La Philosophie et la protection des droits humains

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Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des
auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les
appellations employées dans cette publication et la présentation des
données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune
prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes
ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2 0 0 6 par :
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7, place de Fontenoy, 7 5 3 5 0 Paris 0 7 S P
Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité
humaine, démocratie, philosophie
Assistée de M i k a Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska,
Valérie Skaf.
© UNESCO
Imprimé en France
Sommaire
Philosophie pour la protection des droits
de l'homme
5
Ioanna Kuçuradi
L'éducation philosophique et éthique aux droits
de l ' h o m m e
25
Murât Ba¡er
Droits de l ' h o m m e : obstacles et réalisation
progressive
33
Selçuk Turan
Humanité effective et éducation à la tolérance.
Droits de l ' h o m m e positifs, créativité et eigen-activité
Hans Lenk
45
Philosophie pour la protection
des droits de l'homme
Ioanna Kuçuradi*
A u cours d u n e émission télévisée sur les droits de
l ' h o m m e à laquelle je participais, le journaliste qui m ' i n terrogeait m e dit tout à coup que, s'il avait bien compris,
j'établissais u n lien entre philosophie et torture et il m e
d e m a n d a quel était ce lien. J'étais stupéfaite. E n quelques
secondes j'essayai de deviner c o m m e n t il avait p u en
arriver à une telle conclusion. Je lui répondis qu'il n'y a
aucun lien entre la philosophie et la torture mais que,
pourtant, si o n considère la torture d ' u n point de vue
philosophique et éthique, o n s'aperçoit qu'elle ne porte
pas atteinte à la dignité humaine de la victime, ni ne la
* Directeur du Centre de recherche et d'application de la
philosophie des droits de l'homme et titulaire de la Chaire U N E S C O
de philosophie et des droits de l'homme, Université Hacettepe,
Ankara; présidente du Comité national turc pour la Décennie des
Nations Unies pour l'éducation aux droits de l'homme.
5
« dégrade », c o m m e il est généralement admis — par
exemple, dans la formulation d u titre « Convention
contre la torture et autres peines o u traitements cruels,
inhumains o u dégradant », elle porte atteinte à la dignité humaine de celui qui torture. C'est par ce que nous
faisons et non par ce que nous subissons que nous protégeons la dignité humaine ou que nous lui portons atteinte
et c'est de notre propre dignité qu'il s'agit, car nous s o m mes responsables de ce que nous faisons et n o n de ce que
les autres nous font. C e que nous faisons, o u nous
abstenons de faire, dépend de chacun d'entre nous,
autrement dit, agir conformément à la dignité h u m a i ne dans nos relations avec les autres êtres humains est u n
problème qui concerne notre relation éthique avec
n o u s - m ê m e s , bien que nos actions soient dirigées vers
les autres.
Ceci est u n exemple de l'approche éthique des droits
de l ' h o m m e , centrée sur l'aspect actif de leur protection
— qui s'adresse à ceux qui sont censés les protéger — et
qui, à m o n avis, doit constituer la base de toute formation aux droits de l ' h o m m e , si l'on admet que l'éducation aux droits de l ' h o m m e a pour finalité d'empêcher
leur violation active o u passive et pour but immédiat de
cultiver le respect des droits de l ' h o m m e dans l'esprit de
l'élève, afin que ce respect se retrouve par la suite dans ses
attitudes et son comportement.
6
Cette approche éthique doit s'appuyer sur la connaissance épistémologique des différents types de normes et
sur la connaissance philosophique o u conceptuelle de la
valeur et des valeurs, des droits de l ' h o m m e , de la liberté
et des libertés ainsi que de n o m b r e u x autres concepts
pertinents : la connaissance de ce qu'ils sont en tant
qu'idée que les êtres humains ont apportée à l'histoire,
ainsi que la connaissance de chaque valeur et de chaque
droit humain en question.
Puisque tout ce que nous décidons et réalisons, et
n o n seulement les guerres, prend naissance dans l'esprit
des h o m m e s , c'est sur la base d'une connaissance claire
que peut se faire une éducation qui porte ses fruits, c'està-dire une éducation qui permette de combattre le
racisme, la discrimination, la pauvreté, l'injustice et les
autres calamités de notre époque. Les droits de l ' h o m m e
ainsi que les autres idées évoquées plus haut, sont les produits de l'esprit humain, tout c o m m e le sont les obstacles
à leur protection.
U n e conceptualisation d'idées, épistémiquement justifiable, telle que l'idée de droits de l ' h o m m e , relève de la
philosophie. Il est essentiel d'en avoir une connaissance
philosophique, n o n seulement pour une éducation
réussie aux droits de l ' h o m m e , mais aussi pour d'autres
buts pratiques, c o m m e l'élaboration et la mise en œuvre
d'instruments internationaux, le jugement de violations
7
présumées des droits de l ' h o m m e et pour aiguiser le
regard, afin de pouvoir repérer, dans chaque cas que nous
rencontrons, le m o m e n t o ù la dignité humaine est en
jeu.
Les problèmes mondiaux auxquels nous faisons face
aujourd'hui nous pressent de réviser les conceptions
généralement admises des droits de l ' h o m m e et des
libertés, qui n'ont pas été suffisamment examinées et qui
s'inspirent, pour la plupart, d u sens c o m m u n .
Ici, je m'attarderai seulement sur les spécificités de l'éducation philosophique / éthique aux droits de l ' h o m m e
et je laisserai aux deux autres orateurs de cette table
ronde le soin d'en donner des exemples. E n fait, ils sont
e u x - m ê m e s des exemples vivants de l'impact de cette
éducation. Je dirai ensuite quelques mots sur ce que l'on
peut voir lorsque l'on envisage les questions que posent
les droits de l ' h o m m e
à partir de la connaissance
philosophique. V o u s jugerez par v o u s - m ê m e
si la
philosophie est indispensable à une pratique visant à
protéger les droits de l ' h o m m e et, pour employer l'expression socratique, à une vie examinée en général.
* * #
À
l'heure actuelle, l'enseignement des droits de
l ' h o m m e se présente sous la forme soit d'une « éducation
interculturelle », soit d'une « éducation civique », et
8
c o m m e l'enseignement des instruments internationaux
des droits de l ' h o m m e .
U n e brochure publiée par le British Council en l'an
2 0 0 0 tente de faire la distinction entre les concepts d'éducation civique et d'éducation aux droits de l ' h o m m e distinction absolument nécessaire - mais elle le fait de la
façon suivante :
« Bien que l'éducation civique et l'éducation aux droits
de l'homme soient corrélées, il y a des différences nettes
entre ces concepts. L'une d'elles consiste en ce que l'éducation civique est plutôt enseignée dans un cadre contextuel..., alors que l'éducation aux droits de l ' h o m m e se
fonde sur des conventions qui ont été traduites dans de
nombreuses langues »'.
O n voit ici l'intention de souligner que, si l'éducation
civique se fait dans u n cadre local, l'éducation aux droits
de l ' h o m m e doit se faire dans u n cadre « universel » —
remarque très importante en effet. Mais, par ailleurs, o n
voir aussi que l'éducation en ce qui concerne les droits de
l ' h o m m e se réduit à l'enseignement des instruments
internationaux relatifs à ces droits.
1. Citizenship Education and Human Rights Education, Key
Concepts and Debates, The British Council 2000.
9
Pour traiter les problèmes mondiaux de notre époque
sans en créer de nouveaux, il ne suffit pas d'enseigner les
instruments internationaux et le droit positif. Il faut une
éducation aux droits de l ' h o m m e fondée sur l'esprit qui
a donné naissance à la Déclaration universelle des droits de
l'homme.
Il faut ce que j'appelle u n enseignement
éthique des droits de l ' h o m m e .
La conception sous-jacente à l'« enseignement éthique
des droits de l ' h o m m e » est que ces droits sont : a) en ce
qui concerne l'individu, des normes éthiques universelles ;
autrement dit, ce sont des exigences de traitement de
chaque être h u m a i n quelles que soient ses spécificités
contingentes o u naturelles, ainsi que des normes censées
déterminer les actes des individus dans leurs rapports les
uns avec les autres (que « nul ne sera soumis à la torture
ou à u n traitement cruel ou inhumain » implique par là
m ê m e que nul ne torturera o u ne traitera quelqu'un
d'autre d'une façon cruelle ou inhumaine) ; et b) en ce
qui concerne l'Etat, des prémisses pour la déduction et pour
la mise en œuvre de la loi à tous les niveaux ; en d'autres
termes, ils expriment la volonté d'introduire des préoccupations éthiques dans le droit positif et l'administration des affaires publiques.
À la lumière de cette conception sur les droits de
l'homme,
il apparaît q u e le but de l'éducation
philosophique et éthique de ces droits doit être d'éveiller
10
les élèves à une volonté sincère de protéger ces droits et de
leur fournir la connaissance nécessaire pour assurer cette
protection, afin d'éviter que, par ignorance, ils ne c o m mettent des violations o u ne les provoquent.
Pour parvenir à ce résultat - et cela en u n temps
beaucoup plus court qu'on ne pourrait le penser — le
contact direct entre l'élève et le formateur est u n facteur
décisif. O n a besoin de formateurs qui considèrent les
élèves comme
des êtres humains,
indépendamment de
toutes leurs autres identités, y compris leurs identités
professionnelles, qui sont parfois notoires dans l'opinion
publique et m ê m e , au début, dans l'opinion de leurs
camarades de classe. C'est pourquoi, les « programmes
d'éducation aux droits de l ' h o m m e doivent avoir une
durée suffisante et donner lieu à des rapports directs
entre le formateur et l'élève »2. C'est quelque chose qui
échappe souvent à l'attention des responsables des prog r a m m e s d'éducation des droits de l ' h o m m e o u de « sensibilisation »> des organisations internationales, qui tentent des actions de « sensibilisation » en organisant des
tables rondes qui durent une journée et demie.
2. Voir : « Annotated Agenda » of O S C E Supplementary H u m a n
Dimension Meeting on « H u m a n Rights Education and Training »,
Vienne, 25-26 Mars 2004.
11
Il est également essentiel de fournir aux élèves une connaissance conceptuelle des droits de l'homme,
pour que
naisse en eux une volonté sincère de les protéger : la connaissance de ce qu'ils sont, c'est-à-dire de ce qu'ils exigent, parce que cette connaissance rend aussi évidentes
les raisons pour lesquelles ils doivent être protégés par
chacun, pour chacun. E n u n m o t , les droits de l ' h o m m e
sont des normes qui exigent que les êtres humains — tous
les êtres humains — soient traités d'une façon qui ne les
empêche pas de réaliser et de développer leurs potentialités humaines ; ou encore, ce sont des normes qui exigent la création permanente des conditions qui sont
jugées nécessaires à la réalisation de ces potentialités. Le
droit à la vie, le droit à l'alimentation, le droit à la santé,
le droit à l'éducation, le droit à la liberté de pensée et
d'opinion exigent la création de telles conditions.
Il y a encore autre chose d'essentiel dans cette formation, et m ê m e d'indispensable à la protection des droits
humains dans la pratique. Il s'agit de la formation à
l'évaluation, qui est la partie la plus difficile de l'éducation aux droits de l ' h o m m e — une
formation qui aide
chacun d'entre nous à trouver, autant qu'il le peut, dans
la plupart des situations où il doit agir, ce qu'implique le
droit h u m a i n concerné dans cette situation particulière,
c'est-à-dire à trouver ce qu'il doit faire pour protéger la
dignité humaine, sa dignité. L'élève sera alors à m ê m e
12
d'évaluer correctement les situations dans lesquelles il
doit agir et de savoir ce qu'impliquent les droits de
l ' h o m m e dans chaque cas particulier — savoir ce qui doit
être fait pour protéger ces droits — autrement dit, il doit
être formé à déterminer quelle n o r m e est pertinente dans
une situation donnée. C'est aussi une formation qui aide
l'élève à se débarrasser des préjugés, une formation qui
permet aussi de développer « la pensée critique et la
capacité à résoudre les problèmes », sans pour autant perdre de vue la dimension éthique inhérente à toute situation humaine. C e u x qui continueront de s'exercer dans
ce domaine acquerront u n jour la vertu qu'Aristote
appelle phronesis (prudence) — vertu particulièrement
importante pour les responsables et pour la protection
des droits de l ' h o m m e dans la vie publique.
Il faut former les jeunes à protéger des droits de
l ' h o m m e dans le cadre de leur profession et n o n pas
seulement à défendre leurs propres droits, que les gens
confondent souvent avec leurs intérêts.
Cette éducation a pour but avant tout d'animer les
élèves d'une volonté sincère de protéger les droits de
l ' h o m m e , en les aidant à prendre conscience de leur
identité humaine, notre seule identité c o m m u n e — une
volonté qui doit être nourrie par la connaissance
philosophique de ces droits. Q u a n d o n se voit simplement c o m m e u n être humain, indépendamment de ses
13
autres qualifications, il devient possible de regarder
l'autre c o m m e u n être humain, indépendamment de
toute autre spécificité, naturelle o u contingente. L'idée
de droits humains provient de la reconnaissance de l'identité des h o m m e s en tant qu'êtres humains et n o n de
leurs différences, qui sont évidentes, alors que pour c o m prendre l'identité de tous les êtres humains, qui n'est —
pas évidente, une formation est nécessaire.
Ceci est la conception de l'éducation aux droits de
l'homme
qui
sous-tend
les
programmes
d'études
supérieures sur les droits de l ' h o m m e de la Chaire
U N E S C O de l'Université Hacettepe - c'est-à-dire une
conception des droits de l ' h o m m e c o m m e principes
éthiques appliqués au traitement de l'individu dans la vie
publique et c o m m e prémisses éthiques pour la déduction
des lois à tous les niveaux.
* * *
Je voudrais donner maintenant quelques exemples,
afin de montrer pourquoi la connaissance philosophique
des droits de l ' h o m m e est nécessaire, non seulement à leur
enseignement, mais aussi à leur protection en général.
U n des problèmes auxquelles nous devons faire face à
l'heure actuelle tient dans la remise en cause bien connue
de l'« universalité » des droits de l ' h o m m e . Pour résumer,
on prétend, dans certains cercles n o n occidentaux, que
14
ce sont des produits et des « valeurs » de la culture occidentale ou européenne, souvent incompatibles avec leurs
« propres valeurs ». Leur universalité est aussi remise en
question, quoique d'une façon différente, par certains
penseurs postmodernes, qui affirment que toutes les
normes, visions d u m o n d e etc., ont une « valeur » égale.
La connaissance philosophique des différents types de
normes aide à comprendre pourquoi on ne peut pas m e t tre les normes relatives aux droits de l ' h o m m e sur u n
m ê m e plan que les normes culturelles dans la législation
ou la conduite des affaires publiques.
À cet égard, il convient en premier lieu de distinguer
entre les propositions de la connaissance et celles qui
expriment des normes. Les propositions de la connaissance ont u n « objet » indépendant de celui qui les
énonce — c'est pourquoi elles peuvent être vérifiées et
réfutées — alors que les propositions qui expriment des
normes sont déduites de prémisses d'une qualité épistémologique différente et par différents types de raisonnement. La deuxième distinction qu'il convient de faire,
est une distinction entre les types de normes. Les normes
culturelles — qui diffèrent d'une culture à l'autre et
changent avec le temps au sein d'une m ê m e culture —
sont déduites des conditions existantes au sein d ' u n
groupe, par une sorte d'induction. Leur but est de créer
u n ordre — quel qu'il soit — dans le groupe. Alors que les
15
normes résultant des droits de l ' h o m m e clairement
conçus sont déduites, dans des conditions données, de la
connaissance des spécificités de l'être humain, par une
sorte de reductio ad absurdum. Leur but est de créer les
conditions, o u u n traitement de l'individu, qui rende
possible
la
réalisation
de certaines
potentialités
humaines, de créer u n ordre particulier dans lequel les
individus ont la possibilité de réaliser leurs capacités en
tant qu'êtres humains.
Cette connaissance des différents types de normes —
je n'en citerai ici que deux, en rapport avec notre sujet rend également possible l'évaluation
des différentes
normes qui s'appliquent à la m ê m e question, distinction
si nécessaire dans la vie publique.
La question de l'évaluation de normes différentes
touchant à une m ê m e question est directement liée de la
question de la tolérance. Je voudrais dire quelques mots
à ce sujet.
O n peut comprendre la tolérance selon au moins
deux perspectives différentes : soit c o m m e une attitude
personnelle, qui pourrait être le résultat de l'éducation
aux droits de l ' h o m m e , soit c o m m e u n principe dans la
conduite des affaires publiques.
À l'heure actuelle, la conception la plus répandue de
la tolérance c o m m e
attitude personnelle, s'exprime
16
c o m m e l'exigence de « respecter les points de vue, les
croyances, les comportements et les pratiques qui diffèrent des nôtres ». C'est une conception très problématique de la tolérance, en ce qu'elle exige quelque chose
d'impossible en soi : « respecter » ce que — à tort ou à raison — on pense être faux ou « mauvais ».
C e qui, à m o n avis, caractérise la tolérance c'est, dans
des situations concrètes, de ne pas porter atteinte, quoique
l'on
soit en situation de le faire, aux droits d'une autre
personne qui professe une vue ou une opinion radicalem e n t différente de la sienne sur le m ê m e sujet, et/ou qui
a une attitude ou agit dans une situation donnée, ou bien
se comporte en général, d'une manière radicalement différente de celle que l'on approuve. L a tolérance ainsi
comprise c o m m e une attitude personnelle ne peut être
enseignée directement, mais seulement par le biais d'une
éducation dont la tolérance est l'un des résultats, c'est-àdire par l'enseignement éthique des droits de l ' h o m m e .
E n tant que principe pour la conduite des affaires
publiques, la tolérance — qui est aussi étroitement liée à
la question de ce qu'il est convenu d'appeler les droits
culturels — peut se comprendre c o m m e exigence que la
transmission de conceptions et de normes collectives,
ainsi que l'exercice collectif de pratiques, qui diffèrent de
celles qui ont cours dans une société donnée, doivent être
autorisés, s'ils n'entrent pas directement ou indirectement en
17
conflit avec les connaissances sur la même
question ou les
droits de l'homme. D e m ê m e , les conséquences qui résultent de la connaissance et des droits de l ' h o m m e - si
éloignées qu'elles puissent être des conceptions courantes
sur la m ê m e question - doivent, à tout le moins, ne pas
être interdites dans la vie publique. E n revanche, les
points de vue, les normes et les pratiques qui sont en
conflit avec les droits de l ' h o m m e ne doivent pas être
tolérés, m ê m e lorsqu'ils sont répandus.
U n e des conséquences de cette conceptualisation de
la tolérance est que les gouvernements ne doivent pas
hésiter, par crainte d'être accusés de violer certaines
« libertés », à interdire la diffusion de conceptions qui
sont en contradiction avec la connaissance sur une m ê m e
question, ainsi que les normes contraires aux droits de
l ' h o m m e , ni à interdire l'exercice de pratiques qui violent,
ou sont causes de violations, des droits de l ' h o m m e , d u
m o m e n t que ces conceptions, normes et pratiques sont
soumises à une évaluation philosophique. Cela signifie
qu'elles ne sont pas évaluées d u point de vue ¿¿autres cultures o u d'autres normes sur la m ê m e question, mais de
point de vue épistémologique et axiologique, qui prend
aussi en compte leurs conséquences prévisibles pour la
protection des droits de l ' h o m m e dans les conditions qui
existent dans le pays o ù elles s'appliquent. N o u s pouvons
peut-être apprendre quelque chose à cet égard d u suicide
18
collectif qui s'est produit il y a quelques années aux
Etats-Unis : les m e m b r e s d'une secte se sont suicidés - de
leur plein gré - afin d'être emportés par une comète qui
s'approchait de la Terre et aller au paradis. Je suis bien
consciente de la difficulté de telles interdictions dans une
« société démocratique », mais je pense aussi que la
sagacité, basée sur la connaissance des valeurs est une
vertu que l'on attend des responsables.
Si l'on est conscient des différences épistémologiques
et par conséquent axiologiques entre les normes relatives
aux droits de l ' h o m m e et les normes culturelles, o n voit
également pourquoi elles ne doivent pas être mises sur
u n m ê m e plan dans la législation o u la conduite des
affaires publiques. O n voit aussi pourquoi la priorité ne
doit pas être donnée à une n o r m e culturelle lorsqu'elle
est en conflit avec u n droit h u m a i n - pourquoi u n droit
h u m a i n ne doit pas être limité pour des raisons de
« moralité publique » par exemple, c o m m e les instruments internationaux le permettent à l'heure actuelle.
La comparaison des articles 18 et 19 d u Pacte relatif
aux droits civils et politiques, rend explicite, entre autre,
l'utilité de connaître la différence épistémologique entre
les différents types de normes. L'article 19 dit ceci : « N u l
ne peut être inquiété pour ses opinions. 2 . Toute personne a droit à la liberté d'expression ; ce droit c o m p r e n d la
liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des
19
informations et des idées de toute espèce... ». L'exercice
de ces droits « peut... être soumis à certaines restrictions »,
si nécessaire, par la loi. Cet article ne fait pas partie de
ceux pour lesquels « en cas de danger public exceptionnel, il ne peut être admis aucune dérogation », alors que
l'article 18 fait partie de ces derniers et dit que : « Toute
personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et
de religion ; ce droit implique la liberté... de manifester
sa religion o u sa conviction [croyance]... par les pratiques et l'enseignement ». Premièrement,
qu'est-ce
qu'une « opinion » dont l'expression peut être limitée
temporairement ? E n quoi diffère-t-elle d'une « pensée »
et d'une « croyance », dont l'expression ne peut pas être
limitée ? Deuxièmement, l'exercice d u droit énoncé dans
l'article 19 — censé être une « liberté » - peut être limité,
si nécessaire, pour la protection, entre autres, de la
« moralité
publique ». Qu'est-ce q u e la moralité
« publique » ? Et si la « moralité » en vigueur — les
normes culturelles concernant ce qui est jugé « b o n » o u
« mauvais », par la majorité d ' u n pays, o u par ses
dirigeants — comporte des éléments qui portent atteinte
aux droits de l ' h o m m e , c o m m e c'est le cas dans beaucoup de pays ? Q u e signifie alors la restriction d ' u n droit
humain par la loi pour protéger la « moralité publique » ?
Cela signifie que l'on d o n n e la priorité à une n o r m e
locale / culturelle au détriment d ' u n droit humain. Cela
20
signifie q u e l'on accorde plus d'importance à des n o r m e s
culturelles changeantes q u ' a u x principes « universels »
des droits d e l ' h o m m e - universels a u sens q u e j'ai
indiqué plus haut.
C e q u e j'ai dit au sujet d e ces deux articles d u Pacte
est aussi valable p o u r les articles 9 et 1 0 d e la Convention
européenne des droits de
l'homme.
O n peut voir encore autre chose si l'on analyse l'article
1 8 d u Pacte
e n partant
d e la
connaissance
philosophique de ce qu'est la nature d ' u n e croyance, ce
qui, je pense, est étroitement lié a u débat qui se poursuit
au sujet de la restriction de certaines « libertés », à savoir
q u e la « liberté de pensée » et la « liberté de conscience et
de religion » ne sont pas la m ê m e chose :
D a n s l'article 18 sur la « liberté d e pensée, d e c o n science et de religion » il est énoncé q u e : « ce droit
implique la liberté d e manifester sa conviction [croyance] par... l'enseignement».
Mais
qu'est-ce q u ' u n e croyance ? U n e croyance,
quelle qu'elle soit, est toujours
la « croyance d e
quelqu'un », c'est-à-dire qu'elle n'est pas indépendante
de la personne qui la possède. L e terme « croyance »
signifie à la fois l'état de celui qui croit et « ce que l'on croit ».
D è s q u e l'on fait cette distinction, o n s'aperçoit q u e
lorsque quelqu'un parle de croire (croire à quelque chose,
21
croire q u e . . . ) , il reconnaît l'absence de contact avec ce
qu'il croit. E n revanche, quand les gens parlent de leurs
« croyances », o n voit qu'ils veulent parler soit d u résultat d'une activité mentale, c'est-à-dire des « objets » créés
par cette activité ; soit de propositions avancées par
d'autres et qu'ils supposent « vraies » sans chercher à les
approfondir davantage. O n voit donc que toute proposition — vraie o u fausse, au-delà de la vérité et la fausseté,
voire absurde — peut être l'objet d'une croyance.
La « croyance », bien qu'elle soit l'un des termes principaux de l'épistémologie d'une école d u vingtième siècle, ne semble pas être une catégorie épistémologique,
mais psychologique. L a croyance ne transcende pas celui
qui croit, bien que ce dernier pense que ce à quoi il croit
- quoi que cela puisse être - est indépendant de sa croyance : il croit q u ' u n fait est avéré, o u bien quand ce à
quoi il croit est une affirmation avancée par quelqu'un
d'autre, il croit qu'elle est vraie. U n exemple d u premier
cas est donné par l'anecdote célèbre de l ' h o m m e qui se
mit à croire tout d ' u n coup qu'il était u n grain d'orge et
essaya de s'échapper quand il vit une poule ; le second
cas est illustré par les personnes qui se sont suicidées
pour aller au paradis sur une comète. Ces exemples
extrêmes permettent de voir plus facilement en quoi
consiste la croyance. Il est beaucoup plus difficile de le
voir dans les exemples tirés de la vie quotidienne.
22
Si l'on répond c o m m e je l'ai fait à la question de ce
qu'est la croyance, doit-on encore penser que la liberté de
pensée implique « la liberté, individuellement o u en
c o m m u n . . . de manifester sa... conviction [croyance]...
par l'enseignement » ?
C e ne sont que quelques exemples de ce que l'on peut
voir en ce qui concerne la protection des droits de
l ' h o m m e , lorsque l'on porte u n regard aiguisé par la connaissance philosophique sur ce qui se passe autour de soi —
une connaissance qui est le résultat d'une réflexion sur
les événements et qui, à son tour, les éclaire.
Si l'on veut mieux protéger les droits de l ' h o m m e
dans les conditions actuelles d u m o n d e , la chose la plus
essentielle, m ê m e si ce n'est pas la seule, est de p r o m o u voir une approche philosophique des droits de l ' h o m m e
et u n enseignement philosophique / éthique de ces
droits.
23
L'éducation philosophique et éthique
aux droits de l'homme
Murât Baser
Q u a n d o n regarde les médias, les décisions des tribunaux, les discours politiques etc., on s'aperçoit rapidement que les droits de l ' h o m m e occupent une place
importante dans la vie quotidienne. Depuis la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l'homme, le
10 décembre 1948 — l'un des textes les plus importants
de l'humanité — les droits de l ' h o m m e ont occupé une
place croissante dans le discours politique et sont
devenus au cours de la dernière décennie d u vingtième
siècle u n thème central de ce discours.
Cependant, au regard des statistiques nationales et
internationales et d'autres données, est-il est possible de
dire que la protection réelle des droits de l ' h o m m e s'est
accrue dans le m o n d e ? Bien sûr que n o n . La pauvreté, la
famine mondiale et le chômage augmentent ; le fossé
entre les riches et les pauvres se creuse à l'intérieur de
25
chaque pays ainsi qu'entre les différents pays ; les
problèmes environnementaux continuent de s'aggraver ;
l'analphabétisme persiste ; le terrorisme menace la vie de
tous. Ainsi, en dépit d u fait qu'à l'heure actuelle les droits
de l ' h o m m e occupent la place la plus importante dans les
constitutions et dans les discours politiques, les violations des droits de l ' h o m m e persistent dans le m o n d e
entier. Pourquoi ?
Beaucoup de raisons différentes peuvent être évoquées à cet égard. Mais au centre de ces raisons se trouve
la personne, qui protège o u viole la dignité humaine.
C e u x qui protègent o u violent les droits de l ' h o m m e sont
des personnes — les députés qui font les lois sont des personnes, les juges et les policiers qui font appliquer les lois
sont des personnes et ils peuvent être plus o u moins
conscients de la dignité humaine de ce que sont les droits
de l ' h o m m e . Ils protègent o u violent les droits de
l ' h o m m e par leurs actions et par les décisions qu'ils prennent dans l'exercice de leur profession. La personne est
l'acteur décisif dans la protection des droits de l ' h o m m e .
Les droits de l ' h o m m e ne peuvent être protégés que par
ceux qui ont la volonté de les protéger et sont en mesure,
dans la situation o ù ils se trouvent, de prendre les
décisions qui assurent cette protection.
À la lumière de ces considérations o n voit aisément
l'importance cruciale de l'éducation
26
aux droits de
l ' h o m m e pour la protection de ces droits. Mais quelle
éducation ?
J'essayerai de comparer, d u point de vue de ce qu'elles
apportent à la protection de la dignité humaine et des
droits de l ' h o m m e dans la pratique, deux types d'éducation aux droits de l ' h o m m e : celle que j'ai reçue au cours
de m a formation professionnelle, et qui était semblable à
l'éducation aux droits de l ' h o m m e qui est dispensée dans
la plupart des écoles professionnelles, et celle que j'ai
reçue plus tard à l'Université Hacettepe.
L'enseignement des droits de l ' h o m m e
que j'ai
d'abord reçu était centré sur le droit, et en particulier sur
l'étude des articles des déclarations des droits de
l ' h o m m e , des conventions et des documents semblables.
Il s'agissait d'un enseignement qui pouvait aider à faire
valoir ses droits, mais ne permettait pas — m ê m e
lorsqu'on en avait la volonté — de savoir ce qu'il faut faire
pour protéger les droits humains et la dignité humaine
dans les situations concrètes auxquelles o n était confronté
- quelque chose de très important dans notre profession,
c o m m e pour tout fonctionnaire public.
L'enseignement « centré sur l ' h o m m e » o u éthique/
philosophique des droits de l ' h o m m e , que j'ai reçu lors
de m e s études au Centre de recherche et d'application de
la philosophie des droits de l ' h o m m e , m ' a permis de
27
comprendre ce qu'est (ou ce qui constitue) la dignité
humaine, ce qu'elle implique et pourquoi elle forme la
base de la protection des droits de l ' h o m m e dans l'action. Il m ' a également permis de voir c o m m e n t il est possible d'analyser des situations concrètes sans perdre de
vue leur dimension éthique — ce qui est nécessaire à la
protection des droits humains d'autrui et à sa propre
dignité humaine.
Certains des cours de ce p r o g r a m m e interdisciplinaire et la méthode qu'ils emploient y ont apporté une
contribution particulière.
U n cours intitulé « Les fondements anthropologiques
des droits de l ' h o m m e » nous a permis de comprendre les
spécificités de l'être h u m a i n et ses possibilités : nous
avons p u prendre conscience de ce qui est c o m m u n à
tous les êtres humains — quelles que soient leurs spécificités collectives o u individuelles - et qui constitue leur
égalité en dignité et en droits, telle que l'exprime l'article
premier de la Déclaration universelle des droits de
l'homme. Cela nous a aidés à prendre conscience de notre
identité humaine, notre seule identité c o m m u n e .
U n autre cours intitulé « Le problème de l'analyse d u
point de vue des droits de l ' h o m m e » nous a permis de
comprendre la différence entre valeurs éthiques et jugements de valeur culturels. N o u s nous s o m m e s aperçus
28
qu'à l'origine de beaucoup de conflits, qui sont causes de
violations des droits de l ' h o m m e , se trouvent des jugements de valeur culturels différents portant sur une
m ê m e question (jugements sur ce qui est considéré bon
ou mauvais au sein d ' u n groupe culturel). Et cela nous a
aidés à voir l'importance d'analyser les situations d u
point de vue des droits de l ' h o m m e . Il nous a été donné
l'occasion de faire des exercices qui nous ont aidés à voir
et à distinguer la différence entre une analyse d'actions,
de situations et d'événements conduite à partir des droits
de l ' h o m m e et une analyse procédant de normes culturelles o u d'intérêts subjectifs.
Le cours intitulé « Fondements épistémologiques des
droits de l ' h o m m e » nous a permis de comprendre les
différences
épistémologiques entre les normes uni-
verselles des droits de l ' h o m m e et les normes culturelles
et locales qui diffèrent d'une société à l'autre et évoluent
au sein d'une m ê m e société. Cela nous a permis de c o m prendre pourquoi les droits de l ' h o m m e sont universels
et à quel point est infondée l'affirmation
de certains
représentants de cultures n o n occidentales selon laquelle
« les droits de l ' h o m m e ne sont pas leurs valeurs ».
Le cours intitulé « Ethique et droits de l ' h o m m e »
nous a aidés à comprendre la différence entre des valeurs
morales — c o m m e l'honnêteté, le respect, la confiance —
et d'autres choses considérées c o m m e
29
des valeurs,
auxquelles les gens attribuent une valeur positive ou
négative, c o m m e par exemple les traditions culturelles et
les coutumes. N o u s avons appris l'« impératif pratique »
de Kant, qui dit que l'être humain doit être traité c o m m e
une fin et jamais c o m m e u n m o y e n . Cela est directement
lié à la protection des droits de l ' h o m m e .
Et le cours intitulé « Le concept et les types de droits
de l ' h o m m e » nous a aidés à comprendre ce que sont les
droits de l ' h o m m e et ce qui les distingue à la fois d'autres
droits de l'individu et des droits collectifs, ainsi que les
différents types de droits de l ' h o m m e et les différentes
façons d'assurer leur protection. Par exemple, que certains droits humains ne peuvent être protégés que si les
limites d'autres droits — de lois ayant trait aux questions
économiques sociales — sont tracées en prenant en considération leur incidence sur la protection des droits
humains des citoyens des pays o ù ils s'appliquent.
C e ne sont là que des exemples des cours fondamentaux d u programme. Ils ont provoqué u n changement
visible dans l'esprit, l'attitude et le comportement de
beaucoup de participants, y compris m o i - m ê m e .
U n facteur important pour l'impact de ces cours tient
à la méthode qui a été employée. Ils se présentaient sous
forme de questions sur ce que nous savions déjà — o u que
nous pensions savoir — eu égard à la question centrale de
30
chaque session, assorties de discussions à partir de points
de vue différents. Les questions et la discussion étaient
guidées par le professeur responsable d u cours, qui
répondait généralement aux questions par d'autres questions, nous obligeant à réfléchir par n o u s - m ê m e s .
* * *
Je voudrais vous donner deux exemples de l'impact
de m a formation éthique sur les droits de l ' h o m m e :
E n tant que c o m m a n d a n t de la gendarmerie, je reçus
u n jour l'information que quelqu'un cachait de la drogue
dans la machine à laver de son appartement. U n e fois
munis d u mandat de perquisition nécessaire, nous nous
rendîmes chez lui. N o u s frappâmes à la porte et il ouvrit.
Alors que je lui montrais le mandat de perquisition, son
fils, u n garçon de six o u sept ans, s'approcha de la porte.
L'enfant m e regardait avec suspicion. Je dis au garçon que
j'étais u n ami de son père et que j'étais venu chez eux pour
lui dire quelque chose d'important. L e garçon sourit, m e
montra son pistolet, u n jouet, et s'en alla. Q u a n d je regardai le père, je vis que son visage était devenu rouge. Je lui
demandai de m'apporter la drogue. Il le fit sans dire u n
m o t , m e regardant avec reconnaissance, probablement
parce qu'il avait compris ce que j'avais fait. Je ne l'avais pas
humilié aux yeux de sonfils,c o m m e c'était m o n intention. Et tout cela s'était passé en quelques minutes.
31
U n e autre fois, toujours dans m o n travail, je reçus
l'information q u e quelqu'un préméditait u n meurtre
pour se venger d ' u n e insulte. Je le convoquai à m o n
bureau. Je l'écoutai m e raconter l'histoire qui l'avait conduit à cette préméditation. N o u s parlâmes environ deux
heures, pendant lesquelles j'essayai de l'aider à c o m p r e n dre ce qu'il allait faire : il allait violer le droit à la vie d ' u n
être h u m a i n , n o n seulement il devrait vivre sa vie entière
en prison, mais avec la conscience d e quelqu'un qui a
c o m m i s u n tel crime. Il causerait aussi beaucoup de souffrances aux deux familles, etc. A u n m o m e n t d o n n é , il se
mit à pleurer et dit qu'il renonçait. Par la suite je l'ai aidé
à suivre u n traitement psychiatrique et plus tard il m ' a
rendu visite pour m e remercier d'avoir e m p ê c h é toutes
ces souffrances. C e n'était pas m o n devoir de c o m m a n dant de faire ce q u e j'ai fait, c'était m o n devoir d'être
humain.
D a n s ce cas et dans beaucoup d'autres cas semblables,
c'est m a connaissance de ce qu'est la dignité humaine qui
m'a
permis d'agir ainsi. Cette connaissance, je
l'ai
acquise grâce à l'éducation philosophique et éthique des
droits de l ' h o m m e .
Il est largement reconnu que l'éducation aux droits
de l ' h o m m e est u n droit humain. C ' e n est un, en effet, à
condition qu'il s'agisse d'une éducation philosophique et
éthique.
32
Droits de l ' h o m m e :
obstacles et réalisation progressive
Selçuk Turan
On
pourrait être surpris de voir u n policier s'ex-
primer lors d'une table ronde de la Journée de la philosophie. Cependant, s'agissant des droits de l ' h o m m e , je
pense que les domaines de responsabilité qui les concernent sont plus larges qu'on ne le suppose généralement.
La police et les responsables de l'application des lois en
général sont définis dans les instruments des Nations
Unies c o m m e les « responsables de l'application des lois
[qui] doivent s'acquitter en tout temps d u devoir que
leur impose la loi, en servant la collectivité et en protégeant toutes les personnes contre les actes illégaux,
conformément au haut degré de responsabilité qu'exige
leur profession»1...
Par conséquent, les droits de
1. Code de conduite pour les responsables de l'application des lois —
Nations
Unies,
Assemblée
générale
Res. 34/169 :
http : Ilwww. unhchr. ch/french/html/menu3 /b/h_comp42_fr. htm
33
l'homme,
qui sont censés être garantis par la
loi,
représentent la préoccupation principale des fonctionnaires de police.
Les droits de l ' h o m m e , qui sont censés être les valeurs
c o m m u n e s de l'humanité, font l'objet d ' u n des débats les
plus intenses de notre époque. Malheureusement, les progrès réalisés en matière de promotion et de protection de
ces droits sont insuffisants. N o u s assistons au quotidien à
des violations des droits de l ' h o m m e dans le m o n d e entier.
Cependant, au cours des dernières décennies des progrès ont été réalisés. Le plus important est sans aucun
doute la prise de conscience accrue de l'importance des
droits de l ' h o m m e , l'intérêt accru qu'ils suscitent et la
reconnaissance de la nécessité de les protéger.
Cette reconnaissance et cette prise de conscience ont
conduit à accroître les efforts visant à les protéger. Ces
efforts sont sans aucun doute fondés sur de bonnes
intentions. N é a n m o i n s , ils ont rendu les concepts des
droits de l ' h o m m e plus compliqués et ont ainsi créé une
certaine confusion. Cette confusion conceptuelle se
reflète dans les instruments internationaux. Aussi, u n
certain n o m b r e de contradictions qui affectent la pratique apparaissent clairement.
La raison fondamentale des violations des droits de
l ' h o m m e tient peut-être au m a n q u e de connaissance de
34
ce qu'ils sont, qui est également la cause de ces confusions. C e m a n q u e de connaissance conduit les gens à
adoptet leur propre conception des droits de l ' h o m m e .
Par exemple, l'idée qu'ils sont faits pour les criminels est,
je crois, très répandue chez les fonctionnaires de police
du m o n d e entier.
E n raison de ce m a n q u e de connaissance, les règlements, les règles et les instruments internationaux ne
peuvent pas donner les résultats escomptés. Pour faire
cesser les violations des droits de l ' h o m m e et promouvoir
ces droits, il faut en avoir une connaissance conceptuelle
claire. Le succès dans la protection des droits de l ' h o m m e
dépend principalement de la diffusion de la connaissance
et de la prise de conscience de ce qu'ils exigent.
L'éducation aux droits de l ' h o m m e joue u n rôle important dans cette diffusion. Bien que la protection et la
promotion des droits de l ' h o m m e dépendent de la loi et
de mécanismes protecteurs, elles dépendent encore plus
de
l'éducation de ceux qui devront les protéger.
Autrement dit, elles dépendent de la connaissance qu'ont
les gens des droits de l ' h o m m e , de la compréhension
qu'ils ont des raisons pour lesquelles ils doivent être protégés, de leur sincère volonté de les protéger et de leur
connaissance des moyens de les protéger. E n u n m o t , ils
dépendent de l'éducation qui est donnée aux gens pour
atteindre ces buts.
35
À cet égard, j'essayerai d'expliquer, à partir de m a
propre expérience, le rôle que la philosophie peut jouer
dans l'éducation aux droits de l ' h o m m e et pour atteindre
les buts évoqués plus haut.
* * *
Le facteur le plus important dans la prévention des
violations de droits de l ' h o m m e tient à l'éducation. L e
but de l'éducation aux droits de l ' h o m m e doit être de
susciter une volonté sincère de protéger ces droits. Pour
éviter tout malentendu, je voudrais préciser tout de suite
ce qu'il convient de retenir des droits de l ' h o m m e .
Les droits de l ' h o m m e expriment une nécessité pour
les êtres humains : la nécessité de reconnaître la valeur o u
la dignité de l'être humain et de la protéger. C'est-à-dire
qu'ils se présentent c o m m e l'exigence de protéger l'être
humain d u seul fait qu'il est humain. Il a certains droits
fondamentaux parce qu'il est humain, il doit être traité
d'une certaine manière et doit traiter les autres d'une certaine manière. Considérés sous cet angle, les droits de
l ' h o m m e sont des normes éthiques qui énoncent la
manière dont les êtres humains doivent être traités.
Par
conséquent, u n p r o g r a m m e d'éducation aux
droits de l ' h o m m e doit permettre aux élèves d'acquérir à
la fois u n e connaissance théorique et philosophique
de ces droits et u n e capacité d'analyse. Cette double
36
connaissance théorique fournit l'outil fondamental qui
permet de décider que faire dans chaque situation o ù
l'action est nécessaire pour protéger les droits de
l'homme.
À l'heure actuelle, quelle éducation aux droits de
l ' h o m m e recevons-nous d'ordinaire et en tant que
responsables de l'application des lois ? Elle se compose
principalement de règles générales auxquelles nous
devons obéir et de règles sur ce que l'on doit o u ne doit
pas faire. E n raison de cette approche, l'éducation aux
droits de l ' h o m m e consiste uniquement en u n enseignem e n t des instruments internationaux et des lois. Je
voudrais en donner quelques exemples. Considérons le
Code de conduite des Nations Unies pour les responsables de
l'application des lois.
L'article 2 dit :
« Dans l'accomplissement de leur devoir, les responsables de l'application des lois doivent respecter et protéger
la dignité humaine et défendre et protéger les droits fondamentaux de toute personne ».
Cependant, dans la section commentaires, o n lit ce
qui suit :
« Commentaire :
(a) Les droits fondamentaux en question sont définis et
37
protégés par le droit national et international. Les instruments
internationaux
pertinents
comprennent
la
Déclaration universelle des droits de l ' h o m m e , le Pacte
international
relatif aux droits civils et politiques, la
Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre
la torture et autres peines o u traitements cruels, inhumains
ou dégradants, la Déclaration des Nations Unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la
Convention internationale sur l'élimination de toutes les
formes
de
discrimination
raciale,
la
Convention
Internationale sur l'élimination et la répression d u crime
d'apartheid, la Convention pour la prévention et la répression d u crime de génocide, l'Ensemble des règles minima
pour le traitement des détenus et la Convention de Vienne
sur les relations consulaires.
(b) Dans les commentaires nationaux sur cette disposition, il conviendrait que soient identifiées les dispositions
régionales ou nationales qui définissent o u protègent ces
droits ».
L ' e x a m e n des autres articles m o n t r e q u e l'éducation
aux droits d e l ' h o m m e q u e reçoivent les responsables d e
l'application des lois consiste e n réalité en u n enseignem e n t des instruments internationaux et des lois. Elle
consiste u n i q u e m e n t en des règles sur ce qu'il faut faire
o u n e pas faire. Les instruments relatifs aux droits d e
l ' h o m m e n e font q u e mentionner la dignité h u m a i n e et
les droits d e l ' h o m m e , mais ils n e nous montrent pas ce
qu'ils sont et ce qu'ils signifient p o u r nous.
38
Quel est l'objectif de l'éducation aux droits de
l ' h o m m e ? Et quelle éducation aux droits de l ' h o m m e
doivent recevoir les responsables de l'application des lois ?
Le but de l'éducation aux droits de l ' h o m m e est
d'empêcher leur violation. C o m m e il est indiqué dans le
« Programme turc d'éducation aux droits de l ' h o m m e »
préparé par le Comité National pour la Décennie des
Nations Unies pour l'éducation aux droits de l ' h o m m e ,
cette éducation, dont le but ultime est la prévention et
l'élimination totale des violations des droits de l ' h o m m e
ainsi que leur mise en œuvre dans la vie quotidienne,
doit placer l'être humain au centre et accorder autant
d'attention aux conditions subjectives qu'aux conditions
objectives nécessaires à la protection des droits de
l ' h o m m e . Autrement dit, le but de l'éducation aux droits
de l ' h o m m e doit être d'animer les personnes qui la
reçoivent d'une volonté sincère de protéger n o n seulement leurs propres droits, mais aussi les droits humains
en eux-mêmes, leurs propres droits et ceux de tous les
êtres humains. Elle doit aussi leur fournir des connaissances leur permettant de savoir quoi faire dans des situations concrètes ainsi que la capacité de transformer cette
connaissance en action.
Pour atteindre ce but il serait utile, en plus des cours
professionnels et de droit, d'accorder une place plus
grande à l'éducation aux droits de l ' h o m m e dans les
39
programmes de formation des policiers. Il serait aussi
approprié d'ajouter des cours tels que « Psychologie
humaine et sociale », « Ethique et éthique professionnelle », « Sociologie » ainsi que des cours sur
les
« Problèmes d'analyse », qui peuvent aider les fonctionnaires de police à analyser correctement des situations
réelles. Car, pour être en mesure de protéger les droits
humains dans une situation donnée, il est nécessaire que
les fonctionnaires de police soient à m ê m e de l'analyser
correctement. D e tels cours créent une base qui permet
aux responsables de l'application des lois d'exercer leurs
fonctions conformément aux droits de l ' h o m m e .
Il
faudrait également s'assurer que leur formation dans des
domaines spécialisés — par exemple les techniques d'interrogation - tienne compte des droits de l ' h o m m e . D e s
responsables de l'application des lois qui ont des préoccupations d'ordre éthique et une connaissance claire des
droits de l ' h o m m e peuvent jouer u n rôle important dans
la protection de ces droits.
C e type d'éducation ne doit pas être limité à la formation des futurs fonctionnaires de police, mais être
aussi dispensé à tout le personnel et aux officiers
supérieurs qui travaillent dans des unités dont l'activité
a u n lien avec les droits de l ' h o m m e . D e m ê m e ,
il
faudrait mettre en oeuvre des programmes de formation
continue.
40
* * *
À l'heure actuelle il y a très peu de programmes qui
vont dans le sens des objectifs de l'éducation aux droits
de l ' h o m m e que j'ai mentionnés. Je voudrais citer ici
c o m m e modèle d'une éducation générale aux droits de
l ' h o m m e le programme de maîtrise sur les Droits de
l ' h o m m e de l'Université Hacettepe, o ù j'ai étudié et qui
m ' a aidé à voir ce qui se passe autour de m o i d u point de
vue des droits de l ' h o m m e .
À l'Université Hacettepe et à la Chaire U N E S C O
une
attention particulière est accordée à l'éducation
philosophique aux droits de l ' h o m m e . U n programme y
explique ce que sont les droits de l ' h o m m e , ce qui fait
d'un droit u n droit humain, quels sont les critères pour
en juger, c o m m e n t clarifier les conceptions des droits de
l ' h o m m e qui sont valides aujourd'hui mais restent confuses et quel rôle les institutions et les instruments internationaux jouent dans la protection des droits de
l ' h o m m e . Le but de ce programme est d'éliminer les
ambiguïtés et les obstacles qui subsistent dans l'esprit des
étudiants et qui sont une entrave à la protection des
droits de l ' h o m m e .
Outre la clarification des concepts liés aux droits de
l ' h o m m e , ce programme accorde une place importante
aux
problèmes
d'évaluation,
41
d'anthropologie
et
d'éthique. D'autres cours sont proposés, par exemple sur
les instruments et les mécanismes de protection internationaux. Les problèmes actuels, d'ordre économique,
social ou autre, sont abordés d u point de vue de leur incidence sur les droits de l ' h o m m e .
C o m m e m e s collègues qui ont suivi ce programme,
j'estime avoir eu beaucoup de chance. J'ai eu l'occasion
de voir de façon claire que les droits de l ' h o m m e sont des
exigences éthiques qui découlent de la connaissance de la
valeur et de la dignité de l'être humain.
E n m'appuyant sur m o n expérience personnelle, je
puis dire que les cours dispensés dans le cadre de ce prog r a m m e peuvent servir de référence à d'autres établissements éducatifs dans le m ê m e domaine. Ils permettent
d'atteindre plus facilement les buts de l'éducation aux
droits de l ' h o m m e .
C o m m e le dit Albert C a m u s , « le mal qui est dans le
m o n d e vient presque toujours de l'ignorance et la bonne
volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si
elle n'est pas éclairée ». N o u s avons donc plus que jamais
besoin d'une philosophie capable de clarifier, de remettre
en question, de critiquer et d'apporter de nouvelles
dimensions aux concepts ; autrement dit, d'une philosophie qui oblige les gens à penser. Il est en particulier
essentiel, dans le domaine de l'éducation aux droits de
42
l ' h o m m e , d'offrir une formation, dès l'école primaire,
qui ne consiste pas uniquement à apprendre par cœur les
articles des instruments relatifs aux droits de l ' h o m m e ,
mais nous aide à comprendre les raisons pour lesquelles
ils ont été rédigés. U n p r o g r a m m e de formation qui
aiderait les gens à comprendre la valeur de l'être h u m a i n ,
à faire dans chaque situation des évaluations conformém e n t à ce qu'exigent les droits de l ' h o m m e et à repérer le
m o m e n t o ù la dignité humaine est en jeu, permettrait de
mieux garantir la protection des droits de l ' h o m m e .
Bien que je n'aie pas étudié la philosophie, je peux toutefois dire que l'éducation aux droits de l ' h o m m e fondée sur
la philosophie m ' a aidé à mieux comprendre cela.
Si nous voulons faire quelque chose pour le m o n d e ,
pour l'humanité, nous devons nous libérer de toutes les
idéologies et placer les droits de l ' h o m m e au centre de
nos politiques. Il nous faut mettre de côté nos intérêts et
mettre en œuvre des politiques qui protègent la dignité
humaine. C'est alors seulement que nous pourrons créer
u n m o n d e meilleur.
Vous pouvez dire que je suis un rêveur,
Mais je ne suis pas le seul4.
4. Imagine, chanson de John Lennon.
43
H u m a n i t é effective et éducation à la tolérance
Droits de l ' h o m m e positifs,
créativité et eigen-activité
H a n s Lenk
Comme
chacun sait, l ' U N E S C O
est l'organisme
international qui porte dans le domaine de l'éducation
les idées et les principes de la Déclaration universelle des
droits de l'homme,
adoptée en 1948 par les Nations
Unies. Il s'emploie, avec succès, à diffuser dans le m o n d e
entier ces principes moraux et des idées de tolérance. Il
est donc logique qu'une table ronde qui a pour thème
« la philosophie et la protection des droits humains »
établisse un lien entre le concept de tolérance et celui de
droits de l ' h o m m e et fasse sienne l'idée que les concepts
de dignité et de droits humains doivent s'incarner dans
la pratique de la tolérance et d u respect des autres. Les
droits humains, la dignité humaine et la tolérance ne
45
doivent pas être dissociés, particulièrement dans le
domaine politique. L'éducation doit mettre l'accent sur
leur unité.
D a n s cet exposé, je voudrais rapidement passer en
revue différents types de tolérance, puis décrire la corrélation substantielle qui existe entre droits humains et
humanité effective (ou concrète). Pour terminer, je ferai
quelques remarques
sur l'évolution historique d'une
interprétation des droits humains conçus c o m m e des
droits essentiellement protecteurs vers une conception
participative qui souligne la légitimité éthique des aspirations à la créativité' et des revendications de dignité
(qui sont des droits au sens moral par opposition à des
droits compris en u n sens strictement légal). U n des
objectifs les plus importants de toute éducation aux
droits de l ' h o m m e m e semble devoir être la mise en pratique de ce que j'appelle « l'humanité effective », qui
1. La première version dactylographiée de ce manuscrit contenait
une faute d'orthographe parlante : on lisait « creactivity-endorsing »
au lieu de « creativity-endorsing ». Le traducteur intelligent m e
demanda s'il s'agissait d'un néologisme intentionnel. U n vrai néologism e , en effet - voir ci-dessous, IV (et m o n plaidoyer de 1983 ainsi que
le discours d'ouverture « Youth, Creativity, and Achievement
Orientation » que j'ai prononcé au 3e Congrès Général de l ' U N E S C O
en 1985 à Sofia (voir U N E S C O 10985, 23 C / 2 6 vr, p. 46 s.).
46
refuse de se complaire dans u n humanitarisme abstrait.
Mais d'abord quelques brèves remarques sur la tolérance.
I. Les différentes notions de tolérance
Selon la Déclaration des principes sur la tolérance
( U N E S C O 1995), la tolérance n'est ni concession, ni
condescendance, ni complaisance, mais avant tout « une
attitude active », fondée sur la reconnaissance et le
respect des droits universels de la personne humaine et
des libertés fondamentales d'autrui. C'est la clé de voûte
de la démocratie et de l'État de droit dans une société
pluraliste. Elle est incompatible avec le dogmatisme et
l'absolutisme et conforte les normes énoncées dans les
instruments
internationaux
relatifs aux droits de
l ' h o m m e . Cela est vrai, il faut en convenir. Mais ce ne
sera pas le sujet principal d u présent exposé. Au-delà
d'une discussion sur les implications légales de la
tolérance en tant que droit fondamental dans une société
libre et démocratique, je voudrais parler d u rapport entre
ce que j'appelle humanité effective o u co-humanité
(Mitmenschlichkeit) avec d'autres aspects de la tolérance.
E n ce qui concerne ces derniers, quelques remarques
analytiques sont nécessaires.
1. L a tolérance est u n concept relationnel qui s'applique à une personne o u à u n système institutionnel (ou
47
légal) à qui il est d e m a n d é d'être tolérant envers 1. u n e
autre personne et/ou son style de vie, 2 . les actes et les
actions d'individus et de groupes, 3 . les normes de ces
groupes, les systèmes de croyance..., 4 . les opinions et les
croyances personnelles au sens strict, 5. les attitudes et les
dispositions en général et 6 . les systèmes culturels o u de
valeurs, le plus souvent religieux.
2 . U n e autre classification est possible selon u n critère
formel : il est possible de concevoir la tolérance c o m m e
u n système de droits et de procédures formels destinés à
assurer le respect des opinions, des systèmes de croyance,
des perspectives et des styles de vie dans u n e optique
générale de neutralité axiologique : o u une sorte de
tolérance « négative » qui repose sur l'égalité formelle o u
bien encore sur une évaluation axiologiquement neutre
o u conduite en se référant à des droits formels... D'autre
part, des significations substantielles expriment u n contenu positif de respect, d'humanité, de charité... C e qui
annonce déjà le thème de l'« humanité effective ».
3. Parmi les types axiologiquement neutres et formels
de tolérance, o n peut distinguer u n e neutralité verticale
et une neutralité horizontale (selon Garzón Valdés, 1995)
la première est une tolérance institutionnalisée orientée
d u s o m m e t vers la base. La tolérance classique et traditionnelle d u souverain d ' u n Etat envers les minorités
religieuses en est le prototype. À l'opposé, la tolérance
48
horizontale repose sur le respect mutuel entre partenaires
égaux, qui est essentiellement le fait des sociétés d é m o cratiques égalitaires (Becker, 1996) 2 .
4 . Les normes et les idées de tolérance substantielles,
légales et constitutionnelles peuvent être appelées « institutionnelles » o u m ê m e « Etatistes » (groupe de travail
UNESCO
allemand 1988). Cette idée de tolérance
découle d'une approche strictement juridique des droits
et des libertés.
5. A u contraire, il serait b o n de concevoir une
tolérance humaniste, axée sur l'individu, la co-humanité,
la solidarité et de susciter des comportements positifs
ainsi qu'une attitude respectueuse et indulgente envers
les personnes o u les systèmes de croyances o u de religion
différents. (Ceci évoque déjà le sujet de l'humanité effective, abordé plus loin, sub III).
6. L'État constitutionnel, et la démocratie en particulier, présupposent une tolérance procédurale, c'est-àdire u n traitement qui reconnaît l'égalité des droits de
tout citoyen et de tout être h u m a i n en général. Les
2. L a tolérance horizontale est « essentiellement égalitaire et
caractéristique des sociétés démocratiques : pour la démocratie, la
tolérance horizontale, c'est-à-dire réciproque, a u n sens plus fort, car
elle appartient à l'éthique constitutionnelle de la démocratie »
(Becker 1996, 137).
49
comportements et les opinions d'une personne tolérante se
révèlent tant au niveau du langage que de l'action. Cette
tolérance peut être formée par l'éducation morale.
7'. Il existe, en outre, u n e catégorie métathéorique
générale de la tolérance qui concerne les principes
théoriques et les procédures formelles o u analytiques.
Elle s'intéresse aux opinions et aux concepts qui révèlent
le métaniveau d'une conception formelle de la tolérance.
E n général, le métaniveau de la tolérance se manifeste
lorsque l'accent
est
mis sur ses aspects formels,
métathéoriques et procéduraux. La tolérance doit cependant s'exercer de façon pratique dans les situations qui
requièrent l'action. Elle doit se traduire dans les situations réelles de la vie quotidienne. Le problème, c'est que
la tolérance, concernant avant tout les situations, les attitudes et les opinions divergentes, doit certes s'appliquer
aux situations concrètes qui exigent le respect, l'indulgence et l'humanité, mais encore plus à ses conséquences
générales. Plus la discussion sur la tolérance est formelle,
plus elle tend à perdre de vue le rôle que doit jouer l'humanité effective dans les contextes sociaux, quotidiens et
réels.
Il convient, par conséquent, de faire quelques remarques sur les rapports entre l'humanité effective et le concept de tolérance.
50
IL L'idée morale d'humanité et d'humanitarisme moral
Par m a n q u e de temps, je ne ferai pas ici l'historique
du
concept d'humanité, ni de son évolution depuis
l'Antiquité. Cependant, il est c o m m u n é m e n t admis que
Socrate fut le premier philosophe à avoir souligné la
valeur spécifique de l'individu et, par là, la vertu de l'être
humain dans la vie philosophique, alors que les stoïciens
de la deuxième période c o m m e Panxtius et Cicerón ont
développé l'idée de Y homo humanus,
qui comprend en
un sens emphatique notre idée d'une vertu d'humanité
cultivée par l'éducation, le raffinement moral et intellectuel, la morale, la noblesse et la dignité, l'élégance, le
goût, la solidarité, le cosmopolitisme, la bonté, la bienveillance,
l'hospitalité,
la
magnanimité...
Johann
Gottfried Herder considère la vertu d'humanité (selon
Vauvenargues, la plus haute) c o m m e une vertu morale
particulière et une notion fondamentale. Il développa
une
théorie éthique de la compassion, o u humanité
(Humanitàt), qui comprend aussi l'humanité effective,
c'est-à-dire une humanité orientée vers l'action, qui se
réalise dans la vie quotidienne et transcende les règles
générales abstraites en une solidarité compatissante et
concrète. Alors que l'idée antique traditionnelle d'homo
humanus
était plutôt figée et scolaire, Herder conçoit
cette idée c o m m e u n concept anthropologique et éthique
fondamental. O n peut voir en lui u n adversaire intellectuel
51
d u rigorisme moral de Kant, qui repose sur une conception trop formaliste de l'éthique. L'idée d'humanité
effective et de co-humanité dans la réalité quotidienne et
sociale peut m ê m e s'exprimer par une formule apparemment paradoxale : « Il ne faut pas toujours se reposer sur
des règles strictement morales et des c o m m a n d e m e n t s
purement abstraits, mais adopter une manière de vivre
plus humaine, tournée vers l'individu et l'expérience ».
La morale ne doit être guidée ni par la stricte application
des règles et des c o m m a n d e m e n t s en soi, résumée dans la
devise Fiat justifia, pereat mundus,
ni par une règle
générale c o m m e Fiat moralitas, pereat mundus, mais par
une perspective humaine et des valeurs morales qui
dépassent les normes strictement légales, au sens de ce
que l'éthique chrétienne a appelé œuvres de subrogation. Le caractère surérogatoire de la notion d'humanité
s'applique tout particulièrement à l'humanité effective,
en vertu de l'idée générale de co-humanité o u d ' h u m a n ité participative et de respect mutuel. Cette théorie de
l'humanité
effective
(konkrete Humanitàt, 1 9 9 8 )
remonte à une idée de Herder que j'ai résumée dans une
formule éloquente : In dubio pro humanitate concreta sive
practica. Albert Schweitzer (1960, 3 5 2 , voir aussi 3 4 8 s.)
est l'apôtre moderne de ce principe. Pour lui, seul était
valide sur le plan éthique ce qui est « compatible avec
l'humanité » et la prise de responsabilité concrète et
52
véritablement
h u m a i n e dans
la vie quotidienne.
Schweitzer' a dit aussi que la vertu d'humanité o u
humanité effective implique qu'en aucun cas u n être
humain ne puisse être sacrifié à u n objectif {ibid. 313) 4 .
« L'abstraction est la mort de l'éthique car l'éthique est u n
rapport vivant à la vie réelle » (ibid. 325). Cependant ces
deux affirmations sont abstraites, elles ne permettent pas,
par elles-mêmes, d'aborder les situations concrètes. N o u s
avons besoin de valeurs, de vertus et de normes viables
pour mettre en œuvre u n « humanitarisme concret ».
III. Humanité « concrète », appropriée à la situation
Déjà en 1793 Herder insistait sur les valeurs de pacifisme, de sociabilité et de souci d u prochain. L'empathie,
la sympathie, la dignité humaine, l'amour h u m a i n et la
charité, la justice et les devoirs h u m a i n s devaient
3. Schweitzer a m ê m e étendu l'idée d'humanité effective au traitement « humain » des animaux (1960, 349 ; 1961 ; 1994).
4.
L'idée et la théorie d'humanité
pratique
{ctngeivandte
Humanitàt) et de cohumanité (Mitmenschlichkeit) impliquent une
approche du type de celle qu'adopte Fletcher dans Situation ethics
(1966). Elle ne peut cependant être limitée au simple action-oriented
situarionnel, mais obéit en général à un principe universel de prise en
considération de la co-humanité, de la solidarité, d'une morale réellement humaine, alors que la « situation ethics » ne les prend en
compte que dans des circonstances particulières.
53
conduire jusqu'à l'idée surérogatoire d u dépassement des
devoirs formels et des obligations. Il a aussi dit de façon
explicite que la tolérance consiste à reconnaître et à
respecter les opinions, les attitudes et les valeurs des
autres peuples et des autres personnes. L a tolérance et
l'humanité ne peuvent pas être séparées, particulièrem e n t dans leurs manifestations concrètes. L a tolérance
est la valeur fondamentale qui définit une personne, une
attitude et une manière de penser libérale et pluraliste.
La tolérance c o m m e attitude, liée au respect des autres,
est selon Herder une vertu moderne cardinale qui doit
être inculquée par l'éducation. À côté de la co-humanité
et des idées de solidarité humaine et de charité, la
tolérance (respect des opinions d'autrui, de ses croyances,
de ses Lebensanschauungen, c'est-à-dire ses façons de voir
la vie, la civilisation et la religion), est u n trait important
de la philanthropie, une façon de pratiquer la co-humanité
sous la forme d u respect mutuel, de la sympathie, de
l'empathie et de la co-émotivité.
54
Tableau 1
Les traits caractéristiques d e l'humanité
Selon H e r d e r
1
L ' a m o u r de la paix, le pacifisme ;
2
L a convivialité, l'esprit de communauté,
3
la sociabilité ;
L a compassion, la sympathie, l'humanité o u la co-humanité ;
4
L e lien entre dignité humaine et amour
de l'humanité
(philanthropie) ;
5
Le rapport entre droits humains et devoirs humains ;
6
La justice ;
7
L a tolérance ;
8
Les œuvres surérogatoires : faire le bien au-delà de ce qui
est requis ;
9
L'humanitarisme pratique (charité) o u amour de l'humanité ;
10
« L'unité d ' u n vrai caractère moral puissant et pur » (die
Einheit eines ivahren luirksamen reinen moralischen
Charakters).
C e s dispositions d'esprit, ces valeurs et ces vertus font
toutes appel a u caractère surérogatoire o u véritablement
m o r a l d e la motivation éthique a u sens strict. Elles
55
dépassent et parfois transgressent les devoirs exigibles
dans l'amour d u prochain. E n particulier, l'idée noble d u
pardon est presque l'apogée de la véritable humanité. Le
B o n Samaritain de la Bible en est l'exemple le plus
connu. L'humanité effective n'est pas pharisaïque. O n
trouve des exemples similaires dans le Coran,
le
Bouddhisme et le Confucianisme.
La vertu d'humanité ne permet pas seulement de
transmettre des valeurs, d'adopter des attitudes et de
porter des jugements d'une manière appropriée, axée sur
l'individu. Elle permet aussi de se réaliser personnellement. Elle envisage la personne humaine dans son
ensemble et rejette sa compartimentation et sa division
en rôles et en fonctions partielles. E n ce sens, l'humanité
et la tolérance sont des vertus de nature holistique, axées
sur l'individu. Elles supposent aussi u n comportement
juste dans la vie quotidienne et la justice c o m m e équité
(Rawls). L'humanité effective m e t l'accent sur la cohumanité au sein d u groupe, que ce soit dans la vie quotidienne, les sentiments o u les aspirations. La co-humanité
devient alors u n m o y e n de connaissance et la philanthropie caractérise l'être compatissant, ouvert aux autres.
L'individu est responsable envers ses partenaires sociaux
dans la vie quotidienne c o m m e à l'égard de la société et
des
écosystèmes, ce qui est u n nouvel aspect d'une
approche humaine des défis que posent l'environnement
56
et le social. L e traitement h u m a i n des a n i m a u x fait partie
intégrante d e l'humanité effective ainsi comprise ; ce q u e
soulignait déjà Schweitzer.
Tableau 2
H u m a n i t é effective / h u m a n i t é concrète
1
Respect de la dimension humaine. Modération volontaire
(« sagesse »).
2
Prise en compte des conditions et des restrictions d ' u n
point de vue concret, mais aussi logique (cohérence).
3
N e pas étiqueter les êtres humains o u les confiner dans
des fonctions o u des rôles partiels, mais traiter l'autre
d'un point de vue holistique.
4
Etre aussi juste que possible envers les autres dans ses
propos, ses attitudes, ses jugements.
5
Laisser aux autres la possibilité d'agir, d'exprimer leurs
opinions et de prendre des décisions. Etre tolérant.
6
Cultiver cette liberté aussi pour soi.
7
Justice c o m m e équité (Rawls). Etre juste dans la vie q u o tidienne — et pas seulement dans le sport.
8
Exercer la vertu d'humanité au sein et en dehors des
groupes.
57
9
Pratiquer la charité envers ceux qui en ont besoin et dont
o n se sent responsable, à travers les actions et les décisions.
10
11
Etre personnellement responsable de ses actes.
Le pardon et l'indulgence sont le s u m m u m de la vertu
d'humanité.
12
Considérer tous les êtres humains c o m m e des êtres c o m patissants et ouverts aux autres.
13
Contribuer à créer u n environnement qui permette à
chacun de vivre dignement.
14
Se comporter aussi de manière humaine envers les autres
créatures, par exemple les animaux domestiques et les
primates.
15
Révérence pour la vie (Albert Schweitzer).
16
Y compris le respect de soi et la responsabilité personnelle.
17
Favoriser le développement personnel en cultivant son
sens esthétique, par l'expérience personnelle et la création de ses propres valeurs (y compris dans la vie erotique).
E n cette ère de mondialisation, en effet, la nature des
problèmes, le sens de notre action et de notre responsabilité
ont résolument changé. E n raison d e l'échange mondial
d'informations et de l'interdépendance é c o n o m i q u e , la
58
plupart de ceux qui souffrent, qui semblaient auparavant
très éloignés de nous, nous apparaissent à présent c o m m e
nos « voisins ». Ils dépendent de l'aide des pays riches
pour leur survie (l'alimentation, les soins médicaux...) et
un
bien-être m i n i m u m . Q u a n d bien m ê m e il serait
impossible de résoudre les problèmes de famine, d'approvisionnement insuffisant en denrées alimentaires et
en
soins
par
des mesures
politiques, légales o u
économiques, il reste que la situation crée de nouvelles
responsabilités morales
et redéfinit les concepts de
« dépendance », de « voisinage », d'« action concrète » et
de « politique » en termes d'interdépendances et d'interactions à l'échelle mondiale. Il nous faut trouver, au
point de vue d u droit pour le moins, de nouvelles
approches éthiques concrètes qui prennent en compte
cette nouvelle proximité des problèmes induite par la
mondialisation, l'interdépendance
et les interactions
globales. Il nous faut redéfinir l'action humanitaire
c o m m e u n acte d'humanité concret en employant de
nouveaux concepts forgés par le caractère « concret » des
« situations » sociales, des interactions et de l'interdépendance, en prenant en compte cette proximité accrue des
problèmes. D ' u n point de vue éthique, cette situation
radicalement nouvelle pour une planète aux ressources
limitées, surpeuplée, avec les problèmes actuels d'approvisionnement et de répartition « appelle à une révolution
59
de la pensée éthique » (R. Bernasconi) et de l'action
humanitaire.
L'idée générale d'humanité effective ou de co-humanité
suppose que l'on applique une notion de tolérance et
d'équité formelle et substantielle aux opinions, aux
règles, à la communication et au règlement des conflits.
Elle implique donc aussi des normes procédurales et des
règles pour la communication sociale, les systèmes d'action et les situations stratégiques (en particulier, des
procédures qui soient respectueuses des idées fondamentales d'équité et de tolérance en ce qui concerne le règlem e n t des conflits).
L'humanité effective o u co-humanité et la tolérance
sont des concepts, des normes o u des valeurs qui dépendent mutuellement l'une de l'autre. C'est particulièrem e n t vrai de la tolérance horizontale et de la tolérance
humaniste (centrée sur l'individu), mais cela s'applique
aussi, dans une large mesure, aux stratégies procédurales,
légales et publiques de l'Etat constitutionnel. D a n s une
société pluraliste, la tolérance en tant qu'idéal éthique
tient dans le respect (et dans les procédures permettant
d'assurer le respect) de la différence et des opinions,
m ê m e opposées, et dans la capacité de régler les conflits
sur le plan intellectuel, selon des principes de justice et
de raison inspirés par une conception égalitaire de l'humanité, qui accorde une valeur égale à tous les êtres
60
humains. L a tolérance fait partie intégrante de la tradition humanitaire d u m o u v e m e n t des droits de l ' h o m m e
et de la tradition de la morale humaniste reprise en
compte par la Déclaration de principes sur la tolérance
de l ' U N E S C O . L a tolérance doit être définie clairement
selon les différents types et distinctions de nature fonctionnelle dont je viens de parler afin de rendre plus concrète et efficace la compréhension formelle des diverses
catégories de l'approche humanitaire. Il n'y a pas de cohumanité véritable sans une tolérance légale et morale
soucieuse des situations concrètes. In dubiopro
humani-
tate concreta sive practica atque tolerantia formait et substantiali !
IV. D e la conception juridique des droits de l ' h o m m e à
une interprétation éthique de la dignité humaine.
Plaidoyer pour u n droit humain à la créativité et à l'activité
créatrice
Les droits de l ' h o m m e sont traditionnellement présentés dans le discours et les déclarations — y compris dans la
Déclaration Universelle des Droits de l'homme de 1948 —
c o m m e une protection légale contre les abus de l'Etat o u
des gouvernants. Autrement dit, ce sont des droits destinés
à assurer la protection de l'individu. Ils renforcent, sous
une forme légale, les droits et les revendications morales
légitimes de l'individu contre l'État et tous ceux qui sont
61
investis d'un pouvoir. Cependant, depuis plusieurs décennies la notion de droits humains protecteurs ou préventifs
a été élargie de façon à inclure les droits positifs et participatifs, permettant à l'individu de réaliser son aspiration
légitime à l'autonomie et à u n style de vie librement choisi,
y compris, dans la jurisprudence récente, l'autodétermination informationnelle (se référer par exemple à la décision
de la C o u r Constitutionnelle allemande). Des droits participatifs ont aussi v u le jour, qui garantissent u n minim u m vital et la participation sociale aussi bien que la possibilité de vivre dignement. U n progrès sensible a été
accompli d ' u n e interprétation
stricte des droits de
l ' h o m m e c o m m e protection contre les abus de l'Etat o u
des gouvernants vers u n concept de droits garantissant l'égalité des chances et la participation active à la vie
sociale... (Brieskorn 1997,
1 7 s.). Cette interprétation
comprend aussi ce q u ' o n appelle parfois les « droits
humains collectifs », qui garantissent u n traitement égal
aux divers groupes sociaux et aux minorités. Il s'est produit
une évolution considérable et remarquable de l'interprétation des droits, conçus au départ c o m m e des droits de protection légalement codifiés vers des droits sociaux participatifs garantissant l'égalité des chances et l'amélioration
des conditions de vie (au moins en principe). O n peut
n o m m e r ces derniers droits, droits humains
sociaux ou
droits positifs bénéficiaires, c o m m e je l'ai fait ailleurs.
62
Certes, la conception originale des droits négatifs
protecteurs s'est élargie aux droits positifs participatifs et
aux droits sociaux bénéficiaires ainsi qu'à la garantie de
l'égalité des chances. Cela est vrai de l'interprétation
légale des droits de l ' h o m m e inscrits dans la loi, ça l'est
tout autant de l'interprétation éthique des revendications
légitimes à bénéficier d ' u n traitement conforme aux
principes de la dignité humaine. A u lieu de parler simplement de droits humains moraux, je préférerais m a i n tenant, d ' u n point de vue terminologique, parler de
revendications
légitimes
de
dignité
humaine
(Menschenwürdeanrechte, Menschenivürdigkeitsanrechte)
et n o n , c o m m e je l'ai fait auparavant, de « droits »
éthiques au sens strict qui sont coulés dans u n e forme
trop juridique". Je n'entrerai pas ici dans les détails de ces
différences et de leur développement historique.
5. E n fait, cela c o m p r e n d aussi les droits de l ' h o m m e généraux
n o n légalement contraignants c o m m e , par exemple, le droit h u m a i n
collectif au travail et les « déclarations
de p r o g r a m m e » de la
Déclaration Générale ainsi que de la Charte sociale européenne de
1961 (11, art. 1) qui n'énoncent que des garanties générales et aucun
droit individuel légalement contraignant. Cela est également vrai en
ce qui concerne le droit à l'éducation (ibid., art. 2 6 ) , à la participation à la vie culturelle (art. 27) ainsi que des articles d u Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966
(III, art. 6).
63
Je préfère plutôt parler ici d ' u n autre quasi-droit
h u m a i n moral, de la revendication participative légitime,
qui concerne la dignité humaine, d'avoir une activité personnelle créatrice n o n aliénée et librement choisie (eigenactivité) o u « créactivité » (voir ci-dessus, note en bas de
page 1), c'est-à-dire Eigentàtigkeit ou Eigenleistung (voir
m o n article de 1983). Tout c o m m e le droit au travail et à
u n niveau de vie décent, qui sont des droits p r o g r a m m a tiques, réflexifs et n o n légalement contraignants, ce quasidroit pourrait être reconnu c o m m e u n droit à l'éducation, à
la créativité (éventuellement ludique), à une eigen-activité
qui ait u n sens, c'est-à-dire une activité productive faisant
partie intégrante de l'autodétermination et favorisant
l'épanouissement personnel. L e désir d'eigen-activité et de
réalisation de soi pourrait être considéré c o m m e une revendication morale légitime de dignité h u m a i n e et m ê m e
c o m m e u n droit h u m a i n participatif de nature sociale
( c o m m e le droit « réflexif » au travail). L'Etat devrait alors
assurer les conditions d'une telle activité créatrice libre,
bref, de Xeigen-activité. L a réalisation authentique de soi et
l'activité créatrice doivent être favorisées, sinon garanties,
au moins en ménageant d u temps libre. Cela implique une
réorientation, une appréciation nouvelle et une valorisation
des activités dans le domaine social.
C e nouveau droit positif permettant d'avoir des activités personnelles librement choisies, n o n aliénantes et
64
valorisantes {réalisation de soi, activités personnelles
authentiques et créativité) doit être développé et favorisé
c o m m e u n droit h u m a i n (ou une revendication morale)
à une eigen-activité sociale et à des actions créatrices personnelles ainsi q u e récréatives. O n peut voir ce droit
c o m m e se situant dans le prolongement des déclarations
des Nations Unies sur les droits de l ' h o m m e de 1 9 4 8 et
1966.
Cette variante de droit h u m a i n positif et participatif
est une interprétation particulière d u droit à l'éducation
qui doit se concrétiser dans l'éducation. E n effet, l'éducation aux droits de l ' h o m m e compris dans cette interprétation fait partie intégrante de l'extension de l'interprétation positive de ces droits et des principes qui les
sous-tendent.
Bien qu'il faille avant tout enseigner les droits de
l ' h o m m e au sens strict de droits fondamentaux protecteurs et participatifs - en particulier dans les situations concrètes — il faut aussi que le droit et la revendication morale légitime à une activité personnelle féconde
et créatrice soit repris dans le discours général sur les
droits de l ' h o m m e et la dignité humaine. Les êtres
humains sont libres et créateurs. L'éducation doit poursuivre cet objectif de façon concrète et souligner les
aspects actifs et positifs de cette conception élargie des
droits de l ' h o m m e .
65
E n conclusion, l ' U N E S C O est certainement l'institution internationale la plus à m ê m e de traiter de
telles idées. La philosophie peut et doit jouer u n rôle
déterminant dans l'élaboration et la diffusion de ces
nobles idéaux d'une portée éthique accrue des droits
de l ' h o m m e . Il m ' a donc été particulièrement agréable
de pouvoir présenter de telles idées à une table ronde
de
l'UNESCO
dans le cadre de la Journée de la
philosophie.
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Civilizations, N e w Delhi) 1, no. 2 , 2 0 0 1 , 113-150.
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Nations Unies (Bureau de l'information publique) : Les
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Nations Unies 1978.
70
Présentation des auteurs
Murât Ba§er (Turquie)
N é le 28 janvier 1969 à Erzincan en Turquie. Murât
Ba§e a suivi les enseignements de l'Ecole militaire de
Kuleli à Istambul. Il entre à l'Académie militaire de terre
à Ankara en 1987, d'où il sort diplômé en 1991 c o m m e
gendarme lieutenant.
Après avoir participé à différentes missions dans les
gendarmeries, il devient commandant de gendarmerie de
province en 2000.
Parallèlement à son parcours professionnel, il a suivi
une formation de Master en programme des Droits de
l ' h o m m e à l'université d'Hacettepe et a obtenu son
diplôme en 2003.
E n 2004, il a c o m m e n c é une thèse sur les Droits de
l ' h o m m e dans la m ê m e université. Etant donné son
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engagement au sein des forces de l ' O N U en BosnieHerzégovine, il a d û prendre u n congé temporaire.
Ioanna Kuçuradi (Turquie)
Née
en 1936, professeur de philosophie, Ioanna
Kuçuradi est présidente de la Société philosophique de
Turquie
(depuis
1979).
Elle a été
directrice d u
Département de philosophie et d u Centre de recherche
et d'application de la philosophie des droits humains à
l'Université d'Hacettepe à Ankara ( 1969 — 2003), où
elle est également titulaire de la Chaire U N E S C O de
philosophie depuis sa création en 1998. Elle a également
été présidente de la Fédération internationale des sociétés de philosophie (FISP) (1998
- 2003).
Ioanna Kuçuradi s'intéresse en particulier au rapport
entre la philosophie et l'éducation, les droits des h o m mes, la paix et la justice.
Elle a notamment reçu la Médaille Goethe (1996), le
Prix de l'Académie des Sciences de Turquie (1996), le
Prix de la liberté de la presse de l'Association de
Journalistes de la Turquie (2000), ainsi que la médaille
Aristote de l ' U N E S C O (2003).
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H a n s Lenk (Allemagne)
Docteur en philosophie, H a n s Lenk (né le 23 mars
1935 à Berlin) est professeur de philosophie à l'université 4e Karlsruhe et D o y e n honoraire de la Faculté européenne des sciences d u foncier à Strasbourg ainsi que
professeur honoraire, entre autres à Budapest, M o s c o u ,
et au Texas. C h a m p i o n olympique d'aviron en 1960 et
plusieurs fois champion d'Europe dans la m ê m e discipline,
ainsi qu'entraîneur d'une équipe championne d u m o n d e
en huit rameurs avec barrement (1966).
Il a été Président de la Société générale pour la philosophie
en Allemagne
(Allgemeine Gesellschaft fur
Philosophie in Deutschland) et il est actuellement
Président des sociétés philosophiques internationales
bilatérales avec l'Argentine, le Chili, la Roumanie et la
Russie (philosophie scientifique et technique). Depuis
1994 il est m e m b r e de l'Institut international de philosophie et depuis 1995 m e m b r e de l'Académie internationale pour la philosophie des sciences. Depuis 2003, il
est m e m b r e de l'Académie des sciences de Russie (au titre
de m e m b r e étranger). D e 1998 à 2003 il a occupé la
fonction
de
Vice-Président
de
la
Fédération
Internationale des Sociétés de Philosophie. E n août
2005, il a été élu président de l'Institut international de
philosophie.
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Publications :
120 livres en tant qu'auteur et éditeur, et plus de
1200 articles scientifiques.
Dernières publications, entre autre :
Grasping Reality. Singapore, 2 0 0 3 .
Sekinin to ryoshin [Responsabilité et conscience].
Tokyo, 2 0 0 3 .
Bewufítsein ais Schemainterpretation, 2 0 0 4 .
Wittgenstein y el giro pragmático en lafilosofía(coauteur). Córdoba (Argentine), 2005.
Verantwortung und Gewissen des Forschers, 2006.
Selçuk Turan (Turquie)
Inspecteur, Selçuk Turan est entré au College police en
1990 puis à l'Académie de Police en 1998.
E n 2 0 0 0 , il a suivi une formation de Master en Droits
de l ' h o m m e à l'université d'Hacettepe à Ankara.
Il a n o t a m m e n t participé à diverses missions au département de la police nationale Turque à Interpol entre
1998 et 2 0 0 4 puis est parti en mission avec les forces de
l ' O N U au Kosovo.
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Dumas-Titoulet Imprimeurs
42000 Saint-Étienne
Dépôt légal : mars 2006
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