Sous la direction de Michelle TANON-LORA IDENTITÉS INDIVIDUELLES, IDENTITÉS COLLECTIVES Avec le soutien de MULTITUDES (Centre pluridisciplinaire d’étude des sociétés contemporaines) - Côte d’Ivoire IDENTITÉS INDIVIDUELLES, IDENTITÉS COLLECTIVES © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54431-4 EAN : 9782296544314 Sous la direction de Michelle TANON-LORA IDENTITÉS INDIVIDUELLES, IDENTITÉS COLLECTIVES Avec le soutien de MULTITUDES (Centre pluridisciplinaire d’étude des sociétés contemporaines) PREFACE Le 21° siècle est à n’en point douter l’époque du mélange des cultures. La mondialisation et le syncrétisme se déclinent sous toutes les formes. Dans ce paysage aux couleurs multiples, au propre comme au figuré, MULTITUDES propose un espace de réflexion sur la question identitaire. Le colloque « Identités individuelles / Identités collectives » préconise un regard pluriel sur l’individu en tant que tel, sur son rapport à lui-même et aux autres. Le processus d’interactions communicationnelles impliquant des échanges entre plusieurs identités, le deuxième volet de la réflexion porte sur les paramètres d’identification d’un individu à un groupe (ou vice versa), et d’un groupe à un ou plusieurs autres. La politique, la religion, la philosophie, la socio anthropologie, la psychologie, la littérature, la linguistique énonciative, le droit, l’art et la culture sont autant de champs qui ont été prospectés lors de ce colloque international. Dans tous ces domaines où les différences peuvent rassembler ou diviser, quels sont les tenants et les aboutissants des identités individuelles et collectives ? Le présent ouvrage regroupe les interventions pluridisciplinaires qui ont fait l’objet de débats très enrichissants. Les barrières et les ouvertures identitaires ont été envisagées sous divers angles, permettant une confrontation des points de vue parfois diamétralement opposés. Michelle TANON-LORA 7 QUE FAIRE DE NOS MULTIPLES IDENTITÉS ? BOA TIEMELE Université de Cocody-Abidjan INTRODUCTION La revendication des identités est chose commune de nos jours. Cette revendication semble paradoxale puisque c’est au moment où, par la mondialisation, nous formons, selon les expressions courantes, un village planétaire, que naît ce désir de trouver ancrage en soi-même et dans une communauté. Comment peut-on s’enfermer dans des considérations d’identités nationales quand tout nous oblige à ouvrir notre esprit au globe entier ? Quels sont les niveaux de formulation de l’identité ? Comment harmoniser les différentes composantes de mon identité sans nuire à mon équilibre mental ? 1. LES IDENTITES SINGULIERES ET LA MONDIALISATION La mondialisation se déploie sur fond de profondes mutations économiques, culturelles et politiques. Elle impose aux économies nationales une ouverture (forcée ou volontaire) au marché mondial. La mondialisation a par ailleurs changé notre manière de concevoir la vie en général. On avait pensé que l’ouverture sur le monde créerait une conscience d’appartenance planétaire. Bien au contraire, ce qui devrait contribuer au renforcement de liens de l’humanité semble malheureusement participer à l’enfermement sur soi : La mondialisation, plutôt que de rapprocher les peuples, produit souvent dans les pays du sud l’effet inverse : elle ne dissipe pas les différences tribales, ne rapproche pas les points 9 de vue, mais risque en revanche d’amplifier des réactions identitaires…1. La mondialisation est sentie par certaines cultures et par certains peuples comme sous-estimation de la diversité et de la variété des modèles d’existence. Elle proposerait un monde mono-culturel fondé sur les valeurs des États-Unis ou de l'Occident. Les États-Unis et l'Occident deviendraient les gardiens des valeurs universelles. En effet, elle est pour certains une modernisation à l’américaine où l’on voit la liberté poussée jusqu’à son ultime limite. Ce que l’on voit sur les marchés, c’est-à-dire la liberté de circulation des capitaux, est interprété comme l’image même de la liberté exempte de toute entrave. La conception américaine de la liberté coïncide ainsi parfaitement avec la fluidité du capital mondial : la laïcité, le rationalisme, le bien-être individuel contre le bonheur collectif, présentés comme valeurs universelles ne sont-ils pas en réalité des valeurs de réussite d’une société où seuls comptent le profit absolu, l’individualisme, la mort ou l’absence de Dieu ? Des réactions radicales vont se diriger contre ces valeurs au nom d’une prise de conscience de la puissance de domination des États-Unis et de l'Occident : La mondialisation est-elle autre chose qu’une américanisation ? N’aurait-elle pas pour principale conséquence d’imposer au monde entier une même langue, un même système économique, politique et social, un même mode de vie, une même échelle des valeurs, ceux des États-Unis d'Amérique2 ? 1 Daryush Shayegan, « Le choc des civilisations », in Esprit, avril 1996, p. 42. On lira avec intérêt, dans ce même numéro cette interview : « Du culturalisme comme idéologie », Entretien avec Jean-François Bayart, propos recueillis par Olivier Mongin, pp. 54-70. 2 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de poche, 2001, pp. 132-133 ; Cf. Yves Michaud, « Identité et politique. Réflexions sur les projections humaines » in Archives de Philosophie, juillet-septembre 2000, tome 63, Cahier 3. L’auteur envisage quelques questions soulevées par la notion d’identité aussi bien individuelle que collective dans le politique. 10 En réponse à cette inquiétude, va se développer un enracinement local. On peut donc dire que la mise en scène du "localisme" est contemporaine de la mondialisation. Celle-ci va secréter son contraire, le "localisme" ou encore l’identité microscopique, c’est-à-dire le désir d’entrer en soi-même, sur le plan local, à une échelle réduite, pour trouver dans ses propres valeurs, et non dans les valeurs importées de l'Occident ou des Etats- Unis, les raisons de vivre et de se créer un avenir. Ce type de rejet de la mondialisation ne s’enferme-t-il pas dans l’archaïsme ? Mais à côté de cette manière élémentaire et exclusive de poser le problème de la revendication identitaire, il faut remarquer une autre pour qui la mondialisation est un mouvement à amplitude large, dont les oscillations vont dans les deux sens. Pour ce dernier courant, il n’est pas contradictoire d’envisager une mondialisation ouverte sur les identités nationales. L’identité nationale devient ainsi l’affirmation d’un droit à la différence, droit situé à l’intérieur de valeurs universelles et non revendication d’une spécificité folklorique. Il s’agit pour cette identité ouverte de ne pas renoncer à la communauté d’appartenance originaire et à l’identité culturelle qui la sous-tend. Les recherches identitaires comme l’ivoirité, les fondamentalismes musulmans et même les remises en causes des pratiques religieuses chrétiennes ne peuvent-elles pas être considérées comme des réponses à la dilution dans l’universel que propose une certaine conception de la mondialisation ? 1.1) L’ivoirité et l’identité ivoirienne L’ivoirité en tant que synthèse culturelle de tous les peuples et de toutes les cultures qui vivent sur ce bout de territoire qu’on appelle la Côte d'Ivoire, devrait amener les Ivoiriens à être attentifs aux intérêts de la Côte d'Ivoire. Être attentifs au pays, c’est défendre ses intérêts quand, devant l’impossibilité de conserver les entreprises, lorsqu’il a fallu les privatiser au nom de la mondialisation et sur injonction de la Banque mondiale et 11 du FMI, le sentiment nationaliste, l’amour du pays aurait dû guider ceux qui, peu avant la dévaluation, avaient pu planquer de l’argent dans les banques européennes, ou simplement ceux qui, Ivoiriens, avaient les moyens d’investir dans la nouvelle économie-monde. Cet attachement au pays que voulait créer l’ivoirité devait nous pousser à y investir, à respecter ses lois, à appliquer les principes d’accueil qui ont constitué les bases de la politique assimilationniste de F. Houphouët-Boigny. Par l’ivoirité, les Ivoiriens voulaient affirmer ce qui leur reste de souveraineté malgré les conséquences des différents programmes d’ajustement structurels : licenciements massifs, pertes des avantages pour les étudiants, libéralisations des prix, désengagements de l'Etat par exemple dans l’entretien des routes, etc. Enfin par l’ivoirité, il s’agissait de créer une société moderne délivrée des références tribales, régionalistes ou religieuses pour penser des rapports de qualité fondés sur le respect de l’autre, les principes de la laïcité et de l'Etat de droit. Armés de ces valeurs, les Ivoiriens devaient aller dans une nécessaire union, d’abord avec les pays de la CEDEAO, puis après, avec les autres de l'Afrique centrale, orientale, australe et du Nord. Ainsi la bonne ivoirité serait harmonisation des deux tendances contradictoires et néanmoins complémentaires : l’aspiration à l’unité africaine, donc à l’universel, puis le besoin de se construire une identité, de revendiquer sans haine son appartenance à un groupe plus petit que l’humanité, mais à l’intérieur duquel se vivent les valeurs d’humanité. Elle est également en adéquation avec la mondialisation entendue comme étape de la modernité dans l’évolution des sociétés humaines. Dans cette modernité qu’elle voulait de toutes ses forces, l’ivoirité devait façonner une conscience citoyenne respectueuse de la loi et des droits humains. C’est pourquoi l’essence première de l’ivoirité fut l’idée de synthèse culturelle, tout comme la négritude fut jadis la synthèse culturelle de tout ce qui avait quelques liens avec l'Afrique. Le président Henri Konan Bédié qui a donné au concept une formulation politique conçoit ainsi la notion d’ivoirité : 12 … lorsque nous avons voulu trouver une formule qui évoque la synthèse culturelle entre les ethnies habitant la Côte d'Ivoire, nous nous sommes référés à la géographie et nous avons forgé "l’ivoirité" qui souligne la qualité de ce qui est ivoirien, au sens culturel et identitaire. Mais nous aurions pu, tout aussi bien, choisir le mot" ivoiritude3. Il y avait un fond de nationalisme et de patriotisme que l’ivoirité voulait déposer dans le cœur de tous les Ivoiriens et de tous les frères qui, faisant de la Côte d'Ivoire leur seconde partie, y avaient bâti des fortunes, y avaient vécu ou simplement partageaient son idéal de paix et de prospérité. L’ivoirité est ouverture sur l’altérité et la conscience d’appartenir à des groupes plus vastes en construction : « Il y a donc lieu de reconnaître dans le concept d’ivoirité, non pas l’appel à l’exclusion mais le linéament du grand dessein national capable de donner sens et signification aux efforts d’enrichissement national. On peut le constater, la récente carrière pratique du concept d’ivoirité l’installe hors de portée du désir de sa récupération xénophobe et a fortiori de son identification à la renonciation à l’idéal d’intégration africaine4. » Le premier sens de l’ivoirité poussait les citoyens ivoiriens à se créer une identité que les Ivoiriens appréciaient chez les frères et sœurs du Sénégal, du Mali ou de la Guinée. Mais récupérée par des hommes politiques aux desseins quelquefois inconnus, l’ivoirité va déraper à partir de 1995, après sa réception idéologique. Elle prend alors des proportions qui ont miné l’unité nationale et fragilisé par ailleurs les relations de bon voisinage avec les Etats frontaliers. Les rebelles qui ont pris les armes contre la Côte d’Ivoire mentionnent l’ivoirité comme première cause de leurs actions. D’ailleurs à Linas Marcoussis, banlieue parisienne où fut convoquée sur l’initiative de la 3 Henri Konan Bédié, Les chemins de ma vie, Paris, Plon, 1999, p. 44. Gouda Gnaoré Victor, « Recherche de l’identification du concept d’ ivoirité », in Actes du forum CURDIPHE sur L'IVOIRITÉ ou l’esprit du nouveau contrat social du président Henri Konan Bédié, Abidjan, 20-23 mars 1996, Abidjan, Éditions Presses universitaires de Côte d'Ivoire, 1996, p. 35. 4 13 France la table ronde relative à la crise ivoirienne, l’ivoirité figurait en tête des problèmes qui fâchaient les Ivoiriens5. De plus en plus, nous constatons que, après plusieurs clarifications faites par les initiateurs de sa version politique, l’aspect unificateur de l’ivoirité prend le dessus. Une meilleure compréhension du concept en est faite. L’ivoirité vient ainsi entrer en union avec d’autres types d’appartenance individuelle, fondés non pas sur l’exclusion, mais sur l’affirmation de valeurs propres et sur l’intégration harmonieuse de nos diverses appartenances. Ce que nous observons sur le plan politique et culturel en Côte d'Ivoire a existé sous des formes diverses sur le plan de la religion, en d’autres temps et sous d’autres cieux. 1.2) L’identité chrétienne contemporaine À côté de cette ivoirité en réalité complémentaire de la mondialisation et pensée par nous comme modernité ivoirienne et modernisation de ce que nous avons et de ce que nous sommes, mais avec les autres, on peut citer les formes de vie chrétiennes. Elles sont aussi des affirmations d’identités dans la mesure où, par exemple, dans les CEB (Communauté Ecclésiale de Base) les chrétiens, partis du constat d’une dilution de leurs pratiques religieuses, veulent revenir aux anciennes fraternités. Comme les premiers chrétiens, ils veulent vivre le partage chrétien de proximité dans des petites cellules de prière. Ils veulent revenir à l’identité chrétienne initiale qui faisait que, dans la charité et l’amour du Christ, chaque chrétien était réellement le frère de son voisin et partageait ses joies et ses peines. Les chrétiens en sont arrivés à ces formes plus chaleureuses de leur vie religieuse en se posant sans doute les questions : qu’est-ce qui fait de nous des chrétiens et des chrétiens repérables comme tels dans la société actuelle ? Qu’est-ce qui nous distingue des autres et qu’est-ce qui nous permet de tourner le dos aux formes de vie antérieures à notre conversion ? Nés de nouveaux dans le Christ, comment devrions-nous exprimer cette initiative de liberté que nous 5 Ramsès L. Boa Thiémélé, L’ivoirité entre culture et politique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 15. 14 confère le commencement d’une vie vraiment chrétienne ? Telles sont les questions que se posent les chrétiens à la recherche d’une identité propre, si l’on s’en tient aux paroles du théologien Kä Mana : « Nous autres, Chrétiens et Chrétiennes des églises établies, nous savons que le christianisme de notre continent ne peut plus être celui des temps coloniaux et néocoloniaux dont beaucoup d’entre nous ont souffert dans leur esprit et dans leur corps6.» Des théologiens chrétiens africains ont été confrontés à cette question de l’identité. Ils ont forgé les concepts de théologie de la libération, bien avant ceux de l'Amérique latine. Des théologiens comme Mgr Engelbert Mveng et Jean-Marc Ela ont posé le problème de l’affirmation de valeurs propres aux chrétiens africains en termes de créativité culturelle et de libération économique. Pour Engelbert Mveng, c’est sur la pauvreté anthropologique qu’il faut insister quand il s’agit de la compréhension intellectuelle de la libération du chrétien africain. Il faut un nouveau type d'Africain chrétien. Celui-ci doit remettre en question les idéologies de la domination et de la mort qui menacent le continent ; il doit proposer une cosmologie et une anthropologie qui triomphe de la vie et sur la mort7. En somme, il s’agit pour E. Mveng, de libérer l'Eglise universelle de sa prison occidentale, de l’universaliser en l’africanisant8. Parallèlement à ce courant culturel, Jean-Marc Ela propose un autre courant, plus économique. Selon lui, il n’y a pas d’autonomie culturelle sans autonomie dans le domaine économique, c’est pourquoi la libération économique est première. Il veut trouver des stratégies qui mettent l’homme 6 Kä Mana, Le souffle pharaonique de Jésus-Christ. Réinventer le Christianisme dans ses sources, sa lumière et ses fondements africains, Yaoundé (Cameroun), Editions Sherpa, 2001, p. 62. 7 Engelbert Mveng et B. L Lipawing, Théologie, libération et cultures africaines, dialogue sur l’anthropologie africaine, Yaoundé, Paris, Édition Clé/Présence Africaine, 1996, p. 33. 8 Ibidem, p. 68. 15 chrétien africain en état d’échapper à la misère, à l’inégalité et à l’oppression. Même la théorie et la pratique chrétienne de l’inculturation peuvent être considérées comme une théologie de l’identité culturelle. Ce néologisme théologique tire son fondement de l’idée que Dieu se révèle aux hommes en s’engageant dans leur histoire pour assumer chaque culture particulière en vue de la transformer de l’intérieur. Il s’agit de faire l’effort de faire se rencontrer les secteurs de la vie d’un peuple et le message évangélique afin de promouvoir les valeurs propres de ce peuple. Au bout du compte, il s’agit d’inviter les Églises d'Afrique à se prendre en charge par une ascèse intellectuelle et morale dans laquelle l'Afrique participe de façon positive et active à l’expansion du message de Fraternité et d'Amour de Jésus- Christ. Il existe d’autres courants théologiques (comme la théologie noire d'Afrique du Sud, la théologie de la reconstruction de Kä Mana, etc.) mais nous nous en tenons au courant de la pauvreté anthropologique, de la libération économique et de l’inculturation pour montrer que les chrétiens africains ont été secoués par le problème de l’identité et qu’ils y ont répondu de façon multiple, en fonction de leur fondement idéologique, de leur environnement9. La dernière réponse la plus originale et sans doute la plus prometteuse est celle du théologien Kä Mana, qui après avoir découvert la place capitale des négro-africains dans l’histoire de l’Egypte, puis du rôle de cette même Egypte dans l’Alliance avec le Dieu de la Bible, veut ouvrir l’ère d’un christianisme post colonial : Assurés que nous sommes désormais responsables de la foi chrétienne sur nos terres, de ce qu’elle doit être et de ce qu’elle doit devenir au plus profond de nos quêtes et de nos espérances, nous ne pouvons que trouver dans la référence 9 Cf. Tshibangu T. Mgr, La théologie africaine. Manifeste et programme pour le développement des activités théologiques en Afrique, Kinshasa, Éditions saint Paul, 1987. 16 égyptienne une source féconde pour réinventer le christianisme dans un projet au cœur de nos sociétés 10. Outre le christianisme, l’islam ne va-t-il pas être pris à son tour, dans cette vague de remise en cause ? 1.3) L’identité musulmane L’islam va s’installer dans une position d’enracinement car il sait que l’identité se construit, dans la formation de nos idées, de notre foi, à travers des engagements de diverses natures. Mais bien plus, et relativement à notre première hypothèse, la mondialisation va secréter des formes nouvelles de fondamentalismes dans l’islam aussi. Cependant il faut écarter de notre analyse les groupes terroristes armés en guerre contre certains régimes corrompus des pays arabes ou responsables d’actes terroristes avérés. Du reste, ces intégristes-là s’en prennent aux systèmes politiques qu’ils jugent intolérants, répressifs et vendus à l'Occident. L'Occident de son côté est vue comme le complice de ces pouvoirs qui oppriment leurs peuples et exploitent leurs richesses nationales. Il faut plutôt prendre en compte les mouvements de renouveau islamiques, c’est-à-dire ces mouvements qui adoptent l’islam comme mode de vie et projet universel. Si les premiers vivent en marge de la société et se servent de la religion pour justifier leur ras-le-bol, les seconds par contre s’associent à l’islam par conviction et veulent se protéger de l’acculturation occidentale. Ils nourrissent l’espoir de bâtir un modèle de civilisation indépendant, dont les modèles reposeraient sur les valeurs de l’islam. Cet espoir est né d’une quête identitaire qui s’enracine dans le sol de l’aube du XX e siècle. Cette quête identitaire fondamentaliste ou islamique prend au mot la civilisation occidentale qui prône le pluralisme, le respect de la différence et de la liberté de religion. Le résultat de l’éveil du sentiment national et identitaire islamique est une 10 Kä Mana, Le souffle pharaonique de Jésus-Christ, op. cit., p. 62. 17 pléthore de courants, de stratégies et de sensibilité. Cette pléthore de courants va du refus de la modernité au retour aux formes les plus anciennes de l’islam. D’abord, nous avons des groupes qui pensent qu’il faut retourner à l’islam de la pureté des premiers temps. L’identité musulmane serait conservée dans les manières anciennes de vivre la Parole de Dieu. L’âge d'Or est celui des premiers temps de l'islam, lorsque s’appliquait de façon intégrale et rigoureuse la loi divine. Le simple retour aux sources recréerait la société idéale et son rayonnement d’antan. Ils proposent ainsi de refuser les aspects politiques actuels comme le vote et le travail des femmes, la laïcité de l'Etat au motif que dans l'islam il n’y a pas de séparation entre le privé et le public, entre l'Etat et la société. Pour eux il n’y a pas de droits de l’homme qui vaille, seul Dieu a des droits. L’homme n’a que des devoirs. La société dans son ensemble doit être sous la loi coranique : l’armée est l’armée de Dieu, l’ennemi est l’ennemi de Dieu, la loi reconnue est celle du Livre, le Coran. Ils croient pouvoir régler par la violence les problèmes sociaux et politiques ; ils sont convaincus de l’inanité du recours à des moyens de nature juridique ou politique pour trancher les différends qu’ils ont avec le pouvoir politique moderne. Ensuite, nous avons des groupes de modernistes. Face aux courants identitaires que nous pouvons qualifier de rétrogrades, se trouvent des quêtes identitaires souhaitant moderniser l’islam de l’intérieur, selon son propre rythme. Ces modernistes pensent que les musulmans doivent faire le jeu des droits acquis et de l’interprétation réformiste du Coran. Ils proposent aux partis qui se réclament de l’islam de s’affirmer comme parti légal, de se soumettre aux règles de jeu de la démocratie, de reconnaître aux femmes le droit à l’éducation et au travail. Enfin ce dernier courant estime qu’il ne s’agit pas d’occidentaliser l’islam ni de l’arabiser mais au contraire d’islamiser l'Occident, de l’amener petit à petit à épouser les valeurs musulmanes. Pour réussir ce pari, il est nécessaire pour les musulmans de veiller à l’élaboration intellectuelle d’une société et d'un Etat islamique, d’une théorie économique islamique. Ce faisant, l’islam reprendra l’initiative historique qu’il avait perdue et montrera par ses propres reformes que, 18 avant l’arrivée de la colonisation, il avait tenté de renouveler, de dépoussiérer et de rénover la vie des musulmans. Il montre que la civilisation occidentale n’est pas le modèle unique pour les sociétés du reste du monde11. Au total il revient aux musulmans de reconquérir leur propre identité en tant que communauté porteuse d’une mission globale éternelle. Ils se font, en agissant de la sorte, les dignes héritiers des prophètes d’antan. L'Afrique noire n’a pas attendu l’aspect impérialiste de la mondialisation pour imprimer une identité à l’islam. Ne peut-on pas reconnaître la confrérie mouride au Sénégal comme représentative de ce que les Noirs africains ont apporté, dans leur adhésion à l’islam, d’expériences morales et spirituelles propres ? En effet, on peut considérer le mouridisme du Sénégal, à travers son style de vie caractéristique, l’exaltation de la valeur du travail tant intellectuel que manuel, le contrat passé entre l’adepte et le marabout, comme une identité musulmane africaine. Cheikh Tidiane Sy a raison de dire, parlant du mouridisme, que les valeurs symboliques de la société traditionnelle wolof sont récupérées et incorporées dans le nouveau cadre islamique12 . Ces désirs d’identité des Ivoiriens, des musulmans, et plus haut des chrétiens, doivent-ils être pensé comme hostilité à l’égard de la civilisation occidentale ou à l’égard des voisins ? Doit-on débusquer derrière toute volonté de savoir qui l’on est, ou derrière tout désir de se construire une identité, la haine de l’autre ? Si on stigmatise en général les comportements relatifs aux revendications des identités, c’est parce qu’une certaine forme d’identité se veut exclusive. Ce type de revendication se fait uniquement au nom d’une seule identité qui, devenue tyrannique, exclut les autres appartenances dans la constitution 11 Cf. Abderrahim Lammchichi, L’Islamisme en question(s), Paris, L’ Harmattan, 1997. 12 Cheikh Tidiane Sy, La confrérie sénégalaise des mourides, Paris, Présence africaine, 1969, p. 172. 19