La question des femmes
Cette question est encore plus aiguë que celle des hommes. Les femmes sont vraiment assignées à des
stéréotypes. Soit tu es musulmane et donc forcément soumise, soit tu veux devenir une femme
moderne et tu dois te détacher de toute référence religieuse. On a l’impression qu’une femme ne peut
rentrer que dans deux classes prédéfinies et que l’on fait fi de toutes les interactions qui peuvent
pousser un individu à se construire au-delà des places toutes faites. Mais il y a quand même cette
pression d’une norme occidentale qui serait le seul chemin pour devenir une femme moderne, alors
que elles aussi, première génération de françaises passées à l’école de la République, elles se
réapproprient leur sexe, justement parce qu’elles sont de culture française et qu’à l’école de la
République elles ont appris à dire « je ».
Et elles vont vérifier par elles-mêmes la réalité des textes qu’on a servi à leurs mères ou leurs grands-
mères et se rendre compte d’un certain nombre de mélanges entre les traditions et la religion : que rien
ne les oblige à épouser quelqu’un de même origine, encore moins leur cousin, qu’il n’y a pas de critère
ethnique dans le mariage musulman, que faire des études, c’est une obligation tant pour la femme que
pour l’homme et pas une permission. Jusque là elles avaient du mal à imposer des valeurs modernes, à
imposer à leur père qu’elles voulaient faire des études.
Bien sûr, je me base sur des familles en difficulté, celles qu’on rencontre en tant qu’éducatrice, avec
fréquemment un père au chômage. La fidélité au groupe familial passait par le respect des traditions.
Un père émigré, qui se retrouve au chômage, cela n’a pas que des conséquences économiques et
sociales. Il a pris la décision de partir d’un pays et lorsqu’il se retrouve au chômage, c’est sa
responsabilité personnelle de père qui est en jeu, c’est le sens de la famille en France dont il est
question. Dans certains cas, seule la religion lui fournira une explication à sa venue en France : c’est
Dieu qui a voulu que je sois là. Pour cette génération là, bien au-delà de la question de la référence
religieuse, c’est la question des trous de mémoire qui est portée de tous les côtés.
Pour les pères qui se retrouvent ainsi complètement déchus, leur seule autorité c’est la nostalgie, c’est
de se recroqueviller sur des valeurs qu’ils avaient dans leur village quand ils sont partis. Les jeunes
vous disent : mon père, il est plus strict que les pères qui sont restés au pays. Au pays, cela continue à
bouger, ici, mon père il a bloqué la pendule le jour où il est arrivé : « chez nous c’est comme çà ». De
l’autre côté, les éducateurs avaient une telle représentation de l’islam et de la culture arabo-musulmane
que quand ils arrivaient dans une famille avec ce genre de problèmes, ils ne parvenaient pas à faire la
part des choses entre ce qui tient du dysfonctionnement et ce qui relève de la culture ou de la religion.
Ainsi, l’éducateur ne se réfère plus à une grille de lecture professionnelle, mais on invoque l’islam.
Finalement, l’éducateur intervient en se référant aux lois en vigueur : chez nous, on n’a pas le droit de
taper sur sa fille ; chez nous la fille a le droit de faire des études, etc. Le jeune se retrouve ainsi tiraillé
entre le respect des traditions d’origine et l’ouverture offerte par les lois de la République. Or tout
adolescent a besoin de choisir des valeurs à l’extérieur de sa famille et de rentrer dans un système de
confrontation, de mesure entre générations. Et ces jeunes ne parvenaient donc pas à faire ce travail.
Or, la réappropriation de l’islam par les filles ne leur a pas servi à se rapprocher de leurs parents, mais
au contraire à confirmer l’obligation leur incombant de faire des études, leur droit à ne pas être mariée
de force, etc. Elles vont ainsi introduire les valeurs nouvelles dans leur famille, en s’appuyant sur la
lecture des textes religieux et en justifiant leur position par l’islam. Elles retournent ainsi vers leur
mère en lui disant qu’elle s’est fait « avoir » et elles argumentent.
Ainsi, ces jeunes ne vont plus se reconnaître dans des références ethniques (Algérie, Maroc…). On
veut des mosquées musulmanes diront-ils, avec des livres, des salles où l’on puisse travailler, faire de
l’éducation, des espaces fonctionnels, propres. Pas besoin de minarets, on n’est plus au Maghreb.
Donc il ne s’agit plus d’origine ethnique ou de respect des traditions, mais simplement d’être
musulman. Et cela va amener des valeurs nouvelles et des discussions. Il s’agit donc d’une véritable
libération pour ces jeunes filles, notamment vis-à-vis des grands frères, en tous cas certains d’entre eux