Les travaux de Chevreul et leur influence sur les peintres
Michel-Eugène Chevreul (1786-1889) est connu des chimistes pour ses recherches sur les corps gras (1810-1823) et
l’analyse immédiate organique (1824) ; les peintres et tous ceux dont le métier met en œuvre des couleurs (teinturiers,
imprimeurs, publiscistes, photographes, jardiniers, architectes, maîtres verriers…) reconnaissent en lui un théoricien de la
couleur.
Le 9 septembre 1824, Louis XVIII le nomme Directeur des teintures aux Manufactures royales de tapisseries et de tapis
des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie. "Presque au début de ses fonctions de directeur des teintures, [il] avait
reçu des plaintes sur la qualité de certaines couleurs sorties de son atelier", en particulier les noirs. À cela il reconnaît
deux raisons, un défaut de stabilité à la lumière pour les unes, un mauvais contraste pour les autres. Lorsqu’on juxtapose
deux objets colorés, ou lorsqu’on les regarde successivement, chacun influence la perception qu’a l’œil de la nuance et
du ton de l’autre. "[…] dans le cas où l’œil voit en même temps deux couleurs qui se touchent, il les voit les plus
dissemblables possibles". C’est, dit-il, "une modification qui se passe en nous".
Ampère l’incita à formuler ses observations sous forme de loi. C’est ainsi qu’en 1839 il fait paraître un volumineux
ouvrage, dans lequel il envisage de façon quasi-exhaustive toutes les applications de la couleur et dans lequel il prescrit,
"pour produire un effet agréable, le rapprochement de couleurs complémentaires".
Chevreul établit encore la loi du mélange des couleurs. On lui doit aussi le catalogue le plus complet des teintes
anciennes sous la forme de cercles chromatiques qui constituent un système de mesure des couleurs. Il est aujourd’hui
informatisé sous le nom de système NIMES par la Manufacture des Gobelins. Dès 1840, on trouve dans les ateliers
d’impression des tableaux usuels des contrastes. Les lois de Chevreul fournirent aux coloristes les moyens d’éliminer les
effets indésirables des contrastes, en corrigeant l’effet de jaune par exemple, imposé au vert lorsqu’il est juxtaposé au
bleu, par le choix d’une nuance opposée. Par ses lois Chevreul conférait ainsi à ces "accidents" un caractère
d’universalité scientifique. Dans l’interview qu’il accorde à Nadar pour son centième anniversaire, annonçant le
symbolisme et l’abstraction, "pour copier fidèlement le modèle coloré, il faut, dit-il, en faire la copie autrement qu’on le
voit".
Comme juré de nombreuses expositions industrielles, membre de commissions ministérielles et président du Comité
consultatif des Arts et Manufactures, il fut aussi en contact avec de nombreux artistes et peintres concernés par la
couleur. En 1855, paraissent des Cercles chromatiques de M.-E. Chevreul, reproduits au moyen de la
chromochalcographie. En 1864 un second ouvrage vient compléter sa loi de 1839 : "Des couleurs et de leurs
applications aux arts industriels à l’aide des cercles chromatiques", puis en 1879, des "Compléments d’études sur la
vision des couleurs", consacrés au contraste rotatif.
Les peintres "officiels" que Chevreul fréquentait à l’Institut n’ont guère tiré profit de ses recherches (Horace Vernet,
Louis Hersent, Paul Delaroche, Hippolyte Flandrin).
C’est Georges Seurat (1859-1891), dont "L’île de la Grande-Jatte" est considéré comme le manifeste officiel du
pointillisme, fondé sur des contrastes de tons, qui devait trouver dans les lois de Chevreul des fondements scientifiques
rigoureux à la peinture.
Signac (1863-1935), théoricien du néo impressionnisme, fit paraître un essai en 1889, intitulé "D’Eugène Delacroix au
Néo-impressionnisme", dans lequel il relate sa rencontre de Chevreul en compagnie d’Angrand
Parlant de lui-même, il ajoute que "quelques lignes de l’Art moderne de J.-K. Huysmans, dans lesquelles, à propos de
Monet et de Pissaro, il est question de couleurs complémentaires, de lumière jaune et d’ombre violette", purent lui laisser
supposer que les impressionnistes étaient au fait de la science des couleurs. Il attribua la splendeur de leurs œuvres à ce
savoir et crut faire acte de disciple zélé en étudiant, dans le livre de Chevreul, les lois si simples du contraste simultané.
La théorie une fois connue, il put objectiver exactement les contrastes, que jusqu’alors il n’avait notés qu’empiriquement
et avec plus ou moins de justesse, au hasard de la sensation.
Chaque couleur locale fut auréolée de sa complémentaire.
Dans la préface qu’elle rédige pour la ré-édition du livre de Signac, en 1964, Françoise Cachin écrit : "C’est certainement
Delaunay qui a le plus approfondi les théories du néo-impressionnisme, qui a vraiment lu Rood et Chevreul. Il voit en
Seurat l’un des premiers théoriciens de la couleur et fonde sa propre théorie d’après la loi du contraste simultané. Il
dissocie d’ailleurs complètement, comme Matisse en 1906, le contraste des couleurs complémentaires du "mélange
optique par point", qui, "n’étant que technique, n’a pas l’importance du contraste, moyen ou construction à l’expression
pure". Paul Klee, dans ses cours du Bauhaus, utilise et développe les schémas de Rood et Chevreul : disques de couleurs,
analyse du spectre. […] Matisse observa encore la loi du contraste des couleurs, même après avoir abandonné le
pointillisme".
Dans son ouvrage savant "Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction" (1997)
Georges Roque dit que les réflexions de Chevreul "engendreront de l’intérêt, mais avec retardement, pour la question de
peindre, non ce que l’œil voit, mais comment l’œil voit".
Josette Fournier