-
tées par A. MAST,A.ALEN et
J. DUJARDIN,Précis de droit adminis-
tratif belge, Bruxelles, Story-Scientia,
1989, p. 68; ainsi que J. LINSMEAU,
« L’immunité d’exécution des pou-
voirs publics », in La responsabilité
des pouvoirs publics, Bruxelles,
Bruylant, 1991, pp. 479 et s.
(30) I. DUPONT, « L’article 1412bis
du Code judiciaire - A-t-il saisi les au-
torités publiques? », A.P.T., 2004/1,
pp. 58-71. Voy. également D. DE
ROY,op. cit., pp. 219 et s.; S. STIJNS et
H. VUYE,op. cit.; A.-M. STRANART et
P. GOFFAUX, « L’immunité d’exécu-
tion des personnes publiques et
l’article 1412bis du Code
judiciaire », J.T., 1995, pp. 437-447.
(31) D. RENDERS et L. VANSNICK,«La
place des lois du service public dans
la hiérarchie des normes », op. cit.,
pp. 21-36.
(32) J. VELAERS, « Les principes géné-
raux du droit à “valeur
constitutionnelle” : des incontour-
nables de notre ordre
constitutionnel », in I. HACHEZ e.a.
(dir.), Les sources du droit revisitées,
vol. 1, Normes internationales et
constitutionnelles, Limal, Anthemis,
2012, pp. 559-560.
(33) J. SALMON,J.JAUMOTTE et
E. THIBAUT,Le Conseil d’État de Bel-
gique, vol. 1, Bruxelles, Bruylant,
2012, p. 809; M. NIHOUL,op. cit.,
pp. 98-99.
(34) D. DEROY,op. cit., pp. 229 et s.,
plaide en faveur d’une distinction
entre les situations dans lesquelles la
continuité vise à assurer la stabilité
de l’exercice des pouvoirs, de celles
dans lesquelles la continuité ne vise
qu’à assurer l’offre d’un service pu-
blic; spécialement pp. 238 et s., où il
analyse en profondeur les consé-
quences de cette reconnaissance et le
régime de ces deux principes. Il faut
regretter que cette brillante analyse
n’ait pas reçu plus d’échos dans la
doctrine et la jurisprudence récente.
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La continuité du service public : l'étonnante destinée d'un principe élémentaire
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