Université du Maine D. Luzzati Département de Lettres UE 21110321 – décembre 2007 – 1er semestre 5 10 15 20 L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet; mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du reste, inoffensif et serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s'était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires. La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques. 25 Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables. Maupassant, Boule de suif 1. Lexicologie (6 points). Étudier les mots: démoc, retranchements 2. Grammaire a. Faire les remarques nécessaires sur : (6 points) - les frères et amis - tant de consommations révolutionnaires b. Étudier l'attribut (8 points) démoc - forme : - étymologie : < demos + cratia = gouvernement du peuple, le tout étant de définir ce qu'on entend alors par « peuple » composition/famille : il s'agit d'une part d'interfixation, ni demo ni cratie n'existant isolément, et d'autre part d'une apocope, c'est-à-dire d'un mot tronqué de sa fin (cf vélo pour vélocipède), contraire de l'aphérèse (mot tronqué de son début : pitaine pour capitaine). - sens : - sém (1 mot / n sens) : démoc n'a qu'1 sens possible, celui qui se réclame de la démocratie, et qui l'affiche dans sa dénomination même, revendiquée comme un surnom. La démocratie ainsi proclamée dans l'onomastique a surtout une fonction provocatoire. En étant démoc, Cornudet est du côté du bien et autres, les gens respectables, du côté du mal. - onom (1 sens / n mots) : le démoc est ainsi un révolutionnaire, un progressiste, un homme qui se veut pour le peuple (à défaut d'en être), un homme qui se pense en avance sur son époque, par opposition avec conservateurs, aristocrates, réactionnaires... de tous poils. - contexte : - synt : apposition sans virgule qui s'apparente à un mot composé. L'apposition qui suit, après virgule cette fois justifie le terme et l'affectation qu'il véhicule. Il est, ou plutôt il se veut un être « tronqué », un démoc, la terreur des gens respectables, une sorte de démon alors que, pilier de bistrots et simple discoureur,il est tout sauf une réelle terreur. - texte : il s'agit d'une forme de discours indirect libre. C'est ainsi que Cornudet se nomme ou se fait nommer. C'est un titre de noblesse qui devrait justifier d'une charge (préfet) que des manants (les garçons de bureau) se sont permis de récuser. retranchement - - - forme : - étymologie : < re + trancher < *trinicare = « ôter, supprimer », puis « munir de tranchées », puis « (se) protéger » - composition/famille : re + trancher + ment, c'est un ½ parasynthétique (se retrancher existe, mais non *tranchements). Suffixe nominal -ment (diff du suff adv < mens) : comme dans pansements, changements, pavements, mouvements, lavements, le suff indique « ce qui aide à » + V factitif. Ces subst traduisent des suites d'actions ou des actions complexes, d'où leur fréquence au pl. sens : - sém (1 mot / n sens) : tt d'abord voc militaire = lieu non pas retranché mais où on est retranché grâce à des protections qui protègent des assauts ennemis. Le sens peut devenir figuré (les retranchements d'une femme pour résister aux assauts masculins, les retranchements d'un discours, pour résister aux critiques et arguments opposés) : il s'agit toujours d'une position défensive dans laquelle on refuse le combat, on s'isole du monde extérieur, nécessairement perçu comme agressif. - onom (1 sens / n mots) : subst (en conservant le pl) par défenses, protections, tranchée + murs + trous + semer des pièges, coucher les arbres...... contexte : - synt : pl => des gestes+/- utiles mais multiples. + nouveaux => quasi oxymore : autres aurait mieux convenu, car ce seront les mêmes retranchements au Havre qu'à Rouen, inutiles également, destinés davantage à protéger Cornudet d'une possible mauvaise conscience qu'à préserver la ville d'un quelconque assaut. - texte : Cornudet est moins un spécialiste des défenses militaires que des positions défensives. Il critique toujours mais ne fait jamais rien, attitude qui ne l'illustrera guère dans la nouvelle où, au nom de sa réprobation, il ne nourrira pas plus Boule de Suif que les autres, alors qu'elle se sera sacrifié pour tous, lui y compris. Politiquement, il aura fait partie des antimilitaristes qui ont permis aux Prussiens d'arriver à Rouen, et il n'aura su que s'occuper en vain de ses retranchements. Ces 2 passages soulignés ont été mal compris et mal commentés, car nombreux sont ceux qui n'ont perçu leur ironie et qui les ont interprétés au 1er degré, aboutissant à des contresens catastrophiques. les frères et amis Substitution : il aurait dû manger avec ses frères et ses amis Identification des pb : a. les frères et non ses frères b. frères et amis et non les/ses frères et les/ses amis Description linguistique : a. art dét déf et non dét poss : ses frères, poss inaliénable, renvoie à sa famille biologique, alors que les frères avec dét anaphorique par anaphore associative renvoie à une tribu, une secte, un club, cad à une famille dont les liens, posés comme indiscutables, relèvent de la confrérie, d'une fratrie choisie et symbolique, celle des cafés et des bocks de bierre. b. dét 0 : les frères et les amis ne sont pas distincts. Il s'agit des mêmes personnes. La fratrie est manifestement composée d'amis, intéressés plutôt qu'amicaux, qui boivent à ses crochets. Liaison au texte : pas de doute, on est du côté du bien, avec des frères qui sont amis, ou des amis qui sont frères, dans une congrégation confuse nourrie par la fortune bourgeoise de Cornudet, qu'elle s'applique à brocarder tout en en profitant. tant de consommations révolutionnaires Substitution : tant de / beaucoup de / de nombreuses les discours/débats révolutionnaires ou les consommations alcoolisées/chaudes... Identification des pb : a. tant de dét quantificateur intensif et non dét 0 b. révolutionnaire adj qual/relationnel Description linguistique : a. Tant de fonctionne comme dét quantificateur, permutable avec beaucoup de/de nombreuses... La différence est que tant est un adv intensif, souvent utilisé dans les tournures consécutives (tant/tellement.... que...). Du coup, les consommations révolutionnaires ne sont pas seulement nombreuses et/ou fréquentes et/ou abondantes, elles sont « intenses », dans tous ces registres. b. Comme adj relationnel, révolutionnaire renvoie à la révolution (discours sur la révolution, attitude/propos favorable ou propice à la révolution...). Comme adj qual, révolutionnaire signifie « nouveau, inattendu, brusque... » (un objet/plat/vêtement...). Dans un cas, révolutionnaire s'applique à un abstrait qui renvoie à une posture humaine, dans l'autre, il s'appliquera plutôt à un objet concret, fruit de l'activité humaine. Le problème ici, c'est que les consommations devraient aller avec le sens qualificatif, alors qu'il s'agit du sens relationnel. Les consommations n'ont rien de neuf ou d'original : elles sont accompagnées métonymiquement de discours sur la révolution. Une analyse similaire pourrait être faite sur les cafés démocratiques, quelques lignes plus haut (une démocratie limitée aux cafés est aussi ridicule qu'une révolution réduite aux consommations). Maupassant fait de l'ironie sur le dos de Cornudet, dont l'attitude prédenduement révolutionnaire se limite à des discours devant des boissons, cad à des phrases et non à des actes qu'il laisse aux autres, en attendant d'en tirer le bénéfice d'une place méritée. Mais rien de grave là dedans, car notre Cornudet, certe ridicule, est fort bon garçon, inoffensif... L'attribut Introduction : L'attribut est un adj ou un SN actant d'un verbe, qui a pour caractéristique d'être coréférent avec le S ou un CO, qu'ils soient de constr directe (je suis un professeur) ou indirecte (on parle de lui comme d'un professeur). L'attribut du S suit soit un verbe essentiellement attributif (ou verbe d'état : être, semble, paraître...), soit un verbe accidentellement attributif (mourir idiot) ; il sert à transférer un adjectif vers le S (emploi « copule »), à le catégoriser ou à l'identifier. L'attr du CO suit généralement un verbe de jugement (trouver le criminel coupable), un verbe de dénomination (je te nomme chef), ou un verbe de transformation (je fais de lui un chef). Relevé : 15 occurrences L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables1. Depuis vingt ans, il trempait sa barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet2; mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place3, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du reste, inoffensif et serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s'était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile4 au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires5. La femme, une de celles appelées galantes6, était célèbre7 par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue8, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir9 ; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques. Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables10. Classement + commentaire 1. attr du S : 1.1. V essentiellement attributifs : être attributif est parfois simple copule + adj (5,7,10), parfois il introduit un attr de catégorisation (9) ou d'identification (1), souvent dédoublés par des appositions. L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables1 de nouveaux retranchements allaient être nécessaires5 était célèbre7 Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir9 Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables10. 1.2. V occasionnellement attributifs : demeurer et rester sont entre les verbes d'état (ils signifient en l'occurrence « continuer à être ») et les verbes ocasionnellement attributifs (quand ils ont un sens locatif, ce qui le cas au moins pour demeurer). les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place3 elle restait cependant appétissante et courue8, 2. attr du COD : dans 2 cas le COD est un pn réfléchi (2,4). Pour 2, le sens est « il avait cru (être) nommé lui préfet », cad un renversement passif avec effacement de l'agent de « il avait cru qu'on l'avait nommé prefet », avec verbe de dénomination et coréférence entre Cornudet et préfet. Pour 4, utile est attr de le, qui n'est pas exactement coréférent avec il : il (lui pensant) pensait rendre utile se (lui agissant), avec rendre verbe de transformation. Avec 6, il s'agit, avec verbe de dénomination, d'une transformation de « on appelle ces femmes galantes ». il s'était cru nommé préfet2 Il pensait maintenant se rendre plus utile4 La femme, une de celles appelées galantes6 Conclusion : L'attribut s'épnouit dans un contexte de description à l'incipit. Il s'agit de présenter les gens, de les décrire, de dire comment ils sont, comment ils se nomment...