Cova Florian présente :
Le premier commentaire jamais écrit sur l’œuvre de Nicolas Baumard :
Relativisons le relativisme moral
Trêve de plaisanterie conformément à la demande de Daniel Andler, j’ai essayé de classifier
les arguments de Nicolas au sujet du Relativisme Moral. Néanmoins, pour cela, j’ai eu besoin
de préciser quelques points. Commençons donc par une revue philosophique des conflits entre
Relativisme Moral et Absolutisme Moral de l’autre (en fait, je ne sais pas si cette dernière
position a un nom précis, mais Absolu étant traditionnellement l’opposé de Relatif, j’ai décidé
de la baptiser ainsi).
I. Les 4 grandes thèses
Il faut en fait distinguer entre 4 grandes thèses possibles, qui s’articulent selon deux
oppositions : Relativisme/Absolutisme d’un côté, Normatif/Descriptif de l’autre.
*
Du point de vue normatif, on peut distinguer en morale entre l’absolutisme normatif et le
relativisme normatif. Ces deux thèses s’opposent sur la réponse à donner à la question : « Y
a-t-il un critère permettant de décider si une certaine morale et la vraie, la seule, l’unique
morale ? ».
L’absolutisme normatif (qui aura à partir de maintenant pour abréviation AN) répond
« Oui ! » à cette question. Sa forme la plus traditionnelle est le réalisme moral, qui considère
que des énoncés normatif de la forme « X est bien » et « Y est mal » peuvent avoir une valeur
de vérité. Il existe une « vraie » morale en opposition aux fausses, parce qu’il existe une
morale dont les énoncés sont vrais. Deux types canoniques de réalisme moral :
- le platonisme : il existe un ciel des Idées où le Bien est un objet qui possède certaines
propriétés et sur lequel on peut tenir un discours théorique,
- la morale religieuse : Dieu étant omniscient et vérace, s’il dit que « X est bien » et
« Y est mal », ça doit être vrai. Dans les cas les plus extrêmes, il est d’autant plus au
courant que c’est lui qui a décidé ce qui était Bien et ce qui était mal (mais dans le
cadre d’un réalisme moral, cela entraîne nécessairement que Dieu a le pouvoir de
« créer » les rités et de décider ce qui sera vrai ou pas) sur ce sujet, on peut aller
lire : Descartes, Méditations Métaphysiques, Réponse aux Sixièmes Objections, Point
6.
Le kantisme est encore une sorte très élaborée de réalisme moral. Mis à part le réalisme
moral, on peut encore trouver dans l’histoire de la philosophie deux autres sortes d’AN :
- le vitalisme moral de Nietzsche, selon lequel le critère de la « bonne » morale, c’est
d’être la morale qui favorise l’expansion de la vie. Il faut néanmoins remarquer que,
prenant note de la diversité des hommes et des différences dans les diverses « volonté
de puissance », Nietzsche en est amené à conclure que, selon les hommes, la morale la
plus « vitalisante » ne sera pas la même.
- l’éthique de la discussion de Habermas et K.O. Apel. Ces deux compagnons
reprennent l’idée de fonder l’objectivité de la morale sur le modèle de l’objectivité de
la vérité, mais le font à partir des travaux de Popper sur la falsification des thèses
scientifiques. De même qu’une thèse vraiment scientifique est pour Popper une thèse
qui, soumise à la discussion et à l’expérimentation, n’a pas été falsifiée, de même,
pour Habermas et Appel, la vraie morale est celle qui, dans une discussion regroupant
le plus de monde possible, a été « conservée » et que personne n’a refusé. Question :
quel est l’équivalent du « test expérimental » dans ces conditions ? Réponse : on
imagine des cas particuliers auxquels on tentent d’appliquer les normes sur lesquelles
on s’est accordé si le résultat va contre notre intuition morale, alors notre norme est
« falsifiée ».
Contre l’AN, le relativisme normatif (ou RN) soutient la thèse selon laquelle il n’y a aucun
critère permettant de privilégier « objectivement » une morale au détriment des autres.
L’accord universel sur la morale est donc impossible en droit (on verra plus tard ce qu’il en
est de fait).
Le premier relativiste normatif célèbre de l’histoire fut Protagoras, dont la renommée chez
les philosophes n’a d’égal que la noirceur de sa réputation. Remarquons néanmoins que,
d’après ce que rapporte Platon dans le Théétète, Protagoras peut être considéré comme
acceptant les présupposés du réalisme moral selon lequel la vraie Morale est celle qui est
justement « vraie ». Hélas ! Protagoras défendant aussi que rien n’était vrai au sens nous
l’entendons, il n’y avait pas de « vraie Morale ». En effet : le relativisme protagoréen est aussi
un relativisme théorique qui s’énonce de la façon suivante : « soit H un homme, X est vrai
pour H si et seulement si H pense que X »
1
. Il est néanmoins très simple de trouver des
tenants du RN qui ne sont pas en plus des relativistes théoriques dans la tradition
sophistique qui oppose la nature et la convention : la morale étant une convention, et n’étant
pas par nature, elle ne peut pas prétendre à une quelconque « vérité ».
Les Sceptiques grecs ne sont pas à proprement parler des relativistes : peut-être existe-t-il un
Bien et un Mal en soi… le problème est que l’on n’en sait rien et que l’on ne peut rien en
savoir. En échange, ils préconisent l’ataraxie atteinte grâce à la suspension du jugement : si je
n’ai aucune opinion sur ce qui est Bien ou Mal, sur ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas
eh bien ! je ne me fatiguerai pas à le chercher et je ne serai pas triste de le perdre. A ce sujet,
on peut lire le premier livre des Esquisses Pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, très clair.
Un relativiste célèbre de l’époque moderne : Hobbes, pour qui la morale est une création de
la société, et qui affirme que dans l’Etat de Nature il n’existe ni Justice ni Injustice
(Léviathan, Chapitre XIII).
Enfin, au XXe siècle, les relativistes normatifs poussent un peu partout il serait vain de
vouloir tous les citer…
*
Passons au point de vue descriptif et différencions maintenant l’absolutisme descriptif (AD)
du relativisme descriptif (RD) :
- l’absolutiste descriptif est un être imaginaire qui soutiendrait la thèse selon laquelle
tous les hommes, partout dans le monde, partagent effectivement la même morale. En
a-t-il jamais existé ?
1
Je suis encore ici le commentaire de Platon dans le Théétète.
- le relativiste descriptif, en revanche, a de nombreux représentants. Il défend la thèse
selon laquelle les hommes, sur la terre, ont des morales très diverses et
incommensurables. Un exemple célèbre : Montaigne.
*
Ce que je voudrais faire remarquer, maintenant, c’est que votre point de vue sur la question
normative est logiquement indépendant de votre avis sur le problème descriptif. Il existe alors
4 combinaisons possibles :
AD
RD
AN
Thèse 1 : Il existe une seule
« vraie morale » et tous les
hommes la partagent.
Thèse 2 : Il existe une seule
vraie morale et pourtant on
en dénombre plusieurs
effectivement pratiquées.
RN
Thèse 3 : Il n’existe pas de
« vraie morale » et pourtant
tous les hommes partagent la
même morale.
Thèse 4 : Il n’existe pas de
« vraie morale » et les
morales humaines sont très
diverses.
Je ne pense pas que personne ait jamais défendu la Thèse 1 et la Thèse 3.
La Thèse 4 est ce que l’on pourrait appeler la thèse classique des sciences sociales actuelles
qui ont, sous l’influence de Lévi-Strauss et autres anthropologues, abandonné l’idée de
classifier les diverses morales du monde de façon hiérarchique en célébrant celle des cultures
dites « civilisées ». Quand elle est défendue par sentiment de culpabilité envers ce que le
méchant « homme blanc » a pu faire subir au nom de sa civilisation aux autres hommes, ou
pour échapper aux accusations de « totalitarisme » (terme bien galvaudé de nos jours) ou
« d’intolérance », on dira qu’il s’agit là d’un relativisme de pénitence.
Remarquons que soutenir la Thèse 3 ou la Thèse 4 (c’est-à-dire l’hypothèse du RN) peut
entraîner deux attitudes opposées :
- on sombre dans une sorte de nihilisme mou et l’on n’ose plus défendre ses
convictions morales, étant donné qu’elles sont subjectives et n’ont aucun fondement
objectif et universellement valable. Le relativisme de pénitence fait partie de cette
catégorie.
- on prend acte de la partialité de ses vues et l’on choisit d’assumer ses valeurs morales
et de les défendre, bien qu’elles ne soient pas objectives. On appelle
traditionnellement cette attitude le décisionnisme (bien que l’on nom me semble mal
choisi parce qu’il donne l’impression qu’on décide de tenir telle chose pour bonne et
telle autre pour mauvaise ce qui n’est pas nécessairement le cas). On peut aussi
l’appeler nihilisme dur
2
, en hommage à Nietzsche qui distinguait le nihilisme des
faibles (qui amène au rejet de toute valeur et à l’impossibilité de vénérer quelque
chose) du nihilisme des forts (qui prenant acte de l’hypothèse RN décide de devenir
créateurs de leur propres valeurs).
2
Dans les termes mêmes de Nietzsche, il faut distinguer entre « nihilisme actif » et « nihilisme
passif », selon un texte posthume édité dans la Volonté de Puissance et commenté de manière célèbre
par Deleuze.
Je termine vite cette partie en donnant quelques exemples de tenants de la Thèse 2 la plus
courante à mon sens dans l’histoire de la philosophie classique :
- Aristote, qui défend l’existence d’un Bien humain (la vertu) mais qui prend en compte
le fait que nombreux sont ceux qui ne voit pas le Bien mais l’apparence du Bien (cf.
Ethique à Nicomaque, III, 7). Parmi les facteurs détournant le regard du véritable
Bien : la mauvaise éducation, voire parfois la mauvaise naissance (nous ne sommes
pas tous égaux face à la vertu dès la naissance) et l’habitude prise de commettre des
actes vils. Le paradigme sur lequel se fonde cette pensée : celui de l’homme malade
qui boit un vin et le trouve amer alors qu’il est en fait doux (parce qu’il est malade).
De la même façon que seul l’homme sain peut énoncer quel est véritablement le goût
du vin, seul l’homme vertueux peut dire en quoi consiste vraiment le Bien.
- Pascal, dont l’on cite souvent les phrases « Vérité de ce côté des Pyrénées, fausseté
au-delà » et « Plaisante justice qu’une rivière borne » et dont on oublie à ce moment
qu’il est quand même un janséniste qui sait se trouve le vrai Bien (un indice : c’est
dans l’obéissance à un Être tout-puissant, juste, vérace, etc.).
II. Les arguments de Nicolas Baumard
Une fois ces distinctions faites, on va pouvoir essayer de situer les différents arguments de
Nicolas.
Déjà, on peut se demander quelle est la thèse qu’il a l’intention de défendre. Je l’appellerai
Thèse Naturaliste (Tnat), que l’on peut résumer de la façon suivante :
Tnat = Notre comportement moral provient (en partie du moins) de comportements
sélectionnés au cours de l’évolution.
Imaginons maintenant un fourbe adversaire de Tnat : cet adversaire fait remarquer que les
comportements moraux des hommes sont extrêmement divers (RD) et ajoute la prémisse
suivante :
Tnat non-RD : car si notre comportement moral est « inné », alors il devrait y avoir
une certaine homogénéité des comportements moraux.
Il reste alors à poser le raisonnement suivant :
P1 : Tnat → non-RD
P2 : RD
C : non-Tnat
Comment faire alors pour sauver Tnat ? La seconde prémisse semble tellement évidente
qu’on n’a trouvé personne dans l’histoire de la philosophie pour défendre UD contre RD. La
première semble assez claire elle aussi. Que faire ? que faire ?
*
La réponse (les réponses) de Nicolas s’appuient sur l’idée sous-jacente suivante : cela n’a
aucun sens (du moins, cela n’a aucune utilité) de penser en termes d’opposition stricte entre
UD (pas de diversité morale) et RD (diversité morale). Il est plus riche de penser en degrés de
diversité de la façon suivante :
Hypothèse
Degré de diversité morale dans le monde
UD
0 (pas de diversité)
RD faible
1 (un peu de diversité mais pas trop)
RD forte
2 (énormément de diversité)
On suppose alors que notre fourbe adversaire suppose observer dans le monde une diversité
de degré 2 (RD forte).
La réponse de Nicolas procède alors en deux temps :
1) Il faut déjà affirmer que la Tnat est compatible avec un faible degré de diversité
morale (avec RD faible). Les mêmes « instincts altruistes/moraux » peuvent prendre
différentes formes selon les contextes et les cadres de vie.
2) Une fois que l’on a démontré que Tnat est compatible avec un degré de diversité
morale de 1, alors il faut démontrer que la diversité forte que l’on observe dans le
monde n’est qu’illusoire et qu’en fait une investigation plus précise nous permettrait
d’observer que la diversité est plus faible qu’il n’y parait. Il faut en fait rejeter RD
forte au profit de RD faible.
*
Avant d’observer comment les arguments de Nicolas se répartissent dans ces deux catégories,
il faut ajouter une troisième « argument » (ou plutôt remarque) que Nicolas présente au début
de son intervention. Il porte sur les liens entre RD et RN.
Comme le fait bien remarquer Nicolas, nos tenants du relativisme de pénitence ont beau être
des nihilistes mous, ils semblent intransigeant (c’est leur dernier reste de « piété » dirait
Nietzsche) quant à la thèse suivante : « Il est immoral (ou plutôt : de mauvais goût) de dire
qu’une morale est supérieure à une autre ».
Passons pour l’instant sur le fait qu’il semble y avoir une sorte de cercle vicieux. Ce que
Nicolas fait remarquer, c’est que, même s’il ne s’agit pas d’une implication logique, il
semble assez naturel de penser que :
RN → RD
En effet, la Thèse 3 (tous les hommes partagent la même morale alors qu’en fait il n’en existe
aucune qui soit « objective ») peut paraître au premier abord absurde ou du moins assez
improbable. Il semble donc que s’attaquer à RD, c’est selon cette prémisse, s’attaquer à RN.
Tnat va donc naturellement se retrouver la proie de tous les fanatiques « RN-istes ».
Comment passer outre cette levée de boucliers ?
*
A mon sens, la solution la plus simple est de réfuter l’implication RN RD, ou du moins de
la mettre en doute. Seulement notre brave Nicolas choisit la voie risquée en s’attaquant aux
croyances mêmes de nos RN-istes pénitents. Quel courage !
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