Entretien avec Alain Caillé

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Propos sur l’utile
Entretien avec Alain Caillé
ou
Dialogue entre un sociologue et un rêveur
par Thierry Hentsch
n octobre 1994, après un match mouvementé, deux
footballeurs amateurs, l'un rêveur, l'autre sociologue (à
moins que ce ne fût l'inverse) en vinrent à deviser sur
l'utile. L'un d'eux s'était réjoui que le ballon joignît
l'utile à l'agréable. Sur quoi, l'autre avait fait remarquer que
l'idée d'utilité prêtait à confusion. Quittant le terrain d'exercice
sans laisser celui du jeu, la discussion s'engagea bientôt sur l'utilité du savoir et se poursuivit à peu près en ces termes1 :
E
Le rêveur (R). L'utilité des sciences sociales me laisse toujours
songeur...
Le sociologue (S). C'est peut-être que le mot n'est pas bien
choisi. L'idée d'utilité est un caméléon, elle change en fonction
des objets sur lesquels elle se pose. L'utilité d'une voiture n'est
pas celle d'un cheval, même si tous deux sont mobiles et aptes à
transporter.
1
Comme on l'aura compris à la lecture de ce préambule, l'entretien a
été quelque peu réaménagé après coup, dans le plus grand respect possible de la pensée d'Alain Caillé. Fondateur du MAUSS (mouvement
antiutilitariste dans les sciences sociales), Alain Caillé a notamment
publié Splendeurs et misères des sciences sociales (Paris, Droz, 1986),
Critique de la raison utilitaire (Paris, La Découverte, 1989), La démission des clercs (Paris, La Découverte, 1993) et Don, intérêt et désintéressement (Paris, La Découverte, 1994), sans compter ses nombreux
articles dans la revue MAUSS. Il a également contribué à L'Esprit du
don de Jacques T. Godbout (Montréal et Paris, Boréal et La Découverte, 1992).
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R. Oui, le transport est différent, et il peut être plus grand sur un
cheval...
S. Ou dans une voiture de course, c'est selon. Autre exemple,
l'utilité d'une découverte a peu de rapport avec celle d'un tableau, bien que tous deux soient le produit de l'invention. Il y a
autant d'utilités que de choses, et l'usage de ce terme varie tellement d'un objet à l'autre qu'il ne définit plus rien. Rien
d'évident, rien d'absolu, en tous cas.
R. C'est que l'utilité désigne un rapport entre la chose et son
usage...
S. Même là, l'ambiguïté subsiste. Dire des sciences sociales
qu'elles devraient être utiles aux hommes, ne dit pas en quoi
elles le devraient. Mais si l'on disait : « Faut-il que les sciences
sociales parlent aux hommes ? » nous serions déjà plus près
d'une vraie question.
R. D'accord. Mais si je pense au mouvement que tu as fondé, le
« mouvement antiutilitariste dans les sciences sociales »
(MAUSS), je vois mal sur quelle base y adhérer s'il n'y a pas
moyen de s'entendre sur l'utile.
S. Le paradoxe est effectivement assez cocasse. Il vient du fait
que ce mouvement, outre le jeu de mots que ses initiales formaient avec un des plus grands théoriciens du don, Marcel
Mauss, a commencé par épouser sans trop réfléchir l'idée la
plus communément répandue sur l'utilitarisme : celle qui, à
toutes fins pratiques, le confond avec l'économisme qui imprègne nos sociétés. Il est évident que nous ne pouvons plus
nous satisfaire aujourd'hui du concept contre lequel le mouvement s'est élevé. L'utilitarisme est beaucoup plus vaste et
beaucoup plus ancien que ne le laisse supposer ce réductionnisme à l'utilitaire économique. Il y a là tout un champ à redécouvrir, que l'histoire de la philosophie a trop négligé.
R. Cet utilitarisme réducteur commence avec Bentham, non ?
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S. Justement pas. Bentham est devenu, par ignorance ou mauvaise lecture, le symbole de l'utilitarisme malfaisant. En réalité,
il est le dernier des utilitaristes classiques.
R. Le dernier des classiques ? À la fin du XVIIIe siècle ? Mais
alors, avant lui ?
S. Avant lui ? La philosophie occidentale dans son entier !
L'axiomatique de l'intérêt est le fil rouge qui traverse 2 500 ans
de pensée politique. Le langage de l'utilité, la question de
l'équilibre des plaisirs et des peines sont déjà omniprésents
dans la philosophie politique de l'Antiquité. Le premier utilitariste est Socrate.
R. Allons donc ! Ce bon à rien, incapable de subvenir aux besoins de sa famille, qui passait son temps à se balader et à discourir dans la rue, utilitariste ? De toute façon, il n'a rien laissé,
alors...
S. Disons le Socrate de Platon, accessoirement le Socrate de
Xénophon. À lire Platon et Xénophon, on trouve chez Socrate
une série d'identités entre le juste, le bon, le beau et l'utile. Que
reproche Socrate aux sophistes ? Pas du tout d'être des utilitaristes, mais de parler à vide, de défendre tout et son contraire,
de mettre leur l'éloquence au service de n'importe quelle cause,
sans discernement; de se laisser emporter par la beauté de la
rhétorique sans souci du bien public. Or il existe un critère du
bon, du beau et du juste : c'est l'utile - aux antipodes de ce
qu'on dit d'ordinaire de Platon. Dans La République, Socrate
tient des jugements très sévères sur la poésie et les poètes. Homère lui-même en prend pour son grade, bien que Platon, par
ailleurs, ne se montre pas insensible à sa grandeur et ne se gêne
pas non plus pour lui emprunter de belles formules.
R. Cette lecture de Platon se défend. Mais alors on pourrait tout
aussi bien faire une interprétation utilitariste de la mythologie,
de l'art, de la religion, non ? L'utilitarisme serait inhérent à la
société, il existerait avant d'avoir été pensé, et Platon ne ferait
que systématiser une tendance déjà à l'œuvre...
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S. Platon le dit lui-même, les hommes s'assemblent par intérêt
matériel. L'harmonisation des intérêts va même très loin chez
Platon : si les intérêts matériels des classes productrices ne
parviennent pas à s'harmoniser d'eux-mêmes, il faut leur raconter des histoires, ne pas craindre d'utiliser le mensonge.
C'est le premier degré de la vie en société. Dans La République,
Socrate appelle ça la république des pourceaux. C'est sans
doute ainsi qu'il qualifierait nos sociétés à nous. Mais selon lui,
il y a moyen de faire mieux. Le calcul des coûts et bénéfices
peut s'élever à un niveau supérieur. Ce calcul n'exclut pas la
norme, il la fonde, et toutes les classes de la cité ont intérêt à ce
que cette norme soit aussi haute que possible. La vertu est
éminemment rationnelle.
R. Dans La République, la question de savoir s'il faut être juste
ou s'il suffit de le paraître est effectivement posée en termes de
calcul...
S. A tel point que Thrasymaque reproche à Socrate ses manières de comptable !
R. Oui, mais par la suite, la discussion se complique. Ce qu'on
croyait clair se brouille. La justice, cette espèce d'équilibre idéal
que Platon désigne quelque part comme « l’accord avec soimême » ne se laisse pas quantifier. Elle ne se laisse même pas
saisir, finalement — qu'il s'agisse de l'âme ou de la cité.
S. Bien d'accord. Tout Platon n'est pas utilitariste, et son utilitarisme est très éloigné du nôtre. Il n'empêche qu'il est le premier à construire une axiomatique de l'intérêt (que le christianisme ne manquera pas de reprendre et d'adapter), un système
de rémunération, de tarification dans lequel la rentabilité ne se
fait sentir qu'après un certain nombre de réincarnations :
mieux vivre cette vie-ci pour mieux choisir les suivantes. De
même, la cité idéale est inatteignable, mais on peut s'en rapprocher, elle reste comme modèle, comme référence.
R. Justement, pour être conséquent avec la position socratique
de non-savoir, il faut admettre que l'utilité demeure introuvable.
S. Oui, fondamentalement, l'utilitarisme est impossible. Très
difficile à définir, foncièrement réversible. Si on pousse l'utili-
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tarisme platonicien à son extrême, comme le fait Bentham, on
débouche sur l'antiutilitarisme. Reste que toutes les grandes
œuvres de la philosophie politique se situent d'une manière ou
d'une autre par rapport à cette logique de l'intérêt. Un des
rares à y échapper, paradoxalement, c'est Aristote, parce que
chez lui, le souverain bien est au-delà du calcul, il lui échappe.
Il n'y a rien non plus à gagner dans un autre monde, la beauté
est accessible ici bas. Sa théorie politique est fondée sur l'amitié, la philia, sur le plaisir d'être ensemble et non sur l'harmonisation naturelle de la république des pourceaux ou l'harmonisation artificielle de la république des sages. Cela dit, l'équation entre le beau, le bon et l'utile est présente chez Aristote,
mais elle n'y est pas « calculée ».
R. Paradoxal, en effet, quand on sait que le vieil Aristote passe
souvent pour l'ancêtre du positivisme moderne. Mais, pour revenir à Socrate et Platon, nous avons passé un peu vite tout à
l'heure sur la question de l'ignorance fondamentale. Tentons de
la reposer autrement : l'axiomatique de l'intérêt, de façon générale, suppose l'existence d'un sujet maître de lui-même, au clair
avec ses désirs. Le Ich (je) divisé de Freud indique qu'il n'en est
rien : nous sommes souvent à côté de nos désirs, nos pulsions
agissent masquées, à notre insu. Et cette division, on peut penser
qu'elle est déjà chez le Socrate de Platon.
S. Peut-être. Mais partons plutôt de Freud. D'abord, il faut se
rappeler que Freud (le premier Freud en tout cas) s'inscrit
dans l'axiomatique de l'intérêt; il a sans doute lu Bentham, et
la présence de métaphores économiques dans son œuvre n'est
pas due au hasard. Il y a chez lui, de toute évidence, un matérialisme rationaliste qui s'inscrit dans le droit fil du calcul des
plaisirs et des peines, de sa rentabilité, etc. Or Freud, en
France particulièrement, est souvent brandi comme un auteur
qui serait dans une tout autre tradition. Cette lecture de Freud
est possible, et il ne s'agit pas de l'invalider mais simplement de
souligner la présence de cette dimension utilitariste chez
Freud, qui a tendance à disparaître sous la présentation symboliciste du père fondateur (notamment par Lacan). On peut
discuter du point où Freud est arrivé, mais il ne faut pas oublier d'où il est parti : d'une tradition qu'on peut faire remonter à l'utilitarisme socratique sans difficulté.
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R. N'empêche que la question de la division du sujet, de la faille
qui nous sépare de nous-mêmes, se pose. Pas d'utilitarisme sans
maîtrise de soi. Non ?
S. Est-ce que cette théorie du sujet, disons chez Lacan, fait voler en éclat la tradition utilitariste ? Je n'en suis pas sûr. Simplement, l'utilitarisme actuel devient totalement a-subjectif, la
pensée postmoderne met en scène une diffraction des instantes
calculantes. La rationalisation du plaisir demeure; mais elle ne
peut plus être rapportée à un sujet unitaire, elle ne peut plus
être rapportée qu'à des instants fragmentés, éparpillés. La
psychanalyse ne vient pas ruiner les prétentions utilitaristes
modernes, elle aurait plutôt tendance à s'y inscrire, puisque
tous deux (psychanalyse et utilitarisme) suivent la même évolution.
R. Effectivement. Mais la psychanalyse ne peut prétendre à l'utilité que dans la mesure où elle contribue à combler, à réparer, ne
serait-ce que partiellement, la faille qui traverse le sujet. Or elle
ne saurait affirmer son efficacité sans se contredire, sans éclairer un inconscient qu'elle déclare inaccessible à la lumière de la
raison. C'est pourtant bien ce qu'elle fait : le courant dominant
en psychanalyse, tu as raison, est utilitariste. Simplement, ce
n'est pas la seule voie possible. Au niveau social, de toute façon,
le problème de la maîtrise se pose avec plus d'évidence. La question de savoir si la société dispose de meilleurs moyens que
l'individu de se connaître n'a pas non plus de réponse convaincante. À plus forte raison, il est difficile d'envisager comment
une société pourrait se choisir elle-même. Il n'y a de choix que
par rapport à ce que nous sommes, par rapport à ce que nous savons de ce que nous sommes. Bref, nous nous trouvons constamment pris avec ce qui existe et avec la connaissance insuffisante que nous avons de nous-mêmes. Dans quelle mesure, donc,
pouvons-nous choisir, faire des choix collectifs ? Question pressante dans un pays qui se prépare à voter sur sa souveraineté.
S. Oui, il faut penser les sociétés comme des quasi-sujets, qui se
créent elles-mêmes. Ce qui ne signifie pas qu'elles soient déterminées dans la réalité - tentation constante du marxisme. Si
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c'était vrai, cette réalité, il suffirait de la gérer, ce qui constitue
l'idéal bureaucratique.
R. Comme si, au nom de la « réalité », on pouvait congédier
l'imaginaire.
S. Effectivement. Que les hommes puissent tenir ensemble indépendamment de la façon dont ils se représentent collectivement me paraît absurde, intenable. Cette représentation est
plus importante que la « réalité », elle la façonne. Raison pour
laquelle la question identitaire n'est ni futile ni dépassée. Et
dans ce rapport avec soi-même l'altérité joue un rôle fondamental.
R. Un rôle dont nous, en Occident, ne sommes pas nécessairement prêts à reconnaître l'importance. Nous voudrions pouvoir
gommer l'altérité comme une sorte d'archaïsme, comme une résistance promise à l'épuisement (je pense notamment à notre attitude face à l'Islam).
S. Tout à fait. C'est dans le même esprit que se répand de plus
en plus le sentiment que le politique serait caduc. Il n'y a plus
de politique parce qu'on ne voit plus, on ne veut plus voir de
tension entre nous et les autres.
R. Ou s'il y a tension, c'est que l'autre délire, c'est qu'il ne comprend rien aux valeurs universelles de la modernité.
S. Oui, le conflit est illégitime, ou alors il est le produit d'un
misunderstanding, d'un défaut de « communication ». D'une
manière ou d'une autre, il n'a pas de raison d'être. Or l'absence de tension est une fiction, le refus du conflit un pur nonsens, qui vient de ce que nous ne pouvons plus penser l'altérité.
Même chose avec le don : la gratuité est inconcevable. Le trop
méchant et le trop gentil ne sont plus pensables par l'universalisme moderne. Ils n'ont plus droit de cité, ils sont indicibles,
obscènes. D'où l'importance de faire revenir ce refoulé dans le
discours de la sociologie. La philosophie politique actuelle est
partagée entre deux tendances : d'une part un libéralisme consensuel qui pense la justice comme ajustement des intérêts bien
compris des différents sujets les uns par rapport aux autres, où
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tout ce qui pourrait faire conflit (religion, etc.) est renvoyé à la
sphère de la vie privée; d'autre part des philosophies communautariennes, qui, à l'inverse, mettent en scène le fantasme
d'une unité sociale sur des valeurs partagées par tous. Fantasme parfaitement symétrique au fantasme libéral.
Dans les deux cas de figure, ce qui reste impensable,
c'est que la société soit structurellement divisée. Le triomphe
des sciences sociales reflète et renforce cette incapacité devant
le politique parce que la culture qui les a produites, l'Occident,
se veut universelle et n'arrive pas à concevoir la différence —
la vraie différence, celle qui pourrait nous déranger, remettre
en question l'ordre universel. Ce qui nous ramène à Platon. En
effet, en quoi l'utilitarisme est-il lié à cet universalisme abstrait, artificiel et impuissant qui triomphe aujourd'hui de manière dangereuse ? Il est lié à la certitude que partagent Platon
et Bentham qu'il est possible de parvenir à une connaissance
rationnelle du juste et de la bonne société. Chacun se situe par
rapport à cela de manière un peu différente : Platon dit que ce
n'est pas réalisable en pratique. Il n'empêche que ça fonctionne
comme étalon.
R. Ce qui pose une fois de plus la question du choix de société :
qu'en est-il de ce fameux choix, dans un monde, surtout, en
proie à la dynamique de la globalisation ? En d'autres termes,
que devient l'État dans la société mondiale ?
S. Il y a tout un discours qui affirme que les décisions les plus
importantes interviennent à un niveau qui rend l'État obsolète
et se prennent d'une manière telle qu'elles ne sont pas sujettes
à délibération. Discours omniprésent et épouvantablement
dangereux. C'est ici qu'on peut parler de démission des clercs,
car il y a là des enjeux fantastiques. Les intellectuels ne sont
pas capables de montrer comment le conflit démocratique est
constamment étouffé sous une chape de plomb.
Il ne s'agit pas de nier qu'il y ait des problèmes qui se
posent à l'échelle mondiale et qu'il faille des instances appropriées pour en traiter à ce niveau. Mais on ne saurait en tirer
argument pour renoncer à créer des lieux de débats partout où
cela est possible. Il n'y a aucune impossibilité technique à ou-
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vrir des espaces de démocratie directe. N'ont la parole que les
représentants de représentants de représentants. On pourrait
par exemple mettre en présence deux ou trois fois par an des
professeurs d'université ou d'autres intellectuels, sans ordre du
jour trop précis, pour leur donner de temps en temps la chance
d'exprimer une voix un peu discordante, c'est faisable. Il serait
bon qu'il y ait des endroits (dans les quartiers, dans les villages) pour s'engueuler, se disputer, de façon que puissent se
déclarer des conflits entre différents groupes d'habitants. Attention ! il ne faut pas tomber dans le simplisme boy scout : il
ne s'agit pas d'opposer un localisme convivial et gentil à un
méchant mondialisme, mais d'affirmer avec force l'égale légitimité des deux moments de l'existence des hommes : le moment de leur rassemblement dans un corps collectif, dans un
lieu concret, avec ses particularités, et le moment, tout aussi légitime, des problèmes qui se posent à l'échelle mondiale. Tout
sujet devrait avoir à la fois le droit de vivre dans une société
concrète spécifique et le droit d'en sortir. Entre la subjectivité
individuelle et la mondialité, il existe des sociétés historiques
concrètes. Il y a toute légitimité à faire vivre des entités singulières, comme le Québec, et à les inscrire dans la mondialité.
Mais encore faut-il, pour qu'on puisse parler de légitimité,
qu'il y ait un projet politique, que l'indépendance permette
d'articuler un discours qui fasse sens pour tous, ou du moins
pour une majorité.
R. Ce qui nous ramène à notre préoccupation initiale : que peuvent faire les sciences sociales dans l'articulation d'un tel projet ?
S. Je suis d'un optimisme très mesuré. D'une certaine manière,
les sciences sociales telles que nous les connaissons ont fait leur
temps. Par ailleurs les universitaires savent bien quand ils travaillent sur quelque chose qui les intéresse, qui fait sens pour
eux ou lorsqu'ils travaillent pour leur carrière. Même si le système est très fort il n'en reste pas moins (pour reprendre ici
Soljenitsyne) que chacun peut résister individuellement. Il y a
deux positions possibles sur notre implication sociale : soit
cette aspiration démocratique à la citoyenneté est une vieille
lune; soit on dit qu'en effet la dimension des phénomènes a colossalement changé, que nous ne sommes plus à l'échelle de la
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nation mais que tout est à réinventer, que toutes les institutions
que nous avons imaginées depuis bientôt deux siècles sont à refaçonner pour penser une démocratie ou une démocratisation
à l'échelle mondiale, programme qui me paraît plutôt passionnant.
Il faut que les sciences sociales se rappellent ce qu'était
l'histoire au XIXe siècle, où des gens comme Michelet étaient à
la fois historiens, orateurs, politiques. Ils ne se considéraient
pas en dehors des affaires. Il serait temps que les chercheurs en
sciences sociales s'aperçoivent que là est leur rôle principal. Ce
qui suppose l'usage d'une langue accessible, pour faire de
l'Université un champ véritablement démocratique, car il y a
passablement de gens qui sont en quête permanente d'un secours de la part des intellectuels et qui se heurtent le plus souvent à des textes qui ne leur parlent pas du tout.
R. Nietzsche dit quelque part : je ne m'intéresse qu'à ce qui aide
à vivre. Or, souvent, les sciences sociales, loin d'aider à quoi que
ce soit, découragent...
S. Oui. Aider à vivre, c'était aussi, à une autre échelle, l'ambition de Marx, et il y a quelque chose de cette ambition qu'il ne
faut pas lâcher. Je ne parle pas ici du Marx économiste, dont il
ne reste pas grand-chose, même si j'ai toujours pensé — et je
continue à le penser — que Marx était le plus puissant théoricien du capitalisme. Je fais cette réserve parce que je suis
d'avis que la théorie économique dans l'ensemble est nulle et
non achevée et que la contribution qu'y apporte Marx m'importe donc assez peu. Le Marx qui m'intéresse est le Marx vivant, celui des conflits, et non pas celui qui annonce la fin, la
réconciliation des hommes. La société moderne ne peut que
produire un nombre croissant d'exclus, disait Marx, et c'est
bien ce à quoi on assiste maintenant. Serge Latouche le montre
bien, par exemple dans L'occidentalisation du monde ou dans
La planète des naufragés. J'ai quand même un petit malaise sur
sa formulation. Est-ce une exclusion économique ? Assiste-t-on
vraiment à une paupérisation absolue ? Parler de paupérisation absolue et relative, c'est tout de même très compliqué. Il y
a des dimensions qu'on a beaucoup de mal à penser, et qu'on
ne peut pas saisir avec des indicateurs économiques. Les habi-
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tants d'un ghetto américain sont maintenant plus « riches »
que le citoyen moyen de l'Athènes antique. On peut avoir un
revenu suffisant, un logement relativement confortable et spacieux (comme ceux détruits récemment dans le quartier des
Minguettes en France) et vivre dans un milieu sinistre. Ce qui
n'est pas mesurable en termes de PNB.
À l'échelle mondiale, évidemment, le problème se pose
différemment, mais même à ce niveau la polarisation n'est pas
purement matérielle. Mettre le doigt sur la mécanique implacable qui la produit ne suffit pas, parce que si on s'en tient à ce
constat, on fait l'impasse sur le politique. Je ne suis pas d'accord avec Latouche pour dire « Laissez-les vivre ». Cette position peut être vraie en ce qui concerne l'organisation de la vie
de quartier, de village, mais fausse en ce qui a trait à l'organisation de l'État, aux relations internationales. Et à ce niveau
personne, d'où qu'il soit, ne peut prétendre réfléchir en se dispensant de toute l'expérience de la pensée. On ne peut pas dire
aux affamés du tiers monde : « débrouillez-vous tout seuls,
nous n’avons rien à vous dire ». Il faut discuter avec eux à la
fois de ce qui les intéresse et de ce qui ne les intéresse pas.
R. La part du don, si je comprends bien.
S. Oui, en un certain sens. Ce qui me fait penser que nous n'en
avons pas du tout parlé. Je n'ai rien dit du système alternatif
que notre mouvement essaie de proposer. Je ne vais pas commencer maintenant, cela demanderait de trop longs développements. Disons simplement que le don mérite d'être pris au
sérieux, comme l'a fait Marcel Mauss dans son Essai sur le
don. Je considère cet Essai, à certains égards, comme le livre
majeur des sciences sociales. Mais c'est un ouvrage difficile à
lire, pour des tas de raisons. Et puis, il n'est pas tonitruant.
Lire Mauss, c'est s'appliquer à comprendre un lien fondamental, un universel qu'on trouve dans toutes les sociétés : la triple
obligation de donner, recevoir, rendre. Ce lien ne tombe pas du
ciel. À partir de là on peut commencer à construire sur autre
chose que du sable; se demander en quoi ce lien consiste, comment il s'enchaîne historiquement, comment ce fil conducteur
traverse nos sociétés modernes — qui font mine d'ignorer le
don. Il y a un rapport à creuser entre don et politique. Qu'estce que le politique dans cette perspective, sinon une relation
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entre les personnes, sinon une sollicitation à distance, à travers
laquelle, peut-être, repenser et les conflits et la philia, l'amitié
chère à Aristote ?
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