ÉSOTERISME PHILOSOPHIQUE et ÉSOTERISME HISTORIQUE
Par Jacques Halbronn, Docteur ès Lettres
Il y a une similitude certaine entre la démarche de l’étranger et celle de celui qui veut être initié à quelque
secret, à savoir recevoir les clefs de la société dans laquelle il souhaite pénétrer. Mais l’étranger n’est-il pas
lui-même porteur d’un secret, celui de ses origines ? Nous percevons dans le discours ésotérique l’affirmation
de l’existence de passerelles permettant de franchir certains cloisonnements. Or, n’est-ce pas là aussi un des
postulats de l’étranger que le déni des barrières qui coïncide avec la théorie des correspondances ? Mais, à
force de rapprocher tout avec tout, de nouveaux cloisonnements apparaissent dès lors que la nature se voit
décalquée sur la société, selon un processus d’ésotérisation.
Deux écoles s’affrontent : l’une que nous qualifierons d’ésotérisme philosophique, l’autre d’ésotérisme
historique ou sociétal. La première est celle qui est le mieux implantée présentement au niveau académique,
elle traite de l’ésotérisme en philosophie et de philosophie de l’ésotérisme. La première s’efforce de présenter
l’ésotérisme comme un phénomène spécifique, la seconde considère que l’ésotérisme est un processus de
translation, d’où le concept d’ésotérisation qui comporte une dynamique qui n’existe pas dans celui d’
ésotérisme. Pour l’ésotérisme historique, le lien avec l’exotérique, avec les enjeux de la modernité, est
essentiel et il n’est pas question de s’enfermer, au nom d’une spécificité à ménager, dans une sorte de ghetto,
serait-il payant sur le plan universitaire.
I La notion de signifié ésotérique
Certes, il existe des savoirs qualifiés d’ésotériques mais il nous semble plus fructueux de nous demander
comment se constitue un savoir ésotérique à partir de ce qui ne l’est pas ou encore de préciser quels sont les
questionnements qui relèvent de l’ésotérisme.
Peut être est-ce du fait de notre intérêt pour l’histoire de l’astrologie, toujours est-il qu’il nous paraît
nécessaire d’analyser comment on bascule de l’astronomie vers l’astrologie, comment à partir de données de
l’observation du ciel, on en vient à vouloir connaître l’avenir d’un nouveau-né ou celui d’un empire. Autrement
dit, il nous intéresse d’exposer de quelle façon un traité d’astronomie se mue en traité d’astrologie, et c’est en
cela qu’il y a ce que l’on pourrait appeler un processus d’ésotérisation.
Mais l’exemple de l’astrologie n’est nullement unique et à la limite tout texte sans caractère ésotérique a
priori peut se trouver doter d’une dimension ésotérique ne serait-ce que par l’usage particulier qui en est fait.
On peut d’ailleurs envisager une approche inversée qui consisterait en partant d’un texte ou d’un
commentaire ésotériques de tenter de reconstituer le document source qui n’offrait pas de caractère
ésotérique, si un tel document a disparu ou n’a pas été identifié comme étant à l’origine du dit texte ésotérique.
Ainsi, un simple dictionnaire, un atlas à la limite n’importe quel livre peuvent se muer en outil
divinatoire, dès lors qu’on l’ouvre au hasard et qu’on en tire quelque oracle. Cet ouvrage ainsi instrumentalisé
va ainsi s’inscrire dans une pratique ésotérique à laquelle a priori il n’était pas destiné. Il va servir à répondre à
des questions qui sont elles, assez bien répertoriées et qui relèvent de ce que nous appelons l’altérité
synchronique et l’altérité diachronique, c’est à dire, la conscience que l’autre nous échappe, est un inconnu
pour nous ou que l’avenir nous est inaccessible, imprévisible. Il y a la conscience d’un manque, de
l’existence de bornes cognitives plus ou moins bien acceptées. Une sorte de terra incognita que l’on va tenter
d’atteindre par des moyens détournés, en usant autrement de connaissances normalement disponibles.
Autrement dit, il suffit que l’on détermine des limites pour qu’il y ait volonté de les transgresser et pour nous
l’ésotérisme est de l’ordre de la transgression et celle-ci peut s’appliquer à n’importe quoi.
Si nous prenons divers savoirs dits ésotériques, nous observons qu’ils ne se conçoivent que dans le
contexte des limites de la connaissance, à un moment et en un lieu donnés. Quelle alchimie sans une
description des métaux, des éléments, sans une forme de physique et de chimie dont il va s’agir de dépasser
les limites, de combler les manques. Toute description du rapport de l’esprit au corps s’inspire d’une certaine
anatomie, transposée, élargie, extrapolée. Il en est évidemment de même de la numérologie qui se greffe sur
une arithmétique, qui en tire d’autres enseignements.
L’ésotérisme serait ainsi de l’ordre du commentaire du monde, de recyclage d’un premier discours jugé
insuffisant, étriqué, visant un savoir plus ample, répondant à des besoins qui seraient autrement frustrés.
L’ésotérisme est en prise avec ce qui est dit du monde par ceux qui se contentent de le décrire au premier
degré.
On pourrait parler d’une perversion du savoir exotérique, détourné abusivement de sa fonction première.
Prenons le cas du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly. Au départ, la
description d’un système politique bien précis, en fait le Second Empire. Mais ce texte va être transformé en
une description du programme juif de conquête du monde (les Protocoles des Sages de Sion), c’est à dire une
possibilité d’accès à un savoir secret, tabou, lié à un groupe humain placé à la marge par une certaine
sociologie populaire qui place, à tort ou à raison, les juifs à part, en dehors du système, ce qui en fait, ipso
facto, les objets d’un savoir ésotérique. Non pas que tout ce qui sera dit sur les Juifs sera de cet ordre là, mais
on voudra savoir ainsi ce que l’”on” ne nous dit pas, ce que l’on ignore de ce qui se passe dans ce milieu.
Il convient donc de distinguer la source et la cible : la source, c’est le document qui va être “retraité”, la
cible, c’est l’information que l’on prétendra ainsi obtenir et qui, pour quelque raison, nous était refusée ou que
l’on croyait telle.
Autrement dit, il n’y aurait pas de savoir ésotérique qui ne serait d’abord le reflet, la diffraction d’un savoir
qui ne le serait pas car sans reconnaissance du monde des apparences, il ne saurait y avoir de perception de
ses limites..
En tant qu”historien des textes, nous dirons qu’un texte peut subir bien des avatars : traduction, résumé,
glose mais aussi transposition de type ésotérique soit par le biais du commentaire soit en donnant lieu à une
mouture refondue où il est parfois malaisé de le reconnaître. C’est ainsi que la plus banale Histoire des Papes
a donné naissance, à la fin du XVIe siècle, à la Prophétie des papes du pseudo Saint Malachie. C’est ainsi
qu’un guide de pèlerinage a permis de composer un très grand nombre de quatrains, s’inscrivant au sein des
Centuries. Le texte le plus banal peut ainsi changer de dimension.
A l’historien de décrire les procédés mis en oeuvre pour renforcer ou au contraire atténuer le caractère
ésotérique d’un document. Il est en effet des savoirs dont le caractère de marqueur ésotérique semble figé et
auxquels il n’est pas permis, en quelque sorte, d’y renoncer. C es savoirs intéressent certes au premier chef
l’historien des courants ésotériques mais à condition d’étudier les tentatives de re/déghéttoïsation que les dits
savoirs sont amenés à subir, eux aussi et qui constituent leur histoire spécifique. Nous employons à dessein
un terme à caractère linguistique avec le mot marqueur. Car ce qui nous permet de savoir si nous sommes ou
non dans un champ ésotérique, en voie d’ésotérisation ou de désésotérisation, c’est bien la fréquence de
certains marqueurs soit spécifiques, soit conjoncturels. Spécifiques quand il s’agit par exemple, à un niveau
intertextuel, de développements à caractère astrologique ou alchimique et, par ailleurs, conjoncturels, quand
le traitement engagé est plus contextuel, relève d’un décalage diachronique ou synchronique qui n’implique
par le recours à des éléments jugés en soi comme ésotériques..
Il convient toutefois de ne pas oublier que l’approche ésotérique se greffe sur un élément qui n’est pas
considéré comme tel et qui constitue en quelque sorte un support en soi assez banal : un texte écrit dans une
certaine langue obéissant aux règles habituelles de la communication, un état céleste décrit par les
astronomes, un événement décrit par des historiens, un dessin produit par un artiste, un état anatomique
décrit par un homme de l’art, un état minéral, un état végétal auxquels on va être amené à conférer des vertus
et des significations particulières, comme une face cachée.
La notion de courant ésotérique recouvre donc un champ beaucoup plus large que celle d’un formalisme
ésotérique bien circonscrit d’autant, comme on l’a dit, que même dans le cas de savoirs jugés spécifiquement
ésotériques, il existe un support qui ne le serait pas.
Prenons l’exemple d’un auteur qui nous intéresse actuellement, Jean Giffde chac, un dominicain qui
publié dans les années 1630-1660. Cet homme, directeur spirituel, auteur d’une littérature d’édification,
d’imitation des saints, s’intéresse à Nostradamus, auteur s’il en est fortement connoté comme relevant de
l’ésotérisme, même s’il est à la base médecin et recourt à des positions planétaires existant objectivement. Or,
Giffré de Réchac veut que l’on se serve des quatrains nostradamiques comme d’un outil historiographique au
fond assez banal, qui sera confronté avec les travaux des historiens. Il y a là une volonté de désésotérisation,
de désenclavement du champ ésotérique que l’on cherche à réintégrer dans la sphère chrétienne au lieu de la
laisser en marge. Inversement, nous pouvons étudier des textes qui n’offrent en soi a priori aucun caractère
jugé comme ésotérique mais qui vont être ésotérisés. C’est précisément le cas de Nostradamus ou du moins
du corpus qui lui est attribué. On sait que les sources de nombreux quatrains viennent d’un Guide des chemins
de France d’Henri Estienne, ouvrage qui ne comporte en soi aucun caractère ésotérique mais qui va servir à
composer des quatrains prophétiques.
Il faut en effet considérer, dans certaines sociétés, à certains moments, le cas d’une volonté de
désésotériser l’autre ou d’en nier la dimension ésotérique, contribuant ainsi à une ésotérisation de fait de la
société en question.
Il existe en effet quatre cas de figure : volonté délibérée d’ésotérisation ou de désésotérisation du groupe
ou d’ésotérisation ou volonté de désésotérisation de l’autre groupe face auquel on se trouve, sachant que la
désésotérisation de l’autre peut conduire à une ésotérisation du groupe qui refuse le clivage tout comme il y
aurait désésotérisation en refusant la désésotérisation de l’autre.
Derrière notre approche, existe une certaine anthropologie qui considère que les sociétés ont
riodiquement et alternativement besoin de marquer des frontières et de les effacer.
Nous considérons qu’on est passé d’un ésotérisme ouvert, à géométrie variable à un ésotérisme fermé,
sclérosé, figé, où les marqueurs ésotériques sont de plus en plus convenus et font l’objet d’un consensus hors
du temps et de l’espace. Ces marqueurs sont constitués d’un ensemble de termes spécifiques dont l’apparition
au sein d’un texte contribue à le faire basculer dans la mouvance ésotérique : quatrains de Nostradamus,
vocabulaire astrologique ou alchimique associé à un discours sur un avenir a priori jugé inconnaissable. Il est
clair, en effet, que l’usage de ces marqueurs en dehors d’un préjugé prédictif, ou d’un projet lié au passage
d’une frontière éthique ou cognitive, ne ferait pas sens, il est impératif qu’il y ait essai de ponse à un
questionnement jugé, en tant que tel, de l’ordre de l’ésotérisme. Si par exemple, on a affaire à une tentative de
faire marcher un paralytique- ce projet a priori extérieur au champ habituel de la médecine, va être renforcé par
le recours à des pratiques dites ésotériques. Il y a donc en quelque sorte l’attente d’une sorte de miracle qui
vient se consolider au moyen de marqueurs.
Autrement dit, le propos ésotérique doit s’inscrire dans une situation existentielle bien réelle, constatable
mais dont le caractère irréductible sera contesté et dépassé.
Nous dirons que l’ésotérisme a ses sources en dehors de lui-même et qu’il relève d’un contexte
historique et social qui lui-même, n’a en soi rien d’ésotérique.
La recherche en ce qui concerne l’Histoire des textes ésotériques implique de prendre en compte le
contexte socio-politique dans lequel ces textes ont été initialement produits ainsi que le fait qu’il y a eu réaction
face à un processus en sens inverse : l’ésotérisation fait suite à une désésotérisation et la désésésotérisation
à une ésotérisation, qu’il conviendra de repérer historiquement.
Par la suite, ces textes peuvent poursuivre leur carrière mais ils n’en restent pas moins sensibles aux
événements socio-politiques qui détermineront leur réapparition, au prix souvent de retouches et de
réajustements. À l’historien de textes de cerner également ces modifications des textes en rapport avec de
nouvelles affectations.
Par ailleurs, il est assez évident que l’astrologue travaille dans la mesure où une clientèle fait appel à lui ;
Or, on ne vas pas voir un astrologue à n’importe quel moment de sa vie, et en cela l’astrologue s’inscrit bel et
bien dans une alité sous-jacente. Le prophète est bien évidemment lié à une conjoncture politique ou
religieuse qu’il convient de cerner. L’alchimiste dépend également de certains besoins bien précis de la part de
ceux qui font appel à lui.
C’est dire que le dialogue entre l’étude des textes ésotériques et les besoins d’une société donnée est
indispensable, le recours aux marqueurs ésotériques ne faisant sens que lorsqu’une société éprouve le besoin
de certains questionnements concernant l’altérité synchronique et/ou synchronique.
Quels sont ces savoirs dits ésotériques et qui constituent la base des marqueurs ésotériques ? Il nous
semble que ce sont des savoirs qui ont échoué, victimes d’une pathologie de l’épistémé ; c’est à dire de savoir
qui se sont marginalisé et ne s’articulant pas sur les autres savoirs, ce qui est le fait même d’une carence de la
désésotérisation périodique.
Cela dit, les praticiens des savoirs ésotériques peuvent disposer de traités en bonne et due forme encore
que ceux-ci puissent précisément témoigner d’une volonté de désésotérisation dans la mesure où ces savoirs
adoptent une présentation systématique qui évoque directement des traités propres à des savoirs non
ésotériques mais qui n’ont qu’une utilité limitée en pratique, ils constituent d’abord une caution. De même en
ce qui concerne l’existence de revues, de colloques, d’associations, d’établissements d’enseignement, autant
de marqueurs de désésotérisation alors que parallèlement subsiste une relation astrologue/client fondé sur
une réalité existentielle.
Dans ce processus de désésotérisation de l’astrologie, on notera le courant dit de l’astrologie scientifique
à la fin du XIXe siècle qui s’appuyant notamment sur les statistiques a tenté de désésotériser l’astrologie, c’est
à dire de la rendre plus acceptable, plus présentable. Mais à d’autres moments, l’astrologie a cherché au
contraire à se réésotériser, à souligner sa différence, sa visibilité. En tout état de cause, l’astrologie a rarement
été en mesure d’échapper à son aura ésotérique et a fini par constituer un marqueur ésotérique permanent, ce
qui, par voie de conséquence, a pu empêché certains savoirs de s’ésotériser, c’est à dire de dépasser leurs
limites, étant donné que l’astrologie exerçait un certain monopole en la matière. La cristallisation de certains
savoirs ésotériques, dans une posture ésotérique, tend à figer la dialectique ésotérisation/Désésotérisation
puisque l’on a désormais de l’ésotérisme en soi et non plus dans le cadre d’ un processus relatif et
conjoncturel.
Le cas Nostradamus est remarquable en ce qu’à partir de quatrains, genre poétique assez banal, on a su
constituer un discours prophétique, il y a ésotérisation du poétique à propos duquel il faudrait s’interroger du
point de vue de l’histoire de l’activité littéraire de l’époque, probablement victime d’une précédente
désésotérisation.
Notre séminaire sera axé sur l’étude de textes engagés dans un processus alternatif
d’ésotérisation/désésotérisation, recourant essentiellement à des marqueurs ésotériques traditionnels..
L’accent sera mis sur le rôle des contexte socio-politique ou psycho-sociologique dans la formation des dits
textes ou/et dans leur mise en application. On insistera sur les éléments constitutifs -les sources des dits
textes, sur l’identification des supports non ésotériques sur lesquels ils s’appuient..
Parmi les textes auxquels nous avons consacré de nombreuses pages figurent les Protocoles des Sages
de Sion dont le caractère ésotérique n’est pas lié de façon aussi directe avec les savoirs ésotériques figés. La
mise en place des Protocoles relève d’un ésotérisme ouvert, c’est à dire lié à des tabous qui sont censés être
enfreints par le groupe que l’on cherche ainsi à diaboliser. Il est clair, en revanche, que la cible de cette
entreprise, les Juifs, est bel et bien un groupe par rapport auquel de nombreuses tentatives d’ésotérisation et
de désésorérisation ont existé.
Nous dirons donc qu’il faut trois critères pour qu’un processus d’ésotérisation/désésotérisation puisse
s’engager :
1. ° une population perçue comme différente, étrangère par rapport à une autre population.
2. ° une volonté de rééquilibrage d’image de la part d’une population soit vers l’ésotérisation, soit
vers la désésotérisation
3. ° l’association de cette population avec des pratiques rejetées, blâmées selon les valeurs d’une
autre population.
En l'occurrence, l’intérêt pour les savoirs dits ésotériques apparaît ipso facto comme ésotérisant pour celui
qui l’exprime . Mais dans le cas des Protocoles, l’ésotérisme est plutôt le fait de ceux qui les ont propagés,
notamment en Russie. Nous aurions affaire à une ésotérisation d’un groupe s’accompagnant de l’ésotérisation
du groupe qui lui fait face.
Ainsi, toute recherche de contextualité d’un texte passe par l’identification d’un rapport de groupe à
groupe : on pourrait parler d’un groupe source, qui prend l’initiative d’un changement dans le rapport de force
et d’un groupe cible, visé.
Sans une volonté de changement dans la situation d’altérité synchronique ou/et diachronique, il n’y aura
pas de processus d’ésotérisation ou de désésotérisation. Il est clair que si le processus n’était pas dialectique,
c’est à dire s’il ne passait par des phases, s’il se figeait, il n’y aurait pas d’ésotérisation et de désésotérisation.
Cela signifie que nous sommes confrontés à un besoin ponctuel de changement dans le rapport au monde,
dans la représentation de l’autre ou du futur.
Bien entendu, les solutions trouvées font le plus souvent appel à des solutions antérieures qui sont
recyclées, avec les ajustements jugés nécessaires et sont vouées, elles-mêmes à être reprises à d’autres
occasions, dans un autre contexte, qui offrira, peu ou prou, des points communs avec le contexte précédent
.Sans une typologie des contextes et sans une typologie des textes correspondant à ces contextes, il ne
saurait y avoir une approche scientifique des courants ésotériques. Nous avons ainsi montré, à propos du
Mirabilis Liber (années 1520), l’existence d’une tradition qui remettait en circulation périodiquement un certain
type de textes quand un certain cas de figure réapparaissait, comme dans le cas d’une régence.
On ne saurait insister assez sur l’existence d’ateliers de fabrication de textes, à partir de bibliothèques, en
vue de satisfaire les besoins liés au processus d’altérité et que l’on pourrait souvent qualifier de faussaires.
Dans notre travail, nous insistons sur la place des contrefaçons, qui tient au besoin de recyclage des textes,
dans une région ou dans une autre, dans une population ou dans une autre.
Affirmer, par exemple, que les Protocoles des Sages de Sion n’appartiennent pas au champ ésotérique
nous apparaîtrait comme un contresens quant au champ couvert par les courants ésotériques. D’une part, ces
Protocoles visent à diaboliser une population donnée, à savoir les juifs, ou du moins à satisfaire un besoin de
représentation de l’autre altérité synchronique, en lui attribuant des attitudes qui sont jugées inacceptables
par une société donnée. Les procédés utilisés pour répondre à cette demande correspondent-ils à une
démarche d’ésotérisation ? Si par ésotérisation, on entend le fait de renforcer un sentiment de différence par
rapport à une population donnée, en insistant d’ailleurs, en l'occurrence, sur le fait que ce sont justement les
Juifs qui eux-mêmes affirmeraient leurs différences au travers de ces Protocoles qu’on leur attribue, nous
avons bien affaire à cela. Cependant, on nous objectera que l’on n’a pas identifié les juifs au diable, qu’on ne
leur a pas attribué des pratiques occultes et que par conséquent, faute de marqueurs proprement ésotériques,
le texte des Protocoles ne serait pas classable comme ésotérique..
Or, une telle représentation du texte est anachronique, en ce sens que les Protocoles ont par la suite été
désésotérisés, ce qui était plus ou moins inévitable à terme. Ce qui signifie que des éléments ésotériques en
ont été évacués de la plupart des éditions, à partir des années 1930. Le chercheur dans le champ ésotérique
se doit de rétablir la dimension ésotérique qu’elle ait été ajoutée ou supprimée. Or, en l'occurrence et cela est
le cas normal, nous avons en permanence affaire à un double mouvement : ésotérisation du texte de Maurice
Joly en transformant un passage du premier Dialogue en prophétie du serpent symbolique, caractéristique
d’une situation d’altérité diachronique (qu’est ce que l’avenir nous réserve ?), puis évacuation, par un
processus de désésotérisation, de ce texte de la prophétie du serpent symbolique dans la plupart des éditions
. Il y a là un va et vient qu’il convient de suivre à la trace.
Ainsi, il apparaît que l’historien des textes ésotériques aura affaire à des textes voués à changer de
physionomie, d’où la nécessité de travailler dans le long terme et de capter les évolutions que subit tel ou tel
texte. Avant d’affirmer que tel texte n’est pas ésotérique, encore faut-il s’assurer qu’il ne l’a jamais été au cours
de son histoire, qu’il n’a jamais subi le moindre processus d’ésotérisation, une telle affirmation pouvant être le
fait d’une carence de la recherche ou de l’information, en se contentant de faire une coupe, un arrêt sur image
qui montrerait l’absence de caractère ésotérique du texte comme si le texte devait présenter de façon
constante les mêmes caractéristiques, dans une stratégie du tout ou rien : ou bien le texte est ou bien il n’est
pas ésotérique. Autrement dit, on pourrait presque se demander si un texte, quel qu’il soit, n’est pas
susceptible d’être ésotérisé, quand bien même n’offrirait-il a priori aucun caractère ésotérique. Et de même, un
texte ésotérisé n’est-il pas susceptible de cesser de l’être ?
Nous dirons que dès lors que se met en place une situation liée à un questionnement quant à l’altérité
synchronique ou diachronique, va se produire un processus d’ésotérisation ou de désésotérisation susceptible
de modifier le statut de certains textes ou tout simplement de faire reparaître un texte qui avait été évacué
purement et simplement, ce qui est aussi une forme de désésotérisation parfois préféré à son remaniement.
Nous dirons que ce processus d’ésotérisation/désésotérisation va se polariser sur un certain nombre de
marqueurs que l’on cherchera soit à introduire dans le texte soit à évacuer du texte, selon le cas de figure. Ce
seront donc ces marqueurs susceptibles d’être introduits ou évacués qui seront à proprement parler à
caractère ésotérique. C’est donc le processus même d’ésotérisation/désésotérisation qui va révéler
l’existence même de ces marqueurs, étant entendu que par ésotérisation/désésotérisation, nous attendons
d’abord la réponse à un besoin de modifier le rapport d’altérité synchronique ou diachronique au sein d’une
société donnée.
Bien plus, si ces marqueurs sont charnières, ils seront particulièrement sollicités, sujets à de
considérables variations et c’est ce phénomène même qui permettra de les identifier en ce qu’ils interpelleront
en tout premier lieu l’historien des textes, c’est ce que nous avons essade démontrer dans notre thèse
d’Etat, le Texte Prophétique en France, formation et fortune, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 2002)
Des textes en marge
Pour nous la littérature dite ésotérique fait l’objet d’ajustements périodiques, de recyclages, c’est ce qui la
caractérise au premier chef. Etudier un texte ésotérique sans en faire ressortir les aléas ne fait pas sens,
épistémologiquement. Pas plus que de l’étudier sans mettre en évidence l’instrumentalisation dont il est l’objet
par tel ou tel groupe car un texte ne paraît pas sans un quelconque enjeu. Le fait qu’un groupe s’attribue ou se
voit attribuer un savoir dit ésotérique n’est pas neutre, il correspond à un processus de différenciation sociale,
positive ou négative, au sein d’une société donnée.
La littérature ésotérique aborde des points qui ne sont pas absolument nécessaires au fonctionnement
des sociétés, et en ce sens nous dirons qu’elle se situe à la marge. Pour faire image, il est clair qu’on n’y
discute pas de problèmes cruciaux concernant la survie au quotidien et c’est pourquoi tantôt elle joue un rôle
privilégié et parfois elle est mise de côté, lors de périodes où la société évite les différenciations en son sein.
Ainsi, l’historien des textes ésotériques ne saurait avoir une approche statique du texte mais faire
ressortir son insertion dans la dynamique sociale ou au contraire son exclusion, son rejet puisque c’est ce
mouvement de charnière même qui, selon nous, signe le caractère ésotérique des textes dits ésotériques. On
dira que le document ésotérique est comme une porte qui constamment s’ouvre ou se ferme, qui situe
l’extérieur et l’intérieur par un processus de cloisonnement ou au contraire de décloisonnement. .En phase de
cloisonnement, l’attribution à un groupe, religieux, géographiquement délimité, de certaines pratiques ou
croyances ésotériques doit être mise en évidence. En phase de décloisonnement synchronique ou/et
diachronique, nous avons soit le rejet de l’élément ésotérique, soit sa banalisation, c’est à dire qu’il cesse
d’être, provisoirement, significatif d’une différence socialement pertinente.
L’élément ésotérique peut en effet servir également à distinguer une génération d’une autre, un siècle
d’un autre par un processus d’acceptation/refus. C’est ainsi que le siècle des Lumières adoptera une posture
anti-ésotérique, dans certains milieux intellectuellement dominants. (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert)
ce qui permet de se situer, de se démarquer, par rapport au passé.
On nous objectera que des éléments considérés comme non ésotériques peuvent jouer ce rôle de
différenciation et que certains éléments dits ésotériques ne semblent pas pouvoir jouer un tel rôle. Nous
répondrons que concernant le second point, il est fort possible qu’à un moment donné tel texte soit oublié et ne
soit pas mobilisé dans un sens ou dans l’autre, il pourra être exhumé à une autre occasion, cela dépend de la
culture ésotérique des acteurs. En ce qui concerne le premier point, il peut y avoir ésotérisation d’éléments qui
ne sont pas en effet jugés comme tels a priori, nous avons insisté sur la fréquence d’un tel processus et sur le
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