Point de vue
A propos des indicateurs qualitatifs
Par Luc Marshall
(chapo)
Pour sortir de la pensée économique quantitative, il faut inverser le dicton “Time is money”.
Une approche temporelle de l’argent revient à savoir à quoi l’on consacre cet argent, donc à
privilégier la sphère de la décision et du politique.
J'attire votre attention à propos de la recherche sur d'éventuels indicateurs des richesses
qualitatives. Concevoir des activités non-marchandes ou non-lucratives ainsi que tout élément
d'ordre écologique en tant que richesses est une conception qui ne s'affranchit pas des
catégories marchandes ou monétaristes. Car on ne peut, en la matière, se contenter d'une
simplicité de langage. Pour aboutir à une pensée économique qui ne soit plus seulement
quantitative, il est nécessaire d'apporter une conception de l'argent radicalement différente :
celle-ci est l'argent même, pour ainsi dire, en son envers.
Ceux qui connaissent l'œuvre de G. Simmel savent que les conditions de l'échange sont celles
des valeurs économiques : l'argent n'est qu'une fonction d'objectivation de l'échange par ce
qu'on appelle le prix. Il est ainsi, selon l'auteur, la possibilité de toutes les valeurs en étant la
valeur de toutes les possibilités. Sous ce principe, marchand, on peut accroître en une valeur
en soi pour toute chose alors que seul l'échange détermine la valeur. Ainsi en est-il de
l'expression anglaise “Time is money” : quoiqu'on puisse entendre par là, on a littéralement ici
la croyance en une valeur intrinsèque du temps.
Pourtant, Simmel montre ce qui s'affirme sous nos yeux. L'argent a permis d'intensifier les
échanges et les a diversifiés ; par conséquent, la production aussi par division et
spécialisation. Peu importent ici les avantages et inconvénients de cet état de fait, on doit
seulement en conclure que l'argent c'est également du temps.
“Money is time”, cela est l'envers de l'argent : par lui, on paye ou plutôt on confirme le temps
consacré à la production d'un bien ou d'un service ; un temps que l'on ne peut consacrer pour
produire soi-même tel bien ou tel service vue leur complexité, mais aussi un temps que l'on ne
veut pas consacrer tel quel, par exemple, en allant au restaurant au lieu de faire la cuisine.
Bien entendu, le fait de se faire servir a d'autres motivations possibles. Cependant, on peut
pratiquement convertir tout de la vie humaine en termes de temps, d’autant que rien en ce
monde n'est atemporel. Sous l'angle de la temporalité, on ne peut prétendre à quelque
différence que ce soit entre un salarié, un bénévole et une machine. Le temps est ainsi la
notion clef pour une économie, très exactement, non comptable. Dès lors il ne s'agit plus
d'aborder quantitativement le temps, de retourner au “time is money”, mais de savoir à quoi le
temps est consacré. C'est là une question dont la réponse ne relève d'aucun calcul, mais du
jugement et du politique au sens noble du terme.
Une économie de la temporalité ne peut se suffire d'une simple approche quantitative : avoir
ou ne pas avoir le temps ; l'énergie nucléaire a un temps plus long que les énergies fossiles.
Assez rapidement, l'aspect décisionnel et téléonomique s'affirme, car le temps des choses n'est
rien d'autre que le nôtre. Une telle économie ne peut donc que recentrer l'humain en sa
demeure. Par ailleurs, le vivant s'ouvre à une telle pensée, d’autant que les notions de court,
moyen et long terme ne sont plus pertinentes si ce n’est du point de vue d'un rendement.
Dira-t-on néanmoins que, pour consacrer du temps à quelque chose, il faille toujours de
l'argent ? C'est là justement qu'une conception temporelle de l'argent change notre rapport à
celui-ci. Puisque l'argent est du temps, qu'il en faille pour consacrer du temps à quelque chose