soudain de quitter Pont-Aven. Ce n'était plus assez la Bretagne. Trop de coiffes touristiques, trop de
Parisiens, trop d'Américains, comme on disait. Certains soirs, on se croirait à Montparnasse parmi les
rapins. Ce que cherche Gauguin, parce qu'il en a besoin pour devenir tout à fait Gauguin : le pur de la
Bretagne et de la solitude, le vent de Dieu, des plages désertes, des fermes du vieux temps, un pays
rude. Et le voici qui embarque sur le bateau d'un Jacob, capitaine des douanes, et qui aborde en roi au
petit port du Pouldu, à l'estuaire de la Laïta. Alain a connu le Pouldu de ce temps-là, quand il était
professeur à Lorient. Ce n'étaient que quatre maisons et deux auberges, des landes et des champs,
tous les toits en toits de chaume. De l'aube au crépuscule on entendait la mer. L'ombre ne s'y éclairait
qu'aux chandelles. Il a pu rencontrer Gauguin et la bande, Serusier, Meyer de Hann, Filiger, comme
Gide les a rencontrés. Il n'ignore rien des histoires qui se colportent, des chefs-d'œuvre retrouvés sous
du papier peint à l'auberge de Marie-Poupée, à présent l'Hôtel de la Plage. Il imagine de former un
comité Gauguin, qui existe donc, puisqu'il l'imagine. C'est bien assez qu'on l'imagine ! Et puisqu'il a
décrété que la patronne du café, qui régente aussi les autobus, sera la présidente, il l'appelle : Mme la
présidente, l'autre ébahie de ce titre, et certainement très honorée. Mais, quand il installe son pliant
et sa boîte quelque part au bord du chemin des dunes, jamais il ne songe à Gauguin, ni au cerné, ni au
cloisonnisme. Il ignore tout. Il veut ignorer tout, n'être que soi, comme il peut l'être. Si on lui apporte
des reproductions, il déclare aussitôt qu'elles sont infidèles, ce qui est vrai, mais ce n'est qu'un
prétexte ; il refuse de regarder. Il y a un style Pont-Aven ou Pouldu, une manière au moins, qui ont de
quoi séduire. S'il sent qu'il peut être séduit, adopter une manière ou un style, s'embrigader dans un
semblant d'école, Alain fuit ! Et je crois que c'est la suite de la même leçon de peinture.
*
Son tout petit format, presque minuscule, est un format de modestie. Toujours les mêmes cartons
24 x 19. Jamais, que je sache, il n'a accepté de peindre une toile de toile, ni au-dessus du format
35 X 27, qui n'est encore qu'un format de pochade. On dirait qu'il redoute d'être entraîné, comme
malgré soi, vers la peinture de peintre. Ce n'est ni système, ni mépris. Nul, mieux que lui, ne sait être
accueillant, compréhensif, généreusement admiratif. Mais il veut se limiter à soi, poser lui-même le
champ et l'étendue de ses recherches. Il cherche donc ? Et que cherche-t-il ?
Il n'est pas rare qu'un philosophe, un juriste, un médecin se reposent de médecine, de jurisprudence
ou de philosophie en peinture ou dessin, comme d'autres aux courses ou à l'Opéra. Pour Alain, il en fut
peut-être d'abord ainsi. On peut voir, de sa main, des aquarelles qui ne sont que des aquarelles. Mais
déjà, dans ses cahiers de jeunesse, on est surpris de tous ces dessins à la plume, cocasses, emportés,
inventés. La même plume, qui vient d'écrire et de s'essayer à la liberté de la prose, bondit au dessin, le
noue et le dénoue en un tour de plume : un violon, une balance, un petit personnage qui court ou qui
regarde. Cela ne ressemble à rien ; de la même encre que la prose, qui pourrait être signée Alain. Le
tout petit format peut solliciter un genre de miniature. Rien n'empêche de travailler pendant des
semaines, comme on ferait à la loupe. Quand Alain usait des brosses pour peindre, il lui arrivait d'aller
par là. Mais alors petit format redevient grand. On travaille. La patience, l'exactitude, la bonne
conscience sont de nouveau vertus principales. Autant traduire du Cicéron !
Soudain, il se convertit au couteau. Et je crois bien que ses dernières années de peinture furent d'un
peintre vraiment peintre. Je me souviens de ce qu'il disait du couteau, que c'était facile à tenir tout
propre ; que cela permet de mélanger le pur au pur, sans ce reste de vieux mélanges qui brouillent et
barbouillent tout, et c'est l'évidence ; que le couteau était fort économique : il s'en moquait bien !
Fidèle à sa consigne du silence, je pense qu'il taisait ce qui lui importait le plus. Grâce au couteau, il
avait enfin trouvé, en peinture, cette libre inspiration de ses dessins à la plume. Il n'y a rien de plus
maladroit qu'un couteau à peindre, même si le peintre est fort adroit (Alain, formé pendant des
années à la presque miniature, était fort adroit !) Qu'on veuille bien réfléchir à cette petite truelle,