Année 2012 - Numéro 04 04 Recherche hei/hep Géopolitique et Diplomatie cesip Centre de Recherche de l’école des hautes études internationales et politiques 2 Sommaire L’éditorial de Jacques Soppelsa p. 5 REPENSER LE COSMOPOLITISME EN MÉDITERRANÉE (XIXe - XXe SIÈCLES) Marie-Carmen Smyrnelis p. 6 TROIS TRAJECTOIRES DE SÉCESSION DANS LA CORNE DE L’AFRIQUE : LE SOMALILAND, L’ERYTHRÉE, LE SOUDAN DU SUD Sonia Le Gouriellec p. 13 L’INDUSTRIE DE L’ARMEMENT ENTRE LOGIQUE ENTREPRENEURIALE ET INSTRUMENT POLITIQUE Arnaud Borremans p. 21 . LIBÉRAUX ET CONSERVATEURS SUR LA SCÈNE POLITIQUE POLONAISE : Retour sur les élections législatives anticipées de 2007 Sophie Vercruysse p. 34 3 4 L’éditorial de Jacques Soppelsa P armi les principales initiatives que les nouveaux responsables de l’Institut des Hautes Etudes Internationales et Politiques souhaitaient concrétiser, il y a désormais trois ans, figurait aux tous premiers rangs le souci de publier une revue semestrielle destinée à faire connaître les travaux de recherche de nos enseignants et de nos étudiants. Nul ne l’ignore désormais, à l’heure de la mondialisation, de l’accélération des échanges et de l’harmonisation des diplômes, à une époque où la « compétition », au sens le plus positif du terme, s’amplifie entre les institutions d’enseignement supérieur, la production et l’édition de ces travaux de recherche sont de plus en plus fondamentales, voire incontournables. Ce quatrième cahier, (de facto, le vingtième, si l’on se souvient du baptême de son « grand frère », né du côté du Boulevard Murat dès 2004 !), correspond explicitement à ces objectifs majeurs. Figurent en effet au sommaire (très diversifié) dudit numéro : - deux contributions d’enseignants-chercheurs, celles de nos collègues Marie Carmen Smyrnelis et Sonia Le Gouriellec. La première est consacrée à l’optimisation du cosmopolitisme méditerranéen à l’aube du dernier siècle, et il est sans doute inutile d’insister sur l’exceptionnelle actualité de cette approche, sur les rives de Mare Nostrum. La seconde, de manière tout aussi pertinente, analyse sous le prisme de la Géopolitique stricto sensu, trois exemples concrets de sécessions contemporaines dans la Corne de l’Afrique, milieu ô combien « privilégié », si l’on peut employer semblable terme, en matière de tensions et de conflits, points chauds du globe chers à Mc Kinder et Spykman. - Ce quatrième Cahier publie aussi des contributions rédigées par deux des meilleurs étudiants de notre institution : Arnaud Borremans nous présente ainsi une étude fine et actualisée des acteurs des industries de l’armement en France, un des secteurs les plus dynamiques… ou les moins perturbés, (en cette dure période de crise) -selon que l’on soit optimiste ou pessimistes !- de notre économie nationale. - Sophie Vercruysse, excellente élève de notre collègue Fouad Nohra (qui a souhaité, via cette publication, rendre hommage à sa mémoire) s'était intéressée à la montée des sensibilités « ultra conservatrices » en Pologne au cours de ce dernier lustre. Thème d’autant plus sensible qu’il correspond en outre à l’adhésion du pays à l’Union Européenne. Notre revue, confortée par vos commentaires et vos critiques, accueillera sans réserve, au delà de la spécificité de chacun les productions de notre communauté scientifique pour, espérons le, contribuer au dynamisme et à l’épanouissement de notre institution. Bien sincèrement Jacques Soppelsa Président honoraire de l’Université de Paris Panthéon Sorbonne 5 REPENSER LE COSMOPOLITISME EN MÉDITERRANÉE (XIXe - XXe SIÈCLES) Marie-Carmen Smyrnelis, Docteur en histoire, chargée d’enseignement à HEI-HEP, chargée d’enseignement à l’EHESS Comment qualifier une « ville cosmopolite » en Méditerranée aux XIXe et XXe siècles ? Qu’entend-on par « ville cosmopolite », par cosmopolitisme en Méditerranée durant cette longue durée de deux siècles ? C Le fait que la population de ces villes soit plurielle, c’est-à-dire constituée d’individus aux appartenances ethniques, confessionnelles et nationales diverses, parlant de surcroît plusieurs langues, selon le sens le plus courant du terme ? Ou comme le définit l’historien Robert Ilbert dans son étude sur Alexandrie au XIXe siècle, l’élaboration et le partage entre les communautés qui y sont présentes d’une culture et d’intérêts communs, au delà des différences qui existent entre leurs membres, et donc l’existence d’une véritable « communauté d’intérêts » qui réunit les habitants de chacune des villes méditerranéennes autour d’un minimum accepté par tous1 ? Le cosmopolitisme ne pourrait-il pas être encore le fait pour les habitants de ces villes d’être inscrits dans des espaces diversifiés et étendus qui dépassent les frontières de leur lieu de résidence, ce qui renverrait à la définition du mot « cosmopolite » apparue en 1784 dans les dictionnaires français: « qui a une répartition géographique très large » ? Et dernier élément, reprenant une définition encore plus ancienne du terme « cosmopolite » datant de 1560, les « citoyens de l’univers » ou les « personnes qui vivent indifféremment dans tous les pays » ne sontils par excellence cosmopolites ?2 Une chose est sûre : les termes mêmes de « cosmopolite » et « cosmopolitisme » peuvent se conjuguer de bien des façons et méritent, dès lors, d’être employés avec prudence pour qualifier les villes méditerranéennes des XIXe et XXe siècles ou leurs habitants. D’ailleurs, ils ne figurent pas dans les documents d’archives consultés pour le XIXe et le début du XXe siècle pour des villes comme Smyrne, Alexandrie, Salonique, Beyrouth, Istanbul ou même Marseille et Livourne. Et pour les décennies postérieures, si leur usage se multiplie, la réalité à laquelle ils se réfèrent semble tout autre. 1/Coexistences et réseaux de relations 1. Villes plurielles Partant du premier élément de la définition du cosmopolitisme, des villes comme Smyrne, Alexandrie, Alger, Beyrouth, sont bien cosmopolites au XIXe siècle et au début du XXe siècle. En effet, on retrouve, parmi leurs habitants, la même diversité (ethnique, confessionnelle, nationale et linguistique) qui caractérise la population de l’Empire ottoman : une diversité qui ne se limite pas à la présence d’étrangers mais qui concerne aussi la population ottomane proprement dite. A Smyrne, principal port de l’Empire ottoman et de la Méditerranée orientale aux XVIIIe et XIXe siècles, si la population stable est composée de musulmans (Turcs surtout ainsi que quelques Arabes), elle est majoritairement non-musulmane : chrétienne essentiellement (avec ces Grecs catholiques et orthodoxes, ces Arméniens grégoriens et apostoliques) mais juive aussi. Elle est dès lors surnommée, par ses habitants musulmans, « gavur Izmir », Smyrne l’Infidèle. En son sein, les Européens 6 (Français, Anglais, Vénitiens, Hollandais, etc) occupent une place à part : ils sont totalement indépendants des instances administratives du pays, au moyen des Capitulations3 dont ils bénéficient. Jusqu’au début du XIXe siècle, ils se trouvent dans une situation d’enclave au sein de l’Empire ottoman, avec des privilèges certes mais aussi avec des limites très fortes à leurs droits : interdiction de circuler ou de commercer dans l’arrière-pays de grandes villes jusqu’en 1838, résidence dans des quartiers séparés dans les villes4. Cette population stable côtoie une foule de travailleurs saisonniers, d’artisans, d’ouvriers, de maçons, de commerçants, de marins, de capitaines, etc, venus des îles de l’archipel égéen, d’une autre région ottomane ou de différents pays d’Europe, tous attirés par la vitalité de cette ville et par sa position géographique exceptionnelle à la fois tournée vers la terre et vers la mer, au carrefour des pistes de caravane de Perse et d’Inde et des routes maritimes de la mer d’Egée. Mais cette diversité de la population se retrouve aussi hors de l’Empire ottoman, dans d’autres villes méditerranéennes comme Marseille ou Livourne, pour n’en citer que deux. Dans le cas de Livourne, la ville toscane a été, depuis le XVIIe siècle, un grand port méditerranéen ; comme tant d’autres ports, elle a su profiter de sa position de carrefour pour se développer et pour attirer des populations d’origines diverses : si sa population majoritaire provient de Toscane ou d’Italie centrale, ou encore de régions proches (Ligurie, sud de la France), elle est constituée aussi d’Européens, d’Ottomans (Juifs, Arméniens catholiques ou apostoliques, des Grecs orthodoxes et des Musulmans), etc. Ce brassage facilite « la constitution d’une société unique en Toscane, marquée par la forte présence de personnes extérieures à l’Italie centrale (gens de mer, voyageurs, négociants…), la coexistence de différents groupes ethniques-religieux […], la présence de plusieurs cultures méditerranéennes et l’existence d’espaces urbains modelés et animés par les minorités. […] Livourne est en effet le fruit d’une rencontre entre trois volontés : la volonté étatique –elle est la création des Médicis, grands-ducs de Toscane-, la volonté des puissances nordiques, en particulier la puissance anglaise dont l’affirmation en Méditerranée est concomitante à l’affirmation de Livourne comme grand port italien et méditerranéen, et la volonté des marchands qui animent alors le grand commerce en Méditerranée, réseaux largement contrôlés par des diasporas (Arméniens, Juifs et Grecs surtout). »5 2. Vivre ensemble Au XIXe siècle, les sociétés de ces villes cosmopolites méditerranéennes sont-elles vraiment des « immeubles où chacun vit retiré chez soi avec pour seuls contacts des rencontres de couloirs ? » pour reprendre la formule de Malcom Yapp6 lorsqu’il évoque le fonctionnement de la société ottomane ? Une partie des recherches historiques l’a longtemps affirmé et continue de le faire, aussi bien pour les villes ottomanes que pour les villes du reste de la Méditerranée. En réalité, dans le cas des premières, le fonctionnement même de la coexistence atténue la rigidité des divisions et séparations entre leurs habitants, qui apparaissent trop nettement à ne prendre en compte que l’existence des différents groupes institutionnels (communautés ethnico-confessionnelles ou « colonies » qui encadrent respectivement les Ottomans nonmusulmans et les Européens dans les moindres actes de leur vie quotidienne ; à n’examiner que l’espace urbain comme compartimenté en quartiers séparés réservés aux membres d’une même communauté (quartiers européen, juif, grecs, arménien, musulmans, etc) ; à n’analyser que les règles qui régissent les relations entre les habitants de l’Empire ottoman qui établissent des interdictions, des frontières entre eux (comme ces interdictions de mariages mixtes confessionnellement que l’on retrouve encore dans tous les groupes et communautés au XIXe siècle, même si de manière plus atténuée ; enfin à ne considérer que les conflits qui ponctuent aussi les relations intercommunautaires ou que les seules relations qui seraient possibles entre eux, c’est-à-dire celles correspondant à une nécessité institutionnelle (relations d’affaires, rapports officiels entre les différentes institutions de ces villes). En effet, les habitants de ces villes parviennent bien à nouer des liens entre eux, par delà leurs différentes appartenances, par delà leur rattachement à des groupes institutionnels divers, 7 par delà les règles qui régissent leurs relations, par delà l’existence de quartiers séparés au sein de l’espace urbain. Certes l’établissement de ces liens obéit, en réalité, à des règles implicites qui ne sont pas toujours formulées de manière précise : les barrières liées aux différentes confessions (ou même aux différents rites au sein de la même confession) sont difficiles, voire impossibles à franchir, lors de la conclusion d’un mariage, et cela au XVIIIe comme au XIXe siècle. Ce sont les plus modestes qui, les premiers, par l’ensemble des liens qu’ils nouent, dépassent certaines des barrières liées aux appartenances de chacun. Avant même le XVIIIe siècle et jusqu’au début du XIXe, des mariages unissent des artisans, des bateliers, des marchands au détail, des courtiers et commis, européens, catholiques ou orthodoxes à des Grecs ottomans, catholiques ou orthodoxes ou à des Arméniens catholiques. Ces mariages se font au même niveau social. Pour leur part, les négociants et notables de Smyrne, d’Alexandrie ou d’Istanbul privilégient toujours le principe de l’endogamie professionnelle. Ils tardent dès lors à dépasser les distinctions de nature ethnico-confessionnelle ou nationale qui peuvent exister entre les conjoints, lors de la conclusion d’un mariage et le font en plusieurs étapes. Car loin d’être fixés, ces règles et interdits ont évolué entre XVIIIe et XIXe siècles : ainsi, au cours du XIXe siècle, les barrières liées aux différences de rite au sein de la religion chrétienne disparaissent progressivement. C’est ainsi qu’à partir des années 1820-1830, sont célébrés, au sein du milieu des négociants, les premiers mariages entre catholiques et protestants, tous européens, avec de plus en plus fréquemment conversion au protestantisme de la femme ; puis à partir du milieu du XIXe siècle, s’allient familles européennes et “persanes”7 et enfin, à partir du dernier tiers du XIXe siècle, sont célébrés des mariages entre européens et grecs ottomans (de confession catholique ou orthodoxe) mais toujours suivant le rite catholique. Tour à tour, ce sont de nouvelles frontières qui sont franchies, sans pour autant que toutes puissent l’être durant ces deux siècles : aucun mariage n’est conclu entre familles chrétiennes d’une part et familles juives ou musulmanes de l’autre. En revanche, les sociabilités et les activités professionnelles permettent à des Ottomans (musulmans, grecs orthodoxes ou catholiques, arméniens apostoliques ou catholiques) et à des Européens de nouer plus aisément des liens entre eux pendant ces deux siècles. Ainsi, négociants, commis, courtiers, marchands au détail, boutiquiers, de toute confession et de toute nationalité, font des affaires ou doivent simplement entrer en contact dans le bazar ou sur les quais du port lors de l’arrivée de bâtiments, européens ou ottomans. Les relations contractées se limitent au seul cadre professionnel ou combinent liens professionnels et liens de parenté. Quant aux pratiques de sociabilité, elles permettent à des Européens et des Ottomans, hommes ou femmes, de toutes conditions sociales, issus des différents groupes et communautés, de se côtoyer. Ce sont l’ensemble de ces liens noués au jour le jour par les habitants des villes méditerranéennes qui leur permettent de fonctionner. Ils déterminent des espaces sociaux, des réseaux transversaux qui les structurent en recomposant les appartenances ethniques, confessionnelles et nationales des individus, ainsi que leurs différences sociales. 3. Espaces et identités Comme l’a analysé Robert Ilbert, à partir de son étude sur Alexandrie, la force de ces villes de l’ensemble de la Méditerranée est fondée sur un cosmopolitisme original, qui a su définir un ordre urbain typique de l’espace méditerranéen : elles étaient de « quasi CitésEtats appuyées sur la vitalité de leurs élites, le poids de leur système de communauté et la relative autonomie de leurs pouvoirs municipaux »8 De plus, ces villes entretiennent entre elles des liens étroits constituant une « véritable chaîne de cités », chacune s’inscrivant dès lors dans des espaces géographiques larges. Des membres des mêmes familles se trouvent dans l’une ou l’autre de ces villes, se déplaçant entre elles pour leurs affaires ou en raison des liens de parenté qu’ils y entretenaient. Des alliances matrimoniales sont conclues entre eux, par delà la distance géographique qui les sépare au départ, permettant par la même de renforcer les liens entre différentes branches familiales et entre différents espaces. Leur existence 8 renvoie d’ailleurs au troisième élément de la définition du cosmopolitisme évoqué en introduction. L’exemple du négociant Georges Baltazzi, membre d’une famille grecque originaire de l’île de Chio, qui vit à Smyrne entre 1778 et 1850, est représentatif des pratiques et réseaux individuels et familiaux qui structurent l’espace méditerranéen de cette époque : par ses déplacements, par ses liens (en particulier familiaux, professionnels) G.Baltazzi s’inscrit dans des espaces qui s’étendent à Chio évidemment, à Istanbul (un de ses frères y est changeur d’argent), à Marseille (deux de ses frères y ont créé une maison de commerce qui représente les intérêts de l’établissement de Smyrne) et à Odessa (où son beau-frère est négociant). D’autres alliés de la famille Baltazzi se trouvent, pour leur part, à la même période, établis à Londres, Livourne, Marseille ou Alexandrie. Un Rodocanachi, allié des Baltazzi, a même un square à son nom à Marseille. Comment définir dès lors l’identité des habitants de ces villes méditerranéennes, tant l’existence des liens dans lesquels ils s’insèrent au quotidien, dans et hors de leur ville de résidence, est diversifiée ? Comment définir l’identité d’un individu né à Alexandrie durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’une mère vénitienne et d’un père français, qui a épousé, suivant le rite catholique, une grecque de confession orthodoxe, et qui ne parle plus que le grec ? Ou celle de ce négociant grec ottoman né à Smyrne au milieu du XIXe siècle, de confession orthodoxe, marié à une livournaise, qui réside, pour les besoins des activités de sa maison de commerce, dix ans à Marseille où deux de ses enfants naissent et deux autres années à Odessa (son dernier fils y voit le jour). Comment définir aussi l’identité de ses enfants ? Nous sont ainsi révélées la multiplicité des appartenances individuelles et familiales, et des inscriptions relationnelles et spatiales des individus qui vivent au XIXe et au début du XXe siècle d’un bord à l’autre de la Méditerranée ; et donc la difficulté à définir l’identité des habitants d’une ville plurielle, sans prendre en compte leurs pratiques quotidiennes. Identités et appartenances sont d’une remarquable complexité. L’identité des individus est construite précisément par l’appartenance à des systèmes de relations différentes qui impliquent tous des obligations et des contraintes, qui ne sont jamais perçus comme des absolus. Leur identité peut dès lors être envisagée comme un « jeu » faisant intervenir un éventail plus ou moins large selon le cas des solutions possibles et de « coups à jouer ». Un jeu qui leur permet d’utiliser, en les consolidant, les différents registres de la notion même d’identité. Ne pourrait-on dès lors pas affirmer que leur identité est constituée par le fait d’être un habitant de chacune de ces villes, par l’existence d’un minimum partagé par tous les individus et familles qui y sont établis ? Un habitant au sens fort du terme, intégré dans les réseaux de relations, nombreux et divers qui la structurent ; conscient de son appartenance locale et d’intérêts communs à partager avec les autres, d’une « communauté d’intérêts » comme en fait l’hypothèse Robert Ilbert. 2/ La mort des villes cosmopolites Que deviennent ces villes cosmopolites avec l’émergence des Etats-Nations ? Elles meurent, chacune à leur tour, chacune suivant une temporalité ou des temporalités qui leur sont propres. Les différences culturelles ou d’appartenances, avant perçues comme positives, sont désormais facteurs d’affrontement. Les « chaînes de cités » sont brisées par les frontières nationales mises en place et les contrôles étatiques qu’elles impliquent. Le changement de la physionomie des populations de ces villes, suivant des critères désormais d’homogénéité ethnique, confessionnelle et nationale, s’accélère aussi avec l’arrivée massive de populations rurales. Le cosmopolitisme livournais disparaît, victime de l’affirmation de l’Etat-nation italien ; il a surtout disparu parce que les conditions qui avaient permis son émergence (rencontre possible en Méditerranée entre un Etat régional, des réseaux commerciaux et des puissances) n’existaient plus. Il s’est aussi éteint parce que les élites livournaises n’ont pas su ou voulu renouveler au sein du pouvoir local cette alliance intercommunautaire qui avait pourtant eu des développements prometteurs.9 9 Avec la fin de l’Empire ottoman, meurt le modèle d’organisation sociale et de développement qu’il proposait ; c’est la fin aussi d’un modèle de coexistence basé sur le respect des différences de chacun et sur la pluralité de leurs appartenances. Les Etats-nations qui émergent des cendres de l’Empire prônent d’autres valeurs, d’autres modes d’identification, d’autres formes de coexistence. Sentiment national fort et cosmopolitisme semblent antinomiques10. Il est vrai pourtant que les identités multiples ont déjà été mises à mal dès la seconde moitié du XIXe siècle par les différentes mesures qui obligent les individus à faire des choix clairs : ainsi, la loi sur la nationalité ottomane promulguée en 1869 tente de promouvoir le concept de citoyenneté ottomane et fixe les conditions d’obtention de la nationalité ottomane sans jamais faire la distinction entre les appartenances ethniques et/ou confessionnelles des individus. La loi française de 1872 concernant l’obligation de service militaire pour tous les Français, y compris ceux résidant à l’étranger, va dans le même sens de faire disparaître toute différence entre ressortissants étrangers, qu’ils soient établis en France ou à l’étranger. La physionomie de la ville de Smyrne change profondément dès les premières années du XXe siècle et son histoire connaît d’importantes ruptures à partir de 1908 et la révolution des Jeunes-Turcs, puis en 1914 avec le début de la première guerre mondiale. Avec le départ dès 1914, d’une large partie de ses habitants européens, et après l’incendie de septembre 1922, qui ravage les quartiers grecs et arménien ainsi que la façade de la ville, symbole de sa modernisation et son importance économique à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la « Smyrne Infidèle » cesse d’exister. C’est en fait la quasi-totalité de la population chrétienne de la ville (arménienne, grecque, européenne) qui s’en va. Disparaît, par conséquent, le modèle de coexistence entre ses habitants qu’elle proposait. Le rattachement de Salonique à l’Etat grec, en 1913, constitue la première étape de la disparition de cette ville cosmopolite. C’est encore un incendie, cette fois en 1917, qui, suite aux reconstructions qu’il implique, entraîne une profonde modification de l’« apparence physique » de cette ville. Quelques années plus tard, au lendemain de la première guerre mondiale, avec l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie à la suite de la signature du traité de Lausanne le 24 juillet 192311, le départ de ses habitants musulmans et l’arrivée de réfugiés grecs venus de Thrace et d’Asie mineure, sa population devient autre ; une partie de ses habitants juifs quitte alors aussi la ville. La vraie fin de l’histoire de la communauté juive de Salonique a lieu en 1943 quand les nazis l’exterminent presque totalement. Alexandrie reste, pour quelques décennies encore, un des ultimes exemples, avec Beyrouth, de ville cosmopolite en Méditerranée orientale, avant, à son tour, de sombrer. 1956 constitue, sans aucun doute, la date symbolique qui clôt cette histoire, qui clôt une époque. En 1956, avec la nationalisation du canal de Suez par Nasser et la guerre qui s’ensuit, Français, Anglais et Juifs doivent quitter Alexandrie et l’Egypte en quelques heures et ceux qui restent voient leurs affaires péricliter progressivement. La bourgeoisie alexandrine est contrainte à l’exil vers l’Amérique, l’Australie, l’Europe ou Beyrouth. Mais comme dans le cas des autres villes qui viennent d’être évoquées, cette date a été précédée par d’autres qui ont rythmé l’histoire d’Alexandrie, et plus largement de l’Egypte, faisant progressivement basculer sa société. Dès 1937 et la conférence de Montreux qui abolit les Capitulations, c’est la fin d’une certaine Méditerranée, celle des communautés et des cités. Une bonne partie de la colonie italienne quitte alors l’Egypte. « Le coup d’Etat de 1952 consacre la victoire du nationalisme égyptien. Entre 1950 et 1952, les colonies européennes d’Alexandrie vieillissent ensemble, perdant leurs forces vives sans disparaître pour autant »12 . Beyrouth a pu conserver, un peu plus tardivement que les autres villes méditerranéennes, son mode de fonctionnement en tant que ville cosmopolite parce que son espace était relativement réduit et parce que sa fonction de capitale lui a, jusqu'en 1975, permis de conserver les avantages de son expérience ancienne du commerce international. Entre l'Indépendance et l'explosion de la guerre civile, les dynamiques semblent inépuisables, avec une croissance démographique et économique spectaculaire. « Si elle n'était qu'un port parmi 10 d'autres dans la Méditerranée du tournant du siècle (laissant Alexandrie servir de pôle financier), Beyrouth est devenue la seule ville ouverte des années 1960 ». Elle est plaque tournante, banque ouverte pour les capitaux en provenance du Golfe. « Cette prospérité voile toutefois des déséquilibres de plus en plus évidents, que l'on ne saurait assimiler à la seule poussée de groupes nouveaux comme les Palestiniens. Les heurts qui se multiplient depuis 1958 portent l'écho des tensions qui déchirent alors l'ensemble de la Méditerranée. Beyrouth hérite temporairement des fonctions qui étaient celles d'Alexandrie ; elle reçoit des centaines de milliers de réfugiés : Arméniens dans les années 1920, Palestiniens dans les années 1950, mais aussi Kurdes, Syriens ou Egyptiens. Elle est, enfin, écrasée sous le poids d'un exode rural qui lentement recouvre le réseau qui a fait la citadinité. Vient alors le temps des crises, déséquilibres accumulés, crises seulement retardées par l'assimilation de la cité à l'Etat. »13 3/ Vers de nouveaux modèles du cosmopolitisme méditerranéen ? De nombreux travaux de recherche récents, consacrés aux villes de Méditerranée voire plus largement, font l’hypothèse de l’émergence d’un nouvel âge du cosmopolitisme. Pour certains de ces chercheurs, comme par exemple le géographe de la Méditerranée Robert Escallier14, il serait ainsi possible de distinguer trois âges du cosmopolitisme méditerranéen : le premier correspondrait au modèle de villes qui ont fonctionné avant l’émergence des Etats-nations, plus particulièrement au sein de l’Empire ottoman, modèle développé dans la première partie de ce texte ; un deuxième âge renverrait au déclin du cosmopolitisme suite à l’affirmation des nationalismes. Le troisième âge s’inscrirait dans le cadre de la mondialisation et de l’instauration d’un nouvel ordre spatial au sein duquel les grandes métropoles attirent toujours plus de migrants venus du monde entier, par le développement et les possibilités qu’elles offrent - et ce alors même que perdure la vision construite par les Etats-nations de mondes uniformes et cohérents, en particulier suite aux bouleversements aussi bien dans les Balkans que plus récem- ment encore dans le monde arabe15. Ce troisième âge se construit avec un souhait : redécouvrir et comprendre le cosmopolitisme d’antan des villes méditerranéennes et les modalités de coexistence qui avaient pu alors être possibles par delà les différences d’appartenance de leurs habitants, pour mieux décrypter et analyser le phénomène actuel. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les parutions nombreuses d’études et de romans (par des auteurs, pour la plupart, méditerranéens), sur cette période et sur la vie des habitants des villes cosmopolites16. Comme d’ailleurs l’initiative de la Direction générale de la Démocratie et des Affaires politiques du Conseil de l’Europe quand en juin 2009, elle organise, dans le cadre du Forum Européen sur Chypre17, une rencontre consacrée à l’identité chypriote, resituée dans le questionnement sur le fonctionnement des sociétés plurielles dans la Chypre ottomane et plus largement dans les villes de Méditerranée18. Se pose alors, avec force, la question du « vivre-ensemble » de populations d’origines géographiques et de conditions sociales diverses, d’appartenances ethniques, confessionnelles et nationales différentes, en particulier dans les villes du pourtour méditerranéen. Naples, Marseille, Athènes, Beyrouth, Tel Aviv, Le Caire, etc, font l’objet d’études récentes sur les modalités de coexistence des populations qui y sont établies, en particulier compte tenu des nouveaux courants migratoires et de l’installation dans ces villes d’immigrés toujours plus nombreux et aux origines très variées. Pour les pays du sud méditerranéen, l’arrivée d’immigrants dans des terres traditionnellement d’émigration bouleverse aussi les équilibres. Ce sont dès lors les notions de multiculturalisme, de communautarisme, d’intégration et d’appartenance à une Cité et à un Etat, qui méritent d’être requestionnées, dans le cadre de cette réflexion sur les nouveaux cosmopolitismes méditerranéens. 11 Résumé Cet article réinterroge la notion de cosmopolitisme dans les villes du pourtour méditerranéen, en le resituant dans une longue durée de deux siècles (XIXe et XXe siècles). L’hypothèse de trois âges du cosmopolitisme méditerranéen est ainsi testée. Abstract This paper reconsiders the notion of cosmopolitism in Mediterranean cities by studying it through a long period of two centuries (19th and 20th centuries). In this context, the three ages hypothesis of the mediterranean cosmopolitism is tested. Notes 1- Robert Ilbert, « Alexandrie cosmopolite ? » in Paul Dumont et François Georgeon (dir.), Villes ottomanes à la fin de l’Empire, Paris, Harmattan, 1992, p. 171-185. 2- Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert. 3- Les Capitulations accordées à titre gracieux aux Européens établis dans l’Empire ottoman, par le sultan ottoman, leur permettent de jouir d’importants privilèges dans leur vie quotidienne (en matière commerciale, en matière de statut, etc). La France est le premier pays européen auquel le sultan ottoman concède des Capitulations en 1569. 4- Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Peeters, 2005. 5- Samuel Fettah, « Le cosmopolitisme livournais. Représentations et institutions (XVIIe-XIXe siècle) », Cahiers de la Méditerranée, Numéro 67 « Du cosmopolitisme en Méditerranée (XVIe-XXe siècles) », 2003, p. 51 à 60. 6-Malcom Yapp, The Making of Modern East. 17921923, London-New York, 1987. Cité par François Georgeon dans son introduction au livre qu’il a co-dirigé avec Paul Dumont, Vivre dans l’Empire ottoman. Sociabilités et relations intercommunautaires (XVIIIeXIXe siècles), Paris, Harmattan, 1997, p. 6. urbain », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n°32, octobre-décembre 1991, p. 15-24. 9- Samuel Fettah, op. cit. , p. 60. 10- Je reprends ici, en la nuançant, l’affirmation d’Ilios Yannakakis, « Epilogue : La mort du cosmopolitisme », in Robert Ilbert et llios Yannakakis, (dir.), Alexandrie.1860-1960. Un modèle éphémère de convivialité : Communautés et identité cosmopolite, Paris, Ed. Autrement, Série « Mémoires » n°20, 1992, p. 225 : « Coset sentiment national fort sont mopolitisme antinomiques ». 11- Le traité de Lausanne reconnaît les frontières de la Turquie moderne. La Turquie renonce à ses anciennes provinces arabes et reconnaît la possession de Chypre par les Britanniques et les possessions italiennes du Dodécanèse. Il prévoit de régir les droits des minorités turques en Grèce et des minorités grecques en Turquie, ainsi qu’un échange de population entre la Grèce et la Turquie. 12- Robert Ilbert et Ilios Yannakakis, (dir.), Alexandrie.1860-1960. op. cit., p. 15. 13- Robert Ilbert, « De Beyrouth à Alger, la fin d’un ordre urbain », op. cit., p. 22-23. 14- Cf. par exemple : Robert Escallier, « Le cosmopolitisme méditerranéen. Réflexions et interrogations », Cahiers de la Méditerranée, Numéro 67 « Du cosmopolitisme en Méditerranée (XVIe-XXe siècles) », 2003, p. 1-13 ; Alain Tarrius, Les nouveaux cosmopolitismes. Mobilités, identités, territoires, Paris, Ed. de l’Aube, 2000. 15- Robert Escallier, op. cit., p. 8. 16- Pour n’en citer que quelques uns, outre ceux déjà cités précédemment : Robert Solé, Une soirée au Caire, Paris, Seuil, 2010 ; Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Le Livre de Poche, Réédition, 2011. 17- Le Forum Européen sur Chypre rassemble une trentaine de jeunes chypriotes, des deux principales communautés présentes dans l’île (grecque et turque) qui exercent des fonctions dans le monde politique, le journalisme, l’université, etc. Plusieurs rencontres ont lieu chaque année depuis juin 2008 au cours desquelles sont discutées et analysées les questions essentielles pour le futur de l’île et ses relations avec l’Europe. 18- http://www.coe.int/t/dgap/efc/doc/Nicosia12_14% 20June2009programme.asp. Consulté le 10 mars 2011. 7- Les « Persans » sont des Arméniens catholiques originaires du Nakhitchévan qui se sont établis dans plusieurs villes de Méditerranée orientale, dont Smyrne au milieu du XVIIIe siècle. 8- Robert Ilbert, « De Beyrouth à Alger, la fin d’un ordre 12 TROIS TRAJECTOIRES DE SÉCESSION DANS LA CORNE DE L’AFRIQUE : LE SOMALILAND, L’ERYTHRÉE, LE SOUDAN DU SUD Sonia Le Gouriellec1 . Doctorante en Science politique et ATER à l'Université Paris Descartes, membre des Jeunes Chercheurs de l'IRSEM Chargée d’enseignement à HEI/HEP. Une métaphore politique » : c’est en ces mots que R. Patman décrivait les Etats de la Corne de l’Afrique et leurs trajectoires2. La naissance d’un nouvel Etat au Sud du Soudan transforme une nouvelle fois la géographie politique de la Corne de l’Afrique. La multiplication du nombre d’Etats, et donc de frontières, est l’un des paradoxes de la période post-Guerre froide, marquée par la globalisation et l’abolition des frontières. Ce constat est particulièrement vrai dans la Corne de l’Afrique, lieu des deux dernières naissances d’Etats internationalement reconnues. L’Erythrée, le Somaliland et le Soudan du Sud ont choisi la sécession, la forme la plus radicale d'autodétermination. Ces nouvelles entités, dont la naissance s’est faite au nom de la paix et de la stabilité, remettent cependant en question l’équilibre régional. Pourquoi ces entités ont-elles fait sécession ? Assistons-nous à une fragmentation politique illimitée de la Corne de l’Afrique ? Cette fragmentation régionale est-elle le signe d’un déclin de l’État face à la volonté d’appropriation des territoires par des identités infranationales ? La reconnaissance de l’Erythrée et du Soudan du Sud par une communauté internationale pourtant réticente à créer ce type de précédent est à ce titre remarquable. « Notre propos n’est pas de revenir sur le « droit » de sécession mais d’analyser les trajectoires sécessionnistes de ces trois Etats par une approche comparative. Chaque Etat ayant son histoire propre, ses ressorts politiques, sociaux, économiques, nous ne proposons pas de revenir sur le processus de formation de l’Etat, défini par Bruce Berman et John Lonsdale comme un processus historique conflictuel, involontaire et largement inconscient3. Néanmoins, et alors qu’un nouvel Etat a fait son apparition sur la scène régionale, il nous semble pertinent de retracer les trajectoires de ces trois sécessions, en mettant en évidence leurs similarités. Il nous semble indéniable qu’elles soient à certains égards comparables et permettent de faire émerger une problématisation commune de la généalogie de ces sécessions. Balkanisation, fragmentation, scission, partition ? Rappelons tout d’abord les différences entre ces terminologies. Selon Stéphane Rosière, la balkanisation est : « le processus de fragmentation d'un État en au moins trois nouveaux États […] si un État “primaire” est divisé en deux nouvelles entités, on peut préférer les notions de scission ou de partition »4. Ainsi la notion de balkanisation, souvent employée avec une connotation péjorative, ne correspond pas à la réalité de nos cas d’études. En effet, l’Erythrée et le Soudan du Sud se sont séparés d’une entité qui existe toujours. Le cas du Somaliland est plus problématique, puisque l’Etat somalien s’est effondré et qu’une autre entité, le Puntland, s’est déclarée autonome. En revanche, la sécession est bien l’aboutissement d’un processus de désintégration politique. Si l’intégration politique se définit comme un processus par lequel les acteurs, de systèmes politiques distincts, sont persuadés qu’ils doivent loyauté à un nouveau centre de pouvoir, prévalant sur l’ancien système5, lors d’une sécession les acteurs décident à l’inverse de retirer leur loyauté du centre juridique et de 13 le donner à un nouveau centre. En interne, une sécession signifie donc la dissolution du pacte existant et marque un coup d’arrêt à la capacité de l’Etat à gouverner sur tout le territoire. La sécession est donc le retrait d’une entité constitutive d’un ensemble établi et reconnu internationalement et la création d’un nouvel Etat souverain. La reconnaissance internationale est en générale l’étape suivante. Cet acte fait entrer le nouvel Etat dans l’ordre juridique international en lui attribuant des droits et des obligations. Néanmoins la reconnaissance reste un acte discrétionnaire et bilatéral que le Somaliland attend par exemple toujours. La reconnaissance internationale des nouvelles entités Le système international ne reconnait qu’aux Etats certains pouvoirs, droits et devoirs, alors que les gouvernements ne sont reconnus que comme les agents d’Etats légitimes6. En effet, deux principes contradictoires guident la communauté internationale : le droit à l’autodétermination et le respect de l’intégrité territoriale. En général, l’instauration de l’autonomie est préférée à la sécession, mais cette dernière reste parfois l’unique mode de résolution des conflits. Ainsi, l’Erythrée a accédé à l’indépendance, après l’autorisation préalable du nouveau régime en place à Addis Abeba, et son engagement à reconnaitre les résultats du référendum d’autodétermination. L’indépendance est ainsi déclarée de facto en 1991, et de jure en 1994 après le referendum en avril 1993. Concernant le Soudan du Sud, ce sont les accords de paix inclusifs, ou Compehensive Peace Agreement, (« accords de Naivasha »), signés au Kenya le 9 janvier 2005 par la rébellion sudiste de John Garang (Mouvement populaire de Libération du Soudan - SPLM) et Ali Osmane Taha, le vice-président du Soudan, qui ont ouvert la voie au référendum d’autodétermination. En effet, ces accords prévoyaient une large autonomie du Soudan du Sud, ainsi que la tenue d’élections démocratiques dans l'ensemble du Soudan un an avant la fin de la période de transition. Puis ils octroyaient, au terme d’une période intérimaire de six ans, la possibilité de choisir, par référendum, entre l’indépendance et le maintien au sein du Soudan. Le Somaliland s’est, quant à lui, autoproclamé indépendant selon la même logique que l’Erythrée, mais cette indépendance n’est pas internationalement reconnue. L’ancienne colonie britannique bénéficiait en 1991 d’une autonomie de facto, en l’absence de pouvoir central légitime à Mogadiscio. La capitale Hargeisa s’est dotée de tous les instruments de la puissance régalienne (drapeau, monnaie, etc). Le président du SNM (Mouvement National Somalien) proclame, en mai 1991, la nullité de l’acte d’union du 1er juillet 1960 et déclare l’Etat souverain. Or la déclaration d’indépendance est un acte juridiquement controversé et n’est pas validé par la communauté internationale. Le Somaliland a proclamé son indépendance unilatéralement à plusieurs autres reprises ensuite : notamment en mai 1993 et en 1997, à l’occasion de « conférences nationales » qui devaient mener à l’adoption d’une Constitution. Cette indépendance est inscrite dans l’article premier de la Constitution, adoptée en mai 2001 : « The country which gained its independence from the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland on 26th June 1960 and was known as the Somaliland Protectorate and which joined Somalia on 1st July 1960 so as to form the Somali Republic and then regained its independence by the Declaration of the Conference of the Somaliland communities held in Burao between 27th April 1991 and 15th May 1991 shall hereby and in accordance with this Constitution become a sovereign and independent country known as “The Republic of Somaliland”7. » Dans les trois cas, le scrutin référendaire a recueilli des scores élevés et montre l’adhésion du peuple aux mouvements d’indépendance. Le scrutin d’autodétermination érythréen a été approuvé par 99,8 % des électeurs. Le référendum somalilandais du 31 mai 2001, en faveur de la nouvelle Constitution qui réaffirme le statut indépendantiste de l’Etat8, fut approuvé par 97 % des votes bien que les résultats soient certainement surestimés. Au Soudan du Sud, en 2011, près de 98 % des votants approuvaient la sécession malgré les contestations et les intimidations dénoncées. 14 Similarité des trajectoires sécessionnistes L’analyse montre qu’au moins trois éléments sont nécessaires pour faire sécession9 : une communauté distincte, un territoire, et une cause de mécontentement. Une communauté distincte. Le terme « communauté » que l’on préfèrera à celui de « nation », trop souvent confondu avec celui d’Etat. D’autant que ce terme permet d’inclure toutes les communautés (groupes ethniques, tribus, etc). Cette communauté est distincte par la culture, la langue, la religion, etc. Mais surtout les membres de cette communauté se perçoivent différemment. Ils adhèrent au projet du vivre ensemble, ce qu’Anderson a appelé la « communauté imaginée»10. Déjà, à la fin des années 1960, Samuel Huntington soulignait l’importance de l’établissement d’une communauté politique et d’une légitimité populaire pour la stabilité de l’État11. La naissance d’une « communauté imaginée » est aussi l’expression d’un rapport de domination politique, économique ou social. La langue peut être un vecteur d’affirmation, la religion joue aussi un rôle essentiel. Elle est un marqueur identitaire et organise la communauté. L’histoire coloniale est également un facteur de sécession, les communautés se vivant différemment. En effet, la colonisation est un autre point commun aux trois trajectoires sécessionnistes étudiées ici. En Somalie les Anglais établissent en 1887, sur le nord, le protectorat du British Somaliland. Et en 1889, les Italiens établissent un protectorat sur le sud de l’actuelle Somalie, la Somalia italiana. Dans le mouvement de décolonisation de l’Afrique des années 1960, le Somaliland britannique se déclare indépendant le 26 juin 1960. Mais il décide six jours plus tard, de fusionner avec l’ex-colonie italienne pour former la République de Somalie. Ces six jours d’indépendance vont jouer un rôle important quelques décennies plus tard. La décision de se joindre à la Somalie du Sud puis de s’en séparer peut être comparée à la décision du Bengale de rejoindre le Pakistan en 1947 puis de rompre et de créer le Bangladesh en 1973. Les deux parties du pays sont très différentes tant par leurs appareils administratifs que leurs armées, qui ont été formées selon des modèles différents. L’anglais est utilisé administrativement au nord, l’italien au sud jusqu’en 1972. Le nord commerce avec la péninsule arabique et le sud avec l’Italie et les échanges entre les deux parties du pays sont négligeables. A partir de 1982, le SNM, au Nord, entame une lutte armée contre la dictature de Syaad Barré au Sud. La Somalie a été donc structurée en partie par cette colonisation. Au Soudan, les Britanniques ont maintenu pendant la colonisation une division entre le Nord et le Sud, chaque entité étant dirigée par une administration distincte. Après 1920 les langues des groupes majoritaires du Sud étaient encouragées dans les missions chrétiennes alors que l’arabe était pratiqué au Nord. Pour Catherine Miller, « la principale conséquence de la politique linguistique britannique fut non pas la modification des usages linguistiques, mais la cristallisation des attitudes conflictuelles concernant le rôle de la langue arabe et de l'islam dans la future nation soudanaise. Pour l'élite nordiste, arabophone et musulmane, la langue arabe et l'islam représentaient des valeurs authentiquement soudanaises. Pour la petite élite sudiste, chrétienne et anglophone, la langue arabe et l'islam constituaient des valeurs étrangères, voire des symboles d'acculturation12». L’encadrement du Sud était minimaliste et assuré par des administrateurs locaux. Les Britanniques introduisent même un système de pass pour restreindre les mouvements des arabes. Le système judiciaire différait également entre musulmans et non musulmans. Une série de mesures qui limita d’autant plus les contacts entre les deux entités. Les Soudanais du Sud furent sous-représentés lors des négociations d’indépendance puis dans le premier gouvernement, malgré leurs protestations. Les Britanniques négligèrent d’intégrer les sudistes et déclarèrent, en 1946, les peuples négro-africains du Soudan « inextricablement liés au Moyen-Orient et au Nord-Soudan arabisé » créant ainsi un lien artificiel entre ces deux entités. Le premier ministre, Sadiq-el Mahdi, donna ainsi clairement un rôle prépondérant à la composante arabe de l'identité du pays : « the dominant feature of our nation is an Islamic one and its over-powering expression is Arab, and this nation will not have its entity identified and its prestige and pride preserved except under an Islamic revival ». En octobre 1954, seuls 6 postes de fonctionnaires sur 800 furent attribués à des sudistes. Dès 1956, le Nord mène 15 une politique d’intégration culturelle du Sud par l’arabisation et l’islamisation. Ainsi, les décisions du gouvernement et la résistance du Sud Soudan sont, comme nous l’avons vu précédemment, directement liées aux racines coloniales du pays, même si le ressentiment des sud soudanais envers le nord trouve aussi ses origines avant le condominium angloégyptien (1899-1956), notamment dans la mémoire de la traite islamo arabe au XIXè siècle13 et l'occupation égyptienne en 1820. Dans le cas érythréen, Michel Foucher a souligné le fait que cette entité était une création de l’Italie : « d’un ensemble disparate, le colonisateur italien a fait un territoire et un peuple »14. En effet, le projet des Italiens était de faire de ce territoire une colonie de peuplement et une base de départ pour d’éventuelles nouvelles tentatives de conquête15 de l’Éthiopie. Aussi, ont-ils doté l’Érythrée d’une infrastructure économique moderne. Au cours du siècle, le développement, dans les domaines de l’éducation notamment, donne à l’Érythrée ce sentiment d’être une communauté distincte de l’Éthiopie. Au moment de la décolonisation, l’élite érythréenne se trouve dans une position ambiguë. En effet, elle conteste la domination italienne, sans pour autant se reconnaître dans le régime éthiopien. Michel Foucher parle de « cas exemplaire, mais tragique, de formation d’un peuple » et y voit l’une des causes de la revendication de l’indépendance. Le deuxième élément, essentiel à la sécession, est l’existence d’un territoire distinct, un espace géographique spécifique sur lequel sera établi le nouvel Etat. Ce territoire est délimité par des frontières, comprises comme les lignes séparatrices des compétences étatiques. Si la notion de frontière semble s’affaiblir avec le processus de mondialisation, elle garde tout son sens pour les nouveaux Etats indépendants aux souverainetés nationales sourcilleuses (ils accordent une importance particulière au bornage de leurs frontières). Après les sécessions, aucun de ces Etats n’a réussi à se soustraire territorialement de celui auquel ils étaient rattachés précédemment. Dans les trois cas, les frontières ont été l’objet de conflits. Avec le Puntland dans le cas du Somaliland, les deux entités se disputant les territoires de Sool et de Sanaag à l’est du Somaliland (ou à l’Ouest du Puntland selon le parti). L’Erythrée a, quant à elle, provoqué une guerre frontalière avec l’Ethiopie autour de la localité de Badme, en 1998, qui lui sera finalement attribuée par une commission arbitrale en 2002. Mais face au refus de l’Ethiopie de retirer ses troupes, les deux pays demeurent dans une paix froide dont les conséquences déstabilisent toute la région. La politique étrangère de l’Erythrée reste fondée sur cette conviction que l’Ethiopie n’a toujours pas accepté son indépendance et que le combat doit se poursuivre pour à la fois parachever le processus d’indépendance (avec la démarcation de la frontière) et défendre la souveraineté du pays. L’Erythrée a aussi provoqué un conflit frontalier avec son voisin djiboutien en 200816. Quant au Soudan du Sud, la délimitation de la frontière est depuis l’indépendance du pays une cause de conflit avec le Soudan. Enfin, les mouvements sécessionnistes expriment un mécontentement et donc des revendications, fondées sur des perceptions communes liées au sentiment partagé d’être confronté à des discriminations ou des exploitations pour des raisons économiques, politiques, culturelles, religieuses, etc. Dans nos trois cas d’étude, la politique répressive des pouvoirs centraux a renforcé les sentiments séparatistes et donné de la légitimité aux mouvements de guérillas, bien qu’à l’origine les mouvements séparatistes aient été minoritaires. Ainsi, le Soudan du Sud cherchait à obtenir un statut équitable : les leaders sud soudanais demandaient uniquement des réformes internes. La sécession n’a été envisagée qu’après le rejet par Khartoum des mesures proposées par le Sud pour se protéger de l’islamisation. Concernant le Somaliland, Daniel Compagnon émet l’hypothèse que par réalisme politique, ou intérêts économiques, une partie des dirigeants du SNM, n’étaient pas partisans de la sécession. Pourtant ils ont du s’y plier sous la pression populaire. En effet, une partie de cette élite avait quitté le Nord du pays pour le Somaliland. La population trouva dans les répressions aveugles des manifestations à partir de 1982 et les tueries de 1988, un fondement à sa lutte. L’insurrection de 1988 fut un bain de sang mais un véritable succès politique et renforça la légitimé de la guérilla17. Dans le cas de l’Erythrée, le sentiment sépara- 16 tiste ne prend vraiment racine dans la population érythréenne qu’à partir de 1974 et la chute du régime impérial Haylä Sellasé. En effet, l’Assemblée Générale des Nations Unies adopte en 1950 la résolution 390 rattachant l’Érythrée à l’Éthiopie dans une union fédérale. Cette décision accorde au peuple érythréen un statut particulier de « peuple reconnu titulaire de droits mais non sujet du droit » tout en lui refusant l’indépendance. La résolution 390 se prononce pour une « étroite association politique et économique avec l’Éthiopie ». Elle désire que « cette association assure aux habitants de l’Érythrée le respect et la sauvegarde de leurs institutions, de leurs traditions, de leurs religions ou de leurs langues ». Elle fait référence à la constitution érythréenne, l’assemblée érythréenne, etc. L’absence de Cour fédérale, qui serait chargée de veiller au respect du texte, permet aux Éthiopiens de dénaturer le fonctionnement des institutions. Progressivement ils étendent leur droit pénal au territoire érythréen, suppriment le drapeau et les emblèmes érythréens (1952), enfin imposent la langue amharique dans la vie publique puis dans l’enseignement18. Le Parlement érythréen s’adresse à l’ONU en 1954 et en 1956 pour protester. En vain puisqu’en 1962, l’Érythrée devient officiellement la quatorzième province éthiopienne et entre en guerre civile. C’est également ce sentiment de voir leurs particularités reniées qui motive les Sud Soudanais. Leur motivation première est de protéger leurs langues et religions du prosélytisme islamiste de Khartoum. L’origine des contestations remonte à l’indépendance en 1956. Le gouvernement de Khartoum revient alors sur les promesses faites aux provinces du sud par le chef religieux Muhammad ibn Abdallah, qui s’était proclamé Mahdi (« Messie ») à la fin du XIXè siècle, de créer un Etat fédéral. Le gouvernement soudanais décréta l’introduction de l’Islam et de l’arabe en 1958. Or, dans un pays majoritairement animiste ou chrétien, et historiquement détaché du gouvernement central de Khartoum, cette décision génère l’hostilité. Dès lors, une mutinerie organisée par des officiers du Sud déclenche une guerre civile Nord-Sud qui ne cessa qu’en 1972 avec l’accord d’Addis-Abeba et l’adoption du Southern Province Regional SelfGovernment Act (SPRA), créant ainsi un certain degré d’autonomie régionale. Mais l’hos- tilité du Sud ne cessa que lorsque le gouvernement de Khartoum accepta formellement le droit des Sud Soudanais à pratiquer leurs religions et parler anglais ou d’autres langues locales. Mais surtout, le Nord abandonna son objectif de créer un Etat islamique, reconnut la contribution des communautés africaines noires au Soudan. D’après l'article 6 l'arabe était la langue nationale mais l'anglais était reconnu comme « langue principale de la région du Sud ». Néanmoins, Nimeiri introduisit la charia (loi islamique) en 1983 dans le code pénal et annonça que le Soudan devait devenir un Etat islamique, afin de s’assurer la survie de son régime en s’alliant aux groupes musulmans conservateurs. En sacrifiant ainsi les intérêts du Sud, une guerre civile entre le gouvernement et des groupes armés du Sud Soudan éclata à nouveau. Le conflit s'analyse le plus souvent comme une guerre de religion entre le Nord (islamique) et le Sud (chrétien). Si cette dimension religieuse existe, elle doit être relativisée, le Sud étant minoritairement chrétien (15%). Ainsi, l'Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) de John Garang était initialement procommuniste et anticléricale19. Ainsi, ces guerres dites d’indépendance ou de libération constituent le creuset d’une histoire commune, qui fonde le sentiment d’appartenance nationale. Pour autant, l’accession à l’indépendance n’est pas allée de pair avec l’instauration de la paix et de la stabilité. Après la sécession, les leaders au défi du changement de paradigme Ces trois cas ont ceci en commun que les guérillas qui ont mené la lutte pour l’indépendance, éprouvent des difficultés à passer de la lutte à la gouvernance dans les premières années de transition. A différents degrés, chaque sécession a éprouvé des difficultés à passer d’une administration militaire à une administration civile. C’est cette capacité politique à changer de paradigme pour passer du statut d’homme militaire à celui d’homme politique, qui doit être analysée comme le fondement d’une sécession réussie. Le défi est grand pour ces nouveaux Etats qui ont la charge de recomposer des sociétés traumatisées par des années de guerre. Si les résultats des scrutins d’indépendance ont été 17 largement majoritaires, il ne faut pas s’y fier et de façon réductrice croire en l’unanimité des positions dans le nouvel Etat. Des divisions internes persistent ou renaissent. Il faut solder la guerre civile et répondre à des rébellions locales et instrumentalisées par l’extérieur. En regardant de plus près l’histoire de ces guerres civiles, on constate que le SPLM s’est construit en incluant certains groupes et en excluant d’autres. Ainsi, les Dinka domineraient le SPLM, le GoSS (Gouvernement du Sud Soudan), pendant la période de transition avant l’indépendance, et le gouvernement du nouvel Etat. Au Soudan la guerre n’a pas simplement opposée le Nord au Sud, le conflit est bien plus complexe. Dans certaines régions, celle du Nil bleu par exemple, le SPLM est vécu comme la structure d’un gouvernement étranger. En outre, lots des élections de 2010, les candidats non SPLM furent empêchés de participer à la campagne20. En Erythrée, le gouvernement d’Issayas Afworki a été confronté au même défi après l’indépendance, d’autant que le pays avait connu une double guerre civile. En effet, pendant la guerre de libération, les revendications du Front de Libération de l’Érythrée (FLE) s’inscrivaient dans la lutte séculaire des musulmans pour conserver leurs droits face au pouvoir centralisateur de l’Éthiopie chrétienne. Or en 1970, les Forces populaires de libération (FPLE)21, fondées par Issayas Afworki (protestant laïque) et recrutant dans les populations chrétiennes, mènent une guerre contre le FLE. En 1980, le FPLE devient la seule force luttant contre la domination éthiopienne. Au moment de l’indépendance, « par souci d’efficacité », le FPLE interdit l’opposition politique et instaure une période de gouvernement intérimaire de quatre ans. Aujourd’hui, le président est toujours en place, le processus de démocratisation et la Constitution sont suspendus… Au Somaliland, le SNM a dirigé le pays pendant une période transitoire de deux ans avant la tenue de nouvelles élections et le vote d’une Constitution. Or cette première phase transitoire fut un échec. Le gouvernement ne parvint pas à reconstruire l’administration, l’armée, à dissoudre les milices et à mettre fin aux luttes factionnelles. Les troubles internes dégénérèrent quasiment en guerre civile pendant une année. Le défi de la construction de l’Etat L’existence de ces trois facteurs (communauté, territoire, revendication) ne garantit cependant pas la viabilité des entités nouvellement créées, qui n’obtiennent pas nécessairement la reconnaissance internationale. Ainsi, le Somaliland reste un Etat illégitime au statut juridique flou renvoyant à cette catégorie d’Etats qualifiée par les chercheurs d’Etats de facto, para-states ou quasi-states, pseudo-states ou encore unrecognized states. Peut-on qualifier le Somaliland d’Etat alors qu’il n’est pas reconnu ? Selon une conception dite « constitutive » de la reconnaissance étatique, la formation d’un Etat n’est complète qu’avec l’existence d’une population, d’un gouvernement et d’un territoire mais aussi de la reconnaissance de cet Etat par les autres Etats du système international. Ainsi, la reconnaissance n’est pas qu’un simple acte déclaratif mais un élément essentiel de l’existence de l’Etat. L’affirmation de la souveraineté est un enjeu majeur pour la construction des Etats. D’autant que même leur souveraineté interne est remise en cause. Robert Jackson parle d’une « souveraineté négative » (negative sovereignty) » pour qualifier cette déliquescence de la souveraineté. Et John Stuart Mill montre que la liberté n’était pas possible dans un Etat conglomérat artificiel de deux ou plusieurs communautés distinctes dont l’une domine les mécanismes gouvernementaux. Ainsi, selon Jok Madut Jok, sous-secrétaire au ministère de la Culture et de l’Héritage du Gouvernement du Sud-Soudan, le Soudan du Sud ne serait pour l’instant qu’une expression géographique. Le gouvernement du nouvel Etat devra relever le défi de gérer 70 groupes et ethnies différents. Des groupes toujours en conflits, puisque le SPLA a volontairement ethnicisé sa gestion de la sécurité. Or le SPLA est passé d’armée rebelle à armée nationale avec l’accession à l’indépendance. Pour Marc-André Lagrange : « cette stratégie s’inscrit dans une gestion à court terme de la construction de l’appareil d’Etat sud-soudanais où le référendum de 2011 est une fin en soi et non une étape dans la construction de […] SPLA et SPLM ont bien du mal à cacher leur penchant pour un régime autoritaire à parti unique calqué sur celui de Khartoum mais aussi et surtout sur les modèles politico-économiques de leurs alliés rwandais et ougandais au sein desquels armée 18 et origine ethnique jouent un rôle prépondérant. »23. plication du nombre d’Etats, et donc de frontières, est un des paradoxes de la période post-Guerre froide, marquée par la globalisation et l’abolition des frontières. Ce constat est particulièrement vrai dans la Corne de l’Afrique, lieu des deux dernières naissances d’Etats internationalement reconnues. L’Erythrée, le Somaliland et le Soudan du Sud ont choisi par la sécession la forme la plus radicale d'autodétermination. Ces nouvelles entités remettent en question l’équilibre régional, bien que ce soit au nom de la paix et de la stabilité qu’elles aient vu le jour. Pourquoi ces entités ont-elles fait sécession ? Assistons-nous à une fragmentation politique illimitée de la Corne de l’Afrique ? Les dynamiques sécessionnistes sont donc longues, souvent violentes et brutales : dix ans de guerre pour le Somaliland, trente ans pour l’Erythrée, presque autant pour le Soudan du Sud. L’existence de trois dynamiques sécessionnistes dans cette région du monde, dont deux reconnues par la communauté internationale, est surprenante. Elle met en évidence une contradiction majeure de cette communauté depuis le milieu du XXè siècle : entre, d’une part, le principe normatif nationaliste c’est-à-dire le principe selon lequel tout peuple ou groupe ethnique (le sens large du terme « nation ») a le droit d'avoir son propre État souverain24, bien qu’il ait été limité aux cas de décolonisation, et, d’autre part, le principe d'inviolabilité de l'intégrité territoriale de tous les États existants, principe consacré par l’Organisation de l’Union Africaine dans sa Charte en 1963. Cette contradiction est particulièrement bien illustrée dans le cas de la Corne de l'Afrique, où deux trajectoires sécessionnistes ont abouti à l'application du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, tandis que le Somaliland n'en bénéficie toujours pas. Abstract : Ainsi, la menace de perte de souveraineté interne et/ou externe, après la sécession, est prétexte à une confiscation des pouvoirs par les acteurs qui ont dominé la lutte pour l’indépendance tant en Erythrée que, ce qui semble se profiler quelques mois après la déclaration d’indépendance, au Soudan du Sud. Ces mots font échos à ceux de Bertrand Badie : « Une élection n'a de sens que si elle est approuvée comme mode de régulation politique par tous ceux qui y participent. Autrement dit : pas d'élection sans démocratie instituée, pas de démocratie possible sans Etat installé, et pas d'Etat concevable sans nation construite autour d'un contrat social. » Résumé : « Une métaphore politique », c’est en ces mots que R. Patman décrivait les Etats de la Corne de l’Afrique et leurs trajectoires. La naissance d’un nouvel Etat au Sud du Soudan, transforme une nouvelle fois la géographie politique de la Corne de l’Afrique. La multi- R. Patman describes the states in the Horn of Africa, and their trajectories, as a "political metaphor". Once again, the birth of a new state in South Sudan, reshaped the region's political geography. More states means more borders, this is one of the paradoxes of the post-Cold War era, in a context of globalization. This is particularly strinking in the Horn of Africa, where the last two international State recognitions took place. Eritrea, Somaliland and South Sudan have chosen the most radical form of self-determination. Albeit they have been created in the name of peace and stability, these new entities are challenging the regional balance. Why these entities seceded ? Are we witnessing an unlimited political fragmentation of the Horn of Africa ? Notes : 1- Cette contribution a bénéficié d’une parution parallèle dans le numéro 18 de la revue Sécurité Globale (Institut Choiseul), Hiver 2011-2012 2- Patman (R.), The Soviet Union in the Horn of Africa, Cambridge University Press, 1991, cité par Roland Marchal, “L’invention d’un nouvel ordre regional”, Politique africaine, n°50, juin 1993, p.2 3- Bayart (Jean-François), L’historicité de l’Etat importé, Les Cahiers du CERI, n° 15, 1996 4- Rosière (Stéphane), « La fragmentation de l’espace étatique mondial. », L'Espace Politique [En ligne], 11, 2010-2, mis en ligne le 16 novembre 2010, Consulté le 01 décembre 2011. URL : http://espacepolitique. 19 revues.org/index1608.html 5- Haas (Ernest), The uniting of Europe, Stanford University Press, 1968, p.16 6- Buchanan (Allen), “Recognitional legitimacy”, Philosophy and Public Affairs, 28 (1), 1999, p.62 7- The Constitution of The Republic of Somaliland, (en ligne), consulté le 19 juillet 2011, http://www.somalilandlaw.com/Somaliland_Constitution/body_somaliland_constitution.htm#_edn7 8- Somaliland National Referendum : Final Report of the Initiative & Referendum Institute's Election Monitoring Team, Citizen Lawmaker Press, Washington, D.C. 27 juillet 2001, 138p. 9- Bartkus (Viva Ona) The Dynamic of Secession, Cambridge University Press, 1999, 276p 10- Renan (Ernest), Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Calmann-Lévy, 1882 ; Anderson (Benedict), Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1991. 11- Huntington (Samuel), Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale University Press, 1968. 12- " Langues et identité ", Le Soudan contemporain, dir. Lavergne (Marc), Paris, Karthala-Cermoc, 1989. n° 66, juin 1997. 20- Lagrange (Marc-André), « Une stratégie contre-insurrectionnelle victorieuse ? Les insurrections de 2010 dans la province du Jonglei, au Sud-Soudan », Notes de l’IFRI, juin 2011, p.6 21- Pool (David), From Guerrillas to Government: The Eritrean People’s Liberation Front, Ohio University Press, 2001 22- Jackson (R. H.), Quasi-states, Sovereignety, International Relations and the Third-World, Cambridge University Press, 1990 23- Op. Cit., Lagrange (Marc-André), « Une stratégie contre-insurrectionnelle victorieuse ? Les insurrections de 2010 dans la province du Jonglei, au Sud-Soudan », p.18 24- Buchanan (Allen), « Les conditions de la sécession », Philosophiques, vol. 19, n° 2, 1992, p. 159-168. Ce principe du « droit des peuples » est concrétisé par la charte des Nations Unies de 1945 : « tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. » 13- Kasfir (Nelson), « Peace-Making and Social Cleavage in Sudan », in V. Montville (ed.), Conflict and Peace-Making in Multi-Ethnic Societies, New-York, Lexington Books, 1990, p.363-387 14- Foucher (Michel), Fronts et frontières : Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991 15- Mussolini a attaqué l’Éthiopie en 1935 : Éthiopie, Érythrée et Somalie ont alors été réunies dans l’AfriqueOrientale italienne. L’armée britannique, pendant la Seconde guerre mondiale, a chassé les Italiens et restauré l’autorité du négus (titre donné au souverain éthiopien : negus nagast qui signifie « roi des rois »). 16- Imbert-Vier (Simon), « Invention et réalisations de la frontière djibouto-érythréenne », Africa, 2009, vol. 64, no1-2, pp. 105-119. Pour une présentation de la position djiboutienne on lira avec intérêt le rapport rédigé par le ministère djiboutien des affaires étrangères : "La souveraineté de Djibouti sur le Ras Doumeira et l'île de Doumeira. Faits et bien-fondé", MAECI, décembre 2009, 79 p. 17- Notons que pour la première fois, un gouvernement bombarde et rase pratiquement deux villes de son pays 18- Le Houerou (Fabienne), Ethiopie-Erythrée : frères ennemis de la Corne de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2000, p.49. 19- Alex de Waal, " Exploiter l'esclavage : droits de l'homme et enjeux politiques ", Politique africaine, 20 L’INDUSTRIE DE L’ARMEMENT ENTRE LOGIQUE ENTREPRENEURIALE ET INSTRUMENT POLITIQUE (1ère partie) Arnaud BORREMANS Etudiant à HEI/HEP 1/ Les acteurs de l’industrie de l’armement en France et leurs interactions problématiques. Il est d’abord nécessaire, afin de saisir la dynamique des partenariats public/privé dans le secteur français de l’armement, de faire le tour des acteurs majeurs de cette synergie entre les autorités publiques et les firmes privées. Cela permet de saisir leurs contraintes de fonctionnement et leurs intérêts respectifs, ce qui permet de comprendre les ententes, ou au contraire les mésententes, qui peuvent faciliter ou handicaper la compétitivité du secteur à l’international. Il est donc opportun de s’attarder sur les quelques entreprises privées qui se partagent le secteur hexagonal, qui est de fait tenu pour l’essentiel par un oligopole restreint1. Puis, il faut se focaliser sur les organes politiques dont émergent les normes, réglementaires ou législatives, qui encadrent ce tissu industriel particulier2, avant d’essayer de saisir l’influence d’acteurs singuliers : ces derniers ne cherchent pas la rentabilité économique et n’ont pas de pouvoir contraignant, mais qui peuvent peser en raison de leur rôle d’expertise, de conseil ou d’influence sur l’opinion publique3. 1. Un oligopole restreint d’entreprises pour la fabrication des armes. Après une longue prédominance des régies et autres entreprises publiques sur l’industrie d’armement en France, ainsi qu’un éclatement des acteurs entrepreneuriaux, la fin de la bipolarité au début des années 1990 amena une restriction des commandes et par là même une concentration des firmes. Ces dernières furent par ailleurs privatisées pour l’essentiel pour les rendre plus compétitives, depuis le milieu des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990. En fait, seuls trois groupes industriels, dans ce secteur, dominent le secteur et marginalisent les autres firmes, qui pour beaucoup sont contraintes au rôle de simples sous-traitants : Thales (A), European Aeronautic Defence and Space company (B) et Dassault (C). . A. Thales. Lors de la privatisation de Thomson CSF, devenu ainsi Thales au tournant des années 2000, l’État a maintenu son influence dans ce groupe en conservant des participations minoritaires, quitte à détenir une « action spécifique », ainsi qu’en négociant avec les partenaires privés un « pacte d’actionnaires ». Ce pacte est destiné à stabiliser le capital de pareille société jugée stratégique, tout comme il le fit pour le groupe EADS. Les participations publiques, regroupées sous le terme de Secteur Public, atteignent 31.2% du capital de Thales, ainsi l’Etat demeure le premier actionnaire de Thales, qui est meneur sur le secteur électronique de défense. Ce cadre des cessions de participations financières, qui sont des opérations strictement encadrées par la loi, prévoit d’instituer dans les sociétés privatisées une « action spécifique » à laquelle sont attachés des droits spécifiques, a fortiori lorsque la protection des intérêts nationaux l’exige. Il n’en existe plus qu’une aujourd’hui, qui résulte du décret n°97-190 du 4 mars 1997 « instituant une action spécifique de l’État au capital de Thales », cette « golden share » ou « action dorée » donnant à l’Etat la possibilité de contrôler l'évolution du capital. Ainsi, l’article 3 du décret prévoit que tout franchissement à la hausse des seuils de détention 21 directe ou indirecte de titres, du dixième ou d’un multiple du dixième du capital ou des droits de vote de la société, par une personne physique ou morale, agissant seule ou de concert, doit être approuvé préalablement par le ministre chargé de l’économie. Un représentant de l’État nommé par décret, sur proposition du Ministre de la Défense, siège également au conseil d’administration de Thales, sans voix délibérative certes. Mais, il peut être également fait opposition aux décisions de cession ou d’affectation, à titre de garantie des actifs stratégiques de la société, si bien qu’au travers de la signature d’un pacte d’actionnaire, l’État peut faire entrer de nouveaux investisseurs sans toutefois perdre le pouvoir. Cette convention permet dès lors d'éviter tout investissement étranger non sollicité, avec en plus la possibilité d’intégrer dans le pacte des dispositifs et des procédures. Les dites procédures sont relatives aux conditions dans lesquelles les actionnaires acquièrent, détiennent ou cèdent leurs actions, ainsi qu’aux conditions dans lesquelles ils participent à l’organisation de la société, à son fonctionnement ou à sa gestion. De même, lors de la privatisation de ThomsonCSF devenu Thales, initiée dès 1998, deux pactes ont été conclus pour une durée expirant, sauf reconduction qui eût effectivement lieu, le 30 juin 2008. Ils incluent un « pacte général », conclu entre Thomson SA qualifié sous l’appellation de « TSA » ou « le Secteur Public », Alcatel et le groupe Industriel Marcel Dassault, nommé « GIMD » ou « le Partenaire Industriel », ainsi qu’un pacte d’actionnaires conclu entre les deux sociétés constituant le « Partenaire Industriel », c’est-à-dire Alcatel et GIMD. Le premier contrat fixe les bases de la coopération entre l’entreprise et Alcatel, dans les domaines industriel, commercial, de la R&D, des achats et du capital-risque, ainsi que sur les règles de composition du Conseil d’administration, alors que le second pacte comporte des clauses sur les domaines dans lesquels Alcatel et GIMD s’informent ou agissent de concert. Pour le PDG de Thales, Denis Ranque, la présence de l'Etat dans le capital semble moins justifiée que par le passé, en raison de l'évolution du marché mondial. En effet, cette participation étatique apparaîtrait dorénavant comme une singularité, voire par moments comme un handicap, notamment lorsqu'il s'agit de prendre des participations dans le capital de sociétés étrangères. M. Ranque considère qu’une évolution de la part de l'Etat ne conduirait pas à un risque de perte de contrôle, l'actionnaire public représentant 15 % du chiffre d'affaires de Thales et 15 % supplémentaires par le biais des autorisations d'exportation. Aussi, l'Etat conserve de toute façon, à travers sa « golden share », la possibilité de contrôler l'évolution du capital4. B. European Aeronautic Defence and Space company. European Aeronautic Defence and Space company (EADS) constitue une expérience entrepreneuriale singulière, soit la fusion d’entreprises publiques et privées de plusieurs pays de l’Union Européenne, qui consistait donc en la privatisation de plusieurs fleurons de l’industrie nationalisée pour l’armement européen, dont le français Aérospatiale. Mais, il s’agissait là d’une privatisation largement pilotée par les Etats avec pour finalité la constitution d’un « champion » européen du secteur, qui permettrait à l’Europe des communautés de peser commercialement face à ses concurrents, grâce à la mutualisation des moyens et du savoir-faire. Créée suite à la fusion en juillet 2000 des activités du français Aérospatiale Matra, de l’allemand Daimler Chrysler (DC) et des actifs aéronautiques de la société holding de l’État espagnol SEPI (Construcciones Aeronauticas SA-CASA), EADS est aujourd’hui principalement détenu par des intérêts français, allemands et espagnols. Mais, le groupe compte deux actionnaires qui priment sur les autres : l’allemand DC et le français Sogeade, car ces derniers détiennent à parité 59,8 % du capital du groupe, soit 29,9 % pour chacun des deux. Or, la Sogeade représente les intérêts français en tant que joint venture co-détenue par le groupe privé Lagardère et par la Sogepa, société en charge de la Gestion des Participations Aéronautiques, aussi la présence de l’Etat au capital d’EADS est de l’ordre de 15 %5. La création d’EADS fut notamment l’occasion de la signature d’un « Contractual Partnership Agreement » ou « Accord de Partenariat Contractuel » entre les différentes parties prenantes, c’est-à-dire l’allemand Daimler Chrysler, le français Sogeade qui réunit l’Etat français et le groupe Lagardère, plus l’espagnol SEPI. Cet accord contient notamment des dispositions relatives à la composition du conseil d'administration d'EADS, aux défenses contre des prises de participation hostiles et aux droits spécifiques de l'État6. 22 Le groupe EADS offre un exemple archétypal des premiers rapprochements industriels européens, qui furent marqués par la constitution de groupes dont l’organisation interne reflétait à l’identique les logiques nationales en œuvre. Cela impliqua que le niveau d’intégration, entre les différentes filiales du groupe installées sur le territoire des Etats à l’origine de sa création, soit resté très limité jusqu’à maintenant. C’est pareille situation qui explique une répartition des capacités industrielles non pas en fonction d’une logique économique, mais en fonction de la volonté des responsables politiques de conserver sur leurs territoires nationaux des capacités de R&D, de production et de maintenance jugées stratégiques. Or, cela empêcha dans les faits toute intégration ou spécialisation industrielles, aussi la crise que traverse EADS depuis mi-2006 résulte essentiellement de dysfonctionnements organisationnels internes, causes de nombreux surcoûts et retards sur des programmes majeurs. Cela justifie que les restructurations des sites industriels et les délocalisations aient été les maîtres mots du plan d’urgence lancé par la direction du groupe, dont l’objectif était de parvenir à baisser les coûts de 2 milliards d’euros par an d’ici 2010. De plus, dès la création d’EADS, un principe fondamental préside à l’organisation interne du groupe, celui de la parité entre ses fondateurs, ce qui s’est traduit par la mise en place d’un système de gouvernance complexe avec, à tous les niveaux de décision, une double commande franco-allemande et un « reporting » croisé. Donc, le maintien de cet équilibre demeure au centre de toutes les tractations entre les deux principaux actionnaires d’EADS, qui sont Daimler Chrysler et Lagardère au travers de la Sogeade, ainsi que les gouvernements français et allemands. C’est ainsi qu’en avril 2006, la décision du groupe Lagardère de céder progressivement, d’ici à juin 2009, 7,5 % des titres détenus dans EADS s’est accompagnée simultanément de la cession d’une quantité, de titre égale, par Daimler Chrysler. Alors, les réactions des autorités allemandes à l’annonce par DC, d’une possible poursuite de son désengagement dans EADS, visant à abaisser sa participation à 15%, sont particulièrement symptomatiques d’une volonté politique forte de conserver quoi qu’il en coûte la parité franco-allemande. Toutefois, si EADS est soumis à des pressions politiques importantes, les dispositions contenues dans son pacte d’actionnaire, destinées à stabiliser le capital d’un groupe aux activités stratégiques, lui ont permis de répondre aux ambitions de la banque publique russe Vneshtorgbank (VTB) sur le groupe. Car, comme l’ont souligné les deux co-présidents du conseil de surveillance d’EADS, Arnaud Lagardère et Manfred Bischoff, étant donné que les droits des actionnaires de référence ne peuvent être contournés par des actionnaires individuels, quelle que soit leur position dans le flottant, l’entrée dans le capital d’EADS de la banque russe VTB, à hauteur de 5,02 %, ne peut se traduire par une modification de la structure de gouvernance de l’entreprise. Le ministre de la Défense Michèle Alliot Marie avait également rappelé qu’il convenait de distinguer la coopération politique et la répartition de l'actionnariat : « Les Russes possèdent une vraie expertise en matière aéronautique et une meilleure coopération pourrait être intéressante pour le développement de certains projets. En revanche, il n'est pas question de modifier le pacte d'actionnaires d'EADS, qui est clair et stable », alors que la ministre allemand délégué aux Affaires étrangères, pour sa part, considérait que même si EADS a « besoin de fonds pour son développement futur », les financiers russes doivent rester des « actionnaires minoritaires »7. C. Dassault. L’entreprise de construction aéronautique Dassault se singularise parmi ses pairs du secteur, en raison de son émergence précoce comme acteur purement privé, dans un tissu industriel très largement nationalisé initialement. En effet, à la Libération en 1944-1945, non seulement les industries appartenant à l’Etat en propre restent majoritaires, avec notamment les nationalisations effectuées par le Front populaire le 17 juillet 1936, mais, d’autres firmes jusqu’alors privées sont nationalisées à leur tour, comme les usines Renault pour les chars de combat, ou le fabriquant de moteurs d’avions Gnôme et Rhône, rebaptisé Société nationale d’études et de construction de moteurs d’avion (SNECMA) pour l’occasion. Mais, alors que cette concentration jacobine de l’industrie d’armement s’effectue, sous la houlette du communiste Charles Tillon, ministre de l’Air puis de l’Armement de 1944 à 1946, quelques industriels, qui avaient pour point commun d’être pour l’essentiel les perdants des nationalisations sous le Front populaire, en 1936, se relançaient dans le secteur de l’armement en fondant de nouvelles firmes. Parmi ces 23 derniers, Marcel Bloch, qui se rebaptisa Marcel Dassault après la Libération, de retour de déportation réactive la société anonyme qu’il avait fondée en décembre 1936, en réaction à la nationalisation de sa société des avions Marcel Bloch en juillet 1936. Or, c’est cette nouvelle firme nommée d’après son nouveau patronyme de Dassault qui participa activement au réarmement de la France, puis à la formation de la force de frappe nucléaire du pays8. Effectivement, en homme d’affaires avisé, Marcel Dassault sut imposer son entreprise comme un acteur majeur de l’industrie française de l’armement, malgré la prédominance originelle des régies. Il fit cela en adaptant ses productions à des marchés d’exportation particulièrement profitables, ainsi qu’en sollicitant le soutien financier de l’Etat pour la Recherche & Développement, même pour des projets non sollicités par les autorités publiques. C’est justement en misant sur l’innovation, donc sur l’attraction et la compétitivité de produits à haute valeur ajoutée, que le groupe Dassault se rendit incontournable dans ce secteur, dès les années 1950. C’est-à-dire quand, en parallèle de la production d’avions de combat innovants pour l’Armée de l’Air, dont l’avant-gardiste Mirage IV en mesure de porter des charges atomiques et dont le développement fut bouclé avec célérité, en moins de trois ans, Marcel Dassault investit dans l’industrie en plein essor de l’électronique. Ainsi, M. Dassault engage en 1954, sur le conseil de son fils Serge, un jeune électronicien talentueux, Marcel Daugny, pour diriger le département électronique de sa firme, afin de concevoir des radars d’avions de combat et des contre-mesures électroniques. Or, ce département s’avéra l’un des plus porteurs du groupe, à la suite d’une diversification de ce laboratoire dès 1959, qui lui fit créer des produits aussi innovants et profitables qu’une « tête chercheuse », au profit du premier missile air-air d’un nouveau partenaire commercial, l’entreprise Matra, ainsi qu’un calculateur de bombardement pour le Mirage IV. Grâce à la multiplication des contrats de développement, ainsi qu’à une activité croissante dans le domaine stratégique, Dassault développe les ordinateurs des missiles embarqués sur les premiers Sous-marins Nucléaires Lanceurs d’Engins (SNLE). Aussi, le bureau d’études électroniques de l’avionneur se développe de manière spectaculaire, ce qui est l’occasion de le renommer comme le Centre d’études et de recherches électroniques (CEREL), avec des parts détenues exclusive- ment par la holding de M. Dassault et de sa famille, le Société Immobilière Marcel Dassault (SIMD). En janvier 1963, le CEREL devient Electronique Marcel Dassault (EMD), pile au moment où il profita pleinement du décollage de l’électronique militaire, puis en 1982 cela devint Electronique Serge Dassault (ESD) et en 1990 Dassault Electronique. Cela passa par une croissance associée à une diversification, la spécialisation dans les systèmes de chiffrement et de guerre électronique étant dépassée par une introduction dans les domaines de l’informatique embarquée, pour les systèmes de transport civils, les satellites ou encore les terminaux de paiement sécurisés9. Néanmoins, malgré son rôle historique dans le développement du groupe Dassault, Dassault Electronique fut sacrifié au nom d’une stratégie de concentration imposée par les responsables politiques : en effet, le lobbying du groupe quant aux commandes de matériel militaire par l’Etat français ne saurait aller contre des dynamiques structurelles, or les années 1990 furent marquées par la fin de la Guerre Froide, donc par la désuétude de dépenses militaires hypertrophiées. Les budgets d’armement français ne pouvaient dès lors se maintenir au même niveau que dans les années 1980, à plus forte raison à celui des années 1960, tant l’Etat était soucieux d’engranger les « dividendes de la paix » pour combler une partie de son déficit. Aussi, les industriels de l’armement furent obligés de se focaliser sur leurs cœurs de métier respectifs pour maintenir leur rentabilité, quitte à se dissocier de branches porteuses par temps de forte commande des Armées. Dans le cas du groupe Dassault, cela passa par le sauvetage des industries aéronautiques au prix de la cessation de Dassault Electronique, qui fut échangée contre 6% des parts de Thomson-CSF, futur Thalès, à cette dernière suite à sa privatisation par le gouvernement de Lionel Jospin, en octobre 199710. Le groupe Dassault se retrouve dès lors dans la même situation que son concurrent EADS, obligé de marginaliser la part des ventes militaires dans son chiffre d’affaires. Si bien que les trois quarts de ses revenus proviennent dorénavant de la vente des avions civils Falcon, qui sont largement rentables à l’image du Falcon 7X qui est très demandé, preuve s’il en est de sa qualité puisque les commandes sont nombreuses malgré des délais de livraison a priori contraignants, avec près de cinq ans en moyenne11. Dassault Aviation se trouve dans une situation 24 particulière dans l’industrie française de défense, car il s’agit d’une société privée cotée en bourse, l’entreprise comptant deux grands actionnaires qui sont le Groupe industriel Marcel Dassault (GIMD), à hauteur de 50,21% de son capital, ainsi qu’EADS France à hauteur de 46,30%. Cette prise de capital fit suite au transfert, en décembre 1998, des participations de l’Etat à Aérospatiale, mais il n'existe aucun pacte d'actionnaires entre GIMD et EADS France, ni aucune action d'autocontrôle, tandis que le flottant inscrit en bourse ne représente que de 3,49% du capital12. Néanmoins, ce statut de pure indépendance financière ou organisationnelle envers l’Etat ne doit pas occulter la recherche constante du soutien des autorités publiques par le groupe Dassault, afin de légitimer ses choix sur la stratégie de production ou de vente. Ainsi, Charles Edelstenne, l’actuel Président Directeur Général de Dassault, déclara lors d’une conférence de presse durant le Salon de l’aviation de Paris en 2009 que la France devrait acheter environ trois cents avions de combat Rafale, en s’appuyant largement sur le Livre blanc sur la Défense qui venait de paraître. Aussi, la décision ultérieure des autorités françaises de réduire de 15 % la quantité initialement prévue a-t-elle contrarié les prévisions de rendement du groupe qui dut prévoir un élargissement des exportations à l’extérieur. Cette initiative suscita une perte entre 3,4 et 3,7 milliards de dollars US, que Dassault cherche depuis à combler par l’exportation du Rafale dans des pays qui ne l’ont pas encore testé et rejeté, comme le firent le Maroc qui lui préféra le Lockheed Martin F-16 ou l’Arabie saoudite qui opta pour l’Eurofighter Typhoon. Aussi, des pays tels que le Brésil, la Grèce, l’Inde, la Suisse et les Emirats Arabes Unis sont-ils privilégiés comme marchés ciblés. Or, dans cette optique Dassault bénéficia du soutien de la République française qui, n’ayant pas pu assurer un marché domestique viable à un des fleurons de l’industrie nationale de l’armement, cherche à réconcilier la nécessité d’encourager la croissance du secteur et le besoin pour l’Etat de compresser ses budgets de défense par la promotion du produit auprès d’autres Etats clients. Mais, cela impliqua la constitution d’accords contestables car ils engagent l’avionneur française à effectuer un transfert de technologie vers les pays acheteurs, un transfert complet « qui inclut les codes sources » à en croire le responsable du programme Rafale chez Dassault, Jean-Noël Stock13, alors que pareil argument commercial pour des ventes à court terme risque de susciter un préjudice en terme de compétitivité sur le long terme. 2. Les institutions politiques chargées de l’encadrement de cette industrie. Les organes politiques qui encadrent le secteur, qu’ils tirent leur pouvoir d’une délégation par les élus de la Nation ou en raison de leur composition qui incluent ces derniers, procèdent à cette régulation par voie réglementaire ou législative. Ainsi, parmi eux se dénombrent le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (A), qui conseille directement le Premier Ministre sur les questions mentionnées dans son intitulé, y compris portant sur les industries de défense. Il y a aussi le Conseil de Défense et de Sécurité Nationale (B) qui établit les grandes orientations stratégiques dans ces domaines, en réunissant tous les principaux responsables publics concernés autour du chef de l’Etat. Enfin, les commissions parlementaires sur la Défense nationale (C) élaborent les propositions de lois, qui limitent les initiatives de l’exécutif dans un ensemble normatif. A. Le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale.. Le Conseil des ministres adopta, le 23 décembre 2009, le décret relatif au conseil de défense et de sécurité nationale et au Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN), qui est rentré en vigueur le 13 janvier 2010 pour appliquer dans les faits les orientations du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, pour ce qui concerne l’organisation des pouvoirs publics. Cela prolongea et précisa les dispositions introduites dans le code de la défense par la loi du 29 juillet 2009, relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014, ainsi le Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN) s’est transformé en Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN). Or, ses missions ont été élargies à l’ensemble des questions stratégiques de défense et de sécurité, qu’il s’agisse de la programmation militaire, de la politique de dissuasion, de la programmation de sécurité intérieure concourant à la sécurité nationale, de la sécurité économique et énergétique, de la lutte contre le 25 terrorisme ou de la planification des réponses aux crises14. Le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) assure le plus officiellement possible le secrétariat du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale dans ses formations plénières, spécialisées et restreintes. Mais, il ne s’agit justement que d’assurer l’intendance et cette mission est assurée au sein du SGDSN par une équipe de conseillers justement, aussi ne sont-ils placés auprès du Secrétaire Général de la Défense et de la Sécurité Nationale15 que pour conseiller le conseil auprès du chef de l’Etat. Néanmoins, le SGDSN a un rôle conséquent car il assure le contrôle des exportations des matériels de guerre, en répondant à trois nécessités : une de sécurité nationale pour garantir la protection des forces françaises et celle des alliés de la République française, ainsi que de ses partenaires engagés en opérations ; une autre de nature politique et juridique, qui est le souci de garantir le respect des engagements internationaux souscrits par la France. Cela comprend, notamment, la position commune sur le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires, l’arrangement de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles, les conventions internationales relatives à la lutte contre la prolifération, les embargos de l’Organisation des Nations Unies et de l’Union Européenne ; une dernière économique et industrielle, soit l’assurance de maîtriser les transferts de technologies les plus sensibles. Le système français de contrôle des exportations de matériels de guerre, ainsi que des matériels assimilés, est basé sur des principes généraux : un principe de prohibition, à moins que l’Etat ne l’autorise et ne le contrôle, principe justifié par la nature particulière du commerce des armes et qui est de nature législative, en vertu des articles L 2335-2 et 3 du Code de la défense ; un autre de coordination interministérielle, car le contrôle des exportations est mis en œuvre sous la responsabilité du Premier ministre. En fait, ces opérations d’exportation de matériels de guerre sont soumises à un contrôle en deux phases, avec une première phase qui correspond à la délivrance d’un Agrément Préalable (AP) du gouvernement français, ce qui permet aux exportateurs de promouvoir leurs matériels et de prendre commande. Quant à la seconde phase, elle consiste en l’autorisation d’exportation des matériels de guerre, qui est nécessaire pour que les matériels franchissent la frontière et soient transférés jusqu’au client du pays destinataire. Cela suit une procédure fixée par l’arrêté du 2 octobre 1992, relatif à la procédure d’importation, d’exportation et de transfert des matériels de guerre, armes et munitions et des matériels assimilés. L’agrément préalable est octroyé par le Premier ministre, suite à l’avis de la Commission Interministérielle pour l’Etude des Exportations de Matériels de Guerre (CIEEMG), fondée par le décret n°55-965. Elle réunit actuellement des représentants du ministre chargé de la défense, du ministre chargé des affaires étrangères et européennes, du ministre chargé des finances et des affaires économiques, sous la présidence du Secrétaire Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN). Son but est d’apprécier les projets d’exportation en fonction de critères opérationnels, politiques, déontologiques, économiques et industriels avec, le cas échéant, des avis assortis de réserves, telles que l’insertion dans le contrat d’une clause de nonréexportation et d’utilisation finale. Avec cette clause, l’acheteur s’engage à ne pas vendre ou céder à un tiers les matériels et rechanges objet du contrat sans l’accord préalable des autorités françaises, tout en certifiant l’utilisation finale à laquelle il les destine. A la suite de quoi, l’autorisation d’exportation est délivrée par le ministre chargé des douanes après avis du Premier ministre, des ministres chargés de l’économie, des affaires étrangères, de la défense et du budget (Annexe 1)16. B. Le Conseil de Défense et de Sécurité Nationale. Le Conseil de Défense et de Sécurité Nationale est présidé par le chef de l’Etat, avec pour compétence toutes les questions de défense et de sécurité, qu’il s’agisse de la programmation militaire, de la politique de dissuasion, de la programmation de sécurité intérieure, de la sécurité économique et énergétique, de la lutte contre le terrorisme ou de la planification de réponse aux crises17. Il fut créé suite au conseil des ministres du 23 décembre 2009, le Premier ministre ayant présenté un décret relatif au conseil de défense et de sécurité nationale, ainsi qu’au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Cette démarche était conforme aux orientations du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, tout en faisant suite à la loi du 29 juillet 2009 de programmation militaire pour les années 2009 à 2014, qui 26 avait fait entrer dans le droit français le concept de sécurité nationale et avait créé le Conseil de Défense et de Sécurité Nationale18. Ce Conseil de Défense et de Sécurité Nationale présente des implications concernant la politique française sur l’industrie militaire, car il rassemble en plus du Président de la République et du Premier ministre le ministre des affaires étrangères et européennes, le ministre de l’intérieur, le ministre de la défense, le ministre du budget. Mais, il comprend aussi le ministre de l’économie qui est donc appelé potentiellement à traiter de questions industrielles concernant la Défense, dans le cadre de ce Conseil. Qui plus est, un Conseil consultatif sur la défense et la sécurité nationale est partie intégrante du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale, or il est composé de personnalités indépendantes nommées par le chef de l’Etat et pourra faire appel à des experts de l’administration, afin de mettre ses avis et ses analyses à la disposition du Président de la République et du Premier ministre. Aussi, les différentes dimensions, politiques, financières, opérationnelles et internationales d’une situation feront ainsi l’objet de débats contradictoires, pour être présentées sous forme de choix ouverts à la décision finale19. Donc, cette structure laisse aux représentants de l’industrie ou des administrations concernées, tels que l’Etat-Major des Armées (EMA) ou la Direction Générale de l’Armement (DGA), l’occasion d’influencer les choix stratégiques de l’Elysée qui portent sur l’industrie de l’armement. Encore faut-il avoir l’écoute préalable du Président de la République pour qu’il les y admette. C. Les commissions parlementaires sur la Défense nationale. La prédominance de l’exécutif dans les questions d’industrie à usage militaire ne doit pas occulter la place essentielle des parlements nationaux, donc de l’Assemblée nationale et du Sénat. Car si ce sont le gouvernement et le chef de l’Etat, au titre de chef des armées, qui gèrent quotidiennement et adoptent des orientations stratégiques sur ces points, ce sont les députés et les sénateurs qui surveillent pareille activité et ce, au nom de l’intérêt général. Ils en tirent les conséquences sous la forme de lois, si nécessaire, qui encadreront la marge de manœuvre de l’exécutif. Néanmoins, l’expertise sur les industries d’armement se focalise au sein de ces cénacles dans les commissions prévues à cet effet, étant entendu que ce sont elles qui analysent les tendances et les dynamiques du secteur, ainsi que les effets des politiques publiques qui y sont associées. Aussi, est-il opportun de se concentrer sur l’action des dites commissions, qui sont à l’initiative des propositions de loi en la matière, plutôt que d’essayer de discerner une pratique des parlements nationaux dans leur ensemble sur ces sujets. Pour l’Assemblée nationale, l’organe compétent est la Commission de la Défense et des forces armées qui, selon l’article 36, alinéa 12, du Règlement de l’Assemblée nationale, a pour domaines de compétence : l’organisation générale de la défense, les liens entre l’armée et la Nation, la politique de coopération et d’assistance dans le domaine militaire, les questions stratégiques, les personnels civils et militaires des armées, la gendarmerie, la justice militaire et les anciens combattants entre autres, mais aussi les industries de défense qui nous concernent ici20. Or, un premier élément peut susciter la polémique ou des doutes : les députés membres de cette commission, du moins le Président de commission, ses vice-présidents et les secrétaires, qui ont pourtant un pouvoir de synthèse et d’arbitrage qui devrait impliquer qu’ils maîtrisent la matière dont ils traitent, ne sont pour l’essentiel ni des militaires, ni des personnels civils de la Défense, ni des industriels21. Aussi, n’ont-ils pas d’expérience professionnelle qui leur permette de saisir intimement les problématiques de l’industrie d’armement. Au Sénat, cette question relève de la Commission des affaires étrangères, de la Défense et des forces armées, une des six commissions permanentes en vertu de l’article 43 de la constitution de 1958, qui est composée de cinquante-six membres. Or, ils partagent avec leurs homologues de l’Assemblée nationale la même caractéristique troublante : ils n’ont pour la plupart aucune expérience propre, ni des affaires de défense ni de l’industrie privée22. 3. Les acteurs à but non lucratif mais sans responsabilité politique. Les deux types d’acteurs mentionnés précédemment avaient un pouvoir effectif sur le secteur français de l’armement, les entreprises privées étant aux prises directement avec la concurrence internationale et les organes spécialisés des institutions politiques régulant ce tissu industriel, en fonction de la sécurité 27 nationale et des intérêts stratégiques ou diplomatiques du pays. Néanmoins, il ne faut pas ignorer l’influence que peuvent détenir des acteurs ne relevant ni du milieu entrepreneurial, ni du pouvoir politique, leur raison d’être relevant du conseil et de l’expertise auprès des responsables publics. Parmi eux, il y a notamment l’Etat-Major des Armées (A) ou la Direction Générale de l’Armement (B), ainsi que pour la diffusion de l’information et de l’opinion, comme les médias et les Organisations Non Gouvernementales (C). A. L’Etat-Major des Armées L’Etat-Major des Armées (EMA) est dirigé par le Chef de l’Etat-Major des Armées (CEMA), mais son pouvoir effectif, confié par le Président de la République et le Gouvernement, qui englobe l’emploi des forces armées et le commandement des opérations militaires est limité. Cela est dû, d’une part à ses prérogatives qui n’incluent pas les mesures singulières concernant la dissuasion nucléaire, d’autre part à sa position hiérarchique qui ne lui accorde une autorité que sur les chefs d’état-major des trois armées, les commandants supérieurs dans les Départements d’Outre-Mer, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, ainsi que sur les commandants des forces françaises à l’étranger avec leurs propres états-majors interarmées et les Officiers Généraux de Zone de Défense (OGZD). Mais, sa compétence ne couvre pas la Direction Générale de l’Armement (DGA), qui fixe les commandes de matériel et teste les prototypes, pas plus que sur l’industrie elle-même. Néanmoins, le CEMA et à travers lui ses adjoints de l’EMA exercent une influence sur le secteur industriel de l’armement, puisqu’une de leurs responsabilités est la définition du format d’ensemble des armées et de leur cohérence capacitaire. En somme, il propose une circonscription de la demande en matériel militaire et a de fortes chances d’être écouté, en sa qualité de conseiller militaire du Gouvernement23. Même si les officiers supérieurs, qui constituent l’Etat-Major des Armées, n’ont censément qu’un rôle de conseil auprès du pouvoir exécutif et d’application des résolutions de la Présidence de la République ou du gouvernement, il ne faut pas pour autant sous-estimer leur pouvoir d’obstruction ou de pression sur leurs supérieurs politiques. Car, quand bien même ils ont dû revenir sur des mesures qui avaient leur faveur, ils ont pu aussi soutirer à plusieurs reprises leur accord aux responsables de l’Elysée ou de Matignon, quitte à « piéger » les dits responsables. Ainsi, bien que lui-même mitigé sur l’intérêt d’un sixième Sous-marin Nucléaire Lanceur d’Engins (SNLE)24, l’amiral Marc de Joybert, chef d’état-major de la marine nationale, profita de l’intérim d’Alain Poher à la Présidence de la République en avril 1974 pour faire signer à cet éphémère Président de la République la « dépêche de mise en chantier » de l’Inflexible. Les officiers de l’EMA ont ainsi démontré qu’ils étaient aussi de fins tacticiens politiques, surtout dès qu’il s’agissait de défendre les projets qu’ils estimaient indispensables pour le Défense nationale, aptitude qu’ils démontrèrent à nouveau lors de la première cohabitation en 1986. En effet, jugeant insuffisants les SNLE car ne permettant pas une visibilité de la Marine nationale pour les possibles belligérants, pas plus qu’ils ne permettaient de projeter des forces dans les airs ou sur terre, la Marine nationale exigea la construction d’un porteavions dont le programme de construction fut initié en février 1986, par le gouvernement socialiste de Laurent Fabius, sous le nom de Richelieu. Mais, craignant que le programme ne soit abandonné pour raison de compressions budgétaires comme tant d’autres par le passé, les marins de l’EMA usèrent de toute leur influence auprès du gouvernement de Jacques Chirac. En effet, dès sa formation en mars 1986, les officiers obtinrent que le navire soit rebaptisé Charles de Gaulle, afin que la charge symbolique prêtée au porte-avions par pareil patronyme dissuade tout gouvernement de sacrifier le projet, devenu trop emblématique. Néanmoins, les suites de cette entreprise soulignent aussi les limites de l’influence de l’EMA : en effet, au début des années 2000, alors même que la nécessité d’un second porteavions s’avère nécessaire, pareille opportunité d’engager le personnel politique sur le long terme ne s’est pas présentée. Or, il apparaît que la crainte de crever le budget national apparaisse plus important pour l’instant que l’opportunité opérationnelle d’un nouvel équipement25. B. La Direction Générale de l’Armement. En sa qualité de maître d'ouvrage des programmes d'armement, la Direction Générale de l’Armement (DGA) est responsable de la conception, de l'acquisition et de l'évaluation 28 des systèmes qui équipent les forces armées. A ce titre, son action couvre toute la durée de vie des dits programmes, ce qui contraint la DGA à être le premier investisseur de l'Etat, avec en 2010 la conduite de quatre-vingts programmes d'armement et 9,114 milliards d'euros de commandes à l'industrie, ce qui s’explique par le souci de prospective, notamment sous l’aspect anticipation des menaces et des risques, de préparation des capacités technologiques et industrielles, dans un cadre résolument européen. Aussi, la DGA est devenue par la même occasion le premier acteur de la recherche de défense en Europe, avec six cents trente cinq millions d'euros de contrats d'études notifiés à l'industrie en 2010, ainsi qu’avec plus de 17 % des études en amont qui sont effectués en coopération européenne. La DGA contribue donc, largement et activement, à ce volet majeur de la politique industrielle, tant sur l'aspect contrôle pour le respect des engagements internationaux de la France que sur l'aspect économique pour le développement des entreprises de défense, devenant un partenaire majeur pour le développement international des entreprises françaises. Cela est nécessaire car les exportations d'armement représentent un tiers de l'activité des entreprises françaises du secteur, ces dix dernières années, or grâce à la DGA l’industrie française a pu faire 4,271 milliards d'euros de prises de commandes export en 201026. Dès sa création par le Général de Gaulle, le 5 avril 196127, la Direction Générale de l’Armement (DGA) est dominée par les Ingénieurs de l’Armement (IA), dont 80 % environ sortent de Polytechnique, or lesdits IA y exercent un rôle crucial qui est l’élaboration des lois quinquennales de programmation militaire et des budgets militaires annuels de l’Etat. Or, même si ces projets de lois doivent être soumis aux parlementaires pour ratification, l’influence de la DGA est garantie par le relatif suivisme des commissions parlementaires, dont les membres n’ont pas d’expérience propre pour la plupart d’entre eux28 et qui se reposent donc beaucoup sur les informations que les services du Ministère de la Défense leur fournissent, notamment au travers de la DGA. Néanmoins, un contrôle extérieur et critique serait peut-être nécessaire, eu égard aux risques de collusion et de trafic d’influence qui existent dans ce milieu, en effet les IA sont répartis quasiment pour moitié entre la DGA et les firmes industrielles de l’armement mais restent liés par le cadre associatif de la Confédération Amicale des Ingénieurs de l’Armement29. Or, il fut déjà constaté qu’au mépris des règlements de la fonction publique pareil cadre servait aux IA des deux secteurs, public et privé, à se retrouver afin de se concerter en vue de « pantoufler », c’est-à-dire de passer directement de leur poste public à une fonction dans une société en lien avec l’Etat, au risque que cette transition ne soit conditionnée à du favoritisme, alors qu’ils sont toujours en poste à la DGA, en faveur de telle ou telle firme qui leur aura fait une offre30. Par ailleurs, la DGA joue un rôle essentiel dans la R&D du secteur, ce qui justifie son quasimonopole sur la recherche concernant tous les types d’armement pour les cinq directions du Ministère de la Défense, c’est-à-dire l’Armée de Terre, l’Armée de l’Air, la Marine nationale, la Gendarmerie nationale et la DGA elle-même. Cela se fait au travers de ses propres centres d’essais et laboratoires de recherche, à l’exception près du nucléaire militaire qui est l’exclusivité du Commissariat à l’Energie Atomique, bien que la DGA en coordonne les commandes. Aussi, la DGA a-t-elle contribué à des développements dans des technologies intéressant la Défense, tels que l’industrie aérospatiale, la construction navale ou les équipements électroniques et informatiques. Mais, elle a aussi participé au soutien étatique pour les exportations de l’industrie française de l’armement, par le biais de sa Direction des Affaires Internationales (DAI), qui à cette fin n’hésite pas à recourir aux aides directes ou indirectes, comme des garanties ou des prêts d’Etat, rendant dès lors les industriels français très dépendants et sollicitants envers elle afin d’accroître leur activité internationale31. Néanmoins, la DGA est en passe de suivre une logique de compression budgétaire, mais surtout de rationalisation des coûts, impulsée par la Présidence de la République en raison des difficultés financières suscitées par la crise économique depuis 2007-2008. Cela devrait réduire les complaisances envers l’industrie qui lui permettaient de générer des profits importants de la vente domestique, pour le compte de l’armée française, ce qui est confirmé par le souci grandissant des entrepreneurs de vendre à l’export, dynamique dans laquelle la DAI est appelée à s’investir pleinement. En effet, la législation a posé dès 2009, suite à des projets de loi du Gouvernement, la nécessité 29 d’une rationalisation conséquente de l'organisation du Maintien en Condition Opérationnelle (MCO). Aussi, la maîtrise d'ouvrage déléguée, répondant dorénavant à une logique de milieu, est généralisée avec la création du Service Interarmées de Maintenance des Matériels Terrestres (SIMMT), formé sur le modèle du Service de Soutien de la Flotte (SSF) et de la Structure Intégrée du Maintien en condition opérationnelle du Matériel Aéronautique de la Défense (SIMMAD). Or, ces structures de soutien devront travailler avec la DGA de manière plus intégrée, avec un suivi tout au long des programmes. Donc, le soutien tacite des IA de la DGA envers leurs pairs de l’industrie, qui passaient par l’acceptation de prévisions de coût sous-évalués des programmes d’armement, prévisions biaisées par la comptabilité des seules dépenses de R&D initiale et en omettant les tests complémentaires et améliorations ultérieures32, devrait avoir du mal à s’appliquer désormais. En effet, la maîtrise des coûts de MCO fait maintenant l'objet d'une approche partenariale avec l'industrie, aussi les contrats devront prévoir des indices de performance et faciliter l'analyse des coûts complets des équipements33. C. Organisations Non Gouvernementales et médias généralistes. Il ne peut être ignoré l’influence des faiseurs d’opinion sur cette question de l’industrie d’armement, qu’il s’agisse des médias généralistes, avec le traitement qu’ils font de l’information concernant ce secteur, ou des Organisations Non Gouvernementales en raison de leur activisme partisan et idéologique, car ils contribuent à forger l’avis de l’opinion publique sur la matière étudiée ici et par là même à inciter les responsables politiques à emprunter une posture, en fonction de l’Opinion du moment. Or, il faut constater préalablement que des pans entiers de l’audiovisuel et de la presse écrite en France sont sous une double tutelle, celle des groupes industriels dont certains investissements sont placés dans le secteur du matériel militaire et celle de la communication des forces armées. En effet, les firmes de l’armement ont pour beaucoup une filiale dans les médias, à l’image du groupe Matra-Hachette dont la composante Hachette produit certes des manuels scolaires et des ouvrages pour adultes, ce qui fit de lui le premier groupe français de presse-magazines, avec 20 % du chiffre d’affaires de l’édition nationale à son actif en 1986, mais le groupe dispose aussi de médias radiophoniques, avec les radios Europe 1, Europe 2 ou Skyrock, sans oublier le rachat de la Cinq qui s’avéra être une erreur par la suite34. Par ailleurs, le Service d’Information et de Relations Publiques des Armées (SIRPA) a pour doctrine officielle de défendre dans les médias les doctrines stratégiques des armées françaises, notamment la dissuasion nucléaire qui apparaît comme un élément à défendre de manière prioritaire. Cela implique de diversifier les vecteurs d’information, tels que les publications régulières, les émissions audiovisuels, les centres de documentation ou les films vidéo, pour atteindre des auditoires identifiés comme peu sensibles aux questions de défense à l’origine, comme les enseignants ou les jeunes35. Mais, il s’agit surtout de sensibiliser les journalistes, voire à les employer pour assurer le relais, que cela soit au travers du Centre Opérationnel de Presse Internationale de Défense (COPID), un centre informatisé de documentation destinée à la presse, ainsi que par le biais de l’hebdomadaire à diffusion limitée SIRPAActualités. Il y a aussi l’Etablissement de Conception et de Production Audiovisuelle (ECPA) qui fournit des documents audiovisuels aux journalistes sur les conflits armés passés ou présents, mais qui commandite aussi des films à des organismes français, avec la contribution de personnalités de l’audiovisuel français, tels que MM. Claude Lelouch et Costa-Gavras, qui ont été affectés à ce service le temps de leur service militaire36. Bref, autant de moyens par lesquels l’institution militaire encadre le milieu médiatique et assure une bonne image de son action, quitte pour cela à dériver jusque dans la propagande, en privilégiant l’information sur les missions sociales de l’armée comme les interventions en cas de catastrophes naturelles ou l’aide humanitaire dans les pays déstabilisés. Ce biais vise à occulter l’aspect franchement guerrier, qui risquerait de faire s’éloigner les nouveaux publics que le SIRPA veut séduire37, quitte à recourir à la censure comme en juillet 1993, quand un journaliste fut sanctionné par sa hiérarchie suite à une réprimande du SIRPA, car il avait mentionné les dommages écologiques occasionnés à la Polynésie française par les essais nucléaires, lors d’une émission d’Arte sur le sujet38. Face à des médias qui sont, pour la grande majorité, sous ce double parrainage qui les amène à être accommandants à l’égard des positions de l’Etat et des industriels de l’arme- 30 ment, il existe une pléthore d’ONG rien qu’en France qui essaient de mettre en avant des arguments pour réduire les dépenses militaires au nom du désarmement, voire pour faire cesser certaines activités qu’elles jugent polluantes ou dangereuses pour la santé. Mais, leur militantisme virulent et leur manque de considération pour les préoccupations géostratégiques les empêchent de rentrer dans un dialogue constructif avec les autorités publiques, ainsi que de susciter un attrait affirmé auprès des opinions publiques. Ainsi, le Comité des scientifiques pour le désarmement nucléaire ne distingue pas entre la problématique de l’arme atomique et l’existence d’un équivalent français au complexe militaroindustriel américain, ensemble institutionnel que l’ancien président du Comité Roger Godement qualifiait pour sa part de « complexe scientificomilitaro-industriel ». Aussi, ce Comité a-t-il signé en juin 1987 une Déclaration de Hambourg, regroupant tous les scientifiques européens hostiles aux programmes d’armement nucléaire et qui proposèrent notamment l’arrêt de toute production de matériaux fissiles militaires39. Or, il s’agit là de propositions dépourvues d’impact car trop radicales et pas du tout pragmatiques, qui excluent toute reconnaissance à l’utilité de ces moyens militaires, si bien que ce genre de rhétorique nuit à la démarche de ces ONG, notamment quand elle est relayée dans les milieux académique ou médiatique40. Néanmoins, malgré leur radicalité, un exemple pertinent d’ONG pacifiste parvenant à faire plier les autorités est Greenpeace qui, ne dissociant nullement écologisme et pacifisme, n’a jamais cessé de dénoncer les conséquences de la pollution par le nucléaire militaire, au point d’avoir réclamé un traité de dénucléarisation de la Méditerranée à l’image de celui de 1960 sur l’Antarctique afin de faire cesser les mouvements de SNLE dans cette mer. Mais, en 1995, l’association obtint un succès après vingt-cinq ans d’activisme avec non seulement l’arrêt des essais nucléaires dans le Pacifique Sud, même si ce moratoire fut facilité par l’efficacité acquise par les simulations informatiques des essais, qui permettaient de se passer des tests à tir réel. Mais, elle exigeait aussi la fin de la propagande d’Etat sur les conséquences économiques et sociales, présentées comme positives, de la présence du Centre d’Expérimentation du Pacifique pour les Polynésiens, or le Président du Gouvernement de Polynésie française Gaston Flosse dut admettre, devant l’Assemblée nationale en 1994, que cela avait généré des déséquilibres économiques et sociaux criants, ainsi qu’une croissance artificielle donc non pérenne41. Dans le premier livre ci-dessus, il fut constaté que le partenariat public-privé en France aboutissait à des dysfonctionnements imputables à deux excès inverses, mais tout aussi néfastes : une connivence trop étroite des organes de contrôle et d’évaluation avec les industriels des armements ; ou a contrario une opposition frontale entre les firmes privées et l’Etat quand ce dernier leur impose des contraintes contreproductives, comme des participations au capital pour éviter des ingérences d’acteurs étrangers dans ces groupes aux activité sensibles, ou réduit les commandes pour raison de compression budgétaire. A ces problèmes, se rajoutent des complications comme les tensions au sein des pouvoirs publics, notamment entre les options stratégiques des officiers militaires et des responsables politiques, les choix court-termistes pour faciliter les exportations, quitte à faciliter l’appropriation par des concurrents en devenir du savoir-faire français. Ou encore, la difficulté d’établir un débat public serein sur cette matière, en raison de la dichotomie manichéenne entre des médias suivistes envers les postures industrielles ou militaires et des ONG au militantisme radicale, sans oublier l’atonie des commissions parlementaires qui se résolvent trop souvent à avaliser les déclarations du Ministère de la Défense ou de Matignon. Néanmoins, outre que ces problèmes n’empêchent nullement des succès commerciaux comme la création puis la consolidation d’EADS sur les marchés internationaux, les gênes pour la compétitivité française ne s’expliquent pas tellement par ceux mentionnés cidessus puisque les principaux concurrents de l’industrie française sur le secteur de l’armement en ont de similaires. Aussi, s’agit-il surtout des choix stratégiques pris par les pays concernés, suivant leurs conditions réciproques, qui leur donnent un avantage comparatif, qu’il s’agisse d’une organisation efficiente de la R&D ou d’une massification de la production à bas coût, comme cela est détaillé ci-dessous dans le second livre. 31 Notes : 1- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, page 2. 2- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, pages 3-4. 3- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, page 4. 4- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, page 8. 5- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, page 2. 6- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, page 4. 7- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, pages 9-10. 8- Voir Histoire secrète de la Vè République, sous la direction de Roger FALIGOT et de Jean GUISNEL, édité à Paris dans la collection La Découvert, en 2007, pages 225-226. 9- Voir Histoire secrète de la Vè République, sous la direction de Roger FALIGOT et de Jean GUISNEL, édité à Paris dans la collection La Découvert, en 2007, page 231. 10- Voir Histoire secrète de la Vè République, sous la direction de Roger FALIGOT et de Jean GUISNEL, édité à Paris dans la collection La Découvert, en 2007, pages 231-232. 11- Voir Histoire secrète de la Vè République, sous la direction de Roger FALIGOT et de Jean GUISNEL, édité à Paris dans la collection La Découvert, en 2007, page 233. 12- Voir L’industrie de défense française à la croisée des chemins – Partie 1. Industries de défense et actionnariat public : une singularité française, d’Hélène Masson, document PDF pour la Fondation pour la Recherche Stratégique, de 2006-2007, page 4. 13- Voir Jane’s World Defence Industry – Issue Twentyeight, de Guy Anderson, publié au Royaume-Uni dans la collection IHS Jane’s, en 2011, page 258. 14- Voir l’introduction du site du SGDSN, http://www .sgdsn.gouv.fr/ 15- Voir la page « Assurer le secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale » du site du SGDSN, http://www.sgdsn.gouv.fr/site_rubrique92.html 16- Voir la page « Contrôler les exportations de matériel de guerre » du site du SGDSN, http://www.sgdsn. gouv.fr/site_rubrique81.html 17- Voir la page « Assurer le secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale » du site de la SGDSN, http://www.sgdsn.gouv.fr/site_rubrique92.html 18- Voir la page « Conseil de défense et de sécurité nationale » du site Portail du Gouvernement, http://www.gouvernement.fr/gouvernement/conseil-dedefense-et-de-securite-nationale-et-secretariat-generalde-la-defense-et-de- 19- Voir un extrait du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, sous format PDF, à l’adresse Internet, http://www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/IMG/pdf /01.6-LeConseildedefenseetdesecuritenationale.pdf 20- Voir le site officiel de l’Assemblée nationale, section Commission de la Défense et des forces armées, en septembre 2011, http://www.assemblee-nationale.fr/ commissions/59046 tab.asp 21- A quelques exceptions près, comme M. Charles Cova qui est Capitaine de vaisseau, M. Paul Quilès à la rigueur en sa qualité d’ingénieur. Voir les compositions des XIè, XIIè et XIIIè législatures, sur le site mentionné ci-dessus. 22- Aux exceptions notables de M. Didier Borotra, industriel de son état, M. Christian Cambon, qui est chef d’entreprise, tout comme M. Jean-Paul Fournier ou Mme. Gisèle Gautier, tandis que M. Michel Guerry est ingénieur et M. Xavier Pintat ingénieur à la Commission de l’Energie Atomique 23- Voir la page consacrée au CEMA, sur le site de l’EMA, http://www.defense.gouv.fr/ema/le-chef-d-etatmajor/fonction/fonction 24- Il aurait d’ailleurs déclaré à ce sujet : « Les sousmarins, il en faut, mais pas trop, c’est un métier de con ». Propos extrait d'Histoire secrète de la Vè République, sous la direction de Roger FALIGOT et de Jean GUISNEL, édité à Paris dans la collection La Découverte, en 2007, page 229. 32 25- Voir Histoire secrète de la Vè République, sous la direction de Roger FALIGOT et de Jean GUISNEL, édité à Paris dans la collection La Découvert, en 2007, pages 229-230. 26- Voir la page « Présentation de la direction générale de l’armement », http://www.defense.gouv.fr/dga/ladga2/missions/presentation-de-la-direction-generale-del-armement 27- Voir la page d’introduction de la DGA, http://www. defense.gouv.fr/dga hésité à affirmer que la menace soviétique contre les Etats-Unis d’Amérique était purement virtuelle, n’était qu’une fiction pour justifier la croissance de l’industrie militaire. Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, page 20. 41- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, pages 351-352. 28- Voir les pages 28 et 29 du présent ouvrage. 29- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, page 53. 30- Les allers-retours entre les groupes Dassault ou Aérospatiale et la DGA d’IA, tels que MM. Bernard Retat et Gérard Chauvallon, sont sur ce point édifiants. Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, pages 54-55. 31- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, page 54. 32- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, page 82. 33- Voir l’article annexé, point 3.3, de la loi n°2009-928 du 29 juillet 2009 « relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions concernant la Défense », sur http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000020930868&dateTexte=vig 34- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, pages 181-182. 35- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, pages 183-184. 36- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, page 184. 37- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, page 185. 38- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, page 186. 39- Voir Surarmement, pouvoirs, démocratie, d’Andrée Michel, édité à Paris par l’Harmattan, en 1995, pages 345-346. 40- Un cas caricatural de ces enseignants-chercheurs qui milite pour ces causes et les ONG qui les portent, mais avec une subjectivité qui les décrédibilise, nonobstant les éléments factuels qu’ils utilisent pour leur argumentaire, n’est autre que Mme. Andrée Michel qui n’a pas 33 LIBÉRAUX ET CONSERVATEURS SUR LA SCÈNE POLITIQUE POLONAISE : Retour sur les élections législatives anticipées de 2007 Sophie Vercruysse Etudiante en langue étrangère appliquée à l’Université Lille 3. Synthèse rédigée par Fouad Nohra * e processus d’adhésion à l’Union européenne est certes revendiqué par les gouvernements polonais successifs et approuvé par référendum (par 77% des votants). Or, à l’approche de l’entrée de la Pologne, en janvier 2004, les sociaux démocrates qui ont été les artisans de la mise en œuvre des critères d’adhésion, tant sur le plan politique qu’économique ont rencontré, dès les élections européennes de juin 2004 l’opposition radicale d’un nouveau courant conservateur, eurosceptique, aux revendications souverainiste. L’ascension du Parti droit et justice (PiS) des frères Kaczynski exprime cette liberté de ton dans le refus de céder à la souveraineté polonaise. La victoire de ce dernier aux élections législatives le propulse à la tête de toutes les autres formations avec 26,9% des suffrages exprimés. De même, Lech Kaczynski remporte l’élection présidentielle du 25 octobre 2005 avec 54% des suffrages au second tour, face au libéral Donald Tusk. L Pendant deux années, la posture radicale du parti au pouvoir et la difficulté à maintenir des coalitions stables mènent à la dissolution de la Diète (Sjem) et aux élections anticipées du 21 octobre 2007. L’importance de ces élections réside dans le tournant qu’elles marquent à nouveau en faveur d’un courant libéral, proeuropéen. Des conservateurs désunis, mais puissants Les élections anticipées du 21 octobre 2007 remettent en cause le gouvernement de Jaroslaw Kaczynski, compromis par son alliance avec des forces politiques plus radicales. Plusieurs ministres démissionnent et les relations entre les différents partis de l’alliance conservatrice sont tendues. Suite à sa démission, Andrzej Lepper, outré par la nomination à son poste de son pire adversaire au sein de la coalition, qualifie Jaroslaw Kaczynski de « monstre ». Premier ministre entre 2005 et 2007, ce dernier dirige le parti conservateur polonais Droit et Justice (PiS). Dans le couple politique qu’il forme avec son frère, Jaroslaw est le stratège, ainsi que l’idéologue. Il s’est entièrement voué à la politique, ayant même sacrifié sa vie personnelle. Juriste de formation, il s’est engagé dès les années 1970 dans les organisations clandestines qui tentaient de combattre le communisme. Sous sa direction, le PiS a conquis le pouvoir en 2005. Depuis, ce parti a su capter l’électorat de l’extrême droite. Il a fait campagne sur la défense des valeurs nationales et la lutte contre la corruption. A tire annecdotique, Jaroslaw Kaczynski ne s’était jamais marié, n’avait pas passé le permis de conduire et refusait d’avoir un compte en banque pour éviter les virements à son insu qui, croit-il, pourraient servir à le discréditer en l’accusant d’avoir perçu un pot-de-vin. Lech Kaczynski, président de la république élu en octobre 2005, est, dès sa jeunesse, un activiste du mouvement démocratique et anti-communiste en Pologne, et devient en août 1980, conseiller au Comité de Grève du chantier naval de Gdansk et du mouvement Solidarność. Quelques jalons de son parcours : 34 • Après avoir occupé de hautes fonctions auprès de Lech Wałęsa, il est en conflit avec le président polonais en raison de son opposition à la « thérapie de choc » administrée à l'économie polonaise. • En 2001, il fonde le parti conservateur PiS, et est élu maire de Varsovie capitale de la Pologne. En tant que maire, il parvient, entre autres, à faire construire le musée de l'Insurrection de Varsovie. • En 2005, il est le président de la Chambre Suprême (Najwyższa Izba Kontroli), NIK, • puis devient ministre de la justice du gouvernement de Jerzy Buzek • Le 19 mars 2005, il déclare officiellement sa candidature à l’élection présidentielle. • Il est finalement élu président de la République de Pologne le 23 octobre2005 avec 54% des suffrages exprimés. L’action des frères Kaczynski s’inscrit dans la dynamique du Parti droit et justice, le PiS (Prawo i Sprawiedliwość) Fondé en juin 2001 alors que Lech Kaczyński était ministre de la justice du gouvernement de l’Alliance électorale Solidarité (AWS), il réunit divers mouvements de droite et conservateurs, les restes de Solidarność et des dissidents du parti libéralconservateur la Plateforme Cibique PO (Platforma Obywatelska (PO). Tout d'abord, le fait qu'ils soient frères dérange beaucoup au niveau national et inquiète au niveau international. A l'époque et encore aujourd'hui, la Pologne demeure le seul pays (démocratique) où deux membres de la même famille occupaient les deux postes les plus importants du pays. Nombre de leurs actions ou discours qui ont choqué le monde et ont précipité leur perte. Lech Kaczynski a effectué des dérapages verbaux, de même que plusieurs membres de son gouvernement, dont certains (Roman Giertych, ,Andrzej Lepper etc) sont affiliés à la partie ultraconservatrice de l'Eglise catholique, et professent des idées nationalistes et antisémites. Mais c'est surtout le projet de loi (dit de lustration) qui visait à purger l'administration publique des anciens collaborateurs des services secrets communistes, qui a suscité une réprobation très forte, en Pologne comme à l'étranger, surtout en France. Jaroslaw Kaczynski, lui, s’est isolé de ses partenaires européens, notamment par ses propos anti- allemands. Tous deux justifient les attaques contre les homosexuels et préconisent un durcissement du droit criminel. Leur but est de renforcer les liens entre l’Etat polonais et l’Eglise catholique tout en purgeant ce dernier de toute influence communiste. Pendant leur «règne» de nombreux « limogeages » sont a signaler : la ministre des Finances de Marcinkiewicz, Zyta Gilowska, fut forcée de partir à la suite d’accusations sur des liens avec la police secrète stalinienne qu’elle aurait tus. Ces accusations non prouvées auraient probablement été lancées par les services secrets dont le contrôle est assuré par le PiS. Les alliés encombrants des frères Kaczynski L’un des précédents alliés du PiS est le Parti d’Autodéfense d’Andrzej Lepper, qui, à ces élections demeure en-deçà du seuil des 5% de suffrages exprimés nécessaires à l’obtention de sièges. Âgé de 53 ans, cet agriculteur qui fut un fonctionnaire local du Parti communiste possède aujourd’hui une exploitation de 300 hectares. Il a longtemps affirmé vouloir renégocier le traité d’adhésion à l’Union européenne, avant de devoir abdiquer après 2004, lorsque les agriculteurs polonais se sont trouvés massivement bénéficiaires des fonds européens. Il n’est pas sûr que le parti populiste puisse survivre à cet échec électoral. D’abord entré au gouvernement Kaczynski, Lepper a entretenu une relation tendue avec ce dernier, pour enfin être démis du gouvernement à l’approche des élections de 2007. Parmi les alliés du PiS situés plus à droite, Roman Giertych est l’héritier d’une famille de nationalistes. Avec un score dépassant à peine 1 %, il est avec son parti La Ligue des Familles Polonaises, l’un des grands vaincus du scrutin polonais. Il avait réussi une importante percée en 2005 qui lui avait valu de devenir membre de la coalition au pouvoir et ministre de l’éducation. Depuis, il a multiplié les déclarations qui ont provoqué la colère des enseignants et des 35 étudiants, n’hésitant pas à plaider pour la peine de mort, contre l’enseignement du darwinisme, militant contre l’homosexualité, et voulant bannir certains auteurs des programmes scolaires.Son parti est ouvertement opposé à la présence de la Pologne dans l’Union européenne. Donald Tusk, la revanche d’un libéral tempéré Lorsqu’il était étudiant, Donald Tusk fut l'un des fondateurs du Syndicat libre des étudiants (Niezależne Zrzeszenie Studentów) en 1980, en réaction à la mort de Stanisław Pyjas, étudiant à l'Université jagellonne de Cracovie et militant du KOR (Le comité de défense des ouvriers, en polonais, Komitet Obrony Robotników, est un groupement d'intellectuels polonais formé en 1980) assassiné par les services communistes. Il travaille ensuite au mensuel de l'écrivain kachoube Lech Bądkowski, Pomerania. À 50 ans, le libéral Donald Tusk est le nouveau premier ministre polonais. Cet historien de formation, est un grand admirateur de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Il a d’abord créé une entreprise de peinture dans sa région d’origine, à Gdansk, dans les années 1980, avant de s’engager en politique. Proche de Lech Walesa puis allié de Tadeusz Mazowiecki au sein de l’Union des libertés, il crée son parti, la Plate-Forme civique (PO) en 2001. Ferme dans ses convictions mais calme dans son expression, Donald Tusk est longtemps apparu comme trop introverti pour être un bon chef de file. La Plate-forme civique est un parti politique polonais de type libéral et démocrate-chrétien (centre droite). Créé le 24 janvier 2001, abandonnée puis restaurée le 5 mars 2002 à partir de scissions de l' Alliance électorale Solidarité (AWS) et de l'Union pour la Liberté (UW). Ses trois fondateurs en 2001étaient Andrzej Olechowski, Maciej Płażyński et Donald Tusk, parfois surnommés les trois ténors de la politique polonaise. Seul Donald Tusk est resté au sein de PO et était le candidat favori de la présidentielle de 2005 (en tête au 1er tour), finalement remportée au 2nd tour par le candidat de la droite conservatrice Lech Kaczyński. Une semaine après que le président Lech Kaczynski ait nommé le nouveau gouvernement, le président du Conseil des ministres, Donald Tusk, a présenté son exposé de politique générale aux députés, réunis dans l'hémicycle de la Diète, le parlement polonais. La première priorité du nouveau Premier ministre et de son parti est de rétablir la confiance entre la société et le pouvoir, mise à mal par l'ancien gouvernement. Il prévoit une baisse progressive des impôts, la réduction du déficit budgétaire et l’instauration de grands chantiers nationaux, notamment pour les infrastructures routières. Il souhaite aussi accélérer le nombre des privatisations et simplifier les procédures administratives et juridiques pour les entreprises. Le gouvernement promet de lutter sans merci contre la corruption et de réformer la justice, en séparant les fonctions de ministre de celles de procureur général. Sur le plan social, Donald Tusk a prévu de mettre en place, un système d’aide pour les plus défavorisés et une augmentation des salaires des fonctionnaires ainsi que des pensions de retraites. Il souhaite également réaliser une grande reforme du système de santé publique, incluant la privatisation d’hôpitaux. Il a aussi réglé l'épineuse question des troupes polonaise en Irak, en envisageant le retrait de l'armée polonaise en 2008. Il a précisé que le retrait serait progressif, est qu'il s'achèverait vers la fin de l'année 2008. Toujours dans le domaine militaire, sa politique privilégie une professionnalisation plus marquée de l’armée et l’abandon à terme de la conscription. A l’échelle internationale, le chef du gouvernement s'est également prononcé en faveur d'un dialogue avec la Russie, contrairement au gouvernement précédent avec lequel les relations étaient inexistantes. Pour Donald Tusk, « l'absence de dialogue ne sert ni la Pologne, ni la Russie, elle nuit à l'image des deux pays ». Il s'est déclaré « que le temps d'un changement positif est arrivé »,et s'est dit « satisfait des premiers signes » en provenance de Moscou. Concernant, l'Europe et l'Union Européenne, il a indiqué sa volonté de ramener la Pologne au cœur de l’UE en concertation avec ses partenaires et s'est prononcé en faveur d'une intensi- 36 fication de la coopération de la Pologne avec l'Allemagne et la France, dans le cadre de l'Union européenne. En matière monétaire, il a déclaré que la Pologne devait entrer le plus vite possible dans la zone euro. Après la Russie et l'U.E., Donald Tusk a évoqué les relations de la Pologne avec les Etats-Unis d'Amérique. Il a laissé entendre sans préciser, que la Russie serait consultée sur le projet controversé de base anti-missiles américaine en Pologne. Sans pour autant rejeter ce projet de bouclier anti-missiles, il a fait comprendre que son gouvernement se montrerait dès à présent plus ferme dans les négociations avec les américains, en demandant par exemple, des contreparties comme la garantie de la sécurité de la Pologne. Sociaux démocrates : la fin d’une descente aux enfers L’Alliance démocratique de gauche ( SLD Sojuz Lewicy Democratycznej) était le sacrifié des élections législatives de 2005, à la suite d’une décennie de présidence Kwasniewski. Ce dernier est l’artisan du processus d’adhésion de la Pologne à l’Union européenne et l’OTAN, engagé à tempérer les effets de la thérapie de choc du début des années quatre vingt dix. Au cours des trois dernières années, la main mise sur l’appareil d’Etat, les affaires de corruption, les nombreuses défections et une scission donnant naissance à un nouveau parti de gauche la Social démocratie polonaise, explique sa défaite en 2005, lorsqu’il arrive en quatrième position avec 11% des suffrages exprimés. Le SLD progresse aux élections d’octobre 2007, notamment en raison de ses multiples alliances locales avec les libéraux, mais également, parce qu’il exprime son opposition aux dérives des conservateurs du PiS. ments lourds est apparu comme l’homme en mesure de maîtriser le débat, mettant en cause la soi-disant « Pologne solidaire » qu’ont fui quelques deux millions de personnes pour aller gagner leur pain en Grande-Bretagne et en Irlande L’un des moments les plus étranges de ce débat est arrivé lorsque Tusk a rappelé à Kaczynski l’un des accidents qui s’était produit au début des années 1990 lorsque les deux hommes prirent une fois ensemble un ascenseur. Kaczynski avait sorti un revolver et avait dit à Donald Tusk « te tuer ne produira qu’un crachage ». Kaczynski a dénié l’existence de cet événement Dans Krakow Post on apprend l'existence d'une campagne de sms initiée par un informaticien de 27 ans qui, soucieux de plaisanter, appelle les jeunes à cacher la carte d'identité de leur grandmère pour les empêcher d'aller voter (« Les élections approchent. Le pays a besoin d'être sauvé. Cache la carte d'identité de ta grand-mère. Fais passer ce message. »), sous-entendu pour qu'elle ne puisse pas aller voter pour le très conservateur PiS au pouvoir ! Ce dernier a réagi avec fureur, en mettant une pression énorme sur l'initiateur de la campagne, voire même en proférant des menaces de poursuites judiciaires avec emprisonnement à la clé. Celui-ci a fini par « volontairement » déclarer qu'il irait voter avec ses grands-parents et qu'il respectait Radio Marija, une station intégriste catholique, antisémite et homophobe, et son dirigeant le prêtre catholique Tadeusz Rydzyk, qui avait utilisé sa radio pour faire campagne en faveur du PiS en 2005 En Pologne, on appelle cet électorat conservateur du PiS les « mohairs », en référence aux bérets en mohair très prisés par les personnes âgées. Une victoire prévisible des libéraux Une campagne électorale agressive Le 12 octobre, lors d’un duel télévisé contre le premier ministre Kaczynski, Donald Tusk a fait taire les critiques en dominant largement, se montrant précis dans ses propos, tandis que son adversaire trébuchait sur le prix d’une miche de pain. Selon les sondages, Donald Tusk en est sorti largement vainqueur. Tusk par sa décontraction et une série d’argu- Les libéraux de Donald Tusk ont remporté les législatives anticipées en Pologne. Ils obtiennent plus de 41% des voix et 209 sièges à la Diète (sur 460). Le parti des frères Kaczynski, le PiS obtient 32% et 164 sièges. La gauche obtient 13% et 52 sièges, le parti paysan 8,8% et 35 sièges. Autodéfense (Andrzej Lepper ) et la Ligue des familles polonaises 37 (Roman Giertych), qui avaient été les très « turbulents » alliés des Kaczynski, sont battus, à 1,5 et 1,3%. Avec 209 députés, sur les 460 que compte la Diète (le Parlement polonais), la Plateforme civique (PO), n’a pas obtenu de majorité absolue. Le parti de Donald Tusk a donc choisi de s’allier avec le parti paysan centriste PSL de Waldemar Pawlak. Les deux formations travaillent déjà ensemble dans certaines régions polonaises. Grâce à ce pacte, qui devrait être entériné ce samedi, Donald Tusk pourra s’appuyer sur une majorité de 240 députés. Après deux ans de politique violente, le gouvernement de Jarosław Kaczyński a perdu le pouvoir. Critiqué par ses opposants d’être trop agressif et peu efficace, il est obligé de laisser la place à la droite libérale (Plate-forme civique - PO). Une cohabitation difficile avec Lech Kaczynski Le président polonais Lech Kaczynski avait prévenu ses adversaires qu'il mènerait la vie dure à l'opposition si les élections législatives entraînaient la Pologne dans une période de cohabitation. C'est sur ces paroles que la future coopération entre le président Kaczynski et le gouvernement libéral s’annonce difficile. Donald Tusk a annoncé qu’il mettrait en place des commissions d’enquête parlementaires sur les services spéciaux. Les frères Kaczynski ont en effet été accusés par leurs opposants d’avoir utilisé ces services à des fins politiques. Il est clair que le nouveau Premier ministre a la ferme intention de rompre avec la politique très conservatrice des jumeaux Kaczynski. Or le Président de la République a d'ores et déjà menacé de recourir à son veto pour faire obstacle aux réformes « libérales » du nouveau Premier ministre. Certaines réformes sont inévitables : tel est le cas des politiques d’aide sociale promises par la Plateforme civique en contrepartie de la poursuite du programme de libéralisation de l’économie. Elles ne rencontrent pas de Veto présidentiel. Il en est de même de la décision de retirer les troupes polonaises d’Irak : il s’agit également de la seule issue à l’impasse de l’intervention militaire multinationale. En revanche, ce sont les options européennes qui se heurtent à l’hostilité présidentielle : la sensibilité des Kaczynski est davantage souve- rainiste et marque une méfiance à l’égard des transferts de souveraineté. C’est bien la raison pour laquelle le gouvernement polonais est le seul avec le gouvernement britannique à exiger que les lois polonaises en matière de protection des libertés ne soient pas assujetties à la Charte européenne de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais qu’au contraire cette dernière soit acceptée sous condition de conformité au droit interne. Conclusion Depuis les élections législatives de 2007, la Pologne a infléchi son « comportement » face à ses voisins européens. En effet, Donald Tusk, le nouveau Premier Ministre, a clairement exprimé son sentiment « europhile ». Certes, Tusk est europhile, hostile à la peine de mort, mais il ne semble pas cependant être favorable à l'avortement, au mariage homosexuel ou à l'euthanasie. Le nouveau Premier Ministre avait tout à gagner de rapprocher la législation polonaise de celle des pays voisins. Mais la pression de l'Eglise est encore trop forte en Pologne où politique rime avec Catholique. La Pologne s’est en tout état de cause, faite remarquer par ses réussites économiques. En revanche, dans une Pologne traditionaliste, nationaliste, où la religion est omniprésente, il a été difficile de faire preuve d'audace sur les grandes questions de société. Abstract The unprecedented victory of the right wing conservative parties at the 2005 Polish legislative and presidential elections brought the country into a new stage of radical shifts and turmoils. The relationship between Kaczynski brothers and the allied political parties were unsteady if not conflictual. Thus the President decided to dissolve the Chamber and to set for anticipated elections on October, 21, 2007. Unfortunately, his party, the Law and Justice Party was defeated, leading to a coexistence between a conservative president and a liberal prime minister. Among the many issues at stake, the more conflictual was the one related to the european integration process. 38 Bibliographie Longhurst Kerry : « Les élections législatives en Pologne : Quel changement ? », Politique Etrangère, (2008,printemps) vol.73: n°1, p.147-158 Milan Francdes : « The 2005 parliamentary election in Poland », Electoral Studies, (200703) vol.26: n°1, p.210-215 Sczczerbiak Alek : « The birth of a bipolar party system or the referendum on a polarized government : the October 2007 Polish parliamentary election », Journal of Communist Studies and Transition, (2008-09) vol.24: n°3 p.415-443 Sczczerbiak Alek : « Social Poland defeats liberal Poland : the September-October 2005 Polish parliamentary and presidential election », Journal of Communist Studies and Transition, (2008-09) vol.24: n°3 p.415-443 * Cet article est issu d'un dossier d'analyse géopolitique rédigé et soumis au printemps 2008 par l'auteure, et très bien évalué. Sophie Vercruysse, brillante étudiante de licence en Langues étrangères appliquées, est décédée en décembre 2010 et le présent texte est publié en son hommage. 39 HEI/HEP 54, avenue Marceau 75008 Paris - 01 47 20 57 47 ISSN 2257-0446