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Blaise
- 2ème partie - page 1
Si, après avoir lu la première partie des Pensées, l'incrédule a déjà toutes les raisons
de penser que l'explication que Pascal va lui proposer dans la deuxième partie ne pourra
être retenue, il peut quand même, reconnaissons-le, être tenté de l'écouter. S'il est de
bonne foi, il ne peut nier, en effet, qu'il y ait un problème de la condition humaine et il
peut même reconnaitre qu'il y a un "mystère" de la condition humaine, si l'on entend par
ce mot qu'il s'agit d'un problème dont personne ne semble connaître la réponse. Pascal,
en effet, a touché juste lorsqu'il a dépeint la profonde injustice de notre condition.
Même s'il la peint parfois sous des couleurs trop noires, il a tout à fait raison de penser
qu'elle est parfaitement scandaleuse. Et il serait tout à fait souhaitable, à mon avis,
d'organiser à l'échelle de la planète, tous les cinquante ans au moins, afin que la plupart
des hommes aient la possibilité d'y participer une fois dans leur vie, une grande
manifestation de protestation, une manifestation muette avec seulement des pancartes
ou des banderoles portant ces simples mots : « Et alors ? ». Mais Pascal, lui, pense, en
réalité que notre condition n'est injuste qu'en apparence et seulement pour celui qui ne
connaît pas ou ne veut pas reconnaître les "vérités" chrétiennes. Après avoir crié au
scandale, dans la première partie des Pensées, et joué, pour ainsi dire, au dirigeant
syndicaliste en faisant prendre conscience aux hommes de la scandaleuse injustice de
leur condition, il retourne brusquement sa veste dans la deuxième partie, et prend alors
fait et cause pour la direction. Il accuse le personnel d'être le seul responsable de la
situation qui lui est faite et prétend que c'est lui qui, n'ayant pas tenu ses engagements, a
obligé la direction à prendre des sanctions. Et c'est là qu'il devient très difficile de le
suivre.
Selon Pascal, le mystère de l'homme ne peut trouver de solution que dans la doctrine
chrétienne. Pour pouvoir expliquer ce mystère, il faut d'abord le voir. Or, selon Pascal,
seule la doctrine chrétienne a su le voir. Elle seule sait voir la dualité de l'homme; elle
seule sait voir à la fois sa grandeur et sa misère, nous dit Pascal dans le fragment 433215-248 : « Il faut pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu notre nature.
Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse, et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a
connue que la chrétienne ? » Les autres doctrines, philosophiques ou religieuses, ne
voient ou bien que la grandeur de l'homme ou bien que sa misère, comme le montrent
l'opposition dans le domaine de la connaissance des dogmatistes et des pyrrhoniens 1,
1 Voir notamment le fragment 395-406-25 : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout
le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme ».
René Pommier
Blaise
comme dans le domaine moral celle des stoïciens et des épicuriens
2,
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ainsi que dans le
domaine métaphysique celle des déistes et des athées 3. Seule à avoir su voir la dualité
de l'homme, la doctrine chrétienne est donc aussi la seule à pouvoir expliquer ses
contradictions. Et cette explication, elle réside dans le dogme du péché originel. Quoi
d'étonnant si l'homme semble être une créature anormale, puisque, de fait, il n'est pas,
ou plutôt il n'est plus, dans son état normal ? L'état normal de l'homme, c'est, en effet,
l'état d'Adam et d'Eve avant la chute. Le dogme du péché originel permet ainsi
d'expliquer le caractère contradictoire de l'homme, grand par ses aspirations et
misérable par son impuissance à les satisfaire. Ses aspirations à des formes de bonheur
et de connaissance qui ne sont pas de ce monde, s'expliquent par le souvenir confus de
l'état qui était le sien avant la chute, et son impuissance à les satisfaire est la
conséquence de cette chute. C'est ce que Pascal dit dans le fragment 430-149-182 :
« Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant
du bonheur de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur
aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature 4 ». On
trouve la même idée dans le fragment 434-131-164 : « Si l'homme n'avait jamais été
corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance; et
si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de
la béatitude ». Et Pascal d'en conclure qu' « il est manifeste que nous avons été dans un
degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus 5 ».
Mais la formule la plus importante pour bien comprendre la pensée de Pascal est
sans doute celle qu'on trouve à la fin du fragment 489-205-237 : « il faut que nous
naissions coupables ou Dieu serait injuste ». Pour Pascal donc, la condition actuelle de
l'homme, qui paraît profondément injuste, le serait effectivement, si elle était sa
condition naturelle et originelle, c'est-à-dire que Dieu n'aurait pas pu, sous peine d'être
lui-même injuste, créer le premier homme tel que nous sommes actuellement. Or il
convient de noter que, si cette affirmation peut sembler assez logique de la part de
quelqu'un qui croit au péché originel, elle n'est pourtant pas orthodoxe, puisque le pape
Pie V, lorsqu'il a condamné en 1567, dans la bulle Ex omnibus afflictionibus, les erreurs
de l'augustinien Baïus, a notamment censuré la proposition suivante : « Deus non
2 Voir notamment le fragment 431-430-683 : « "Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns. Voyez celui
auquel vous ressemblez et qui vous a faits pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui. La
sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre." - "Haussez la tête, hommes libres", dit Epictète. - Et les
autres lui disent : "Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous
êtes le compagnon" ».
3 Voir notamment le fragment 556-449-690 : « Il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu
sans connaître sa misère et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l'en peut guérir » (pp.
580, 557 et 490).
4 PP. 523, 520 et 229.
5 PP.531-532, 515 et 212.
René Pommier
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» (Dieu n'aurait pu, à
Blaise
potuisset ab initio talem creare hominem qualis nunc nascitur
6
l'origine, créer l'homme tel qu'il naît actuellement). Ainsi donc la thèse qui, est sans
doute la thèse maîtresse des Pensées puisque toute la première partie ne fait que
l'illustrer et que la deuxième repose sur elle, cette thèse est, en fait, une thèse que
l'Eglise a déclarée hérétique, bien que ce soit une thèse essentielle de la pensée de saint
Augustin et de toute la tradition augustinienne. Mais l'Eglise, qui a pu condamner un
théologien assez obscur comme Baïus, ne pouvait pas se permettre de condamner en
Augustin un de ses plus grands saints, un des principaux docteurs de l'Eglise, un des
trois hommes qui, avec saint Paul et saint Thomas, ont eu la plus grande part dans
l'élaboration de la théologie chrétienne.
Mais laissons de côté les querelles doctrinales qui ont tellement marqué l'histoire de
l'Eglise pour nous en tenir à la position de Pascal, On pourrait tout d'abord estimer qu'il
s'avance beaucoup lorsqu'il affirme que seule la doctrine chrétienne a su reconnaître à la
fois la grandeur et la misère de l'homme, prétendant qu'aucune autre religion et aucune
autre philosophie n'a su le faire. Pour pouvoir l'affirmer, il aurait fallu, pour commencer,
qu'il eût une connaissance aussi large et aussi complète que possible des diverses
religions et des diverses philosophies. Or il était assurément très loin du compte : en
dehors de la religion juive, que d'ailleurs il ne connaissait sans doute qu'assez
superficiellement, il ne connaissait vraiment qu'une seule religion, la sienne, et il semble
n'avoir guère lu d'autres philosophes qu'Epictète et Montaigne. S'il avait cherché un peu,
il aurait pu assez facilement, au moins chez les philosophes, trouver des auteurs qui
avaient à la fois souligné la grandeur et la misère de l'homme, à commencer par
Platon 7.
Cette objection, il est vrai, ne mérite guère qu'on s'y attarde. Car il importe au fond
assez peu de savoir si, oui ou non, la doctrine chrétienne est la seule à avoir vu à la fois
la grandeur et la misère de l'homme. Il est beaucoup plus important de savoir si la
réponse que Pascal croit trouver dans la doctrine chrétienne est vraiment une réponse.
Pour lui, il ne fait pas de doute que le dogme du péché originel apporte une réponse au
problème que pose le caractère profondément contradictoire de la condition humaine, et
que cette réponse est la seule possible. Il reconnaît pourtant que cette réponse
« choque » profondément notre raison et « heurte » violemment notre sens de la justice :
« Il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché
du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source,
semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement
impossible, il nous semble même très injuste; car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles
6 Voir Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebus fidei et
morum, editio XXXIV, Herder, 1963, p.434 (proposition 55).
7 Mais, comme le remarque Brusnchvicg (note du fragment 219-612-505), Pascal <<ne paraît pas l'avoir
lu>>.
René Pommier
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de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté,
Blaise
pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu'il est commis six mille ans avant qu'il
fût en être ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine » (434131-164 8).
Cela étant, on pourrait d'abord s'étonner que Pascal puisse se flatter de nous proposer
une « religion aimable » (c'est le titre de la liasse 18). Comment trouver aimable une
doctrine, quand « rien ne choque plus notre raison », quand « rien ne nous heurte plus
rudement » ? Tu prétends, ô Blaise, que tous les plaisirs terrestres sont empestés et que
la seule activité sérieuse consiste à se mettre à genoux , à prier et à prendre de l'eau
bénite. Tu prétends que ton dieu exige que l'on ne pense sans cesse qu'à lui, que l'on ne
vive que pour lui, que l'on n'aime que lui et que, pour ce faire, l'on ne s'attache jamais à
aucune créature 9. Tu prétends que ce dieu punit de la mort éternelle non seulement tous
ceux qui n'ont pas voulu le reconnaître, mais même tous ceux qui n'en ont jamais eu
l'opportunité de le faire, mais même tous ceux qui n'ont jamais eu l'opportunité de faire
ou de penser quoi que ce soit, comme les nouveau-nés morts sans baptême. Et tu oses
prétendre que ta religion est aimable ! Qu'est-ce que cela serait, ô Blaise, si elle ne l'était
pas ! Il faudrait être profondément masochiste, il faudrait être complétement malade, ô
Blaise, pour trouver ta religion aimable !
On peut ensuite s'étonner que Pascal prétende expliquer le caractère
incompréhensible de notre condition par le péché originel dont il reconnaît qu'il est luimême incompréhensible : « sans ce mystère le plus incompréhensible de tous, nous
sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le noeud de notre condition prend ses replis
et ses tours dans cet abîme; de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère
que ce mystère n'est inconcevable à l'homme », écrit-il dans le fragment 434-131-164 10.
Mais Voltaire est évidemment fondé à lui objecter, dans la 25° Lettre philosophique :
« Est-ce raisonner que de dire : l'homme est inconcevable sans ce mystère
inconcevable ? 11 ». Et cette objection lui ayant, à juste titre, semblé capitale, il l'a
reprise avec plus d'insistance dans les éditions ultérieures, notamment dans celle de
Genève en 1742 : « Une chose que je ne connais pas ne servira certainement pas à m'en
faire connaître une autre. Si dans l'obscurité je me mets un bandeau sur les yeux,
pourrais-je mieux voir ? »; ou dans celle de Dresde en 1748 : « C'est bien assez de ne
rien entendre à notre origine sans l'expliquer par une chose qu'on n'entend pas [...]
Serai-je bien reçu à expliquer ces obscurités par un système inintelligible ? Ne vaut-il
8 PP. 532, 515 et 213
9 Voir notamment le fragment 479-618-511 : « S'il y a un Dieu il faut n'aimer que lui, et non les créatures
passagères [...] Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais, puisque cela nous
empêche ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher, si nous l'ignorons ».
10 PP. 532, 515 et 213.
11, Op. cit., tome II, p. 187.
René Pommier
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pas mieux dire : je ne sais rien ? Un mystère ne fut jamais une explication, c'est une
Blaise
chose divine et inexplicable 12 ». Toutes ces formules sont tout à fait judicieuses, mais
c'est sans doute Ernest Havet, dans son édition commentée des Pensées , qui a formulé
l'objection de la manière la plus lumineuse et la plus définitive en disant simplement :
« un fait incompréhensible est encore un fait; une explication incompréhensible n'est
plus du tout une explication 13 ».
Pourtant, si les formules de Voltaire et de Havet suffisent assurément à faire éclater
la contradiction fondamentale de l'argumentation pascalienne, on peut la faire ressortir
d'une manière plus précise encore. Car Pascal - et c'est l'intérêt de sa démarche - ne se
contente pas de nous demander de croire au péché originel pour la seule raison qu'il fait
partie des vérités dites "révélées". Il essaie d'en donner au moins un commencement de
justification rationnelle. En effet, si la deuxième partie des Pensées prétend fournir la
solution du problème soulevé dans la première, celle-ci devait elle-même nous préparer
à accepter cette solution, en nous amenant à prendre conscience de la gravité du
problème. Pascal, ayant montré, dans la première partie, que notre condition était
profondément injuste, en tire argument en faveur du péché originel dans la deuxième
partie, en affirmant, nous l'avons vu, dans le fragment 489-205-237, qu' « il faut que
nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste ». Pascal ne nous dit pas : « Croyez au
péché originel parce que l'Eglise vous ordonne d'y croire ». Il nous dit : « Croyez au
péché originel, parce que c'est la seule façon d'expliquer l'incompréhensible injustice de
notre condition ». Or il reconnaît en même temps que le dogme du péché originel nous
paraît parfaitement injuste.
Mais à quoi sert de tant souligner, comme le fait Pascal, l'injustice de notre
condition, s'il ne trouve rien de mieux pour l'expliquer que l'hypothèse du péché originel
dont il reconnaît lui-même que rien ne saurait nous paraître plus injuste ? Pour
expliquer l'incompréhensible injustice de notre condition, il ne trouve rien de mieux que
l'incompréhensible injustice du péché originel. Il ne fait ainsi que déplacer la difficulté
et reculer pour mieux sauter. Certes, pour Pascal l'injustice du péché originel n'est
qu'apparente : elle ne s'oppose qu'à « notre misérable justice » et non à la vraie justice.
Mais, si l'injustice du péché originel n'est qu'apparente, sans que nous puissions jamais,
Pascal le reconnaît, commencer seulement à comprendre pourquoi elle n'est
qu'apparente, alors pourquoi n'en serait-il pas de même de l'injustice de notre condition
et qu'avons-nous besoin de l'hypothèse du péché originel pour l'expliquer ? Puisque c'est
l'injustice apparente de notre condition qui fait problème, une solution qui nous paraît
parfaitement injuste, ne saurait en aucune façon répondre au problème posé. Pascal ne
peut pas à la fois faire appel à notre sentiment de la justice pour nous inciter à nous
12 Ibidem.
13 Pensées de Pascal, édition de Ernest Havet, Delagrave, 1894, p. 229, note 1.
René Pommier
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tourner vers l'idée du péché originel et le récuser ensuite. Si notre justice n'est qu'une
Blaise
« misérable justice », alors Pascal ne peut pas affirmer « qu'il faut que nous naissions
coupables ou Dieu serait injuste ». Si notre justice n'est pas qu'une « misérable justice »,
alors Dieu serait injuste de nous faire naître coupables. Ainsi donc, dans tous les cas,
nous n'avons que faire du péché originel. Encore une fois, ô Blaise, on se demande à
quoi tu penses.
De plus, si le péché originel n'est injuste qu'aux yeux de « notre misérable justice »,
et non aux yeux de la justice de Dieu, pourquoi diable celui-ci a-t-il éprouvé le besoin
d'envoyer son fils pour racheter les hommes de la faute originelle ? Pascal pense que, si
nous étions à la place de Dieu, si nous avions son intelligence infinie, nous
comprendrions qu'il est parfaitement juste que tous les hommes soient punis pour le
péché du premier d'entre eux. Mais si Dieu a décidé d'envoyer un rédempteur, n'est-ce
pas parce qu'il s'est dit, à la réflexion, que le sort des hommes était injuste ? En
sacrifiant son fils unique, le dieu de Pascal prétend vouloir racheter le péché du premier
homme, mais comment ne pas se dire qu'en fait, c'est sa propre erreur, c'est sa propre
injustice qu'il tente de réparer tant bien que mal ? Comment ne pas se dire qu'il n'a
compris qu'au bout d'un certain temps ce que les hommes comprennent tout de suite ?
De plus, avant de prétendre expliquer la misère de notre condition par le péché
originel, il aurait fallu que Pascal eût pris le peine de nous expliquer comment et
pourquoi le premier homme a péché. Or non seulement Pascal ne le fait pas, mais tout
ce qu'il nous dit de l'état dans lequel se trouvait le premier homme avant son péché, rend
ce péché parfaitement incompréhensible. Dans le fragment 430-149-182, Pascal fait
parler la "sagesse de Dieu" : « J'ai créé l'homme saint, innocent, parfait. Je l'ai rempli de
lumière et d'intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L'oeil de
l'homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n'était pas alors dans les ténèbres qui
l'aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l'affligent. Mais il n'a pu soutenir
tant de gloire sans tomber dans la présomption, il a voulu se rendre centre de lui-même
et indépendant de mon secours 14 ». Si Dieu a créé l'homme « saint, innocent, parfait »,
comment expliquer que l'homme n'ait rien eu de si pressé que de pécher ? De plus,
Pascal nous explique que le premier homme a péché parce qu'il a voulu « se rendre
centre de lui-même ». Mais c'est là la définition même qu'il donne sans cesse de
l'amour-propre dont il prétend en même temps qu'il est lui-même le fruit du péché
originel. Pascal ne cesse de nous dire que c'est depuis le péché originel et à cause du
péché originel que l'homme veut « n'aimer que soi » et « ne considérer que soi 15 ». Il
faudrait pourtant savoir si l'amour-propre est la conséquence du péché originel ou s'il en
est la cause. Il ne saurait être les deux à la fois et il y a gros à parier qu'il n'est ni l'une ni
14 PP. 522-523, 520 et 228-229.
15 Voir le début du fragment 100-978-743 : « La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de
n'aimer que soi et de ne considérer que soi ».
René Pommier
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l'autre. Si l'amour-propre, qui est pour Pascal la source de tous les péchés des hommes,
Blaise
est la conséquence du péché originel, on ne comprend pas pourquoi le premier homme a
péché; et, si le premier homme a pu pécher, alors pourquoi expliquer par le péché
originel tous les péchés de ses descendants ? C'est ce que Rousseau faisait remarquer
très justement, mais bien inutilement, à l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont :
« Nous sommes, dites-vous, pécheurs à cause du péché de notre premier père; mais
notre premier père, pourquoi fut-il pécheur lui-même ? Pourquoi la même raison par
laquelle vous expliquez son péché ne serait-elle pas applicable à ses descendants sans le
péché originel et pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injustice, en nous
rendant pécheurs et punissables par le vice de notre naissance, tandis que notre premier
père fut pécheur et puni comme nous sans cela 16 ? »
« Qui démêlera cet embrouillement ? » dit Pascal dans le fragment 434-131-164,
après avoir éloquemment résumé les contradictions de l'homme 17. Mais on pourrait dire
la même chose à propos de la doctrine du péché originel grâce à laquelle Pascal prétend
justement le démêler, et puisqu'il emploie l'image du « nœud », on serait tenté de lui
répondre que son explication du « noeud de notre condition » n'est elle-même qu'un sac
de noeuds. On pourrait encore ajouter, que si le dogme du péché originel heurte
profondément notre raison et nous paraît parfaitement injuste, celui de la Rédemption,
qui en est le corollaire, n'est guère plus satisfaisant. On a, en effet, bien du mal à
comprendre pourquoi et comment la souffrance d'un juste peut effacer la faute d'un
pécheur. Comment ne pas se dire que l'idée de Rédemption relève d'une pensée
archaïque et magique, qui a inspiré tant de pratiques anciennes comme celle du bouc
émissaire ? Il me paraît bien difficile de ne pas partager, une nouvelle fois, le sentiment
de Roger-E. Lacombe : « Devant cette solution chrétienne si peu satisfaisante,
l'incrédule en vient à se demander si les difficultés qu'elle présente pour la pensée claire
ne s'expliquent pas parce que le christianisme garderait la trace d'un mode de pensée
relativement primitif et grossier. On peut comprendre la condamnation de l'humanité à
la suite du péché d'Adam si on la replace dans le cadre des conceptions anciennes de la
responsabilité collective, où la faute ne peut être rachetée que lorsqu'elle est équilibrée
par une souffrance au moins équivalente, même si cette souffrance n'est pas celle de
l'auteur du crime 18 ». Quand Pascal dit que toute la doctrine chrétienne se résume dans
la corruption et dans la Rédemption, on a envie de lui dire que c'est tout l'obscurantisme
foncier, toute l'absurdité fondamentale de la doctrine chrétienne qui se trouvent ainsi
résumés.
16 Lettre à Christophe de Beaumont. Voir Œuvres complétes, tome IV, bibl. de la Pléiade, Gallimard,
1969, p. 939.
17 Voir le passage déjà cité : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? [...] ».
18 Op. cit., p. 198.
René Pommier
- 2ème partie - page 8
La réponse que Pascal prétend apporter au problème de la condition humaine ne
Blaise
saurait donc être retenue. Pascal reconnaît lui-même que, si la religion dépasse la raison,
elle ne saurait la contredire : « Si on soumet tout à la raison, notre religion n'aura rien de
mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera
absurde et ridicule » (273-173-204). Il reconnaît, à la suite de saint Augustin, que la
raison ne peut accepter de s'incliner devant une explication qui la dépasse, que si elle a
de bonnes raisons de le faire : « Saint-Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si
elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu'elle
se soumette quand elle juge qu'elle doit se soumettre » (270-174-205). Pascal reconnaît
donc que c'est toujours la raison qui décide en dernier ressort. Pour qu'elle juge qu'elle
doit se soumettre, il faut que cela lui semble plus raisonnable. Cela étant, comment
peut-il espérer que l'incrédule puisse accepter d'incliner sa raison devant le tissu
d'absurdités qu'il lui propose en guise d'explication ?
Il nous dit, dans le fragment 267-188-220, que « la dernière démarche de la raison est
de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la dépassent ». Assurément. Mais la
solution que Pascal nous propose, ne dépasse pas la raison, elle la contredit : elle n'est
pas seulement incompréhensible, elle est parfaitement absurde. Pascal pense ou affecte
de penser qu'à partir du moment où l'incredule n'a pas d'explication de remplacement à
lui proposer, il doit accepter la sienne, même si elle lui paraît incompréhensible. Mais
les "vérités" chrétiennes ne sont pas incompréhensibles, elles sont absurdes; elles ne
sont pas inintelligibles, elles sont ineptes; ce ne sont pas des mystères, mais des
histoires à dormir debout. Devant les "vérités" chrétiennes, l'incrédule ne se dit pas qu'il
ne comprend pas : il comprend tout de suite qu'il n'y a rien à comprendre, qu'on ne lui
propose que des absurdités. L'existence d'un fait incompréhensible ne nous oblige
aucunement à accepter une explication incompréhensible de ce fait, et encore moins une
explication absurde. L'incrédule est généralement tout disposé à admettre avec Pascal
que « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être » (430-149-182 19). Il est prêt
à reconnaitre que l'homme, que l'univers, que tout ce qui est, est finalement
incompréhensible. Mais on n'est pas nécessairement obligé de connaître la vraie réponse
à une question, de pouvoir donner la solution d'un problème pour être en droit d'affirmer
que telle ou telle réponse ou telle ou telle solution sont manifestement fausses : il suffit
qu'elles contredisent les règles de la pensée logique. Si la raison humaine n'est pas
capable de répondre aux questions essentielles que l'homme se pose, elle est très
capable de récuser les fausses réponses. S'il y a une infinité de choses qui la dépassent,
il y a des choses qui ne la dépassent pas du tout et sur lesquelles elle peut se prononcer
en toute certitude et c'est ainsi qu'elle peut affirmer en toute certitude que le dieu
19 PP. 524-525, 521 et 231.
René Pommier
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d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Pascal n'a jamais existé que dans l'imagination
Blaise
d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Pascal.
« Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il n'est point
parfaitement clair que l'âme soit matérielle », dit Pascal dans le fragment 221-161-193.
Il a sans doute raison, mais encore faut-il savoir de quels athées il parle. S'il s'agit de
ceux qui nient l'idée même de Dieu, de ceux qui nient l'existence de Dieu, comme
principe d'explication du monde, il est vrai qu'ils ne peuvent pas prouver de façon
parfaitement claire que ce dieu n'existe pas : il faudrait, pour ce faire, qu'ils puissent
eux-mêmes expliquer le monde en faisant abstraction de Dieu. Pas plus que toute autre,
la philosophie matérialiste n'est capable de dire à l'homme qui il est et ce que c'est que
le monde. Mais il est plus que probable qu'au-delà des athées proprement dit, de ceux
qui nient aussi bien l'existence du dieu des philosophes que du dieu des religions, Pascal
pense à ceux qui se contentent de contester le second : en même temps que les athées
proprement dits, il vise les agnostiques et tous les incrédules Or, si l'on peut, en effet,
demander à ceux qui nient l'existence du dieu des déistes d'être capables d'expliquer le
monde en se passant de lui, il n'en est pas de même de ceux qui nient l'existence du dieu
d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Pascal, non plus que de ceux qui nient l'existence de
Jehovah ou d'Allah ou du dieu de quelque religion que ce soit. Ceux-là ne sont point
tenus de dire des chose claires sur l'homme et sur le monde, de se prononcer sur
l'origine et sur la fin de l'univers ou sur la nature de l'âme. Pour être en droit d'affirmer
que le dieu de Pascal n'existe pas, il suffit d'avoir des raisons précises et claires de le
faire et celles-ci ne manquent pas.
Pascal aurait de même raison de dire dans le fragment 230-809-656 :
« Incompréhensible que Dieu soit; incompréhensible qu'il ne soit pas », s'il s'agissait
dans son esprit du dieu créateur et principe de l'univers, du dieu des déistes. De ce dieu,
on peut, en effet, dire qu'il est incompréhensible qu'il soit, puisqu'on ne peut se faire
aucune idée claire, aucune image précise d'un être parfait et infini, et dire en même
temps qu'il est incompréhensible qu'il ne soit pas, puisqu'on peut estimer, comme le font
les déistes, qu'on a besoin de lui pour expliquer l'univers. C'est le sentiment
qu'expriment les vers si célèbres de Voltaire :
L'univers m'embarrasse et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger 20.
Et même si l'on n'est pas déiste, mais seulement agnostique, on peut accepter de dire
qu'il est incompréhensible qu'il y ait un dieu et incompréhensible qu'il n'y en ait pas,
dans la mesure où cela peut revenir à dire que l'explication nous échappe totalement et
que pourtant il doit y avoir une explication. En revanche, quand il s'agit du dieu des
20 Les Cabales, vers 111-112.
René Pommier
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chrétiens, comme du dieu des juifs ou des musulmans, ou du dieu de n'importe quelle
Blaise
religion, si l'incrédule sera évidemment d'accord pour dire qu'il est impossible que ce
dieu soit, il ne sera aucunement disposé à admettre qu'il est impossible qu'il ne soit pas.
Dire qu'il est impossible que le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, que le dieu de
Blaise Pascal ne soit pas, lui paraîtra à peu près aussi incongru que de dire qu'il est
impossible que Jupiter ou qu'Osiris ne soit pas.
Les mêmes remarques vaudraient pour le fameux pari auquel Pascal prétend obliger
l'incrédule. Il commence par poser en principe que la raison est incapable de se
prononcer dans un sens ou dans l'autre : « Examinons donc ce point, et disons : "Dieu
est, ou il n'est pas". Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n'y peut rien
déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l'extrémité de cette
distance infinie où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne
pouvez faire ni l'un ni l'autre; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux. Ne
blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix; car vous n'en savez rien » (233418-680 21). Sa raison étant en quelque sorte neutralisée, l'incrédule n'a plus qu'à
consulter son intérêt. Or celui-ci semble très clair : il y a, en effet, une très grande, une
immense, une infinie disproportion entre la mise, les plaisirs terrestres auxquels
l'incrédule devra renoncer, s'il parie pour Dieu, plaisirs qui sont nécessairement finis, et
l'enjeu qui est infini, puisque l'incrédule peut espérer gagner « une infinité de vie
infiniment heureuse 22 ». La mise peut donc être considérée comme inexistante par
rapport à l'enjeu de sorte qu'on aurait encore intérêt à parier, quand même la probabilité
de gagner serait extrêmement faible, quand même elle serait quasiment nulle. Il suffit
qu'elle ne soit pas absolument nulle. Or, selon Pascal, non seulement la probabilité de
gagner n'est pas nulle, mais « il y a pareils hasards de gain que de perte 23 » (pp. 440, et
470), puisque « la raison n'y peut rien déterminer ».
Mais c'est là justement que réside le grand défaut du raisonnement de Pascal. On
pourrait certes parier sans être certain de gagner, puisqu'on ne cesse d'entreprendre sans
être sûr de réussir, comme Pascal le fait remarquer dans le fragment 234-577-480 : « S'il
ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion, car elle
n'est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l'incertain : les voyages sur la
mer, les batailles ! ». Mais, si l'on peut parier pour l'incertain, on ne saurait parier pour
l'impossible. Pour que l'incrédule puisse accepter de parier, il faut évidemment qu'il
n'exclue pas totalement qu'il puisse y avoir effectivement quelque chose à gagner. Or
précisément pour un rationaliste digne de ce nom, il n'y a pas une chance sur mille, une
chance sur cent mille, une chance sur un million pour que l'hypothèse chrétienne soit
21 PP. 437, 550 et 469.
22 PP. 439. 551 et 470.
23 PP. 44O, 551 et 47O.
René Pommier
- 2ème partie - page 11
vraie : il n'y en a absolument aucune. Certes, s'il s'agissait de parier pour ou contre
Blaise
l'existence de Dieu, sans préciser la nature de ce dieu, s'il s'agissait de parier pour ou
contre l'existence du dieu des déistes, du dieu de Voltaire ou de celui de Rousseau, il en
irait tout autrement. Faute de connaître soi-même la réponse, on ne peut exclure a priori
aucune réponse, même peu vraisemblable, pourvu qu'elle ne soit pas manifestement
absurde. Mais, si le début du fragment peut nous faire croire que Pascal nous invite à
parier seulement pour l'existence d'un dieu indéfini, la suite va vite nous ôter cette
illusion. C'est bien pour son dieu que Pascal nous invite à parier, « Dieu d'Abraham,
Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants », comme dit le
Mémorial.
En effet, à l'incrédule qui sera naturellement porté à lui objecter que, dans
l'incertitude, le plus sage est de ne pas se prononcer et donc que « le juste est de ne pas
parier », Pascal répond : « Oui; mais il faut parier; cela n'est pas volontaire, vous êtes
embarqué »; et par la suite, tout en s'employant à lui démontrer qu'il a tout intérêt à
parier pour l'existence de Dieu, il va lui rappeler continuellement que, de toute façon, il
n'a pas le choix 24. On pourrait d'abord s'étonner qu'il ne dise pas pourquoi l'on est
obligé de parier. C'est que pour lui cela va de soi : ne pas parier, c'est parier contre Dieu.
Le dieu de Pascal qui, dans le fragment 899-775-640, rappelle la parole du Christ :
« Qui n'est point pour moi est contre moi 25 », ce dieu n'aime pas, ne tolère pas les
abstentionnistes. S'il s'agissait de parier pour le dieu des déistes, Pascal ne pourrait pas
dire à l'incrédule qu'il ne peut pas ne pas parier. Car, à la différence du dieu de Pascal,
ou du dieu d'autres religions, le dieu des déistes, le dieu de Rousseau ou de Voltaire, lui,
n'exige pas qu'on parie pour lui. Certes, on peut penser qu'il est sans doute un peu mieux
disposé à l'égard de ceux qui croient en lui. Mais il est suffisamment raisonnable pour
comprendre que, faute de renseignements suffisants, l'on préfère ne pas se prononcer.
Une fois que l'incrédule a compris que Pascal lui demande de parier pour son dieu à
lui, l'incrédule n'est plus disposé à admettre, comme il pouvait l'être au début, que sa
raison n'est pas plus blessée en choisissant l'un que l'autre. Car il ne s'agit pas de parier
seulement pour l'existence de Dieu, mais pour tout un ensemble de croyances que
l'incrédule ne saurait admettre, même à titre de simples hypothèses. Accepter de parier
pour le dieu de Pascal, c'est accepter le péché originel et la Rédemption, c'est accepter la
Trinité et l'Incarnation, c'est accepter de regarder la Bible comme l'expression de la
parole de Dieu, c'est accepter tout le fatras, tout l'échafaudage de fariboles que les
théologiens catholiques ont peu à peu constitué.
24 « puisqu'il faut choisir [...] ; puisqu'il faut nécessairment choisir [...] ; puisque vous êtes dans la
nécessité de jouer [...] ; étant obligé à jouer [...] ; quand on est forcé à jouer » (pp. 439, 550-551 et 469470).
25 Matthieu, 12, 3O.
René Pommier
- 2ème partie - page 12
Et derrière cela même sur quoi compte Pascal pour amener l'incrédule à oublier
Blaise
toutes les objections qu'il peut avoir à l'égard de la foi chrétienne, à savoir la
disproportion qu'il y a entre la mise et l'enjeu, disproportion infinie qui rendrait le pari
infiniment avantageux, il y a, en réalité, ce qui constitue, aux yeux de l'incrédule, une
des absurdités les plus choquantes de la doctrine chrétienne. Pour Pascal, ce qui attend
les hommes après la mort, c'est soit un bonheur infini et éternel, bonheur auquel
l'incrédule peut espérer accéder, s'il consent à parier, soit un malheur infini et éternel,
malheur auquel l'incrédule sera nécessairement condamné, s'il refuse de le faire. Mais
précisément une des choses que l'incrédule peut le moins admettre dans la doctrine
chrétienne, c'est l'absolu, c'est l'absurde manichéisme, en vertu duquel les hommes
après leur mort se retrouvent pour l'éternité ou infiniment heureux ou infiniment
malheureux. Logiquement les récompenses ou les châtiments éternels devraient être
exactement proportionnés au mérite et au démérite de chaque individu, lesquels sont
toujours relatifs, la responsabilité de l'être humain n'étant jamais absolument pleine et
entière mais toujours plus ou moins diluée. Aucun homme n'a donc jamais totalement
mérité ni ce que le dieu de Pascal promet aux élus ni ce qu'il prédit aux réprouvés. Par
conséquent, si Pascal peut prétendre que l'on a tout intérêt à parier pour son dieu, c'est
parce que la justice de ce dieu n'est pas du tout ce qu'elle devrait être. C'est son
absurdité même qui fait paraître le pari de Pascal infiniment avantageux.
Mais l'argument du pari soulève encore bien d'autres difficultés. Ainsi, comme l'ont
fait observer déjà Montesquieu 26, Diderot 27 et Condorcet 28, l'argument que Pascal
utilise pour essayer de rallier l'incrédule à la religion chrétienne, pourrait tout aussi bien
être utilisé pour essayer de le rallier à d'autres religions ou à d'autres croyances. Et, à la
limite, comme le remarque Roger E. Lacombe, « n'importe quel fou qui prétendrait faire
dépendre le salut de l'âme d'une action déterminée, si saugrenue soit-elle, pourrait tenir
le raisonnement de Pascal, et nous prouver qu'il est de notre intérêt, étant donné
l'infinité de ce qu'il s'agit de gagner, de parier pour son système 29 ». Et, de fait,
l'argument qui a beaucoup été utilisé déjà avant Pascal, ne l'a pas été seulement par des
auteurs chrétiens 30, mais aussi par un théologien musulman, El Ghazal. Dans ces
conditions, avant de parier pour le dieu de Pascal, l'incrédule fera donc bien d'examiner
26 « L'argument de Pascal : "vous gagnez tout à croire et ne gagnez rien à ne pas croire", très bien contre
les athées. mais il n'établit pas une religion plutôt qu'une autre » (Spicilège, voir Œuvres complètes, bibl.
de la Pléiade, Gallimard, 1951, tome II, pp. 1307-1308).
27 « Pascal a dit : "si notre religion est fausse, vous ne risquez rien à la croire vraie; si elle est vraie, vous
risquez tout à la croire fausse". Un iman peut en dire autant que Pascal » ( Addition aux Pensées
philosophiques, 59, voir Œuvres complètes, Bouquins, tome I, p. 46).
28 « Il s'ensuivrait de cet argument que, s'il se trouvait sur terre cinq ou six religions qui toutes
menaceraient les non-conformistes de peines éternelles, il faudrait les croire et les pratiquer toutes à la
fois, ce qui pourrait être embarrassant ». (Préface de son édition des Pensées de Pascal)
29 Op. cit., p. 1OO
30 Arnobe, Raymond Sebond, Antoine Sirmond.
René Pommier
- 2ème partie - page 13
toutes les autres religions et toutes les autres doctrines qui lui promettent un bonheur
Blaise
éternel, afin de choisir celle qui lui paraîtra avoir le plus de chances d'être vraie. Et,
même s'il choisit finalement la religion chrétienne, il ne sera pas encore au bout de ses
peines, car il lui faudra encore choisir entre la religion orthodoxe, la religion protestante
et la religion catholique. Au total, il risque de devoir consacrer une grande partie de sa
vie, voire sa vie tout entière à chercher quelle religion il lui faudra pratiquer. Comme le
dit si bien Rousseau dans la "Profession de foi du vicaire savoyard", « à grand peine
celui qui aura joui de la santé la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé
de sa raison, vécu le plus d'années saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s'en tenir, et ce
sera beaucoup s'il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre 31 ».
J'ajouterai, pour en finir avec l'argument du pari, que ce qui fait à première vue sa
force, à savoir qu'il paraît très avantageux et même infiniment avantageux, ne peut
manquer d'inciter l'incrédule à s'interroger, non seulement sur l'étrange manichéisme de
la justice divine, mais aussi sur son arbitraire. Car, si l'incrédule peut d'abord avoir le
sentiment qu'on lui propose une très bonne affaire et même la meilleure affaire qui ait
jamais été proposée à qui que ce soit, il ne va pas tarder sans doute à penser à tous ceux
qui n'auront pas eu la même chance que lui. Ceux-là même qui, parce qu'ils auront
connu le pari de Pascal, vont pouvoir accéder à la béatitude éternelle, auraient été
condamnés à la damnation éternelle, s'ils ne l'avaient pas connu. Mais combien
d'hommes connaissent le pari de Pascal ? S'il est donc vraiment l'affaire mirobolante
qu'il est censé être, alors comment ne pas trouver extrêmement choquant que cette
affaire mirobolante soit réservée à quelques privilégiés, comment ne pas se dire alors
qu'on a là le plus colossal, le plus scandaleux délit d'initiés qu'on puisse imaginer ? Et
cette objection ne vaudrait pas seulement pour l'argument du pari, mais aussi, j'y
reviendrai tout à l'heure, pour l'ensemble des Pensées, et plus généralement, pour toute
œuvre apologétique, pour toute activité missionnaire, pour tout prosélytisme religieux.
On ne sait pas, il est vrai, si Pascal aurait bien fait intervenir l'argument du pari dans
son Apologie et à quel moment il l'aurait fait. En effet, le fragment 233-418-680 ne fait
pas partie des Pensées que Pascal a classées et la conférence de Port-Royal ne fait pas
appel au pari. Sans doute ce fragment a-t-il été écrit après juin 1658. Si Pascal l'avait
finalement utilisé, il l'aurait probablement fait en introduction comme le pense Philippe
Sellier 32, ou à la fin de la deuxième partie, pour le cas où l'incrédule pourrait n'être pas
encore convaincu que la doctrine chrétienne est la seule explication possible du mystère
de l'homme. L'allusion à l'Ecriture (« N'y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu ? Oui, l'Ecriture et le reste, etc 33 ») semble indiquer, en tout cas, qu'il serait intervenu
31 Emile, livre IV, op. cit., p. 624.
32 Op. cit., p. 39.
33 PP. 440, 551 et 471.
René Pommier
- 2ème partie - page 14
avant la partie historique. Mais il est fort possible que Pascal aurait jugé inutile d'avoir
Blaise
recours à l'argument du pari, puisqu'il pense non seulement qu'il y a effectivement
« moyen de voir le dessous du jeu », mais que l'on peut ainsi apporter des preuves
incontestables de la vérité de la religion chrétienne. Malheureusement pour lui, il ne
pouvait mieux faire, pour convaincre définitivement l'incrédule que sa solution ne vaut
rien, que de produire des preuves qu'il croit décisives, et qui le sont effectivement parce
qu'après en avoir pris connaissance, l'incrédule ne saurait plus douter un instant que
l'auteur des Pensées n'a rien d'autre à lui proposer qu'une histoire à dormir debout.
Après avoir, dans la première partie des Pensées, sapé à l'avance la solution qu'il
propose dans la deuxième partie, en voulant la préparer, Pascal va, dans la troisième
partie, achever de la ruiner en prétendant la prouver
René Pommier
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