BH¿SHMA ET LE MYTHE DE LA SUCCESSION
D’HÉSIODE
par N.J. ALLEN
Maître de Conférences à la Chaire d’Anthropologie de l’Asie du Sud
de l’Université d’Oxford
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Cet article, comme celui que j’ai publié en 1998, appartient au champ de
recherche que j’appelle « comparatisme indo-européen », mais alors que le précédent
article partait d’une comparaison entre le Mahæbhærata et l’Odyssée d’Homère,
celui–ci se tourne vers un contemporain approximatif d’Homère, Hésiode. L’idée en
est de nouveau que, si les similitudes entre le sanskrit et le grec sont suffisamment
nombreuses, précises et bien structurées, elles indiquent alors une origine commune,
probablement un récit qui était déjà courant au moment les langues se sont
séparées. Ce « proto-récit » aura divergé au cours des siècles suivant les langues dans
lesquelles il s’exprimait.
Le récit sanskrit que nous étudions ici se centre sur BhÒma et provient avant
tout du Livre I du Mahæbhærata, particulièrement des parvan mineurs 6 et 7. Dans
l’Édition critique, ils occupent les adhyæya 54-123, mais seule une douzaine de
chapitres seront vraiment pertinents. En ce qui concerne Hésiode, sa Théogonie
(Naissance des dieux) est un poème de 1022 vers, dont les cent derniers environ sont
souvent jugés comme étant un ajout postérieur. Il a été écrit grosso modo dans les
mêmes mètres et dans la même diction que les deux épopées homériques, l’Iliade et
l’Odyssée, aux environs de 700 avant J.-C. Disséminé parmi un important matériel
généalogique, le poème raconte l’histoire de trois dieux liés par filiation Ouranos,
Kronos et Zeus chacun d’eux régentant sa propre génération. La me histoire,
avec des différences de détail, est donnée par Apollodore (1er-2ème siècle après J.-C.)
au début de sa compilation de la mythologie grecque (La Bibliothèque, I, 1-61).
L’histoire de ces trois dieux est connue comme « Succession Myth » (Mythe de la
Succession, M.L. West 1966) et quelquefois subsumée sous le titre plus large : «
Kingship in Heaven » (Royauté céleste, C.S. Littleton 1970, Ason, p. 12).
La raison que nous avons d’explorer cette comparaison particulière est que
BhÒma est l’incarnation de Dyaus, et que Dyaus est étymologiquement apparenté
avec Zeus (ces deux noms, comme celui du Jupiter romain, dérivent d’un *Dyeus
reconstruit [E.C. Polomé, Adams et Mallory, 1970]). De plus, quand il n’est pas utilisé
comme un théonyme, dyaus signifie simplement « ciel », ce qui est aussi la
signification de l’ouranos grec. Comme aucun de ces faits n’est obscur ni
nouvellement découvert, on pourrait s’attendre à ce que la littérature comparatiste
indo-européenne soit incroyablement abondante sur ce sujet, mais ce n’est pas le cas.
Cela est en partie au fait que la plupart des comparatistes du domaine indo-
européen, étant plus des linguistes de formation que des mythologues, mettent plus
l’accent sur les anciens Veda que sur le sanscrit épique classique ultérieur, et que les
comparatistes des cultures sont relativement peu nombreux et marginaux ; mais il
peut y avoir une raison plus spécifique. Il est largement admis parmi les classiques
(par exemple J. Griffin 1986 ; G.S. Kirk 1974, p. 256 ; P. Walcot 1966 ; M.L. West
1 Pour les traductions voir respectivement :
Apollodore, La Bibliothèque, trad P. Schubert, Lausanne 2003, L'Aire.
Hésiode, La Théogonie, trad Ph. Brunet, Paris 1999, Le Livre de poche n°16041
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1997), à la lumière de matériaux hittites, syrien et mésopotamien, que le Mythe de la
Succession d’Hésiode dérive de l’Asie occidentale non-indo-européenne, et cette
conclusion a été acceptée par quelques mythologues du domaine indo-européen (par
exemple J. Puhvel 1987, pp. 24-31) mais non pas par tous (B. Sergent 1997, p. 334 ;
S. Wikander 1952.2 Bien sûr, le mythe peut combiner des éléments de différentes
origines, comme le note justement D. Briquel (1980), mais cette introduction d’une
origine asiatique occidentale complique le tableau pour les comparatistes du domaine
indo-européen, et peut avoir inhibé leur curiosité.
Pour le comparatisme concernant BhÒma, la référence de base est G. Dumézil
(1968 ; pp. 176-190, qui repose sur un article de 1959, repris avec des retouches,
comme dans 2000, pp. 169-188). Comme G. Dumézil le reconnaît lui-même, cet
ouvrage se contente d’appliquer à BhÒma la découverte faite en 1947 par le
comparatiste indo-iranien S. Wikander de l’importance analytique du lien de chacun
des frères ≈∂ava avec le dieu dont il est le fils ou l’incarnation3. Cependant, dans
les écrits de sa période de maturité, G. Dumézil évite les comparaisons Inde-Grèce
(pour des raisons qu’il explique en 1987, pp. 157-166). Il considérait en effet que le
lien etymologique entre Dyaus et Zeus était décevant pour les comparatistes : « dans
le Dyaus védique, le "ciel" est tout autrement orienté que dans le Zeus grec ou le
Juppiter de Rome, et le rapprochement n'enseigne presque rien » (1968, p. 11). Par
contre, il compare BhÒma avec le dieu scandinave Heimdall, mettant l’accent, parmi
d’autres similitudes, sur l’histoire de leurs naissances respectives. Bien que cette
comparaison soit convaincante (A. Hiltebeitel 2001, p. 274, note 52), le présent
article se concentre sur le sanskrit et le grec, et ne fait que rarement allusion au
matériel scandinave ; et je ne me réfère que brièvement à l’important sujet de
BhÒma, le marieur (G. Dumézil 1979, PP. 66-71).
La position générale de G. Dumézil est que les récits concernant les acteurs
humains dans le Mahæbhærata sont des transpositions de mythes védiques ou p-
védiques concernant des déités – mythes qui peuvent survivre ou non dans la
littérature védique en notre possession. Ainsi, les similitudes entre BhÒma et
Heimdall proviennent de ce que BhÒma est une transposition de Dyaus, qui était
apparenté au dieu norse. Nous allons, nous aussi, explorer les similitudes entre les
personnages épiques sanskrits et les divinités non-sanskrites. Mais, maintenant que
les similitudes, à la fois structurelles et spécifiques, commencent à s’accumuler entre
les héros indiens et grecs, il y a moins de raisons qu’auparavant de raisonner en
termes d’une transposition dieu/homme en Inde. En fait, puisqu’il existe bien plus
d’évidences que nous ne pouvons en présenter ici, je n’essaierai même pas de
2 B. Sergent se réfère à son livre suivant (1998, pp. 193-235), qui explore les interprétations
trifonctionnelles de la Théogonie ; mais, bien qu’il s’appuie sur le atapatha Bræhmaa, ce chapitre ne
fait aucune référence à BhÒma ou à l’épopée.
3 Pour être précis, ce sont différentes manières de relier des dieux avec des hommes, mais le texte
rend parfois floues ces distinctions.
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trancher si les récits se sont appliqués aux dieux avant de s’appliquer aux hommes.
De même, bien que cela soit fondamental, et pertinent d’une certaine manière, j’aurai
trop peu de place pour mentionner la théorie tri- ou quadrifonctionnelle (N.J. Allen,
1999a)
S. Wikander, écrivant en 1952, avant l’ouvrage de G. Dumézil sur BhÒma et
Heimdall, proposait une comparaison, brève mais clairvoyante, entre les dieux grecs
et hittites dans le Mythe de la Succession et trois personnages de la liste des rois
iraniens une comparaison qui mériterait plus d’attention4. Le comparatiste
classiciste D. Briquel a écrit trois articles étroitement liés (1978, 1980, 1981). Le
deuxième de ces articles porte plus étroitement sur le Mythe de la Succession. Les
articles de D. Briquel s’appuient fortement sur l’analyse faite par G . Dumézil (1968,
pp. 145-175) de u et ses frères en termes d’opposition Mitra/Varua et de la
théorie des « Souverains Mineurs ». Leur évaluation correcte nous entraînerait dans
ce sujet obscur qui se situe en dehors de mon domaine actuel.
BhÒma et Zeus
Je commence par le récit de la naissance de BhÒma, fils de Gagæ, dont
l’épopée présente deux versions.
G + 5
› uktimat
Kolæhala
G + 4
Girikæ + Adrikæ
Vasu Uparicara
G + 3
Ga©gæ
æ‡tanu
Satyavat
G + 2
BhÒma
Vyæsa
G + 1
DhƒtaræÒ†ra
≈∂u
G0
Duryodhana
Arjuna
Fig. 1 : Généalogie simplifiée de personnages choisis du Mahæbhærata. Les générations sont
numérotées du point de vue des personnages centraux de l’épopée.
Les deux versions sont présentées par Vai‹a‡pæyana, mais la seconde, la plus
courte, est présentée à travers la réponse de Ga©gæ à une question de › æ‡tanu, juste
avant qu’ils ne se quittent. La version A (I, 91-92) s’ouvre par une assemblée dans le
ciel de Brahet raconte commment les parents de BhÒma sont venus sur terre, se
sont rencontrés et ont eu des enfants. La version B (I, 93) omet le prélude céleste.
4 Je pense que l’article de S. Wikander est intéressant et mériterait que l’on en parle plus que cela
n’a été fait, maisje n’essaierai pas de le faire ici. Par contre, la comparaison proposée par P.O. Skjaervo
(1998) entre BhÒma et le Rostam de l’épopée iranienne, me laisse sceptique.
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Dyaus appartient à un groupe de huit dieux appelés les Vasu. Un jour les Vasu offensent le sage
VasiÒ†ha et sont condamnés à renaître mortels. Par chance (ou à dessein), ils rencontrent Ga©
(le fleuve Gange divinisé) et un accord est conclu qu’elle deviendra leur mère. Les Vasu sirent
quitter la vie terrestre le plus rapidement possible, et Ga© promet de les noyer à leur
naissance. Cependant, le dernier enfant survit, et deviendra BhÒma.
Les différences entre les versions A et B portent sur l’offense faite par les Vasu,
et la nature du dernier-né, en me temps que les raisons de son statut spécial. En
A, les Vasu passent au crépuscule devant le sage pendant qu’il médite et ne le
remarquent pas, en B, l’offense est moins banale.
Les Vasu, accompagnés de leurs épouses, marchent dans la forêt à proximité de l’ermitage du
sage, quand la femme de Dyaus aperçoit la vache laitière du saint homme. Attirant l’attention de
Dyaus sur cet animal, elle apprend que son lait confère une jeunesse éternelle. Elle persuade son
époux de dérober la vache pour une certaine princesse, une de ses amies, et les autres Vasu
participent au vol.
En ce qui concerne le dernier-né, en A la déesse elle-même propose aux Vasu
que æ‡tanu soit autorisé à garder un fils de cette union. Les Vasu entreprennent de
laisser chacun un huitième de son sperme (c’est à dire dans le sein de Ga©gæ)5 pour
contribuer à la naissance du survivant un motif ignoré dans le reste du récit de la
naissance. Quand æ‡tanu rencontre Ga©gæ la première fois, elle le prévient qu’elle
le quitterait immédiatement s’il lui faisait un reproche. Elle donne naissance à huit
fils, semblables à des dieux, et noie chacun d’entre eux à sa naissance (92, 43-44),
mais quand le huitième naît (sic ; 92,46) le roi ne peut se retenir plus longtemps. Ses
reproches empêchent la noyade, mais Ga©gæ révèle son identité divine et s’en va en
laissant l’enfant.
En B, les Vasu essaient d’amadouer le sage, et c’est celui-ci qui distingue deux
niveaux dans la malédiction : les Vasu en général ne passeront qu’une année sur
terre, tandis que Dyaus, plus impliqué dans le vol, y restera longtemps. Dans cette
version, Ga©gæ emporte l’enfant avec elle et ne le rend que plus tard (I, 94, 24-36),
alors qu’il est un adolescent bien éduqué.
Passons sur ces différences dans les versions sanskrites, et tournons nous vers le
grec, ou, plus précisément, vers notre source la plus ancienne, la Théogonie.
Génération des grands-parents (G + 2)
Ouranos
Gaïa
Génération des Parents (G + 1)
Kronos
Rhéa
Génération propre (G0)
Zeus
Hera
Génération des enfants (G – 1)
Athéna, etc.
Figure 2. Mariages entre frères et sœurs dans les générations successives du Mythe de la Succession
d’Hésiode. Les générations sont numérotées du point de vue du roi des dieux.
5 Cette glose vient de J.A.B. van Buitenen (1975, p. 455) et est confirmée par I, 2, 78-79 et I, 57,
77. Le schéma « huit plus un » est important pour la comparaison avec Heimdall, mais apparaît ainsi
ailleurs en Inde : le corps d’un roi est fait des particules des huit Lokapæla (Manusti, 5, 96, 75).
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