Conjonctures n 24 147
L’histoire de l’idée
communiste au XXe siècle
selon F. Furet
par Jean-Pascal Larin
es hommes modernes sont-ils moins fascinés que ceux
d’autrefois par les mythes de leur société ? Si l’on con-
sidère l’histoire de l’idée communiste au XXe siècle, il
semble bien qu’un mythe « laïc » puisse égaler, sinon
surpasser, la puissance et l’ampleur des mythes religieux. Il
suffit de voir à quel point cette idée a occupé l’imaginaire col-
lectif, dans les sociétés occidentales comme dans les sociétés
géographiquement et culturellement très éloignées de l’Europe.
Comment expliquer cette puissance d’attraction de l’idée
communiste ? Si cette idée constitue une dangereuse illusion,
comme semble l’indiquer l’expérience de la plupart des pays
qui ont voulu l’adopter, comment se fait-il que son charme ait
pu résister à l’épreuve des faits ? C’est le sujet de
l’investigation de François Furet dans Le passé d’une illusion
1
.
Disons d’emblée que son vaste essai se heurte à une
grave contradiction : Furet croit pouvoir faire l’histoire de
l’idée communiste au XXe siècle en se limitant à l’histoire du
bolchevisme, qui n’est pourtant qu’un effet de l’idée commu-
niste, alors qu’il souligne lui-même combien il importe de faire
la différence entre une idée et son effet dans l’histoire. Il faut,
dit-il, étudier l’histoire des idées pour mieux comprendre
1
François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée com-
muniste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995,
580 p. Lui-même ancien communiste, l’auteur est un historien de ré-
putation internationale, surtout connu pour ses travaux sur la Révolu-
tion française. Il enseigne au Committee on Social Thought de
l’université de Chicago. Il préside la Fondation Saint-Simon et
l’Institut Raymond Aron.
L
148 Conjonctures n 24
l’histoire réelle. C’est donc à partir de cette exigence qu’il con-
vient d’aborder son ouvrage
2
.
Furet veut redonner à l’histoire politique ses « lettres
de noblesse » en restituant la part importante du hasard et des
circonstances dans l’étude des grands événements historiques.
En bref, il s’agit d’illustrer comment la liberté ou la volonté
des acteurs, dans les circonstances aléatoires elles
s’exercent, peuvent marquer le cours de l’histoire. C’est une
perspective qui s’oppose à un important courant de pensée
dans les sciences sociales, dans lequel on retrouve l’École des
Annales, le marxisme et le structuralisme, particulièrement in-
fluents dans les années 1960 et 1970. Ce courant réduisait la
politique à un événementiel inintelligible tant qu’on ne le rap-
portait pas à une cause plus profonde, elle-même non politique.
Ainsi, on ne pouvait comprendre la politique qu’en relation
avec l’économique. De la même façon, un discrédit frappait
l’histoire des idées parce qu’elle relevait d’une approche idéa-
liste des phénomènes; la vraie histoire, affirmait-on, n’était pas
dans les idées mais dans le social. Furet rétorque que c’est seu-
lement dans la rétrospective que l’histoire nous apparaît
comme déterminée, comme devant « nécessairement » s’être
déroulée de cette façon. D’où les conceptions déterministes en
sciences sociales et la croyance assez généralisée en une science
« pure » de la société.
Les travaux de Furet sur la Révolution française ont
montré combien ces approches expliquaient mal le change-
ment. Par exemple, il est indéniable que l’Ancien Régime était
dans un état lamentable, non durable à long terme. Mais ce fut
tout de même une circonstance, l’émergence d’une crise éco-
nomique, conjuguée à une forte volonté de changement, qui a
finalement bousculé les choses et débouché sur la Révolution
française, mettant ainsi un terme prématuré à l’Ancien Ré-
gime. Il en ressort que la créativité et la libre volonté des ac-
teurs ont joué un le bien plus déterminant dans la Révolu-
tion que les structures sociales. En d’autres termes, les acteurs
2
Nous pouvons retrouver le pensée de François Furet dans Les
grands entretiens du Monde. Penser la fin du communisme, l’Europe,
l’État, la politique, l’histoire. [Préface de Jean-Marie Colombani] , Pa-
ris, Le Monde Éditions, 1994, pp. 231-240.
Conjonctures n 24 149
n’ont pas attendu l’aboutissement des « tendances structu-
relles » pour passer à l’action. Quant au poids des idées, la Ré-
volution française n’a pas suivi à la lettre Le contrat social de
J.-J. Rousseau, bien que ce dernier eût de nombreux disciples
et non des moindres, dont Robespierre. Pourtant, il y a bien eu
un « effet Rousseau » dans cette Révolution. Pour comprendre
cet effet, il n’est certes pas inutile de recourir à l’histoire so-
ciale, mais cela ne doit pas nous dispenser d’une compréhen-
sion de l’œuvre même de Rousseau. En somme, pour Furet, la
philosophie politique et l’histoire parlementaire sont des ap-
proches essentielles à l’historiographie politique.
Il n’en va pas différemment de la « Révolution de ve-
lours » de 1989. Il était en effet bien connu que l’U.R.S.S. avait
atteint un degré d’obsolescence susceptible de compromettre
son avenir. L’effondrement était donc prévisible, mais pas au
moment il eut lieu. Ce qui s’est passé en 1989 n’était pas le
produit d’un blocage économique ni d’une révolution popu-
laire; ce fut une implosion politique causée par l’élite politique
elle-même. Les modalités et le rythme de cet écroulement
n’étaient pas une nécessité, car l’URSS aurait pu suivre
l’exemple de la Chine. C’est donc la liberté des acteurs, avec
les incertitudes que comportent leurs choix, qui fut encore une
fois déterminante.
Le passé d’une illusion s’inscrit dans la même perspec-
tive. Furet veut saisir « l’enchevêtrement des raisons »; resti-
tuer la dynamique des idées qui n’épargne pas le cours de
l’histoire. Il cherche à dépasser la grande opposition, en
sciences sociales, entre le holisme, l’individu serait enfermé
dans les contraintes du groupe, et l’individualisme, le
groupe serait le pur produit des individus. Dans le premier cas,
les hommes sont immergés dans un univers d’action ou de pen-
sée complètement opaque, et il revient au spécialiste de dire le
vrai sens de leur conduite et de leur pensée. Dans le second, les
hommes existent dans un univers d’action qui leur est complè-
tement transparent et l’historien n’aurait qu’à décrire ce qu’ils
font et ce qu’ils pensent. Le livre de Furet sur l’histoire de
l’idée communiste se présente donc comme une tentative de
dépassement de ces deux perspectives diamétralement oppo-
sées. Par là, il entend nécessairement dépasser une autre oppo-
150 Conjonctures n 24
sition classique : entre idéalisme et matérialisme. Or, de toute
évidence, il n’y parvient pas, du moment qu’il évite presque
entièrement l’analyse de l’idée elle-même, considérée indépen-
damment des contextes historiques et des conjonctures poli-
tiques dans lesquels elle cherche à se concrétiser.
L’idée communiste, se perd donc dans une lecture em-
pirique de l’histoire et conserve toute son énigme, dans la me-
sure les événements historiques, pris isolément, sont insuffi-
sants à expliquer le pouvoir de fascination qui s’est exercé sur
l’imaginaire des hommes modernes. En se contentant
d’expliquer ce pouvoir à travers l’histoire du bolchevisme
(même si nous pouvons souscrire à l’idée que ce dernier
n’aurait sans doute pas eu autant d’adeptes sans la menace
fasciste), Furet verse dans une approche holiste. Mais lorsqu’il
nous présente l’histoire politique décrite en termes de liberté
des acteurs et du hasard des circonstances, il retombe dans
l’individualisme méthodologique. Il n’y a donc nullement dé-
passement de l’opposition méthodologique mais simplement
juxtaposition hasardeuse des deux approches, ce qui laisse iné-
vitablement l’impression d’un manque de cohérence et de ri-
gueur.
De toute évidence, le communisme soviétique n’est pas
l’histoire réelle de l’idée communiste, mais simplement l’un de
ses principaux avatars. Cette histoire semble « réelle », du fait
que le communisme est devenu l’idéologie institutionnelle d’un
vaste ensemble. Mais le communisme soviétique, pas davantage
que celui de la Chine, ne saurait nous fournir une compréhen-
sion de ce qu’est le communisme. Il y a simplement deux
manifestations d’une même idée. En quoi consiste donc cette
idée communiste que l’auteur omet d’expliquer ? D’où pro-
vient-t-elle ? Furet nous livre pourtant quelques pistes de -
flexions très intéressantes dès le début de son livre, mais il s’en
éloignera par la suite. Il s’agit de son chapitre intitulé « La
passion révolutionnaire ». Il explique combien l’émergence de
l’idée communiste est redevable de la crise de légitimité consti-
tutive de la société moderne.
Cette crise permanente résulte d’une profonde con-
tradiction entre le discours de la modernité et l’existence con-
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crète de la société moderne. Le discours prône l’égalité, la li-
berté, la fraternité, mais la société ne cesse de produire de
l’inégalité, de la dépendance, de l’isolement. Dans son mouve-
ment, la société moderne contredit son principe, elle sape elle-
même sa légitimité. La tension qui découle de cette situation
s’est exprimée symboliquement dans la vieille rhétorique de la
haine du bourgeois. Mais le bourgeois n’est qu’un autre nom
pour désigner l’homme moderne aux prises avec les contradic-
tions de sa condition. La haine du bourgeois, dit Furet, n’est
qu’une forme de projection de la haine de soi. L’homme du re-
niement refuse la division qu’il porte au fond de lui-même et
que la société ne cesse d’entretenir en lui. Il est pris entre deux
pôles contradictoires : son désir d’être égal aux autres et son
obsession de la différence; sa compassion envers autrui, qui
l’identifie au genre humain, et son égoïsme calculateur, par
quoi il s’enrichit. Il ne sait plus s’il participe toujours à un
grand projet de société qu’il affectionne ou s’il est seulement
un rouage de cette dernière, c’est-à-dire un simple citoyen, un
travailleur ou un consommateur.
Cette détresse est sans aucun doute le terrain idéal
pour l’émergence des passions révolutionnaires, auxquelles
viendront répondre le marxisme et le fascisme. Si ces deux
idéologies politiques partagent, en apparence, la haine du
bourgeois, leur véritable attaque est cependant tournée vers la
démocratie libérale. C’est leur caractéristique commune
fondamentale, malgré le fait qu’elles ont été de farouches ad-
versaires.
La mise en pratique de leurs programmes politiques
fut en grande partie le fruit du hasard, comme l’explique Fu-
ret. Mais même si elles n’avaient pas pu se réaliser, les passions
révolutionnaires dirigées contre la démocratie auraient sans
doute subsisté jusqu’à nos jours. Car c’est un trait unique
de la démocratie moderne dans l’histoire universelle : jamais
un régime social et politique n’a produit autant d’individus qui
le détestent, alors qu’ils en vivent et n’en ont pas connu
d’autre. Ceci s’explique, en partie, par ce que nous avons dit
précédemment au sujet de la crise de légitimité constitutive de
la démocratie moderne.
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