La croissance économique est-elle compatible avec la préservation de l'environnement ? La croissance de la production de biens et de services a incontestablement des effets positifs sur les conditions de vie de la population qui en bénéficie. Cependant, des interrogations de plus en plus nombreuses se font entendre quant aux conséquences de la poursuite de cet objectif sur le bien-être des populations humaines, sur le court terme mais plus encore sur le long terme. La croissance, telle que nous la connaissons, est-elle encore génératrice d'amélioration de notre bien-être et est-elle compatible avec la préservation à long terme de nos cadres de vie ? Les indicateurs usuels de la performance économique rendent-ils réellement compte d'un progrès global ? Notre mode de croissance est-il soutenable pour les générations futures ? 1. Croissance économique, développement et bien-être complexe : une relation • Deux siècles de croissance économique dans les pays développés ont accoutumé les modes de pensée à assimiler abondance de biens matériels et niveau de développement et bien-être. S'il est incontestable que les progrès de la consommation en biens et services ont permis d'améliorer considérablement la couverture des besoins primaires, puis des besoins secondaires, se pose aujourd'hui la question de la surabondance et de ses effets négatifs sur le bien-être. • La croissance économique est l'objectif recherché par tous les pays. Elle est aujourd'hui contestée dans sa capacité à assurer la progression du bien-être humain. En effet, de nombreuses études soulignent les divergences notables entre la perception de l'accroissement du bien-être par la population et les données statistiques objectives de l'accroissement des richesses. La dimension symbolique de la consommation (marqueur de la place occupée dans l'espace social) tend à produire une accélération des désirs de consommer plus rapide que la capacité de l'économie à les satisfaire : le degré d'insatisfaction ne recule pas, voire s'accroît. • En matière d'espérance de vie, de mortalité infantile, d'état de santé ou de niveau d'instruction, la corrélation des indicateurs de bien-être avec le degré de richesse matérielle n'est plus vérifiée au-delà d'un certain seuil (l'espérance de vie à la naissance, par exemple, est plus élevée en France qu'aux États-Unis, alors que le niveau de vie moyen est plus élevé dans ce dernier pays). Pour le dire en langage économique, le « rendement marginal en bien-être » de la croissance économique devient décroissant au-delà d'un certain niveau de richesses. 2. De quelles variables le bien-être dépend-il ? Les observations précédentes, attestées par de nombreuses études, ont amené les économistes à élargir la question des fondements du bien-être. Celui-ci est multidimensionnel et résulte de la combinaison en interaction de quatre catégories de ressources, de quatre types de capital : naturel, physique produit, humain, social et institutionnel. Or les dotations dans ces quatre types de capital varient au cours du temps, selon les sociétés et selon les individus : • le capital naturel regroupe l'ensemble de ressources offertes par le cadre naturel. On les subdivise généralement en deux catégories, les ressources renouvelables et les ressources non renouvelables. Par exemple, les énergies fossiles sont non renouvelables, alors que les forêts sont des ressources renouvelables (encore faut-il tenir compte, pour ces dernières, des rythmes de destruction et de reconstitution de la ressource) ; • le capital physique produit recouvre l'ensemble des biens de production et les stocks de produits destinés à une utilisation future. Concrètement, il correspond au stock de capital accumulé par l'activité humaine, alimenté annuellement par la formation brute de capital fixe ; • le capital humain est une notion introduite, dans les années 1960, par l'économiste américain Gary Becker. Il comprend l'ensemble des connaissances et des aptitudes acquises par l'homme, dont certaines sont transférables à d'autres, notamment par le système d'éducation. Il comporte aussi l'expérience et le savoir-faire accumulé par chaque individu ; • le capital social comprend, quant à lui, les réseaux de relations interpersonnelles dont dispose une personne ou un groupe social, qui se sont développés à la fois dans la sphère professionnelle et la sphère privée. Ce potentiel relationnel se caractérise par sa densité (nombre de relations) et par son intensité (nature et fréquence des liens). Mobilisable au niveau individuel ou collectif, il peut être vecteur de confiance, de coopération voire de convictions communes ; • le capital institutionnel représente les structures sociales et politiques (État, juridictions, administrations, groupes d'intérêts…), qui peuvent avoir des conséquences positives ou négatives sur la vie de chacun. Ainsi, on considère par exemple que les institutions démocratiques sont, a priori, favorables à la diffusion des connaissances, ou que le sentiment de liberté qu'elles engendrent a des effets positifs sur les relations humaines. 3. Des instruments alternatifs de mesure du bien-être • Cette divergence croissante entre le progrès économique, mesuré par l'accroissement du PIB, et l'évaluation du degré de développement et de bien-être a conduit certains économistes à réfléchir aux instruments statistiques permettant de rendre compte de cette réalité complexe. Les analyses critiques du PIB ont mis, depuis longtemps, en évidence l'incapacité de cet indicateur à rendre compte des éléments non marchands (économie domestique, bénévolat, économie souterraine) de l'activité économique. De même, les activités de réparation des dégâts engendrés par la croissance elle-même sont comptabilisées en positif dans le PIB alors qu'elles ne constituent pas, pour la société, un « enrichissement net » (lutte antipollution, recyclage des déchets, réparation des accidents, dépenses de santé liées au stress au travail ou à la pollution, etc.). Enfin, la comptabilisation des richesses produites néglige ce qui devrait théoriquement se traduire par une soustraction, c'est-à-dire les atteintes irréversibles et non réparables à l'environnement et l'épuisement des ressources naturelles non renouvelables. • Face à ces critiques, des indicateurs composites ont vu le jour. L'IDH, indice de développement humain, est le plus médiatisé d'entre eux. Élaboré notamment à l'initiative de l'économiste Amartya Sen, il prend en compte, à côté du revenu national brut par habitant, l'espérance de vie à la naissance et le niveau d'instruction de la population. La prise en compte de ces critères peut modifier sensiblement la place d'un pays dans le classement mondial : ainsi, la Nouvelle-Zélande, vingt-quatrième au classement du PIB par tête (en PPA), se retrouve au cinquième rang du classement IDH. • L'OCDE, quant à elle, utilise un indicateur de bien-être fondé sur 11 critères (logement, revenu, emploi, éducation, environnement, santé, vie familiale, etc.), certains de ces critères étant mesurés à partir de données objectives, d'autres donnant lieu à des évaluations subjectives. Enfin on peut signaler l'initiative originale du royaume du Bhoutan, qui se réfère, depuis 1987, à un indicateur du « bonheur national brut » fondé sur quatre critères : le développement économique, la protection de l'environnement, la place de la culture et la bonne gouvernance politique. 4. Les limites écologiques de la croissance économique • Notre modèle de croissance économique porte des atteinte majeures à l'environnement. La prise de conscience de l'ampleur de ces atteintes s'est faite progressivement, mais elle est, aujourd'hui, de plus en plus partagée par l'opinion publique. L'un des plus graves problèmes est celui du réchauffement climatique de notre planète, qui est largement la conséquence des émissions de gaz à effet de serre, notamment le dioxyde de carbone produit par les activités humaines, en particulier par les transports, l'agriculture, le logement résidentiel et les services, ainsi que l'industrie manufacturière. Des accords internationaux ont été signés pour tenter de réduire ces émissions, mais le consensus politique est loin d'être acquis au niveau mondial. Un autre aspect de ces atteintes à l'environnement est l'augmentation de la pollution de l'air, notamment en zones urbaines, et la dégradation de la qualité de l'eau (pollution chimique et bactériologique). • La surexploitation des ressources naturelles constitue une autre source de l'inquiétude pour l'avenir : épuisement des gisements énergétiques et des réserves de minerai qui sont des ressources non renouvelables, mais aussi prélèvements excessifs sur les ressources renouvelables (ressources halieutiques des océans, déforestation…). Enfin, les atteintes à la biodiversité, qui se traduisent par la disparition de milliers d'espèces animales ou végétales chaque année, représentent également une menace pour l'avenir des écosystèmes. 5. Vers un modèle de développement soutenable ? • La notion de développement durable (ou « soutenable » comme l'exprime le terme anglaissustainable) est née des travaux et des recommandations de la commission Brundtland (du nom de sa présidente) en 1987, sous l'égide des Nations unies. Cette commission a défini le développement durable comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». • Mais les conditions concrètes d'application d'un tel modèle théorique font l'objet de controverses qui voient réapparaître les clivages traditionnels de la science économique. Ainsi, les théoriciens libéraux considèrent que ce qui importe est la possibilité de trouver pour le futur des ressources de substitution à celles qui sont en voie d'épuisement. Ces perspectives ne peuvent être envisagées qu'avec une poursuite de la croissance permettant aux innovations de prendre le relais des ressources en voie de disparition. Le processus doit conduire à favoriser la substituabilité d'une forme de capital (le capital naturel) par une autre (le capital physique produit) sans préjudice pour les générations futures. • Le courant écologiste conteste, évidemment, cette conception productiviste du développement durable, au nom du caractère irremplaçable de certaines ressources et des dangers de l'irréversibilité de leur disparition. Ce courant préconise de mettre en place des modèles de croissance fondés sur le remplacement des ressources non renouvelables par des ressources renouvelables, en assurant ainsi la non-décroissance du capital naturel. L'idéal à atteindre est de parvenir à un modèle de croissance circulaire ne produisant plus de déchets non recyclables et une économie de la fonctionnalité favorisant la durabilité des biens plutôt que leur obsolescence accélérée. • Cette proposition d'économie circulaire rejoint la problématique de l'empreinte écologique aujourd'hui largement médiatisée. L'empreinte écologique est, selon la définition de l'OCDE, « la mesure en hectares de la superficie biologiquement productive nécessaire pour pourvoir aux besoins d'une population humaine de taille donnée », autrement dit le nombre d'hectares permettant de produire les ressources utilisées par cette population et d'assimiler les déchets qu'elle produit. L'empreinte écologique se calcule en référence au mode de vie de la population étudiée : ainsi l'empreinte écologique d'un Américain du Nord est de 12 ha, celle d'un Français de 5,2 ha, celle d'un Afghan de 0,58 ha. Au niveau mondial, l'empreinte moyenne par habitant est de 2,3 ha, alors que la disponibilité par personne (biocapacité) est théoriquement de 1,8 ha. Le seuil de soutenabilité est donc aujourd'hui largement dépassé. 6. Conclusion Le défi écologique est probablement le défi du futur le plus difficile à affronter. Parce qu'il remet en question les conditions de vie et les modes de consommation des populations des pays développés, il doit faire face à l'inertie des comportements et à la résistance que lui opposent des groupes d'intérêts puissants soutenus parfois par des lobbies sans scrupule. Il est aussi confronté à la capacité d'oubli et d'insouciance d'une opinion publique prompte à s'émouvoir de catastrophes écologiques médiatisées mais tout aussi prompte à en oublier les leçons. Faut-il, comme le proposent certains, dépasser la perspective du développement durable et envisager la décroissance, une perspective qui constituerait une révolution culturelle aujourd'hui inimaginable ? Notions clés • • • • • • Développement et bien-être. Capital naturel, physique produit, humain, social et institutionnel. Indice de développement humain. Réchauffement climatique. Développement durable ou soutenable. Empreinte écologique.