ISEC Institut de sociologie économique et culturelle L’anthropologie économique : un domaine à explorer. Journée d’études du 15 / 16 octobre 2015 Université du Havre 11 propositions d’interventions : Aléas climatiques et migration. Pourquoi les gens ne migrent pas alors qu’ils ont toutes les raisons de le faire : une étude de cas dans la région Analanjirofo, Madagascar Jérôme Ballet (Maître de conférences en économie Université de Bordeaux) Mahefasoa Randrianalijaona, Emilienne Raparson, Thierry Razanakoto Une des caractéristiques majeures des populations pauvres de Madagascar est le fort degré d’insécurité alimentaire auquel elles doivent faire face (FAO, 2004). Cette insécurité alimentaire chronique est associée dans plusieurs régions à des évènements climatiques qui accroissent les risques et donc la vulnérabilité des populations pauvres (sécheresse, inondations, cyclones notamment). Comme le souligne Lallau (2011), la montée en puissance des analyses sur les risques climatiques a poussé l’émergence d’analyses centrées sur l’adaptation des individus et/ou des sociétés aux chocs et aux changements. Cependant, étant donnée la faible capacité d’ajustement des populations pauvres, celles-ci optent la plupart du temps pour des stratégies défensives qui réduisent aussi leurs capacités à sortir de l’ornière de la pauvreté (Dercon, 2005). Parmi les stratégies utilisées, la migration constitue une solution forte qui, si elle implique des risques est aussi porteuse d’espoir. Ainsi, Stark et Levhari (1982) soulignent que la migration de membres au sein des ménages constitue un mécanisme de diversification des sources de revenu via les transferts qu’elle génère. Parmi les facteurs qui poussent à la migration, un relatif consensus s’est forgé sur l’idée que les facteurs environnementaux ont un impact (Bates, 2002 ; Döös, 1997 ; Lonergan, 1998 ; Wood, 2001) et que le changement climatique ou plus globalement les changements environnementaux constituent des phénomènes d’accroissement des migrations au point que la relation entre changement climatique et migration est devenue de « sens commun » (Castles, 2002). De nombreux travaux ont d’ailleurs souligné ce fait dans une perspective historique (Hugo, 1996 ; Afoloyan et Adelekan, 1999 ; Fang et Liu, 1992 ; Huang et al. 2003 ; Mc Leman et Smit, 2006 ; Meze-Hausken, 2000 ; Rosenzweig et Hillel, 1993 ; Tyson et al., 2002) La question ne serait alors plus de savoir si les facteurs environnementaux ont un impact mais de savoir quelle sera l’importance de cet impact en termes de réfugiés climatiques (El-Hinnawi, 1985 ; Jacobsen, 1988 ; Myers, 1993 ; Lonergan, 1998 ; Bates, 2002). Cependant, cette relation si évidente fait l’objet de nuances. Perch-Nielsen et al. (2008) indiquent par exemple que la relation dépend de la vulnérabilité effective des populations mais aussi des régions qui sont affectées. Y compris pour des zones où la migration paraît inéluctable comme certaines îles du Pacific, notamment les îles Tuvalu (Farbotko, 2005 ; Chambers et Chambers, 2007, Mimura et al. 2007), Mortreux et Barnett (2009) ont montré que les populations n’envisageaient pas de migrer pour des raisons culturelles et identitaires. Plus généralement, il convient de tenir compte de la perception par les populations des modifications environnementales (Dessai et al., 2004 ; Mc Leman et Smit, 2006), des stratégies d’adaptation qu’elles mettent œuvre (Black, 2001) et de la perception qu’elles ont de l’efficacité des stratégies d’adaptation (Barnett et Adger, 2003). Dans cet article, nous analysons, à partir d’une enquête de terrain, pourquoi les populations ne migrent pas alors qu’elles ont toutes les raisons de le faire. Autrement dit, nous voulons souligner que les populations enquêtées ont toutes les raisons de migrer, e.g. elles se trouvent en situation de survie et subissent des aléas climatiques dévastateurs, en particulier des cyclones, de manière régulière, mais n’optent pas pour la stratégie de migration. Cette étude met alors en évidence que les stratégies d’adaptation aux aléas environnementaux permettent de relativiser l’impact des facteurs environnementaux sur la migration. De plus, cette étude souligne que ces stratégies d’adaptation doivent être analysées sous l’angle de l’influence des institutions sociales qui affectent l’accès aux ressources (Berry, 1989). Dans la première section, nous présentons la zone d’étude et la méthodologie d’enquête. La seconde section s’attache à analyser la situation des ménages dans la zone d’étude, en particulier leur degré d’insécurité alimentaire et les stratégies alimentaires qu’ils mettent en œuvre durant la période de soudure. Dans la troisième section nous analysons les effets des cyclones sur l’insécurité alimentaire. Dans la quatrième section nous nous demandons alors pourquoi, dans un contexte où les populations ont toutes les bonnes raisons de migrer, elles ne migrent pas. Notre étude sur deux communautés rurales de l’Est de Madagascar, révèle que la migration, bien qu’elle puisse être une solution aux problèmes rencontrés par les ménages, n’est pas une solution envisagée. Les stratégies migratoires se heurtent aux obligations communautaires et détruiraient les mécanismes de réciprocité et de solidarité qui permettent aux villages de se maintenir. Les femmes rurales et la création d’entreprise dans le cadre du dispositif d’aide CNAC Melle EL GHAZI Halima (Sociologue / Doctorante Accompagnatrice en création d’entreprise) L’Etat Algérien a mis en œuvre un dispositif d’aide à la création d’entreprise pour les personnes âgées de 30 à 50 ans. Beaucoup de femmes rurales, analphabètes se présentent afin d’avoir accès au financement en bénéficiant de prêts en vue de créer leurs propres activités. Dans un environnement culturel comme le nôtre en Algérie, ces femmes sont tantôt qualifiées de courageuses, tantôt de soumises et inconscientes. Et même si elles sont conscientes, la suprématie de l’homme (le mâle) les oblige à se plier à ses exigences. Même si le plus souvent ces entreprises ne sont que des prête-noms pour leurs conjoints, frères ou pères qui eux, pour une quelconque raison, ne sont pas éligibles au dispositif; dans la plupart des cas, on retrouve la femme rurale qu’incarnaient jadis nos mères et grands-mères. En effet, ces femmes décidées, sans aucune instruction, descendent en ville, accompagnées de leur compagnon, pour passer des tests qui justifieraient de leur qualification en rapport avec l’activité souhaitée et le projet sollicité. Elles passent devant une commission composée d’une dizaine de membres et répondent à des questions qui leur sont posées sur leur projet. Elles font preuve d’une ténacité et d’un entêtement tels, même si parfois devant les membres de la commission il est évident qu’elles n’ont rien à voir avec le projet d’entreprise sollicité. Elles « farfouillent » répondent laconiquement à des questions auxquelles elles n’ont pas de réponses. Nous sentons qu’elles doivent faire ceci par esprit de famille, par crainte de refuser et de subir les réprimandes du mâle, ou par volonté de saisir cette chance et de pouvoir enfin s’imposer grâce à cette indépendance que lui confère le projet et à la contribution financière à la subvention des besoins de la famille. Nous y trouvons plusieurs types et profils selon différentes situations, que l’on s’attèlera à décrire dans notre proposition d’intervention. Anthropologie et économie : Oppositions, complémentarité ou intégration dans un contexte de globalisation ; Philippe Hugon (Professeur émérite de sciences économiques, Université Paris Ouest La Défense) Les disciplines peuvent être conçues comme un mode d’inclusion et d’exclusion dans le champ de l’analyse au nom de méthodes spécifiques, de référents irréductibles et de conflits de valeur. Elles sont alors en opposition plus ou moins radicale. On opposera, le don et l’échange, l’utilitarisme et le symbolique, les valeurs « traditionnelles » et les valeurs « modernes », communautaires et individualistes, les structures pré ou non capitalistes et les structures capitalistes. L’anthropologie économique est alors définie comme analysant le rôle de l’économie dans les sociétés non occidentales. Les disciplines sont également une manière de découper le réel et de donner un éclairage partiel à une réalité complexe. Elles sont alors complémentaires ou peuvent être intégrées au sein d’une anthropologie économique générale et transdisciplinaire. Les disciplines anthropologiques et économiques sont complémentaires et s’appliquent à toutes les sociétés pour analyser une réalité hybride et évolutive faite de destruction/restructuration, de combinaisons plus ou moins conflictuelles de référents pluriels, de confrontation de systèmes de valorisation. Elles doivent être par contre contextualisées. Cette communication rappellera l’histoire des relations entre anthropologie et économie qui peuvent relever de ces deux interprétations. Elle illustre ce débat à propos des sociétés d’Afrique sahélienne dans un contexte de mondialisation, d’hybridation et de rapports asymétriques. L’anthropologie économique, un retour au sujet ? François Régis Mahieu (Professeur émérite de sciences économiques, Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines) Le statut et l’objet de l’anthropologie économique sont très discutés en sciences sociales, sauf par les économistes. Cette méthode permet une vision alternative à l’homo oeconomicus, celle de la « personne totale », intégrant ses différentes dimensions, notamment psychologiques. Elle rend l’économie responsable en élargissant le crime économique jusqu’à toute décision pouvant augmenter la souffrance Représentations culturelles de transferts d’argent au Cameroun : une analyse anthropologique des fonds diasporiques Paul Ulrich Otye Elom (Anthropologue, Université de Maroua-Cameroun) Au Cameroun, avoir des accointances familiales avec des individus installés dans les pays occidentaux est synonyme de recevoir constamment d’eux des cadeaux et de l’argent. Il va de soi qu’ici, l’Occident reste l’eldorado dont tout le monde rêve pour sortir de la misère ; et pour ceux qui voient un des leurs partir, c’est une fierté immense, car avec lui, naît l’espoir de lendemains meilleurs. En effet, chaque année, sont envoyées de fabuleuses sommes d’argent provenant des pays du Nord, à des particuliers. Le constat est que, le plus souvent, cet argent est utilisé pour les besoins essentiels et peu sont ceux qui prennent le risque de l’investir dans des projets à long terme. Toutefois, il faut reconnaître que ce ne sont pas les intentions qui manquent, et celui qui n’investit pas sérieusement, accuse l’Etat d’être responsable de cette situation. On peut ainsi en déduire que l’argent des transferts d’argent, reste en grande partie l’ « argent du ventre », puisqu’il s’agit de résoudre les problèmes primaires ; l’ « argent de la frime », puisqu’il faut montrer aux autres qu’on est passé de la survie à la vie. Une analyse des « sens du dedans » de l’argent des transferts nous permettra de mieux cerner le comment et le pourquoi de l’emploi de cet argent par les camerounais. Cet article s’évertue ainsi à révéler les patterns culturels qui font des fonds diasporiques, des fonds de subsistance, plutôt que des fonds pour un investissement économique durable. Monnaie, travail et genre au Maroc Pepita Ould Ahmed (Economiste, chargé de recherche Institut de Recherche et de Développement) Dans le cadre d’un travail de terrain que je mène actuellement au Maroc dans cinq zones géographiques marocaines spécifiques (Tadala, Marrakech, Tanger, Essaouira et Casablanca), je cherche à analyser en quoi la rémunération salariale des femmes modifie leur rapport à la monnaie et les rapports hommes/femmes dans le cadre familial mais aussi extrafamilial. Cette recherche s’inscrit dans la continuité d’approches théoriques émanant de l’hétérodoxie économique, la socio économie et de l’anthropologie économique qui réfutent l’hypothèse de la théorie économique de la monnaie comme moyen de paiement fongible, i.e. un moyen de paiement aux usages indifférenciés. Le caractère de fongibilité de la monnaie, qui définit la monnaie comme pouvoir d’achat indifférencié, est rejeté. A l’inverse, mon travail privilégie l’hypothèse d’un cloisonnement des pratiques monétaires dans nos sociétés contemporaines, c’est-à-dire d’une différenciation des façons d’utiliser les monnaies selon les circonstances sociales et sexuées. La monnaie n’est donc pas fongible mais cloisonnée, et ne revêt pas une signification sociale une mais multiple. La monnaie se révèle ainsi à la fois être marquée socialement et sexuellement, sa signification et ses usages évoluant selon la nature des dettes à honorer (dette économique, dette sociale), ses utilisateurs attitrés, ses destinataires, sa provenance, etc. Parce que la monnaie n’est pas seulement un instrument des échanges marchands, homogène, mais un symbole, un langage pour la communauté qui l’utilise, mon travail de terrain vise à analyser les implications de la rémunération salariale des femmes au regard de ces cinq questionnements intimement liés : les perceptions et les usages de la monnaie des hommes et des femmes dans les zones étudiées du Maroc. Le rapport à la monnaie prend toute sa signification si l’on comprend ce que veulent dire les notions de temporalité, de spatialité, d’honneur, d’échange, de don, d’obligation, de prêt qui structurent les pratiques des acteurs. Il s’agit de révéler les arrière-plans extra-économiques qui déterminent les pratiques monétaires. interroger l’existence et les formes de marquage social et sexué des pratiques monétaires. Il s’agit d’établir une typologie des dettes des ménages (économiques et sociales) et des modalités de leur règlement en tenant compte de la provenance physique ou sociale (gagnée ou héritée) des ressources, du sexe de leur détenteur, et de la nature de leurs destinataires. analyser en quoi la rémunération du travail des femmes transforme la structuration de ces dettes et de leur règlement. Quels types de dépenses sont soldés par les femmes? Est-ce que le travail des femmes engendre de nouvelles dépenses (comme des dépenses liées au travail domestique externalisé) ? Si oui, qui les finance ? étudier les répercussions de la salarisation des femmes sur les circuits de financement formels et informels auxquels les femmes ont l’habitude d’avoir recours (circuits de financement solidaires, tontines, microcrédit, etc.). étudier si la salarisation des femmes modifie la condition et le rôle des femmes au sein de la famille et dans leurs rapports extra-familiaux. Il s’agit notamment d’analyser notamment si l’accès aux revenus pour les femmes engendre une implication plus grande de leur part dans la prise de décision de la gestion familiale ainsi que de son portefeuille. Méthodologie et enquêtes : Pour mettre au jour la diversité des régimes de significations et de représentations sociales de la monnaie particuliers, la méthodologie retenue se caractérise par une double spécificité. Le particularisme des pratiques monétaires se révèle nécessairement à travers une analyse micro, voire méso, du fait monétaire. En outre, l’analyse de la signification sociale des pratiques monétaires exige de se pencher sur la monnaie telle qu’elle se révèle dans les pratiques. Mon travail reposera sur des enquêtes de terrain, des entretiens semi-directifs, des statistiques et de la photographie. Les enquêtes qualitatives seront axées sur la méthode des trajectoires de vie des acteurs. Cette méthode, inspirée de celle des «récits de vie» très courante en anthropologie ou en sociologie qualitative, a pour objectif de restituer d’un point de vue dynamique (et non statique) les motivations, les logiques et les contraintes qui sous-tendent les stratégies et comportements adoptés par les acteurs. Tout en veillant à collecter des données systématisées, cette méthode est particulièrement adaptée aux contextes où la mémoire orale domine et où la quantification ne peut être opérée par un simple transfert des modalités de mesure. L’objectif consiste à mettre les personnes interrogées dans une situation de récit concernant les grands événements ou étapes de leur vie (vie familiale, sociale, religieuse, politique, économique) et de mettre ces éléments en parallèle avec l’évolution de leur capital humain, social et économique (terre, main d’œuvre, bétail, stock, épargne, habitat…). Don et dette versus partage dans le champ monétaire. L’exemple des monnaies complémentaires locales ». Jean-Michel Servet (Professeur de sciences économiques, Institut des hautes études internationales et du développement Genève) Sophie Swaton (Economiste, Faculté des sciences sociales et politiques de Lausanne) L'anthropologie économie s'appuyant sur le don contre don maussien et une lecture catallactique de la réciprocité ont largement occulté le partage. L'application des communs au delà du champ de l'environnement permet sa redécouverte et son application y compris au champ monétaire. Cela permet de revisiter le concept de réciprocité tel qu’introduit par Richard Thurnwald. L’application portera sur les monnaies locales complémentaires. Quelle anthropologie économique face à une économie intégrant les concepts de l’anthropologie? L’exemple des concepts d’institutions et règles de comportement Alice Nicole Sindzingre Chargé de recherche (CNRS), EconomiX-Université Paris-Ouest L’anthropologie économique des années 70 s’est centrée sur des phénomènes à l’époque qualifiables sans ambigüité d’économiques, ainsi les modes de production, le travail, le marché, l’échange, parmi d’autres. Depuis son éclipse relative dans les décennies suivantes, les objets de l’économie se sont significativement modifiés. En économie de la croissance et en économie du développement par exemple, confrontées aux limites des théories existantes (ainsi celles du ‘rattrapage’, ou de la ‘convergence’) et à la stagnation de nombre de pays en développement (ainsi en Afrique Sub-saharienne), mais aussi en microéconomie, l’économie a étendu depuis l’après-guerre ses objets d’étude à de nombreux phénomènes considérés à la grande époque de l’anthropologie économique comme situés hors de l’économie : en particulier, les phénomènes politiques, les institutions et les règles régulant les comportements, et les représentations cognitives associées. Ainsi, certaines institutions économiques et politiques (par exemple les droits de propriété, les types de régimes démocratiques ou autoritaires -, les croyances - individualistes, collectivistes ou altruistes) expliqueraient les performances (ou échecs) économiques des pays ou des agents mieux que les concepts économiques traditionnels (l’investissement, l’efficience des marchés). L’économie estime désormais que la plupart des objets des sciences sociales – sociologie, anthropologie, sciences politiques – sont de son ressort et mieux traités par elle (l’« economic imperialism » de E. Glaeser), donnant lieu à des courants théoriques tels que la new political economy, l’économie néoinstitutionnaliste, la evolutionary game theory, la behavioural economics (et même la « neuroéconomie »), qui de fait recouvrent de nombreux objets de l’anthropologie ou de la psychologie. Une anthropologie économique du 21e siècle doit ainsi tenir compte de cette spectaculaire extension des objets de l’économie par rapport aux années 70, et notamment la revendication de cette dernière d’englober les phénomènes à la fondation même de l’anthropologie (ainsi les règles sociales, la ‘culture’, les croyances, etc.). Cependant, une caractéristique constante de l’économie est que pour la plupart des économistes modernes, y compris ceux considérés comme « hétérodoxes », l’économie se définit par la mesure des phénomènes que ses concepts construisent – prix, utilité, optimisation, etc. Les nouveaux objets de l’économie doivent donc être subsumables en variables quantifiables, leurs relations causales avec d’autres variables doivent être modélisables, et les causalités demeurent fonctionnalistes. L’article élabore les éléments d’une anthropologie économique dans la situation inédite de tentatives d’absorption de l’anthropologie par l’économie, sur l’exemple de ces nouveaux concepts de l’économie que sont les règles et institutions. L’analyse critique de ces concepts démontre que, contrairement aux hypothèses de l’économie et de l’individualisme méthodologique standard, les représentations mentales (les croyances), et les règles et institutions sociales ne sont pas mesurables - ce qui est quantifiable étant les attributs de ces concepts (mais l’attribut n’est pas la chose, de même le concept n’est pas une quantité - le concept de cercle n’est pas rond). Elle démontre également que l’approche théorique de l’anthropologie demeure épistémologiquement supérieure. Ceci est montré sur l’exemple de l’économie appliquée aux pays dits en développement, notamment l’Afrique Sub-saharienne, et sur celui des règles organisant le comportement de l’individu tel que celui-ci « suit une règle » (au sens de Wittgenstein) et échange dans et au dehors d’un groupe, notamment les institutions régissant les appartenances – ces institutions étant autant « économiques » que « politiques » ou « sociales », et ces règles différant de celles des sociétés libérales et individualistes occidentales et paraissant enfreindre les axiomes de rationalité et de maximisation de l’utilité individuelle. Il est finalement montré que les concepts de l’anthropologie économique convergent avec le courant de l’économie dit évolutionniste, relativement marginalisé, centré sur les phénomènes auto-renforçants et cumulatifs (« trappes ») et permettant précisément de considérer une antériorité des règles sociales (l’« embeddedness »). Sur la comparaison entre marchés de capitaux et aires de jeux et ses implications éthiques. Thierry Suchère (Maître de conférences en économie Université du Havre) Avec ce papier, partant de l’expression «jouer à la Bourse», il s’agira d’illustrer la démarche substantive en anthropologie économique considérant qu’une partie de ce qui fait sens en économie est d’ordre extra-économique. Dans Homo-ludens : essai sur la fonction sociale du jeu [1938], Johan Huizinga avance l’hypothèse d’un ludique source de culture. A une époque reculée de notre Histoire, les hommes se retrouvent à devoir évoluer dans un monde qu’ils ne maîtrisent, ni ne comprennent. Ils s’estiment à la merci des Dieux. Jouant à se faire démon, le sorcier prend connaissance de la volonté des Dieux, voire intercèdent en faveur des hommes. Le jeu témoignerait d’une façon primitive d’appréhender le monde : une manière de produire du sens là où initialement il n’y a que du chaos. Ultérieurement, la culture devient sérieuse, la philosophie et la science prenant le relais d’une pensée magique. Le monde moderne ayant entrepris de museler l’instinct de jeu, l’expression «Jouer à la Bourse » apparaît comme étrange. L’instinct de jeu serait encore présent en divers endroits de la vie sociale bien que de façon cachée comme s’il s’agissait là d’une vérité inavouable. D’usage courant, l’expression «jouer à la Bourse » rend légitime la tentation du chercheur de s’essayer au rapprochement entre d’un côté l’activité visible de financiers sur les marchés de capitaux dont résultante est l’allocation des fonds prétables entre les différentes branches de l’industrie, et de l’autre côté ce qui s’apparente à de l’instinct de jeu. Au XIXe siècle ou naissent les grands marchés de capitaux, émerge toute une littérature (Emile Zola, Pierre Joseph Proudhon…) dans laquelle il est d’usage de comparer la Bourse à Monaco, une loterie, un tripot, un tapis vert, une roulette … Plus près de nous, John Maynard Keynes [1936] parle de la spéculation en usant d’une série de métaphores : le jeu du chemin de fer, celui des chaises musicales, le pouilleux. Il conclut disant que Wall-Street nous renvoie l’image d’une économie de casino. Les reproches adressés aux jeux d’argent et à la spéculation sont souvent de même nature : être improductif au sens ou s’observent des fortunes qui changent de mains mais sans réelle création de richesse, nier la valeur travail avec cette idée que l’on peut devenir riche sur un coup de dé / un coup en Bourse Auteur de Des jeux et des hommes : le masque et le vertige [1958], Roger Caillois avance l’idée de jeux séparés d’avec les autres activités humaines. Lorsque l’instinct de jeu trouve à s’investir dans la sphère réelle, il devient passion donc dangereux parce que difficilement maîtrisable. S’intéressant aux comportements des professionnels de la finance, on montrera qu’ils sont re-traduisibles dans les termes de conduites ordaliques : la tentation chez certains hommes à vouloir s’engager de façon répétitive et inconsidérée dans des épreuves comportant un risque (Cf. La pratique du jugement de Dieu au Moyen-âge). Puis s’aidant de la littérature sur le jeu pathologique, on avancera l’idée de caractéristiques communes aux financiers et aux joueurs compulsifs : développer des idées fausses dans le domaine des probabilités, accepter de s’en remettre au hasard tout en croyant maîtriser la situation, commettre des actes illégaux pour échapper à la ruine (Cf. Au XVIIIe siècle, le chevalier d’industrie désignait la personne de basse extraction ayant fait fortune en trichant au jeu). Au final et d’un point de vue éthique, il en ressort qu’appréhender l’activité sur les marchés de capitaux comme un jeu signifie la dévaloriser (Cf. La Bourse, le jeu, le crime, l’héritage ou encore le mariage d’argent constituent des voies d’ascension rapide vers la fortune et donc des activités moralement condamnables). D’un autre coté la littérature sur le jeu retient l’idée qu’il y aurait deux sortes de jeux : ceux qui ont un rôle social et les autres (le poker, les paris hippiques…) lesquels sont souvent rejetés dans la marginalité. Par une sorte de ruse de la raison, les autorités et les institutions tels que les marchés se mettent parfois en position d’exploiter ce qu’elles estiment être de mauvais instincts ou penchants. Rappel : les Etats ont souvent eu recours aux loteries pour mobiliser de l’argent et réaliser de grands travaux (Cf. le financement de la construction de l’église Saint-Sulpice à Paris…). Avec le marché de capitaux, tout le problème est de savoir si la spéculation y constitue un jeu socialement utile, si l’on peut faire en matière d’investissement et donc de mobilisation des capitaux pour des projets concrets l’économie de la spéculation et donc de l’esprit de jeu ? La socioéconomie des marchés alternatifs des petits métiers à Douala au Cameroun Robert Tefe Tagne (Sociologue, Université de Douala-Cameroun) Cette étude a pour objectif d’analyser les marchés alternatifs des petits métiers urbains dans un contexte de pays en développement. La problématique majeure repose sur la question suivante: En quoi les petits métiers urbains sont-ils porteurs de collectifs d’acteurs, d’interactions, de dispositifs marchands, de règles de jeu implicites caractéristiques des marchés alternatifs alors qu’ils constituent des espaces intermédiaires faiblement légitimés, mais paradoxalement inscrits dans un double mode d’utilité, sociale et économique? La méthodologie repose sur une approche qualitative qui valorise l’ethnographie de terrain centrée sur trois activités: le recyclage des déchets urbains, l’activité de bayam-sellam, et le transport par moto-taxis. La posture théorique enracinée plonge dans l’éthnométhodologie et l’écologie urbaine. Les résultats révèlent que : a) les marchés alternatifs se construisent autour des chaînes de réseaux interdépendants basés sur une division de travail entre des fournisseurs, des producteurs, des transformateurs et des distributeurs selon les activités en présence. b) Ces marchés se greffent autour de l’offre et de la demande sont socialement encastrés. c) les petits métiers mettent sur pieds de dispositifs de confiance, des langages, dans lesquels s’enchevêtrent des liens marchands et sociaux. La conclusion montre que dans des conditions sociales jamais définitives, mais toujours en construction, certains petits métiers sont porteurs des dynamiques sociales et des logiques de recompositions économiques. De la sorte, ces marchés sont indéterminés et se produisent par combinaisons successives des collectifs d’acteurs, des dispositifs matériels et symboliques et des interactions sociales qui ne fixent jamais définitivement les règles de jeux implicites. Entreprises familiales et développement économique Fiorella Vinci (Sociologue, Université eCampus de Palerme) Schumpeter soutient que les entrepreneurs sont les moteurs du développement économique (Schumpeter 1912). En avançant cette thèse il s’éloigne d’une interprétation d’inspiration marxiste de l’entrepreneur fondée sur la mise en avant de la détention des moyens de production, tout en se rapprochant d’une interprétation plus wébérienne : l’entrepreneur est alors non seulement celui qui organise de manière novatrice la production mais aussi et surtout celui qui est capable de partager ses intuitions avec d'autres. Cette interprétation véhicule la conscience d’une idée de domination active au sein de la formation de l’entrepreneur, domination constituée par des dimensions matérielles mais aussi des dimensions cognitives et normatives fondées sur les relations entre les groupes et les individus, sur l’adhésion des individus aux normes structurant les divers contextes culturels. En partant de l’interprétation schumpetérienne de l’entrepreneur et en s'appuyant sur la thèse que dans de nombreux Pays le développement économique a été amorcé et soutenu par les entreprises familiales (Bagnasco 1988; Pérez Diaz 2003 ; Piore et Sabel 1984); on veut explorer l’institution économique de l’entreprise familiale en essayant de faire émerger les éléments qui dans les divers contextes culturels lui permettent d’amorcer des processus de développement économique. L’analyse est élaborée en utilisant les données d’une recherche interuniversitaire sur des jeunes agriculteurs et tout particulièrement sur les motivations qui les ont poussés à devenir des agriculteurs (Cersosimo 2013). La recherche menée sur tout le territoire italien dessine – de façon inattendue – le profil de l’entreprise familiale capable d’intervenir sur des processus de développement économiques plus vastes. On peut y distinguer deux dimensions primordiales : l'une endogène, l'autre exogène. La dimension endogène tourne autour de la figure du fondateur de l’entreprise et de la réinvention constante d’une histoire familiale. Ce qui semble déterminant dans cette dimension est non seulement l’imagination créative de l’entrepreneur, sa capacité à envisager les ressources territoriales de façon novatrice, d'encourager l'innovation des moyens de production, de définir des marchés nouveaux mais surtout sa capacité à valoriser tous ceux qui participent à l’entreprise. La révolution dont l’entrepreneur se charge n’est pas uniquement économique mais surtout cognitivo-normative et concerne en premier lieu sa relation avec autrui. L’entreprise familiale ne constitue pas un destin que les membres de la famille ne peuvent changer mais une histoire commune dans laquelle chacun peut se situer, prendre sa place. Cette vision communautaire de l’entreprise n’est pas automatique et semble surtout être l’effet inattendu d’un enracinement social de l’entreprise dont l’entrepreneur s’est chargé au fil des ans; cet enracinement est constitué par le respect des relations contractuelles avec les fournisseurs et les clients, avec les travailleurs, avec l’Etat. Comme si par les relations qu'il tisse de façon légale et morale avec l'environnement extérieur, l’entrepreneur recrée une histoire familiale qui permet une transformation des relations internes à la famille, l’attention envers les capacités et les inclinations des différents membres, la capacité à déléguer, l’expérimentation de la spécialisation au sein de l’entreprise, la confiance dans les innovations proposées par les membres les plus jeunes. A côté de la dimension endogène la recherche met en lumière l’importance de la dimension exogène. Là encore, celle-ci n’est pas constituée uniquement d’éléments économiques. Elle dépend aussi d’éléments politiques, historiques et culturels. Parmi les éléments politiques on retrouve la fonction promotionnelle exercée sur la genèse et sur le développement des entreprises par des politiques publiques adéquates à la taille familiale des entreprises ou par la facilitation de l’accès au crédit pour les petites et moyennes entreprises. Parmi les éléments culturels, on retrouve les conséquences de l’histoire des politiques publiques locales sur la formation d’une culture entrepreneuriale qui tend à encourager la gestion des risques et de la responsabilité, le crédit social reconnu à la profession d’entrepreneur, son degré de concurrence ou d’alliance avec les emplois publics. Il émerge de l'analyse une image frontalière de l’entreprise familiale, creuset de la vie publique et de la vie privée. Son investigation révèle la multidimensionalité de l’action économique et son enracinement social et culturel. L'analyse démontre de plus que le leadership identifié par Schumpeter comme une des qualités constitutives de l’entrepreneur a un profil moral constitutif fonctionnel, à travers la valorisation des comportements légaux de l’entreprise et l’érosion des comportements familialistes, à la mise en œuvre de processus de développement économique.