- Cela peut, dans certains cas, s’entendre en un sens positif. Surtout lorsque l’épreuve nous vient de la
part de Dieu, qui vise par là à purifier la foi de celui qu’Il éprouve, à l’amener à une confiance plus
radicale en Lui. Ainsi, à propos du sacrifice d’Isaac demandé à Abraham, l’auteur nous dit, au seuil
du récit : « Il arriva que Dieu éprouva Abraham » (Gn 22,1) : la suite du récit nous fait comprendre
que Dieu ne voulait pas conduire Abraham à un geste épouvantable, bien sûr, mais plutôt l’amener à
un abandon extrême dans la foi. Ou bien, dans l’évangile de Jean, lorsque Jésus, voyant les foules
nombreuses le suivre au désert, dit à Philippe : « D’où achèterons-nous des pains pour qu’ils
mangent ? » (Jn 6,5), l’évangéliste précise : « Jésus disait cela pour tenter Philippe (l’éprouver : c’est
le même mot), car lui savait ce qu’il allait faire ». De nouveau, le but est, positivement, de permettre
à Philippe de grandir dans sa confiance en Jésus.
- Mais la mise à l’épreuve peut venir du mauvais ou de ceux qu’il séduit. C’est alors la tentation dans
le mauvais sens du terme. Il est dit par ex. que le peuple, dans la traversée du désert, éprouve Dieu, le
« tente » par son incrédulité, qu’il met à rude épreuve la patience divine par son péché, notamment
dans l’épisode du veau d’or. Le psaume 94 (95) s’en souvient, dans lequel Dieu dit : « N’endurcissez
pas vos cœurs comme au jour de Massa dans le désert, où vos pères me tentaient, alors qu’ils me
voyaient agir » (v. 8.9). Le récit des tentations de Jésus au désert, en Mt, Mc et Lc, utilise bien sûr le
verbe tenter avec cette connotation négative, pour rapporter la manière d’agir du diable.
Dans la prière du Notre Père, c’est bien cette tentation, cette mise à l’épreuve négative que nous
demandons à Dieu de nous faire vaincre, dans le combat spirituel contre le mauvais. Du reste, la
demande « ne nous laisse pas entrer en tentation » va de pair avec celle qui suit dans la prière du
Notre Père : « Mais délivre-nous du mal » (ou du Mauvais).
● Venons-en au verbe désormais rendu par « ne nous laisse pas entrer en » : il faut l’entendre au sens
de « ne nous laisse pas consentir à, succomber à » : la foi en Jésus ne nous empêche pas d’être tentés,
puisqu’il le fut lui-même. Mais sa grâce peut nous aider à ne pas entrer en connivence, en complicité
avec la tentation jusqu’à y céder. C’est ce que nous demandons ici.
Les évangiles ont été écrits en grec, ce qui constitua un grand atout pour leur diffusion dans le monde
d’alors. Mais Jésus a appris le Notre Père à ses disciples en araméen, la langue qu’ils parlaient. Dans
cette langue, la conjugaison des verbes présente une particularité qui nous intéresse ici, à savoir la
forme « causative » (‘Hifil’) que l’on peut donner au verbe : par ex., le verbe « tomber » peut être
conjugué dans sa forme causative, qui veut alors dire : « faire tomber », « causer la chute de ». Ou
bien, le verbe simple « venir » acquiert le sens de « faire venir », dans sa forme causative. Selon les
spécialistes, Jésus a dû utiliser une forme causative pour nous faire demander au Père ce que nous
voulons que le Père fasse pour nous : « Père, fais que… (ceci ou cela) ». Mais là où Jésus, grâce à la
forme causative, n’avait besoin que d’un mot, la traduction française doit en utiliser deux : par ex. :
« faire / venir » ou « faire / entrer ». Dès lors se pose la question de la négation : sur lequel des deux
mots va-t-on la faire porter ? Sa place peut en fait tout changer : il est très différent de
comprendre « faire qu’on ne tombe pas » ou bien « ne pas faire tomber ». En l’occurrence, l’idée,
c’est bien de demander « fais que nous ne succombions pas », et non pas « ne fais pas que nous
succombions », comme si Dieu pouvait vouloir nous faire chuter ! La traduction « ne nous soumets
pas à » risquait de favoriser cette mauvaise compréhension. C’est pourquoi il vaut mieux en adopter
une meilleure.
Frères et sœurs, il peut arriver que Dieu nous éprouve positivement, pour nous faire grandir.
Mais par ailleurs nous éprouvons tous des tentations du mauvais qui peuvent nous conduire au péché.
Ne nous en effrayons pas : Jésus lui-même a subi les assauts du tentateur. Il nous dit de demander à
notre Père, non pas de nous épargner toute tentation, mais de ne pas nous laisser entrer dans celle-ci,
de nous aider à garder nos distances, de recevoir de Lui la force d’y résister. Jésus était le mieux
placé pour nous enseigner cette demande, lui qui, au désert et dans toute sa vie, a puisé dans sa
relation aimante au Père la force de sa fidélité. Et le Père nous aime assez pour entendre notre
demande, notre prière sincère : « Père, ne nous laisse pas entrer en tentation ». Que nous ne
cherchions pas à la vaincre par nos seules forces, mais qu’avec humilité nous demandions l’aide de
notre Père céleste. Et que l’Esprit de Pentecôte, dans quinze jours, nous fortifie en ce sens. Amen.