1 Extraits de : Corboud (P.). 2006. La découverte des sites littoraux en France : une deuxième naissance pour l'archéologie préhistorique. In : Secrets de lacs : 150 ans d'archéologie dans les lacs alpins. Catalogue d'exposition (2006-2007 ; Annecy, Chambéry, Yvoire). Annecy : Mus.-Château, 26-43. La découverte des sites littoraux en France : une deuxième naissance pour l’archéologie préhistorique Par Pierre Corboud Les habitats préhistoriques conservés en milieu humide, en particulier ceux qui subsistent sur les rives immergées des lacs de l’Arc alpin, constituent une catégorie à part parmi les gisements archéologiques d’Europe. Cette spécificité est à la fois scientifique et historique. Scientifique par l’extrême richesse de ces sites, dont l’excellente conservation permet de reconstituer avec précision la vie des anciennes populations riveraines. Mais aussi historique, car la découverte et l’identification de ces établissements humains, dès le milieu du 19e siècle, a suscité une effervescence considérable dans le milieu des historiens et naturalistes de l’époque. Ce qui favorisa, dès lors, le développement d’une nouvelle discipline scientifique : l’archéologie préhistorique. Les particularités des sites littoraux, nommés dès leur découverte « stations lacustres », ou encore « palafittes » (d’après l’italien « palafitte » : pieux plantés, en allemand « Pfahlbauten »), constituent également un handicap pour leur interprétation, car ils sont attribués très tôt à une « population lacustre », opposée à celles représentées par les sites terrestres. Cette caractéristique assurera leur immense popularité, diffusée par une imagerie très riche produite par les peintres et illustrateurs les plus célèbres de l’époque. Mais, surtout, elle accréditera pour de nombreuses décennies, l’idée qu’il s’agit d’une civilisation à part, homogène au plan culturel, malgré une évolution technologique qui montre le passage de l’âge de la Pierre à l’âge du Bronze. 1854 : la découverte des « stations lacustres » dans les lacs de Suisse A l’instar d’autres pays du domaine alpin, l’observation de pieux de bois vermoulus, fichés dans la vase des rives des lacs, associée à la récolte d’objets d’époque préhistoriques, est connue bien avant l’hiver 1853-1854. Néanmoins, la date de 1854 demeure emblématique par l’interprétation que l’on propose de tels restes, tout d’abord dans le lac de Zurich, comme les vestiges d’une ancienne civilisation, dont les porteurs bâtissaient leurs cabanes sur des plates-formes au-dessus des eaux. Les lacs du plateau suisse livrent très vite des vestiges comparables, suscitant une frénésie de la recherche parmi les historiens et les amateurs d’antiquités. Pour de multiples raisons déjà évoquées, les « ancêtres lacustres » découverts en Suisse acquièrent une célébrité immédiate, alors que les savants du reste de l’Europe s’enthousiasment plus tardivement pour ces villages engloutis. … La querelle des lacustres et des terrestres Dans les années qui suivent la découverte zurichoise de l’hiver 1853-1854, la plupart des autres pays de l’Arc alpin signalent des trouvailles de pilotis associés à des objets archéologiques sur les rives immergées de leurs lacs. L’interprétation de Ferdinand Keller est adoptée avec enthousiasme, par tous les savants qui participent à ces découvertes. L’image des villages construits sur des plates-formes surélevées au-dessus des eaux possède un tel potentiel de rêve et de romantisme qu’elle n’est pas remise en question. En revanche, la représentation des « cités lacustres » est diffusée telle quelle, par tous les médias de l’époque : gravures, peintures, maquettes, cortèges historiques et même les romans. Pourtant, le modèle interprétatif d’origine, proposé par Keller, va subir quelques corrections de la part de son auteur, mais qui ne seront que très peu répercutées parmi les savants des autres pays. Par exemple, le premier modèle de Keller, largement inspiré d’une gravure représentant le village de Kouaoui en Nouvelle-Guinée, sera remplacé dès 1866 par celui de cabanes rectangulaires strictement alignées sur 2 une plate-forme reliée à la terre ou en pleine eau. Une telle interprétation est plus conforme aux découvertes qui ont suivi celles d’Obermeilen en 1854. Pour résumer le débat sur l’interprétation des structures d’habitation en milieu littoral, on pourrait dire que les modèles proposés, entre 1854 et aujourd’hui, suivent cinq périodes, jalonnées par des découvertes significatives ou par des remises en question majeures. La première période, de 1854 à 1922, est dominée par le modèle Keller (Keller 1854 et 1866 ; Troyon 1860 ; Munro 1890 et 1908). L’association entre les pilotis retrouvés sur les rives immergées des lacs et les objets archéologiques attribués à l’âge de la Pierre ou à l’âge du Bronze correspond obligatoirement à des cabanes construites sur de vastes plates-formes, surélevées de manière permanente en dessus des eaux. Les raisons évoquées pour justifier le choix de telles constructions sont multiples : protection contre les bêtes sauvages et les voisins belliqueux, hygiène domestique favorisée par le « tout à l’égout », facilité pour la pêche et les communications en pirogue ; enfin, attrait pour le paysage lacustre, ouvert, par opposition à la forêt fermée et sombre, etc. Les éventuels habitats terrestres, contemporains, ne sont pratiquement pas mentionnés, ou alors, seulement pour évoquer la menace de tribus plus frustes, forcément vindicatives, en opposition aux « pacifiques lacustres », laborieux et civilisés. Un aspect singulier du modèle Keller est de négliger la discussion sur la durée du phénomène lacustre et son évolution culturelle possible. Pour lui, il s’agit d’un peuple original, aux caractéristiques ethniques et culturelles homogènes, les nombreuses spéculations sur la « race des lacustres » attestent d’ailleurs de ce souci d’identification. Le débat sur l’appartenance des villages immergés à plusieurs périodes, rattachées au « système des trois âges » proposé dès 1836 par l’archéologue danois Thomsen, n’apparaît tout d’abord qu’en Suisse occidentale, après la découverte d’objets de pierre mais aussi de bronze sur différentes stations. C’est notamment le géologue et archéologue Adolphe Morlot qui adopte ce système. C’est aussi à lui qu’on doit la première exploration en plongée d’une station littorale immergée, le 24 août 1854, à Morges sur le site Bronze final de la Grande-Cité. Dès 1919, à partir des fouilles menées dans les sites de tourbière du bassin du Federsee (Allemagne du sud-ouest), H. Reinerth, R.R. Schmidt et O. Paret remettent en cause le modèle Keller. L’excellente conservation des vestiges de bois et de matières organiques des tourbières permet à Reinerth de mettre en évidence des constructions établies à même le sol, mais avec un dispositif d’isolation du plancher contre l’humidité (Reinerth 1922). Il propose aussi des cabanes à plancher surélevé, mais exclut l’existence d’une plate-forme unique. A Aichbul, ce modèle distingue les villages néolithiques, construits sur le rivage humide, mais émergé, des habitats de l’âge du Bronze établis plus au large, surélevés de manière permanente. Il introduit aussi la notion de fluctuation du niveau de l’eau. C’est dès cette date que naît la querelle entre les « lacustres » et les « terrestres », c’est-à-dire les savants qui défendent la thèse de Keller et ceux qui voient les constructions « lacustres » comme des habitats terrestres, abandonnés pendant les périodes d’inondation. Il faut néanmoins relever que les interprétations de Reinerth sont basées sur des recherches menées en milieux marécageux et non dans les zones littorales de grands lacs tels ceux de Zurich, de Constance ou du Léman. Cette distinction ne semblait pas gêner les auteurs de ces reconstitutions, tant la notion d’homogénéité de la « civilisation lacustre » est encore ancrée dans les mentalités. Une troisième période – de 1946 à 1965 environ – est caractérisée par le rejet absolu, du moins dans le monde des spécialistes, du modèle Keller et l’apparition d’une réflexion basée sur des observations à caractères géologique et sédimentologique. Le schéma interprétatif qui en ressort abouti au modèle Paret-Vogt, (Paret 1946 ; Vogt 1955 ; Paret 1958, traduction française de son ouvrage de 1946). Les principaux arguments d’Oscar Paret, déjà ébauchés dans une publication de 1942, négligent complètement le comparatisme ethnographique pour ne retenir que des observations d’ordre géologique mais, surtout, font appel au « bon sens ». En douze points il prouve que les constructions retrouvées dans les lacs d’Allemagne et de Suisse ne pouvaient être construites qu’au niveau du sol, à l’abri des fluctuations saisonnières des eaux et ne devoir leur position actuelle qu’à des remontées régulières du niveau des eaux. De son côté, l’archéologue suisse Emil Vogt confirme la thèse de Paret, à la suite des fouilles qu’il réalise à Egolzwil 3, dans le marais de Wauwil (canton de Lucerne, Suisse), où il décrit des cabanes dont le sol est isolé par des dépôts d’écorces, donc construites sur un terrain exondé. 3 Ces interprétations sont néanmoins discutées par plusieurs savants, dont le botaniste et palynologue Werner Lüdi, sur la base d’observations géologiques et naturalistes. Lüdi relativise la notion de fluctuations importantes et fréquentes des niveaux des eaux des lacs et des marais, selon lui non visibles dans l’évolution de la végétation contemporaine des occupations littorales. Selon lui, le modèle des habitations riveraines construites sur l’eau n’est pas à rejeter définitivement. C’est vers le milieu des années soixante, avec les recherches menées dans des sites littoraux asséchés artificiellement au moyen de caissons de palplanches, que des observations beaucoup plus fines et précises sont possibles. C’est aussi à cette date que les premières explorations scientifiques sont menées, dans les lacs de Zurich et de Neuchâtel, avec des scaphandres de plongée autonome. Les résultats de ces travaux incitent les archéologues à plus de prudence dans leurs conclusions. Le modèle Strahm (Gallay 1965 ; Strahm 1972-1973 et 1975) apporte beaucoup de nuances dans les interprétations et insiste sur la notion de « variation du niveau de l’eau » pour expliquer l’alternance de niveaux anthropiques et stériles, correspondant à des épisodes transgressifs et régressifs des lacs. Dans la lignée de Paret, l’apport des observations ethnographiques n’est presque jamais évoqué, pour inspirer ou valider une quelconque interprétation. Les informations issues de l’observation stratigraphique et des sciences naturelles sont jugées suffisantes pour régler la querelle des « terrestres » et des « lacustres ». A la suite des fouilles des stations littorales d’Auvernier et d’Yverdon, Christian Strahm admet qu’il ait pu exister, de manière simultanée dans le même village, plusieurs modes de construction. D’une part des maisons construites à même le sol, dans des terrains épargnés par les crues annuelles et, d’autre part, des habitations dont les planchers étaient surélevés pour échapper aux inondations saisonnières. … La place actuelle des sites littoraux dans la recherche préhistorique En guise de conclusion, il est utile de signaler le rôle qu’a joué l’étude des stations littorales pour le développement de l’archéologie préhistorique, dans le siècle qui a suivi leur découverte. En effet, dès le début des années 1860, les explorations des « cités lacustres » sont contemporaines du débat suscité par le livre de Charles Darwin L’évolution des espèces, publié en 1859, qui révolutionne les conceptions sur la place de l’homme dans l’évolution des espèces. Ces conceptions permettent alors d’aborder de manière scientifique l’origine de l’homme et de proposer une ancienneté considérable aux outils paléolithiques, découverts notamment dans la vallée de la Somme par Jacques Boucher de Perthes. Les objets archéologiques récoltés dans les stations lacustres sont tout d’abord assimilés à des « antiquités celtiques » donc interprétés plutôt dans le champ de l’antiquité que dans celui de la préhistoire. Néanmoins, la première classification de la préhistoire publiée en 1873 par Gabriel de Mortillet est basée sur le mobilier archéologique et intègre largement les industries issues des sites lacustres. Cette chronologie, fondée sur le système des trois âges de Thomsen, est revue en 1883, mais elle place toujours les « époques lacustres » dans la continuité des époques paléolithiques. Dans une perspective historique, la recherche sur les sites littoraux, avec la célébrité dont elle a bénéficié dans toute l’Europe, autant dans les milieux scientifiques qu’auprès du public, possède un caractère fondateur et emblématique de l’archéologie préhistorique. Dès le début du 20e siècle, mais surtout à partir des années 1950, on voit se multiplier les études géologiques et naturalistes associées aux recherches archéologiques sur les sites littoraux. Ces études sont légitimées par la diversité et la bonne conservation des matériaux archéologiques et naturels contenus dans les sites littoraux (restes de végétaux : (plantes, graines, pollens, bois, ossements de faune et séquences stratigraphiques dilatées). Elles sont justifiées par la nécessité, pour les archéologues, de faire appel à des disciplines qui leur semblent « plus scientifiques » que la leur, dans l’interprétation des vestiges complexes de leurs terrains. Actuellement, il est opportun de redéfinir la place des « études lacustres » dans l’ensemble des études préhistoriques. Nous subissons encore les retombées de la querelle entre les « lacustres » et des « terrestres ». La question de l’architecture des habitations littorales est encore trop souvent au centre des préoccupations et masque d’autres aspects plus fondamentaux des cultures préhistoriques. D’une part, la richesse des sites littoraux en matériaux organiques et la précision des datations livrées par la dendrochronologie ne permettent pas des comparaisons aisées entre les sites littoraux et les 4 sites terrestres, pourtant occupés par les mêmes cultures préhistoriques entre le Néolithique et l’âge du Bronze. D’autre part, les établissements littoraux fournissent des informations indispensables pour mieux comprendre, par extension, le peuplement des villages des zones non littorales. Sur un plan plus général, les couches anthropiques contenues dans les sites littoraux ont enregistré non seulement les témoignages des activités humaines, mais aussi l’évolution naturelle de l’environnement contemporain de l’occupation des villages. Les informations récoltées sur l’ensemble des sites palafittiques, habités pendant plusieurs millénaires dans une même région, permettent donc de retracer l’histoire naturelle de ce territoire et ainsi de mieux comprendre l’évolution du climat, des fluctuations des eaux, des processus géologiques, de la transformation de la faune sauvage et des espèces végétales.