Paul VALADIER, La condition chrétienne, du monde sans en être, Editions du Seuil, Paris, 2003, 143 p.
« Ce livre tente de montrer que l’éthique chrétienne se caractérise par la liberté des « enfants de Dieu », vivant l’ « Esprit »
du Christ… »
1 - L’existence concrète du croyant
1a L’appel au discernement
« Ainsi l’appel au discernement n’est-il pas marginal en christianisme : il témoigne de toute une philosophie de la
décision, de l’historicité, du poids du présent, et de toute une théologie du rapport de l’homme à Dieu et à son Esprit,
présupposé présent dans la chair du réel. Il implique un exercice de la sensibilité (le « sentir » tellement essentiel dans les
traditions spirituelles à l’inverse du mépris de la chair qu’on leur prête), un déploiement du jugement et de l’intelligence,
un souci de l’échange et de la parole avec autrui, bref tout un travail sur soi qui permet la maturation et le développement
tant affectif qu’intellectuel et spirituel de soi.
Mais ici une objection forte peut être soulevée. A supposer qu’on admette la centralité du discernement et qu’on tienne aussi
qu’elle est typique d’une religion honorant l’historicité dans toute son épaisseur, à supposer donc que le christianisme soit
bien non une religion de l’imitation, encore moins une religion du livre, mais de la fidélité inventive à l’Esprit dans le
présent, les considérations précédentes n’ont-elles pas fait trop peu de place aux présupposés de tout discernement ? Car
pour discerner, trier, hiérarchiser, encore faut-il prendre appui sur des règles, des codes, des références diverses au
nom desquels l’esprit se met en état de juger ? Faute de ces règles, n’est-on pas livré à la fantaisie, au caprice, à moins
que sous couvert de discernement on ne fasse, une fois de plus, que se conformer au monde, donc renier ses convictions sous
couvert de procédures savantes et flatteuses ?… ;
La condition chrétienne s’identifierait-elle alors à la condition humaine ? ». (p.140)
1b Références et tradition de foi
« Il faut donc se tourner maintenant du côté des références qu’un croyant trouve dans sa tradition de foi, notamment
vers ce que les Ecritures consignant le message de Jésus et de ses apôtres apportent dans l’information de la
conscience morale. Qu’offre la fréquentation de ces textes dans le domaine qui nous concerne ? Les propositions qui y sont
contenues constituent-elles un ensemble cohérent et systématique au point qu’on pourrait tenir qu’elles fournissent une
morale chrétienne suffisante ? Sinon, comment éviter de ne voir en elles qu’une série de conseils ou de suggestions en vue
de la conduite, ce qui viderait le message de ce que la foi pense y trouver, à savoir l’expression de l’attente de Dieu sur les
hommes et donc la requête d’une obéissance filiale à ces prescriptions ? Ces références ne garantissent-elles pas, à condition
d’y être inconditionnellement fidèle, que le croyant ne s’identifie pas au monde et ne vide pas son témoignage de toute
pertinence ? » (p. 142-143)
1c Déplacement de perspectives
« Cependant si Jésus ne conteste pas directement les pratiques religieuses de la Thora, il opère bien plus subtilement un
déplacement de perspectives, il bouleverse l’équilibre d’une économie, il incurve insensiblement mais fondamentalement le
point d’insistance dans l’ensemble de l’édifice juridico-religieux. La prédication de la présence ou de l’imminence du
Règne de Dieu qui constitue le cœur de son enseignement et le foyer de sa pratique, déplace l’accent : ce n’est plus la
Thora et son respect scrupuleux qui sont centraux, mais l’ouverture au Règne de Dieu et la fidélité aux exigences que
sa présence implique. Déplacement insensible, dira-t-on, à peine un accent ou un iota de différence ; mais en réalité
déplacement proprement révolutionnaire puisqu’il détrône la Thora qui n’est plus considérée comme le voie royale pour
aller à Dieu et lui obéir, et qu’il lui substitue le Règne de Dieu. Et, comme on va voir, c’est la fidélité au Royaume et à sa
présence qui prime sur l’observance de la Thora… » (p. 145-146)
1d L’ancrage dans le présent
« Ainsi notre réflexion prend un tour singulier. Alors que nous cherchions à savoir si le message évangélique ne fournissait
pas un ensemble de références éthiques et morales capables d’aider le fidèle à s’orienter dans le monde à partir de principes
originaux, une première lecture des positions de Jésus fait apparaître la vanité d’une telle démarche. A celui qui regarde
vers le ciel pour se dispenser des choses terrestres, l’Evangile renvoie à l’existence concrète selon une logique que lon
n’a guère de peine à reconnaître comme celle même du devenir homme de Dieu (Incarnation). Jésus ne détourne pas ses
auditeurs du respect de la substance éthique de leur société en proposant des modes de vie entièrement neufs ou originaux ;
il suppose tout à l’inverse que la société à laquelle il s’adresse est elle-même porteuse d’une telle substance. L’épreuve de
vérité des existences ne se joue pas ailleurs que dans le respect des pratiques et des lois en cours, et ce serait même l’évasion
hors de ces réalités qui serait suspecte de démission. La fidélité à Dieu, au Créateur Père de toutes choses, passe par le
respect du corps de l’existence, foyer de l’écoute et de l’obéissance à Celui qui donne l’homme à lui-même à travers
les structures historiques que l’homme façonne peu à peu. » (p. 152)
1e Nécessité de la vigilance
« En outre, pour trier et séparer le bon du mauvais, comme le demande le discernement, encore faut-il être éveillé, se
maintenir sur ses gardes, ne pas sombrer dans les torpeurs du conformisme et du bien-pensant éthique ou religieux.
La vigilance arrache à l’assoupissement quiconque déclare que tout va bien et que rien ne se passe, que le cours des choses
se poursuit imperturbablement et sans problème. Elle oblige à rompre par rapport à la routine, au conformisme, aux
coutumes comme aux rôles socialement bien définis et jugés insurpassables. Elle introduit à une attitude éthique étrangère à
cette hétéronomie dont les observateurs rapides caractérisent la religion, puisque celle-ci supposerait qu’il suffit au fond
d’appliquer les normes et les consignes venues de la transcendance. Tout à l’inverse de cette représentation paresseuse,
la vigilance chrétienne appelle à une liberté en acte et à une intelligence capable de lire les linéaments des possibles
dans le présent, et surtout de détecter les abîmes côtoyés par les consciences assoupies qui ne s’aperçoivent de rien. Loin
d’enfermer dans une hétéronomie qui déleste la liberté de sa responsabilité, elle la mobilise dans un éveil compris comme le
lieu de la fidélité à Dieu et à son Messie. Quiconque a eu à veiller sait que la vigilance requiert la totalité de l’être : la
sensibilité pour « sentir » une situation et sa mobilité, l’intelligence pour comprendre l’exacte portée des indices et les
interpréter correctement, le sang-froid et la retenue pour ne pas donner l’alerte par affolement ou peur, le sens du devoir
pour tenir sa place sans abandon ni négligence, donc aussi le courage devant les dangers possibles… » (p. 159-160)
1f Nécessité de l’interdit
« Par la rencontre avec l’artifice (langage, règles et techniques), c’est bien l’interdit que rencontre la condition
naturelle pour devenir humaine. Sans cette rencontre, jamais l’individu n’accèderait à son humanité. C’est dire à quel
point l’éthique est chevillée au corps de l’homme, puisque l’interdit met devant une règle qui à la fois sépare (tu es toi, tu
n’es que toi et non le tout des choses) et unit en ouvrant l’espace social (tu as ta place dans le jeu réglé des relations
humaines, mais seulement ta place, un parmi les autres). Cette règle est structurante puisqu’elle structure le corps lui-même
en permettant de se l’approprier comme masculin ou féminin, en ordonnant l’univers psychologique et en régulant les
pulsions. A travers elle, l’enfant assume des règles grâce auxquelles il parvient à se situer soi dans l’ensemble de
l’univers social structuré. » (p. 164)
1g « Passage » entre naturel et culturel
« L’accès à la condition humaine s’opère donc dans un passage de la condition naturelle à une condition
culturellement marquée. Il faut insister sur le mot « passage » : il ne signifie pas transition d’un univers à un autre, de la
nature à la culture, comme si l’on abandonnait une réalité au profit d’une autre, en sorte que la seconde n’aurait plus de
rapport avec la première. Passage est un transitif ; ce qui renvoie à une tâche permanente par laquelle incessamment le corps
doit être approprié ou les règles suivies qui assurent une façon d’assumer ses pulsions et ses affects. C’est pourquoi il
faut bannir les références simplistes à quelque chose comme une nature séparée de son appropriation par une culture et à
quelque chose comme une culture détachée de ses enracinements naturels. L’homme est transition de l’une à l’autre, instable
à ce titre, jamais totalement fixé, car même si les règles lui fournissent des codes de conduite, reste toujours une
inadéquation entre ses possibilités physiques ou psychologiques et l’exigence de la règle… » (p. 169)
1h Vers l’humanisation de soi
« Du point de vue éthique, ce passage lié à l’humanisation fait corps avec la rencontre de l’interdit ; en ce sens l’être-
humain advient fondamentalement à lui-même, à son autonomie (relative) par la rencontre avec l’hétéronomie de
l’univers de la règle, donc de l’interdit. Rêver d’une autonomie naturelle et spontanée fait partie des illusions de la
modernité, rêve qui se paie d’ailleurs lourdement par toutes sortes d’aliénations affectives ou de dépendances par
démobilisation de qui se croit libre et n’est que conformiste. Si l’on abandonne ce rêve, on aperçoit deux conséquences :
d’une part la rencontre de l’interdit est nécessairement blessante, Freud et la psychanalyse l’ont assez fortement rappelé pour
que le moraliste en tienne compte ; cela signifie que le rapport à l’univers de la règle (éthique et morale) n’est jamais simple,
mis toujours marqué par la blessure d’un narcissisme qui a été affecté. Mais d’autre part la rencontre de l’interdit ou
l’humanisation de soi n’est jamais faite une fois pour toutes, même si la scène infantile est le lieu des enjeux majeurs ;
l’adulte si autonome qu’il se prétende doit toujours réentendre qu’il n’est pas le centre du monde, qu’il n’est qu’un parmi les
autres, qu’il doit donc accepter des règles qui le blessent dans sa suffisance. En ce sens l’autonomie n’est jamais acquise, et
qui se croirait autonome serait bien près des plus graves rechutes dans l’aliénation selon les sens les plus divers du mot… Ce
passage est donc toujours d’actualité et le travail d’humanisation de soi permanent jusqu’au dernier souffle, puisque
jusqu’à la mort il revient à chacun de donner forme et sens à sa vie » (p. 168)
2 - Bible et communautés
2a Les Dix Paroles et le peuple hébreu
« Les Dix Paroles sont citées à deux reprises, dans le livre de l’Exode (20,1-17) et dans le Deutéronome (5,6-21) au sein de
contextes précis. Elles ont leur assise dans le cadre d’une Alliance passée entre Yahvé et le peuple hébreu, donc dans
un échange de paroles et dans la perspective du contrat qui en découle. Le texte commence d’ailleurs par insérer cet
échange dans la longue histoire libératrice qui présente Yahvé comme celui qui arrache au chaos (rappel du geste créateur),
à l’esclavage (Egypte) et à la mort par les prescriptions qu’il donne. Les interdits ont pour but d’éviter le retour au néant
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