L’ésotérisme serait ainsi de l’ordre du commentaire du monde, de recyclage d’un premier discours jugé
insuffisant, étriqué, visant un savoir plus ample, répondant à des besoins qui seraient autrement frustrés.
L’ésotérisme est en prise avec ce qui est dit du monde par ceux qui se contentent de le décrire au premier
degré.
On pourrait parler d’une perversion du savoir exotérique, détourné abusivement de sa fonction première.
Prenons le cas du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly. Au départ, la
description d’un système politique bien précis, en fait le Second Empire. Mais ce texte va être transformé en
une description du programme juif de conquête du monde (les Protocoles des Sages de Sion), c’est à dire une
possibilité d’accès à un savoir secret, tabou, lié à un groupe humain placé à la marge par une certaine
sociologie populaire qui place, à tort ou à raison, les juifs à part, en dehors du système, ce qui en fait, ipso
facto, les objets d’un savoir ésotérique. Non pas que tout ce qui sera dit sur les Juifs sera de cet ordre là, mais
on voudra savoir ainsi ce que l’”on” ne nous dit pas, ce que l’on ignore de ce qui se passe dans ce milieu.
Il convient donc de distinguer la source et la cible : la source, c’est le document qui va être “retraité”, la
cible, c’est l’information que l’on prétendra ainsi obtenir et qui, pour quelque raison, nous était refusée ou que
l’on croyait telle.
Autrement dit, il n’y aurait pas de savoir ésotérique qui ne serait d’abord le reflet, la diffraction d’un savoir
qui ne le serait pas car sans reconnaissance du monde des apparences, il ne saurait y avoir de perception de
ses limites..
En tant qu”historien des textes, nous dirons qu’un texte peut subir bien des avatars : traduction, résumé,
glose mais aussi transposition de type ésotérique soit par le biais du commentaire soit en donnant lieu à une
mouture refondue où il est parfois malaisé de le reconnaître. C’est ainsi que la plus banale Histoire des Papes
a donné naissance, à la fin du XVIe siècle, à la Prophétie des papes du pseudo Saint Malachie. C’est ainsi
qu’un guide de pèlerinage a permis de composer un très grand nombre de quatrains, s’inscrivant au sein des
Centuries. Le texte le plus banal peut ainsi changer de dimension.
A l’historien de décrire les procédés mis en oeuvre pour renforcer ou au contraire atténuer le caractère
ésotérique d’un document. Il est en effet des savoirs dont le caractère de marqueur ésotérique semble figé et
auxquels il n’est pas permis, en quelque sorte, d’y renoncer. C es savoirs intéressent certes au premier chef
l’historien des courants ésotériques mais à condition d’étudier les tentatives de re/déghéttoïsation que les dits
savoirs sont amenés à subir, eux aussi et qui constituent leur histoire spécifique. Nous employons à dessein
un terme à caractère linguistique avec le mot marqueur. Car ce qui nous permet de savoir si nous sommes ou
non dans un champ ésotérique, en voie d’ésotérisation ou de désésotérisation, c’est bien la fréquence de
certains marqueurs soit spécifiques, soit conjoncturels. Spécifiques quand il s’agit par exemple, à un niveau
intertextuel, de développements à caractère astrologique ou alchimique et, par ailleurs, conjoncturels, quand
le traitement engagé est plus contextuel, relève d’un décalage diachronique ou synchronique qui n’implique
par le recours à des éléments jugés en soi comme ésotériques..
Il convient toutefois de ne pas oublier que l’approche ésotérique se greffe sur un élément qui n’est pas
considéré comme tel et qui constitue en quelque sorte un support en soi assez banal : un texte écrit dans une
certaine langue obéissant aux règles habituelles de la communication, un état céleste décrit par les
astronomes, un événement décrit par des historiens, un dessin produit par un artiste, un état anatomique
décrit par un homme de l’art, un état minéral, un état végétal auxquels on va être amené à conférer des vertus
et des significations particulières, comme une face cachée.
La notion de courant ésotérique recouvre donc un champ beaucoup plus large que celle d’un formalisme
ésotérique bien circonscrit d’autant, comme on l’a dit, que même dans le cas de savoirs jugés spécifiquement
ésotériques, il existe un support qui ne le serait pas.
Prenons l’exemple d’un auteur qui nous intéresse actuellement, Jean Giffré de Réchac, un dominicain qui
publié dans les années 1630-1660. Cet homme, directeur spirituel, auteur d’une littérature d’édification,
d’imitation des saints, s’intéresse à Nostradamus, auteur s’il en est fortement connoté comme relevant de
l’ésotérisme, même s’il est à la base médecin et recourt à des positions planétaires existant objectivement. Or,
Giffré de Réchac veut que l’on se serve des quatrains nostradamiques comme d’un outil historiographique au
fond assez banal, qui sera confronté avec les travaux des historiens. Il y a là une volonté de désésotérisation,
de désenclavement du champ ésotérique que l’on cherche à réintégrer dans la sphère chrétienne au lieu de la
laisser en marge. Inversement, nous pouvons étudier des textes qui n’offrent en soi a priori aucun caractère
jugé comme ésotérique mais qui vont être ésotérisés. C’est précisément le cas de Nostradamus ou du moins
du corpus qui lui est attribué. On sait que les sources de nombreux quatrains viennent d’un Guide des chemins
de France d’Henri Estienne, ouvrage qui ne comporte en soi aucun caractère ésotérique mais qui va servir à
composer des quatrains prophétiques.
Il faut en effet considérer, dans certaines sociétés, à certains moments, le cas d’une volonté de
désésotériser l’autre ou d’en nier la dimension ésotérique, contribuant ainsi à une ésotérisation de fait de la
société en question.