Penser (à) l’emploi : schémas actanciels dans deux genres de textes Version provisoire pour les pré-actes (mai 2008) Meri Larjavaara Université d’Åbo Akademi 1. Introduction Le point de départ de cette communication est la constatation guère surprenante que certains verbes peuvent apparaître dans plusieurs schémas actanciels. Dans le cas de ces verbes, plusieurs schémas actanciels – c’est-à-dire plusieurs configurations de sujets et d’objets, ou plusieurs constructions – sont possibles. Ces schémas actanciels différents peuvent être reliés à différents sens, comme dans le cas de l’exemple (1), ou sembler être en variation libre, comme dans l’exemple (2) (exemples construits) : (1) Luc sert le dessert. Ces fruits servent de dessert. (2) Les participants discutent une question. Les participants discutent d’une question. Les participants discutent sur une question. Selon les courants linguistiques fonctionnels, dont la grammaire cognitive et la grammaire des constructions, une variation n’est pourtant jamais gratuite. Il peut s’agir de différences entre différentes variétés de la langue – variétés régionales, sociolinguistiques, stylistiques – ou il peut être question d’une différence de sens. La langue ayant tendance à essayer d’atteindre l’équilibre économique, elle ne maintiendrait une situation à deux formes correspondant à un sens que pendant un moment disparate de recherche d’équilibre, et les deux formes ont donc tendance à avoir des sens différents. En ce qui concerne le verbe penser, il semble clair qu’il y a une différence sémantique entre les deux schémas actanciels dans lesquels il figure, l’un avec un objet indirect et la préposition à, l’autre avec un objet direct, tous les deux avec un syntagme nominal comme objet. Blinkenberg (1960:169–170) compare les deux énoncés (a) et (b) sous (3) : (3a) J’ai pensé longuement à ce livre avant de l’écrire. (3b) J’ai pensé longuement ce livre avant de l’écrire. 1 Il formule leur différence sémantique, nette selon lui, de la façon suivante : « La différence est ici celle d’un rapport de direction à un rapport de création. » La transitivité directe entraînerait donc avec elle un objet effectué, un objet produit du procès, créé par le procès. Blinkenberg est loin d’être le seul à avoir constaté cette différence. Pour sa part, François (1998:185) écrit que dans J’ai pensé à ce problème la relation entre les deux participants, ‘moi’ et ‘le problème’, est celle d’un agent et d’un localisateur, tandis que dans le cas de J’ai pensé et repensé ce problème, le référent de l’objet est affecté par le procès. Dans une étude plus récente, François (2003:129) fait remarquer que le verbe penser « est un verbe fondamentalement transitif indirect qui a développé au cours du 20ème siècle des emplois transitifs (à syntagme nominal, ex penser la révolution). » Il précise (p. 130) que l’emploi transitif peut être rencontré surtout dans les essais et les textes scientifiques et très marginalement dans les belles lettres. Ce serait donc, en plus, une question de genre, l’un des schémas actanciels appartenant surtout à un genre spécifique. Si cet emploi à objet effectué se trouve surtout dans un certain genre de textes, comme l’indique François, il est question d’une distinction sémantique qui est renforcée par sa qualité stylistique. C’est en ceci que le thème de cette communication rejoint la thématique générale du colloque : il s’agit de voir si le contexte influence la gamme des possibilités sémantiques proposées par les différents schémas actanciels d’un verbe. Dans cette communication, j’ai l’intention de travailler sur l’emploi du verbe penser dans deux genres textuels distincts : d’une part, un français hautement normatif mais non littéraire, de l’autre, un français également écrit mais relâché. Comme point de comparaison, j’indiquerai aussi ce qui peut être trouvé dans des textes littéraires. 2. Corpus Je suis partie à la recherche des occurrences intéressantes en effectuant trois recherches sur Frantext et une sur WebCorp. Selon ce qui était mon intention au départ, j’ai d’abord fait les deux recherches sur Frantext uniquement sur des textes non littéraires. Mon intention a été de voir quel était l’usage dans un français hautement normatif mais non littéraire. J’ai choisi les textes « après 1980 » et ai abouti à 68 textes. 2 Sur ce même corpus, j’ai fait les deux recherches pour penser avec un syntagme nominal qui suit directement le verbe ou un complément en à+SN. Comme le corpus n’était pas catégorisé, les SN ont été détectés grâce aux articles définis ou indéfinis. Ce procédé a exclu, bien entendu, tout ce qui était inversion, insertion d’un élément entre le verbe et son objet, par exemple, etc., mais cela fait partie des problèmes rencontrés lors d’une recherche sur corpus informatisé et difficilement évitables. Il ne m’a permis que de repérer les SN avec article défini ou indéfini qui viennent juste après la forme verbale et pas les autres (nom propre, propositions entières ...). Sur WebCorp, les résultats bruts de la recherche ont été beaucoup moins nets. Le logiciel ne permet pas d’exclure tous les autres lexèmes (pension ...) et il y a par exemple des répétitions d’occurrences. À ce stade le logiciel n’a pas permis d’obtenir des résultats fiables et ceux-là ne serviront donc que de point de comparaison vague. C’est pourquoi les textes littéraires sur Frantext ont été utilisés : finalement, pour pouvoir faire une comparaison, j’ai aussi lancé une recherche sur les textes littéraires (poésie, roman, théâtre) de la même période (129 textes). En ceci la collecte du corpus n’a pas été réussie et ne permet que de détecter des tendances qui ne permettent pas de faire des conclusions sur la fréquence, entre autres. Il faut également faire remarquer que le nombre des cas disqualifiés a été vraiment considérable. Par disqualifié, je veux dire que la construction repérée n’a pas correspondu du tout au lexème penser, que le complément qui suit n’a pas été objet direct ou indirect du verbe mais plutôt une parenthèse, une insertion, etc. Le procédé que je viens de décrire m’a donc permis de repérer les objets directs ou indirects avec SN doté d’un article défini ou indéfini suivant directement le verbe. 3. Analyse du corpus 3.1. Différences sémantiques entre compléments en SN et en à+SN 3 Le complément « traditionnel » avec la préposition à renvoie à un référent vers lequel la pensée se dirige (« direction », « localisation » selon les différents auteurs) : (4) Quand je pense à un ami, je ne puis rester dans l’abstraction, j’évoque des situations, donc des cadres. [Frantext : Antoine Blondin 1982] Il convient d’ailleurs de noter que dans ce corpus la locution faire penser à +SN est extrêmement fréquente : (5) Son regard immobile, inexpressif, me fait penser au regard des fauves. [Frantext : Nathalie Sarraute 1983] Il est question alors de quelque chose de peu intentionnel. En ce qui concerne le verbe transitif penser à objet direct, il a donc été constaté, comme je l’ai indiqué plus haut, que l’objet serait un objet effectué, c’est-à-dire un objet produit du procès, qui exprime ce que le procès crée. L’exemple suivant illustre bien la chose (exemple emprunté à Larjavaara 2000:205) : (6) « [...] En fait, entre vingt et trente ans, tu penses ta vie. Tu prends le temps de te trouver, de réfléchir ...» [Marie Claire 6/1998 : 82] La vie est créée à cet âge-là, c’est alors qu’on en fait ce qu’on veut. Cette distinction sémantique se trouve également dans le corpus du présent travail. L’objet (direct) est, effectivement, souvent effectué : (7) Ce n’est que gorgé de compagnie et de vin que j’ai pu penser une telle ânerie. [Frantext : Hervé Guibert 2001] Cependant, il ressort clairement du corpus une autre propriété sémantique de la construction directe : (8) Quel est votre sentiment ? - Avant tout, je veux exprimer un sentiment très profond : nous devons penser les problèmes du Proche-Orient en termes de paix, nous devons avant toute chose vouloir un règlement qui assure la paix. [Frantext : Pierre Mendès-France 1990] (9) [...] : la mode est née. Penser la mode requiert que l’on renonce à l’assimiler à un principe inscrit nécessairement et universellement dans le cours du développement de toutes les civilisations [...] [Frantext : Gilles Lipovetsky 1987] 4 Dans ces exemples, au lieu de les considérer comme des occurrences d’objets effectués, c’est plutôt le caractère fortement transitif (par d’autres paramètres que ceux qui définissent un objet effectué) qui ressort : il s’agit d’un procès où le rôle du sujet est agentif. Ces constructions transitives directes du verbe penser suivraient donc le modèle de la transitivité sémantique, comme le propose Goldberg (1995:116–119) : la construction transitive, avec objet direct, est parfois supposée porter un sens à elle – un sens qui la rapprocherait d’une phrase transitive prototypique avec objet ayant clairement le rôle de patient et sujet portant le rôle d’un agent prototypique. Il semble que pour l’emploi à objet direct du verbe penser c’est le caractère agentif du référent du sujet qui est décisif. En témoigne également l’exemple suivant (qui n’appartient pas au corpus) : (10) [Chapeau p. 16 :] « L’ancien directeur de ‘Marianne’ entend désormais se consacrer à penser l’évolution du monde. C’est la crise de l’idée de progrès qui le taraude » [Début du texte :] « Depuis trente ans, en marge de mes activités de journaliste et de directeur de journaux, j’ai toujours mené une réflexion sur l’évolution, qu’elle soit naturelle ou sociale. » [Dernier paragraphe de l’article p. 17 :] « Aujourd’hui, à 70 ans, j’ai définitivement quitté le journalisme, mais j’entends poursuivre ma réflexion sur la gravissime crise de la presse aujourd’hui. Il faut tout repenser. J’ai une nouvelle vie. [...] » [Le Nouvel Observateur 2268 24 avril 2008] En analysant l’emploi transitif du verbe penser (repenser) dans cet exemple dans son contexte et en le comparant aux deux occurrences de mener/poursuivre une réflexion qu’on y trouve, on note qu’il s’agit d’un procès hautement agentif, caractéristique de l’usage transitif du verbe. La différence sémantique des deux usages – la construction transitive directe mettant l’accent sur, d’une part, le caractère effectué du référent de l’objet direct du verbe penser, et de l’autre, sur l’agentivité du référent de son sujet – semble donc confirmée par ce corpus. 3.2. Différences entre les genres textuels La construction transitive serait donc typiquement trouvée dans les genres peu littéraires (« essais » et « textes scientifiques » selon François). Mais elle peut être trouvée également, bien qu’elle soit moins fréquente, dans des textes littéraires ou relâchés. Qu’en est-il alors de cet emploi de la construction transitive ? 5 Il semble que le sémantisme agentif est surtout lié à l’usage dans les textes non littéraires mais normatifs. Si dans la partie non littéraire du corpus tiré de Frantext beaucoup des occurrences peuvent être rangées sous l’étiquette « emploi transitif motivé par l’agentivité du référent du sujet », dans la partie littéraire du corpus c’est loin d’être le cas. En ce qui concerne les objets du verbe penser, parmi les occurrences transitives dans la partie littéraire du corpus, à peu près la moitié semblent être au moins partiellement lexicalisées : il est question d’objets du type penser la même chose/le contraire/le pire. Ces compléments ne sont pas référentiels ; ils ont une fonction plutôt adverbiale : (11) Je sais qu’il pense la même chose. Entre nous les mots servent à autre chose. [Frantext : Evane Hanska 1984] Dans la partie littéraire du corpus tiré de Frantext, en plus des cas lexicalisés au moins à un certain degré, la motivation par le caractère effectué de l’objet semble être plus courante que celle par l’agentivité du référent du sujet, contrairement à ce qui se passe dans les cas non littéraires. Les occurrences trouvées à l’aide de WebCorp – langage relâché d’Internet – correspondent à cette même constatation. En plus des cas lexicalisés au moins à un certain degré, on y trouve un exemple d’objet effectué très clair (sans mentionner les occurrences du type ce site est bien pensé qui témoignent du même phénomène) : (12) Microsoft a bien pensé le système : [WebCorp : http://mhmag.free.fr/zine/efs/EFS.TXT] 4. Pour conclure On constate donc une différence d’usage, les textes non littéraires mais hautement normatifs profitant de la possibilité d’une construction transitive du verbe penser. Pour les textes littéraires ou relâchés cet emploi est marginal. La différence sémantique entre les deux constructions possibles, transitive directe ou en à+SN, est confirmée et nuancée. Leur appartenance à des genres différents est également confirmée. Le lexème a donc différents usages possibles dans différents genres. Bien que le noyau de son sens reste le même, son sens mis en contexte – exploitant la sémantique de la construction où le lexème se trouve et sans laquelle il resterait une abstraction – varie d’un genre à l’autre. Références bibliographiques 6 Blinkenberg, Andreas 1960 : Le problème de la transitivité en français moderne : essai syntacto-sémantique, Historisk-filosofiske meddelelser 38 : 1, Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, København. François, Jacques 1998 : « Théorie multifactorielle de la transitivité, ” différentiel de participation ” et classes aspectuelles et actancielles de prédication », La transitivité, éd. André Rousseau, Travaux et recherches, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq. Pp. 181—201. François, Jacques 2003 : La prédication verbale et les cadres prédicatifs, Bibliothèque de l’Information Grammaticale 54, Peeters, Louvain – Paris. Frantext http://www.frantext.fr/ Goldberg, Adele E. 1995 : Constructions : a construction grammar approach to argument structure, The University of Chicago Press, Chicago and London. Larjavaara, Meri 2000 : Présence ou absence de l’objet : limites du possible en français contemporain, Humaniora 312, Annales Academiæ Scientiarum Fennicæ, Academia Scientiarum Fennica, Helsinki. WebCorp http://www.webcorp.org.uk 7