Quelques réflexions de philosophes sur la philosophie
ARISTOTE
Sil ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher [pour démontrer quil ne faut pas philosopher].
Protreptique, Frag. 2 Ross
PLATON
Sont philosophes ceux qui sont capables datteindre à ce qui existe toujours de façon immuable.
La République, XI, 484b
ARISTOTE
Il est évident que nous navons en vue, dans la Philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous
appelons homme libre celui qui est à lui-même sa propre fin et nest pas la fin dautrui, ainsi cette science est aussi la
seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin.
Métaphysique, A, 2, 982b 25, trad. Tricot
KANT
Se pourrait-il quil y eût plus dune philosophie ? Non seulement il y a eu différentes manières de philosopher
et de remonter aux premiers principes de la raison, afin de fonder avec plus ou moins de bonheur un système, mais
encore il était nécessaire quun grand nombre de ces tentatives eût lieu, chacune dentre elles ayant quelque mérite
pour la philosophie actuelle ; néanmoins, puisquobjectivement il ne peut y avoir quune raison humaine, il ne peut
se faire quil y ait plusieurs philosophies, cest-à-dire quil ny a quun vrai système rationnel possible daprès les
principes, si diversement et si souvent contradictoirement que lon ait pu philosopher sur une seule et même
proposition.
Métaphysique des mœurs, première partie, Doctrine du droit, 1797, trad. Philonenko, éd. J. Vrin, p. 80
MARX-ENGELS
Les philosophes nauraient quà transposer leur langage dans le langage ordinaire dont il est abstrait, pour
reconnaître quil nest que le langage formé du monde réel et se rendre compte que ni les idées ni le langage ne
forment en soi un domaine à part, quils ne sont que les expressions de la vie réelle.
Lidéologie allemande, 1846, trad. de H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Carielle, Éd. sociales, 1968, p. 490
MERLEAU-PONTY
Philosopher est une manière dexister entre dautres, et lon ne peut pas se flatter dépuiser, comme dit Marx,
dans « lexistence purement philosophique » l’« existence religieuse », l’« existence politique », l’« existence
juridique », l’« existence artistique », ni en général « la vraie existence humaine ». Mais si le philosophe le sait, sil
se donne pour tâche de suivre les autres expériences et les autres existences dans leur logique immanente au lieu de
se mettre à leur place, sil quitte lillusion de contempler la totalité de lhistoire achevée et se sent comme tous les
autres hommes pris en elle et devant un avenir à faire, alors la philosophie se réalise en se supprimant comme
philosophie séparée.
Sens et non-sens, 1948, Nagel, p. 236
J.-P. SARTRE :
La Philosophie apparaît à certains comme un milieu homogène : les pensées y naissent, y meurent, les systèmes
sy édifient pour sy écrouler. Dautres la tiennent pour une certaine attitude quil serait toujours en notre liberté
dadopter. Dautres pour un secteur déterminé de la culture. À nos yeux, la Philosophie nest pas ; sous quelque
forme quon la considère, cette ombre de la science, cette éminence grise de lhumanité nest quune abstraction
hypostasiée. En fait, il y a des philosophies. Ou plutôt car vous nen trouverez jamais plus dune à la fois qui soit
vivante en certaines circonstances bien définies, une philosophie se constitue pour donner son expression au
mouvement général de la société ; et, tant quelle vit, cest elle qui sert de milieu culturel aux contemporains. Cet
objet déconcertant se présente à la fois sous des aspects profondément distincts dont il opère constamment
lunification.
Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique. Questions de méthode. [NRF Gallimard, p. 15]
Aimer être réfuté !
PLATON : « IL Y A PLUS GRAND AVANTAGE A ETRE REFUTE »
Socrate : « Jimagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, lexpérience dun bon nombre dentretiens. Et, au
cours de ces entretiens, sans doute as-tu remarqla chose suivante : les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets
dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après sêtre lun et lautre mutuellement instruits. Au
contraire, sil arrive quils soient en désaccord sur quelque chose, si lun déclare que lautre se trompe ou parle de
façon confuse, ils sirritent lun contre lautre, et chacun deux estime que son interlocuteur sexprime avec mauvaise
foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même, parfois,
quon se sépare de façon lamentable : on sinjurie, on lance même les insultes quon reçoit, tant et si bien que les
auditeurs sen veulent dêtre venus écouter de pareils individus. Te demandes-tu pourquoi je parle de cela ? Parce que
jai limpression que ce que tu viens de dire nest pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu
disais dabord au sujet de la rhétorique. Et puis, jai peur de te réfuter, jai peur que tu ne penses que lardeur qui
manime vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute,
si tu es comme moi, jaurais plaisir à te poser des questions, sinon, jy renoncerais. Veux-tu savoir quel type
dhomme je suis ? Eh bien, je suis quelquun qui est content dêtre réfuté, quand ce que je dis est faux, quelquun qui
a aussi plaisir à réfuter quand ce quon me dit nest pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins dêtre réfuté que de
réfuter. En fait, jestime quil y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure se débarrasser du pire des
maux fait plus de bien quen délivrer autrui. Parce quà mon sens, aucun mal nest plus grave pour lhomme que se
faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment. Donc, si toi, tu massures que tu es comme moi,
discutons ensemble ; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons là. »
Gorgias, 458, éd. GF p. 145-146
PLATON
Un jour jentendis lire un livre dAnaxagore, à ce quon ma dit, qui exposait que cest lIntellect lordonnateur
du monde et la cause de toutes choses ; or cette cause me réjouit fort, car mon opinion était quil était bienvenu quen
un sens lIntellect fût la cause de toutes choses ; et jestimais que, sil en était ainsi, lIntellect ordonnateur du monde
disposait heureusement toutes choses et assignait à chaque chose la meilleure condition. […] Je pensais avoir trouvé
le maître capable de mexpliquer la causalité des choses selon lIntellect en Anaxagore : il commencerait par me dire
si la Terre est plate ou ronde ; poursuivant son explication il men fournirait en détail la cause et la nécessité et, puis-
quil dit ce qui est le mieux, me dirait pourquoi telle forme est la meilleure ; […] s’il me faisait ces révélations,
jétais prêt à ne plus jamais désirer une autre forme de causalité ! Et pour le Soleil aussi, jétais prêt à me laisser
convaincre de même, ainsi que pour la Lune et les autres astres, touchant leurs vitesses relatives, leurs changements
de cours et leurs autres accidents, en un mot sur la meilleure façon de produire ou de subir ces accidents. Je naurais
jamais pu croire quen assurant que lIntellect avait ordonné toutes choses, il pût leur assigner une autre cause que le
fait que le mieux, cest quelles soient comme elles sont. Puisquil conférait à chaque chose ainsi quà lensemble,
cette causalité, je croyais quil mexpliquerait en détail en quoi le mieux consiste, aussi bien pour chacune que pour
toutes. Pour rien au monde je naurais mes espérances et ayant mis tout mon zèle à me procurer ces volumes
jen pris au plus vite connaissance, afin de savoir au plus vite le meilleur et le pire. Riche de cette merveilleuse
espérance, je dus, mon cher ami, bientôt déchanter : car, en poursuivant ma lecture, je vois un monsieur qui ne fait
rien de lintellect, qui ne lui assigne nulle responsabilité dans lordonnance des choses et qui, au contraire, fait appel
aux airs, aux éthers, aux eaux et à mille autres causes tout aussi absurdes.
Phédon, 97b
De quoi soccupe la philosophie ?
CICERON
Socrate « fit descendre la philosophie du haut des cieux, afin dintroduire le Bien et la morale dans le monde et
dans les mœurs. »
PLATON
[Socrate :] Je ferai à chacun le plus grand des bienfaits en essayant de le persuader de se préoccuper moins de
ce qui est à lui que de ce quil est, lui, pour se rendre aussi excellent, aussi raisonnable que possible.
Apologie de Socrate, 36c
DIOGENE LAËRCE
Ils [les stoïciens : Zénon, Chrysippe…] comparent la philosophie à un animal, assimilant aux os et aux tendons
la logique, aux parties les plus charnues léthique, à l’âme la physique. Ou encore à un œuf : lextérieur est en effet la
logique, ce qui vient ensuite léthique, la partie la plus intérieure la physique.
Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VII, 40
MARX-ENGELS
Les philosophes nont fait quinterpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, cest de le transfor-
mer. Lidéologie allemande, 1846 (XIe thèse “À Feuerbach”)
Pour philosopher : sétonner
PLATON, Théétète, 155 d : « Sétonner : voilà un sentiment qui est tout à fait dun philosophe. La philosophie
na pas dautre origine, et celui qui a fait dIris la fille de Thaumas semble bien ne pas sêtre trompé sur la
généalogie. »
Cf. ARISTOTE : …l’étonnement « poussa les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. » (Métaph., A
982b12-22)
Lexemple du premier philosophe (Thalès) : le nez dans les étoiles
PLATON
Thalès étant tombé dans un puits tandis que, occupé dastronomie, il regardait en lair, une petite servante
Thrace, toute mignonne et pleine de bonne humeur, se mit, dit-on, à le railler de mettre tant dardeur à savoir ce qui
est au ciel, alors quil ne sapercevait pas de ce quil y avait devant lui et à ses pieds !
Théétète, 174a
[N.B. Thalès, dit-on, aurait prévu léclipse de soleil du 28 mai 585.]
mais aussi les pieds sur terre !
ARISTOTE
Tous ces exemples sont utiles à ceux qui honorent lart dacquérir des richesses : voyez lhistoire de Thalès de
Milet. Voici la combinaison financière quil inventa, et bien quelle lui soit attribuée à lui personnellement, en raison
de sa réputation dhabileté, elle est dune portée tout à fait universelle. Comme on lui reprochait sa pauvreté qui
attestait linutilité de la philosophie, il tira, dit-on, de ses observations astronomiques, la conclusion que la prochaine
récolte dolives serait fort abondante ; aussi, alors quon était encore en hiver, consacra-t-il le peu dargent quil
possédait à sassurer la location de tous les pressoirs de Milet et de Chio, quil obtint à bas prix, nayant contre lui
aucun enchérisseur. Quand loccasion survint, une soudaine et forte demande se fit sur les pressoirs ; il les sous-loua
aux conditions quil voulut, et la fortune quil en retira lui permit de montrer quil est aisé aux philosophes de
senrichir, pour peu quils le désirent, mais que ce nest point vers ce but que tendent leurs vertueux efforts.
Politique, I, XI, 1259a 6
Que savons-nous ?
Platon
Quest-ce en effet que craindre la mort sinon sattribuer un savoir quon na point ? Nest-ce pas simaginer
quon sait ce quon ignore ? Car, enfin, personne ne sait ce quest la mort, ni si elle nest pas par hasard pour
lhomme le plus grand des biens. Et pourtant on la craint, comme si on savait quelle est le plus grand des maux.
Comment ne serait-ce pascette ignorance vraiment répréhensible, qui consiste à croire que lon sait ce que lon ne
sait pas ? Ce que je sais au contraire, cest quil est honteux de commettre linjustice et de désobéir à meilleur que
soi, quil soit dieu ou homme. Donc, jamais je ne craindrai, fuirai des choses dont je ne sais même pas si elles sont
bonnes ou mauvaises, en les faisant passer avant les maux dont je sais quils sont des maux. »
Apologie de Socrate, 29a-b
Discours de Calliclès : ne pas trop philosopher
[Calliclès est le seul personnage des dialogues de Platon quon ne peut pas authentifier
historiquement : cest une fiction inventée par Platon pour mettre en valeur ce que nest pas Socrate.
Ce dernier lui reconnaît la compétence, la bienveillance, la franchise (487a), et se fait une joie de
dialoguer avec lui, quitte à le réfuter ou à être réfuté par lui.]
PLATON :
Calliclès : La philosophie, oui, bien sûr, Socrate, cest une chose charmante, à condition de sy attacher
modérément, quand on est jeune ; mais si on passe plus de temps quil ne faut à philosopher, cest une ruine pour
lhomme. Aussi doquon soit, si on continue à faire de la philosophie, alors quon en a passé lâge, on devient à
coup sûr ignorant de tout ce quon doit connaître d pour être un homme de bien, un homme bien vu. Pourquoi ? Parce
que petit à petit on devient ignorant des lois en vigueur dans sa propre cité, on ne connaît plus les formules dont les
hommes doivent se servir pour traiter entre eux et pouvoir conclure des affaires privées et des contrats publics, on
na plus lexpérience des plaisirs et passions humaines, enfin, pour le dire en un mot, on ne sait plus du tout ce que
sont les façons de vivre des hommes. Et sil arrive quon soit impliqué dans une affaire privée ou publique, on sy
rend ridicule, e comme sont ridicules à leur tour, jimagine, les politiciens qui se trouvent pris dans vos discussions et
arguments.
En fait, cest ce que dit Euripide : « une lumière brille pour chacun des êtres, qui sélance vers elle ; là, il donne
le meilleur de ses jours ; là, il est au meilleur de lui-même ». (485a) Donc, ce quon a en soi de minable, on lévite et
on linjurie, tandis que le reste, on le loue, avec quelque indulgence pour soi-même, et en estimant quainsi on fait
son propre éloge.
Alors, la plus juste conduite à avoir, à mon sens, est de faire les deux : faire de la philosophie, cest un bien,
aussi longtemps quil sagit de sy former ; oui, philosopher, quand on est adolescent, ce nest pas une vilaine chose,
mais quand un homme, déjà assez avancé en âge, en est encore à philosopher, cela devient, Socrate, une chose
ridicule. b Aussi, quand je me trouve, Socrate, en face dhommes qui philosophaillent, jéprouve exactement le même
sentiment quen face de gens qui babillent et qui sexpriment comme des enfants. Oui, quand je vois un enfant, qui a
encore lâge de parler comme cela, en babillant avec une petite voix, cela me fait plaisir, cest charmant, on y
reconnaît lenfant dun homme libre, car cette façon de parler convient tout à fait à son âge. En revanche, quand
jentends un petit enfant sexprimer avec netteté, je trouve cela choquant, cest une façon de parler qui me fait mal
aux oreilles et qui est, pour moi, la marque dune condition desclave. De même, si jentends un homme qui babille c
et si je le vois jouer comme un enfant, cest ridicule, cest indigne dun homme et cela mérite des coups !
Or, cest exactement la même chose que jéprouve en face de gens qui philosophaillent. Quand je vois un jeune,
un adolescent, qui fait de la philosophie, je suis content, jai limpression que cela convient à son âge, je me dis que
cest le signe dun homme libre. Et, au contraire, le jeune homme qui ne fait pas de philosophie, pour moi, nest pas
de condition libre et ne sera jamais digne daucune belle et noble entreprise. Mais, si cest un homme dun certain
âge d que je vois en train de faire de la philosophie, un homme qui narrive pas à sen débarrasser, à mon avis,
Socrate, cet homme-là ne mérite plus que des coups. Cest ce que je disais tout à lheure : cet homme, aussi doué
soit-il, ne pourra jamais être autre chose quun sous-homme, qui cherche à fuir le centre de la Cité, la place des
bats publics, « là où, dit le poète, les hommes se rendent remarquables ». Oui, un homme comme cela sen trouve
écarté pour tout le reste de sa vie, une vie quil passera à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens,
sans jamais e proférer la moindre parole libre, décisive, efficace.
PLATON, le Gorgias, 484c-485e, trad. légèrement modifiée de M. Canto, GF p. 214-216
Il nest jamais trop tard, mais le plus tôt est le mieux
ÉPICURE
Que personne, parce quil est jeune, ne tarde à philosopher, ni, parce quil est vieux, ne se lasse de philosopher ;
car personne nentreprend ni trop tôt ni trop tard de garantir la santé de lâme. Et celui qui dit que le temps de
philosopher nest pas encore venu, ou que ce temps est passé, est pareil à celui qui dit, en parlant du bonheur, que le
temps nest pas venu ou quil nest plus là. En sorte quil faut philosopher lorsquon est jeune et lorsquon est vieux,
dans un cas pour quen vieillissant lon reste jeune avec les biens, par la reconnaissance que lon ressent pour ce qui
est passé, dans lautre cas, pour que lon soit à la fois jeune et vieux en étant débarrassé de la crainte de ce qui est à
venir. Il faut donc avoir le souci de ce qui produit le bonheur, puisque sil est présent nous avons tout, tandis que sil
est absent nous faisons tout pour lavoir. Et ce à quoi, continûment, je texhortais, cela pratique-le, à cela exerce-toi,
en saisissant distinctement que ce sont là les éléments du bien-vivre.
Lettre à Ménécée
ÉPICTETE
XXII. Si tu veux être philosophe, prépare tout de suite ton âme aux risées, aux moqueries du vulgaire qui dira :
« Voici quil nous est revenu
1
philosophe ! » ou encore : « Dnous vient ce sourcil froncé ? » Toi, cependant, ne
fronce pas le sourcil. Attache-toi à ce qui te paraît le meilleur, en pensant que la divinité ta placé à ce poste et
1
. Allusion à l’allégorie platonicienne de la caverne dans laquelle le philosophe, qui redescend du monde de la lumière, dans le séjour souterrain,
apparaît hagard et ridicule ? Ou bien allusion à la retraite, loin de sa patrie, qu’Épictète conseille au candidat-philosophe, de même qu’un
médecin recommande un changement d’air au malade ? (Ent., III, XVI, 11-12.)
souviens-toi de ceci : si tu persistes dans cet attachement, les moqueurs du début deviendront tes admirateurs plus
tard, mais si tu te laisses vaincre par eux, tu seras doublement en butte aux moqueries. […]
Lorsque quelquun te fait du mal ou dit du mal de toi, souviens-toi quil pense avoir raison dagir ou de parler
ainsi. Il ne lui est donc pas possible de suivre ta façon de juger, mais il suit la sienne, en sorte que sil juge mal, cest
lui qui subit un dommage, puisquil se trompe. Car si quelquun croit faux un raisonnement juste, ce nest pas le
raisonnement qui subit le dommage, cest celui qui sest trompé. Partant de ce principe, traite avec douceur celui que
te fait du tort ; dis-toi à chaque fois : « Il a cru avoir raison. » […]
1 La première partie de la philosophie, la plus nécessaire, consiste à mettre en pratique les préceptes, par
exemple, à ne pas mentir. La seconde consiste à les démontrer, à expliquer par exemple pourquoi il ne faut pas
mentir. La troisième consiste à affermir ces démonstrations, à faire les distinctions nécessaires : pourquoi est-ce une
démonstration ? quest-ce quune monstration ? quest-ce quune conséquence, une contradiction ? quest-ce que
le vrai ? quest-ce que le faux ?
2 Ainsi la troisième partie est nécessitée par la seconde, et la seconde par la première ; mais la plus
nécessaire, celle il faut sarrêter longtemps, cest la première. Et nous, nous faisons le contraire : nous nous
attardons sur la troisième partie, nous y mettons toute notre ardeur ; quant à la première, nous la négligeons
complètement. Cest pourquoi nous mentons tout en sachant très bien démontrer quil ne faut pas mentir.
Manuel, trad. R. Létoquart
Lavis dun moraliste de la fin du XVIIe siècle
LA BRUYERE
Bien loin de seffrayer ou de rougir même du nom de philosophe, il ny a personne au monde qui ne dût avoir
une forte teinture de philosophie. Elle convient à tout le monde ; la pratique en est utile à tous les âges, à tous les
sexes et à toutes les conditions : elle nous console du bonheur dautrui, des indignes préférences, des mauvais succès,
du déclin de nos forces ou de notre beauté, elle nous arme contre la pauvreté, la vieillesse, la maladie et la mort,
contre les sots et les mauvais railleurs ; elle nous fait vivre sans une femme, ou nous fait supporter celle avec qui
nous vivons !
Les Caractères, 1688-1696, De lHomme, § 132
DESCARTES
Ce mot philosophie signifie létude de la sagesse, et par la sagesse on nentend pas seulement la prudence dans
les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que lhomme peut savoir, tant pour la conduite de sa
vie que pour la conservation de sa santé et linvention de tous les arts ; et afin que cette connaissance soit telle, il est
nécessaire qu’elle soit déduite des premières causes. […] Puisque cette philosophie sétend à tout ce que lesprit
humain peut savoir, on doit croire que cest elle qui nous distingue des plus sauvages et des plus barbares, et que
chaque nation est dautant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux ; et ainsi que cest le plus
grand bien qui puisse être en un État que d’avoir de vrais philosophes. […] Cest proprement avoir les yeux fermés,
sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue
découvre nest point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles quon trouve par la
philosophie ; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que nest
lusage de nos yeux pour guider nos pas. […]
Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la taphysique, le tronc est la physique, et les
branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la
médecine, la mécanique et la morale ; jentends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière
connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse ». […] « Comme ce nest pas des racines ni du
tronc des arbres quon cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilide
la philosophie dépend de celles de ses parties quon ne peut apprendre que les dernières.
Lettre-Préface de lédition française des Principes de la philosophie, 1647
DESCARTES
Si nous désirons vaquer sérieusement à létude de la philosophie et à la recherche de toutes les vérités que nous
sommes capables de connaître, nous nous délivrerons en premier lieu de nos préjugés, et ferons état de rejeter toutes
les opinions que nous avons autrefois reçues en notre créance, jusquà ce que nous les ayons derechef examinées ;
nous ferons ensuite une revue sur les notions qui sont en nous, et ne recevrons pour vraies que celles qui se
présenteront clairement et distinctement à notre entendement.
Les principes de la philosophie, 1644, première partie
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