ÉSOTERISME PHILOSOPHIQUE et ÉSOTERISME HISTORIQUE Par Jacques Halbronn, Docteur ès Lettres Il y a une similitude certaine entre la démarche de l’étranger et celle de celui qui veut être initié à quelque secret, à savoir recevoir les clefs de la société dans laquelle il souhaite pénétrer. Mais l’étranger n’est-il pas lui-même porteur d’un secret, celui de ses origines ? Nous percevons dans le discours ésotérique l’affirmation de l’existence de passerelles permettant de franchir certains cloisonnements. Or, n’est-ce pas là aussi un des postulats de l’étranger que le déni des barrières qui coïncide avec la théorie des correspondances ? Mais, à force de rapprocher tout avec tout, de nouveaux cloisonnements apparaissent dès lors que la nature se voit décalquée sur la société, selon un processus d’ésotérisation. Deux écoles s’affrontent : l’une que nous qualifierons d’ésotérisme philosophique, l’autre d’ésotérisme historique ou sociétal. La première est celle qui est le mieux implantée présentement au niveau académique, elle traite de l’ésotérisme en philosophie et de philosophie de l’ésotérisme. La première s’efforce de présenter l’ésotérisme comme un phénomène spécifique, la seconde considère que l’ésotérisme est un processus de translation, d’où le concept d’ésotérisation qui comporte une dynamique qui n’existe pas dans celui d’ ésotérisme. Pour l’ésotérisme historique, le lien avec l’exotérique, avec les enjeux de la modernité, est essentiel et il n’est pas question de s’enfermer, au nom d’une spécificité à ménager, dans une sorte de ghetto, serait-il payant sur le plan universitaire. I La notion de signifié ésotérique Certes, il existe des savoirs qualifiés d’ésotériques mais il nous semble plus fructueux de nous demander comment se constitue un savoir ésotérique à partir de ce qui ne l’est pas ou encore de préciser quels sont les questionnements qui relèvent de l’ésotérisme. Peut être est-ce du fait de notre intérêt pour l’histoire de l’astrologie, toujours est-il qu’il nous paraît nécessaire d’analyser comment on bascule de l’astronomie vers l’astrologie, comment à partir de données de l’observation du ciel, on en vient à vouloir connaître l’avenir d’un nouveau-né ou celui d’un empire. Autrement dit, il nous intéresse d’exposer de quelle façon un traité d’astronomie se mue en traité d’astrologie, et c’est en cela qu’il y a ce que l’on pourrait appeler un processus d’ésotérisation. Mais l’exemple de l’astrologie n’est nullement unique et à la limite tout texte sans caractère ésotérique a priori peut se trouver doter d’une dimension ésotérique ne serait-ce que par l’usage particulier qui en est fait. On peut d’ailleurs envisager une approche inversée qui consisterait en partant d’un texte ou d’un commentaire ésotériques de tenter de reconstituer le document source qui n’offrait pas de caractère ésotérique, si un tel document a disparu ou n’a pas été identifié comme étant à l’origine du dit texte ésotérique. Ainsi, un simple dictionnaire, un atlas – à la limite n’importe quel livre – peuvent se muer en outil divinatoire, dès lors qu’on l’ouvre au hasard et qu’on en tire quelque oracle. Cet ouvrage ainsi instrumentalisé va ainsi s’inscrire dans une pratique ésotérique à laquelle a priori il n’était pas destiné. Il va servir à répondre à des questions qui sont elles, assez bien répertoriées et qui relèvent de ce que nous appelons l’altérité synchronique et l’altérité diachronique, c’est à dire, la conscience que l’autre nous échappe, est un inconnu pour nous ou que l’avenir nous est inaccessible, imprévisible. Il y a là la conscience d’un manque, de l’existence de bornes cognitives plus ou moins bien acceptées. Une sorte de terra incognita que l’on va tenter d’atteindre par des moyens détournés, en usant autrement de connaissances normalement disponibles. Autrement dit, il suffit que l’on détermine des limites pour qu’il y ait volonté de les transgresser et pour nous l’ésotérisme est de l’ordre de la transgression et celle-ci peut s’appliquer à n’importe quoi. Si nous prenons divers savoirs dits ésotériques, nous observons qu’ils ne se conçoivent que dans le contexte des limites de la connaissance, à un moment et en un lieu donnés. Quelle alchimie sans une description des métaux, des éléments, sans une forme de physique et de chimie dont il va s’agir de dépasser les limites, de combler les manques. Toute description du rapport de l’esprit au corps s’inspire d’une certaine anatomie, transposée, élargie, extrapolée. Il en est évidemment de même de la numérologie qui se greffe sur une arithmétique, qui en tire d’autres enseignements. L’ésotérisme serait ainsi de l’ordre du commentaire du monde, de recyclage d’un premier discours jugé insuffisant, étriqué, visant un savoir plus ample, répondant à des besoins qui seraient autrement frustrés. L’ésotérisme est en prise avec ce qui est dit du monde par ceux qui se contentent de le décrire au premier degré. On pourrait parler d’une perversion du savoir exotérique, détourné abusivement de sa fonction première. Prenons le cas du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly. Au départ, la description d’un système politique bien précis, en fait le Second Empire. Mais ce texte va être transformé en une description du programme juif de conquête du monde (les Protocoles des Sages de Sion), c’est à dire une possibilité d’accès à un savoir secret, tabou, lié à un groupe humain placé à la marge par une certaine sociologie populaire qui place, à tort ou à raison, les juifs à part, en dehors du système, ce qui en fait, ipso facto, les objets d’un savoir ésotérique. Non pas que tout ce qui sera dit sur les Juifs sera de cet ordre là, mais on voudra savoir ainsi ce que l’”on” ne nous dit pas, ce que l’on ignore de ce qui se passe dans ce milieu. Il convient donc de distinguer la source et la cible : la source, c’est le document qui va être “retraité”, la cible, c’est l’information que l’on prétendra ainsi obtenir et qui, pour quelque raison, nous était refusée ou que l’on croyait telle. Autrement dit, il n’y aurait pas de savoir ésotérique qui ne serait d’abord le reflet, la diffraction d’un savoir qui ne le serait pas car sans reconnaissance du monde des apparences, il ne saurait y avoir de perception de ses limites.. En tant qu”historien des textes, nous dirons qu’un texte peut subir bien des avatars : traduction, résumé, glose mais aussi transposition de type ésotérique soit par le biais du commentaire soit en donnant lieu à une mouture refondue où il est parfois malaisé de le reconnaître. C’est ainsi que la plus banale Histoire des Papes a donné naissance, à la fin du XVIe siècle, à la Prophétie des papes du pseudo Saint Malachie. C’est ainsi qu’un guide de pèlerinage a permis de composer un très grand nombre de quatrains, s’inscrivant au sein des Centuries. Le texte le plus banal peut ainsi changer de dimension. A l’historien de décrire les procédés mis en oeuvre pour renforcer ou au contraire atténuer le caractère ésotérique d’un document. Il est en effet des savoirs dont le caractère de marqueur ésotérique semble figé et auxquels il n’est pas permis, en quelque sorte, d’y renoncer. C es savoirs intéressent certes au premier chef l’historien des courants ésotériques mais à condition d’étudier les tentatives de re/déghéttoïsation que les dits savoirs sont amenés à subir, eux aussi et qui constituent leur histoire spécifique. Nous employons à dessein un terme à caractère linguistique avec le mot marqueur. Car ce qui nous permet de savoir si nous sommes ou non dans un champ ésotérique, en voie d’ésotérisation ou de désésotérisation, c’est bien la fréquence de certains marqueurs soit spécifiques, soit conjoncturels. Spécifiques quand il s’agit par exemple, à un niveau intertextuel, de développements à caractère astrologique ou alchimique et, par ailleurs, conjoncturels, quand le traitement engagé est plus contextuel, relève d’un décalage diachronique ou synchronique qui n’implique par le recours à des éléments jugés en soi comme ésotériques.. Il convient toutefois de ne pas oublier que l’approche ésotérique se greffe sur un élément qui n’est pas considéré comme tel et qui constitue en quelque sorte un support en soi assez banal : un texte écrit dans une certaine langue obéissant aux règles habituelles de la communication, un état céleste décrit par les astronomes, un événement décrit par des historiens, un dessin produit par un artiste, un état anatomique décrit par un homme de l’art, un état minéral, un état végétal auxquels on va être amené à conférer des vertus et des significations particulières, comme une face cachée. La notion de courant ésotérique recouvre donc un champ beaucoup plus large que celle d’un formalisme ésotérique bien circonscrit d’autant, comme on l’a dit, que même dans le cas de savoirs jugés spécifiquement ésotériques, il existe un support qui ne le serait pas. Prenons l’exemple d’un auteur qui nous intéresse actuellement, Jean Giffré de Réchac, un dominicain qui publié dans les années 1630-1660. Cet homme, directeur spirituel, auteur d’une littérature d’édification, d’imitation des saints, s’intéresse à Nostradamus, auteur s’il en est fortement connoté comme relevant de l’ésotérisme, même s’il est à la base médecin et recourt à des positions planétaires existant objectivement. Or, Giffré de Réchac veut que l’on se serve des quatrains nostradamiques comme d’un outil historiographique au fond assez banal, qui sera confronté avec les travaux des historiens. Il y a là une volonté de désésotérisation, de désenclavement du champ ésotérique que l’on cherche à réintégrer dans la sphère chrétienne au lieu de la laisser en marge. Inversement, nous pouvons étudier des textes qui n’offrent en soi a priori aucun caractère jugé comme ésotérique mais qui vont être ésotérisés. C’est précisément le cas de Nostradamus ou du moins du corpus qui lui est attribué. On sait que les sources de nombreux quatrains viennent d’un Guide des chemins de France d’Henri Estienne, ouvrage qui ne comporte en soi aucun caractère ésotérique mais qui va servir à composer des quatrains prophétiques. Il faut en effet considérer, dans certaines sociétés, à certains moments, le cas d’une volonté de désésotériser l’autre ou d’en nier la dimension ésotérique, contribuant ainsi à une ésotérisation de fait de la société en question. Il existe en effet quatre cas de figure : volonté délibérée d’ésotérisation ou de désésotérisation du groupe ou d’ésotérisation ou volonté de désésotérisation de l’autre groupe face auquel on se trouve, sachant que la désésotérisation de l’autre peut conduire à une ésotérisation du groupe qui refuse le clivage tout comme il y aurait désésotérisation en refusant la désésotérisation de l’autre. Derrière notre approche, existe une certaine anthropologie qui considère que les sociétés ont périodiquement et alternativement besoin de marquer des frontières et de les effacer. Nous considérons qu’on est passé d’un ésotérisme ouvert, à géométrie variable à un ésotérisme fermé, sclérosé, figé, où les marqueurs ésotériques sont de plus en plus convenus et font l’objet d’un consensus hors du temps et de l’espace. Ces marqueurs sont constitués d’un ensemble de termes spécifiques dont l’apparition au sein d’un texte contribue à le faire basculer dans la mouvance ésotérique : quatrains de Nostradamus, vocabulaire astrologique ou alchimique associé à un discours sur un avenir a priori jugé inconnaissable. Il est clair, en effet, que l’usage de ces marqueurs en dehors d’un préjugé prédictif, ou d’un projet lié au passage d’une frontière éthique ou cognitive, ne ferait pas sens, il est impératif qu’il y ait essai de réponse à un questionnement jugé, en tant que tel, de l’ordre de l’ésotérisme. Si par exemple, on a affaire à une tentative de faire marcher un paralytique- ce projet a priori extérieur au champ habituel de la médecine, va être renforcé par le recours à des pratiques dites ésotériques. Il y a donc en quelque sorte l’attente d’une sorte de miracle qui vient se consolider au moyen de marqueurs. Autrement dit, le propos ésotérique doit s’inscrire dans une situation existentielle bien réelle, constatable mais dont le caractère irréductible sera contesté et dépassé. Nous dirons que l’ésotérisme a ses sources en dehors de lui-même et qu’il relève d’un contexte historique et social qui lui-même, n’a en soi rien d’ésotérique. La recherche en ce qui concerne l’Histoire des textes ésotériques implique de prendre en compte le contexte socio-politique dans lequel ces textes ont été initialement produits ainsi que le fait qu’il y a eu réaction face à un processus en sens inverse : l’ésotérisation fait suite à une désésotérisation et la désésésotérisation à une ésotérisation, qu’il conviendra de repérer historiquement. Par la suite, ces textes peuvent poursuivre leur carrière mais ils n’en restent pas moins sensibles aux événements socio-politiques qui détermineront leur réapparition, au prix souvent de retouches et de réajustements. À l’historien de textes de cerner également ces modifications des textes en rapport avec de nouvelles affectations. Par ailleurs, il est assez évident que l’astrologue travaille dans la mesure où une clientèle fait appel à lui ; Or, on ne vas pas voir un astrologue à n’importe quel moment de sa vie, et en cela l’astrologue s’inscrit bel et bien dans une réalité sous-jacente. Le prophète est bien évidemment lié à une conjoncture politique ou religieuse qu’il convient de cerner. L’alchimiste dépend également de certains besoins bien précis de la part de ceux qui font appel à lui. C’est dire que le dialogue entre l’étude des textes ésotériques et les besoins d’une société donnée est indispensable, le recours aux marqueurs ésotériques ne faisant sens que lorsqu’une société éprouve le besoin de certains questionnements concernant l’altérité synchronique et/ou synchronique. Quels sont ces savoirs dits ésotériques et qui constituent la base des marqueurs ésotériques ? Il nous semble que ce sont des savoirs qui ont échoué, victimes d’une pathologie de l’épistémé ; c’est à dire de savoir qui se sont marginalisé et ne s’articulant pas sur les autres savoirs, ce qui est le fait même d’une carence de la désésotérisation périodique. Cela dit, les praticiens des savoirs ésotériques peuvent disposer de traités en bonne et due forme encore que ceux-ci puissent précisément témoigner d’une volonté de désésotérisation dans la mesure où ces savoirs adoptent une présentation systématique qui évoque directement des traités propres à des savoirs non ésotériques mais qui n’ont qu’une utilité limitée en pratique, ils constituent d’abord une caution. De même en ce qui concerne l’existence de revues, de colloques, d’associations, d’établissements d’enseignement, autant de marqueurs de désésotérisation alors que parallèlement subsiste une relation astrologue/client fondé sur une réalité existentielle. Dans ce processus de désésotérisation de l’astrologie, on notera le courant dit de l’astrologie scientifique à la fin du XIXe siècle qui s’appuyant notamment sur les statistiques a tenté de désésotériser l’astrologie, c’est à dire de la rendre plus acceptable, plus présentable. Mais à d’autres moments, l’astrologie a cherché au contraire à se réésotériser, à souligner sa différence, sa visibilité. En tout état de cause, l’astrologie a rarement été en mesure d’échapper à son aura ésotérique et a fini par constituer un marqueur ésotérique permanent, ce qui, par voie de conséquence, a pu empêché certains savoirs de s’ésotériser, c’est à dire de dépasser leurs limites, étant donné que l’astrologie exerçait un certain monopole en la matière. La cristallisation de certains savoirs ésotériques, dans une posture ésotérique, tend à figer la dialectique ésotérisation/Désésotérisation puisque l’on a désormais de l’ésotérisme en soi et non plus dans le cadre d’ un processus relatif et conjoncturel. Le cas Nostradamus est remarquable en ce qu’à partir de quatrains, genre poétique assez banal, on a su constituer un discours prophétique, il y a là ésotérisation du poétique à propos duquel il faudrait s’interroger du point de vue de l’histoire de l’activité littéraire de l’époque, probablement victime d’une précédente désésotérisation. Notre séminaire sera axé sur l’étude de textes engagés dans un processus alternatif d’ésotérisation/désésotérisation, recourant essentiellement à des marqueurs ésotériques traditionnels.. L’accent sera mis sur le rôle des contexte socio-politique ou psycho-sociologique dans la formation des dits textes ou/et dans leur mise en application. On insistera sur les éléments constitutifs -les sources – des dits textes, sur l’identification des supports non ésotériques sur lesquels ils s’appuient.. Parmi les textes auxquels nous avons consacré de nombreuses pages figurent les Protocoles des Sages de Sion dont le caractère ésotérique n’est pas lié de façon aussi directe avec les savoirs ésotériques figés. La mise en place des Protocoles relève d’un ésotérisme ouvert, c’est à dire lié à des tabous qui sont censés être enfreints par le groupe que l’on cherche ainsi à diaboliser. Il est clair, en revanche, que la cible de cette entreprise, les Juifs, est bel et bien un groupe par rapport auquel de nombreuses tentatives d’ésotérisation et de désésorérisation ont existé. Nous dirons donc qu’il faut trois critères pour qu’un processus d’ésotérisation/désésotérisation puisse s’engager : 1. ° une population perçue comme différente, étrangère par rapport à une autre population. 2. ° une volonté de rééquilibrage d’image de la part d’une population soit vers l’ésotérisation, soit vers la désésotérisation 3. ° l’association de cette population avec des pratiques rejetées, blâmées selon les valeurs d’une autre population. En l'occurrence, l’intérêt pour les savoirs dits ésotériques apparaît ipso facto comme ésotérisant pour celui qui l’exprime . Mais dans le cas des Protocoles, l’ésotérisme est plutôt le fait de ceux qui les ont propagés, notamment en Russie. Nous aurions affaire à une ésotérisation d’un groupe s’accompagnant de l’ésotérisation du groupe qui lui fait face. Ainsi, toute recherche de contextualité d’un texte passe par l’identification d’un rapport de groupe à groupe : on pourrait parler d’un groupe source, qui prend l’initiative d’un changement dans le rapport de force et d’un groupe cible, visé. Sans une volonté de changement dans la situation d’altérité synchronique ou/et diachronique, il n’y aura pas de processus d’ésotérisation ou de désésotérisation. Il est clair que si le processus n’était pas dialectique, c’est à dire s’il ne passait par des phases, s’il se figeait, il n’y aurait pas d’ésotérisation et de désésotérisation. Cela signifie que nous sommes confrontés à un besoin ponctuel de changement dans le rapport au monde, dans la représentation de l’autre ou du futur. Bien entendu, les solutions trouvées font le plus souvent appel à des solutions antérieures qui sont recyclées, avec les ajustements jugés nécessaires et sont vouées, elles-mêmes à être reprises à d’autres occasions, dans un autre contexte, qui offrira, peu ou prou, des points communs avec le contexte précédent .Sans une typologie des contextes et sans une typologie des textes correspondant à ces contextes, il ne saurait y avoir une approche scientifique des courants ésotériques. Nous avons ainsi montré, à propos du Mirabilis Liber (années 1520), l’existence d’une tradition qui remettait en circulation périodiquement un certain type de textes quand un certain cas de figure réapparaissait, comme dans le cas d’une régence. On ne saurait insister assez sur l’existence d’ateliers de fabrication de textes, à partir de bibliothèques, en vue de satisfaire les besoins liés au processus d’altérité et que l’on pourrait souvent qualifier de faussaires. Dans notre travail, nous insistons sur la place des contrefaçons, qui tient au besoin de recyclage des textes, dans une région ou dans une autre, dans une population ou dans une autre. Affirmer, par exemple, que les Protocoles des Sages de Sion n’appartiennent pas au champ ésotérique nous apparaîtrait comme un contresens quant au champ couvert par les courants ésotériques. D’une part, ces Protocoles visent à diaboliser une population donnée, à savoir les juifs, ou du moins à satisfaire un besoin de représentation de l’autre – altérité synchronique, en lui attribuant des attitudes qui sont jugées inacceptables par une société donnée. Les procédés utilisés pour répondre à cette demande correspondent-ils à une démarche d’ésotérisation ? Si par ésotérisation, on entend le fait de renforcer un sentiment de différence par rapport à une population donnée, en insistant d’ailleurs, en l'occurrence, sur le fait que ce sont justement les Juifs qui eux-mêmes affirmeraient leurs différences au travers de ces Protocoles qu’on leur attribue, nous avons bien affaire à cela. Cependant, on nous objectera que l’on n’a pas identifié les juifs au diable, qu’on ne leur a pas attribué des pratiques occultes et que par conséquent, faute de marqueurs proprement ésotériques, le texte des Protocoles ne serait pas classable comme ésotérique.. Or, une telle représentation du texte est anachronique, en ce sens que les Protocoles ont par la suite été désésotérisés, ce qui était plus ou moins inévitable à terme. Ce qui signifie que des éléments ésotériques en ont été évacués de la plupart des éditions, à partir des années 1930. Le chercheur dans le champ ésotérique se doit de rétablir la dimension ésotérique qu’elle ait été ajoutée ou supprimée. Or, en l'occurrence et cela est le cas normal, nous avons en permanence affaire à un double mouvement : ésotérisation du texte de Maurice Joly en transformant un passage du premier Dialogue en prophétie du serpent symbolique, caractéristique d’une situation d’altérité diachronique (qu’est ce que l’avenir nous réserve ?), puis évacuation, par un processus de désésotérisation, de ce texte de la prophétie du serpent symbolique dans la plupart des éditions . Il y a là un va et vient qu’il convient de suivre à la trace. Ainsi, il apparaît que l’historien des textes ésotériques aura affaire à des textes voués à changer de physionomie, d’où la nécessité de travailler dans le long terme et de capter les évolutions que subit tel ou tel texte. Avant d’affirmer que tel texte n’est pas ésotérique, encore faut-il s’assurer qu’il ne l’a jamais été au cours de son histoire, qu’il n’a jamais subi le moindre processus d’ésotérisation, une telle affirmation pouvant être le fait d’une carence de la recherche ou de l’information, en se contentant de faire une coupe, un arrêt sur image qui montrerait l’absence de caractère ésotérique du texte comme si le texte devait présenter de façon constante les mêmes caractéristiques, dans une stratégie du tout ou rien : ou bien le texte est ou bien il n’est pas ésotérique. Autrement dit, on pourrait presque se demander si un texte, quel qu’il soit, n’est pas susceptible d’être ésotérisé, quand bien même n’offrirait-il a priori aucun caractère ésotérique. Et de même, un texte ésotérisé n’est-il pas susceptible de cesser de l’être ? Nous dirons que dès lors que se met en place une situation liée à un questionnement quant à l’altérité synchronique ou diachronique, va se produire un processus d’ésotérisation ou de désésotérisation susceptible de modifier le statut de certains textes ou tout simplement de faire reparaître un texte qui avait été évacué purement et simplement, ce qui est aussi une forme de désésotérisation parfois préféré à son remaniement. Nous dirons que ce processus d’ésotérisation/désésotérisation va se polariser sur un certain nombre de marqueurs que l’on cherchera soit à introduire dans le texte soit à évacuer du texte, selon le cas de figure. Ce seront donc ces marqueurs susceptibles d’être introduits ou évacués qui seront à proprement parler à caractère ésotérique. C’est donc le processus même d’ésotérisation/désésotérisation qui va révéler l’existence même de ces marqueurs, étant entendu que par ésotérisation/désésotérisation, nous attendons d’abord la réponse à un besoin de modifier le rapport d’altérité synchronique ou diachronique au sein d’une société donnée. Bien plus, si ces marqueurs sont charnières, ils seront particulièrement sollicités, sujets à de considérables variations et c’est ce phénomène même qui permettra de les identifier en ce qu’ils interpelleront en tout premier lieu l’historien des textes, c’est ce que nous avons essayé de démontrer dans notre thèse d’Etat, le Texte Prophétique en France, formation et fortune, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002) Des textes en marge Pour nous la littérature dite ésotérique fait l’objet d’ajustements périodiques, de recyclages, c’est ce qui la caractérise au premier chef. Etudier un texte ésotérique sans en faire ressortir les aléas ne fait pas sens, épistémologiquement. Pas plus que de l’étudier sans mettre en évidence l’instrumentalisation dont il est l’objet par tel ou tel groupe car un texte ne paraît pas sans un quelconque enjeu. Le fait qu’un groupe s’attribue ou se voit attribuer un savoir dit ésotérique n’est pas neutre, il correspond à un processus de différenciation sociale, positive ou négative, au sein d’une société donnée. La littérature ésotérique aborde des points qui ne sont pas absolument nécessaires au fonctionnement des sociétés, et en ce sens nous dirons qu’elle se situe à la marge. Pour faire image, il est clair qu’on n’y discute pas de problèmes cruciaux concernant la survie au quotidien et c’est pourquoi tantôt elle joue un rôle privilégié et parfois elle est mise de côté, lors de périodes où la société évite les différenciations en son sein. Ainsi, l’historien des textes ésotériques ne saurait avoir une approche statique du texte mais faire ressortir son insertion dans la dynamique sociale ou au contraire son exclusion, son rejet puisque c’est ce mouvement de charnière même qui, selon nous, signe le caractère ésotérique des textes dits ésotériques. On dira que le document ésotérique est comme une porte qui constamment s’ouvre ou se ferme, qui situe l’extérieur et l’intérieur par un processus de cloisonnement ou au contraire de décloisonnement. .En phase de cloisonnement, l’attribution à un groupe, religieux, géographiquement délimité, de certaines pratiques ou croyances ésotériques doit être mise en évidence. En phase de décloisonnement synchronique ou/et diachronique, nous avons soit le rejet de l’élément ésotérique, soit sa banalisation, c’est à dire qu’il cesse d’être, provisoirement, significatif d’une différence socialement pertinente. L’élément ésotérique peut en effet servir également à distinguer une génération d’une autre, un siècle d’un autre par un processus d’acceptation/refus. C’est ainsi que le siècle des Lumières adoptera une posture anti-ésotérique, dans certains milieux intellectuellement dominants. (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) ce qui permet de se situer, de se démarquer, par rapport au passé. On nous objectera que des éléments considérés comme non ésotériques peuvent jouer ce rôle de différenciation et que certains éléments dits ésotériques ne semblent pas pouvoir jouer un tel rôle. Nous répondrons que concernant le second point, il est fort possible qu’à un moment donné tel texte soit oublié et ne soit pas mobilisé dans un sens ou dans l’autre, il pourra être exhumé à une autre occasion, cela dépend de la culture ésotérique des acteurs. En ce qui concerne le premier point, il peut y avoir ésotérisation d’éléments qui ne sont pas en effet jugés comme tels a priori, nous avons insisté sur la fréquence d’un tel processus et sur le fait que la littérature ésotérique, au sens où nous l’entendons, ne cesse de s’enrichir, quant aux sources auxquelles elle puise. La production relativement récente des Centuries et plus encore des Protocoles des Sages de Sion en témoigne pour la période moderne et contemporaine. Il ne s’agit pas uniquement de considérer en quoi cette période serait l’héritière d’un ésotérisme antique qui perdurerait. Non pas que l’ésotérisme moderne et contemporain ne puise pas dans l’Antiquité mais il importe encore là de déterminer dans quelles conditions et jusqu’à quel point, et notamment avec quelles solutions de continuité, notamment en ce qui concerne le néo-prophétisme d’un Nostradamus par rapport au prophétisme biblique. C’est ainsi que le thème de l’Antéchrist si important pour notre période s’origine dans le Nouveau Testament mais va s’inscrire dans un contexte socio-religieux différent, notamment en ce qui concerne les juifs, avec une évolution sensible entre le XVI e et le XXe siècle. A ce propos, il semble bien que ce thème qui concerne ce que nous avons appelé l’altérité diachronique soit un élément ésotérique au sein des Écritures, dont l’importance a fortement varié comme c’est le propre du dit élément. On comprend aussi que l'accès aux Écritures, lui-même, a pu être contrôlé et régulé, selon que les autorités religieuses souhaitaient ou non laisser diffuser certaines idées. Un des traits les plus remarquables de l’ésotérisme nous semble être l’idée de retour vers des idées rejetées, mises de côté, comme dans une sorte de cimetière, et qui, de temps à autre, réapparaissent, reparaissent en tant que textes, et c’est précisément ce qui caractérise sa propre histoire. Autrement dit, le contenu de l’ésotérisme serait celui de son sort. Le champ ésotérique serait en fait constitué d’éléments rejetés, délestés, considérés comme inessentiels au fonctionnement de la société ou comme pouvant être sous traités à des esclaves ou à des parias (les gitans) sinon à des machines (astrologie par ordinateur) Un autre trait est le fait que l’ésotérisme n’existe que parce qu’existent des frontières, il n’est en fait qu’un prolongement du monde “normal”, “moderne”. Mais ces frontières sont précisément ce qui génère le rejet dont il est victime, il est ce que la société se refuse à être et qu’elle refoule, il n’existe donc pas en soi. Il y aurait au fond des historiens dualistes qui poseraient l’ésotérisme comme un monde existant parallèlement au monde “normal” et d’autres, monistes, qui ne verraient dans l’ésotérisme qu’une émanation, une sécrétion, de ce monde là qui se serait autonomisé progressivement. Autrement dit, l’élément ésotérique doit faire la preuve de sa vitalité et de sa mobilité et c’est en cela qu’il intéresse l’historien des textes. Qu’en pratique, à l’usage, on y retrouve des données fort anciennes et déjà connotées comme ésotériques dans l’Antiquité mérite certes d’être signalé,, que celles-ci cohabitent avec d’autres plus récentes, aboutissant éventuellement à un certain syncrétisme, également. On conçoit que l’historien des courants ésotéristes garde une certaine distance et ne cherche nullement à prôner la véracité des savoirs concernés. Ce n’est pas une raison, cependant, pour se refuser à apprécier la dimension anthropologique du phénomène. Autrement dit, l’ésotérisme répondrait à un besoin périodique des sociétés de se placer dans une dualité et lui-même d’ailleurs traite volontiers de la dimension duelle du monde. Le signifié ésotérique Pour mieux faire comprendre notre approche des courants ésotériques, nous dirons que le signifiant ésotérique est constitué d’un ensemble de textes, de marqueurs dont certains sont plus fréquemment mobilisés que d’autres dans leur rapport avec le signifié ésotérique. Nous entendons par “signifié ésotérique” un certain nombre de situations, notamment autour de ce que nous avons appelé l’altérité synchronique et l’altérité diachronique, autour d’un processus de retour, de dualité. Le signifiant qui sera ainsi mobilisé pour décrire, pour accompagner le dit signifié ésotérique sera le signifiant ésotérique lequel comportera des éléments structurels et d’autres conjoncturels. Le signifiant ésotérique conjoncturel (SEC) est contextuel, il n’est pas figé dans une tradition tandis que le signifiant ésotérique structurel (SES) est constitué de documents récurrents, impliquant l’existence de traditions, la conservation de textes dans des recueils, dans des bibliothèques, une mémoire écrite ou orale. SEC et SES cohabiteront pour couvrir un signifié ésotérique, lié à une situation bien précise, dans le temps et dans l’espace. L’historien des textes ésotériques est avant tout concerné par le SES mais il devra bien entendu étudier les relations se formant entre SES et SEC, par voie d’ajustement de l’un par rapport à l’autre. En tout état de cause, ce néo-ésotérisme s’inscrit dans son temps, s’explique au regard d’événements politiques, d’enjeux de société également propres à l’Europe moderne et contemporaine. C’est autour des quatre grandes sommes néo-ésotériques que sont le maçonnisme, le centurisme, le protocolisme, marqué par la référence à Eliphas Lévi notamment chez le russe Nilus (Le grand dans le petit), et le tarot, qui ne devient divinatoire qu’avec Etteilla et Mlle Le Normand, que selon nous le séminaire consacré à EMC doit se déployer, tout en intégrant tant le Signifiant Ésotérique Conjoncturel (SEC), c’est à dire les contextualités socio-politiques, socio-religieuses, que ce que l’on pourrait appeler le Signifiant ésotérique traditionnel (SET), qui comporte l’ésotérisme ancien, et notamment l’astrologie, sa réception et sa relecture. C’est le syncrétisme entre ces trois niveaux : néo-ésotérisme, SEC, et ésotérisme ancien que ce séminaire doit appréhender. A la limite, par delà la question de l’usage pertinent ou non du signifiant “ésotérisme” – nous importe de circonscrire le champ TCPM (Tarot, Centurisme, Prophétisme, Maçonnisme), sur le mode EMC, signifié qui s’inscrit dans le cadre de la section des sciences religieuses et que nous avons contribué, pour trois facteurs sur quatre, à baliser. En ce qui concerne le facteur M (maçonnisme) qui nous est moins familier, il constituera pour nous un espace de recherche que nous investirons avec nos étudiants sur les prochaines années, étant entendu que concernant les facteurs TCP, nous mettrons à leur disposition nos travaux, nos investigations et notre expérience. Les courants (néo) ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine correspondraient donc selon nous essentiellement à ces quatre pôles, production originale de cette période de cinq siècles et dont on étudiera les sources, les emprunts, les contextes, les prolongements. Les pôles M et P concernent avant tout une problématique d’altérité synchronique, les pôles C et T relevant surtout d’une problématique d’altérité diachronique, c’est dire que de la sorte l’EMC a su se doter de nouveaux signifiants ésotériques structurels lui permettant de répondre aux exigences périodiques d’un signifié ésotérique. En tout état de cause, il nous semble souhaitable de renouveler le contenu (ésotérisme antique, maçonnerie) du séminaire tel qu’il a été, au cours des vingt dernières années et d’y aborder des courants (astrologie pour les résurgences antiques – nous avons consacré des travaux au Tetrabiblos de Ptolémée (Iie siècle de notre ère) et tarot, nostradamisme, protocoles, pour l’apport spécifique de l’EMC) qui n’y ont souvent été traités qu’accessoirement. Il y a là un problème de positionnement : faut-il considérer l’ésotérisme antique comme un axe autour duquel viendrait se constituer l’ésotérisme EMC ou bien faut-il étudier ce qu’a produit l’ésotérisme EMC et observer comment ces éléments intègrent l’ésotérisme antique ? Il est clair, en tout état de cause, que le champ TCPM s’avère déterminant au sein de la culture de l’EMC et qu’il ne saurait continuer, dans le cadre du séminaire consacré aux courants ésotériques dans l’Europe Moderne et Contemporaine, à être réduit à la portion congrue ou du moins cantonné à la seule exploration du pôle M (maçonnique) . Est-il, au demeurant, vraiment indispensable de définir ce qu’est l’ésotérisme en général et l’ésotérisme moderne et contemporain en particulier ? Il y a un arbitraire du signe. Nous savons que certains signes désignent un certain signifié tout comme un certain signifié mobilise certains signifiants. Nous savons que nous sommes, à un moment donné, dans un musée, dans un restaurant ou dans un hôpital, de par la présence de certains objets qui n’ont souvent, en soi, aucun rapport. Par ailleurs, la présence simultanée d’un jeu de tarots, d’une édition des Centuries, d’un tablier maçonnique nous indique bien que nous nous trouvons vraisemblablement au milieu du XIXe siècle et non en plein XIIe siècle, chez un amateur d’ésotérisme.. La question juive Nous voudrions également réapprécier la place de la référence judaïque dans ce séminaire et nous le faisons d’autant plus librement que nous sommes juifs, ce qui nous permet probablement une plus grande latitude dans notre approche. Depuis le XVIIe siècle, en effet, la situation des juifs s’est singulièrement modifiée et nous avons largement traité dans notre thèse d’Etat. Il s’agit là d’un changement du signifié ésotérique c’est à dire de la réalité sur le terrain en ce qui concerne l’altérité tant synchronique (relations entre juifs et non juifs) que diachronique.(approche eschatologique). Par rapport à cette situation, il a fallu articuler des signifiants ésotériques (comme l’Antéchrist, issu du Nouveau Testament) et dans certains cas en élaborer de nouveaux. Selon nous, le paysage ésotérique de l’EMC est largement marqué par l’émergence d’un nouveau regard sur la condition juive, qui aboutira au sionisme et à l’installation des juifs en Palestine avec en regard des formes nouvelles d’antijudaïsme, dont la production des Protocoles des Sages de Sion. Pour l’historien, l’antijudaïsme ne saurait être un tabou à exclure de son champ et ce d’autant plus que d’une certaine façon le sionisme et l’antijudaïsme tendent parfois à s’amalgamer comme nous l’avons montré dans notre ouvrage sur le Sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle. Il est à peu près impossible au demeurant de séparer le discours sur les juifs de la littérature ésotérique de l’EMC que ce soit chez les Protestants du Refuge au XVII e siècle, nous pensons en particulier à un Pierre Jurieu s’adressant aux juifs, ou des occultistes du XIX e siècle, tels un Toussenel ou un Gougenot des Mousseaux. D’une façon générale, le rôle du séminaire est d’étudier le commentaire ésotérique des événements de l’EMC ainsi que ses éventuelles incidences sur les relations interreligieuses. Nous prenons ici le terme religieux, dans un sens large, par delà les pratiques cultuelles. Avec l’EMC l’appartenance religieuse revêt une autre signification du fait de la laïcisation et du fait du progrès de l’incroyance, tout en restant un cadre pertinent mais qui va conduire notamment à faire basculer l’antijudaïsme vers l’antisémitisme. La tâche de l’historien du néo-ésotérisme La question de l’ésotérisme est complexe à traiter et nous avons ici énumérer un certain nombre de cas de figures entre lesquels, par rapport à un cas donné, on peut hésiter, ce qui fait accéder à un certain niveau de falsifiabilité. Parmi les questionnements ou les paradoxes de notre domaine, on se demandera si l’ésotérisme n’est pas avant tout la conséquence d’une volonté des sociétés de se purger, de se délester, de s’harmoniser, de s’homogénéiser, ce qui conduirait à produire des éléments rejetés, refoulés : l’ésotérisme ne serait-il pas dès lors l’effet d’une ésotérisation des sociétés, le terme ésotérisation ayant dans ce cas un sens inverse de celui d’ésotérique. Une société qui se purge produit des déchets que l’on cherchera périodiquement à réhabiliter, tout comme elle évacue ses fous, les met à l’écart, comme l’a étudié Foucault, quitte à tenter de les réintégrer, comme on le fait lors des Saturnales.. Nous avons montré que l’on ne savait pas toujours immédiatement si une société qui refuse l’ésotérisme n’est pas, ipso facto, amenée à le banaliser et à l’accepter, en lui ôtant, pour un temps, sa fonction de repoussoir. Sait-on si la publication de textes ésotériques n’est pas la fin de l’ésotérisme, une tentative en tout cas de normalisation ou si elle ne constitue pas à terme un vivier dans lequel pourront puiser ceux qui voudront composer de nouvelles oeuvres ? N’oublions pas que tant les Centuries que les Protocoles sont en grande partie des contrefaçons comme si le champ ésotérique l’exigeait. En fait, est-ce que lorsque l’ésotérisme n’existe pas, il ne faut pas l’inventer ? C’est bien ce qui semble s’être passé : dans une Europe moderne et contemporaine (EMC), devenue sceptique et agnostique, qui n’est plus capable de rejeter des idées qui nourriraient l’ésotérisme, n’est-on pas contraint de créer un pseudo-ésotérisme pour alimenter le discours de l’altérité diachronique et synchronique. L’ésotérisme de l’EMC serait dualiste à la différence de l’ésotérisme antique. En effet, l’ésotérisme antique est le fait d’un rejet, d’une exclusion d'éléments qui initialement faisaient partie intégrante du savoir dominant. En revanche, l’ésotérisme de l’EMC ne se constitue pas à partir d’une expulsion ou d’une purge : les Centuries ne sont pas le fait d’un quelconque rejet, elles sont conçues d’entrée de jeu dans un registre ésotérique, selon un processus d’imitation. D’où, dans notre travail, l’accent mis sur la fabrication des textes, dans des officines de faussaires, d’où notre conviction que le néo-ésotérisme humaniste de l’EMC est marqué par la contrefaçon plus que par l’hérésie, comme c’était le cas de l’ésotérisme antique voire médiéval. Il y a dans cette EMC une dimension d’artefact, d’ersatz, qui d’ailleurs touche également le système républicain par opposition au système monarchiste. On veut créer un roi sans passer par la dynastie. Le néo-ésotérisme serait en phase avec les révolutions. Bien entendu, l’historien des textes ésotériques se doit également de cerner la logique interne des savoirs concernés (voir notre étude sur les Mathématiques Divinatoires), lesquels savoirs s’efforcent, dans un processus de normalisation, d’offrir une présentation calquée sur celle du savoir dominant, et c’est en cela qu’on peut les qualifier de pseudo-sciences, et ce d’autant qu’ils vont codifier tout un ensemble d’observations qui ne sont pas jugées pertinentes par le savoir dominant, mais qui n’en exigent pas moins de conduire des observations. Pour prendre un exemple dans l’antiquité, l’examen du foie de certains animaux à des fins divinatoires (hématoscopie), venant se greffer sur une réalité anatomique objective, pouvait fort bien impliquer toute une série d’analyses et de méthodes offrant une certaine rigueur mais s’appliquant à une problématique d’altérité synchronique ou/et diachronique, hors du champ et des limites acceptés. Ainsi, l’historien de l’ésotérisme ne doit en aucune façon renoncer à rechercher voire à rétablir une certaine cohérence dans les corpus dont il a à traiter. Ce n’est pas parce que ces savoirs sont marginaux qu’ils ne sont pas constitués selon des structures parfaitement repérables et récurrentes. Ce n’est pas non plus en raison de leur caractère non scientifique qu’ils ne peuvent se greffer sur des phénomènes qui le sont, d’où le débat sur les relations entre astronomie et astrologie, par exemple. Et enfin, nous n’acceptons pas, sous prétexte que l’historien ne doit pas s’impliquer quant à la véracité de ces savoirs, d’appréhender ces savoirs comme étant des signifiants sans signifiés. Bien au contraire, ces savoirs s’inscrivent au sein de contextes sociopolitiques, socio-religieux, répondent à une demande, à une attente. Quant à savoir s’ils sont aptes à satisfaire, à combler sur le long terme cette demande ou cette attente, c’est là, en effet, que l’historien doit prendre de la distance. Il semble en effet que ces savoirs n’ont qu’une capacité d’impact à très court terme et pour un groupe restreint, d’où la nécessité de permanents réajustements, et c’est probablement ce qui les distingue du discours scientifique proprement dit, qui, pour sa part, se situerait dans le long terme et à grande échelle. II De l’astrologie au prophétisme L’ésotérisme historique, au sens où nous l’avons défini, s’articule d’une part autour de l’astrologie dont le rapport à l’astronomie permet de cerner ce que nous entendons par ésotérisation, d’autre part autour du prophétisme, notion qui englobe l’astrologie au sein d’un ensemble de pratiques historiographiques. Dans nos récents travaux sur le Tétrabible de Ptolémée (cf revue Trois Sept Onze, décembre 2001, revue Ayanamsa, décembre 2001, revue Béroso n° 5, Actes des Primeras Jornadas de Historia de la Astrologia en la Antiguedad, Barcelone, 2001, “Ptolémée et Firmicus Maternus”, Colloque de Malaga, Actes, 2002 ), nous avons montré comment le discours astrologique s’articulait sur le discours astronomique, lui conférant une dimension supplémentaire. Nous proposons désormais de qualifier un tel processus d’ésotérisation. En effet, il importe de resituer cette démarche exégétique face au réel objectif d’un terme qui désenclave l’astrologie car parler simplement d’une astrologisation de l’astronomie n’y suffirait pas car il s’agit là bien d’un enjeu qui dépasse le cas de la seule astrologie. C’est pourquoi nous proposons de resituer la place de l’astrologie au sein des études consacrées à l’ésotérisme dont, rappelons-le, il existe une chaire en Sorbonne, à la Ve section (celle des Sciences Religieuses) de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes dont le titulaire qui part à la retraite, Antoine Faivre, né en 1934, aura exercé son magistère de 1979 à 2002, succédant à François Secret qui avait fondé la chaire en 1965 Il est d’ailleurs à noter qu’Antoine Faivre n’a pas introduit ce concept fortement heuristique qu’est l’ésotérisation, concept, qui, depuis que nous l’avons présenté dans le cadre de son séminaire, semble promis à une fortune certaine. Le concept d’ésotérisation s’oppose, bien évidemment, à l’idée d’un ésotérisme en soi qui est longtemps resté de mise. Or, il n’est probablement pas fortuit que ce soit précisément un historien de l’astrologie qui ait introduit un tel concept et non pas, par exemple, un historien de l’alchimie, autre discipline dite relever des études ésotériques, au sens académique ou non du terme. En effet, l’astrologie – souvent négligée chez les historiens officiels de l’ésotérisme – comporte un débouché vers les sciences plus ou moins dures, sensiblement plus manifeste que d’autres disciplines ésotériques. Cette image du débouché nous semble heureuse car elle fait penser à ces pays qui, a contrario, n’ont pas de débouché sur la mer ou qui l’ont perdu, au fil de l’Histoire, au point qu’ils en aient perdu le souvenir ou qui, organisés autrefois, autour d’un fleuve, ont fini par en être coupés. L’astrologie aurait bien du mal à oublier sa dette envers l’astronomie, même si certaines de ses manifestations – on pense notamment à l’astronomantie des XVIII e-XIXe siècles, en France – (voir notre ouvrage sur Etteilla. L’Astrologie du Livre de Toth, Paris, Trédaniel, 1993) ou à l’astrologie chinoise – ont tendu à s’en émanciper. L’astrologie se pose en effet, bel et bien, comme une glose autour des données astronomiques auxquelles elle prétend conférer des applications particulières qui n’entrent pas, a priori, dans le champ de l’astronomie. (voir notre article “Science et divination, quel clivage ?”, Hommes & faits, www.faculte-anthropologie.fr, cf. aussi “Les historiens de l’astrologie en quête de modèles”, Site du CURA, www.cura.free.fr) L’avantage du concept d’ésotérisation est précisément d’intégrer dans le champ de l’ésotérisme l’ensemble des phénomènes répertoriés par les divers savoirs, puisque tous sont susceptibles d’avoir été, à un stade ou à un autre de leur histoire, d’avoir été ésotérisés et éventuellement, ce qui en est le corollaire, désésotérisés. Le concept d’ésotérisation peut d’ailleurs servir, à l’inverse, pour mieux cerner le discours de l’astrologue quand il présente son savoir sous couvert de l’astronomie et, au moyen d’un certain glissement ; tire de ce lien la “preuve” que l’astrologie est bien une science, à part entière, ce qui génère fréquemment un dialogue de sourds avec les adversaires de l’astrologie. Il est vrai qu’astronomie et astrologie ont été très liées et que les termes mêmes qui les désigne ont souvent été interchangeables, ce qui ne prouve d’ailleurs qu’une chose, c’est la volonté de l’astrologie de se greffer sur l’astronomie et son aptitude, à certaines époques, à y parvenir notamment en tant qu’application de l’astronomie, au sens où on l’entend de nos jours. Peut-on d’ailleurs opposer astrologie et astronomie dans la mesure même où l’astrologie est issue de l’astronomie ? On ne saurait parler, ici, de mariage sinon consanguin sinon incestueux. Mais il est vrai qu’avec le temps, les deux savoirs se sont si fortement différenciés, épistémologiquement et socio-culturellement, que la question de leur relation ne s’en pose pas moins. L’opposition entre astrologie et astronomie a été apparemment nettement précisée dans le Prologue du Tétrabible, il y a en fait un véritable basculement, un passage de frontières, on passe de ce qui est bien balisé, de ce qui constitue un savoir à valeur universelle vers un savoir qui est en fait rejeté, marginalisé, considéré comme hérétique. Car selon nous, ce qui est de l’ordre de l’ésotérique, du moins pour la période antique, relève de l’exclusion, de ce qui va être occulté. Ainsi, les pièces non acceptées dans le canon biblique sont volontiers qualifiées d’ésotériques, en ce qu’elles sont mises à l’écart, laissées pour compte. Or, à certaines époques, il y a comme un retour du refoulé, un refus d’exclure qui fait revenir à la surface ce qui avait été enfoui, ce qui aboutit à une désésotérisation, du fait même d’un refus de démarcation. Puis par un processus de balancier, on repasserait, périodiquement, vers une nouvelle phase d’ésotérisation. On voit donc à quel point l’astrologie peut nous apparaître comme une clef de l’ésotérisme puisqu’elle est susceptible de nous fournir un modèle cyclique. Cela renvoie, peu ou prou, à ce qu’Edgar Morin appelle une croyance “clignotante”. Si au départ, donc, l’ésotérisme apparaît comme le résultat d’une volonté d’homogénéisation, nécessairement fondée sur des critères arbitraires, par la suite, tout besoin d’ésotérisation tendra à puiser dans ce qui a été catalogué antérieurement comme ésotérique, ce que l’on nommera des “marqueurs” ésotériques. C’est alors que l’on pourra véritablement parler d’une phase d’ésotérisation – par delà la configuration de la phase fondatrice. Cette ésotérisation se met en place dès lors qu’existe ce que nous appelons un “signifié” ésotérique ou mieux encore un signifié altérique, c’est à dire lié à un phénomène d’altérisation, correspondant à un besoin périodique et synchronique des sociétés à se cloisonner – et donc alternativement à se décloisonner (désaltérisation) – dans le temps et/ou dans l’espace. Prenons le cas de l’Histoire, en tant que savoir plus ou moins factuel. L’ancien Testament s’articule largement autour de l’Histoire du peuple hébreu/juif. Mais s’y greffe une dimension ésotérique qui va conférer à ce peuple une signification particulière, visant à le distinguer, en le présentant – pour faire court – comme un/le peuple élu. Il y a là processus d’ésotérisation au même sens où nous disions, plus haut, que l’astrologie est ésotérisation de l’astrologie, visant en effet à altériser le temps, en le découpant en phases, ou à altériser l’espace en légitimant toutes sortes de typologies. Et c’est en ce sens que le modèle astrologique nous aide à cerner d’autres manifestations d’ésotérisation, étant entendu que tout savoir officiel est conduit tôt ou tard à s’ésotériser pour les besoins de la cause et en ce sens l’ésotérisation pourrait apparaître comme parasitaire si elle ne correspondait pas à une demande anthropologiquement fondée sur la vie des sociétés. Et là encore, nous voyons ce que l’astrologie a à gagner en se situant par rapport à un signifié ésotérique, certain une situation qui va faire appel à du signifiant ésotérique, c’est à dire à toute une tradition considérée comme telle. Rencontre, par conséquent, entre un vécu sociétal et un savoir traditionnel. Or, ce n’est pas par hasard si Antoine Faivre n’a pas introduit le concept d’ésotérisation (cf. son Que Sais-je ? L’ésotérisme, Paris, PUF, 1992, ses deux tomes d'Accès à l’ésotérisme, Paris, Gallimard, 1986-1996) alors que par ailleurs il ne cache pas ses ambitions théoriques quant à une critériologie de l’ésotérisme, aboutissant à mettre en avant un certain nombre de caractéristiques. Tout se passe comme si Faivre prônait un “ésotérisme en soi”, dont on devrait se contenter de constater l’existence, en tant que corpus reconnu comme tel, et dont on ne cernerait pas la contextualité par rapport au monde non ésotérique. Pour montrer les limites d’une telle approche, prenons le cas des études nostradamiques. Il y a ceux qui prennent le corpus nostradamique et qui s’efforcent d’en déterminer les lignes de force sans se demander si un tel corpus est homogène, d’un seul tenant. On peut en effet prendre acte de ce qu’un tel corpus existe, sans chercher à déterminer à quelle époque il est apparu ni dans quel contexte. On nous parle alors des thématiques de Nostradamus, auquel Faivre consacre trois lignes dans son Que sais Je ! Approche synchronique, structuraliste qui minimise, relativise, les enjeux diachroniques. Mais, et nous pensons l’avoir montré dans le premier volet (aleph) de notre diptyque Prophetica Judaica à savoir les Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus Feyzin, Ed. Ramkat, 2002 – l’avenir de l’Histoire de l’ésotérisme exige une autre tactique/ méthodologie et une autre stratégie/ épistémologie. Et il est vrai que l’astrologie et plus encore le prophétisme, nous confrontent immédiatement avec un arrière-plan scientifique, politique, religieux dont ils sont le commentaire, la périphérie, voire la scorie. L’historien de l’alchimie semble a priori condamné à une forme d’autisme, à une sorte de déconnection par rapport à l’environnement, avec un corpus qui progresserait sui generis, d’où souvent une érudition cumulative. Tout se passe comme si cette école d’historiens de l’ésotérisme considérait que ses travaux sont susceptibles de contextualiser ceux d’autres disciplines mais que l’inverse ne serait pas vrai. Il nous importe d'ancrer notre définition de l'ésotérisme sur autre chose qu'un corpus. défini conventionnellement, d'où le concept de signifié ésotérique par opposition au signifiant ésotérique et là encore force est de constater que Faivre n'introduit à aucun moment une telle dialectique dont la valeur heuristique est pourtant assez flagrante. Que dire, par ailleurs, d’un enseignement consacré à l’ésotérisme dans l’Europe moderne et contemporaine et qui ne mettrait pas au centre de ses préoccupations les grandes constructions ésotériques d’une période couvrant en gros cinq siècles ?. Certes, la réception des textes ésotériques antiques s’impose-t-elle, et le cas du Tétrabible au XVIIe siècle en France en est une illustration parmi tant d’autres (cf notre étude accompagnant le Commentaire du Centiloque de Nicolas Bourdin, Paris, Trédaniel, 1993) mais il n’en reste pas moins que ce que l’on pourrait appeler l’EMC a produit un nouveau corpus dont les quatre principaux pôles pourraient être : les Centuries de Nostradamus(second XVIe-XVIIe siècles), la production maçonnique (XVIIIe siècle), le Tarot (fin XVIIIe-XIXe), les Protocoles des Sages de Sion (fin XIXe-XXe siècles(cf. notre ouvrage, seccond volet (beith) de Prophetica Judaica, Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ramkat, 2002) qui répondent aux besoins de renouvellement d’altérité tant synchronique que diachronique, étant entendu que l’astrologie ne saurait en effet être considérée comme émanant de l’EMC, sinon dans certains de ses développements syncrétiques, avec le Tarot ou avec les Centuries et bien sûr dans un dialogue se poursuivant avec l’astronomie, déterminant l’intégration de nouveaux astres au sein de son discours. (cf. notre étude « L’évolution de la pensée astrologique face aux découvertes des nouvelles planètes du système solaire (1781-1930) », 103e Congrès national des sociétés savantes, Nancy, 1978, sciences, fasc. V, pp 145-156) ; Or, ces documents majeurs ont été plus ou moins écartés, à l’exception de la Maçonnerie qui au contraire fut largement traitée, dans le cadre du séminaire d’Antoine Faivre, consacrée – je cite – aux “courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine” (cf. la série des annuaires de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, comportant les résumés des enseignements de la V e section). Là encore, l’historien de l’astrologie sait pertinemment que le savoir qu’il étudie se perpétue au cours de l’EMC mais qu’il ne saurait en être l’expression la plus remarquable et la plus caractéristique, ce qui ne l’empêche nullement de souligner ce que les Centuries et le Tarot, notamment, doivent à son domaine. Par ailleurs, comment l’historien de l’ésotérisme serait-il indifférent à ce qui concerne la question juive au cours de l’EMC ? Question qui certes ne naît pas, on s’en doute alors à la différence de la maçonnerie ou de certains ordres comme les Jésuites mais qui connaît de nouveaux avatars dans la mesure même où il s’agit non pas tant d’un signifiant ésotérique que d’un signifié ésotérique ; entendons par là que les Juifs existent bel et bien, sont une réalité qui n’est nullement cantonnée au champ ésotérique mais qui tend, périodiquement à le susciter, l’appeler. Autrement dit, les Juifs peuvent faire l’objet d’une ésotérisation, dont les Protocoles des Sages de Sion sont un parfait exemple. Au demeurant, l’on pourrait considérer le sionisme comme une ésotérisation philosémite et les Protocoles des Sages de Sion, comme une ésotérisation antisémite. Là encore, Antoine Faivre aura tendance à ne pas considérer les Juifs comme appartenant à son domaine, précisément parce qu’il ne s’intéresse qu’au signifiant ésotérique et non à son support ancré dans le monde “normal”, “exotérique”. C’est ce lien dialectique et cyclique entre l’exotérique et l’ésotérique que Faivre nous semble avoir négligé sinon ignoré. Au fond, il s’agit aussi d’explorer le besoin d’ésotérisme sans pour autant prétendre affirmer sa “vérité” objective. Et Faivre semble tellement avoir voulu se démarquer de toute adhésion – du moins déclarée, en chaire – au savoir ésotérique qu’il a, en quelque sorte, jeté le bébé avec l’eau du bain. Comme nous l’avons exposé, notamment dans Clefs pour l’Astrologie (Paris, Seghers, 2e édition, 1993), l’astrologie trouve déjà sa légitimité du fait même que l’on croit en elle, qu’elle répond à une demande, ce qui permet de l’ancrer dans une anthropologie. Il semble que Faivre, au cours de divers entretiens que nous avons eu avec lui, craigne de diluer l’ésotérisme dans des généralités d’ordre sociologique. Dilemme donc : soit enfermer l’ésotérisme dans ghetto desséchant, soit n’en faire qu’un fantasme, comme si cela mettait en cause l’importance de la littérature ésotérique. On peut, en effet, tout à la fois être un historien rigoureux des textes ésotériques et réfléchir sur la façon dont l’ésotérisme s’inscrit dans la société de l’EMC. On peut tout à la fois suivre les ajustements, la réception, d’un savoir antique dans de nouveaux contextes et accorder toute son importance à ce que l’EMC a généré et aux raisons pour lesquelles elle l’a fait. On ne peut pas se contenter d’être un “réceptionniste” ! Les savoirs ésotériques signent leur époque : le cabinet d’un ésotériste n’est pas le même au Moyen Age et au XVIII e siècle. L’intérêt, également de l’astrologie, c’est qu’elle a longtemps été pratiquée par des hommes qui appartenaient également au monde dit scientifique. Le cas de Kepler est évidemment exemplaire (cf. notre étude “Les historiens des sciences face à l’activité astrologique de Képler, Comptes-rendus du 104e Congrès National des Sociétés Savantes, Bordeaux, 1979, Fascicule IV, pp ; 135-145) et montre à quel point l’ésotérisme doit s’ouvrir sur les contextualités scientifiques mais aussi politiques, ce qui est flagrant tant pour la Maçonnerie que pour les Protocoles mais aussi pour les Centuries. Rappelons que Kepler fut, lui-même, fortement impliqué dans la Guerre de Trente Ans. Même la mention souvent abusive de Colbert (cf notre article sur “Yves de Paris, capucin” site du CURA) en ce qui concerne le déclin de l’astrologie a au moins pour avantage de ne pas isoler l’astrologie dans son devenir. Or, c’est bien cela qui aura manqué aux études consacrées à l’ésotérisme, au cours des vingt dernières années, même s’il faut saluer le projet Politica Hermetica d’un Jean-Pierre Laurant (cf son dernier livre Le regard ésotérique, Paris, Bayard, 2001 ) qui, lui, se rapprocherait davantage de nos perspectives épistémologiques, sans aborder pour autant directement la question de l’ésotérisation. On nous objectera peut être que ce concept correspond en pratique à des grilles dont on se servira pour appréhender le monde et pour le regarder, le percevoir, autrement. En ce sens, d’ailleurs, ésotérisme et art ne seraient pas sans affinités et l’on sait d’ailleurs que l’école abstraite (Malévitch, Kandinsky, en particulier) fut influencée par le courant théosophique (Madame Blavatsky) mais on pourrait aussi songer au surréalisme et aux objets ready made d’un Marcel Duchamp. Serait “artistitique” ce qui serait désigné comme tel, et ce jusqu’à l’objet le plus banal. Et c’est bien ce qui découle de notre concept d’ésotérisation : un objet peut changer de sens mais au départ, il peut s’agir de l’objet le plus banal, le moins “ésotérique”. Ce qui renvoie à la notion d’instrumentalisation qui est à la base de notre réflexion sur les origines de l’astrologie : les astres n’agissent pas sur l’homme parce qu’ils sont, en soi, déterminés à le faire mais parce que on leur aura conféré cette fonction qui n’était pas leur au départ. On nous a souvent reproché notre représentation par trop culturaliste de l’astrologie, comme si, ce faisant, elle était condamnée à n’être qu’imaginaire. Or, il nous semble que le concept d’instrumentalisation, proche au demeurant de celui d’ésotérisation, dont nous revendiquons la paternité, est également acceptable en arrière plan des études d’Histoire de l’ésotérisme, sans que l’on vienne, encore une fois, nous reprocher d’affirmer la réalité objective de l’astrologie et cela vaut probablement pour d’autres branches de l’ésotérisme. A contrario, on notera certaines réticences de la part des historiens de l’astrologie à situer leur domaine au sein de l’ensemble ésotérique. Ainsi, une Elizabeth Teissier croit de son devoir, dans sa fameuse thèse, de se démarquer, nous a-t-il semblé, d’un tel voisinage (L’homme d’aujourd’hui et les astres. Fascination et rejet, Paris, Plon, 2001, cf. notre étude “Elizabeth Teissier ou la tentation du compromis”, Site CURA.free.fr, 2002), suivant en cela une posture qui est aussi celle d’un André Barbault lequel préfère se relier à la psychanalyse ou à l’Histoire événementielle, ce qui d’ailleurs est caractéristique d’une ésotérisation de ces domaines à moins qu’il ne s’agisse d’une désésotérisation de l’astrologie. Car, paradoxalement, en dévoilant des secrets, ils cessent d’en être.... Là en effet, réside une ambiguïté que les historiens de l’astrologie n’appréhendent pas toujours avec doigté. Est-ce que, en effet, la parution de traités d’astrologie est un signe d’ésotérisation ou de désésotérisation ? Le premier réflexe est de répondre qu’on a là affaire à un processus d’ésotérisation....Voire. Ainsi, à la fin du XVIIe siècle, on a pu noter (cf. notre étude sur Bachelard et le Traité des Influences Célestes de R. Decartes (sic), sur le site du CURA) une importante production de littérature didactique alors que parallèlement l’astrologie était moins présente au niveau prédictif, les années 1650 étant, de ce point de vue, son chant du cygne (cf. notre étude sur Yves de Paris, déjà citée). Nous dirons que les années 1650 sont bel et bien encore la marque d’une ésotérisation à caractère astrologique alors que la fin du siècle serait plutôt marquée par une désésotérisation, c’est à dire un dévoilement, sinon une démystification de l’astrologie, la société refusant dès lors d’instrumentaliser l’astrologie pour gérer ses problèmes d’altérisation et recourant à d’autres signifiants ésotériques (par exemple les Centuries) ou encore ne souhaitant pas que ces savoirs maintiennent un statut particulier, préférant ainsi les banaliser et donc les désacraliser. Et de fait, la vulgarisation de l’astrologie a pu nuire, à terme, à sa dimension ésotérique. Car, à partir du moment où l’astrologie entre dans les mœurs, ne cesse-t-elle pas d’appartenir au champ ésotérique, ce qui implique alors de créer ou de recycler d’autres savoirs qui prendront le relais ? Dilemme, cette fois, que cette normalisation de l’astrologie qui la disqualifierait en tant que savoir ésotérique sans pour autant lui accorder un statut officiel ! L’astrologie se retrouverait dans une sorte de purgatoire. En cela même, encore une fois, l’apport de l’astrologie à la réflexion sur le champ ésotérique nous semble fort précieuse. L’astrologie, au vrai, n’appartient pas pleinement, reconnaissons-le, à ce qui caractérise l’EMC, du moins dans sa spécificité diachronique. Et il nous reste à préciser en quoi l’EMC a innové en matière d’ésotérisme, point qui nous semble avoir été négligé par Antoine Faivre. L’astrologie, en effet, a été rejetée, elle a appartenu à un savoir officiel et elle a fini par en être exclue. C’est ce que nous appellerons l’ésotérisme “moniste”, constitué de savoirs jugés, à tort ou à raison, comme hérétiques, comme indésirables au regard d’une certaine idée que les sociétés se font de leurs limites, de leurs tabous. En revanche, si l’on considère les Centuries, on ne saurait affirmer qu’elles relèvent d’un savoir officiel dont on se serait, à un moment donné, délesté. En ce sens, elles relèveraient d’un ésotérisme dualiste, c’est à dire qui se constitue, d’entrée de jeu, en parallèle. Le Tarot, non plus, n’est pas un savoir banni, il se situe d’emblée en marge. Certes, les Centuries sont-elles une ésotérisation du langage, de la poésie et le Tarot – surtout dans ses arcanes supérieurs – l’est-il de l’image, mais ils n’ont pas vécu un processus d’évacuation, de distanciation comme ce fut le cas de l’astrologie. La maçonnerie, non plus, nous semble plus la mise en place d’une société secrète mais qui ne l’est pas devenue, qui n’a pas été vouée à la clandestinité, s’y étant, d’ elle-même, destinée. Le cas des Protocoles des Sages de Sion, semble distinct mais ce serait oublier qu’avant de concerner les juifs, cette littérature visait au premier chef les Francs-maçons, héritiers du Temple de Salomon, à Jérusalem (Sion). En fait, sous ce nom très général de « courants ésotériques de l’EMC », on découvre un corpus beaucoup plus restreint. Une telle contradiction est assez fréquente et nous avons dénoncé le procédé en ce qui concerne le judaïsme laïc, titre sous lequel se dissimule en fait la mouvance judéo-polonaise émigrée en France ou issue de cette émigration (cf. “Les pièges de la représentation”, site faculte-anthropologie.fr, cf. aussi nos textes sur le site du CERIJ : www.cerij.org), Il faut bien comprendre qu’en tout état de cause, l’ésotérisme ne saurait exister sans référence au réel. Même un roman fantastique fait référence à des arbres, à des maisons, à des êtres humains, à des animaux. C’est sur cette réalité « naturelle » que va broder le propos ésotérique. Même les chakras sont situés en rapport avec l’anatomie. Si bien que l’ésotérisme est daté, il s’appuie sur une science qui peut sembler étrange mais qui ne l’est que parce qu’elle est devenue obsolète et il ne faudrait pas mettre sur le compte de l’ésotérisme ce qui ne relève que d’un savoir scientifique dépassé voire oublié. L’ésotérisme, en ce sens, est une valeur ajoutée, encore faut-il déterminer ce à quoi il y a eu addition. L’histoire de l’ésotérisme est dès lors intimement liée à celle des Sciences et il importe de contextualiser le discours ésotérique dans cette perspective plutôt que de présenter ce discours comme étant d’un seul tenant, négligeant ainsi le travail d’ésotérisation qui nécessairement eut lieu. Pour en revenir à l’astrologie, il est clair que l’on a trop souvent tendance à qualifier d’astrologique ce qui n’est qu’astronomique. Quid des signes du Zodiaque, par exemple ? Est-ce de l’astrologie ou de l’astronomie ? Il ne faudrait pas que l’astrologie s’approprie ce qui n’est pas à elle, au point de fausser précisément la possibilité de voir l’ésotérisation à l’œuvre. Ainsi, la recherche sur la frontière entre astronomie antique et astrologie est-elle au cœur du travail de l’historien de l’astrologie et non, sauf sur quelques points, pour ce qui est des rapports entre astronomie moderne et astrologie, au risque de tomber dans l’anachronisme. Et des questions du même ordre pourraient se poser pour l’alchimie, sans omettre la possibilité que dans certains cas les savoirs ésotériques seraient les seuls vestiges d’une science exotérique perdue.... Pour en revenir à cette réticence -c’est le moins que l’on puisse dire – de la part des chercheurs de tous bords, universitaires ou non, envers une quelconque assimilation au sein d’un ensemble plus vaste (ésotérisme, occultisme, divination), afin d’éviter tout amalgame, toute promiscuité, il importe de repenser une telle stratégie. Et en ce sens, nous ne sommes pas de ceux qui veulent à tout prix que l’on différencie l’astrologie du moins avant de l’avoir située dans un ensemble, autrement dit, la phase de différenciation viendrait non pas avant mais après. Certes, l’astrologie dite scientifique, celle des éphémérides n’est pas le Tarot, même si historiquement le Tarot, avons-nous montré (cf. Astrologie du Livre de Toth, opus cité) en dérive. L’astrologie relève de ce que nous avons appelé l’ésotérisme moniste alors que le tarot serait une production de l’ésotérisme dualiste (cf. supra). Il n’en reste pas moins que l’astrologie répond, peu ou prou, aux mêmes besoin d’altérisation, d’appréhension de l’autre et de l’ailleurs. Comme nous l’avons dit, il ne s’agit pas tant de placer sur le même plan – celui des signifiants ésotériques – tout un ensemble de savoirs mais de les situer par rapport à une demande, à un appel, au niveau du signifié ésotérique/altériste. Nous ne voyons pas l’astrologie faire cavalier seul, elle peut à la rigueur tenter d’avoir le monopole sur ce créneau mais elle ne saurait le désinvestir. Cela dit, cette volonté de distanciation de l’astrologie nous apparaît bel et bien comme une volonté de sa part de désésotériser pour échapper à une certaine marginalité, ce à quoi elle a bien du mal, apparemment, à parvenir. En ce qui concerne le champ universitaire, on peut ainsi se demander si l’astrologie, comme le rêve une Elisabeth Teissier, doit obtenir une chaire spécifique ou s’il n’est pas préférable qu’elle s’inscrive dans un camp plus ample, qui est celui des courants ésotériques. En tout cas, force est de constater – c’est en tout cas ce que nous espérons – que la réflexion sur le domaine ésotérique est enrichissante pour la réflexion proprement astrologique.. Tout se passe comme si, à l’Université et au CNRS, dans les enseignements relatifs à l’ésotérisme, l’on avait voulu se démarquer de ce qui concernait l’astrologie ou en tout cas réduire celle-ci à la portion congrue. A quoi tient une telle stratégie ? Au fait probablement que l’astrologie reste encore très vivace dans l’Europe contemporaine et que cela aurait plutôt un caractère compromettant, comme on l’a vu récemment avec l’affaire de la thèse d’Elisabeth Tessier. Ceci étant, exclure l’astrologie ou refuser de lui accorder une place centrale dans le champ des courants ésotériques a quelque chose de suicidaire, pour l’épistémologie de l’ésotérologie et aboutit à constituer un champ auquel il manque une épine dorsale. L’astrologie est en effet par excellence une discipline ésotérique en ce qu’elle se greffe sur un savoir exotérique, l’astronomie, en ce qu’elle est partie prenante, associée avec le prophétisme, d’une certaine exégèse ésotérique de l’Histoire événementielle de l’Europe moderne et contemporaine, en ce qu’elle a, à certaines époques, infiltré des domaines aussi divers que la médecine, la science politique (chez un Jean Bodin), l’agriculture, la météorologie sans parler de la magie et de l’alchimie et enfin, en ce qu’elle fait encore de nos jours, dans cette Europe contemporaine, des croyances populaires tout en s’originant dans une époque bien antérieure à celle de l’Europe moderne.. L’idée de fonder les études consacrées aux courants ésotériques dans un double refus d’une part de certains pans de l’ésotérisme, jugés par trop compromettants, même au niveau de la seule approche historique et sociologique et d’autre part des passerelles reliant le champ ésotérique à la culture dominante ou à un référentiel anthropologique par crainte de diluer le domaine en question, nous apparaît comme une approche frileuse qui n’a pas permis à ce jour au domaine de s’affirmer pleinement, à force de précautions et d’arrière-pensées. Il importe pour ce qui nous concerne de désenclaver le domaine des courants ésotériques et de l’inscrire dans de plus larges perspectives, sans pour autant sortir du signifié qui est celui de la chaire, à savoir l’Europe moderne et contemporaine, notamment au regard des conflits religieux qui la traversent, notamment entre catholiques et protestants et qui constitue, au bout du compte, le véritable cadre de référence plus encore que l’histoire de l’ésotérisme antique qui devrait éventuellement faire l’objet d’une autre chaire, ce qui n’est pas pour l’heure d’actualité. Un recentrage s’impose donc autour d’un ésotérisme en prise sur le monde, interpellé par l’évolution des sciences tant dures que molles et force est de constater qu’au cœur de cet ésotérisme de l’Europe Moderne et contemporaine, sociologiquement parlant, l’astrologie et le prophétisme occupent une place tout à fait centrale, tous deux incarnant, par ailleurs, la pérennité d’une tradition antique. Comparativement, la magie et l’alchimie sont moins en phase avec les enjeux sociétaux et épistémologiques. Nous ne sommes pas au courant, par exemple, d’un rôle déterminant qu’aurait joué l’alchimie au regard des grands bouleversement politico-religieux des 500 dernières années, ni de la récupération par celle-ci de la science contemporaine comme l’a tenté l’astrologie, notamment en intégrant les nouvelles planètes mais aussi, dans le dernier tiers du XX e siècle de diverses techniques comme l’informatique, même si, au XXe siècle, l’œuvre de Carl Jung offre une nouvelle lecture de l’alchimie au niveau symbolique et archétypal. Notre conception de l’enseignement ne consiste nullement à réfléchir indéfiniment sur ce qu’est l’ésotérisme mais à étudier des textes ésotériques et à leur apporter un nouvel éclairage. Pour l’historien des textes, le champ ésotérique s’avère en effet singulièrement riche en problèmes de contextualisation et d’intertextualisation. Nous pensons, au cours des dernières décennies, avoir illustré assez largement ce que nous entendons par une telle idée de la recherche textologique ; Notre propos est de former des chercheurs qui profiteront de notre expérience étant entendu en effet que la méthodologie y est largement récurrente ; Il nous semble donc heuristiquement plus fécond de réfléchir sur les questions qui doivent se poser face à un texte ésotérique, tout en sachant que ces questions se posent bien entendu pour d’autres domaines mais probablement avec moins d’acuité. En ce sens, nous ne sommes pas éloigné de penser que l’étude des textes ésotériques peut constituer une préparation de haut niveau pour toute personne ayant décidé de se consacrer à l’Histoire des textes en général.. Cela dit, il ne s’agit nullement de minimiser les réflexions quant à la nature de l’ésotérisme, à condition que cela débouche sur une meilleure efficace et sur de nouveaux questionnements qui élèveront le niveau des études en ce domaine et attireront des chercheurs de plus en plus doués et exigeants et ce d’autant que certains textes non ésotériques ou certains événements sociétaux peuvent n’avoir survécu que par le truchement de leur “version” ésotérique qui en serait comme le miroir déformé. Nous sommes le premier à avoir introduit la notion d’ésotérisation même si l’idée n’est pas en soi neuve. La valeur heuristique de cette notion est assez évidente, en ce qu’elle permet d’accéder à l’éxotérisme, selon l’idée que tout ce qui existe peut à un moment ou à un autre être ésotérisé, c’est à dire se voir affecter une dimension supplémentaire. Inversement, un document ésotérisé peut être désésotérisé, c’est à dire perdre certains traits qui lui avaient été greffés. Il y a là un mouvement d’aller-retour. Dans nos derniers travaux, on pourra dire que les Centuries sont l’ésotérisation de divers documents qui n’offrent pas ce caractère ainsi que d’événements politiques qui se voient transformer en quatrains prophétiques. Inversement, les Protocoles des Sages de Sion sont passés d’un document antimaçonnique, s’en prenant à une société secrète, au statut d’un texte antisémite, lié à des considérations essentiellement politico-économiques. Mais qu’est ce qui caractérise l’ésotérisation ? Prenons le cas exemplaire de l’astrologie, comment bascule-t-on de l’astronomie vers l’astrologie ou plutôt vers l’astromancie ? Il y a comme un détournement qui se présente comme un détour : on étudie les astres pour savoir....ce qui va arriver aux hommes en général et à un individu en particulier. L’ésotérisation serait donc fortement anthropocentrique, anthropocentrée, supposant que tout ce qui se passe dans le monde fait sens pour l’homme, elle est probablement fondée sur une certaine vérité anthropologique qui fait que l’homme a instrumentalisé son environnement. Prenons d’autres exemples : on boit un café, à partir de là on lit l’avenir dans le marc de café. Au fond, on serait là dans une pensée magique, terme qui, au XIXe siècle, est synonyme d’ésotérisme chez certains auteurs. Désésotériser, à l’inverse, consisterait non pas tant à réduire cette dimension magique qu’à la nier, qu’à l’intégrer en neutralisant son caractère d’étrangeté. Ainsi, dévoiler certains secrets, publier des initiations à tel savoir occulte, relèverait-il de la désésotérisation. Ne pas cerner un tel processus conduit à des contre-sens : la diffusion de telle littérature ésotérique, par le biais d’exposés tant de partisans que d’adversaires, peut en effet correspondre – comme pour l’astrologie à la fin du XVIIe siècle – à son déclin. On reconnaît un discours ésotérique dès lors que l’on sait ce sur quoi il vient se greffer : si l’on ignore tout de l’intertexte ou du contexte, il devient difficile de cerner son apport. La dimension ésotérique de l’astrologie est mise en évidence par ce que nous savons de l’astronomie, par exemple. Imaginons, un instant, que les planètes n’existent pas dans le ciel, qu’elles ne figurent que dans le discours astrologique, le contour de celui-ci serait tout autre. Tout se passe comme si l’approche ésotérique empruntait des chemins de traverse, s'attardant sur des éléments non pertinents, accessoires, constituant ainsi un métatexte, situation qui est fréquemment celle dans laquelle nous nous trouvons quand nous sommes confrontés à un domaine qui ne nous est pas familier. L’ésotérisme, en cela, aurait une dimension onirique étant bien entendu que le rêve est directement fonction d’un certain matériau emprunté à la “réalité” et que tout matériau peut servir au rêve.. Nous définirons le champ de l’ésotérisme comme regroupant des savoirs qui ont été rejetés par des sociétés soucieuses de délimiter rigoureusement ce qui était compatible ou non avec leurs pratiques cognitives. On dira que ces sujets ont été exclus d’un certain “canon” du savoir officiel. De ce point de vue, l’ésotérisme se situerait dans le dépassement et finalement dans la transgression. Or, il semble que dans le cadre de l’Europe Moderne et Contemporaine, le processus de rejet ait cessé de fonctionner. C’est ce qui conduit des chercheurs comme Wouter Hanegraaf, titulaire d’une chaire à peu près équivalente à l’Université d’Amsterdam, à proposer d’appeler “occultisme” le néo-ésotérisme. Et nous serions assez d’accord avec un tel jugement. Si l’ésotérisme antique existe par rapport à l’exotérisme, s’il le démarque et s’il se situe à sa périphérie, en revanche, les principaux corpus qui se sont imposé au cours des 500 dernières années, appartiennent à une autre catégorie, que l’on pourrait qualifier de pseudo-ésotérisme et pourquoi pas, conventionnellement, d’occultisme et c’est bien pour cette raison que la période que nous étudions a une spécificité qui ne justifie aucunement qu’elle ne soit appréhendée qu’au regard de la réception de l’ésotérisme antique, comme cela a été trop souvent le cas chez les spécialistes du domaine. Par pseudo-ésotérisme, nous entendons fabrication de textes dans le style ésotérique mais ne correspondant plus à un processus d’évacuation de la part de la société. Et pour combler cette lacune, et parce que quelque part l’ésotérisme a une fonction à jouer, on s’est résigné à contrefaire de l’ésotérisme, attitude que l’on pourrait en effet qualifier d’occultiste ou d’occultisante. En ce sens, il y aurait là volonté de produire un texte ésotérique en soi. En pratique, on sait que cela n’empêchera pas de recourir à un intertexte non ésotérique comme dans le cas des Centuries récupérant la (sic) Guide des chemins de France d’Estienne. Le cas des Prophéties de Nostradamus est édifiant et marque selon nous une coupure épistémologique avec la période médiévale. Le texte des Centuries n’a pas été rejeté du sein d’un savoir dominant, il est d’entrée de jeu à l’extérieur de celui-ci. Il n’émane pas de l’organisation de l’activité sociétale, il se situe face à elle, ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse être instrumentalisé par elle. Il s’agit de pseudo-prophéties, d’un pastiche, qui conduit de fait à l’idée d’un ésotérisme en soi. Or, l’historien des ésotérismes n’a pas à légitimer un tel processus mais à le décortiquer. En aucun cas, l’enjeu de la recherche sur les ésotérismes ne saurait se réduire à des discussions byzantines sur le dénominateur commun entre tous les ésotérismes, étant donné que ceux-ci ne constituent nullement un ensemble homogène mais ne sont présentés comme tels que pour des raisons idéologiques. Pour mieux faire comprendre notre point, prenons le cas des textes exclus du canon des Ecritures, sachant que les canons différent selon les religions... On peut supposer qu’avant d’avoir été exclus, ils avaient été admis au sein d’un même corpus, en raison de certaines similitudes thématiques ou formelles, leur exclusion relève donc d’un certain positionnement diachronique qui conduit à les considérer, à un moment donné, comme indésirables et problématiques. À présent, imaginons que l’on élabore des textes qui n’ont jamais été acceptés et qui sont donc, par essence, extérieurs mais qui, parce que précisément ils n’ont pas été rejetés, ne sont pas traités comme ceux qui l’ont été, nous aboutirions à ce que nous appelons le néo-ésotérisme dont les enjeux ne sont plus les mêmes. Dans le cas de la Franc Maçonnerie, qui se constitue au cours du XVIII e siècle, tout se passe comme si l’on avait voulu créer une société qui était d’emblée secrète et non pas qui le serait devenue et là encore nous y voyons un trait du néo-ésotérisme de l’Europe moderne et contemporaine. Ce faisant d’ailleurs, allait se mettre en place, notamment au XIXe siècle un antimaçonnisme que l’on rendrait responsable de la Révolution Française. Mais le modèle antimaçonnique allait nourrir, comme nous avons voulu le montrer dans notre ouvrage, Avatars du sionisme au tournant du XXe siècle un nouvel antisémitisme, notamment au lendemain de la Révolution d’Octobre. Mais c’est bien entendu le concept même d’ésotérisme qui constitue ce...pseudo-ésotérisme. On est passé d’un ésotérisme/hérésie émanant de la société “normale” à un ésotérisme/occultisme ayant sa propre existence, parallèlement. D’où une dérive qui fait passer insensiblement de l’ésotérisme chrétien, par exemple, de l’ésotérisme dans l’Europe Moderne, c’est à dire de l’ « ésotérisme de » quelque chose, dans quelque chose à l’ésotérisme tout court, à un « De l’ésotérisme ». C ‘est ainsi que de « l’ésotérisme dans la littérature » on aurait subrepticement abouti à « la littérature ésotérique ». En effet, les 500 dernières années conduisent à l’idée d’un ésotérisme en soi, qui ne serait plus à la remorque du savoir exotérique, ce qui va d’ailleurs aboutir à l’art abstrait, dont on sait qu’il est fortement imprégné, en Russie, chez Kandinsky ou chez Malévitch, par une approche néo-ésotérique, notamment théosophique, visant à faire disparaître le référentiel exotérique, figuratif, d’où l’importance accordées aux nombres, aux formes, aux symboles, c’est à dire au méta-discours. III Le concept de xénologie Comme le note Antoine Faivre, dans son Que sais-je ? sur l’Esotérisme, Astrologie, magie et alchimie sont considérées traditionnellement, comme les axes principaux du champ ésotérique. On peut certes essayer d’en faire ressortir les points communs, les invariants et de la sorte élargir le champ de l’ésotérisme à d’autres savoirs entrant dans le cadre ainsi délimité. Mais le risque consiste à mettre, en quelque sorte en minorité, ces trois corpus majeurs et de faire la part trop grande à des savoirs annexes, faisant ainsi de l’ésotérisme un domaine attrape tout, allant du spiritisme à la Naturphilosophie, de la théosophie au vampirisme. Or, ces savoirs supplémentaires sont souvent peu en prise avec la société en tout cas de façon moindre que ce n’est le cas pour l’astrologie, le prophétisme voire la divination, que cela soit au niveau individuel ou collectif. L’ouvrage ancien de F. Cumont consacré à l’Egypte des Pharaons a illustré de quelle façon l’ésotérisme pouvait être le reflet d’une certaine société – les horoscopes reflétant ici la mentalité et les valeurs d’une époque – et pour notre part l’ésotérisme serait avant tout sociétal, c’est à dire fonction de l’activité de la cité, dans sa dimension religieuse, scientifique, culturelle et bien entendu politique. Quand on observe la critériologie proposée par Antoine Faivre, on s’aperçoit cependant qu’il y a un dénominateur commun mais qui déborde largement le champ spécifique de l’ésotérisme, en dépit des apparences. D’où le danger de ne pas prendre acte des données anthropologiques. Car tous ces termes proposés pour cerner l’ésotérisme relèvent de ce que nous avons appelé les problématiques d’altérité et plus spécifiquement, de xénologie. Que dire, en effet, des correspondances, concordances, sympathies, transmutations, transmissions et autres réintégrations, sinon qu’elles sont liées à la notion de passage, de refus des limites et des frontières, celles de la vie et de la mort, celles du corps et de l’âme, de l’homme et de la femme, d’où l’importance accordée au signifiant, au verbe, sans que, bien entendu, là encore, il s’agisse d’un trait spécifique à l’ésotérisme. L’étranger, dans la Cité, véhicule certes un savoir pouvant être jugé comme indésirable mais il est en outre, de par sa présence même, en situation de contester les barrières que la société pose devant lui. Il sera donc conduit à développer l’idée du passage d’une langue à l’autre, d’une religion à l’autre etc., induisant ainsi un processus syncrétique contre lequel on peut vouloir se protéger. Syncrétisme qui, au demeurant, s’appuie sur l’idée d’un universalisme culturel qui ferait que tout serait compatible avec tout. A la lumière de cette xénologie, on comprend mieux le concept de profane et d’initié, dans un sens tout à fait exotérique de celui qui, tout simplement, vient d’ailleurs et cherche à s’assimiler, à s’”initier” à de nouvelles mœurs. Ce qui nous frappe ici, c’est en effet une philosophie du refus de ce qui ferait écran, de ce qui interdirait le mouvement. On veut que l’individu soit “directement” connecté au cosmos, on veut relativiser les définitions des métaux et montrer qu’ils ne sont pas vraiment séparés les uns des autres, que le plomb peut se faire or. On veut que la conversion soit décrétée aisée entre deux cultures. C ‘est un peu le mythe de la traversée de la Mer Rouge où les eaux laissent le passage là où l’on ne voyait que barrière. Mais une telle problématique, on l’a dit, n’est nullement le monopole du discours ésotérique comme tout à l’heure nous montrions que l’astrologie ne se définit pas par ce qui est d’ordre astronomique. Les études consacrées à l’ésotérisme ne sauraient, en tout cas, se réduire à fournir une contextualité aux autres disciplines comme si ce domaine n’était pas voué à l’ investigation scientifique, comme si l’on était dans le monde du factuel, ne comportant pas d’hypothèses de recherche, de remise en question de certains acquis. Or, c’est bien plutôt de l’inverse qu’il s’agit en raison même d’un champ marqué, ô combien, par une grande confusion, en ce qui concerne les dates et les attributions. Il s’agit au contraire de contextualiser, d’indexicaliser chaque texte ésotérique dans le cadre d’une période et d’une culture, tant le texte tend à circuler. C’est là, croyons-nous le fondement d’une épistémologie de l’ésotérologie. Mais comment cerner ce champ ? Il nous semble utile de nous servir des attaques dirigées contre le dit champ et qui font contrepoint aux tentatives de l’étendre et de l’appliquer, ce qui est tout le débat sur ce que nous avons appelé l’ésotérisation et la désésotérisation. C’est qu’en effet, s’il y a un ésotérisme, il y a un anti-ésotérisme qui fonctionne en sens inverse et qui semble s’être agrégé au premier, selon un certain syncrétisme. Car si nous avons dit que l’ésotérisme insiste sur le passage, sur la transmission, sur l’acquisition de clefs qui permettront d’ouvrir des portes, il y a un anti-ésotérisme qui, lui, met l’accent sur les différences, qui tend à diaboliser l’autre, qui cherche à représenter le futur en rupture avec le présent, qui s’en prend à l’idée de Tradition, sorte d’universalisme diachronique, où ce qui valait pour hier vaut pour aujourd’hui, où ce qui vaut pour ailleurs vaudrait aussi pour ici. C’est selon. L’anti-ésotérisme irait en réaction contre un ésotérisme du passage. Il ferait ainsi de la femme une sorcière, de la mort un monde totalement à part, quasiment étanche face à un spiritisme qui entend communiquer avec les « désincarnés », du cosmos un espace qui ne concerne pas directement l’humain face à une horoscopie qui prétend que le ciel nous apprend plus sur la personne que la culture dans laquelle il est né. Quant à la magie, elle a une dimension protectrice, donc d’une certaine façon d’antidote. La demande d’ésotérisme Il y a une philosophie de l’ésotérisme – plutôt qu’un ésotérisme – qui est, nous l’avons dit, caractérisée par le refus des cloisonnements et des clivages. Une telle philosophie est, selon nous, en phase avec une certaine population qui est en situation, objectivement, d’instrumentaliser une telle approche des choses. Car de même que la récurrence diachronique de l’ésotérisme dépend de l’histoire des sociétés, de même il existerait un substrat synchronique lié à un certain profil de personnes, se projetant sur les problématiques sous jacentes à l’ésotérisme, animées par un besoin de passage d’une culture à une autre. Autrement dit, le savoir ésotérique ne perdurerait que dans la mesure où il serait mobilisé par un certain type de population, placée dans une certaine situation. Au vrai, cette population peut à certains moment augmenter considérablement et devenir majoritaire en cas de séismes sociaux (révolution, guerre, exode par exemple) Ainsi, pensons-nous que les femmes ont joué un rôle appréciable dans le maintien d’un certain ésotérisme à partir du XVIIIe siècle parce qu’au travers de l’ésotérisme, elles devinaient une philosophie de la transgression des clivages. Il ressort de notre réflexion sur l’ésotérisme que celui-ci sert à souligner l’altérité alors que sa philosophie serait au contraire, celle du passage, et du décloisonnement. Comment expliquer une telle contradiction ? Il nous semble que dès lors que le discours sur la continuité est perçu comme dangereux pour le maintien des sociétés et des savoirs dans leur cohérence et leur homogénéité, celui-ci va subir un processus de diabolisation. Un peu comme le barbare qui est à la fois l’envahisseur qui refuse les frontières et qui, en même temps, est défini comme radicalement autre ou comme le hors la loi qui par là même qu’il refuse la loi s’exclue de la société. L’historien de l’ésotérisme n’en a pas moins à faire ressortir cette double dimension de la négation des limites qui sous tend toute la pensée ésotérique et de son instrumentalisation comme marqueur de limites. On rejette l’autre parce qu’il refuse l’indexicalité spécifique, il devient ainsi sans foi ni loi, lui qui, au contraire, recherchait la fusion. Cas de figure classique de l’amoureux qui veut que rien ni personne ne le sépare de la femme qui l’attire et qui, par ce fait même, en devient insupportable et infréquentable. Cependant, cette contradiction peut avoir d’autres raisons d’être : en effet, du fait même que l’ésotérisme s’articule autour de l’exotérisme, il épouse ipso facto ses clivages. On peut ainsi penser que le système social des castes a été “ésotérisé’ en le mettant en correspondance avec certaines planètes ou certains totems. Ainsi, d’un côté, on établit bel et bien des correspondances entre des plans fort différents mais de l’autre, on contribue à un certain cloisonnement du à la structure du domaine exotérique ainsi ésotérisé. Ne pas saisir l’existence d’un tel nœud aboutit à proposer des définitions confuses du champ ésotérique, confondant son essence et son application. Mais une telle perspective se doit également de s’articuler sur une réflexion anthropologique d’ordre général et là encore ne pas se cantonner à un pré carré. Comment, en effet, cerner ces “courants ésotériques”, convient-il d’établir une critériologie et de quelle façon ? Il n’est nullement certain que nous ayions affaire à une littérature homogène, même si elle est appréhendée comme telle de l’extérieur, et correspond à ce que nous appellerons un “signifié ésotérique” plutôt qu’à un “signifiant ésotérique”. Car c’est bien par rapport à certaines situations de type sociétal qu’il est fait appel à l’apport ésotérique et il convient d’étudier à quels moments, dans quelles circonstances, une société donnée va puiser dans le vivier de l’ésotérisme. Nous parlerons alors de problèmes d’altérité synchronique et diachronique, c’est à dire de gestion de clivages entre membres ou entre périodes.. Cette littérature ésotérique, en tout état de cause, s’articule nécessairement – se nourrit de ce qui ne l’est pas, en lui conférant une dimension supplémentaire que nous caractériseront par une tentative de décloisonnement des savoirs, l’ésotérisme cherchant, en quelque sorte, à occuper les interfaces et en ce sens, il se veut médiateur et recourant aux médiations. Or, il est des moments où ces médiations sont les bienvenues et d’autres où elles sont jugées indésirables et source de confusion, et c’est ce va et vient qui constitue l’histoire de l’ésotérisme, non pas tant celle de sa formation que celle de sa fortune.. Ainsi, proposerons-nous comme définition des textes ésotériques la catégorie qui est vouée à un tel processus alternatif de fascination et de rejet. Il se trouve, en effet, que certaines situations – celles de signifié ésotérique – font appel au signifiant ésotérique. Mais la référence nous semble heuristiquement à rechercher du côté du signifié, relativement précis et bien délimité plutôt que de celui du signifiant, voué à une très grande diversité de textes jugés ésotériques, ce que l’on pourrait appeler des “marqueurs” ésotériques. Peu à peu ces marqueurs deviennent récurrents et constituent un ensemble assez bien délimité mais néanmoins fort hétérogène. Il convient donc de ne pas attribuer au champ ésotérique ce qui appartient au support de référence. Nous ne suivrons donc pas P. Riffard, dans sa thèse L’idée d’ésotérisme (1987, Paris I, p. 520)i lorsqu’il affirme que l’astrologie est organisée autour de certains nombres. En effet, ces nombres sont propres à l’astronomie et non à l’astrologie qui ne fait que les reprendre à son compte mais dont ce n’est pas l’apport spécifique. Il y aurait donc risque, chemin faisant, d’assigner à l’ésotérisme les savoirs les plus hétéroclites par les applications diverses qui lui incombent, dans le champ du religieux, du politique ou du scientifique. Un tel risque est minimisé quand on part du champ non ésotérique, c’est à dire exotérique, pour aller vers le champ ésotérique et non l’inverse. Un autre piège dans lequel il conviendra de ne pas tomber serait d’ignorer les rapports conflictuels entre savoirs ésotériques. C’est ainsi que l’astrologie entretient des rapports complexes tant avec la magie qu’avec le prophétisme ou la divination, on peut même dire qu’il y a concurrence entre ces diverses formes de l’ésotérisme mais aussi des solutions syncrétiques qu’il faut mettre en évidence. Or, pour faire apparaître du syncrétisme, encore faut-il être conscient que l’on a affaire à des savoirs distincts. Comment, en effet, parler d’un syncrétisme entre astrologie et divination si l’on part du principe que c’est la même chose ? Dans notre thèse de 3e cycle, nous avions montré la dialectique en œuvre entre astrologie et magie, dans le champ du religieux judaïque. Les pratiques cultuelles juives étaient souvent présentées comme un antidote contre les décrets célestes, ce qui aboutissait étrangement à une anti-astrologie de type magique, opposant un courant ésotérique à un autre. Il y aurait ainsi comme une surenchère entre ces différents courants qui peut expliquer le déclin de l’un par rapport à l’autre. C’est ainsi que la divination pose aussi problème à l’astrologie en ce qu’elle prétend parvenir à un degré de précision qui outrepasse les limites de l’astrologie sauf si cette dernière se transforme en astromancie, ce qui pose le problème du statut du thème natal en tant qu'élément syncrétique de type mantico-astral. Et l’on pourrait également s’arrêter sur les rapports complexes et également concurrents entre astrologie et prophétie qui tantôt s’excluent et tantôt se combinent comme nous l’avons montré dans notre thèse d’Etat, le Texte Prophétique en France, formation et fortune (Paris X, Nanterre, Diffusion, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq) Il nous semble également qu’il est indispensable de s’intéresser aux documents ésotériques les plus récurrents au sein de l’Europe moderne et contemporaine. Il y a de grandes sommes qui ont connu une fortune considérable et ce en raison même dans leur intrication dans la vie sociale, nous pensons évidemment aux Centuries à partir de la seconde moitié du XVIe siècle et aux Protocoles des Sages de Sion à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, qui constituent au demeurant un apport original de l’esotérisme de l’Europe Moderne et Contemporaine, au même titre d’ailleurs que le courant maçonnique d’ailleurs en prise sur les Protocoles comme nous avons essayé de le montrer. Comme le note Antoine Faivre, dans son Que sais-je sur l’Esotérisme, Astrologie, magie et alchimie sont considérés traditionnellement, comme les axes principaux du champ ésotérique. On peut certes essayer d’en faire ressortir les points communs, les invariants et de la sorte élargir le champ de l’ésotérisme à d’autres savoirs entrant dans le cadre ainsi délimité. Mais le risque consiste à mettre, en quelque sorte en minorité, ces trois corpus majeurs et de faire la part trop grande à des savoirs annexes, faisant ainsi de l’ésotérisme un domaine attrape- tout, allant du spiritisme à la Naturphilosophie, de la théosophie au vampirisme. Or, ces savoirs supplémentaires sont souvent peu en prise avec la société en tout cas de façon moindre que ce n’est le cas pour l’astrologie, le prophétisme voire la divination, que cela soit au niveau individuel ou collectif. L’ouvrage ancien de F. Cumont consacré à l’Egypte des Pharaons a illustré de quelle façon l’ésotérisme pouvait être le reflet d’une certaine société et pour notre part l’ésotérisme serait avant tout sociétal, c’est à dire fonction de l’activité de la cité, dans sa dimension religieuse, scientifique, culturelle et bien entendu politique. Quand on observe la critériologie proposée par Antoine Faivre, on s’aperçoit cependant qu’il y a un dénominateur commun mais qui déborde largement le champ spécifique de l’ésotérisme, en dépit des apparences. D’où le danger de ne pas prendre acte des données anthropologiques. Car tous ces termes proposés pour cerner l’ésotérisme relèvent de ce que nous avons appelé les problématiques d’altérité et plus spécifiquement, de xénologie. Que dire, en effet, des correspondances, concordances, sympathies, transmutations, transmission sinon qu’elles sont liées à la notion de passage, de refus des limites et des frontières, celles de la vie et de la mort, celles du corps et de l’âme, de l’homme et de la femme, d’où l’importance accordée au signifiant, au verbe, sans que, bien entendu, là encore, il s’agisse d’un trait spécifique à l’ésotérisme. Ce qui nous frappe ici, c’est en effet une philosophie du refus de ce qui ferait écran, de ce qui interdirait le mouvement. On veut que l’individu soit “directement” connecté au cosmos, on veut relativiser les définitions des métaux et montrer qu’ils ne sont pas vraiment séparés les uns des autres, que le plomb peut se faire or. On veut que la conversion soit décrétée aisée entre deux cultures. C ‘est un peu le mythe de la traversée de la Mer Rouge où les eaux laissent le passage là où l’on ne voyait que barrière. Mais une telle problématique, on l’a dit, n’est nullement le monopole du discours ésotérique comme tout à l’heure nous montrions que l’astrologie ne se définit pas par ce qui est d’ordre astronomique. Les études consacrées à l’ésotérisme ne sauraient, en tout cas, se réduire à fournir une contextualité aux autres disciplines comme si ce domaine n’était pas voué à l’ investigation scientifique, comme si l’on était dans le monde du factuel, ne comportant pas d’hypothèses de recherche, de remise en question de certains acquis. Or,. c’est bien plutôt de l’inverse qu’il s’agit en raison même d’un champ marqué, ô combien, par une grande confusion, en ce qui concerne les dates et les attributions. Il s’agit au contraire de contextualiser, d’indexicaliser chaque texte ésotérique dans le cadre d’une période et d’une culture, tant le texte tend à circuler. C’est là, croyons-nous le fondement d’une épistémologie de l’ésotérologie. Mais comment cerner ce champ ? Il nous semble utile de nous servir des attaques dirigées contre le dit champ et qui font contrepoint aux tentatives de l’étendre et de l’appliquer, ce qui est tout le débat sur ce que nous avons appelé l’ésotérisation et la désésotérisation. C’est qu’en effet, s’il y a un ésotérisme, il y a un anti-ésotérisme qui fonctionne en sens inverse et qui semble s’être agrégé au premier, selon un certain syncrétisme. Car si nous avons dit que l’ésotérisme insiste sur le passage, sur la transmission, sur l’acquisition de clefs qui permettront d’ouvrir des portes, il y a un anti-ésotérisme qui, lui, met l’accent sur les différences, qui tend à diaboliser l’autre, qui cherche à représenter le futur en rupture avec le présent. C’est selon. L’anti-ésotérisme irait en réaction contre un ésotérisme du passage. Il ferait ainsi de la femme une sorcière, de la mort un monde totalement à part, quasiment étanche face à un spiritisme qui entend communiquer avec les “désincarnés”, du cosmos un espace qui ne concerne pas directement l’humain face à une horoscopie qui prétend que le ciel nous apprend plus sur la personne que la culture dans laquelle il est né. Quant à la magie, elle a une dimension protectrice, donc d’une certaine façon d’antidote. Il y a une philosophie de l’ésotérisme qui est, nous l’avons dit, caractérisée par le refus des cloisonnements et des clivages. Une telle philosophie est, selon nous, en phase avec une certaine population qui est en situation, objectivement, d’înstrumentaliser une telle approche des choses.Car de même que la récurrence diachronique de l’ésotérisme dépend de l’histoire des sociétés, de même il existerait un substrat synchronique lié à un certain profil de personnes, se projetant sur les problématiques sous jacentes à l’ésotérisme, animées par un besoin de passage d’une culture à une autre. Autrement dit, le savoir ésotérique ne perdurerait que dans la mesure où il serait mobilisé par un certain type de population, placée dans une certaine situation. Au vrai, cette population peut à certains moment augmenter considérablement et devenir majoritaire en cas de séismes sociaux (révolution, guerre, exode par exemple) Ainsi, pensons-nous que les femmes ont joué un rôle appréciable dans le maintien d’un certain ésotérisme à partir du XVIIIe siècle parce qu’au travers de l’ésotérisme, elles devinaient une philosophie de la transgression des clivages. Nous définirons le champ de l’ésotérisme comme regroupant des savoirs qui ont été rejetés par des sociétés soucieuses de délimiter rigoureusement ce qui était compatible ou non avec leurs pratiques cognitives. On dira que ces sujets ont été exclus d’un certain “canon” du savoir officiel. Or, il semble que dans le cadre de l’Europe Moderne et Contemporaine, le processus de rejet ait cessé de fonctionner. C’est ce qui conduit des chercheurs comme Wouter Hanegraaf à proposer d’appeler “occultisme” le néo-ésotérisme. Et nous serions assez d’accord avec un tel jugement. Si l’ésotérisme antique existe par rapport à l’exotérisme, s’il le démarque et s’il se situe à sa périphérie, en revanche, les principaux corpus qui se sont imposé au cours des 500 dernières années, appartiennent à une autre catégorie, que l’on pourrait qualifier de pseudo-ésotérisme et pourquoi pas, conventionnellement, d’occultisme et c’est bien pour cette raison que la période que nous étudions a une spécificité qui ne justifie aucunement qu’elle ne soit appréhendée qu’au regard de la réception de l’ésotérisme antique, comme cela a été trop souvent le cas chez les spécialistes du domaine. Par pseudo-ésotérisme, nous entendons fabrication de textes dans le style ésotérique mais ne correspondant plus à un processus d’évacuation de la part de la société. Et pour combler cette lacune, et parce que quelque part l’ésotérisme a une fonction à jouer, on s’est résigné à contrefaire de l’ésotérisme, attitude que l’on pourrait en effet qualifier d’occultiste ou d’occultisante. En ce sens, il y aurait là volonté de produire un texte ésotérique en soi. En pratique, on sait que cela n’empêchera pas de recourir à un intertexte non ésotérique comme dans le cas des Centuries récupérant la (sic) Guide des chemins de France d’Estienne. Le cas des Prophéties de Nostradamus est édifiant ; Le texte des Centuries n’a pas été rejeté du sein d’un savoir dominant, il est d’entrée de jeu à l’extérieur de celui-ci. Il n’émane pas de l’organisation de l’activité sociétale, il se situe face à elle, ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse être instrumentalisé par elle. Il n’est nullement certain que nous ayons affaire à une littérature homogène, même si elle est appréhendée comme telle de l’extérieur, et correspond à ce que nous appellerons un “signifié ésotérique” plutôt qu’à un “signifiant ésotérique”. Car c’est bien par rapport à certaines situations de type sociétal qu’il est fait appel à l’apport ésotérique et il convient d’étudier à quels moments, dans quelles circonstances, une société donnée va puiser dans le vivier de l’ésotérisme. Nous parlerons alors de problèmes d’altérité synchronique et diachronique, c’est à dire de gestion de clivages entre membres ou entre périodes.. Cette littérature ésotérique, en tout état de cause, s’articule nécessairement – se nourrit de ce qui ne l’est pas, en lui conférant une dimension supplémentaire que nous caractériserons par une tentative de décloisonnement des savoirs, l’ésotérisme cherchant, en quelque sorte, à occuper les interfaces et en ce sens, il se veut médiateur et recourant aux médiations. Or, il est des moments où ces médiations sont les bienvenues et d’autres où elles sont jugées indésirables et source de confusion, et c’est ce va et vient qui constitue l’histoire de l’ésotérisme, non pas tant celle de sa formation que celle de sa fortune.. Ainsi, proposerons-nous comme définition des textes ésotériques la catégorie qui est vouée à un tel processus alternatif de fascination et de rejet. Il se trouve, en effet, que certaines situations – celles de signifié ésotérique – font appel au signifiant ésotérique. Mais la référence nous semble heuristiquement à rechercher du côté du signifié, relativement précis et bien délimité plutôt que de celui du signifiant, voué à une très grande diversité de textes jugés ésotériques, ce que l’on pourrait appeler des “marqueurs” ésotériques. Peu à peu ces marqueurs deviennent récurrents et constituent un ensemble assez bien délimité mais néanmoins fort hétérogène. Il convient donc de ne pas attribuer au champ ésotérique ce qui appartient au support de référence. Nous ne suivrons donc pas P. Riffard, dans sa thèse L’idée d’ésotérisme (1987, Paris I, p. 520) lorsqu’il affirme que l’astrologie est organisée autour de certains nombres. En effet, ces nombres sont propres à l’astronomie et non à l’astrologie qui ne fait que les reprendre à son compte mais dont ce n’est pas l’apport spécifique. Il y aurait donc risque, chemin faisant, à assigner à l’ésotérisme les savoirs les plus hétéroclites par les applications diverses qui lui incombent, dans le champ du religieux, du politique ou du scientifique. Un tel risque est minimisé quand on part du champ non ésotérique, c’est à dire exotérique, pour aller vers le champ ésotérique et non l’inverse. Un autre piège dans lequel il conviendra de ne pas tomber serait d’ignorer les rapports conflictuels entre savoirs ésotériques. C’est ainsi que l’astrologie entretient des rapports complexes tant avec la magie qu’avec le prophétisme ou la divination, on peut même dire qu’il y a concurrence entre ces diverses formes de l’ésotérisme mais aussi des solutions syncrétiques qu’il faut mettre en évidence. Or, pour faire apparaître du syncrétisme, encore faut-il être conscient que l’on a affaire à des savoirs distincts. Comment, en effet, parler d’un syncrétisme entre astrologie et divination si l’on part du principe que c’est la même chose ? Dans notre thèse de 3e cycle, nous avions montré la dialectique en oeuvre entre astrologie et magie, dans le champ du religieux judaïque. Les pratiques cultuelles juives étaient souvent présentées comme un antidote contre les décrets célestes, ce qui aboutissait étrangement à une anti-astrologie de type magique, opposant un courant ésotérique à un autre. Il y aurait ainsi comme une surenchère entre ces différents courants qui peut expliquer le déclin de l’un par rapport à l’autre. C’est ainsi que la divination pose aussi problème à l’astrologie en ce qu’elle prétend parvenir à un degré de précision qui outrepasse les limites de l’astrologie sauf si cette dernière se transforme en astromancie, ce qui pose le problème du statut du thème natal en tant qu'élément syncrétique de type mantico-astral. Et l’on pourrait également s’arrêter sur les rapports complexes et également concurrents entre astrologie et prophétie qui tantôt s’excluent et tantôt se combinent comme nous l’avons montré dans notre thèse d’Etat. Il nous semble également qu’il est indispensable de s’intéresser aux documents ésotériques les plus récurrents au sein de l’Europe moderne et contemporaine. Il y a de grandes sommes qui ont connu une fortune considérable et ce en raison même dans leur intrication dans la vie sociale, nous pensons évidemment aux Centuries à partir de la seconde moitié du XVIe siècle et aux Protocoles des Sages de Sion à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, qui constituent au demeurant un apport original de l’esotérisme de l’Europe Moderne et Contemporaine, au même titre que le courant maçonnique d’ailleurs en prise sur les Protocoles comme nous avons essayé de le montrer. L’approche historique entretient avec les ésotérismes des rapports souvent ambigus, comme c’est d’ailleurs le cas de la sociologie, on l’a vu récemment avec l’affaire Elisabeth Teissier. Et il est vrai que l’historien de tel ou tel ésotérisme peut verser dans l’apologétique, ne faisant finalement que formaliser et consolider ce que les acteurs des milieux ésotériques ont voulu faire accroire. Les derniers travaux que nous avons publiés nous ont précisément confronté à une très riche historiographie qui retient autant notre attention que les textes ésotériques eux-mêmes et qui en constituent en vérité une strate supplémentaire. Il ne nous semble pas acceptable pour l’historien des courants ésotériques de définir ce qu’est un ésotérisme en soi alors qu’il est concevable d’étudier ceux qui ont tenté de le faire. Et c’est là que la frontière entre ésotériste et ésotérologue tend à s’estomper. C’est pourquoi nous pensons que l’historien des ésotérismes doit présentement entreprendre avant toute chose, au cœur du corpus réunissant les ésotérismes, dans une sorte de canon factice, une déconstruction, une désarticulation, une mise à plat des syncrétismes – et l’affirmation de l’existence d’”un” ésotérisme est à caractère syncrétique – qui marquent les différents domaines auxquels il a à se consacrer. Autant l’ésotériste – souvent historien et quel ésotériste n’a pas de velléités à l’être ?- tendra à préserver l’intégrité du savoir qu’il a étudié, autant l’ésotérologue n’aura de cesse de faire ressortir à quel point le dit savoir est fonction de divers paramètres non ésotériques. A l’historien, donc, de démonter les textes, par les recherches consacrées aux rapports entre exotérisme et ésotérisme – l’ésotérisation, mais aussi en faisant ressortir le mélange des ésotérismes, du en partie à l’affirmation d’une continuité de savoirs au sein de l’ésotérisme. Il nous apparaît que tend à se constituer un canon ésotérique, comme il existe un canon biblique, qui évacuerait certains textes et notamment ce que nous avons appelé l’ésotérisme historique. Tout se passe comme si l’on avait voulu se démarquer de ce qui concernait l’astrologie ou en tout cas réduire celle-ci à la portion congrue. A quoi tient une telle stratégie ? Au fait probablement que l’astrologie reste encore très vivace dans l’Europe contemporaine et que cela aurait plutôt un caractère compromettant. Il y a là l’expression d’un certain anti-astrologisme chez ceux là même qui traitent de l’ésotérisme. Or ; en évacuant l’astrologie, en lui cherchant des substituts moins compromettants, ils affaiblissent considérablement le domaine qu’ils prétendent couvrir. D’aucuns voudraient que l’on n’aborde que des savoirs qui n’auraient plus d’écho dans l’opinion, ce qui en ferait en quelque sorte des sciences “mortes”, comme l’on parle de langues “mortes”. Nous pensons, au contraire, que le cadre de l’Europe Moderne et Contemporaine – et tout particulièrement le terme contemporain qui recouvre jusqu’à notre présent du début du XXIe siècle, articulant ainsi histoire et sociologie – n’a pas été choisi, pour cette chaire, en vue de n’étudier que des fossiles mais parce que la présence de certains ésotérismes y est vivace sinon prégnante. On ne renonce pas à étudier le catholicisme ou l’Islam contemporain sous prétexte qu’il y a encore des croyants, des pratiquants. IV Le primat de l’exotérisme L’Histoire de l’astrologie nous apparaît comme une discipline ésotérique pilote en ce qu’elle se greffe sur un savoir exotérique, l’astronomie, en ce qu’elle est partie prenante, associée avec le prophétisme, d’une certaine exégèse ésotérique de l’Histoire événementielle de l’Europe moderne et contemporaine, en ce qu’elle a, à certaines époques, èinfiltré des domaines aussi divers que la médecine, la science politique (chez un Jean Bodin), l’agriculture, la météorologie sans parler de la magie et de l’alchimie et enfin, en ce qu’elle fait encore de nos jours, dans cette Europe contemporaine, l’objet de croyances populaires tout en s’originant dans une époque bien antérieure à celle de l’Europe moderne.. L’ésotérisme philosophique se présente comme un discours, l’ésotérisme historique adopte plutôt la forme de traités voire de manuels. En ce qui concerne la translation ésotérique, nous dirons qu’elle s’applique à un savoir donné aux fins d’ engendrer un nouveau savoir, un savoir autre, ce qui correspondrait à un dédoublement voire à une démultiplication des savoirs. C’est ainsi que l’on passe, par exemple, de l’astronomie à l’astrologie, de la chronologie à la prophétie, des nombres à la numérologie, de l’anatomie à la divination, des cartes au tarot, de la philosophie à la théosophie et ainsi de suite. Et ce à la différence, notamment de la science-fiction qui ne prétend pas générer un nouveau savoir dérivé du savoir exotérique mais qui veut anticiper sur le dit savoir exotérique. Ce faisant, nous nous sommes confronté à l’historiographie de ces savoirs ainsi ésotérisés, décalés et qui n’ont en commun, le plus souvent, que de refléter le monde, en ses diverses facettes, dans une sorte d’anthropocentrisme, d’instrumentalisation de l’environnement. Certains parleraient d’une spiritualisation du monde, si par esprit on désignait ici la conscience humaine, percevant le monde, depuis le corps même de l’homme, qui serait une première enveloppe, jusqu’aux astres, ce qui explique l’existence par exemple d’une chiromancie dérivée de l’observation de la main. Chaque savoir ésotérique serait ainsi un décalque d’un savoir que l’on pourrait qualifier, a contrario, d’exotérique, une sorte de face cachée, de substantifique moelle. Comment procède l’ésotérisation dans sa démarche de translation cognitive ? Certes, par un jeu de correspondances, de sympathies, de médiations, de passerelles diverses, d’extrapolations, de transmutations, toutes visant à fournir à l’Homme des clefs pour se comprendre et se connaître. Toutefois l’existence d’analogies de toutes sortes ne saurait constituer un savoir homogène d’un seul tenant que l’on pourrait qualifier d’ésotérisme, ce sont en réalité les finalités qui introduisent un dénominateur commun à des données aussi disparates. Et c’est pourquoi, il importe d’étudier aussi l’utilisateur, le consommateur de ces savoirs ésotériques : dans le cabinet du voyant, se côtoient en effet les connaissances les plus variées, mais toutes au service des questionnements, des attentes, du client. Cette demande, cet appel en direction d’une science qui s’adresserait à l’Homme, on pourrait la qualifier de signifié ésotérique. Pour préciser cette notion de signifié ésotérique, consommateur de signifiants ésotériques, nous avons introduit le concept d’altérité synchronique et diachronique qui relève au départ de l’aventure existentielle de l’individu mais plus encore de la Cité. Car cette attente, ce manque, dont nous parlions et qui recourt aux divers savoirs ésotériques et à ceux qui en sont les interprètes, sont fonction de certains besoins sociaux : qui est l’autre, en quoi se distingue-t-il de nous et quel est notre avenir, qu’est ce qui va changer ? Or, cette aptitude différenciatrice est propre aux savoirs ésotériques en ce sens que s’intéressant au monde de la nature, du corps physique au cosmos, ils ne peuvent pas ne pas en refléter la multiplicité, celle des organes, celle des astres, celle des éléments. Cette multiplicité de l’ordre de la nature va ainsi contribuer à structurer, à cliver, la Cité dans son espace-temps, du calendrier aux castes, rendant compte des révolutions et des affrontements.. Pour nous, le texte ésotérique évolue sous la pression du monde et non selon une dynamique propre ou selon le seul bon plaisir des éditeurs. Tant que nous n’avions pas compris à quel point la connaissance de l’exotérisme et notamment de l’Histoire événementielle et sociale la plus pointue et parfois la moins scolaire était essentielle à celle de l’ésotérisme, nos travaux ont piétiné et ne renouvelaient pas vraiment le sujet. Ayant soutenu, on l’a dit, une thèse sur l’astrologie médiévale, en 1979, nous avions compris, en cours de route, les limites de ce champ marqué par la connaissance des manuscrits hébraïques et arabes, ouvert notamment par Georges Vajda. C’est pourquoi nous avions décidé, par la suite, de passer à la période de l’Europe Moderne et Contemporaine. Mais là encore, il nous apparut que le domaine propre à l’astrologie n’était peut être pas le plus fructueux et une fois de plus, nous avons obliqué, ce qui conduisit à notre thèse d’Etat, vers un domaine qui par sa richesse en documents et données conservés dans les grandes bibliothèques, celui d’un champ ésotérique que nous appellerons sociétal, plus syncrétique. . Car, force est de constater qu’aucune autre période ni aucun autre cadre que celui de l’Europe Moderne et Contemporaine ne fournissent de telles perspectives de par l’abondance et la diversité des matériaux conservés, tant sur le plan historiographique exotérique que sur le plan de la littérature dite ésotérique, à condition, bien entendu, d’opter pour les savoirs et discours ésotériques les plus perméables, les plus poreux, les plus sensibles – comme lorsque l’on parle d’une plaque sensible. Nous dirons que l’ésotérisation de la philosophie nous apparaît comme un cas particulier en ce que la philosophie elle-même serait déjà une distanciation par rapport à l’exotérisme, qu’elle serait déjà, en soi, la quête d’une autre dimension. Il y a probablement sous le terme même de philosophie, quête de sagesse ou métaphysique, un processus ésotérisant. Tant et si bien que le domaine de la philosophie ésotérique n’est nullement caractéristique du champ à explorer. Ne pourrait-on dire que la philosophie est déjà de l’ordre de l’ésotérisme dont elle serait le cheval de Troie au sein des savoirs acceptés et enseignés à l’Université ? Il y aurait donc deux grands axes : celui qui a primé jusqu’à présent d’une “ésotérisation d’un ésotérisme”, à savoir la philosophie, d’une ré-ésotérisation, en quelque sorte, donc au deuxième degré et celui d’une ésotérisation directement en prise sur le monde, sur les événements en l’occurrence ceux de l’Europe Moderne et Contemporaine.On ne sera donc pas surpris d’apprendre que le concept d’ésotérisation – nous allions dire de philosophisation – ne soit pas apparu chez ceux qui se sont essentiellement préoccupés des divers aspects de la philosophie ésotérique ni d’observer que l’idée d’un ésotérisme en soi ait pu l’emporter jusqu’à présent, tant la dialectique ésotérisme/exotérisme s’en trouvait alors biaisée. Il ne s’agit pas en effet de distinguer synchroniquement ésotérisme et exotérisme mais de montrer que l’ésotérisme se démarque diachroniquement de l’exotérisme et qu’il en dérive. Il semble, notamment, que, parfois, d’aucuns aient cherché à distinguer un ésotérisme noble, à caractère philosophique, plus sagesse que savoir, d’un ésotérisme de bas étage, plus savoir que sagesse, vieille opposition entre niveaux savants et populaires. Pour que l’astrologie, par exemple, soit admise comme ésotérisme, il faudrait, nous a-t-on déclaré, qu’elle ait été intégrée au sein d’un propos théosophique. Est-ce ainsi qu’on aura voulu recentrer l’ésotérisme autour d’une mouvance philosophante ? Nous pensons pour notre part que telle n’est pas ou plus la voie à suivre : l’astrologie, par exemple, est une astronomie ésotérique, qu’elle figure ou non dans un contexte philosophique et il en est de même pour toute une série de savoirs qui ont vocation à s’organiser sur le modèle des savoirs exotériques, en traités, en manuels, à se codifier, à déterminer des règles, qui en font d’ailleurs ce qu’on nomme parfois des pseudo-sciences. C’est selon nous un trait distinctif de l’ésotérisation, au sein des autres processus de translation tels que peinture ou poésie, que cette dimension didactique voire technique, ce modus operandi, ce protocole, ce rituel, ce qui implique un enseignement donc une transmission. Et cela est vrai dans bien d’autres domaines dont l’aspect pratique est déterminant et qu’il convient d’appréhender en tant que savoirs structurés. Les savoirs ésotériques ne sauraient être réduits à une sorte de vivier dans lequel viendrait puiser, à loisir, une certaine philosophie. Vocation également du savoir ésotérique à proposer des grilles de lecture pour appréhender le monde, à l’instar de ces Protocoles des Sages de Sion, texte antimaçonnique avant d’être antisémitique, qui se présentent comme une sorte de traité politico-économique machiavélique sinon diabolique, en 24 leçons. On peut se demander si ce trait commun aux savoirs ésotériques, censés faire dériver un savoir, une sapience, d’un autre savoir, dès lors qu’il n’aurait pas été pris en considération, en raison même de son caractère opératif, aura conduit à brouiller l’image du champ ésotérique. Car à refuser de définir les savoirs ésotériques par leur dimension didactique, de façon à inclure des textes au caractère plus abstrait ou plus anecdotique, on se trouvait contraint de rechercher un dénominateur commun le plus large possible.. On pourra certes objecter que l’avantage précisément de l’ésotérisme de la Renaissance, dans sa dimension philosophique, et ce qu’il comporte de résurgences et de prolongements, est de ne pas être en phase avec les problèmes de société souvent trop brûlants et qui ont toujours une certaine résonance auprès du public : prophéties, eschatologie, astrologie, divination, sectes, antisémitisme, notamment. Il nous semble précisément que le terme Europe Contemporaine, qui fait partie de l’intitulé de la chaire, ne permet pas de se retirer dans une Tour d’Ivoire. Il serait inquiétant que certaines tentatives critériologiques n’aient été conduites qu’en vue d’éliminer ou de marginaliser divers courants ésotériques jugés compromettants et peu présentables. C’est apparemment le seul résultat obtenu à partir de ces discussions autour de ce qui caractérise l’ésotérisme et qui nous paraissent occuper une place tout à fait disproportionnée qui se substitue à l’approche critique des savoirs ésotériques appréhendés chacun dans leur spécificité. Est-ce qu’une thèse sur l’ésotérisme doit se réduire à envisager ce qu’est l’ésotérisme alors même que la plupart des savoirs ésotériques n’ont pas encore été abordés de façon critique ? Tout se passe comme si l’on voulait plaquer sur un ensemble hétérogène et dont l’exploration se réduit à une description de seconde main, une dynamique conceptuelle qui ferait illusion. Selon nous, les tentatives critériologiques connues n’ont pas débouché sur une épistémologie digne de ce nom de la discipline, ce qui d’ailleurs explique le hiatus que l’on ne peut que constater entre le méta-discours et la nature des travaux entrepris qui se réduit souvent à une description assez schématique du domaine. Constatons que le domaine souffrirait donc doublement de l’influence de la philosophie : d’une part en ce qu’on ne veut percevoir les ésotérismes qu’à l’aune de la philosophie, d’autre part que l’on tend à épistémologiser le domaine des courants ésotériques au point de ne plus l’appréhender directement. Le chercheur en sciences humaines doit signaler le décalage des discours, des faux signes de piste Si l’histoire du prophétisme et de l’astrologie n’ont pas encore de véritable statut académique, c’est, pensons-nous, en raison même d’une carence à repérer les syncrétismes, les plagiats, les contrefaçons, ce qui a contribué à constituer des ensembles faussement cohérents. Contrairement aux apparences, le syncrétisme aboutit à empêcher le dialogue avec d’autres domaines dans la mesure où il fait perdre conscience des limites du champ concerné, ce qui est autre n’existe pas, dans le temps et dans l’espace, dans une logique syncrétique. Le syncrétisme diachronique, moins connu que le syncrétisme synchronique, se caractérise par un écrasement des strates successives de formation alors que le syncrétisme synchronique serait un effacement des problématiques. Le syncrétisme est particulièrement flagrant dans le cas de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme : on pourrait en effet être tenté de regrouper toutes les attaques dirigées contre les juifs tout comme d’ailleurs le fait de considérer comme compatibles toutes les représentations que l’on a pu se faire des juifs, à travers les âges car ces attaques peuvent avoir des raisons extrêmement variées, voire contradictoires. En traitant quelqu’un d’antisémite, on amalgame tout un florilège générant aisément des incongruités. Il en est, d’ailleurs, de même pour l’anti-astrologie : les raisons qui conduisent à s’en prendre à l’astrologie sont également des plus diverses et le fait de regrouper en un seul corps de doctrine l’ensemble des textes hostiles ou réfractaires, d’une façon ou d’une autre, à l’astrologie, aboutit à un ensemble fort hétérogène et assez peu pertinent tout comme d’ailleurs le regroupement de textes astrologiques de diverses origines et regroupés parce qu’ils traitent du même “sujet”. C’est précisément autour de certains signifiants récurrents que se constitue un discours syncrétique, nourri souvent de mimétisme : à force d’imiter, à force d’aborder les mêmes sujets, on court le risque, à plus ou moins long terme, de se retrouver assimilés, notamment par le biais de l’exégèse et du structuralisme, du fonctionnalisme, à une seule et même école de pensée, à un seul et même système, monolithique.. Il conviendra aussi de comprendre qu’il existe des processus cycliques qui transcendent, eux aussi, la linéarité. C’est ainsi que les éditions des Centuries réapparaissent périodiquement, que leur parution est lié à la périodicité de certains événements récurrents que sont notamment les guerres de religion. De même, l’antisémitisme est-il marqué par une certaine cyclicité. Des événements séparés dans le temps peuvent fort bien appartenir à un même type de phase et donc, quelque part, être plus “contemporains” que des événements se faisant suite mais relevant de phases différentes, ce qui expliquerait la réédition de certains textes à des années d’intervalle et c’est pourquoi il convient que l’historien identifie des phases similaires à celle(s) qu’il appréhende, tant en amont qu’en aval.(cf J. Halbronn, “Problémes d’automatisation et de cyclicité en sociologie”, Hommes et faits, Site : faculte-anthropologie.fr ) Faisant pendant à la remise en cause d’un temps linéaire, nous avons prôné la remise en cause d’un espace inséparable, à savoir que la présence de tel objet n’implique par nécessairement celle de tel autre, avec lequel il peut avoir été associé, à un moment donné. On pourrait parler d’un processus de pagination chronologique, comme s’il s’agissait de feuillets épars et non paginés qu’il nous fallait reclasser. Pour nous, toute observation pertinente est un indice conduisant à un enrichissement chronématique et bien entendu, génère des hypothèses falsifiables permettant de mieux reconstituer le territoire à partir de la carte, autrement dit il y a là une démarche archéologique.. Le problème majeur pour l’historien des textes, au XXIe siècle, sera probablement celui de la contextualisation des documents, ce qui implique un lien étroit avec l’Histoire événementielle. En effet, la production d’un document s’inscrit dans un contexte, qui n’est pas forcément conforme à la date qui peut y figurer ici et là. Autrement dit, nous ne croyons pas qu’un texte puisse être produit, secrété, sans être sous-tendu par une certaine dramaturgie et dans le domaine prophétique, sans des raisons politiques fortes. Il est temps de renoncer à présenter le texte, dans son émergence, dans son accouchement, sans des larmes et du sang. L’historien des textes est une sorte de Cuvier : plus les observations sont multiples, les versions nombreuses, voire contradictoires et plus il sera en mesure de restituer le fil des événements. Plus, en revanche, les variantes seront rares et plus il risquera de ne parvenir qu’à une représentation très virtuelle de ce qui s’est effectivement déroulé. Il convient de s’intéresser à la façon dont un discours découpe le monde, dans le temps et dans l’espace, selon des critères spécifiques, ce que l’on pourrait appeler la question des typologies synchroniques et diachroniques, ce qui nous porte et nous emporte. Cela va de la division des populations en douze signes zodiacaux jusqu’aux considérations sur la fin des temps en passant par la diabolisation d’un groupe considéré comme autre ou encore les méthodes de divination à l’échelle individuelle. L’ésotérisme sociétal est lié au sentiment d’étrangeté éprouvé face à ce qui est perçu comme autre, dans le temps et dans l’espace, dans ce qui est à venir, à l’affût ou dans ce qui est sous-jacent, souterrain et en ce sens, le rapport à l’histoire des sciences est ici important : c’est le cas par exemple des comètes dont la course devient prévisible au XVIIIe siècle, avec le retour de la comète de Halley. Cela recouvre, bien entendu, la façon dont la société – tant sous l’angle religieux que scientifique- réagit face à l’ésotérisme ; dans le Monde Juif et l’astrologie, Milan, Arché, 1985, nous avions montré que les clivages au sein d’une société donnée sont ainsi révélés de par la diversité même des attitudes. L’ésotérisme serait fonction de la représentation qu’une société donnée se fait de ses limites cognitives, tant sur le plan humain que physique. Il n’y a d’alchimie que par rapport à une certaine idée que l’on se fait, à un moment donné, des frontières de la science, du savoir normalement accessible. On dira que l’ésotérisme est subséquemment questionnement, fonction d’un sentiment subjectif d’altérité et réponse à chercher dans un autre monde qui nous cerne de toute part. La littérature ésotérique ne saurait être appréhendée sans référence à un corpus de savoirs dont elle se démarque plus ou moins par des variantes et des retouches et pas davantage sans prendre en compte les contextes socio-politiques au sein desquels elle s’inscrit et qui d’ailleurs déterminent ces évolutions.. Le contexte socio-politique est ainsi appréhendé au travers de grilles particulières et le savoir ésotérique se déploie par rapport au dit contexte. Un autre aspect de l’ésotérisme sociétal est le fait qu’il s’inscrit dans une démarche anthropologique ; d’une part en ce qu’il ambitionne de reconstituer la vie des textes, la façon dont ils ont été forgés – au sens français comme au sens anglais de forgery (contrefaçon) – les ouvrages qui ont servi concrètement – sur la table de travail – pour ce faire et d’autre part, en ce qu’il est en prise avec l’évolution des sociétés car la fortune des textes – leur renaissance ou leur déclin périodiques – obéissent probablement à des cycles sociaux ; c’est notamment le cas avec la question des Juifs. Tantôt, il est question de les intégrer, tantôt de les séparer, il y a dans ces revirements une sorte de mystère qui renvoie probablement à de très vieilles pratiques sociétales, fondées sur une sorte de ponctuation, de respiration des groupes humains. L’ésotérisme sociétal assume la problématique des clivages tant synchroniques que diachroniques : la notion d’étrangeté – face au relief du temps et de l’espace sociaux- étant elle-même fonction de tels processus. Le discours dit ésotérique serait donc nécessairement un “regard” au sens où l’entend J. P. Laurant (Le regard ésotérique) qui va transmuter voire parasiter le réel, le texte, en le faisant basculer dans une autre dimension, porteuse d’autres significations ou plutôt de significations supplémentaires, invitant le lecteur à y percevoir un surcroît de sens, approche qui, par certains côtés, recoupe celle du regard esthétique, artistique. En fait, plutôt que de regard, il conviendrait de parler d’herméneutique ésotérique étant entendu que l’ésotérisme est nécessairement un discours sur ce qui a priori n’en est pas, il n’y a pas d’ésotérisme en soi, c’est ainsi que l’astrologie n’existe que par rapport à l’astronomie, que tout texte peut faire l’objet d’un usage, d’un détournement, ésotérique. Parfois, le texte de référence a disparu ou n’est pas identifié et il ne reste que sa “traduction” ésotérique, à l’historien du texte ésotérique de retrouver le “support” et c’est aussi pour cela que la contrefaçon est souvent au cœur de sa recherche, dans un phénomène de miroir, à caractère en quelque sorte lunaire, en reflet déformé, difracté. Notre ouvrage Le Monde Juif et l’astrologie met notamment l’accent sur une certaine exégèse des Ecritures. L’ésotérisme nous parlerait de quelque chose qui est dit exotériquement- au niveau du signifiant – mais qu’on ne sait pas décrypter au niveau du signifié, d’où le basculement vers l’ésotérique. Autrement dit, l’ésotérisme s’intéresse au signifiant ambiant, il n’est pas en quête d’un signifiant différent mais il l’interprète pour accéder à un autre signifié. En ce sens, il faudrait situer l’ésotérisme dans la dualité et non au sein d’une pluralité. L’ésotérisme se nourrit des miettes du banquet, il glanne ce que les autres ont négligé après la moisson, il vient donc toujours en dernier ressort, il est dans le méta. On comprend dès lors l’extrême diversité des savoirs ésotériques puisque on les retrouve greffés sur tous les domaines dans une sorte de quête baroque, faite de ce que les adversaires de l’astrologie ou de Nostradamus appelle un abus, c’est à dire un usage au delà de l’usage accepté. L’ésotérisme serait reconnaissable par son goût pour le dépassement, pour une liberté totale de l’expression ne supportant aucune limite, par un penchant pour l’excès, pour la démesure. En ce sens, toute imitation qui est en fait regard sur l’autre, a quelque chose de caricatural, d’autant qu’elle a vocation à se substituer à son modèle, à se faire passer pour lui, c’est littéralement une imposture. Et il est remarquable que le terme soit souvent apposé à tel ou tel savoir ésotérique, comme l’alchimie ou la divination. On a affaire à des sciences en trompe l’œil, pour rester dans une imagerie baroque. L’ésotérisme serait comme un coucou qui ne pourrait pondre que dans le nid d’autres oiseaux, il est de l’ordre du recyclage, de la fripe, du marché de l’occasion. Il n’est pas un domaine en soi, il est un style, une approche du monde qui peut s’appliquer à tout objet tant spirituel que matériel, tant historique que mystique et c’est probablement cette indifférenciation qui le caractérise. Tout comme l’historien doit être capable face à un corpus de déceler l’authentique et le faux, le controuvé, le pseudo, il doit être aussi en mesure de déceler ce qui relève éventuellement d’une distorsion ésotérique. E. Leroy (Nostradamus, ses origines, sa vie, son oeuvre, Bergerac, 1972, réédition Marseille, J. Laffitte, 1993, p. 11) a ainsi montré comment certains membres de la famille de Michel de Nostredame se sont constitué une généalogie fictive, plus brillante que la véritable. L’ésotérisme fonctionnerait dans un registre analogique, qui est précisément celui de la ressemblance, de l’extrapolation . Or, pour qu’il y ait extrapolation, il faut qu’il y ait référence à partir de laquelle extrapoler . On perçoit dès lors ce qui unit un champ rassemblant contrefaçons et extrapolations, faux et analogies. Dans tous les cas de figure, on fabrique un discours jumeau à partir d’un autre, une réalité à partir d’une autre, par une sorte de processus de mitose, de dédoublement, ce qui permet de conduire, en passant par une face cachée, vers une totalité, une complétude.. Disons que le faux concerne le signifiant tandis que l’ésotérisme a affaire avec le signifié et parfois ils cohabitent comme dans le cas des Centuries où il y a à la fois production de contrefaçons en ce qui concerne le texte de base et ésotérisme au niveau de son exégèse car le discours prophétique se situe plus chez les commentateurs que dans les Centuries elles-mêmes. En fait, parfois, l’ésotérique doit produire le texte même qu’il aura à interpréter tout comme, il constitue des traités qui expliquent comment on transforme l’exotérique en ésotérique, ce qui est singulièrement le cas pour la littérature astrologique où est enseigné comment transmuter une observation astronomique en une approche divinatoire. En revanche, nous ignorons s’il existe des traités sur la fabrication des faux.... L’ésotérisme sociétal se glisse dans les interstices de ce morcellement du religieux qui prévaut sur la question du rapport avec le divin. On peut d’ailleurs se demander, dans le cadre d’une sociologie des religions, si le débat vertical n’a jamais été autre chose qu’une façon, pour les différents groupes – en réalité perdurant pour des raisons ethniques ou culturelles bien plus que strictement religieuses, ce qui est d’ailleurs une thèse de la littérature antisémite – de se positionner les uns par rapport aux autres ou mieux encore de légitimer leur différence, lorsque le tabou racial devient trop prégnant, ce qui permet de dissimuler l’absence de perméabilité entre civilisations en pronant, selon un double langage, des valeurs apparemment accessibles et ouvertes à tous.. Tout se passe comme si nous étions en présence de deux tendances opposées : d’une part, la tendance visant à renforcer les traits spécifiques de ce qui est situé dans une altérité, au delà de certaines limites, d’autre part, la tendance visant à minimiser la portée de ces caractéristiques. On parlera d’altérisation et de désaltérisation au niveau du signifié et d’ésotérisation et de désésotérisation au niveau du signifiant. Dans le cas des PSS, nous assistons en effet à ce double processus : volonté de présenter les juifs sous un jour particulier, dotés d’une mentalité insupportable au regard des valeurs chrétiennes et en face insistance de la part des juifs à rejeter de telles descriptions, en vue d’une banalisation, d’un désenclavement, de la présence juive. On pourrait parler d’esotérisation et de désésotérisation. On peut ainsi conférer à un texte une allure ésotérique ou inversement essayer de la lui ôter et cela est affaire de marqueurs indiquant la présence ou l’absence d’une connotation ésotérique. Précisons que le processus d’ésotérisation peut aussi bien émaner des membres du groupe que de ceux qui lui sont extérieurs ou qui se perçoivent comme tels, de même pour le processus de désésotérisation, encore qu’il soit bien difficile parfois d’introduire un tel distinguo, les éléments d’ésotérisation pouvant être assumés par le groupe contre lequel ils étaient dirigés – on pense aux Impressionnistes – et de même, un groupe peut accepter de se laisser banaliser, laïciser, par une société qui l’exige, comme prix de son intégration, de son assimilation. En tout état de cause, ces va et vient autour de ce qu’est ou n’est pas l’étranger et le non étranger, l’étrange et le non étrange, nous paraissent correspondre au fonctionnement même des sociétés. L’historien de l’ésotérisme ne peut pas ne pas s’inscrire dans une telle incessante dialectique. Conclusion Esotérisme et escroquerie intellectuelle L’historien de l’ésotérisme, probablement plus que tout autre, est confronté à des contrefaçons de tous ordres. La raison d’être de cet état de choses est assez évidente pour tout chercheur qui a conduit ses travaux suffisamment loin à telle enseigne que l’on peut même se demander si tel n’est pas le but du dit historien que de révéler certaines malversations. On conçoit assez facilement un tel état de choses : la thèse implicite de l’ésotérisme est l’affirmation de l’aptitude de l’homme à transcender les clivages et les barrières, dans le temps comme dans l’espace. Une telle prétention a au demeurant été jugé périlleuse et a conduit précisément à la mise au ban de telles prétentions. Pour étayer de telles ambitions, l’ésotériste est amené à fabriquer des documents susceptibles de démontrer que l’on peut faire fi de telles limitations mais ces documents sont généralement contrefaits ou sont constitués de commentaires, relèvent d’ une exégèse, d’ une glose, conduisant à des conclusions douteuses. Il conviendrait au demeurant que l’ésotérologue ne soit pas lui-même victime d’une démarche ésotérique consistant à établir, de proche en proche, au moyen d’une critériologie extrêmement vague et redondante, des passerelles entre des savoirs des plus différents, aboutissant ainsi à une nébuleuse ésotérique assez inconsistante, objet d’anthologies pittoresques et de recensions à la Prévert.. Comme dans tout canon, règne un certain syncrétisme réunissant des documents disparates et qui s’excluaient mutuellement à l’origine mais finissant par se ressembler et recourir à une même terminologie Une approche critique de ce canon ne consistera donc nullement en une apologétique consistant à en démontrer le bien fondé. Il n’est jamais souhaitable que les historiens se fassent les complice de ceux qui ont regroupé à leur guise divers documents. Pourquoi ne pas fonder une « critique ésotérique » comme il existe une critique biblique ? Nous avons pour notre part élaboré une critique nostradamique, une critique du corpus antimaçonnique, une critique du corpus astrologique, au sein même du “canon” ésotérique mais il importe de mettre en oeuvre une critique de l’hypertexte ésotérique. Le terme même d’ésotérisme ou celui d’occultisme, ne servent-ils pas précisément à fonder – sinon à masquer – un tel projet “canonique” ? Il conviendrait de cerner les raisons d’un tel projet relativement récent et dont Eliphas Lévi alias Adolphe Constant, passé par le séminaire, est probablement un des principaux artisans, au milieu du XIXe siècle Nous avons rencontré la question des recueils de textes prophétiques dans notre thèse d’État et montré que le XIXe siècle est le nouvel âge d’or du genre. Or, c’est à cette époque également qu’un Eliphas Lévi parle d’occultisme pour désigner un certain corpus, que paraissent des Histoires de la Magie, qui sont en fait une autre façon, pour ces compilateurs, comme Paul Christian, de désigner un certain ensemble de textes. Nous avons montré ce qu’il y avait de dérisoire chez les spécialistes de Nostradamus, toujours au XIX e siècle et au XXe siècle, à chercher des invariants dans un ensemble aussi hétérogène et hétéroclite, qui n’est nullement l’œuvre d’un seul homme et d’une seule époque et encore moins d’un seul camp politico-religieux. Rechercher le dénominateur commun n’aboutit, dans ce cas, qu’à édulcorer les discours des uns et des autres pour les réduire à un propos déconnecté des enjeux socio-politiques qui traversent les sociétés. La mode aurait donc été, pour des raisons qui restent à préciser – peut-être l’influence des recherches linguistiques – et qui visent également par exemple les études sur le Talmud ou contre le Talmud, de dégager des traits spécifiques, des invariants, pour fonder un certain discours scientifique ou plutôt pseudo-scientifique, renonçant à l’étude des contextes et des indexicalités.. En ce sens, le pluriel « courants ésotériques » nous semble infiniment préférable, mais pourquoi alors publier des ouvrages intitulés « L’ésotérisme » ou « ...de l’ésotérisme ». En fait, il s’agirait bel et bien, selon nous, de déconstruire l’ésotérisme pour, en effet, montrer le caractère cumulatif de chacun des corpus qui sont censés le constituer tant il nous semble, par exemple, que le corpus astrologique est lui-même un agrégat de notions accumulées et réunies du seul fait qu’elles se référent peu ou prou à l’astronomie. On pourrait parler de sciences du signifiant par opposition à des sciences du signifié. Entendons par là que les sciences du signifiant ne s’organiseraient qu’autour d’une certaine terminologie commune faisant abstraction du signifié, lui-même perçu comme du signifiant, ce qui expliquerait le syncrétisme qui est au cœur même de cette littérature ésotérique. Tout historien sérieux du champ ésotérique est confronté au problème du syncrétisme. La question est de savoir comment le gérer. Mais encore faut-il en avoir conscience, ce qui n’est pas toujours aisé lorsque, comme dans le cas de l’astrologie ou des Centuries, on a , au premier abord, l’impression, d’ailleurs fausse, d’un ensemble d’un seul tenant, oeuvre d’un seul homme dont on peut écrire la biographie et dater les œuvres.. On est moins excusable lorsque l’ensemble considéré est hétéroclite de façon manifeste, ce qui est le cas de ce qui se présente, précisément, sous le nom – au singulier – d’ésotérisme et qui inclut d’ailleurs, entre autres, les corpus susnommés. Dans ce cas, en effet, toute tentative de rechercher des invariants dans un tel ensemble nous apparaît comme chimérique. On peut certes mentionner de telles tentatives émanant de certains milieux pour conférer quelque unité sous le nom d’occultisme, d’ésotérisme. Mais l’ésotérologue, s’il peut décrire ce jeu n’a pas à en être dupe. J. H. i – Voir également l’analyse du livre de P. A. Riffard, L’ésotérisme, Robert Laffont 1990 sur ce site. Note de l’éditeur.