Du changement incrémental au changement
transformationnel : actions de l’aide internationale à
l’adaptation
Romain Weikmans
Doctorant au Centre d’Études du Développement Durable de l’Université Libre
de Bruxelles, CP130/03, 50 av. F.D. Roosevelt, 1050 Bruxelles, Belgique,
Résumé
Notre contribution vise à améliorer la compréhension des caractéristiques des
actions soutenues par le financement international aux fins de l’adaptation
des pays en développement. Une analyse exhaustive des initiatives financées
par le Fonds d’adaptation souvent considéré comme le « laboratoire » des
efforts en la matière est ici proposée. Nos résultats suggèrent que les
activités du Fonds se concentrent principalement sur la protection des
pratiques et des systèmes existants face à des risques climatiques perçus
comme évolutifs mais historiquement familiers. Or, l’hypothèse selon laquelle
les pratiques actuelles peuvent être rendues climatiquement résilientes
via
des modifications incrémentales est problématique au vu des possibilités d’un
réchauffement global de 4°C avant la fin du siècle. Cette hypothèse est
pourtant centrale dans les approches de financement de l’adaptation, qui
tendent à négliger le besoin potentiel de changements transformationnels des
pratiques existantes.
Mots clés : actions d’adaptation, aide à l’adaptation, financement
international de l’adaptation, Fonds d’adaptation du protocole de Kyoto, pays
en développement
1. Introduction
1.1. Contexte général
Deux grandes voies d’actions complémentaires sont communément
distinguées pour répondre au phénomène contemporain des changements
climatiques. La première et la plus saillante politiquement et
académiquement est l’atténuation, généralement comprise comme
s’attaquant à la cause du problème
via
la réduction des émissions
anthropiques de gaz à effet de serre (GES). La seconde est l’adaptation qui
vise à alléger les conséquences néfastes des changements climatiques sur les
sociétés humaines et à maximiser leurs éventuels impacts bénéfiques
1
.
1
Dans le présent document, l’adaptation est comprise comme une « démarche d’ajustement au climat
actuel ou attendu, ainsi qu’à ses conséquences, de manière à en atténuer les effets préjudiciables et à
en exploiter les effets bénéfiques » (GIEC, 2012 : 4) ; il s’agit de la définition de l’ « adaptation des
systèmes humains » donnée dans la dernière publication du Groupe d'Experts Intergouvernemental sur
l'Evolution du Climat (GIEC)
i.e.
, le « Rapport spécial sur la gestion des risques de catastrophes et de
phénomènes extrêmes pour les besoins de l’adaptation au changement climatique ». Cette définition
« (...) [diffère] de [celle adoptée] pour le quatrième Rapport d’évaluation et d’autres rapports du GIEC,
en raison de la diversité des milieux qui ont contribué au (...) Rapport [spécial] et des progrès qui ont
été accomplis par la science » (GIEC, 2012 : 4). C’est cette définition, mettant explicitement l’accent sur
le caractère planifié de l’adaptation, qui sera utilisée dans le cinquième Rapport d’évaluation du GIEC,
Alors que cette seconde voie a initialement été considérée de manière
négative, perçue comme une attitude de renoncement ou de passivité face au
défi de la limitation des émissions de GES et à la transformation des modes
de production et de consommation qui s’ensuit (Schipper
et al.
, 2008),
l’adaptation apparaît aujourd’hui comme tout bonnement indispensable, en
complément à l’atténuation (New
et al.
, 2011).
Car le temps presse. Tandis que de nombreux effets négatifs des
changements climatiques sont déjà observés à l’heure actuelle (Blunden
et
al.
, 2012 ; GIEC, 2012), le rythme d’accumulation des GES dans l’atmosphère
pousse un nombre croissant de scientifiques à envisager un réchauffement
global de 4°C dans le courant de la seconde moitié du XXIe siècle (Betts
et al.
,
2011 ; New
et al.
, 2011 ; Banque mondiale, 2012). Une cascade de
changements « cataclysmiques » dont des vagues de chaleur extrême, une
chute des stocks alimentaires et une montée du niveau de la mer frappant
des centaines de millions de personnes bouleverserait alors la face de notre
monde, en frappant disproportionnellement les pays et les populations les
plus pauvres (Banque mondiale, 2012). En outre, les émissions historiques de
GES liées aux activités humaines et les effets d’inertie propres au système
climatique rendront inévitable au moins un certain niveau de chauffement
du climat quels que soient les efforts entrepris pour réduire nos émissions
(Remanathan & Feng, 2008 ; Solomon
et al.
, 2009)
2
. Qui plus est, les impacts
des changements climatiques occasionneront des coûts décuplés pour
l’économie mondiale si aucune mesure adaptative n’est mise en œuvre
(Stern, 2007 ; Banque mondiale, 2010 ; DARA, 2012).
L’adaptation spontanée, réactive ou autonome des individus et des sociétés
ne saurait suffire pour faire face à l’ampleur et à la rapidité d’occurrence des
impacts associés au phénomène des changements climatiques ; pour réduire
les pertes et saisir les opportunités associées à ce phénomène, un certain
degré de planification de l’adaptation est absolument cessaire (Adger &
Barnett, 2009 ; Tubiana
et al.
, 2010 ; GIEC, 2012)
3
. L’adaptation aux
changements climatiques apparaît ainsi comme l’un des défis politiques
majeurs du XXIe siècle (New
et al.
, 2011 ; Smith
et al.
, 2011) et, parce qu’elle
renvoie indirectement aux questions d’équilibre environnemental et d’équité
socioéconomique et culturelle, comme l’une des voies privilégiées pour mettre
en œuvre le développement durable (Smit
et al.
, 1999 ; Dovers, 2009 ;
Giddens, 2009).
prévu pour 2013-2014. Lorsque le caractère autonome de l’adaptation souhaite être exprimé, il convient
de se référer explicitement à l’« adaptation autonome ».
2
En effet, même dans le scénario tout à fait hypothétique nous réussirions à arrêter aujourd’hui
toute émission de GES, la concentration de ces gaz dans l’atmosphère resterait constante pendant
encore plusieurs dizaines d’années, conduisant irrémédiablement à certains changements climatiques
(Parry
et al.
, 2009).
3
C’est cette forme d’adaptation dite « planifiée » qui nous occupera principalement dans le présent
article. L’ « adaptation planifiée » est souvent interprétée comme étant le résultat d’une décision
délibérée de la part d’une entité publique, basée sur la conscience du fait que les conditions climatiques
ont changé, sont en train de changer ou vont changer et que des actions sont nécessaires afin de
minimiser les pertes et de maximiser les opportunités découlant de ces changements (GIEC, 2001).
La compréhension de l’ampleur du défi que la planification et la mise en
œuvre de l’adaptation pose à nos sociétés reste cependant largement
incomplète. Si la littérature s’intéressant à cette question s’est récemment
considérablement développée notamment en matière de tentative de
clarification conceptuelle, d’élaboration de modèles aux fins d’évaluation
quantitative ou qualitative des vulnérabilités, d’identification d’options
d’adaptation, de déterminants de la capacité d’adaptation ou d’exemples
d’adaptation à des stimuli climatiques passés, beaucoup moins d’études ont
cherché à savoir si et comment l’adaptation se produit déjà à l’heure actuelle
(Gagnon-Lebrun & Agrawala, 2007 ; Arnell, 2010 ; Barnett, 2010 ; Berrang-
Ford
et al.,
2011 ; Ford
et al.
, 2011). Ainsi, l’adaptation est-elle d’ores et déjà
en train de se produire ? Quelles formes revêt-elle ? Qui s’adapte, à quoi, et
selon quels mécanismes ?
1.2. État de l’art
Si peu d’études ont examiné de façon systématique les actions actuelles en
matière d’adaptation planifiée, nous disposons cependant d’éléments de
réponse à ces questions. Il est notamment généralement admis que des
efforts d’adaptation sont déjà entrepris même s’ils sont largement
insuffisants –, que les processus d’adaptation sont moins susceptibles d’être
mis en œuvre dans les pays pauvres que dans les pays riches, et que les
mesures d’adaptation sont rarement prises en réponse uniquement aux
changements climatiques (GIEC, 2007 ; Stern, 2007 ; Smith
et al.
, 2009 ;
Banque mondiale, 2010). Ces éléments sont cependant dérivés de l’analyse
d’un nombre relativement restreint d’étude de cas (Burton & May, 2004 ;
Gagnon-Lebrun & Agrawala, 2007).
En outre, le quatrième Rapport d’évaluation du GIEC (2007) fournit un
certain nombre d’exemples d’adaptation, un format également employé par
les évaluations des impacts, vulnérabilités et capacités d’adaptation,
principalement menées au niveau national dans les pays développés
e.g.
,
Lemmen
et al.
(2008) ; Seguin (2008) ; Karl
et al.
(2009). Néanmoins, dans
ces travaux, il n’est généralement pas précisé si les exemples d’adaptation
rapportés représentent une liste complète des actions mises en œuvre ou,
dans le cas contraire, si des critères précis ont été utilisés pour lectionner
ces exemples.
Si les revues systématiques et à grande échelle des initiatives d’adaptation
restent pour l’heure rares, certains travaux pionniers ont tenté de concevoir
des méthodologies permettant de aliser un suivi systématique des activités
d’adaptation. L'étude intitulée
Weathering the Storm
, conduite par McGray
et
al.
(2007) et publiée par le
World Resources Institute
, identifia ainsi 135
projets labélisés « d'adaptation » aux changements climatiques dans les pays
en développement, à partir d’une revue documentaire, et conclut qu’il existait
en pratique un important chevauchement opérationnel entre l’adaptation et le
développement. En investiguant à la fois la littérature à comité de lecture et
la littérature grise, Tompkins
et al.
(2010) documentèrent plus de 300
initiatives d’adaptation mises en œuvre au Royaume-Uni mais considérèrent à
la fois les
actions
d’adaptation et les
intentions
d’adaptation.
En 2011, Berrang-Ford
et al.
développèrent une thodologie permettant
de suivre et de caractériser les actions adaptatives rapportées dans les revues
anglophones à comité de lecture. De façon relativement similaire, Ford
et al.
(2011) réalisèrent une revue de la littérature à comité de lecture afin
d’identifier et de caractériser les formes prises par l’adaptation aux
changements climatiques dans les pays développés. Selon les conclusions de
ces deux travaux, la majorité des études s’intéressant à l’adaptation aux
changements climatiques porte sur l’évaluation des vulnérabilités potentielles
des systèmes sociaux et naturels aux impacts négatifs des changements
climatiques ; si elles décrivent des mesures d’adaptation, il ne s’agit dans
l’extrême majorité des cas que d’options génériques ou d’intentions
d’adaptation, et pas d’actions concrètes en la matière.
Selon Arnell (2010), qui a passé en revue tous les articles liés à
l’adaptation de la revue
Climatic Change
parus entre 1977 et 2010, il existe
très peu d’exemples publiés d’études de cas traitant de l’opérationnalisation
concrète de l’adaptation. D’autres études rapportent le faible nombre d’études
menées jusqu’ici au sujet des actions d’adaptation mises en œuvre (National
Research Council, 2011).
De plus, la portée des quelques revues systématiques et à grande échelle
des initiatives concrètes d’adaptation est limitée par l’absence de
méthodologie permettant d’inclure de façon systématique la littérature grise,
susceptible pourtant de renfermer un très grand nombre d’actions
d’adaptation qui ne sont pas rapportées dans la littérature scientifique à
comité de lecture (Ford
et al.
, 2011). Cela représente un défi d’autant plus
important que la littérature grise est très abondante et de qualité
extrêmement variable (Ford
et al.
, 2011).
1.3. Problématique
À la lumière des éléments exposés
supra
, il nous faut donc dresser le
constat selon lequel les revues systématiques et à grande échelle des
initiatives d’adaptation planifiée mises en œuvre restent pour l’heure rares et
incomplètes, particulièrement pour les initiatives entreprises dans les pays en
développement. Pourtant, des actions d’adaptation sont déjà entreprises dans
ces pays ou le seront très prochainement. Une compréhension plus fine des
caractéristiques des actions concrètes d’adaptation pourrait pourtant faire
significativement avancer l’état des connaissances dans le champ de
l’adaptation aux changements climatiques.
La présente contribution vise dès lors à améliorer la compréhension des
caractéristiques des
actions
d’adaptation
résolument
identifiées par des
acteurs publics
et mises en œuvre dans des
systèmes humains
dans les pays
en développement
4
. À ce stade, il ne s’agit donc pas d’évaluer le succès
4
Dans le présent article, nous suivons la distinction entre pays développés et pays en développement
généralement employée dans la recherche académique s’intéressant aux changements climatiques, et
définissons les pays en développement comme les pays ne faisant pas parties de l’Annexe I de la
Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), à l’exclusion du
Mexique et de la Corée du Sud, membres de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE). Nous restons cependant conscients des limites d’une telle catégorisation : sous le
potentiel, le caractère approprié ou la durabilité des actions d’adaptation
mises en œuvre ou en passe de l’être, mais d’investiguer les spécificités des
mesures opérationnalisées. Le tableau n°1 précise les orientations de notre
recherche.
Tableau n°1 : orientations de notre recherche
Ainsi, par
actions
d’adaptation, nous n’entendons pas la recherche en
matière d’adaptation ou l’élaboration de stratégies nationales d’adaptation. S’il
s’agit certainement de formes d’adaptation, il n’est pas certain que davantage
de connaissances au sujet de l’adaptation ou de stratégies d’adaptation
résulteront inévitablement en
actions
d’adaptation concrètement mises en
œuvre sur le terrain (Berrang-Ford
et al.
, 2011). C’est particulièrement le cas
dans les pays en développement ces connaissances et stratégies ne sont
pas forcément traduites de façon adéquate aux acteurs ou dans lesquels les
acteurs n’ont pas les ressources leur permettant de mettre en œuvre les
recommandations qui leur sont formulées (Lorenzoni
et al.
, 2005 ; Head,
2010). Ainsi, selon Tompkins
et al.
(2010), la pratique de l’adaptation a deux
composantes : d’une part, la construction ou le renforcement de la capacité
d’adaptation grâce à la recherche, à la planification, etc. et, d’autre part,
la mise en œuvre de mesures d’adaptation, c’est-à-dire la transformation de
la capacité d’adaptation en actions concrètes. La présente contribution se
situe clairement dans cette seconde composante.
2. Méthodologie
Comment approcher et caractériser de façon systématique et le plus
exhaustivement possible les actions d’adaptation mises en œuvre dans les
pays en développement ? Telle est la question à laquelle nous tentons de
répondre dans la présente section. Notons qu’au travers de cet article, nous
avons donc l’ambition à la fois (i) d’améliorer la compréhension des
caractéristiques des actions adaptatives mises en œuvre dans les pays en
développement mais aussi (ii) d’élaborer une thodologie permettant
d’approcher et de caractériser de façon systématique et le plus
exhaustivement possible ces actions d’adaptation.
2.1. Matériel empirique : identification des actions d’adaptation
Dans les contextes de nombreux pays en développement, le manque de
ressources financières et de base institutionnelle suffisamment solide
vocable de « pays en développement » se cache en effet une grande diversité de situations comme
nous le montrons
infra
.
Inclus
Exclus
Actions d’adaptation
Options d’adaptation, intentions d’agir,
évaluation des vulnérabilités
Adaptation planifiée
Adaptation autonome ou spontanée
Systèmes humains
Systèmes naturels
Pays en développement
Pays développés
1 / 24 100%