Spinoza Traité de la réforme de l’entendement À les considérer attentivement, tout les modes de perception peuvent se ramener à quatre principaux. I. Il y a une Perception que nous avons par ouï-dire ou par quelque signe qu’on appelle arbitraire. II. Il y a une Perception que nous avons par expérience vague, c’est-à-dire par une expérience qui n’est pas déterminée par l’entendement ; on l’appelle ainsi car elle arrive par hasard, et tant qu’aucune autre ne nous est donnée qui la contredise, elle demeure pour nous pour ainsi dire inébranlable. III. Il y a une Perception où l’essence d’une chose est conclue d’une autre chose, mais non adéquatement ; ce qui a lieu ou bien quand nous embrassons la cause à partir d’un effet quelconque ou bien quand elle est conclue de ce que quelque propriété est toujours accompagnée d’un universel. IV. Enfin il y a une Perception où une chose est perçue par sa seule essence ou par la connaissance de sa cause prochaine. J’illustrerai tout cela par des exemples. Par ouï-dire je connais seulement mon jour de naissance et je sais que j’ai eu tels parents et autres choses semblables dont je n’ai jamais douté. Par expérience vague je sais que je mourrai ; je l’affirme en effet parce que j’ai vu mourir mes semblables, bien que tous n’aient pas vécu le même espace de temps ni qu’ils soient tous morts de la même maladie. Ensuite par expérience vague je sais aussi que l’huile est un aliment capable de nourrir une flamme, et que l’eau est capable de l’éteindre ; je sais encore que le chien est un animal aboyant et l’homme un animal rationnel et ainsi ai-je appris presque tout ce qui se rapporte à l’usage de la vie. Mais nous concluons d’une autre chose de cette manière-ci : après avoir perçu clairement que nous sentons ce corps et aucun autre, alors, dis-je, nous concluons clairement que l’âme est unie au corps1, que l’union est cause d’une telle sensation ; mais quelle est donc cette sensation, et cette union2 ? Nous ne pouvons pas le comprendre absolument. Ou bien connaissant la nature de la vue et sachant par là qu’elle a comme propriété qu’à une grande distance nous voyons une seule et même chose plus petite que si nous la regardions de près, alors nous concluons que le soleil est plus grand qu’il n’apparaît et autres choses semblables. Enfin une chose est perçue par sa seule essence, quand de ce que je sais quelque chose je sais ce que c’est que savoir quelque chose, ou bien quand de ce que je connais l’essence de l’âme, je sais qu’elle est unie au corps. Par la même connaissance nous savons que deux et trois font cinq et que deux droites parallèles à une troisième sont parallèles entre elles, etc. Cependant les choses que j’ai pu jusque-là comprendre de cette manière ont été peu nombreuses. Pour mieux comprendre tous ces modes, je n’utiliserai qu’un seul exemple. Soit trois nombres : on cherchera le quatrième qui soit au troisième ce que le second est au premier. Les marchands disent par ici qu’ils savent ce qu’il faut faire pour trouver le quatrième parce qu’ils n’ont pas encore oublié l’opération qu’ils ont reçue, nue et sans démonstration, de leurs maîtres ; d’autres par contre tirent de l’expérience des nombres très simples un axiome universel : quand le quatrième nombre est évident par soi, comme 2, 4, 3, 6, ils font là l’expérience qu’en multipliant le second par le troisième et en divisant le produit par le premier on obtient le quotient 6 ; et comme ils voient qu’est produit ce nombre même qu’ils savaient, sans opération, être proportionnel, ils concluent alors que cette opération est toujours bonne pour trouver un quatrième nombre proportionnel. Mais les mathématiciens savent par la force de la démonstration d’Euclide (Prop. 19, Livre 7) quels nombres sont proportionnels entre eux, à savoir, à partir de la nature de la proportion et de sa propriété qui veut que le produit du premier et du quatrième soit égal au produit du second et du troisième ; cependant ils ne voient pas la proportionnalité adéquate des nombres donnés, et s’ils la voient, ils ne la voient pas en vertu de cette Proposition mais intuitivement, en ne faisant aucune opération. Afin que de tous ces modes, on choisisse le meilleur, il faut énumérer brièvement les moyens nécessaires pour que nous atteignions à notre fin : I. Connaître exactement notre nature que nous désirons parfaire et en même temps connaître de la nature des choses autant qu’il est nécessaire. II. Afin de lier correctement ensemble les différences, les convenances et les oppositions entre les choses. III. Afin de concevoir correctement ce qu’elles peuvent et ce qu’elles ne peuvent pas supporter. 1. Avec cet exemple, on voit clairement ce que j’avais noté. En effet par cette union nous ne comprenons rien d’autre que la sensation elle-même, à savoir l’effet, d’où nous concluons une cause dont nous ne comprenons rien. 2. Une telle conclusion, bien que certaine, n’est pas assez sûre, à moins qu’on ne soit grandement sur ses gardes. En effet si l’on ne fait pas attention, on tombera aussitôt dans l’erreur : quand on conçoit en effet les choses trop abstraitement, et non par leur véritable essence, l’imagination rend aussitôt tout confus. Car ce qui est un en soi, les hommes l’imaginent être multiple. Et à ce qu’ils conçoivent abstraitement, séparément et confusément, ils imposent des noms qu’ils emploient pour désigner d’autres choses plus familières ; de là il arrive qu’ils imaginent celles-ci de la même manière que celles qu’ils ont l’habitude d’imaginer et auxquelles ils ont d’abord imposé ces noms. IV. Afin qu’on compare cela avec la nature et la puissance de l’homme. Et de là, la perfection suprême à laquelle l’homme peut atteindre apparaîtra facilement. Cela étant dit, voyons quel mode de perception nous devons choisir. En ce qui concerne le premier. Il est évident par soi que par ouï-dire, outre que ce mode est fort incertain, nous ne percevons nulle essence, notre exemple le montre bien ; et comme l’existence singulière d’une chose n’est connue que dans la mesure où son essence l’est, nous le verrons plus tard, de là nous concluons clairement que toute certitude que nous avons par ouï-dire doit être exclue des sciences. Car par la simple audition, quand ne précède pas l’entendement propre, personne ne pourra jamais être affecté. Quant au second mode3, personne ne doit dire qu’il a l’idée de la proportion qu’il cherchait. Outre qu’il est fort incertain, il n’a jamais de fin, et rien ne se perçoit par lui sinon les accidents des choses naturelles qui ne sont jamais compris clairement si les essences ne sont pas déjà connues. Donc lui aussi doit être exclu. Du troisième mode il faut dire que par lui nous avons en quelque sorte l’idée d’une chose, ensuite que nous concluons sans danger d’erreur ; mais il n’est pas cependant par soi le moyen par lequel nous atteindrons à notre perfection. Seul le quatrième mode comprend l’essence adéquate d’une chose et sans danger d’erreur. On devra beaucoup l’utiliser. Comment faut-il l’appliquer pour que nous comprenions les choses inconnues de cette manière et en même temps pour que cela arrive le plus rapidement possible, nous prendrons soin de l’expliquer. Puisque nous savons quelle Connaissance nous est nécessaire, il faut s’engager dans la Voie et la Méthode par laquelle nous connaîtrons ainsi les choses qu’il faut connaître. Pour ce faire, on doit considérer en premier lieu que la recherche ne se fera pas à l’infini ; de cette manière : pour trouver la meilleure Méthode pour chercher le vrai, une autre Méthode est nécessaire pour chercher une Méthode pour rechercher le vrai ; et pour chercher la seconde Méthode, il est besoin d’une troisième et ainsi à l’infini ; de cette manière en effet nous ne parviendrions jamais à la connaissance du vrai, ni même à aucune connaissance. Il en est ici comme des instruments matériels à propos desquels on pourrait argumenter de la même façon. En effet, pour forger le fer, on a besoin d’un marteau et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le fabriquer ; et pour le faire on a besoin d’un autre marteau et d’autres instruments qui sont nécessaires pour fabriquer d’autres outils et ainsi à l’infini ; et c’est bien en vain qu’on arriverait de cette manière à prouver qu’il n’est pas du pouvoir des hommes de forger le fer. Mais de même qu’au début les hommes n’ont pu faire avec des instruments naturels, péniblement et imparfaitement, que des choses très faciles, et celles-ci faites, d’autres plus difficiles avec moins de peine et plus parfaitement, et ainsi sont-ils parvenus par degré, des travaux les plus simples aux instruments et des instruments à d’autres travaux, et ainsi de suite, à d’autres instruments, à faire tant de choses difficiles avec peu de peine ; de même l’entendement avec sa puissance native4 se fait des instruments intellectuels par lesquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres5 intellectuelles et de ces œuvres d’autres instruments, autrement dit il acquiert le pouvoir de chercher autre chose et ainsi graduellement, il continue jusqu’à ce qu’il atteigne au sommet de la sagesse. Qu’il en soit ainsi de l’entendement, ce sera facile de le voir, pourvu que l’on comprenne ce qu’est la Méthode de recherche du vrai et quels sont ses instruments naturels dont il a seulement besoin pour en faire d’autres afin d’aller de l’avant. Pour le montrer je procède ainsi. Une idée vraie6 (car nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent de son idéat : car une chose est le cercle, une autre l’idée de cercle. L’idée de cercle en effet n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme le cercle, ni l’idée de corps n’est le corps lui-même ; et comme elle est quelque chose de différent de son idéat, elle sera aussi par soi quelque chose d’intelligible. C’est-à-dire, l’idée, considérée selon son essence formelle, peut être objet d’une autre essence objective, et à son tour cette autre essence objective sera aussi, prise en elle-même, comme quelque chose de réel et d’intelligible et ainsi indéfiniment. Pierre par exemple est quelque chose de réel, et l’idée vraie de Pierre est l’essence objective de Pierre et en soi quelque chose de réel et d’entièrement différent de Pierre lui-même. Puisque donc l’idée de Pierre est quelque chose de réel, ayant son essence particulière, elle sera aussi quelque chose d’intelligible, c’est-à-dire objet d’une autre idée, laquelle idée aura en soi objectivement tout ce que l’idée de Pierre a formellement et à son tour cette idée, qui est l’idée de l’idée de Pierre, aura aussi son essence qui peut être aussi objet d’une autre idée et ainsi indéfiniment. Ce que chacun peut expérimenter quand, voyant qu’il sait ce qu’est Pierre, il sait aussi qu’il sait et il sait aussi qu’il sait qu’il sait. D’où il est clair que pour comprendre l’essence de Pierre, il n’est pas nécessaire de comprendre l’idée même de Pierre et encore moins l’idée de l’idée de Pierre ; ce qui revient à dire que pour que je sache, il n’est pas besoin que je sache que je sache et encore moins que je sache que je sache que je 3. Ici, je traiterai plus amplement de l’expérience et j’examinerai la Méthode des empiriques et des philosophes récents. Par puissance native je comprends ce qui n’est pas causé en nous par des causes extérieures, nous l’expliquerons plus tard dans ma Philosophie. 5. Je les appelle ici œuvres ; dans ma Philosophie j’expliquerai en quoi elles consistent. 6. Notez que nous ne prendrons pas seulement soin de montrer ce que j’ai dit, mais aussi que nous avons procédé jusqu’ici correctement et d’autres choses très nécessaires à savoir. 4. sache ; pas plus que pour comprendre l’essence du triangle on n’ait besoin de comprendre l’essence du cercle 7. Pour ces idées, c’est le contraire qui a lieu. Car pour savoir que je sais je dois nécessairement d’abord savoir. De là il apparaît que la certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même ; c’est-à-dire que la manière dont nous sentons l’essence formelle est la certitude elle-même ; d’où il apparaît encore que pour avoir la certitude de la vérité on n’ait besoin d’aucun autre signe que d’avoir une idée vraie ; car comme nous l’avons montré, il n’est pas nécessaire pour que je sache que je sache que je sache. De là il apparaît encore que seul celui qui a une idée adéquate ou l’essence objective d’une chose quelconque peut savoir ce qu’est la certitude suprême ; évidemment ! parce que la certitude et l’essence objective, c’est la même chose. Ainsi donc puisque la vérité n’a besoin d’aucun signe mais que lui suffisent les essences objectives des choses, ou, ce qui revient au même, les idées, pour lever tout doute, il suit de là que la vraie Méthode ne consiste pas à chercher le signe de la vérité après l’acquisition des idées, mais que la vraie Méthode consiste à chercher la vérité même ou les essences objectives des choses ou les idées (tout cela signifie la même chose) selon l’ordre dû8. En revanche la Méthode doit nécessairement traiter du raisonnement ou de l’intellection ; ce n’est pas que la Méthode soit le raisonnement pour comprendre les causes des choses, encore moins la compréhension de ces causes ; mais elle est la compréhension de ce qu’est l’idée vraie en la distinguant des autres perceptions et en étudiant sa nature, afin que nous connaissions notre puissance de comprendre et que nous gouvernions notre esprit de telle sorte qu’il comprenne selon cette norme tout ce qui doit être compris. Elle lui donne des règles déterminées à titre de secours et lui épargne des fatigues superflues. De là, la Méthode n’est rien d’autre que la connaissance réflexive ou l’idée de l’idée ; et parce qu’il n’y a pas d’idée d’une idée, sans d’abord une idée, il n’y aura donc pas de Méthode s’il n’y a pas d’abord une idée. D’où la bonne Méthode sera celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme d’une idée vraie donnée. En outre, puisque le rapport entre deux idées est le même que le rapport entre les essences formelles de ces idées-là, il s’ensuit que la connaissance réflexive de l’idée de l’Être le plus parfait sera supérieure à la connaissance réflexive des autres idées ; ainsi la Méthode la plus parfaite sera celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée donnée de l’Être le plus parfait. De là on comprend facilement comment l’esprit, en comprenant le plus de choses, acquiert du même coup d’autres instruments par lesquels il continue plus facilement dans la compréhension. Car comme on peut le résumer de ce qui a été dit, une idée vraie doit avant tout exister en nous, tel un instrument naturel, dont la compréhension fait comprendre en même temps la différence entre cette perception et toutes les autres. En cela consiste une partie de la Méthode. Et puisqu’il est clair par soi que l’esprit se comprend d’autant mieux qu’il comprend plus de choses de la Nature, de là il apparaît que cette partie de la Méthode sera d’autant plus parfaite que l’esprit comprendra plus de choses et qu’elle sera absolument parfaite quand l’esprit s’appliquera ou réfléchira à la connaissance de l’Être le plus parfait. Ensuite, plus l’esprit connaît de choses et mieux il comprend et ses forces et l’ordre de la Nature ; et mieux il comprend ses forces et plus facilement il peut se diriger et se donner des règles, et plus il comprend l’ordre de la Nature et plus il peut facilement se débarrasser des choses inutiles ; et c’est en cela que consiste toute la Méthode, comme nous l’avons dit. Ajoutez que l’idée se comporte objectivement de la même manière que son idéat se comporte réellement. Donc s’il y avait quelque chose dans la Nature n’ayant aucun commerce avec d’autres, même s’il y avait de cette chose une essence objective qui devrait tout à fait convenir avec l’essence formelle, elle n’aurait aucun commerce 9 avec d’autres idées, c’est-à-dire que nous ne pourrions rien en conclure ; et au contraire, les choses qui ont un commerce avec d’autres, comme ont toutes celles qui existent dans la Nature, seront comprises et leurs essences objectives auront entre elles ce même commerce, c’est-à-dire que d’autres idées seront déduites de celles-là et auront à leur tour commerce avec d’autres, et ainsi s’accroîtront les instruments pour aller plus avant. Ce que nous nous efforcions de démontrer. Et enfin, de ce que nous venons de dire, à savoir que l’idée doit entièrement convenir avec son essence formelle, il apparaît aussi que, afin que notre esprit reproduise un modèle entier de la Nature, il doive produire toutes ses idées à partir de celle qui représente la source et l’origine de la Nature tout entière, afin que cette idée soit ellemême aussi la source des autres idées. Ici peut-être on s’étonnera qu’après avoir dit que la bonne Méthode est celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme d’une idée vraie donnée, nous le prouvions par un raisonnement : ce qui semble montrer que cela n’est pas connu par soi. Et on peut alors se demander si nous avons bien raisonné ? Si nous raisonnons bien, nous devons partir d’une idée donnée, et puisqu’une démonstration est nécessaire pour partir d’une idée donnée, nous devrions prouver à son tour notre raisonnement et celui-là aussi par un autre et ainsi à l’infini. Mais à cela je réponds : si quelqu’un eût procédé ainsi par un heureux hasard dans l’étude de la Nature, c’est-à-dire en acquérant d’autres idées selon la norme d’une idée vraie donnée en suivant l’ordre dû, jamais il n’aurait douté de sa vérité10 en ce que la Vérité, comme nous l’avons montré, se manifeste d’elle-même, et 7. Notez que nous ne demandons pas ici comment la première essence objective nous est donnée. Car cela touche à l’étude de la Nature, où ces choses seront amplement expliquées et où nous montrerons qu’en dehors de l’idée, il n’y a ni affirmation, ni négation, ni volonté. 8. Ce qu’est chercher pour l’âme, je l’expliquerai dans ma Philosophie. 9. Avoir commerce avec d’autres choses c’est être produit par d’autres ou en produire d’autres. 10. De même ici nous ne doutons pas de notre vérité. spontanément toutes les choses seraient arrivées à lui. Mais parce que cela n’arrive jamais ou si rarement, j’ai donc été contraint d’établir cela pour que, ce que nous ne pouvons acquérir par un heureux hasard, nous l’obtenions tout de même par un plan prémédité et en même temps afin qu’il apparaisse bien que pour prouver la vérité et un bon raisonnement, nous n’avons besoin d’aucun autre instrument sinon de la vérité elle-même et d’un bon raisonnement : en effet, c’est en raisonnant bien que j’ai confirmé un bon raisonnement et que je m’efforce encore de le confirmer. Ajoutez que de cette manière les hommes s’exercent à leurs méditations intérieures. Quant à la raison pour laquelle il arrive rarement que l’on suive l’ordre dû dans l’étude de la Nature, elle réside dans les préjugés dont nous expliquerons les causes plus tard dans notre Philosophie. Ensuite, comme nous le montrerons après, parce qu’un grand discernement et beaucoup d’attention sont nécessaires, ce qui est assez pénible. Enfin à cause de l’état des affaires humaines qui, comme nous l’avons déjà montré, est tout à fait instable. Il y a encore d’autres raisons que nous ne chercherons pas. Au cas où quelqu’un demanderait pourquoi moi, par contre, ai-je montré dans cet ordre-là, d’abord et avant tout, les vérités de la Nature, car la vérité, n’est-ce pas, se manifeste d’elle-même ? Je lui réponds et l’avertis en même temps de se garder de rejeter comme fausses ces vérités, à cause des Paradoxes qui se présenteraient ici par hasard ; mais qu’il considère d’abord l’ordre par lequel nous les prouvons et il finira bien par devenir certain que nous sommes parvenus au vrai, et c’est la raison pour laquelle j’ai commencé par là. Si malgré tout quelque sceptique demeurait dubitatif quant à la première vérité elle-même et à toutes celles que nous déduirons selon la norme de la première, ou bien celui-là assurément parlera contre sa conscience ou bien alors nous reconnaîtrons qu’il y a des hommes aveugles de l’âme de naissance ou par suite de préjugés, autrement dit par quelque occasion extérieure. En effet, ils n’ont même pas conscience d’eux-mêmes : s’ils affirment quelque chose ou s’ils en doutent, ils ne savent pas qu’ils doutent ni qu’ils affirment : ils disent qu’ils ne savent rien, et cela même, qu’ils ne savent rien, ils disent qu’ils l’ignorent ; et ils ne le disent pas fermement : car ils craignent de reconnaître qu’ils existent tant qu’ils ne savent rien ; de telle sorte qu’ils doivent rester muets de peur de supposer quelque chose qui sente la vérité. Donc avec eux on ne doit pas parler de sciences : car, en ce qui concerne les usages de la vie et de la société, la nécessité les a contraints à supposer qu’ils existent et à chercher leurs avantages et à affirmer et à nier bien des choses sous serment. En effet si on leur prouve quelque chose, ils ne savent pas si l’argumentation est réussie ou ratée. Qu’ils nient, concèdent ou objectent, ils ne savent pas qu’ils nient, concèdent ou objectent ; et ainsi, ils ne sont que des automates dépourvus totalement d’esprit. Résumons notre propos. Jusqu’ici, primo, nous avons la fin vers laquelle nous nous appliquons à diriger toutes nos pensées. Secundo nous avons pris connaissance de la meilleure perception nécessaire pour pouvoir atteindre à notre perfection. Tertio nous savons quelle est la voie initiale que l’esprit doit suivre pour bien commencer : et qui est de chercher selon des lois déterminées afin que l’esprit parvienne à la norme d’une idée vraie donnée quelconque. Pour que cela se fasse correctement, la Méthode doit aider à ceci : d’abord à distinguer l’idée vraie de toutes les autres perceptions et à préserver l’esprit des autres perceptions. Ensuite à établir des règles pour percevoir les choses inconnues selon cette norme. Instituer enfin un ordre pour que des choses inutiles ne nous fatiguent pas. Après avoir pris connaissance de cette Méthode, nous avons vu, quarto, qu’elle sera la plus parfaite quand nous aurons l’idée de l’Être le plus parfait. D’où, d’entrée de jeu, il faudra bien être attentif à ce que nous parvenions le plus vite possible à la connaissance de cet Être. SPINOZA, Traité de la réforme de l’entendement, Presse Pocket, trad. André Scala, 1990