Le droit et le bien dans la pensée de Commons

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Le droit et le bien dans la pensée de Commons
Bernard Swaertenbroeck & Philippe Coppens
FNRS
Centre de philosophie du droit
Université de Louvain
Introduction
Truffée de catégorisations qui se superposent et s'entrecroisent, la pensée et l’écriture de John
a parfois de quoi rebuter ses candidats interprètes. Sa volonté de développer une vision
englobante de l'économie le conduit à multiplier systématiquement les niveaux d'analyse et les
angles d'approche1. Ce qu'il gagne en exhaustivité dans son appréhension des phénomènes
économiques, il le perd souvent en clarté analytique, pour ne pas parler des difficultés à
rendre sa pensée opérationnelle dans des protocoles de recherche.
Ceci fait de Commons un auteur à part. Souvent cité en introduction d'un article sur
l'économie institutionnelle2, il n’en reste pas moins fort effacé des débats économiques et
juridiques, même si ce colloque témoigne opportunément d’une recrudescence de l’intérêt
pour sa pensée. Dans cette perspective, cet article souhaite mettre en évidence et expliciter la
théorie du droit de Commons et le rôle primordial qu’elle joue dans sa conception du
fonctionnement de l’économie. Cette théorie, relativement bien articulée est, pensons-nous,
essentielle dans la construction de son édifice intellectuel.
A bien des égards, cette construction de l'interaction entre le droit et l’économie rattache la
théorie sociale de Commons à la tradition libérale dans ce qu'elle a de plus convaincant pour
comprendre le fonctionnement d'un ordre économique décentralisé, tradition inaugurée par
Hume et Smith lorsqu’on les considère à la fois théoriciens de l’ordre social et moralistes3.
Cette référence peut sembler contre-intuitive, sinon provocante. Commons n’est-il pas au
contraire un des chantres de la social-démocratie américaine et des réformes du New Deal,
aux antipodes de la confiance des philosophes écossais dans l’ordre spontané ? Nous
défendrons la thèse que son « pedigree réformiste » ne l’empêche pas de partager avec cette
branche particulière de la tradition libérale de nombreuses options épistémologiques sur la
1 Cette articulation des différents points de vue est détaillée dans Bruno Théret, Saisir les faits économiques,
Cahiers d’économie politique, n°40-41, 2001.
2 A titre d’exemple, Oliver E. Williamson, The New Institutional Economics: Taking Stock, Looking Ahead,
Journal of Economic Literature, Col. 38, 2000, p. 599. Geoffrey M. Hodgson, The Approach of Institutional
Economics, Journal of Economic Literature, vol 36, 1998, p. 166.
3 Pour autant, il est loin d'être toujours tendre avec l'un et, encore moins, avec l'autre. A Hume, il reproche
l'hypertrophie de la coutume qui serait garante de l'ordre social et qui, en conséquence, minimiserait
l'importance de l’analyse critique sur la coutume et “l'esprit social actif” dans la formation de l'action
collective et dans la définition de l'intérêt général. Par ailleurs, il reproche à Smith son absence
d'historicisation et de relativisation du concept de propriété et la négation des conflits d'intérêts inhérents au
fonctionnement d'une économie de marché.
1
construction et la régulation de l’ordre social. C'est ce que nous nous proposons de montrer.
Sur cette base, nous tracerons certaines limites de l'analyse économique du droit qui prévalait
à l'époque de Commons: celles des auteurs réalistes américains dont il utilise largement
l'appareil analytique, mais aussi celles des coûts de transaction et des contrats incomplets qui
prévalent largement aujourd'hui. Tout en partageant avec l'une et l'autre de ces traditions des
éléments importants, Commons en souligne le caractère insuffisant. Il adopte un point de vue
à la fois plus substantiel et plus procédural et tente d’éclairer l’effectivité de la coordination
sociale que permettent le droit et la régulation par d’autres normes pratiques. Il tente ainsi de
s’affranchir des limites d’une analyse trop formelle et positiviste. A l’inverse, le recours aux
catégories des réalistes lui permet d’éviter le biais radicalement spontanéiste de Hayek, qui,
comme on sait, est l’héritier auto-proclamé des Lumières écossaises.
Enfin, comme nous le verrons en conclusion, le travail de Commons n’est cependant pas
exempt de limites et de tensions lorsqu’il analyse le processus d’évolution des normes et la
genèse de l’ordre social.
L'objet de l’économie institutionnelle est, nous dit Commons, « l'action collective en contrôle,
libération et expansion de l'action individuelle4 ». En d’autres termes, les normes pratiques
qui guident l’action collective - et qui se caractérisent par la diversité de leurs types - sont les
élements qui rendent possibles les actions individuelles en même temps qu’elles les contraint.
Cette fonction s’entend en ces deux sens certes complémentaires mais distincts. D’une part,
elle permet de constituer un espace d’actions autorisées, borné par des obligations et des
interdits, assortis de mécanismes de recours visant à rendre effectif leurs exercices ainsi
délimité. D’autre part, elle constitue des ressources de coordination pour les acteurs qui leur
permettent, avec plus ou moins de succès, de faire usage de cet espace : des instruments
cognitifs permettant de structurer le réel. Par ce biais, l’action collective constitue à la fois un
espace formel au sein duquel développer des stratégies d’action mais aussi, de manière
concomitante, des ressources de sens orientant l’action individuelle.
Néanmoins, dans les deux sens que nous venons d’évoquer, le droit positif formel n’est pas le
seul vecteur de constitution collective des actions individuelles. Commons accorde en effet un
rôle important à la coutume ou à l’opinion notamment. Il en est cependant l’instrument à la
fois paradigmatique et privilégié. L’économie institutionnelle de Commons est ainsi une
économie des règles, celles qui bornent l’action mais aussi celles qui l’orientent, si l’on peut
dire, de l’intérieur. Il y a ainsi dans l'économie institutionnelle de Commons, deux grands
types d'analyse du nexus droit-économie. L’une peut être qualifiée de structurale (§.1.),
l’autre de génétique (§.2).
§.1. L’approche structurale du droit
Commons introduit une analyse de la transaction et des relations qui la constituent. La
transaction est l’unité fondamentale de son économie institutionnelle. Elle met en relation
différents agents à travers des échanges de biens conçus comme des échanges de droits dont
l’exercice et la jouissance sont garantis d’une manière ou d’une autre par l’autorité qui détient
le pouvoir souverain, c’est-à-dire l’Etat dans les sociétés capitalistes dans lesquelles nous
4
John R. Commons, Institutional Economics, American Economic Review, 1931, p. 648. La même définition est
donnée dans son opus principal qui porte le même titre.
2
vivons.
A l’origine de cette analyse se trouve la transformation du concept de propriété, que Thorstein
Veblen avait déjà diagnostiquée5. Le premier pas “institutionnaliste” de Commons consiste
donc à identifier le passage d'une économie d'échanges de choses - biens matériels et services
- à une économie constituée par le transfert légal de la propriété ou de certains de ses éléments
qui apparaissent, d’un point de vue juridique, comme autant de démembrements du droit de
propriété.
Cette transformation et ce passage font une énorme différence. Car le “bien” économique
devient alors nécessairement une prérogative ou, plutôt, un bouquet de prérogatives créées et
sanctionnées par le droit, séparables de tout contrôle effectif sur des objets tangibles.
“ Transactions are not the exchange of commodities, in the physical sense of delivery,
they are the alienation and acquisition, between the individuals, of the rights of future
ownership of physical things, as defined by the collective working rules of society.”6
Cette transformation est à la fois conceptuelle et historique pour Commons.
1.a. Du point de vue conceptuel, elle a été théorisée par les juristes américains, à la suite de
Wesley Hohfeld7 dont Commons reprend presque littéralement les catégories dans sa formule
de la transaction . La propriété ne se définit pas tant par le contrôle physique sur des objets
matériels que par l'habilitation légale à exiger ou interdire des actes de la part d'autrui et à en
accomplir soi-même.
Soucieux de fournir un instrument d’analyse scientifique du droit, Hohfeld avait en effet tenté
d’établir la liste des relations fondamentales qui constitue toute institution juridique, afin de
mettre fin à l’usage abusif de paralogismes dans l’argumentation juridique que permet le flou
du langage. Selon lui, toute institution juridique peut être reformulée comme une combinaison
d’un nombre limité de constituants élémentaires.
Transcrite dans le langage d’Hohfeld, l’institution de la propriété est un « patchwork » de
différentes prérogatives : droits, privilèges, pouvoirs et immunités et leurs réciproques
devoirs, non-droits, incapacités et responsabilités. Ces prérogatives (au sens d’
«entitlements ») n’impliquent jamais un pouvoir absolu. Hohfeld se trouve ici en parfaite
opposition à la doctrine romaniste de la propriété comme une maîtrise de l’usus, du fructus et
Commons reconnaît explicitement sa dette intellectuelle vis-à-vis de Veblen même s’il lui reproche de ne pas
avoir perçu le caractère inévitable et bénéfique d’une telle conception immatérielle de la propriété. Pour
Veblen, en effet, le caractère intangible de la propriété rend explicite le droit de tirage sur la richesse
collective que permettent les droits exclusifs à leurs titulaires, au premier rang desquels cette classe nuisible
de rentiers désœuvrés. Ils les voit en opposition frontale avec l’instinct qui pousse l’homme à perfectionner la
maîtrise des arts (workmanship) et à les mettre au service de son prochain. John Commons, Institutional
Economics, Madison, The University of Wisconsin Press, 1959 [1934]; p. 649 et s..
6 John R. Commons, Institutional Economics, op. cit., p. 58. Commons y revient à longueur de pages tout au
long de Institutional Economics après en avoir fait le sujet principal de Legal Foundations of Capitalism,
montrant l’importance qu’il y donne et le caractère contre-intuitif de cette affirmation pour les économistes
de l’époque.
7 Wesley Newcomb Hohfeld, “Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning”
réimprimé in William W. Fisher III, Morton J. Horwitz et Thomas A. Reed, American Legal Realism, Oxford,
Oxford University Press, 1993.
5
3
de l’abusus sur un bien réel opposable au reste du monde. Au contraire, les prérogatives qui
constituent la « propriété » sont toujours et nécessairement limitées par les prérogatives
réciproques d’autrui. Il suffit de penser, dans le contexte de la common law, aux doctrines
classiques telles que « the rule against perpetuities » invalidant les stipulations contractuelles
limitant pour le futur les usages possibles d’un bien ou encore à la vieille « law of
nuisances » qui tantôt autorise, tantôt limite, tantôt interdit les usages que l’on peut faire d’un
bien.8 Le droit en général, le droit subjectif de propriété en particulier, implique toujours un
équilibre entre les intérêts de différentes parties. De surcroît, une institution aussi décisive que
la « propriété » correspond à un amalgame complexe de différentes prérogatives qui,
conceptuellement, peuvent être assemblées de manière variée. Enfin, la nature dyadique de
toute relation juridique met en évidence la présence d’une partie tierce, en l’occurrence le juge
ou l’Etat, pour établir la balance des intérêts et définir le contenu effectif des prérogatives de
chacun. Les « biens », conçus comme droits, sont alors le résultat de cette balance d’intérêts
entre les différents usages présents et futurs, réels et potentiels auxquels peuvent être
soumises les ressources utiles à l’homme.
A quelques changements de nomenclature prêt, Commons reprend entièrement à son compte
ce tableau.. L’intervention indirecte de l’Etat dans tout litige relevant du droit privé est restée
controversée dans le débat sans fin sur l’héritage d’Hohfeld aux Etats-Unis. Une telle
reconnaissance fait en effet peser une menace sur la distinction entre la société civile et l’Etat,
opposition qui structure le droit constitutionnel américain. Commons ne prend pas de gants
dans ce débat houleux et affirme clairement la suprématie du droit public sur le droit privé. Sa
formule de la transaction rend explicite « la main visible des cours et tribunaux » dans le
fonctionnement du marché puisque ce sont eux qui, in fine, tranchent les conflits sur la
répartition des droits et la détermination de leurs usages raisonnables. Une économie de
marché n’est jamais une économie du «laissez-faire » et de la non-intervention de l’Etat ou de
la puissance publique. Ce n’est pas plus un espace de liberté pure car, si liberté il y a, elle est
construite en même temps qu’elle est contrainte. Une manière de donner sens à la liberté est
alors de mesurer les actions et transactions non pas seulement qu’elle permet formellement
mais qu’elle rend effectivement possible.
1.b. Cette transformation de la signification de la propriété correspond également à un
processus historique.
Le capitalisme s’est développé et continue de se développer avec le découplage croissant de la
notion de propriété par rapport au contrôle physique sur l’objet possédé. Mais Commons
distingue aussi trois stades caractéristiques de la transformation du concept de « propriété »
par les cours et tribunaux : la propriété corporelle basée sur le contrôle de la terre ; la
propriété incorporelle basée sur la négociabilité des dettes ; et, enfin, la propriété intangible
basée sur le pouvoir d’interdire à autrui l’accès à des ressources rares9.
La propriété incorporelle permet le développement d’une société commerciale basée sur le
crédit. Elle se traduit économiquement par la valeur présente, dûment escomptée, de la
promesse d’acquittement d’une dette, pouvant à son tour faire l’objet d’une transaction. La
propriété intangible, reconnue et protégée comme telle par les cours et tribunaux américains
8 T.C. Grey, The Disintegration of Property, Nomos, vol. 22, 1980.
9 Commons suit ici Robert Hale quand il redéfinit la propriété en terme de pouvoir limité et réciproque de
coercition économique, non comme libre exercice d’un pouvoir absolu.. Robert L. Hale, “Coercion and
Distribution in a Supposedly Non-coercive State”, réimprimé in William W. Fisher III et al., American Legal
realism, op. cit.
4
au tournant du siècle10, protège l’exercice futur de droits et privilèges. Elle rend compte en
particulier de la protection légale accordée de diverses manières à des notions aussi flottantes
que le « goodwill »11 d’une entreprise commerciale ou les différentes manifestations de la
propriété intellectuelle12.
Les droits de propriété ne consacrent donc pas une valeur économique pré-existante, qu’elle
soit mesurée en termes technologiques de coûts de production ou de travail incorporé ou
qu’elle soit évaluée en termes psychologiques d’intensité relative de satisfaction des désirs et
d’évitement des peines, comme le pensaient respectivement les économistes classiques d’une
part et les néo-classiques d’autre part. Au contraire, ils la créent en ouvrant la possibilité
d’établir des transactions non seulement aujourd’hui, mais également dans le futur. Par ce
biais, ils peuvent également contrôler partiellement les comportements d’autrui. En
conséquence, la valeur économique des droits tient au pouvoir qu’ils donnent à leurs titulaires
sur les actes et les désirs d’autrui. En ce sens, la propriété porte sur des entités immatérielles :
des attentes de comportement, un pouvoir d’exclusion et de négociation garanti par l’Etat, une
responsabilité actionnable devant une juridiction, une immunité par rapport aux conséquences
dommageables de ses propres actes… En d’autres termes, la propriété correspond à des droits
de tirage sur la production et la consommation futures. Ils forment une réalité sui generis.
Leur valeur économique tient à l’estimation présente en termes monétaires de ces droits de
tirage par les différentes parties à la transaction. Ces estimations permettent alors d’établir ses
propres plans d’action et de prendre des décisions quant à l’usage des ressources sur
lesquelles un contrôle est exercé. Dans cette construction, il n’y a plus de réalité économique
auto-suffisante, objective ou subjective, sur laquelle viendrait se surajouter des constructions
légales, d’ordinaire limitatives. Il y a par contre une appréhension de la réalité au travers de la
qualification juridique des choses et des hommes. Ceci ne revient naturellement pas à nier la
rareté des ressources ou l’existence de préférences individuelles. Mais, sans la médiation du
droit, ces caractéristiques ne suffisent pas à déterminer les termes de l’échange.
1.c. C’est sur base de cette analyse que Commons va pouvoir établir à la fois la grammaire et
la typologie des relations transactionnelles
-Au niveau de la grammaire, la formule de la transaction rend explicite la présence conjointe
de conflits et de dépendances mutuelles entre les parties à une transaction, qu’elles soient
réelles ou potentielles. On retrouve chez Commons la concomitance nécessaire d’un intérêt
partagé à la coopération et d’un conflit potentiel sur les termes procéduraux de cette
coopération et sur le partage du surplus réel qui en résulte. Ceci est bien sûr une question
classique de la philosophie politique13.
10 Dans Legal Foundations, Commons retrace minutieusement les mutations données au concept légal de
« propriété » par la jurisprudence des Cours et Tribunaux. Il montre qu’ils sont passés progressivement d’une
acception restrictive de la protection constitutionnelle accordée à la propriété conçue comme contrôle
physique à une conception extensive conçue comme pouvoir économique. Il plaide alors pour l’extension de
la notion correspondante de « pouvoir de police », c’est-à-dire de régulation de l’usage fait des droits de
propriété en fonction de considérations d’intérêt général.
11 John R. Commons, Institutional Economics, op. cit., pp. 667 et s..
12 John R. Commons, Legal Foundations of Capitalism, Madison, The University of Wisconsin Press, (1957
[1924], pp. 274 et s..
13 C’est encore la question à laquelle doit répondre la philosophie politique pour J. Rawls : identifier les
institutions qui permettent d’assurer une coopération juste pour adopter les normes, pour résoudre les conflits de
manière impartiale, c’est-à-dire au moyen de procédures justes. Cfr., John Rawls, A Theory of Justice,
Cambridge, Harvard University Press, 1971, p. 4. On retrouve ces mêmes questions dans les travaux de J.
Habermas, par exemple dans Faktizität und Geltung, Frankfurt a./M, Suhrkamp, 1991.
5
Mais pour Commons, l’arbitrage des conflits fait nécessairement intervenir la figure du
pouvoir souverain, juge ou autre fonction étatique, créateur et garant de du caractère ordonné
de ces transaction à travers la définition et le bornage des prérogatives légales. C’est ainsi que
les relations marchandes sont des relations à trois et non à deux. En réalité, il s’agit même en
définitive d’une relation à cinq si l’on prend en considération non seulement les partenaires
effectifs mais aussi les partenaires potentiels à une transaction. Leurs offres respectives
peuvent en effet être comparées et elles limitent dans cette mesure les pouvoirs de contraintes
réciproques entre deux parties à la transaction. Par ailleurs, Commons distingue trois
concepts de valeurs irréductibles l’une à l’autre : la coopération dans la production de biens et
de services fonde la valeur d’usage ; la capacité de restreindre l’accès à des ressources rares
fonde la valeur-rareté ; et, enfin, la présence d’alternatives fonde la valeur d’opportunité.
- Au niveau de la typologie, Commons peut alors développer le reste de l’édifice social. Les
trois dimensions de conflit-compétition, de coopération et d’autorité sont présentes, toujours,
dans toutes les transactions. Néanmoins, la prédominance de l’une de ses relations permet de
distinguer les transactions de marchandage (bargaining transactions), les transactions de
direction (management transactions) et les transactions de répartition (rationing transactions).
A leur tour, la reproduction de ces transactions au sein d’ensembles institutionnels plus vastes
permet d’idéaliser des collectifs dynamiques (going concerns) suivant le type de transactions
qui les dominent : marché, organisation et collectifs politiques reposant respectivement sur la
contrainte économique réciproque, la direction et l’obéissance, la force et l’argumentation.
Commons se trouve ainsi à la charnière entre les anciens et les nouveaux institutionnalistes. Il
partage avec ces derniers l’importance conceptuelle et descriptive accordée aux règles
formelles dans la coordination de l'activité économique. Au premier rang de celles-ci figurent
le droit étatique qui surplombe en définitive tous les collectifs organisés intermédiaires et
l’ensemble des transactions qui y prennent place. Il conçoit donc l’économie comme une
infrastructure complexe de contrats explicites ou implicites aux contours variables.
En particulier, la distinction établie par Commons entre trois types-idéaux de transactions
s'avérera fructueuse. La coordination peut être selon lui construite sur la négociation et la
coordination par les prix, mais également sur la hiérarchie et la direction ; et encore sur la
distribution et la souveraineté . A cet égard, son travail est à rapprocher de l'économie des
coûts de transactions initiée par Ronald Coase à la même époque14. Les deux auteurs ont en
commun de “déphysicaliser” l'économie et de la concevoir comme un réseau de prérogatives
légales pouvant donner lieu à des formes institutionnelles variées qu'il convient d'étudier
attentivement. L'économie, en tant que processus d’allocation des ressources, n'est plus
déterminée uniquement par les fonctions techniques de production et les courbes d'utilité des
consommateurs. Le processus de coordination, qu’il soit marchand ou pas, devient un élément
à part entière de l'investigation économique. Par ailleurs, les catégories de l'économiste
peuvent en retour éclairer l'argumentation juridique lorsqu'il y a lieu de choisir entre plusieurs
règles susceptibles de trancher un conflit.
1.d. Jusqu’ici nous avons mis en évidence l’infrastructure des règles qui sous-tend le champ
économique. Nous l’avons fait en définissant les biens et leurs titulaires, c’est-à-dire des
droits subjectifs pouvant faire l'objet de transactions. Mais nous n’avons encore rien dit ni de
l’origine de ces règles ni de la manière dont elles génèrent effectivement de la coordination,
en construisant des plans d’action mutuellement compatibles. On ne voit pas encore très bien
14 Ronald H. Coase, The Nature of the Firm, Economica, vol. 4, 1937.
6
comment le fait de disposer d’un espace borné mais infini d’actions autorisées pourrait suffire
à expliquer les formes concrètes prises par les différents arrangements institutionnels, leur
persistance et leur transformation dans le temps.
En fait, il est possible de concevoir deux positions extrêmes sur la question de l’origine des
règles. Soit elles incarnent des exigences fonctionnelles du système économique et social dans
son ensemble, soit elles expriment la volonté du souverain. Dans le premier cas, des
mécanismes de sélection, au premier rang desquels la concurrence, assurent la survie des
formes institutionnelles les plus adéquates pour la reproduction, en tout ou parties, de la
société. Dans le second cas, elles résultent de choix délibérés, plus ou moins informés
(« éclairés »), d’un ou plusieurs individus et organes habilités à modeler l’environnement dans
lequel les agents économiques agissent et interagissent. La description des règles qui
structurent le champ économique est en effet compatible à la fois avec une absence totale ou,
au contraire, une omniprésence de la liberté d’organiser et de réorganiser l’ordre social. Dans
ces cas-limites, la coordination est assurée soit « par le haut » soit « par le bas »en faisant
correspondre l’usage et l’évolution des droits tantôt aux nécessités du système social, tantôt à
la volonté du pouvoir.
Les réalistes américains, à qui Commons emprunte ses catégories, oscilleront souvent entre
ces deux positions sans jamais défendre de thèse réellement complète et satisfaisante. Certains
ont tenté de mettre en avant les déterminants réels du droit - biais idéologiques, nécessités
économiques, intérêts de groupes particuliers, bref les sources dites matérielles du droit - et de
développer ainsi une analyse se voulant authentiquement scientifique, c’est-à-dire explicative,
de l’ordre juridique. D’autres ont mis au contraire en avant l’importance de l’analyse éthique
dans la reconstruction du droit à partir du moment où la confiance dans sa cohérence en tant
que système formel se suffisant à lui-même est ébranlée.15 Le droit n’est alors qu’un
instrument puissant de management social, de mise en œuvre de ce que l’on appelle en anglais
des « policies ». Il arrive que Commons oscille lui-même entre ces deux pôles de
l’alternative, subordonnant tantôt le droit aux sciences sociales, tantôt à l’éthique. Il penche
vers le premier pôle lorsqu’il retrace à grands traits l’avènement du capitalisme et plus encore
lorsqu’il fait l’apologie du rôle stabilisateur des corps intermédiaires dans le fonctionnement
du capitalisme industriel. Et vers le second, lorsqu’il insiste sur les choix effectués entre
« bonnes » et « mauvaises » coutumes à chaque niveau du système social et à chaque stade de
son développement. Ronald Coase tentera en revanche de restaurer un horizon universel
d’évaluation des règles en appliquant le concept d’efficience économique parétienne à la
distribution des prérogatives légales. Les différentes formes institutionnelles, dont le marché
en tant que système concret de coordination par les prix, constitueront alors les différentes
options pour tendre, en fonction de la technologie transactionnelle disponible, vers
l’allocation des ressources que l’on rencontrerait sur un marché parfait reconstruit
abstraitement et fortement idéalisée, c’est-à-dire un marché dans lequel les coûts de
transaction seraient absents ou négligeables. Mais celui-ci suppose notamment que l’ensemble
des usages possibles de l’ensemble des ressources puissent être identifiés et que des droits
exclusifs soient définis sur chacun de leurs usages potentiels. Il serait alors possible d’obtenir
une évaluation monétaire de ces droits pour les différentes parties et de concevoir une
allocation optimale, non des droits, mais bien des ressources auxquelles ils sont adossés.
15 Une synthèse éclairante de l’échec relatif du mouvement réaliste à dégager une voie constructive alternative
au formalisme juridique est fournie dans William W. Fisher III et al., American Legal realism, op. cit.., p. 232
et s..
7
L’évaluation des structures institutionnelles, y compris la constitution et la distribution des
prérogatives légales, pourrait alors se faire par rapport au plus ou moins grand écart entre
marchés réels et marchés idéalisés. Les outils développés par la théorie de l’équilibre général
trouveraient alors à s’y appliquer.
Coase fait de surcroît l’hypothèse supplémentaire d’un processus de sélection, la discipline
d’un univers concurrentiel, pour assurer une chemin de convergence des structures concrètes
de coordination vers l’allocation que l’on rencontrerait sur un marché parfait ainsi constitué.
Les auteurs qui se rattachent aux différents courants institutionnalistes actuels (mechanism
design, économie des contrats incomplets et nouvelle économie institutionnelle, pour citer les
principaux16), mettent à l’inverse en évidence différents processus, liés d’une manière ou
d’une autre à l’introduction de l’incertitude dans l’analyse économique, qui invalident la
confiance dans les seuls processus de sélection non intentionnel du processus concurrentiel.
Pour autant, ils ne remettent pas en cause l’horizon coasien d’un marché parfait comme
horizon théorique d’évaluation externe au système institutionnel lui-même. Ils en font même à
l’occasion un argument de poids pour une forme renouvelée d’ingénierie sociale.
Dans toutes ses approches, à peine a-t-on reconnu au droit un rôle spécifique dans l’analyse
économique, qu’il perd aussitôt son autonomie. Le sens des règles est réduit ou bien à des
contraintes systémiques ou bien aux intentions de ceux qui les formulent. Les règles ont
certes de l'importance mais comme palliatifs dans un monde où les hommes et les choses ne
sont pas transparents et ou les prestations réciproques ne peuvent être parfaitement définies et
leur exécution parfaitement contrôlées. Sans quoi, l’horizon de référence que conservent le
marché parfait et la chaîne directe de commandement trouverait à s’appliquer.
§.2. L’approche génétique de l’ordre social
L’originalité la plus grande des thèses de Commons, certes influencées par le pragmatisme
philosophique de Peirce, se retrouve spécialement ici où il opère une distinction entre une
perspective externe et une perspective interne sur un domaine du savoir. Le droit n’est pas
seulement un ensemble de règles valides définissant un espace d’actions qu’un observateur
extérieur pourrait décrire objectivement et dont les agents économiques peuvent disposer à
leur guise dans les limites formellement fixées. C’est également un instrument de formation
d’évaluations dynamiques communes, toujours critiquables et régulièrement contestées. Les
règles contribuent donc à former un monde partagé au sein duquel il est effectivement
possible de s’orienter, de construire des attentes communes entre agents économiques et, audelà, entre les citoyens membres d’une même communauté politique.
Commons suit ici Veblen et reconnaît l’importance que les anciens institutionnalistes
accordent à la description des habitudes, des automatismes qui structurent la pensée et l’action
et qui agissent en retour sur la formation des valeurs17. Ces habitudes permettent d’identifier
de manière quasi intuitive l’action qui convient dans un contexte déterminé et, de la sorte,
d’épargner le temps des délibérations. L’habitude cristallise en quelque sorte l’autorité de la
chose délibérée et déjà jugée. L’homme se trouve ainsi doté d’un « esprit institutionnalisé »
qui a progressivement intégré, au cours de son éducation et de son expérience, tout un
ensemble plus ou moins structuré de règles de conduite. Celles-ci constituent autant de
16 Eric Brousseau et Jean-Michel Glachant,, The Economics of Contracts, Theories and Applications,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
17 Geoffrey Hodgson, What Are Institutions, in Economics in the Shadows of Darwin and Marx : Essays on
Institutional and Evolutionary Themes, Cheltenham, UK, Elgar, 2006
8
standards d’évaluation à l’aune desquels on peut comparer ses actions à celles des autres, bien
que le succès de la coopération ne soit cependant jamais totalement assuré. C’est l’acquisition
de ces règles de conduite qui permet à l’être humain de se projeter dans l’espace et dans le
temps et de se coordonner avec autrui. Il est alors possible de complexifier sans cesse les
modalités d’interactions humaines, malgré le caractère toujours radicalement inachevé de la
connaissance du monde naturel et social 18.
It is not a rational state of society that determines action. It is a marvelously
irrational and complex set of expectations that confronts the participants in
transactions. And it is a situation that changes from day to day and century to
century. Within this changing complexity and uncertain futurity [the actors] must
act now19.
L’action collective - en tant que résultante de normes qui contraignent et libèrent à la fois les
potentialités de l’action individuelle - possède alors une dimension substantielle et
procédurale. Elle est substantielle dans le sens où elle ne délimite pas uniquement un
ensemble d’actions abstraites obligatoires, permises ou interdites. Elle fournit également des
raisons d’agir pour soi-même et, par effet de miroir, des règles interprétatives pour décoder et
juger les actions d’autrui. Mais l’action collective ainsi comprise est, dans le même temps,
procédurale dans le sens où le contenu des règles peut être soumis à révision, au moins
potentiellement, à l’occasion de l’usage, c’est-à-dire l’application, qui en est fait par les
destinataires des règles. Pensons par exemple au contenu des concepts juridiques de bonne
foi, de proportionnalité ou encore de discrimination. Ils sont éminemment variables et
controversés lorsqu’il s’agit d’en donner une conception explicite et abstraite des contraintes
contextuelles mais ils sont néanmoins raisonnablement clairs et applicables pour que les
acteurs économiques puissent savoir avec un degré suffisant de certitude comment ils doivent
se comporter. Commons est ici très proche de la conception hayekienne d’un système social
ouvert, provisoirement stabilisé par les « règles de juste conduite », sur base desquelles les
individus s’accordent, souvent sans le savoir. Et, ajouterait sans doute Hayek à la suite de
Smith : bien heureusement souvent sans le savoir ! Ils sont donc accordés par les normes bien
plus qu’ils ne s’accordent délibérément à leur propos. On retrouve la tension dont nous
parlions au début entre la primauté reconnue par Hayek à la construction passive de l’action
collective et la voie de l’esprit social actif que à laquelle Commons lui reprochait d’avoir trop
rapidement renoncé.
Nombre des règles induisant la régularité des comportements humains se situent en-deçà
l’analyse de la transaction et sortent du champ de l’analyse de l’économie politique. Ces
règles ne sont ni nécessairement formulées, ni nécessairement conscientes. Commons parle à
ce sujet de routines et d’hypothèses habituelles. Pour autant, l’homme n’est pas le réceptacle
passif d’une réalité extérieure normée et pré-formée. Il est, conformément à l’épistémologie
kantienne, doté au contraire d’un « esprit actif » (will-in-action) qui donne en permanence une
forme intelligible aux relations avec son environnement naturel et humain. Il est un esprit
social actif agissant dans le monde et interprétant les réactions que ses actions y suscitent.
A ce stade, le processus de sélection des règles et la transformation perpétuelle de leur
signification acquièrent une dimension stratégique. Elles constituent en quelque sorte des
18 Commons, à l’instar d’un philosophe pragmatiste comme W. James, anticipe ici sur certains développements
futurs de la psychologie cognitive et, singulièrement, sur les liens qu’elle établit entre les savoirs pratiques et
les apprentissages cognitifs. Voir p.ex. sur ceci, Francisco J. Varela, Quel savoir pour l’éthique ? Action,
Sagesse et cognition, Paris, La Découverte, 1996.
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John R. Commons, Institutional Economics, op. cit.
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transactions de second ordre, définissant le cadre des transactions habituelles. Pour Commons,
et ici encore à la différence de Hayek, les régularités qui caractérisent les interactions
humaines ne sont pas uniquement le résultat d’un processus aveugle qui modèle leurs
réactions à leur insu et auquel on ne pourrait que se conformer passivement. Ceci étant,
malgré l’implication des institutions étatiques dans la formation de l’action collective, elles
ne manifestent pas davantage l’omnipotence d’un pouvoir souverain. La sélection volontaire
des règles, que l’on retrouve par excellence dans le processus judiciaire de qualification des
questions litigieuses et d’application des normes juridiques aux faits qualifiés, implique au
contraire un processus de construction collective de sens. Celui-ci devient au moins
partiellement conscient et argumenté, même si rien ne permet d’en appréhender a priori
l’ensemble des effets de composition qui présideront à l’intégration de chaque décision dans
l’ensemble du système juridique en vigueur dans une communauté humaine donnée. C’est
dans cette perspective que l’on peut comprendre, notamment, la nature du principe dispositif
en procédure civile et, plus particulièrement, l’attention soutenue que les juridictions portent
au respect du principe du débat contradictoire.
Conclusion
Commons a revisité les thèmes libéraux classiques de la définition de la propriété et de la
sécurité juridique comme piliers du capitalisme, fût-il raisonnable. La première construit un
espace d’autonomie relative tandis que la seconde sert la stabilisation des relations sociales. Il
n’y a finalement rien là que de fort classique. Pour autant, Commons jette les jalons de la
compréhension d’un monde social décentralisé qui n’a pas le contenu d’un ordre déterminé a
priori.
Ainsi, les règles sont des instruments contingents de coordination, construits par l’homme
pour générer ensemble un espace, un temps et un horizon d’action, un réseau
d’interdépendances et de coercition mutuelle et des ressources normatives d’évaluation. Cet
espace, ce temps et cet horizon sont inéluctablement sous-déterminés. Des droits originaux,
des limites ou des significations nouvelles données à des droits subjectifs anciens devront être
imaginés pour répondre à de nouveaux problèmes. La dynamique recréatrice du droit émerge
de la recombinaison de ces droits existants et de la réinterprétation des horizons régulateurs
que la société se donne.
La tâche consistant à harmoniser l’économie, le droit et l’éthique est elle-même sans doute
une urgence de l’action collective. Commons parle à cet égard de mise en « corrélation » des
points de vue, chacun d’entre eux étant à lui seul incapable de rendre compte de la régulation
du système social. L’économie est incapable de fonder une conception univoque de la valeur,
qui pourrait être pensée indépendamment des institutions. Le droit n’acquiert de pouvoir
régulateur que lorsqu’il acquiert un dynamisme critique qui s’entretient des tensions qu’il
exerce et qu’il subit dans le fonctionnement concret de l’économie. Et l’éthique, entendue
comme une pratique réfléchie de la liberté, est l’instance critique à partir de laquelle on peut
utilement penser la fonction et les modes de fonctionnement réels de la coopération sociale.
La « valeur raisonnable » est ainsi le résultat de ce processus d’unification et de pacification
provisoire des la société.
Commons décrit un univers en permanente réorganisation, irréductiblement traversé par les
conflits et l’action novatrice engendrée par nos tentatives de les résoudre, inachevées,
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contraintes toujours par le temps, limitées souvent par l’espace. Si cette vision est sans doute
attirante pour un intellectuel soucieux de trouver dans la réalité sociale des sources
potentielles et crédibles pour réformer le capitalisme, il reste que la définition de l’intérêt
général y demeure problématique. L’invocation du caractère raisonnable du processus de
coordination par les règles ne nous apprend pas grand chose sur la manière dont le processus
décentralisé de production des normes déboucherait sur des conceptions substantielles
satisfaisantes du bien commun. Le processus est-il voué à réussir ? A cet égard, il semble que
Commons devait être assez sûr d’aller dans le sens de l’histoire pour défendre les réformes de
la société industrielle mises en place pour le New Deal comme le résultat d’un processus
nécessairement raisonnable.
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