Conjonctures n 23 143
tarisme platonicien à son extrême, comme le fait Bentham, on
débouche sur l'antiutilitarisme. Reste que toutes les grandes
œuvres de la philosophie politique se situent d'une manière ou
d'une autre par rapport à cette logique de l'intérêt. Un des
rares à y échapper, paradoxalement, c'est Aristote, parce que
chez lui, le souverain bien est au-delà du calcul, il lui échappe.
Il n'y a rien non plus à gagner dans un autre monde, la beauté
est accessible ici bas. Sa théorie politique est fondée sur l'ami-
tié, la philia, sur le plaisir d'être ensemble et non sur l'harmo-
nisation naturelle de la république des pourceaux ou l'harmo-
nisation artificielle de la république des sages. Cela dit, l'équa-
tion entre le beau, le bon et l'utile est présente chez Aristote,
mais elle n'y est pas « calculée ».
R. Paradoxal, en effet, quand on sait que le vieil Aristote passe
souvent pour l'ancêtre du positivisme moderne. Mais, pour reve-
nir à Socrate et Platon, nous avons passé un peu vite tout à
l'heure sur la question de l'ignorance fondamentale. Tentons de
la reposer autrement : l'axiomatique de l'intérêt, de façon géné-
rale, suppose l'existence d'un sujet maître de lui-même, au clair
avec ses désirs. Le Ich (je) divisé de Freud indique qu'il n'en est
rien : nous sommes souvent à côté de nos désirs, nos pulsions
agissent masquées, à notre insu. Et cette division, on peut penser
qu'elle est déjà chez le Socrate de Platon.
S. Peut-être. Mais partons plutôt de Freud. D'abord, il faut se
rappeler que Freud (le premier Freud en tout cas) s'inscrit
dans l'axiomatique de l'intérêt; il a sans doute lu Bentham, et
la présence de métaphores économiques dans son œuvre n'est
pas due au hasard. Il y a chez lui, de toute évidence, un maté-
rialisme rationaliste qui s'inscrit dans le droit fil du calcul des
plaisirs et des peines, de sa rentabilité, etc. Or Freud, en
France particulièrement, est souvent brandi comme un auteur
qui serait dans une tout autre tradition. Cette lecture de Freud
est possible, et il ne s'agit pas de l'invalider mais simplement de
souligner la présence de cette dimension utilitariste chez
Freud, qui a tendance à disparaître sous la présentation sym-
boliciste du père fondateur (notamment par Lacan). On peut
discuter du point où Freud est arrivé, mais il ne faut pas ou-
blier d'où il est parti : d'une tradition qu'on peut faire remon-
ter à l'utilitarisme socratique sans difficulté.