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LE JUGE EGYPTIEN GHURAB ASSIS ENTRE DEUX CHAISES
PAR
SAMI A. ALDEEB ABU-SAHLIEH
1
En 1980, on amenda la Constitution égyptienne. Au lieu d'être "une source
principale de législation", les principes du droit musulman deviennent "la
source principale de législation". Ceci créa une tension entre les lois reçues
de l'étranger et le droit musulman (chapitre I). Le courant islamiste, y
compris certains juges, y a vu l'occasion pour déclarer l'inconstitutionnalité
de ces lois. C'est le cas du juge égyptien Ghurab (chapitre II). La doctrine
juridique et la jurisprudence égyptiennes ne furent pas de cet avis (chapitre
III). Ce cas concret montre les problèmes juridiques et idéologiques
auxquels est confronté le monde arabo-musulman aujourd'hui
2
.
www.sami-aldeeb.com
saldeeb@bluewin.ch
1992
I. DROIT MUSULMAN ET LOIS REÇUES DE L'ETRANGER
1. Amendement de la Constitution égyptienne en 1980
Toutes les Constitutions connues par l'Egypte prévoyaient une disposition
déclarant que l'Islam est la religion de l'Etat, à l'exception de la
Constitution provisoire de la République arabe unie de 1950 en raison de
l'absence d'une telle clause dans la Constitution syrienne.
Figurant à l'article 149 de la première Constitution de 1923, cette
disposition fut placée, après la Révolution de 1952, au début de la
Constitution: art. 3 de la Constitution de 1956; art. 5 de la Constitution de
1964 et art. 2 de la Constitution de 1971. Cette dernière est allée encore
plus loin que les Constitutions précédentes; l'article 2 dit: "L'Islam est la
religion d'Etat. La langue arabe est sa langue officielle. Les principes du
droit musulman sont une source principale de législation". La dernière
partie de cet article a été amendée par le référendum du 22 mai 1980 pour
1
Dr en droit et diplômé en sciences politiques; collaborateur scientifique pour le
droit arabe et musulman à l'Institut suisse de droit comparé, Lausanne, et chargé
de cours à l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg.
2
Ne disposant pas des signes diacritiques nécesssaires pour les mots arabes, nous
avons adopté, autant que possible, un système de translittération facile à lire par
un francophone.
2
devenir: "Les principes du droit musulman sont la source principale de
législation"
Le rapport de la Commission spéciale chargée de l'amendement de la
Constitution
3
dit que cet amendement "oblige le législateur à s'adresser aux
normes du droit musulman, et à ne pas s'adresser à d'autres systèmes
juridiques, pour y trouver ce dont il a besoin. S'il n'y trouve pas de texte
clair, les autres moyens de déduction des normes à travers les sources
interprétatives permettent au législateur de parvenir aux normes nécessaires
ne violant pas les fondements et les principes généraux de ce droit".
Le rapport précise que cet amendement n'oblige pas le législateur à se
cantonner aux seuls ouvrages des légistes du passé. Il peut toujours trouver
ailleurs "des solutions aux nouveaux problèmes de la société qui ne sont
pas réglés par lesdits ouvrages. Le contraire violerait la lettre et l'esprit du
droit musulman, lequel est un droit élastique, traçant le cadre général et les
sources dont peuvent être déduites les normes pour les faits nouveaux dans
la société".
Le rapport insiste sur le fait que l'amendement "garantit la liberté de
croyance aux non-musulmans parmi les Gens du Livre
4
en vertu du
principe: Point de contrainte en matière de religion; il garantit aussi
l'égalité entre les musulmans et les non-musulmans en droits et en devoirs
en vertu du principe: Ils ont droit à ce que nous avons comme droits, et ils
doivent ce que nous devons comme devoirs. Il cite à cet effet les articles 40
et 46 de la Constitution qui évoquent ces droits. Il ajoute: "Il est
généralement admis que tout texte constitutionnel doit être interprété en
harmonie avec les autres textes constitutionnels, et non pas d'une manière
séparée. Il doit en être ainsi de l'article 2 et des autres articles de la
Constitution. De même, il est généralement admis que le droit musulman
tolérant soumet les non-musulmans parmi les Gens du Livre à leurs lois
religieuses en matière de statut personnel".
2. Place du droit musulman en Egypte
La question qui se pose est de savoir quelle est la réelle place du droit
musulman en Egypte aujourd'hui?
3
Maglis ash-sha'b: Ta'dil dustur gumhuriyyat masr al-'arabiyyah, 1980, pp. 24-
28.
4
Il s'agit des groupes religieux qui, selon le Coran, ont un livre sacré: les
Chrétiens, les Juifs, les Samaritains et les Sabéens.
3
La grande majorité des lois égyptiennes est d'origine étrangère, tant celles
qui concernent le droit public (Constitution, code pénal, etc.), que celles qui
concernent le droit privé (code civil, code commercial, etc.). Nous nous
attardons ici sur le code pénal et le code civil.
L'Egypte a promulg en 1876 un code pénal et un code de procédure
pénale mixtes d'inspiration française. Ils ont été à la base du code pénal et
du code de procédure pénale indigènes de 1883. En 1904, ils furent
remplacés par deux autres codes qui ont tenu compte, outre des codes
français, des codes belges, italiens, indiens et soudanais. Ces codes furent
remplacés à leur tour par l'actuel code pénal de 1937 et l'actuel code de
procédure pénale de 1950.
Le code pénal actuel mentionne le droit musulman dans deux articles
uniquement:
Article 7: En aucun cas les dispositions du présent code ne portent atteinte aux
droits individuels consacrés par le droit musulman.
Article 60: Les dispositions du code pénal ne s'appliquent pas aux actes commis
de bonne foi en vertu d'un droit reconnu par le droit musulman.
Il est aussi à signaler l'article 381 du code de procédure pénale selon lequel
le tribunal doit solliciter la fatwa du Mufti de la République avant de
prononcer la peine de mort
5
.
La place du droit musulman dans le code civil n'est pas beaucoup plus
grande que celle qu'il occupe dans le code pénal. Entré en vigueur le 15
octobre 1949, le Code civil a été rédigé dans des circonstances historiques
particulières qui expliquent son origine. En effet, l'article 2 de la
Convention de Montreux, signée le 8 mai 1937, qui a mis fin au système
des capitulations en Egypte, précisait que "la législation à laquelle les
étrangers seront soumis ne sera pas incompatible avec les principes
généralement adoptés dans les législations modernes"
6
.
5
La fatwa est un avis de conformité au droit musulman donné par une
personnalité religieuse musulmane. Le Mufti de la République est un haut
fonctionnaire chargé d'émettre des fatwas, notamment à l'intention de l'Etat (Voir
S. A. Aldeeb Abu-Sahlieh: L'institution du mufti et de sa fatwa/décision en
Islam, in Praxis juridique et religion, 7,.1990, pp. 130-131).
6
S. A. Aldeeb Abu-Sahlieh: L'impact de la religion sur l'ordre juridique, cas de
l'Egypte, Non-musulmans en pays d'Islam, Editions universitaires, Fribourg,
1979, pp. 109-110. Pour l'historique du code civil égyptien, voir A. A. As-
Sanhouri: Al-wasit fi sharh al-qanun al-madani, éd. 3, Dar an-nahdah al-
arabiyyah, Le Caire, 1981, vol. I, pp. 13-40.
4
Trois sources sont à la base de ce code. Il y a avant tout le droit étranger:
une vingtaine de codes latins, germaniques et indépendants ont été pris en
considération; puis les lois et la jurisprudence égyptiennes qui complètent
la source précédente parce qu'elles sont basées sur les codes civils
égyptiens mixte et indigène de 1875 d'inspiration française; enfin le droit
musulman, qui figure dans le code civil égyptien sous quatre formes:
- Renvoi au droit musulman: en matière de détermination des héritiers et de leurs
parts héréditaires, de dévolution des biens successoraux (art. 875) et de testament
(art. 915).
- Reprise d'institutions figurant dans les précédents codes civils mixte et indigène
(en y apportant parfois certaines modifications ou compléments): la capacité (art.
44-49), la vente dans la dernière maladie (art. 477-478), la donation (art. 486-
504), le règlement des dettes successorales (art. 891-898), la préemption (art. 935-
948).
- Introduction de nouvelles normes du droit musulman n'existant pas dans les
anciens codes: la théorie de l'abus de droit (art. 4-5), la séance contractuelle (art.
94), le principe de l'imprévision (art. 147 al. 2), la cession de dette (art. 315-322)
7
.
- Source secondaire, après la coutume, pour combler les lacunes, en vertu de
l'article 1er qui dit: "A défaut d'une disposition législative applicable, le juge
statuera d'après la coutume, et à son défaut, d'après les principes du droit
musulman. A défaut de ces principes, le juge aura recours au droit naturel et aux
règles de l'équité".
La place réduite laissée au droit musulman dans le code civil égyptien a
soulevé des tempêtes de protestation de la part des islamistes, notamment
des Frères musulmans qui refusaient l'influence des codes étrangers et
souhaitaient que le code civil se base exclusivement sur le droit musulman.
Pour les calmer, As-Sanhouri, principal rédacteur du code civil, avait
avancé l'argument selon lequel les codes étrangers ne servent que comme
référence/isti'nas: il ne s'agissait pas de copier ces codes, mais de s'y
référer. D'autres subtilités furent trouvées; il a divisé les sources en deux:
sources de daction et sources de fond, en affirmant que les codes
étrangers n'avaient servi que de sources de rédaction, alors que les sources
de fond étaient la législation existante en Egypte, la jurisprudence
égyptienne et le droit musulman
8
.
Le droit musulman, par contre, garde toute son importance en matière de
droit de famille et de droit successoral. Ces deux questions n'ont pas été
traitées dans le code civil égyptien comme le font les codes dont il s'est
inspiré. Elles forment ce qu'on appelle communément le statut personnel,
7
As-Sanhouri, op. cit., vol. I, pp. 65-67.
8
Magmu'at al-a'mal at-tahdiriyyah, al-qanun al-madani, Wazarat al-'adl, Le
Caire, <1950?>, vol. I, pp.156-164.
5
et qui reste en principe la chasse gardée des communautés religieuses,
musulmane, chrétiennes et juives. Mais la tendance aujourd'hui va vers
l'unification des lois relatives au statut personnel
9
. Ainsi, certaines
questions ont été soustraites à la réglementation des communautés
religieuses non-musulmanes, et sont soumises à des lois musulmanes
séparées ou à des dispositions d'inspiration musulmane incluses dans le
code civil
10
.
II. POSITION DU COURANT ISLAMISTE
1. Rejet des lois reçues de l'étranger
Les islamistes s'opposent à toute réception de lois étrangères, avant comme
après l'amendement constitutionnel. Ils distinguent à cet effet entre le droit
musulman et les lois positives (qawanin wad'iyyah), celles-ci désignant
toute loi étatique d'origine étrangère.
Le rejet des lois reçues de l'étranger se base notamment sur les deux
passages coraniques suivants:
5:44, 45, 47: Ceux qui ne jugent pas les hommes d'après ce que Dieu a révélé sont
des mécréants, ... injustes, ... pervers.
33:36: Lorsque Dieu et son prophète ont pris une décision, il ne convient ni à un
croyant, ni à une croyante de maintenir son choix sur cette affaire. Celui qui
désobéit à Dieu et à son prophète s'égare totalement et manifestement
11
.
Odeh, un juge, membre des Frères musulmans condamné à mort en 1954
par Gamal Abdel-Nasser, écrit: "La Constitution égyptienne, la loi positive,
énonce que la religion officielle de l'Etat est l'Islam. Ce qui signifie que le
9
L'article 1er de la loi 642/1955 a supprimé les tribunaux religieux, tant
musulmans que non-musulmans et a transféré leurs compétences aux tribunaux
nationaux. Sur les réactions provoquées par la promulgation de cette loi, voir
Aldeeb Abu-Sahlieh: L'impact de la religion, op. cit., pp. 117-119.
10
Voir sur ces questions, Aldeeb Abu-Sahlieh: L'impact de la religion, op. cit., pp.
143-146. Signalons aussi que sur le plan interne le droit des communautés non-
musulmanes est écarté dans les litiges impliquant des musulmans et des non-
musulmans, des non-musulmans entre eux n'appartenant pas à une même
communauté et à une même confession religieuse, ou des non-musulmans
convertis à l'Islam, fut-ce pendant la marche du procès. C'est ce que prescrivent
les articles 6 et 7 de la loi 642/1955. Pour plus de détails, voir Aldeeb Abu-
Sahlieh: L'impact de la religion, op. cit., pp. 139 et 149-167.
11
Voir A. Odah: Al-Islam wa-awda'una al-qanuniyyah, Al-ittihad al-islami al-
'alami lil-munazzamat at-tullabiyyah, <Kuwait>, 1982 pp. 56-57.
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