Table ronde : Questions vives autour du temps avec Emmanuel Mahé, chercheur expert senior en
Sciences humaines à Orange Labs, Hervé le Treut, professeur à l’École Polytechnique, laboratoire
de météorologie dynamique, Paris 6 et Etienne Klein, directeur du LARSIM/CEA, professeur à
l’INSTN et à l’École Centrale de Paris
Etienne Klein
Quelle est la question la plus fondamentale qui se pose à la physique s’agissant du temps ?
Deux problèmes fondamentaux occupent la physique en ce qui concerne le temps.
Le premier concerne la nature de l’espace-temps. Cette question avait déjà été posée par la
controverse entre Newton et Leibniz. Newton présupposait que l’espace-temps était une substance
autonome, donnée a priori, indépendante des phénomènes et des objets, ces derniers prenant place
dans cet espace-temps. Leibniz contestait ce caractère absolu de l’espace-temps et l’idée qu’il puisse
être indépendant des phénomènes. Alors que pour Newton, deux sortes de choses existent (l’espace-
temps d’une part et les objets physiques que l’on met dedans d’autre part), pour Leibniz, seuls les
objets physiques dont nous disons les relations de contigüités par les concepts d’espace et de temps
existent dans l’univers. La conception newtonienne l’emportera puisque toutes les théories physiques,
à l’exception de la relativité générale, partent de l’idée que l’espace-temps est une grandeur primitive.
Ainsi, dans les équations, on commence par fixer l’espace-temps puis on décrit une dynamique pour
les objets ou les phénomènes.
La question se pose de nouveau car la physique quantique qui décrit 3 des 4 interactions
fondamentales s’écrit dans le cadre de l’espace-temps de la relativité restreinte alors que la 4ème
interaction (la gravitation) est décrite par la relativité générale dans laquelle le statut d’espace-temps
diffère. Comment faire pour unifier la physique quantique et la gravitation ? Il existe plusieurs pistes
(théorie des cordes, théorie quantique à boucles) qui se distinguent essentiellement par la réponse
qu’elles apportent à cette question. L’espace-temps est-il une substance donnée a priori ou une entité
secondaire qui dérive des phénomènes ? La théorie des cordes repose sur un espace-temps rigide
(mais à 10 dimensions) qui se rapproche de celui de la relativité restreinte (au nombre de dimension
près). La « théorie quantique à boucles » avance, quant à elle, que l’on peut reconstruire un espace-
temps comme dérivant d’une sous-structure plus profonde dans laquelle l’espace et le temps ne sont
pas d’emblée définis.
Le deuxième problème se rapporte à la question du moteur du temps. Dans toutes les théories
physiques, on postule l’existence d’un moteur du temps (i.e. le temps avance) sans jamais préciser sa
nature. La nécessité de toujours devoir avancer est-elle une propriété du temps en lui-même, une
propriété liée à notre subjectivité (nous avons l’impression que le temps passe mais en réalité, il ne
passe pas) ou la conséquence d’effets physiques à identifier ?
La question de « l’accélération du temps »
Parler d’ « accélération du temps » constitue la marque d’une désinvolture langagière qu’on retrouve
chez Paul Virilio mais aussi chez beaucoup d’entre nous. En disant que le temps s’accélère, on sous-
entend que le temps a une vitesse et que cette vitesse augmente. Or une vitesse est une dérivée par
rapport... au temps ! Parler d’une vitesse du temps revient à commettre une sorte de non sens. Notre
rythme de vie, notre emploi du temps peuvent certes s’accélérer mais le temps lui-même ne s’accélère
pas. Ni la modernité ni même la postmodernité n’ont affecté le cours du temps, qui ne va ni plus vite
ni moins vite puisqu’il n’a pas de vitesse !
On pourrait penser que cette confusion n’est pas grave puisque nous nous comprenons lorsque nous
disons cela. Mais c’est oublier qu’elle empêche de saisir la portée de certains résultats scientifiques
importants. Prenons l’exemple du paradoxe des jumeaux de Langevin. Deux jumeaux sont sur la Terre.
L’un part dans une navette à une vitesse proche de la vitesse de la lumière, visite une galaxie, revient
et se trouve être plus jeune que celui resté sur Terre. Ce n’est pas un paradoxe pour la relativité qui
précisément prédit cela. Mais parce qu’on sous-entend que le temps à une vitesse, on explique ce
paradoxe par l’élasticité de la vitesse du temps : la vitesse d’écoulement du temps dépend de la vitesse
de l’observateur. Si vous mettez deux heures pour lire un livre dans cette salle, il vous faudra
également deux heures à votre montre pour le lire si vous êtes dans une fusée qui vole à 200 000 km/s.
La théorie de la relativité restreinte ne dit pas qu’il y a un seul temps dont la vitesse d’écoulement
dépendrait de la vitesse de l’observateur mais qu’il y a autant de temps propres qu’il y a d’observateurs
différents. Nous avons l’impression de partager le même temps car nos vitesses relatives sont
tellement faibles par rapport à la vitesse de la lumière que nos temps restent synchronisés. Nos temps
propres nous semblent universels mais en réalité ils ne le sont pas.
L’accélération des rythmes de vie constitue certainement une mutation anthropologique mais plus on
en parlera précisément, plus les débats seront intéressants.
La notion de temps réel
Rien n’est plus déréalisé que la notion de temps réel. Le temps réel, le temps du direct, ne produit rien.
Il s’agit d’un temps de spectateur et non d’acteur. Le véritable temps réel est celui grâce auquel les
choses se font et qui se donne de la durée par opposition au temps réel du direct. Dans une lettre à un
ami, Fernand Léger écrivait que le vrai temps réel est le temps du pas d’une vache sur une route ! Il y
a des durées incompressibles qui sont tout le contraire de l’instantanéité et qui correspondent au
temps que nécessitent les choses pour être faites. On ne peut pas accélérer l’éducation d’un enfant ou
la maturation d’un livre.
Questions/réponses
La confusion autour de l’accélération du temps ne vient-elle pas de la langue française
« heure » désigne à la fois une durée et un instant ?
Même s’il y a une spécificité française, le problème tient plus au fait de continuer à parler du temps
comme on en parlait avant Galilée. La métaphore du fleuve continue d’irriguer nos discours ! La
robustesse de la langue est considérable car ce que nous avons appris à propos du temps n’a aucun
effet sur notre façon de dire le temps. Or, notre langage produit un sortilège : la façon dont nous disons
les choses détermine notre façon de les penser. Nos discours invariables sur le temps déterminent
donc notre pensée du temps. Pour pouvoir penser le temps en lui-même indépendamment des
discours, il faut commencer par procéder à une critique du langage qui révèle qu’aucune des phrases
que nous utilisons pour parler du temps ne résiste à un examen logique. « Je n’ai pas le temps » sous-
entend qu’il y a des périodes où le temps est à moi et signifie que la durée qui me serait nécessaire
n’est pas à ma disposition parce que le temps, en passant, contraint mon emploi du temps. C’est donc
parce qu’il y a du temps que je n’ai pas le temps ! « Le temps passe » signifie que les moments se
succèdent les uns les autres : le futur devient du présent et le présent devient du passé. Or, le fait que
les moments du temps se remplacent les uns les autres, signifie-t-il que le temps passe ? S’il n’existe
pas de définition du temps, on peut néanmoins lui attribuer une fonction : celle de renouveler l’instant
présent. Si l’on adopte cette hypothèse, alors on doit dire que le temps qui fait passer la réalité ne
cesse pas d’être là puisque la réalité ne cesse pas de passer. Dans cette conception, la seule chose de
l’univers qui ne passe pas, c’est le temps. Donc quand je dis que le temps passe, il se pourrait bien que
je commette la même erreur que celle que je commettrais si je disais qu’un chemin chemine, c'est-à-
dire que je confonds l’objet et sa fonction. Le temps ne passe pas, il fait passer la réalité ! C’est déjà le
postulat de Newton dans les Principiae : le temps est la seule chose dans l’univers qui échappe au
temps. Cela implique que toutes les équations physiques manipulent le paramètre t sans le faire
dépendre de lui-même. Tous les instants du temps ont le même statut et donc les théories physiques
s’appliquent de la même façon à tous les instants du temps. Autrement dit, les lois physiques sont
invariantes par translation du temps.
Emmanuel Mahé
Comme l’a montré Michel Foucault, il n’y a pas qu’une vérité mais une succession de registres de vérité
ayant leurs propres objets physiques, leurs propres concepts, leurs propres fonctions et leurs propres
percepts. Selon Gilles Deleuze, fonctions, concepts et percepts correspondent à trois grands types de
création de pensée :
- la création de concepts notamment par les philosophes ;
- la création de fonctions par les scientifiques ;
- la création de percepts (blocs de sensations) par les artistes.
Les méthodes d’accélération de l’innovation mises en place par les entreprises permettent dans
certains cas de faire des bonds en avant mais conduisent aussi parfois à faire du sur place. Le travail
avec des designers explorateurs nous permet d’aller vite de manière lente. En effet, avec des artistes,
on peut travailler sur des technologies contemporaines pour fabriquer et anticiper en termes de vision,
d’usages et de technologies, des choses qui existeront dans 5, 10 ou 20 ans. Il y a une capacité de
désajustement qui est plutôt productive.
Vitesse et usages émergents
Exemple d’ajustement :
Deux joggers courant dans des villes différentes synchronisent leur course par le biais d’une
communication téléphonique qui leur permet de s’entendre en stéréo. Il se produit donc une
synchronisation via le réseau de télécom et le design des courses.
Exemple d’accélération :
Si la temporalité ne change pas, notre rapport au temps en revanche s’est modifié. Cette accélération
est parfaitement illustrée par le procédé Contour Crafting, sorte d’imprimante 3D gigantesque qui
permet de fabriquer une maison en 2 à 3 jours.
L’accélération se traduit également à travers l’idée d’éphémère. Certains usages ne se manifestent que
dans un endroit particulier de l’espace public et pour un temps donné. C’est le cas d’une performance
du collectif de designers et d’artistes Rebarb Group qui installe sur une place de stationnement à San
Francisco une zone temporaire avec un banc et du gazon, manière de lutter contre l’envahissement de
l’espace public par les voitures. Cette sorte d’activisme par l’usage passe par le réinvestissement de
l’espace public.
Vitesse et temporalité comme objet
Le travail de l’artiste consiste à créer des percepts, à rendre sensible ce qui ne l’est pas et se trouve
donc difficilement imaginable par les gens. Le fait de passer par les percepts ne consiste pas forcément
à réduire les fonctions et les concepts à l’état de sensation car il s’agit vraiment d’une création de
pensée. Les artistes ne se réclament pas de créer une vérité quelconque mais simplement d’établir des
relations. Prenons l’exemple d’une œuvre d’art qui se manifeste de manière très minimale sous la
forme de tubes de néons qui s’illuminent régulièrement. Ces tubes de néon représentent la lumière
du jour vue par un satellite fictif qui ferait le tour de la planète 15 fois. En une seule journée, ils vont
faire défiler les différents fuseaux le soleil se lève et se couche. Les cycles lumineux mettent en
œuvre une accélération visuelle. Cette représentation rend sensible la vitesse d’un satellite qui se
déplace à 7 551 m par seconde.
Autre exemple : l’artiste néerlandais Mamix de Nijs a mis au point un dispositif au centre duquel se
situe le spectateur et qui tourne très vite sur lui-même en présentant un panorama de Pékin. Le
spectateur est à la fois l’élément moteur du dispositif et prisonnier de la vitesse propre au dispositif.
Au sein d’Orange Labs, nous avons initié une collaboration entre nos ingénieurs et des artistes
extérieurs pour créer l’œuvre Urban Mobs qui représente les flux telecom à un moment donné dans
une ville. Cette œuvre permet de visualiser l’activité téléphonique par définition invisible. L’activité
téléphonique et le rendu graphique étant relativement lent en temps réel, une accélération de cet
outil a été nécessaire. Il est intéressant de noter que l’image ne prend sens pour les sociologues qu’à
partir du moment où il y a une accélération des phénomènes d’usage.
Une collaboration d’Orange Labs avec l’artiste Samuel Bianchini s’est appuyée sur une technologie de
reconnaissance de la distance entre une personne physique et un écran. L’artiste a réalisé un mur de
compteur composé de led qui affichent la distance en cm qui sépare le spectateur du mur. Ce tableau
de chiffres représente de manière métaphorique à la fois notre nouveau diagramme économique et
notre nouveau diagramme technologique via l’idée de traçabilité. Pour parvenir à cette œuvre
artistique, nous avons du avancer dans le développement informatique et affiner les capacités de
reconnaissance de distance. L’activité artistique produit à la fois un désajustement en ce qu’elle nous
confronte à une technique qui devient exogène à notre métier, et un constant ajustement avec le
développement informatique qui va nourrir la recherche et l’innovation.
De la lenteur pour aller vite
Le travail avec les artistes peut produire de l’innovation à court terme. Un film de Vartov des années
50 témoigne d’une anticipation d’usages et de technologies à son époque inexistants. On assiste à une
forme de pliage de la temporalité qui permet de travailler à court terme, notamment avec des artistes,
afin d’arriver de manière très rapide à des désajustements et des ajustements pouvant nourrir
l’innovation. A titre d’exemple, un collectif de designers artistes londoniens avait inventé un projecteur
de SMS et ainsi anticipé les téléphones mobiles incluant les vidéoprojecteurs.
Travailler avec des artistes aujourd’hui, c’est nourrir l’anticipation et avoir une vision pour demain.
Questions/réponses
Votre discours sur le temps me renvoie à une conférence que nous avons eue sur les lieux,
comme Montréal, l’on anticipe fortement. Êtes-vous localisé dans un lieu bien déterminé
ou essayez-vous comme un satellite virtuel de repérer les endroits de la planète il se passe
des choses ?
J’ai abordé la question de la temporalité et de la vitesse en tant que praticien. A Orange Labs, l’activité
que je viens de vous décrire n’est pas centrale. Au sein des Orange Labs, émergent parfois de manière
spontanée des collaborations avec des artistes ou des designers pour des projets qui ne sont pas
prédestinés à ce type de collaboration. Observation des usages à travers une activité de veille qui est
faite régulièrement et diffusée au sein des Orange Labs.
Comment trouvez-vous un langage commun entre informaticiens et sociologues à l’intérieur
d’une communauté de recherche ?
Même s’il y a une irréductibilité des pratiques dans le sens où artistes et scientifiques ou ingénieurs ne
poursuivent pas la même finalité, certaines méthodes sont communes et leurs permettent de trouver
un terrain commun pour travailler ensemble. L’irréductibili permet le désajustement et le
détournement.
A Orange Labs, la recherche externalisée passe par des contrats avec des universités. La plupart des
artistes avec lesquels nous travaillons possèdent déjà une culture scientifique ou technique car ils sont
universitaires. Cette culture commune facilite la collaboration.
Avez-vous des exemples de cas où l’entreprise a fait le pari qu’une vision artistique pouvait
être une préfiguration intéressante d’un usage futur ?
Dans mon métier, on ne va pas de la recherche à la mise sur le marché d’un service de manière tout à
fait linéaire. Il est donc difficile de savoir si le travail d’un artiste, qui est de l’ordre de la recherche
fondamentale, a débouché sur des usages spécifiques.
Dans les années 60, les Bell laboratories ont beaucoup travaillé avec des chorégraphes et des
ingénieurs de la Nasa pour produire des dispositifs socio-techniques qui ont favorisé l’émergence et la
création de brevets par certains artistes. Le réseau Artsactive.net, qui regroupe des gens de la R&D qui
s’intéressent à l’art, est en train de recenser le dépôt de brevets par des artistes et de les qualifier
(activité artistique pure, activité mixte ou autre). La génération de brevets est la plus tangible que la
génération de produits qui n’est pas la finalité de l’art.
Hervé le Treut
Dans tous les problèmes environnementaux (controverses scientifiques, négociations politiques), la
notion de temps est essentielle car c’est souvent la différence de perception du temps qui est
responsable de la divergence des points de vue.
Le temps passé
Notre perception des changements climatiques et environnementaux relève de plusieurs histoires qui
se mélangent les unes aux autres :
- l’histoire de la planète qu’on peut considérer à différentes échelles de temps,
- l’histoire de l’action de l’homme sur la planète qui se produit à une échelle de temps très
courte par rapport aux phénomènes naturels,
- l’histoire de notre prise de conscience qui accompagne les développements de la science dans
ces domaines.
L’échelle de l’histoire de la planète
On entend très souvent dire que le climat a toujours changé et que les activités humaines ne font
que rajouter un peu de confusion dans un système naturellement confus. Or, il faut distinguer dans
l’histoire de la planète des temps très différents.
A l’échelle de centaines de millions d’années, le climat qui règne sur les différents pays change en
raison de la dérive des continents qui modifient la position des pays à la surface du globe. Ainsi, la
France avait autrefois un climat tropical parce qu’elle se situait au niveau de l’équateur. Le climat
moderne se définit à partir du moment l’antarctique se met en place, il y a 60 millions d’années.
L’antarctique est le premier continent à se couvrir d’une glace permanente qui va réfléchir le
rayonnement solaire et accompagner un refroidissement du à la diminution progressive du CO2 dans
l’atmosphère qui est lentement enfoui dans le sol sous forme d’hydrocarbures.
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