Les philosophes
Wittgenstein prend souvent l’exemple de l’expression « J’ai mal
aux dents » et considère que celle-ci ne désigne pas une
expérience privée. De manière générale, selon lui, il n’existe pas
une intériorité cachée, un monde intime d’idées et de
sensations ; celles-ci ne sont pas des états ou des objets mentaux
que le sujet de l’expérience posséderait et connaîtrait grâce à
« l’œil de l’esprit ». Contre toute approche fondée sur le modèle
de l’introspection, Wittgenstein adopte un point de vue
grammatical, selon lequel « J’ai mal aux dents » – au même titre
qu’« Au secours ! », par exemple – n’est qu’un appel à l’aide,
une expression de douleur qui se substitue au cri primitif. Ainsi,
les énoncés construits à la première personne sont des actes
expressifs, qui ne reposent pas sur une quelconque observation
intérieure. Ces énoncés diffèrent des propositions à la troisième
personne du singulier (« Il a mal aux dents »), lesquelles
peuvent être validées objectivement (l’homme en question
se tord de douleur) et apparaissent comme des assertions
communicatives. La critique de l’intériorité n’a pas
pour but de fournir une théorie psychologique, mais de dissiper
une illusion majeure de la philosophie, celle du sujet
métaphysique de type cartésien, clos sur lui-même
et parfaitement conscient de ses affections et de ses actes
réflexifs. Wittgenstein substitue donc à l’ego un être incarné
faisant partie d’une communauté linguistique, d’un « nous ».
Autre terme clé de la deuxième philosophie
de Wittgenstein, les règles constituent
l’instrument par lequel les êtres humains
s’entendent dans les formes de vie
ordinaire. Au sein des jeux de langage,
les hommes suivent en fait des règles
de grammaire, qui, sans prédéterminer
d’une façon normative leur comportement,
fournissent toutefois les critères d’un agir
correct. Ici, « correct » signifie conforme
à une habitude partagée ; c’est à travers
un processus d’actions et de réactions
à l’intérieur d’une communauté linguistique
que l’apprentissage d’une certaine règle
a lieu. Nous apprenons des règles dans
des cadres très différents, selon que nous
faisons des mathématiques, que nous
voulons avoir accès à une langue étrangère
ou organiser notre cérémonie de mariage…
Les règles sont donc à la fois nécessaires
et conventionnelles, et elles sont par nature
publiques. Il est impossible de créer
et de suivre une règle à titre privé, car,
pour être établie et avoir une valeur, celle-
ci doit pouvoir être évaluée et adoptée
par les autres. Dans le même registre,
un langage privé, c’est-à-dire un langage
qui nécessairement n’est parlé et compris
que par une seule personne, est un
non-sens – parce que tout langage suppose
des critères d’application communs.
Les réflexions de Wittgenstein sur
les règles apportent ainsi un puissant
argument contre le solipsisme.
Dans les tests psychologiques, une illusion d’optique est fréquemment utilisée.
Il s’agit d’un dessin ambigu, silhouette que l’on peut voir tantôt comme un lapin
et tantôt comme un canard, selon que l’on considère son extrémité comme
des oreilles ou un bec (cf. illustration ci-contre). Pour Wittgenstein, l’hésitation
ressentie devant ce dessin, le fait que l’on puisse y voir un canard ou un lapin,
montre que cette expérience ne relève pas seulement de la perception, d’un voir-
simple : elle se situe à mi-chemin entre la vision et la pensée et requiert la notion
d’un « voir-comme ». Or, si l’étude du voir-simple est un problème physiologique
revenant aux sciences expérimentales, celle du voir-comme est un problème
conceptuel, qui concerne à ce titre la philosophie. Wittgenstein explicite
ce deuxième emploi du mot « voir » en faisant référence à la ressemblance
entre deux visages. Au lieu d’affirmer « Je vois quelque chose », je dis dans
ce cas : « Je vois que ces deux visages se ressemblent », ou bien « Je vois
une ressemblance entre ces deux visages ». Ce dernier usage du mot « voir »
relève d’un certain type d’expérience, la « remarque d’un aspect », et nous
conduit à modifier notre vision d’un objet, tandis que celui-ci ne change pas.
Seul livre édité de son vivant,
le
(traduction
de Gilles-Gaston Granger, « Tel » Gallimard,
2001) est une œuvre fascinante, traité de
logique qui débouche sur des considérations
sur l’éthique. Dans ses écrits du début des
années trente, notamment
(trad. de Marc Goldberg et Jérôme
Sackur, « Tel » Gallimard, 1996), Wittgenstein
critique l’illusion du sujet métaphysique et pose
les bases de sa seconde philosophie. Le sommet
en est les
(trad.
Françoise Dastur
et alii,
Gallimard, 2004,
cf. cahier central
), qui développe son approche
pragmatique du langage et ses réexions sur
les concepts psychologiques. Rédigé à la toute
n de sa vie,
(trad. de Danièle
Moyal-Sharrock, « NRF » Gallimard, 2006)
expose en particulier la différence entre le
savoir et la croyance. Mentionnons également
la très accessible
,
que l’on trouvera dans le volume
(trad.
de Jacques Fauve, « Folio Essais » Gallimard,
1992). Pour avoir accès à l’intimité de
Wittgenstein, les
(trad. de Jean-Pierre Cometti, PUF,
1999) sont des témoignages précieux. Enn,
les
(trad. de Gérard Granel,
« GF » Flammarion, 2002) sont une compilation
d’aphorismes saisissants sur des sujets divers,
de l’art à la science en passant par la religion.
Pour s’initier, le lecteur pourra se reporter
notamment à
de Joachim Schulte (trad. de Marianne
Charrière et Jean-Pierre Cometti, Éditions
de l’Éclat, 1992) ou à
de P. M. S.
Hacker (trad. de Jean-Luc Fidel, Seuil, 2000).
de Mathieu
Marion (PUF, 2004) et
, édité par Sandra Laugier
et Christiane Chauviré (Vrin, 2006), permettent
de découvrir les deux œuvres majeures
du philosophe. Pour approfondir, outre le très
complet
de
Hans-Johann Glock (trad. d’Hélène Roudier
de Lara et Philippe de Lara, Gallimard, 2003),
les travaux de Jacques Bouveresse sont
incontournables – voir en particulier
(Minuit,
1976). Parmi les publications récentes,
signalons
de Christiane
Chauviré (PUF, 2009), qui aborde la question
de la subjectivité chez Wittgenstein,
et le numéro de la revue
sur le thème
« Wittgenstein politique » (n° 38, PUF, 2009).
Dans une lettre à l’éditeur Ludwig
von Ficker, Wittgenstein écrit à propos
du Tractatus : « Mon livre consiste
en deux parties : celle ici présentée,
plus ce que je n’ai pas écrit. Et c’est
précisément cette seconde partie qui est
la partie importante. Mon livre trace
pour ainsi dire de l’intérieur les limites
de la sphère de l’éthique, et je suis
convaincu que c’est la SEULE façon
rigoureuse de tracer ces limites.
En bref, je crois que là où tant d’autres
aujourd’hui pérorent, je me suis arrangé
pour tout mettre bien à sa place
en me taisant là-dessus. » Sur l’éthique,
Wittgenstein garde le silence, et pour
cause : pour lui, elle représente ce dont
nous ne pouvons pas parler. C’est
le domaine de l’indicible, de l’insensé,
entièrement distinct du domaine
de la science, où, là, les propositions
ont un sens. L’éthique concerne
la valeur de l’existence, et plus
largement les « problèmes de
la vie ». Or, pour Wittgenstein,
les interrogations fondamentales ne
peuvent être exprimées, et de surcroît
résolues, dans et par le langage ;
même s’il existe chez l’homme
une tendance ancrée à vouloir mettre
des mots sur ses angoisses, à « s’élancer
contre les frontières du langage »
(Conférence sur l’éthique), l’éthique
demeure hors d’atteinte. Cet accent
mystique sur l’ineffable se retrouve
chez Wittgenstein dans ses
considérations sur l’esthétique
et la religion. Nous pouvons lire
en particulier dans le Tractatus
qu’« éthique et esthétique ne font
qu’un » (6.421). L’art se présente donc
également comme une tentative
de dire l’indicible. Plus précisément,
dans l’expérience esthétique,
la subjectivité du spectateur trouve
un point d’accord avec le monde,
qu’elle appréhende comme une totalité.
Dans ses leçons sur l’esthétique données
à Cambridge en 1938, Wittgenstein
compare le jugement esthétique à
une expression du visage ou à un geste.
Ce sont des choses qui ne s’expliquent
pas, mais se ressentent : dire qu’une
pièce de Schubert est mélancolique,
ce n’est pas énoncer une proposition
fondée, cela reviendrait plutôt
à dessiner un visage, à faire un
mouvement de la main ou à danser