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René Pommier
Si, après avoir lu la première partie des Pensées, l'incrédule a déjà toutes les raisons
de penser que l'explication que Pascal va lui proposer dans la deuxième partie ne pourra
être retenue, il peut quand même, reconnaissons-le, être tenté de l'écouter. S'il est de
bonne foi, il ne peut nier, en effet, qu'il y ait un problème de la condition humaine et il
peut même reconnaitre qu'il y a un "mystère" de la condition humaine, si l'on entend par
ce mot qu'il s'agit d'un problème dont personne ne semble connaître la réponse. Pascal,
en effet, a touché juste lorsqu'il a peint la profonde injustice de notre condition.
Même s'il la peint parfois sous des couleurs trop noires, il a tout à fait raison de penser
qu'elle est parfaitement scandaleuse. Et il serait tout à fait souhaitable, à mon avis,
d'organiser à l'échelle de la planète, tous les cinquante ans au moins, afin que la plupart
des hommes aient la possibilité d'y participer une fois dans leur vie, une grande
manifestation de protestation, une manifestation muette avec seulement des pancartes
ou des banderoles portant ces simples mots : « Et alors ? ». Mais Pascal, lui, pense, en
réalité que notre condition n'est injuste qu'en apparence et seulement pour celui qui ne
connaît pas ou ne veut pas reconnaître les "vérités" chrétiennes. Après avoir crié au
scandale, dans la première partie des Pensées, et joué, pour ainsi dire, au dirigeant
syndicaliste en faisant prendre conscience aux hommes de la scandaleuse injustice de
leur condition, il retourne brusquement sa veste dans la deuxième partie, et prend alors
fait et cause pour la direction. Il accuse le personnel d'être le seul responsable de la
situation qui lui est faite et prétend que c'est lui qui, n'ayant pas tenu ses engagements, a
obligé la direction à prendre des sanctions. Et c'est qu'il devient très difficile de le
suivre.
Selon Pascal, le mystère de l'homme ne peut trouver de solution que dans la doctrine
chrétienne. Pour pouvoir expliquer ce mystère, il faut d'abord le voir. Or, selon Pascal,
seule la doctrine chrétienne a su le voir. Elle seule sait voir la dualité de l'homme; elle
seule sait voir à la fois sa grandeur et sa misère, nous dit Pascal dans le fragment 433-
215-248 : « Il faut pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu notre nature.
Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse, et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a
connue que la chrétienne ? » Les autres doctrines, philosophiques ou religieuses, ne
voient ou bien que la grandeur de l'homme ou bien que sa misère, comme le montrent
l'opposition dans le domaine de la connaissance des dogmatistes et des pyrrhoniens
1
,
1
Voir notamment le fragment 395-406-25 : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout
le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme ».
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comme dans le domaine moral celle des stoïciens et des épicuriens
2
, ainsi que dans le
domaine métaphysique celle des déistes et des athées
3
. Seule à avoir su voir la dualité
de l'homme, la doctrine chrétienne est donc aussi la seule à pouvoir expliquer ses
contradictions. Et cette explication, elle réside dans le dogme du pécoriginel. Quoi
d'étonnant si l'homme semble être une créature anormale, puisque, de fait, il n'est pas,
ou plutôt il n'est plus, dans son état normal ? L'état normal de l'homme, c'est, en effet,
l'état d'Adam et d'Eve avant la chute. Le dogme du péché originel permet ainsi
d'expliquer le caractère contradictoire de l'homme, grand par ses aspirations et
misérable par son impuissance à les satisfaire. Ses aspirations à des formes de bonheur
et de connaissance qui ne sont pas de ce monde, s'expliquent par le souvenir confus de
l'état qui était le sien avant la chute, et son impuissance à les satisfaire est la
conséquence de cette chute. C'est ce que Pascal dit dans le fragment 430-149-182 :
« Voilà l'état les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant
du bonheur de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur
aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature
4
». On
trouve la même idée dans le fragment 434-131-164 : « Si l'homme n'avait jamais été
corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance; et
si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de
la béatitude ». Et Pascal d'en conclure qu' « il est manifeste que nous avons été dans un
degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus
5
».
Mais la formule la plus importante pour bien comprendre la pensée de Pascal est
sans doute celle qu'on trouve à la fin du fragment 489-205-237 : « il faut que nous
naissions coupables ou Dieu serait injuste ». Pour Pascal donc, la condition actuelle de
l'homme, qui paraît profondément injuste, le serait effectivement, si elle était sa
condition naturelle et originelle, c'est-à-dire que Dieu n'aurait pas pu, sous peine d'être
lui-même injuste, créer le premier homme tel que nous sommes actuellement. Or il
convient de noter que, si cette affirmation peut sembler assez logique de la part de
quelqu'un qui croit au péché originel, elle n'est pourtant pas orthodoxe, puisque le pape
Pie V, lorsqu'il a condamné en 1567, dans la bulle Ex omnibus afflictionibus, les erreurs
de l'augustinien Baïus, a notamment censuré la proposition suivante : « Deus non
2
Voir notamment le fragment 431-430-683 : « "Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns. Voyez celui
auquel vous ressemblez et qui vous a faits pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui. La
sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre." - "Haussez la tête, hommes libres", dit Epictète. - Et les
autres lui disent : "Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous
êtes le compagnon" ».
3
Voir notamment le fragment 556-449-690 : « Il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu
sans connaître sa misère et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l'en peut guérir » (pp.
580, 557 et 490).
4
PP. 523, 520 et 229.
5
PP.531-532, 515 et 212.
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potuisset ab initio talem creare hominem qualis nunc nascitur
6
» (Dieu n'aurait pu, à
l'origine, créer l'homme tel qu'il naît actuellement). Ainsi donc la thèse qui, est sans
doute la thèse maîtresse des Pensées puisque toute la première partie ne fait que
l'illustrer et que la deuxième repose sur elle, cette thèse est, en fait, une thèse que
l'Eglise a déclarée hérétique, bien que ce soit une thèse essentielle de la pensée de saint
Augustin et de toute la tradition augustinienne. Mais l'Eglise, qui a pu condamner un
théologien assez obscur comme Baïus, ne pouvait pas se permettre de condamner en
Augustin un de ses plus grands saints, un des principaux docteurs de l'Eglise, un des
trois hommes qui, avec saint Paul et saint Thomas, ont eu la plus grande part dans
l'élaboration de la théologie chrétienne.
Mais laissons de côté les querelles doctrinales qui ont tellement marqué l'histoire de
l'Eglise pour nous en tenir à la position de Pascal, On pourrait tout d'abord estimer qu'il
s'avance beaucoup lorsqu'il affirme que seule la doctrine chrétienne a su reconnaître à la
fois la grandeur et la misère de l'homme, prétendant qu'aucune autre religion et aucune
autre philosophie n'a su le faire. Pour pouvoir l'affirmer, il aurait fallu, pour commencer,
qu'il eût une connaissance aussi large et aussi complète que possible des diverses
religions et des diverses philosophies. Or il était assurément très loin du compte : en
dehors de la religion juive, que d'ailleurs il ne connaissait sans doute qu'assez
superficiellement, il ne connaissait vraiment qu'une seule religion, la sienne, et il semble
n'avoir guère lu d'autres philosophes qu'Epictète et Montaigne. S'il avait cherché un peu,
il aurait pu assez facilement, au moins chez les philosophes, trouver des auteurs qui
avaient à la fois soulig la grandeur et la misère de l'homme, à commencer par
Platon
7
.
Cette objection, il est vrai, ne mérite guère qu'on s'y attarde. Car il importe au fond
assez peu de savoir si, oui ou non, la doctrine chrétienne est la seule à avoir vu à la fois
la grandeur et la misère de l'homme. Il est beaucoup plus important de savoir si la
réponse que Pascal croit trouver dans la doctrine chrétienne est vraiment une réponse.
Pour lui, il ne fait pas de doute que le dogme du péché originel apporte une réponse au
problème que pose le caractère profondément contradictoire de la condition humaine, et
que cette réponse est la seule possible. Il reconnaît pourtant que cette réponse
« choque » profondément notre raison et « heurte » violemment notre sens de la justice :
« Il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché
du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source,
semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement
impossible, il nous semble même très injuste; car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles
6
Voir Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebus fidei et
morum, editio XXXIV, Herder, 1963, p.434 (proposition 55).
7
Mais, comme le remarque Brusnchvicg (note du fragment 219-612-505), Pascal <<ne paraît pas l'avoir
lu>>.
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de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté,
pour un péché il paraît avoir si peu de part qu'il est commis six mille ans avant qu'il
fût en être ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine » (434-
131-164
8
).
Cela étant, on pourrait d'abord s'étonner que Pascal puisse se flatter de nous proposer
une « religion aimable » (c'est le titre de la liasse 18). Comment trouver aimable une
doctrine, quand « rien ne choque plus notre raison », quand « rien ne nous heurte plus
rudement » ? Tu prétends, ô Blaise, que tous les plaisirs terrestres sont empestés et que
la seule activité sérieuse consiste à se mettre à genoux , à prier et à prendre de l'eau
bénite. Tu prétends que ton dieu exige que l'on ne pense sans cesse qu'à lui, que l'on ne
vive que pour lui, que l'on n'aime que lui et que, pour ce faire, l'on ne s'attache jamais à
aucune créature
9
. Tu prétends que ce dieu punit de la mort éternelle non seulement tous
ceux qui n'ont pas voulu le reconnaître, mais même tous ceux qui n'en ont jamais eu
l'opportunité de le faire, mais même tous ceux qui n'ont jamais eu l'opportunité de faire
ou de penser quoi que ce soit, comme les nouveau-nés morts sans baptême. Et tu oses
prétendre que ta religion est aimable ! Qu'est-ce que cela serait, ô Blaise, si elle ne l'était
pas ! Il faudrait être profondément masochiste, il faudrait être complétement malade, ô
Blaise, pour trouver ta religion aimable !
On peut ensuite s'étonner que Pascal prétende expliquer le caractère
incompréhensible de notre condition par le péché originel dont il reconnaît qu'il est lui-
même incompréhensible : « sans ce mystère le plus incompréhensible de tous, nous
sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le noeud de notre condition prend ses replis
et ses tours dans cet abîme; de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère
que ce mystère n'est inconcevable à l'homme », écrit-il dans le fragment 434-131-164
10
.
Mais Voltaire est évidemment fondé à lui objecter, dans la 25° Lettre philosophique :
« Est-ce raisonner que de dire : l'homme est inconcevable sans ce mystère
inconcevable ?
11
». Et cette objection lui ayant, à juste titre, semblé capitale, il l'a
reprise avec plus d'insistance dans les éditions ultérieures, notamment dans celle de
Genève en 1742 : « Une chose que je ne connais pas ne servira certainement pas à m'en
faire connaître une autre. Si dans l'obscurité je me mets un bandeau sur les yeux,
pourrais-je mieux voir ? »; ou dans celle de Dresde en 1748 : « C'est bien assez de ne
rien entendre à notre origine sans l'expliquer par une chose qu'on n'entend pas [...]
Serai-je bien reçu à expliquer ces obscurités par un système inintelligible ? Ne vaut-il
8
PP. 532, 515 et 213
9
Voir notamment le fragment 479-618-511 : « S'il y a un Dieu il faut n'aimer que lui, et non les créatures
passagères [...] Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais, puisque cela nous
empêche ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher, si nous l'ignorons ».
10
PP. 532, 515 et 213.
11
, Op. cit., tome II, p. 187.
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pas mieux dire : je ne sais rien ? Un mystère ne fut jamais une explication, c'est une
chose divine et inexplicable
12
». Toutes ces formules sont tout à fait judicieuses, mais
c'est sans doute Ernest Havet, dans son édition commentée des Pensées , qui a formulé
l'objection de la manière la plus lumineuse et la plus définitive en disant simplement :
« un fait incompréhensible est encore un fait; une explication incompréhensible n'est
plus du tout une explication
13
».
Pourtant, si les formules de Voltaire et de Havet suffisent assurément à faire éclater
la contradiction fondamentale de l'argumentation pascalienne, on peut la faire ressortir
d'une manière plus précise encore. Car Pascal - et c'est l'intérêt de sa démarche - ne se
contente pas de nous demander de croire au péché originel pour la seule raison qu'il fait
partie des vérités dites "révélées". Il essaie d'en donner au moins un commencement de
justification rationnelle. En effet, si la deuxième partie des Pensées prétend fournir la
solution du problème soulevé dans la première, celle-ci devait elle-même nous préparer
à accepter cette solution, en nous amenant à prendre conscience de la gravité du
problème. Pascal, ayant montré, dans la première partie, que notre condition était
profondément injuste, en tire argument en faveur du péché originel dans la deuxième
partie, en affirmant, nous l'avons vu, dans le fragment 489-205-237, qu' « il faut que
nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste ». Pascal ne nous dit pas : « Croyez au
péché originel parce que l'Eglise vous ordonne d'y croire ». Il nous dit : « Croyez au
péché originel, parce que c'est la seule façon d'expliquer l'incompréhensible injustice de
notre condition ». Or il reconnaît en même temps que le dogme du péché originel nous
paraît parfaitement injuste.
Mais à quoi sert de tant souligner, comme le fait Pascal, l'injustice de notre
condition, s'il ne trouve rien de mieux pour l'expliquer que l'hypothèse du péché originel
dont il reconnaît lui-même que rien ne saurait nous paraître plus injuste ? Pour
expliquer l'incompréhensible injustice de notre condition, il ne trouve rien de mieux que
l'incompréhensible injustice du péché originel. Il ne fait ainsi que déplacer la difficulté
et reculer pour mieux sauter. Certes, pour Pascal l'injustice du péché originel n'est
qu'apparente : elle ne s'oppose qu'à « notre misérable justice » et non à la vraie justice.
Mais, si l'injustice du péché originel n'est qu'apparente, sans que nous puissions jamais,
Pascal le reconnaît, commencer seulement à comprendre pourquoi elle n'est
qu'apparente, alors pourquoi n'en serait-il pas de même de l'injustice de notre condition
et qu'avons-nous besoin de l'hypothèse du péché originel pour l'expliquer ? Puisque c'est
l'injustice apparente de notre condition qui fait problème, une solution qui nous paraît
parfaitement injuste, ne saurait en aucune façon répondre au problème posé. Pascal ne
peut pas à la fois faire appel à notre sentiment de la justice pour nous inciter à nous
12
Ibidem.
13
Pensées de Pascal, édition de Ernest Havet, Delagrave, 1894, p. 229, note 1.
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