« The Jew of Malta (1589) : la scène méditerranéenne comme ‘counting house’ »
Anne Duprats (Paris 4 – Sorbonne)
I, 1. Enter Barabas in his counting-house, with
heaps of gold before him.
La première scène de Faust montre celui-ci au milieu de ses livres, convoquant
l’ensemble des savoirs connus avant de tracer autour de lui le cercle magique qui suscitera
l’apparition de Méphistophélès. Barabas, le Juif de Malte, apparaît au public encerclé d’or.
Marchand plutôt qu’usurier, il contrôle toutes les routes maritimes et commerciales de la
Méditerranée, et sa première apparition met en spectacle non seulement le décompte des
profits qu’il en tire, mais aussi la circulation des biens, et les échanges qui résultent de cette
activité, tout entière organisée autour de la « counting-house » qu’est la maison du Juif. À
cette circulation l’exercice brutal du droit du prince vient mettre un terme dès la seconde
scène : toute sa fortune lui sera confisquée par le gouverneur de l’île afin d’acquitter le tribut
réclamé aux Chrétiens par les Turcs. C’est ce qui déclenche le processus d’identification
inéluctable de Barabas avec son masque : peu à peu figé dans le stéréotype du Juif de théâtre,
le personnage spolié et assoiffé de vengeance, symboliquement jeté par-dessus les murailles
de la cité, ne cesse de revenir de scène en scène, jusqu’à ce qu’une coalition des Chrétiens et
des Musulmans lui fasse finir sa carrière dans un chaudron.
Comme toutes les pièces anglaises, espagnoles ou italiennes mettant en scène le rôle
des Juifs dans les échanges financiers et commerciaux au début de la modernité, The Jew of
Malta offre au spectateur de la fin du 16e siècle l’exécution d’un rituel attendu et toujours
semblable : celui de l’exclusion finale du Juif, réalisée sur scène après la représentation de la
part centrale qu’il prend à ces échanges. Or, sur ce plan, le caractère exceptionnel de la pièce
de Marlowe ressort avec netteté ; contrairement à ce qui se passe dans le théâtre de
Shakespeare, de Massinger ou de Daborne, et en Espagne chez Cervantès ou Lope de Vega, la
charge négative portée par le personnage et la représentation éclatante du tort qui lui est fait
font qu’aucune valeur ne saurait se dégager de la destruction de son activité comptable.
L’analyse de la pièce proposée lors de cette séance du séminaire « Construction de
l’Orient » part du constat que faisait David Thurn d’une divergence entre les deux modèles
fournis par le new historicism pour interpréter le traitement ambigu que réserve la
dramaturgie élisabéthaine et jacobéenne aux forces centrifuges qui travaillent ainsi l’espace
et les valeurs représentées. Au modèle politique du « containment », lié à l’exercice de la
souveraineté dans l’Angleterre des Tudor et des Stuart s’oppose en effet le modèle
économique de l’« exchange », visant davantage à montrer à l’œuvre dans les textes une série
de négociations et de compensations, pour rendre compte de la façon dont y circulent les
forces et les valeurs.
En revenant sur la nature du modèle économique qui sous-tend l’intrigue de The Jew
of Malta, je suggère la possibilité d’une interprétation nouvelle de la crise du crédit — crise
culturelle, théologique et esthétique autant que matérielle — dont témoigne une partie des
représentations théâtrales du commerce en Méditerranée, à la fin du 16e et au début du 17e
siècle.
Indications bibliographiques :
Édition utilisée :
M. Cordner (éd.), Doctor Faustus and Other Plays. Oxford : Oxford University Press,
2008.
Autres travaux consultés :