Le dix-huitième chameau, p. 5
leur distance vis-à-vis des églises, et se voulaient résolument partisans des « Lumières »,
contre tout obscurantisme religieux. C’est une erreur contemporaine que de les considérer
comme des émules de Paracelse, ou de simples imbéciles captivés par un escroc. La plupart
étaient des partisans actifs de la toute jeune physique de Newton, et mettaient de ce fait en
œuvre une nouvelle version de l’âme et de l’intériorité de l’individu dans laquelle la subjectivité
n’avait pas le beau rôle face aux forces pacifiantes du fluide. Trois ans avant la Révolution,
quelque peu prophétiquement, Bergasse, la tête politique du mouvement (il sera élu en 1789 à
la Constituante), écrivait pour sa part :
Si par hasard le magnétisme animal existait… À quelle révolution, je vous le
demande, Monsieur, ne faudrait-il pas nous attendre ? Lorsqu’à notre
génération, épuisée par des maux de toute espèce et par les remèdes
inventés pour la délivrer de ces maux, succéderait une génération hardie,
vigoureuse, qui ne connaîtrait d’autres lois pour se conserver que celles de
la nature, que deviendraient nos habitudes, nos arts, nos coutumes… ?
Cette confiance en l’homme animé par les vertus harmonieuses et harmonisantes de ce
fluide que Mesmer aimait à nommer l'« Agent Général », cette confiance si présente dans la
dynamique des premières années de la Révolution qui misait encore sur l’Individu, s’effondre
sous le poids des constitutions qui, elles, s’occupent dans les moindres détails de la vie du
citoyen, et laissent dans une ombre toujours plus noire ce qu’il en serait d’un individu perçu
comme obstacle au plein triomphe de la Volonté générale.
A partir de là, un mode d’intériorité qui s’est déjà largement séparé de sa rationalité
religieuse échoue sur la grève des constitutions et autres chartes qui vont venir dire en clair les
droits et les devoirs du seul citoyen. Et ce qui, dans l’individu, relevait du fluide, va couler
désormais dans les égouts de la rationalité politique, scientifique et religieuse tout à la fois.
Cette part obscure qui animerait l’individu en son être le plus secret ne relève plus désormais
que d’une ribambelle de charlatans, spécialistes non diplômés et auto-proclamés de ce fluide
qui prend lui-même bien des consistances, jusqu’à aboutir chez Liébault à cette attention
psychique que Freud reprendra presque telle quelle dans son Esquisse. L’État, en sa
consistance constitutionnelle, les ignore. A vrai dire, il ne les voie même pas, et ceux-ci
n’entrent pas dans son champ visuel et conceptuel.
. En dépit de son omniprésence dans la rhétorique révolutionnaire. Voir sur ce point l’excellent ouvrage
de Antoine de Baecque, Le corps de l’histoire, Calmann-Levy, Paris, 1993. Tout spécialement ses
commentaires sur l'« homme régénéré », pp. 165-195.
. Cité par Robert Darnton dans son ouvrage La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution,
O. Jacob, Paris, 1995, p. 132. Extrait de « Lettre à un médecin », N. Bergasse, Œuvres.