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Le droit et le bien dans la pensée de Commons
Bernard Swaertenbroeck & Philippe Coppens
FNRS
Centre de philosophie du droit
Université de Louvain
Introduction
Truffée de catégorisations qui se superposent et s'entrecroisent, la pensée et l’écriture de John
a parfois de quoi rebuter ses candidats interprètes. Sa volonté de développer une vision
englobante de l'économie le conduit à multiplier systématiquement les niveaux d'analyse et les
angles d'approche
1
. Ce qu'il gagne en exhaustivité dans son appréhension des phénomènes
économiques, il le perd souvent en clarté analytique, pour ne pas parler des difficultés à
rendre sa pensée opérationnelle dans des protocoles de recherche.
Ceci fait de Commons un auteur à part. Souvent cité en introduction d'un article sur
l'économie institutionnelle
2
, il n’en reste pas moins fort effacé des débats économiques et
juridiques, même si ce colloque témoigne opportunément d’une recrudescence de l’intérêt
pour sa pensée. Dans cette perspective, cet article souhaite mettre en évidence et expliciter la
théorie du droit de Commons et le rôle primordial qu’elle joue dans sa conception du
fonctionnement de l’économie. Cette théorie, relativement bien articulée est, pensons-nous,
essentielle dans la construction de son édifice intellectuel.
A bien des égards, cette construction de l'interaction entre le droit et l’économie rattache la
théorie sociale de Commons à la tradition libérale dans ce qu'elle a de plus convaincant pour
comprendre le fonctionnement d'un ordre économique décentralisé, tradition inaugurée par
Hume et Smith lorsqu’on les considère à la fois théoriciens de l’ordre social et moralistes
3
.
Cette référence peut sembler contre-intuitive, sinon provocante. Commons n’est-il pas au
contraire un des chantres de la social-démocratie américaine et des réformes du New Deal,
aux antipodes de la confiance des philosophes écossais dans l’ordre spontané ? Nous
défendrons la thèse que son « pedigree réformiste » ne l’empêche pas de partager avec cette
branche particulière de la tradition libérale de nombreuses options épistémologiques sur la
1
Cette articulation des différents points de vue est détaillée dans Bruno Théret, Saisir les faits économiques,
Cahiers d’économie politique, n°40-41, 2001.
2
A titre d’exemple, Oliver E. Williamson, The New Institutional Economics: Taking Stock, Looking Ahead,
Journal of Economic Literature, Col. 38, 2000, p. 599. Geoffrey M. Hodgson, The Approach of Institutional
Economics, Journal of Economic Literature, vol 36, 1998, p. 166.
3
Pour autant, il est loin d'être toujours tendre avec l'un et, encore moins, avec l'autre. A Hume, il reproche
l'hypertrophie de la coutume qui serait garante de l'ordre social et qui, en conséquence, minimiserait
l'importance de l’analyse critique sur la coutume et “l'esprit social actif dans la formation de l'action
collective et dans la définition de l'intérêt général. Par ailleurs, il reproche à Smith son absence
d'historicisation et de relativisation du concept de propriété et la négation des conflits d'intérêts inhérents au
fonctionnement d'une économie de marché.
2
construction et la régulation de l’ordre social. C'est ce que nous nous proposons de montrer.
Sur cette base, nous tracerons certaines limites de l'analyse économique du droit qui prévalait
à l'époque de Commons: celles des auteurs réalistes américains dont il utilise largement
l'appareil analytique, mais aussi celles des coûts de transaction et des contrats incomplets qui
prévalent largement aujourd'hui. Tout en partageant avec l'une et l'autre de ces traditions des
éléments importants, Commons en souligne le caractère insuffisant. Il adopte un point de vue
à la fois plus substantiel et plus procédural et tente d’éclairer l’effectivité de la coordination
sociale que permettent le droit et la régulation par d’autres normes pratiques. Il tente ainsi de
s’affranchir des limites d’une analyse trop formelle et positiviste. A l’inverse, le recours aux
catégories des réalistes lui permet d’éviter le biais radicalement spontanéiste de Hayek, qui,
comme on sait, est l’héritier auto-proclamé des Lumières écossaises.
Enfin, comme nous le verrons en conclusion, le travail de Commons n’est cependant pas
exempt de limites et de tensions lorsqu’il analyse le processus d’évolution des normes et la
genèse de l’ordre social.
L'objet de l’économie institutionnelle est, nous dit Commons, « l'action collective en contrôle,
libération et expansion de l'action individuelle
4
». En d’autres termes, les normes pratiques
qui guident l’action collective - et qui se caractérisent par la diversité de leurs types - sont les
élements qui rendent possibles les actions individuelles en même temps qu’elles les contraint.
Cette fonction s’entend en ces deux sens certes complémentaires mais distincts. D’une part,
elle permet de constituer un espace d’actions autorisées, borné par des obligations et des
interdits, assortis de mécanismes de recours visant à rendre effectif leurs exercices ainsi
délimité. D’autre part, elle constitue des ressources de coordination pour les acteurs qui leur
permettent, avec plus ou moins de succès, de faire usage de cet espace : des instruments
cognitifs permettant de structurer le réel. Par ce biais, l’action collective constitue à la fois un
espace formel au sein duquel développer des stratégies d’action mais aussi, de manière
concomitante, des ressources de sens orientant l’action individuelle.
Néanmoins, dans les deux sens que nous venons d’évoquer, le droit positif formel n’est pas le
seul vecteur de constitution collective des actions individuelles. Commons accorde en effet un
rôle important à la coutume ou à l’opinion notamment. Il en est cependant l’instrument à la
fois paradigmatique et privilégié. L’économie institutionnelle de Commons est ainsi une
économie des règles, celles qui bornent l’action mais aussi celles qui l’orientent, si l’on peut
dire, de l’intérieur. Il y a ainsi dans l'économie institutionnelle de Commons, deux grands
types d'analyse du nexus droit-économie. L’une peut être qualifiée de structurale (§.1.),
l’autre de génétique (§.2).
§.1. L’approche structurale du droit
Commons introduit une analyse de la transaction et des relations qui la constituent. La
transaction est l’unité fondamentale de son économie institutionnelle. Elle met en relation
différents agents à travers des échanges de biens conçus comme des échanges de droits dont
l’exercice et la jouissance sont garantis d’une manière ou d’une autre par l’autorité qui détient
le pouvoir souverain, c’est-à-dire l’Etat dans les sociétés capitalistes dans lesquelles nous
4
John R. Commons, Institutional Economics, American Economic Review, 1931, p. 648. La même définition est
donnée dans son opus principal qui porte le même titre.
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vivons.
A l’origine de cette analyse se trouve la transformation du concept de propriété, que Thorstein
Veblen avait déjà diagnostiquée
5
. Le premier pas “institutionnaliste” de Commons consiste
donc à identifier le passage d'une économie d'échanges de choses - biens matériels et services
- à une économie constituée par le transfert légal de la propriété ou de certains de ses éléments
qui apparaissent, d’un point de vue juridique, comme autant de démembrements du droit de
propriété.
Cette transformation et ce passage font une énorme différence. Car le “bien” économique
devient alors nécessairement une prérogative ou, plutôt, un bouquet de prérogatives créées et
sanctionnées par le droit, séparables de tout contrôle effectif sur des objets tangibles.
“ Transactions are not the exchange of commodities, in the physical sense of delivery,
they are the alienation and acquisition, between the individuals, of the rights of future
ownership of physical things, as defined by the collective working rules of society.”
6
Cette transformation est à la fois conceptuelle et historique pour Commons.
1.a. Du point de vue conceptuel, elle a été théorisée par les juristes américains, à la suite de
Wesley Hohfeld
7
dont Commons reprend presque littéralement les catégories dans sa formule
de la transaction . La propriété ne se définit pas tant par le contrôle physique sur des objets
matériels que par l'habilitation légale à exiger ou interdire des actes de la part d'autrui et à en
accomplir soi-me.
Soucieux de fournir un instrument d’analyse scientifique du droit, Hohfeld avait en effet tenté
d’établir la liste des relations fondamentales qui constitue toute institution juridique, afin de
mettre fin à l’usage abusif de paralogismes dans l’argumentation juridique que permet le flou
du langage. Selon lui, toute institution juridique peut être reformulée comme une combinaison
d’un nombre limité de constituants élémentaires.
Transcrite dans le langage d’Hohfeld, l’institution de la propriété est un « patchwork » de
différentes prérogatives : droits, privilèges, pouvoirs et immunités et leurs réciproques
devoirs, non-droits, incapacités et responsabilités. Ces prérogatives (au sens d’
«entitlements ») n’impliquent jamais un pouvoir absolu. Hohfeld se trouve ici en parfaite
opposition à la doctrine romaniste de la propriété comme une maîtrise de l’usus, du fructus et
5
Commons reconnaît explicitement sa dette intellectuelle vis-à-vis de Veblen même s’il lui reproche de ne pas
avoir perçu le caractère inévitable et bénéfique d’une telle conception immatérielle de la propriété. Pour
Veblen, en effet, le caractère intangible de la propriété rend explicite le droit de tirage sur la richesse
collective que permettent les droits exclusifs à leurs titulaires, au premier rang desquels cette classe nuisible
de rentiers désœuvrés. Ils les voit en opposition frontale avec l’instinct qui pousse l’homme à perfectionner la
maîtrise des arts (workmanship) et à les mettre au service de son prochain. John Commons, Institutional
Economics, Madison, The University of Wisconsin Press, 1959 [1934]; p. 649 et s..
6
John R. Commons, Institutional Economics, op. cit., p. 58. Commons y revient à longueur de pages tout au
long de Institutional Economics après en avoir fait le sujet principal de Legal Foundations of Capitalism,
montrant l’importance qu’il y donne et le caractère contre-intuitif de cette affirmation pour les économistes
de l’époque.
7
Wesley Newcomb Hohfeld, “Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning”
réimprimé in William W. Fisher III, Morton J. Horwitz et Thomas A. Reed, American Legal Realism, Oxford,
Oxford University Press, 1993.
4
de l’abusus sur un bien réel opposable au reste du monde. Au contraire, les prérogatives qui
constituent la « propriété » sont toujours et nécessairement limitées par les prérogatives
réciproques d’autrui. Il suffit de penser, dans le contexte de la common law, aux doctrines
classiques telles que « the rule against perpetuities » invalidant les stipulations contractuelles
limitant pour le futur les usages possibles d’un bien ou encore à la vieille « law of
nuisances » qui tantôt autorise, tantôt limite, tantôt interdit les usages que l’on peut faire d’un
bien.
8
Le droit en général, le droit subjectif de propriéen particulier, implique toujours un
équilibre entre les intérêts de différentes parties. De surcroît, une institution aussi décisive que
la « propriété » correspond à un amalgame complexe de difrentes prérogatives qui,
conceptuellement, peuvent être assemblées de manière variée. Enfin, la nature dyadique de
toute relation juridique met en évidence la présence d’une partie tierce, en l’occurrence le juge
ou l’Etat, pour établir la balance des intérêts et définir le contenu effectif des prérogatives de
chacun. Les « biens », conçus comme droits, sont alors le résultat de cette balance d’intérêts
entre les différents usages présents et futurs, réels et potentiels auxquels peuvent être
soumises les ressources utiles à l’homme.
A quelques changements de nomenclature prêt, Commons reprend entièrement à son compte
ce tableau.. L’intervention indirecte de l’Etat dans tout litige relevant du droit privé est restée
controversée dans le débat sans fin sur l’héritage d’Hohfeld aux Etats-Unis. Une telle
reconnaissance fait en effet peser une menace sur la distinction entre la société civile et l’Etat,
opposition qui structure le droit constitutionnel américain. Commons ne prend pas de gants
dans ce débat houleux et affirme clairement la suprématie du droit public sur le droit privé. Sa
formule de la transaction rend explicite « la main visible des cours et tribunaux » dans le
fonctionnement du marché puisque ce sont eux qui, in fine, tranchent les conflits sur la
répartition des droits et la détermination de leurs usages raisonnables. Une économie de
marché n’est jamais une économie du «laissez-faire » et de la non-intervention de l’Etat ou de
la puissance publique. Ce n’est pas plus un espace de liberté pure car, si liberté il y a, elle est
construite en même temps qu’elle est contrainte. Une manière de donner sens à la liberté est
alors de mesurer les actions et transactions non pas seulement qu’elle permet formellement
mais qu’elle rend effectivement possible.
1.b. Cette transformation de la signification de la propriété correspond également à un
processus historique.
Le capitalisme s’est développé et continue de se développer avec le découplage croissant de la
notion de propriété par rapport au contrôle physique sur l’objet possédé. Mais Commons
distingue aussi trois stades caractéristiques de la transformation du concept de « propriété »
par les cours et tribunaux : la propriété corporelle basée sur le contrôle de la terre ; la
propriété incorporelle basée sur la négociabilité des dettes ; et, enfin, la propriété intangible
basée sur le pouvoir d’interdire à autrui l’accès à des ressources rares
9
.
La propriété incorporelle permet le développement d’une société commerciale basée sur le
crédit. Elle se traduit économiquement par la valeur présente, dûment escomptée, de la
promesse d’acquittement d’une dette, pouvant à son tour faire l’objet d’une transaction. La
propriété intangible, reconnue et protégée comme telle par les cours et tribunaux américains
8
T.C. Grey, The Disintegration of Property, Nomos, vol. 22, 1980.
9
Commons suit ici Robert Hale quand il redéfinit la propriété en terme de pouvoir limité et réciproque de
coercition économique, non comme libre exercice d’un pouvoir absolu.. Robert L. Hale, “Coercion and
Distribution in a Supposedly Non-coercive State”, réimprimé in William W. Fisher III et al., American Legal
realism, op. cit.
5
au tournant du siècle
10
, protège l’exercice futur de droits et privilèges. Elle rend compte en
particulier de la protection légale accordée de diverses manières à des notions aussi flottantes
que le « goodwill »
11
d’une entreprise commerciale ou les différentes manifestations de la
propriété intellectuelle
12
.
Les droits de propriété ne consacrent donc pas une valeur économique pré-existante, qu’elle
soit mesurée en termes technologiques de coûts de production ou de travail incorporé ou
qu’elle soit évaluée en termes psychologiques d’intensité relative de satisfaction des désirs et
d’évitement des peines, comme le pensaient respectivement les économistes classiques d’une
part et les néo-classiques d’autre part. Au contraire, ils la créent en ouvrant la possibilité
d’établir des transactions non seulement aujourd’hui, mais également dans le futur. Par ce
biais, ils peuvent également contrôler partiellement les comportements d’autrui. En
conséquence, la valeur économique des droits tient au pouvoir qu’ils donnent à leurs titulaires
sur les actes et les désirs d’autrui. En ce sens, la propriété porte sur des entités immatérielles :
des attentes de comportement, un pouvoir d’exclusion et de négociation garanti par l’Etat, une
responsabilité actionnable devant une juridiction, une immunité par rapport aux conséquences
dommageables de ses propres actes… En d’autres termes, la propriété correspond à des droits
de tirage sur la production et la consommation futures. Ils forment une réalité sui generis.
Leur valeur économique tient à l’estimation présente en termes monétaires de ces droits de
tirage par les différentes parties à la transaction. Ces estimations permettent alors d’établir ses
propres plans d’action et de prendre des décisions quant à l’usage des ressources sur
lesquelles un contrôle est exercé. Dans cette construction, il n’y a plus de alité économique
auto-suffisante, objective ou subjective, sur laquelle viendrait se surajouter des constructions
légales, d’ordinaire limitatives. Il y a par contre une appréhension de la réalité au travers de la
qualification juridique des choses et des hommes. Ceci ne revient naturellement pas à nier la
rareté des ressources ou l’existence de préférences individuelles. Mais, sans la médiation du
droit, ces caractéristiques ne suffisent pas à déterminer les termes de l’échange.
1.c. C’est sur base de cette analyse que Commons va pouvoir établir à la fois la grammaire et
la typologie des relations transactionnelles
-Au niveau de la grammaire, la formule de la transaction rend explicite la présence conjointe
de conflits et de dépendances mutuelles entre les parties à une transaction, qu’elles soient
réelles ou potentielles. On retrouve chez Commons la concomitance nécessaire d’un intérêt
partagé à la coopération et d’un conflit potentiel sur les termes procéduraux de cette
coopération et sur le partage du surplus réel qui en résulte. Ceci est bien sûr une question
classique de la philosophie politique
13
.
10
Dans Legal Foundations, Commons retrace minutieusement les mutations données au concept légal de
« propriété » par la jurisprudence des Cours et Tribunaux. Il montre qu’ils sont passés progressivement d’une
acception restrictive de la protection constitutionnelle accordée à la propriété conçue comme contrôle
physique à une conception extensive conçue comme pouvoir économique. Il plaide alors pour l’extension de
la notion correspondante de « pouvoir de police », c’est-à-dire de régulation de l’usage fait des droits de
propriété en fonction de considérations d’intérêt général.
11
John R. Commons, Institutional Economics, op. cit., pp. 667 et s..
12
John R. Commons, Legal Foundations of Capitalism, Madison, The University of Wisconsin Press, (1957
[1924], pp. 274 et s..
13
C’est encore la question à laquelle doit répondre la philosophie politique pour J. Rawls : identifier les
institutions qui permettent d’assurer une coopération juste pour adopter les normes, pour résoudre les conflits de
manière impartiale, c’est-à-dire au moyen de procédures justes. Cfr., John Rawls, A Theory of Justice,
Cambridge, Harvard University Press, 1971, p. 4. On retrouve ces mes questions dans les travaux de J.
Habermas, par exemple dans Faktizität und Geltung, Frankfurt a./M, Suhrkamp, 1991.
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