641tribunaux
des
Journal 2014
deuxième idée émane ici des Pandectes belges, sous le verbo « Service
public », rédigé en 1910 : « une des caractéristiques d’un service pu-
blic est sa permanence, sa continuité, il ne peut être entravé ni suspen-
du que pour des cas de force majeure ». La principale obligation des
personnes qui y sont préposées « sera, dans les cas de force majeure
prévus ou imprévus, de prendre les mesures les plus efficaces pour
amener le rétablissement du service normal ». Enfin, « la continuité
des services publics, si nécessaire, a pour conséquence l’obligation
pour tout fonctionnaire de rester en fonction tant qu’il n’a pas été ré-
gulièrement remplacé »
11
, prenant ainsi le contrepied direct de l’opi-
nion de De Brouckère et Tielemans. Dès le début du XXesiècle, donc,
un principe de continuité est déjà expressément rattaché au régime ju-
ridique belge des services publics
12
.
La consécration d’un principe général
du droit
Il faut cependant attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour
voir les juges s’emparer du principe. Mais depuis 1945, la Cour de cas-
sation et le Conseil d’État ont consacré à de multiples reprises le
« principe général de la continuité du service public »
13
. Les sources
d’inspiration ayant rendu possible cette consécration sont incontesta-
blement les deux idées identifiées ci-dessus : permanence de l’État et
régularité du service.
S’appuyant d’abord sur l’idée de permanence de l’État, c’est la Cour de
cassation, puis également le Conseil d’État après sa création en 1946,
qui vont valider des décisions prises en temps de guerre, et dont la ré-
gularité était contestée
14
. Mais lorsqu’il faudra étendre l’application
d’un principe de continuité au-delà de cette situation très spécifique,
le procureur Ganshof van der Meersch va recourir aux doctrines enga-
gées de son temps, en particulier celle du professeur liégeois, André
Buttgenbach, pour consacrer le principe, aujourd’hui décrit comme le
premier principe général du droit reconnu en droit belge
15
.
La thèse de doctorat de Buttgenbach, publiée pendant la Seconde
Guerre mondiale, s’appuie sur une analyse approfondie des modes de
gestion des services publics en Belgique et sur une lecture attentive de
la doctrine française. Selon lui, la « loi de régularité et de continuité
du service public » « n’est que le corollaire de sa définition même et
de l’obligation que les gouvernants estiment leur incomber de créer,
d’organiser et de faire fonctionner une entreprise en vue de la satisfac-
tion de l’intérêt public »
16
. Cette théorie du service public conduit
d’ailleurs Buttgenbach à marier pour la première fois la loi de continui-
té avec la question de la grève des agents de l’État, en 1951, dans un
article intitulé « La loi de la continuité et de la régularité des services
publics et la grève de leurs agents »
17
. Il y plaide fermement : « ma po-
sition est prise : il n’y a pas de solution possible au problème de la
grève des fonctionnaires que le maintien de l’interdiction totale de
toute grève dans les services publics. Mais je n’hésite pas à ajouter aus-
sitôt qu’il n’y a pas de problèmes plus urgent que la recherche d’un
palliatif et d’une compensation à cette interdiction ». Si l’interdiction
du droit de grève était reconnue et défendue par une majorité de la
doctrine depuis fort longtemps, elle ne s’était jamais appuyée, jus-
qu’alors, sur le principe de continuité du service public
18
. La thèse de
Paul Orianne, publiée en 1961, conforte mais nuance l’idée d’une
« loi de continuité du service public » : « ce n’est pas sur le caractère
de nécessité que présentent en fait les services publics que se fonde la
loi de continuité. Ici encore c’est la volonté du législateur qui est dé-
terminante. Par le fait qu’il les crée et les confie à la vigilance de l’exé-
cutif, il leur donne une vocation à la continuité, même si celle-ci n’est
pas, pour le public, indispensable. L’appréciation de l’opportunité
cède ici devant la volonté de la loi »
19
. Orianne et Buttgenbach
fondent en grande partie leur analyse sur les activités de l’État visées
par la notion de « régularité » au XIXesiècle, bien que, fort étonnam-
ment, aucun des deux ne mentionne la synthèse des Pandectes belges
citée ci-dessus. Ils appliquent essentiellement la doctrine française du
service public aux activités des multiples établissements publics ou
aux activités concédées par les pouvoirs publics. L’idée plus constitu-
tionnelle de « continuité de l’État » est totalement absente de leurs rai-
sonnements.
Armée de ces doctrines convaincantes et de sa jurisprudence sur le
temps de guerre, la Cour de cassation va désormais consacrer expres-
sément le principe général du droit de la continuité du service public,
lequel « tend seulement à assurer la permanence des institutions pu-
bliques et de leur fonctionnement »
20
. Les deux idées originelles de
continuité de l’État et de régularité du service sont fusionnées par la
Cour, qui n’y voit plus qu’un seul principe général du droit, dont
peuvent se déduire de multiples conséquences. C’est ainsi que, à la
suite de Buttgenbach et de la jurisprudence des deux juridictions su-
prêmes, la majorité des auteurs de droit administratif belge vont affir-
mer l’existence de la loi de continuité sans presque jamais la remettre
en question, se bornant souvent à énumérer ses cas d’application,
qu’ils soient législatifs ou jurisprudentiels
21
. La Cour constitutionnelle
s’y ralliera sans la moindre hésitation
22
, de même que le législateur à
pp.6et9.
(11) Pandectes belges, t. 98 (1910),
vo« Service public », nos 84, 85, 87
et 132. À propos de la démission
d’un fonctionnaire, ils précisent en-
core que « cette opinion n’est basée
sur aucun texte de loi. Elle prend sa
source dans la nécessité; mais la né-
cessité est une loi aussi en beaucoup
de matières et particulièrement en
administration » (no134).
(12) Soit avant la théorisation du ser-
vice public par Duguit et l’énoncia-
tion des lois du service public par
Rolland en France, et seulement
quelques années après le lien fait par
Hauriou entre service public et
« chose offrant le maximum de
stabilité », première formulation, à
notre connaissance, de la continuité
du service public au sens actuel du
terme (M. HAURIOU,Précis de droit
administratif et de droit public géné-
ral,4
eéd., Paris, Larose, 1900-1901,
pp. 217-218, note 1).
(13) Voy. la synthèse de
W.J. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
« Propos sur le texte de la loi et les
principes généraux du droit », J.T.,
1970, pp. 581-583. De même, pour
la jurisprudence originelle du
Conseil d’État en matière de continui-
té, voy. A. MAST,A.ALEN et
J. DUJARDIN,Précis de droit adminis-
tratif belge, Bruxelles, Story-Scientia,
1989, pp. 68-70.
(14) Voy. les contributions de
M. BOST et J. DEBROUWER dans le
présent numéro du J.T.
(15) On oublie souvent à quel point
la reconnaissance de l’existence de
principes généraux du droit par nos
juridictions suprêmes est récente en
Belgique (postérieure à la Seconde
Guerre mondiale). Voy. à cet égard
P. MARCHAL, « Principes généraux du
droit », R.P.D.B., complément XI,
Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 338-
339; S. SEYS,D.DEJONGHE et
F. TULKENS, « Les principes généraux
du droit », in I. HACHEZ,Les sources
du droit revisitées, vol. 2, Normes in-
ternes infraconstitutionnelles, Limal,
Anthemis, 2012, pp. 496 et s.
(16) A. BUTTGENBACH,Les modes de
gestion des services publics en Bel-
gique, Bruxelles, Larcier, 1942, p. 42,
citant le cours, en droit français, de
L. ROLLAND. La théorie est dévelop-
pée dans A. BUTTGENBACH,Théorie
générale des modes de gestion des
services public en Belgique,
Bruxelles, Larcier, 1952, et reprise
ensuite par P. WIGNY,Droit adminis-
tratif, Bruxelles, Bruylant, 1953,
pp. 27 et s., spécialement pp. 35-37.
(17) Revue de l’administration et du
droit administratif de la Belgique,
1951, pp. 5-12.
(18) Voy. notamment la synthèse qui
en est faite dans la Revue de l’admi-
nistration et du droit administratif de
la Belgique, 1920, pp. 341-356; ainsi
que, dans la même revue, 1923,
pp. 149-155 et 1928, pp. 245-257;
M. VAUTHIER,Précis du droit adminis-
tratif de la Belgique, Bruxelles, Lar-
cier, 1937, p. 47; A. HENRY,Adminis-
tration et fonctionnaires, Bruxelles,
Stoops, 1944, pp. 229-232.
(19) P. ORIANNE,La loi et le contrat
dans les concessions de service pu-
blic, Bruxelles, Larcier, 1961, p. 69-
70, selon une idée reconnue par le
législateur dès l’entre-deux-guerres :
« l’intérêt général exige que l’exploi-
tation des services publics qui font
l’objet des contrats de concession, se
poursuive sans interruption » (rapport
de la section centrale, Doc. parl.,
Chambre, sess. 1918-1919, no200,
p. 15).
(20) Cass. 12 février 2004, R.C.J.B.,
2005, p. 201, note précitée de D. DE
ROY, « Le principe de continuité du
service public... »; Bruxelles, 9 juin
2003, R.G. no1998/AR/3608 (inédit,
sommaire sur www.juridat.be); Cass.,
28 janvier 1999, Pas., I, p. 49; Cass.,
24 avril 1998, Pas.,I,n
o210, p. 488,
concl. DERIEMACKER et J.L.M.B.,
1999, p. 672, note D. DELVAX,«Le
privilège d’immunité d’exécution : le
colosse aux pieds d’argile ou le
dogme trahi par son fondement »;
Cass., 30 septembre 1993, J.L.M.B.,
1993, p. 954, note A. VAREMAN;
Cass., 19 octobre 1989, Pas., 1990, I,
p. 200; Cass., 26 juin 1980, J.T.,
1980, p. 707; Cass., 9 décembre
1977, Pas., 1978, I, p. 409; Cass.,
22 octobre 1970, Pas., 1971, I,
p. 144, concl. W.J. GANSHOF VAN DER
MEERSCH; Cass., 21 avril 1966, Pas.,
1966, I, p. 1060.
(21) Outre les références citées à la
note 1, voy. notamment :
D. D’HOOGHE et Ph. DEKEYSER,
« Het continuïteitsbeginsel en het
veranderlijkheidsbeginsel », in
I. OPDEBEEK et M. VAN DAMME (dir.),
Beginselen van behoorlijk bestuur,
Bruges, die Keure, 2006, pp. 363-
380; M. BOES,Administratief recht,
4eéd., Louvain, ACCO, 2000,
pp. 103-105; D. DÉOM,Le statut juri-
dique des entreprises publiques,
Bruxelles, Story-Scientia, 1990,
pp. 423-424; M.-A. FLAMME,Droit
administratif, t. II, Bruxelles, Bruy-
lant, 1989, pp. 1125 et s.; A. MAST,
A. ALEN et J. DUJARDIN,op. cit.,
pp. 68-70; J. DEMBOUR,Droit admi-
nistratif, Liège - La Haye, Faculté de
droit - M. Nijhof, 1972, pp. 96-99.
(22) Voy., sans exhaustivité : C.
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Facultés Universitaires Saint-Louis (193.190.250.2)
La continuité du service public : l'étonnante destinée d'un principe élémentaire
Éditions Larcier - © Groupe Larcier