Ivar EKELAND

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Université européenne d’été 2013
du 1 au 4 juillet 2013
La controverse : enjeux scientifiques, enjeux de société
Les controverses font-elles partie de la dynamique même de
la science ?
Controverses en économie
Gouvieux, le 2 juillet 2013
Ivar EKELAND, philosophe et mathématicien, professeur, université Paris-Dauphine
Marie-Françoise Chevallier-le Guyader : Nous allons écouter le professeur Ivar Ekeland, qui est
philosophe et mathématicien, professeur de mathématiques à l’université Paris-Dauphine et titulaire
de la chaire de recherche en Economie mathématique à l’université de la Colombie-Britannique à
Vancouver. Je suis très heureuse que vous ayez accepté notre invitation parce que nous souhaitions,
avec le Conseil scientifique, parler des controverses dans le domaine des sciences humaines et sociales
et de l’économie.
Ivar Ekeland : Je vous remercie de m’avoir invité. C’est la deuxième fois que je viens à l’IHEST et c’est
toujours un plaisir. Je suis particulièrement content de parler de ce sujet des controverses en
économie. Tout d’abord, y en a-t-il ? Il suffit d’ouvrir le journal. Par exemple, comment sortir de la
crise ? L’austérité, à savoir le fait que l’Etat augmente les impôts et restreint ses dépenses, est-elle
utile ou nuisible ? Les uns disent qu’elle est utile, parce que l’on doit payer nos dettes ; les autres
estiment qu’elle est nuisible, car si les particuliers et l’Etat ne dépensent plus, l’économie s’arrête. La
plupart des gouvernements mènent une politique d’austérité. Il s’agit d’un sujet extrêmement
controversé, surtout depuis quelques années.
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Le débat autour de l’inflation est un autre exemple de controverse en économie. Les banques centrales
disent qu’il faut éviter l’inflation. L’une des défenses de la politique d’austérité consiste d’ailleurs à
dire que l’Etat ne doit pas dépenser, sans quoi il crée de l’inflation. Il faut maintenir la valeur de la
monnaie. D’autres estiment que l’on peut se permettre une certaine inflation dans la mesure où les
taux réels sont négatifs : l’Etat français emprunte à des taux réels qui sont négatifs, c'est-à-dire que
des gens paient pour lui donner de l’argent.
Autre débat : faut-il sortir de l’euro ? Des pays tels que la Grèce ou le Portugal doivent-ils sortir de
l’euro ? Certains soutiennent que si la Grèce n’était pas dans l’euro, elle pourrait dévaluer sa monnaie
et ainsi relancer certaines activités comme le tourisme. D’autres estiment que ce serait une
catastrophe, pour la Grèce comme pour l’euro.
Nous avons déjà évoqué le changement climatique. Sur ce sujet, la controverse est à plusieurs niveaux.
Tout d’abord, faut-il y croire ? Cette question est toujours débattue, notamment aux Etats-Unis. Le
révérend Jerry Falwell a ainsi dit à la télévision que le changement climatique n’existe pas, parce que
Dieu ne le permettrait pas. La plupart des gens aux Etats-Unis n’y croient pas, encore aujourd’hui.
Si l’on croit au changement climatique, faut-il pour autant faire quelque chose ? Il y a quelques années,
on a réuni de très grands économistes à Copenhague et on leur a posé les problèmes les plus urgents.
Il s’avère que le problème le plus urgent est la lutte contre la malaria, car en dépensant peu de chose,
on peut sauver des dizaines de millions de personnes. A l’inverse, le changement climatique nécessite
des dépenses importantes et n’offre pas de résultats immédiats. Dès lors, est-ce une priorité ? En
période de crise économique, est-ce vraiment le moment de s’occuper du réchauffement climatique ?
Les avis sont partagés, comme sur la question du nucléaire. Est-ce un moyen de satisfaire nos besoins
en énergie sans rejeter du gaz fossile dans l’atmosphère, ou bien cela suscite-t-il d’autres dangers qu’il
faut éviter à tout prix ?
Quels sont les points communs à toutes ces controverses ? Tout d’abord, le fait que les enjeux –
économiques, sociaux, politiques – sont considérables. Sans faire injure aux physiciens, force est de
constater que le boson de Higgs n’intéresse que très peu de monde, car cela n’influe pas directement
sur notre vie. En revanche, la politique d’austérité impacte tout le monde : chômage, réforme des
retraites, etc. On retrouve d’ailleurs en ce moment des débats qui ont eu lieu après la Première Guerre
mondiale, lorsque les pays vainqueurs – la Grande-Bretagne et la France –, ayant financé la guerre avec
de la dette, se sont trouvés avec des déficits budgétaires énormes et ont mené une politique
d’austérité. C’est ce que l’on appelle classiquement une politique de « Treasury view » : la direction du
Trésor en Grande-Bretagne soutenait que la priorité était de mener une politique d’austérité et de
maintenir la monnaie. C’est la position actuelle de la Banque centrale européenne et des
gouvernements européens. L’étalon-or a produit des résultats absolument catastrophiques en termes
de chômage. Keynes a soulevé le problème de la manière suivante : les usines, les matériaux et les
ouvriers sont toujours là ; comment se fait-il que, pour maintenir une sorte de fiction monétaire, l’on
maintienne dans la misère des millions de personnes en ne leur donnant pas de travail. Pour Keynes,
l’étalon-or ne consiste, ni plus ni moins, qu’à extraire de l’or des mines pour le mettre de nouveau sous
terre dans les caves de la banque centrale. Ces discussions sur l’austérité ont donc déjà eu lieu. Les
enjeux sont énormes. En ce qui concerne le changement climatique, la concentration en CO2 a atteint
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400 ppm pour la première fois depuis 3 millions d’années. Pour vous donner une idée de l’échelle de
temps, l’espèce Homo sapiens existe depuis 200 000 ans. Ce sont donc des températures que l’espèce
humaine présente n’a jamais connues.
Si les enjeux sont énormes, les intérêts en cause ne le sont pas moins. Ces controverses nous
concernent absolument tous. Par exemple, l’inflation nuit aux personnes qui perçoivent des revenus
fixes. Elle bénéficie au contraire aux jeunes qui empruntent, parce que la valeur de la monnaie décroît.
Keynes parlait d’ailleurs d’ « euthanasie des rentiers » à propos de l’inflation. S’agissant de l’industrie
pétrolière, BP a payé une amende de 18 milliards d’euros à l’Etat américain parce que l’une de ses
plateformes pétrolières a laissé filer du pétrole. En Alberta, pour accéder au pétrole qui est sous forme
de sable bitumineux, il faut décaper une couche superficielle de deux mètres. Les avions ne survolent
plus la région parce que les passagers ne supportent plus ce qu’ils voient. Les intérêts en cause sont
donc considérables. Nous sommes loin du boson de Higgs.
Le but du débat n’est pas d’acquérir une connaissance, mais de peser sur l’opinion publique et la
décision politique. Il ne s’agit pas de faire de la science pure. Les enjeux sont trop importants.
Par conséquent, le débat quitte la sphère académique et suit d’autres règles : la communication est
absolument cruciale. Les économistes sont convoqués comme témoins, et non pas comme juges.
Parfois, ils jouent même le rôle d’avocats, à travers par exemple les « think tanks » : des personnes
désintéressées fondent une institution dans le but de réfléchir sur quelque chose. S’il en existe sur le
réchauffement climatique, je n’ai par contre jamais entendu parler de « think tanks » sur la conjecture
de Poincaré ou sur le boson de Higgs. En d’autres termes, il y a des gens qui souhaitent financer la
recherche dans un certain domaine.
Dans le domaine des sciences naturelles, nous avons affaire à un donné : dans toutes les civilisations,
le soleil est le soleil, la lune est la lune. La société ne peut pas faire que le soleil ne soit pas le soleil, ou
que la lune ne soit pas la lune. En revanche, la société peut faire que mon père ne soit pas mon père :
la question de la filiation est résolue de manière très différente suivant les civilisations. Ainsi, nous ne
pouvons pas dire que la filiation est un donné et que le père est nécessairement le père biologique.
Quand un papou vous explique que la goyave est son beau-frère, c’est une réalité, cela conditionne
toute sa vie : il n’en mange pas parce que cela s’apparenterait à un inceste. L’économiste, lui, ne va
pas faire des vérités universelles : il vient après, dans les présupposés de notre civilisation. Il s’agit d’un
premier non-dit.
Je vais à présent parler de la théorie économique telle qu’elle existe aujourd’hui et telle qu’elle est
reconnue. La théorie économique est basée sur l’individualisme méthodologique, à savoir l’idée que
la société n’est que le résultat d’un contrat, explicite ou implicite, entre les individus qui la composent.
La société est construite à partir des individus comme un solide est construit à partir des atomes.
Thatcher disait ainsi : « There is no such thing as society ».
La théorie économique postule la rationalité individuelle : les individus font des choix en fonction des
buts qu’ils se proposent, lesquels sont en dehors de la théorie. C’est ce que Max Weber appelait la
« Zwecksrationalität ». La théorie économique ne vise pas à déterminer le but mais le meilleur moyen
de l’atteindre. Les prédictions sont très fiables au niveau microéconomique, c'est-à-dire en ce qui
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concerne le comportement des individus ou des ménages. Il s’agit même d’une science au sens de
Popper : la rationalité individuelle a des conséquences testables. Si l’on s’intéresse par exemple au
comportement des individus devant l’assurance, on obtient des réponses parfaites, ce qui explique
d’ailleurs que les économistes travaillent beaucoup dessus. De fait, la microéconomie ne génère pas
de controverses, au contraire de la macroéconomie. Au niveau macroéconomique se pose le problème
de la coordination entre des personnes qui ne se connaissent pas. Or personne ne sait résoudre ce
problème. Le rôle des anticipations est crucial. Certaines prédictions sont autoréalisatrices : si tout le
monde croit que les problèmes sont résolus, l’économie repart. A la différence de la physique, où
l’avenir dépend du présent, en économie l’avenir dépend à la fois du présent et de ce que l’on pense
que l’avenir sera.
Que nous apprend la théorie économique sur la société ? Tout d’abord, que la société n’est pas un
individu, mais un ensemble d’individus. Ainsi, les politiques économiques affectent tous les membres
de la société de manière différente. Quels sont les antagonismes ? En voici quelques-uns :
-
Nord/Sud : les pays du Nord sont développés et peu sujets au réchauffement climatique.
Les pays du Sud sont pauvres et ce sont eux qui subiront le réchauffement climatique.
Par conséquent, l’humanité est divisée en Nord/Sud
-
Jeunes/vieux : sur la question du réchauffement climatique, selon notre âge, nous ne sommes
pas affectés de la même manière, nous n’avons pas les mêmes intérêts.
-
Riches/pauvres : s’il y a de l’inflation, qui en bénéficie ? Qui en souffre ?
L’intérêt général n’est pas une donnée a priori mais un compromis à construire. La théorie économique
ne reconnaît pas d’intérêt général : il n’y a que des intérêts particuliers. Les choix collectifs résultent
des procédures autant que des préférences individuelles. Sur ce point, je vais prendre un exemple très
concret : le débat qui a eu lieu après la réunification pour savoir quelle serait la capitale de l’Allemagne.
Il y avait trois options : Bonn, Berlin, ou le Parlement à Bonn et le Gouvernement à Berlin. Les trois
options avaient recueilli à peu près le même nombre de voix au Parlement. On a réuni un comité des
sages qui a pris la décision de faire d’abord voter entre deux options, puis entre les deux restantes. La
ville de Berlin a été désignée comme capitale, mais avec une autre procédure, cela aurait pu être Bonn.
C’est pourquoi je dis que les choix collectifs dépendent des procédures. Il n’y a pas d’intérêt général.
La conception actuelle de l’intérêt général est le résultat d’une lutte de pouvoir. Par ailleurs, il peut y
avoir une asymétrie d’information entre les acteurs, à savoir des informations dissimulées et des
actions cachées : les gens peuvent mentir ou cacher des informations. Personne n’est désintéressé. Il
n’y a que des intérêts particuliers. C’est ce qu’écrivaient les grands constitutionnalistes du XVIIIe siècle
comme Montesquieu. Je ne sais plus qui disait que la politique est très simple : si vous avez un ange
omnipotent et omniscient, vous le mettez au pouvoir et il réglera tous vos problèmes. Sauf qu’il n’y a
pas d’anges, il n’y a que des diables. Il s’agit donc de faire en sorte que chacun surveille les autres.
C’est l’idée de l’équilibre des pouvoirs.
Dans ces conditions, que peut dire l’économiste ? Que peut-on attendre de lui ? Il ne peut définir ni
l’intérêt général ni le but à atteindre. Il ne peut que proposer des moyens en vue d’une fin. Ces moyens
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doivent tenir compte de la situation concrète. C’est ce que l’on appelle en économie les problèmes de
« second best » : les solutions proposées doivent tenir compte de la réalité concrète et de la faculté
qu’ont les gens de mentir ou de dissimuler leurs actions. L’économiste doit aussi tenir compte du fait
que sa parole a une valeur performative : un économiste qui annonce que l’économie va repartir
augmente les chances de reprise, et inversement. Des études ont ainsi montré que les analystes
financiers annoncent beaucoup plus fréquemment la hausse du cours des actions, plutôt que sa baisse.
D’où parle l’économiste ? C’est la question du soupçon. Les universitaires parlent suivant les règles du
jeu académique, notamment le « Publish or perish ». D’autres économistes travaillent dans des
organismes de prévision. Eux aussi ont une carrière à mener et suivent la règle selon laquelle il vaut
mieux se tromper avec tout le monde qu’avoir raison tout seul. Enfin, il y a les avocats et les
communicants, qui sont prompts à travestir la théorie quand ils en ont besoin. La doxa stipule ainsi
que la libéralisation des échanges est bénéfique pour tout le monde. Or ce n’est pas ce que dit la
théorie économique. Celle-ci indique si vous libéralisez les échanges entre deux pays, A et B, cela ira
mieux pour l’ensemble de deux pays ; mais il se peut que A aille moins bien et que B aille mieux. Ce
que dit la théorie, c’est qu’il est possible pour A de compenser B de telle manière que tout le monde
aille mieux. Par exemple, si nous libéralisons les échanges avec la Chine, celle-ci y gagnera tellement
qu’elle pourra nous compenser. Sauf qu’elle ne le fera pas. Ce sont des choses que l’on passe volontiers
sous silence. La théorie économique souffre dans la communication.
Que nous apprennent ces controverses sur la théorie économique ? L’utilité (ophélimité) individuelle
est une boîte noire : on ne sait pas ce qu’est un être humain. Qu’est-ce qui fait que la vie est bonne ou
mauvaise ? Est-ce qu’augmenter le PIB suffit ? La théorie économique ne le dit pas. Le bien commun,
l’intérêt général, la justice et l’équité sont en dehors du champ de la théorie économique. Il n’y a pas
à l’heure actuelle de théorie de la société qui puisse combler ce vide. Personne n’a une théorie de la
société, je n’en connais pas. Nous en avions une, le marxisme, mais elle est discréditée. La théorie
économique actuelle dit que la société n’est que le résultat d’un contrat entre les individus. Le champ
est entièrement dégagé pour les égoïsmes individuels ou nationaux. Nous n’avons pas identifié de
mécanisme de survie collectif. Les sociétés humaines n’ont aucun mécanisme de stabilité. Il suffit de
repenser aux conflits mondiaux du siècle dernier. Je pense que l’on manque d’une théorie de la société.
Je vous propose un petit guide de survie dans un monde intéressé. Tout d’abord, il faut toujours se
demander qui parle et pourquoi. Au moment de la crise grecque, les journaux étaient remplis d’articles
d’économistes distingués disant qu’il fallait absolument sauver la Grèce. Or ces économistes sont
également conseillers auprès des banques, dont certaines détiennent des obligations grecques. En
médecine ou en science biologique, les gens qui publient déclarent leurs intérêts et leurs
financements, ce qui n’existe pas en économie. Il y a donc des conflits d’intérêt. Il convient également
d’être vigilant aux non-dits de la théorie économique. L’économiste dit ce qu’il faut faire, mais il y a
toujours un non-dit. Sachant qu’il n’existe pas d’intérêt général, quels seront les bénéficiaires ? Les
riches ou les pauvres ? Le Nord ou le Sud ? Quelque chose qui bénéficie à tout le monde, cela n’existe
pas. Quand un économiste parle, il s’agit de se demander quelle est sa définition de l’intérêt général,
quel est le but qu’il se propose. L’économiste propose des moyens pour atteindre un but, mais ce but
est rarement dit. Aldous Huxley disait que si l’archevêque de Cantorbéry vous dit qu’il croit en Dieu, il
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ne fait que son travail. S’il vous dit qu’il n’y croit pas, alors vous pouvez commencer à croire qu’il pense
ce qu’il dit.
Il est également important de se faire sa propre opinion. En macroéconomie, les problèmes ne sont
pas d’une grande complexité, contrairement à la microéconomie, où les modèles peuvent être
relativement compliqués. Beaucoup de ressources sont accessibles sur internet. Il faut garder à l’esprit
que la théorie économique propose des moyens en vue d’une fin. Or les fins viennent d’ailleurs. Il s’agit
de faire appel à d’autres formes de rationalité. C’est là qu’interviennent d’autres questions : qu’est-ce
qu’un être humain ? Qu’est-ce qui fait le bonheur ? Qu’est-ce que l’éthique ?
Discussion avec les participants
Marie-Françoise Chevallier-le Guyader : Lorsque je lis un article économique dans un journal, je ne
mets pas en œuvre toutes ces procédures d’analyse de l’offre qui m’est faite. Cela est certainement
dû à un manque de culture économique, un manque d’éducation à l’économie. Quel est, selon vous,
le rôle de l’école dans la compréhension de ces processus ?
Ivar Ekeland : Je crois qu’il y a aujourd’hui des cours d’économie à l’école, ce qui n’existait pas de mon
temps. Cela devrait avoir un effet positif. Les cours d’histoire de la pensée économique sont également
intéressants. Il existe aussi un certain nombre de blogs et de ressources que l’on peut lire sur internet.
Je pense notamment au blog de Krugman, ou encore aux livres de Daniel Cohen.
Un participant : Comment expliquer qu’il existe autant de courants différents parmi les économistes ?
Keynésiens, néokeynésiens, monétaristes, Hayek et l’école autrichienne, etc. A titre individuel, on peut
se poser la question de savoir qui parle et pourquoi, mais en tant qu’école de pensée, ces individus
sont les promoteurs d’une forme particulière de théorie économique. Que vous inspire cette
remarque ?
Ivar Ekeland : Jusqu’à dix ans auparavant, nous pensions que la question était réglée. Avec le progrès
continu des économies d’après-guerre, des articles scientifiques étaient publiés disant que l’on avait
enfin compris la macroéconomie. Certes, des divergences d’interprétation persistaient, par exemple
sur la crise de 1929, mais le consensus sur la politique macroéconomique existait. Ce consensus s’est
rompu en 2008 : on voit réapparaître les keynésiens, le chef de file étant probablement Krugman. Cette
réapparition des keynésiens est alimentée par des phénomènes qui ne sont pas véritablement
explicables autrement : par exemple, l’Etat doit injecter de l’argent, mais les taux d’intérêt des
obligations restent extrêmement bas. Les banques ne se prêtent pas entre elles. Les gens n’investissent
plus dans la Bourse, c’est-à-dire que l’on voit réapparaître la valeur refuge de l’argent. Pourquoi le
problème n’est-il pas résolu d’une manière ou d’une autre ? Tout d’abord parce que nous ne disposons
pas d’expérience décisive. Je pense aussi que les intérêts en jeu sont tout à fait considérables : les
gouvernements ont fait de l’austérité pendant longtemps, ils ne peuvent pas se permettre de changer
brutalement ; c’est comme un paquebot qui est lancé. Certains économistes, dont je fais partie, sont
plutôt keynésiens. D’autres disent qu’il faut continuer et que la politique d’austérité finira par porter
ses fruits. Nous avons précédemment évoqué la question de savoir d’où parle l’économiste : qui fait
de l’économie ? Les universitaires se portent plutôt sur des problèmes qu’ils comprennent bien car ce
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qui les intéresse, c’est leur carrière. C’est pourquoi ils privilégient notamment la microéconomie. De
leur côté, les organismes de prévision suivent la règle selon laquelle il vaut mieux se tromper avec tout
le monde qu’avoir raison tout seul : si vous êtes pour l’austérité, vous êtes avec la majorité, ce qui est
une position extrêmement confortable intellectuellement ; si vous dîtes que l’austérité est mauvaise,
vous vous dressez contre tout le monde, y compris vos chefs. Je ne reviendrai pas sur le cas des avocats
et des communicants. Les intérêts en jeu sont considérables. Il y a un autre clivage qui est en train
d’apparaître : il s’agit du comportement vis-à-vis des institutions financières et des banques. Certains
économistes, notamment en Grande-Bretagne, demandent davantage de régulation bancaire, et sont
en train de l’obtenir.
Un participant : Tout votre propos suppose comme évidente la distinction entre les niveaux
microéconomique et macroéconomique. Or c’est un parti pris : les Grecs ne faisaient pas cette
distinction, les Chinois ne la font certainement pas, les Coréens du Sud non plus, etc. Vous vous
installez dans l’individualisme méthodologique comme dans une évidence. Qu’en est-il des
problématiques holistiques qui ont eu cours ? S’agissant des décroissants, quelles chances ont-ils de
convaincre, de réarticuler les comportements individuels avec les objectifs sociétaux, et par
conséquent de renouer avec une perspective non individualiste ?
Ivar Ekeland : J’ai bien dit que je me plaçais dans la théorie existante. L’immense majorité des
économistes se reconnaît dans cette théorie de l’individualisme méthodologique. L’individu est à la
base de la société comme l’atome est à la base du solide. La distinction entre microéconomie et
macroéconomie apparaît de deux manières. Tout d’abord, si je prends l’exemple de la physique, tous
les atomes de gaz sont identiques. Pour étudier un gaz, on remplace tous les mouvements individuels
des gaz par trois quantités : pression, volume et température. Ces trois données sont reliées par la loi
de Mariotte. En économie, les individus sont tous différents et changent au cours du temps. Il n’est
pas du tout évident que l’on puisse les représenter par des variables macroéconomiques, et encore
moins que ces variables puissent être reliées par des lois. Les modèles macroéconomiques sont
extrêmement simples, avec très peu de variables. C’est pourquoi je dis que la macroéconomie n’est
pas compliquée de ce point de vue-là. En revanche, il existe une difficulté méthodologique très
importante.
L’autre difficulté de la macroéconomie réside dans les anticipations. Dans les journaux, les articles
économiques parlent tous de la confiance. Qu’est-ce que la confiance ? On fait de l’austérité pour que
les investisseurs aient confiance et qu’ils investissent à nouveau. Mais qu’est-ce qui les empêche
d’investir tout de suite ? Ce phénomène macroéconomique n’existe pas au niveau microéconomique :
si tout le monde a confiance autour de vous, vous aurez confiance, et inversement.
Enfin, quelles sont les chances de théories alternatives, plus sociales ? Comme je l’ai dit
précédemment, je pense que nous manquons d’une théorie de la société. Par exemple, sur la question
du réchauffement climatique, je suis convaincu qu’il ne se passera absolument rien au niveau des
gouvernements parce que chacun a intérêt à ce que l’autre fasse quelque chose. D’ailleurs, ce ne sont
pas les gouvernements mais les ONG qui agissent sur la question du réchauffement climatique. Par
contre, il peut se passer quelque chose à un autre niveau, peut-être au niveau des citoyens, avec
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l’apparition d’une éthique collective. C’est peut-être le sens des mouvements que l’on voit en ce
moment.
Un participant : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous quand vous dites que l’on n’a pas de
théorie de la société. Je viens du domaine militaire et je pense qu’il existe une théorie tacite de la
société. Je souhaiterais notamment connaître votre avis sur la notion de violence, qui est le monopole
de l’Etat. Avant, on faisait bouger les lignes par la guerre. Depuis 70 ans, nous n’avons plus vraiment
de guerre mais des conflits, des guérillas qui sont en fait des avatars de la guerre économique. Il ne
s’agit pas vraiment de guerres où l’on s’approprie la richesse de l’autre et qui étaient un moyen, certes
violent, de changer la donne. Votre exposé laisse penser que le changement va se faire dans la douceur
et progressivement. Mais n’y a-t-il pas un risque que la violence réapparaisse puisque l’on n’arrive pas
à faire évoluer la société par des mécanismes démocratiques internes ?
Ivar Ekeland : Je persiste à penser qu’il manque une dimension sociale. Sur la question de la violence,
les politiques économiques affectent les individus de manière différente : Nord/Sud, jeunes/vieux,
riches/pauvres. Ce sont des sources de conflits potentiels. Les controverses économiques n’en sont
qu’un pâle reflet. Sur la question du réchauffement climatique, lorsque je dis qu’il peut se passer
quelque chose au niveau des ONG ou des citoyens, ce n’est que de la spéculation. Cela peut bien
évidemment se régler par les solutions traditionnelles qui sont les guerres. Je rappelle que le sujet
porte sur les controverses en économie. Mon propos consiste à dire, d’une part, que les enjeux sont
énormes et nous affectent absolument tous, et d’autre part, que l’économie ne peut répondre qu’à
des questions incomplètes.
Une participante : Sur la question des prédictions autoréalisatrices, j’avais été marquée, en 1995, par
une déclaration à la radio du président du CNPF qui disait : « je peux vous dire aujourd’hui que nous
allons sortir de la crise ». Nous avions bien été manipulés. Cela revient au problème de l’intérêt.
Dans ce cas précis, je peux comprendre l’intérêt d’un industriel à dire cela, surtout si je me place dans
une perspective d’analyse marxiste classique. En revanche, je m’interroge sur le pessimisme actuel des
économistes. Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Quel est leur intérêt ?
Marie-Françoise Chevallier-le Guyader : Pour compléter ce qui vient d’être dit, comment voyez-vous
l’organisation de la controverse en économie ? Qui tranche, malgré tous les intérêts qui sont en jeu ?
Ivar Ekeland : Suite à la crise, la première décision a été le sauvetage des banques sans prendre de
participation, sauf en Angleterre. Les Anglais ont été plus orthodoxes que beaucoup. Aux Etats-Unis et
en Europe, c’est le contribuable qui a regonflé le bilan des banques. Les actionnaires n’ont pas souffert.
Les banques ont arrêté de prêter, ce qui a provoqué une sorte d’arrêt général de l’économie car les
prêts bancaires sont comme le sang qui circule dans le corps. Face à la crise des dettes souveraines,
les Etats ont décidé de faire de l’austérité.
Pourquoi les économistes sont-ils tous pessimistes actuellement ? Parce qu’ils ne voient pas de signes
d’amélioration, excepté aux Etats-Unis. Que ce soit en Irlande, en France, en Grèce ou ailleurs, les
politiques d’austérité ne portent pas les fruits attendus. Ceux qui sont pour l’austérité disent qu’il faut
attendre encore, et les keynésiens disent : « on vous l’avait bien dit ». Aux Etats-Unis, la relance a eu
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lieu et il y a des signes d’amélioration. Le chômage est encore très haut mais il y a une reprise et les
économistes sont donc plus optimistes. La Bourse est repartie. Pour répondre à la question de savoir
qui tranche, ce sont les gouvernements qui décident en dernière analyse. On rentre dans les
procédures décisionnelles.
Un participant : Vous n’avez pas parlé du substrat objectif de l’appareil économique, que ce soit un
appareil de production ou d’innovation, à savoir ce qui fait que l’activité économique n’est pas
simplement un état de bilans financiers mais correspond à des activités humaines qui ont un certain
contenu, une certaine qualité et durabilité. Or, dans le cas de la France, nous sommes face à un appareil
de production âgé et qui n’a pas su s’adapter. Je pense notamment à la myopie absolue des
responsables de l’industrie automobile en France par rapport à des exigences nouvelles, aussi bien du
point de vue du marché que de la sophistication des voitures. Je suis un peu gêné par votre analyse
globale. Je pense qu’il conviendrait d’entrer dans quelque chose de plus spécifique. S’agissant des
Etats-Unis, vous n’êtes pas sans savoir que l’optimisme américain se fait au prix d’un déluge monétaire
considérable. Cela crée des conditions différentes : un malade à qui l’on donne de l’opium souffre
moins qu’un malade à qui l’on n’en donne pas.
Ivar Ekeland : Le but de l’exposé n’était pas de dire comment sortir de la crise. Cela aurait été un
exposé différent. Par ailleurs, la théorie économique actuelle ne s’intéresse pas beaucoup à la
production. La théorie de la production faisait partie de l’analyse keynésienne ou marxiste, mais cela
fait bien longtemps que plus personne ne s’y intéresse. D’ailleurs, je ne me rappelle pas avoir entendu
parler de controverses récentes sur la production. Les théoriciens et les politiques ne s’y intéressent
pas vraiment. Je suis d’accord avec vous pour dire que c’est une erreur. Sur la crise elle-même, il faut
souligner à quel point les choses ont changé, notamment avec internet : il y a sorte d’économie
intellectuelle qui s’est développée, avec une main mise des Etats-Unis qui ont su prendre le marché
grâce aux brevets et aux grandes compagnies type Google. Il est certain que l’Europe a les atouts pour
s’en sortir, notamment grâce à son niveau d’éducation et ses infrastructures. Vous avez néanmoins
raison de souligner que sur la question de la production, la réflexion politique et économique n’a pas
avancé.
Ce document a été rédigé par la société Codexa (www.codexa.fr).
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