Document : quelques articulations de base de la Critique de la

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Document : quelques articulations de base de la Critique de la raison pure de Kant.
1)éléments pour une empiricité problématique :
L’empiricité demeure un problème fondamental de la Critique et c’est le traitement
particulier qu’il reçoit qu’il convient de tenter de cerner ; l’étude de la Bildung chez Kant veut
prendre en compte les rapports qu’entretiennent Gemüt et nature au sein de l’entreprise
critique qu’il faut tenter de restituer. Celle-ci est inaugurée par une étude du jugement aux
conséquences importantes. La raison est la faculté humaine qui établit des jugements
synthétiques a priori. Ceux-ci se distinguent des jugements analytiques, pour lesquels le
prédicat se trouve contenu dans le sujet: pour vérifier le jugement « un triangle a trois
angles », il suffit de considérer la définition du triangle. Les jugements synthétiques a
posteriori, eux, sont singuliers et contingents et nécessitent une expérience. Se pose alors le
problème des jugements synthétiques a priori dans lesquels le prédicat ajoute un élément au
sujet mais qui ne nécessitent pas de confrontation expérimentale directe et sont universels
et nécessaires et non pas particuliers et contingents: « la somme des angles d’un triangle est
égale à 180 degrés ». Dès lors se pose la question: pourquoi les jugements synthétiques a
priori sont-ils possibles et permettent-ils un progrès de la connaissance en mathématiques et
non pas en métaphysique ? La réponse à cette question est formulée dans l’Esthétique
transcendantale de la Critique de la Raison pure : Kant déboute la raison de son droit à
établir de tels jugements en métaphysique. Celle-ci prétendait en effet produire ses Idées et
ses jugements avec les catégories de l’entendement, qui est la capacité de faire usage de
rapports de conditionnant à conditionné dans les limites de la sensibilité qui sont les limites
de validité des jugements synthétiques a priori. Les catégories sont les concepts que le
Gemüt peut produire spontanément dans l’espace (géométrie) et le temps (arithmétique). La
raison croyait donc à tort pouvoir continuer des synthèses qui ne sont en réalité que des
thèses et des antithèses entre lesquelles elle ne peut trancher: privée de tout point d’appui
dans l’expérience, la raison se perd dans les Antinomies. Cependant, une pensée
antinomique a ce privilège, dit Kant, qu’elle est éveillée et conduite à opérer un travail sur soi
par cette expérience de déception. Dans le paragraphe 50 des Prolégomènes à toute
Métaphysique future,1 Kant accorde en effet une très grande importance à la découverte de
l’Antinomie de la raison pure dans la genèse de l’interrogation critique.
C’est alors l’entendement qui dans la Critique de la Raison pratique se voit refuser la
possibilité d’établir une législation pratique, c’est-à-dire éthique. En effet, puisqu’il n’opère
que dans des rapports de conditionnant à conditionné dans les limites de la sensibilité, il ne
peut établir qu’un impératif hypothétique qui ne peut construire qu’une morale de
l’adaptation: mettre en œuvre les moyens nécessaires à la réalisation de nos désirs qui
peuvent être pathologiquement déterminés. La conduite morale correspond au contraire à un
impératif catégorique qui vise à contraindre nos penchants pour réaliser la fin de la loi
morale. Les Idées de la raison, un Dieu justicier, l’unité du Je pense, et l’immortalité de l’âme
qui ne pouvaient être construites par l’entendement en vue d’en établir une connaissance,
ré-interviennent alors à titre de postulats de la raison pure pratique, c’est-à-dire de principes
d’effectuation de la loi morale dans le monde sensible.
Au terme des procédures mises en œuvre dans les deux premières Critiques, le sujet
kantien appartient donc à deux mondes différents, un monde de la causalité qui est celui de
1
Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können, Ak IV, 338;
trad. fr. Louis Guillermit, Vrin deuxième édition, Paris, 1996, p 113-114.
la nature à laquelle s’appliquent les lois de l’entendement et qui relève du conditionné, et un
monde moral, celui de la liberté dans lequel doit s’exercer l’influence des Idées de la raison
qui relèvent de l’inconditionné. Or, cette représentation de mondes différents ne peut pas
satisfaire la raison. Les législations de la raison et de l’entendement s’exercent en effet selon
deux domaines, mais Kant affirme qu’elles se rapportent à un seul et même territoire, celui
de l’expérience. A cette distinction du sensible conditionné et du suprasensible inconditionné
correspond, du point de vue du Gemüt la distinction de la faculté de connaître et de la
faculté de désirer. La première faculté correspond à la philosophie théorique qui articule des
concepts de la nature sur le domaine desquels l’entendement légifère. A la faculté de désirer
correspond la philosophie pratique, au sens de philosophie éthique, qui a trait au concept de
liberté sur le domaine duquel la raison est législatrice.
Dans cette perspective, le rapport du Gemüt au monde et à la nature tel qu’il est
retranscrit dans la Préface de la Critique de la Faculté de juger est très problématique: aux
domaines sur lesquels légifèrent entendement et raison, qui sont les parties des champs où
une connaissance est pour nous possible, Kant oppose l’unité d’un seul territoire sur lequel
viennent véritablement s’opposer deux législations. Or, si le monde de la liberté peut être
pensé sans contradiction, on ne peut en établir une connaissance certaine. Le seul monde
qu’il nous est possible de connaître, c’est celui qui est déterminé par les lois de
l’entendement, c’est-à-dire ce que Kant appelle la natura formaliter spectata . Celle-ci n’est
pas autre chose que l’ordre et la régularité des phénomènes; correspondant aux formes de
synthétisation a priori du Gemüt, elle est un système de lois qui concernent l’expérience
possible, et non pas réelle, parce que ces jugements sont les principes de l’entendement pur.
Tout y est nécessaire selon des causes et des lois, formellement déterminé par la légalité de
l’entendement.
« C’est donc nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les
phénomènes que nous nommons nature, et nous ne pourrions les y trouver, s’ils n’y avaient
été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit. »2. Cette nature est donc
« la conformité des phénomènes à la loi dans l’espace et le temps. » 3.
Cette nature, est problématique à plusieurs niveaux: premièrement, parce que son
fondement suprasensible est inconnaissable et que tout y est déterminé, même si Kant a
montré que la liberté ne saurait être exclue dans la chose en soi, dans le monde comme
noumène. Deuxièmement, parce qu’elle n’épuise pas le territoire sur lequel viennent
s’appliquer les deux législations dégagées. En effet, cette nature, c’est celle que considère
formellement une physique mathématique qui appréhende les phénomènes avec une liaison.
Mais elle ne constitue qu’un seul des domaines des deux législations de l’entendement et de
la raison qui s’appliquent sur un seul territoire de l’expérience sur lequel s’exerce en outre la
faculté de juger, faculté de subsumer un particulier sous un universel, qui est la seule faculté
dont les concepts ne possèdent pas de domaine. Sur ce territoire se rencontre en effet une
multiplicité de genres et d’espèces pour lesquels l’entendement, qui établit les conditions de
possibilité de l’expérience qui sont aussi conditions de possibilité des objets de l’expérience,
ne peut pas trouver de lois.
Le thème de l’empiricité est donc le lieu d’une opposition fondamentale entre la
nature générale, au sens de déterminée par l’entendement qui édicte les conditions de
l’expérience en général, et la nature dans la diversité de ses êtres et de ses genres que Kant
appelle dans l’Introduction à la Critique de la Faculté de juger « la nature dans la diversité de
ses lois empiriques ». En quoi l’applicabilité de conditions de l’expérience édictées par
2
3
Kritik der reinen Vernunft Ak IV, 85.
Kritik der reinen Vernunft, Ak III, 126.
l’entendement pourrait-elle nous permettre de repérer et d’intégrer les différents genres et
espèces de ce que l’on doit poser dans un système de la nature ?En effet, les lois générales
de l’expérience, si elles ont le mérite de construire le seul domaine ou une connaissance
certaine est pour nous possible, ne peuvent pas cerner la nature dans sa totalité: on aurait
alors affaire à une non-nature. La nature se donne d’abord à nous dans la diversité de ses
genres et de ses espèces. Il s’agit donc de voir cette natura materialiter spectata et d’établir
une connaissance systématique de cette multiplicité qui la peuple, ce que ne peuvent pas
nous permettre les principes d’une physique mathématique. La constitution d’une
connaissance d’une telle nature est-elle possible ? Le rapport du Gemüt au territoire de
l’expérience est ici modifié: comment se donner les moyens de connaître l’ensemble des
rapports productifs par lesquels êtres et espèces ont été formés et produits afin de retrouver
leur organisation systématique ? Cette rencontre de la natura materialiter spectata est une
rencontre qui nous surprend et nous place dans la position de l’enfant qui recherche de
l’ordre dans ce qu’il voit. Cette rencontre initiale est celle d’une multiplicité d’objets
empiriques qu’il nous faut classer sans pouvoir prendre appui sur un principe a priori du type
de ceux fournis par l’entendement, puisque Kant avoue dans la Préface l’embarras dans
lequel il se trouve pour trouver un principe a priori conceptuel pour la faculté de juger. Le
principe en question est le principe de finalité qui n’est pas emprunté à l’expérience et qui
est mis en place par un jugement réfléchissant qui suit l’itinéraire inverse du jugement
déterminant: il part de l’objet particulier du territoire de l’expérience pour remonter à un
universel en se donnant héautonomiquement le principe de la finalité formelle de la nature
dans la diversité de ses lois empiriques. Ce principe transcendantal de la faculté de juger
permet au Gemüt de considérer que la nature a été faite par un entendement comparable au
nôtre ;il doit se le donner à lui-même sans le justifier, ce qui lui permet de refaire à l’envers
le chemin que la nature a fait pour se constituer.
Le problème de l’empiricité demeure chez Kant et reçoit une solution complexe qui
conduit le philosophe transcendantal à proposer une typologie des significations de la nature
ainsi que des rapports problématiques que le Gemüt peut entretenir avec cette base
empirique et auxquels correspondent des modalités de connaissance variées. C’est cette
complexité que nous avons voulu dégager en tentant de restituer les étapes de l’entreprise
critique telles que les présente Kant dans sa Préface à la Critique de la Faculté de juger. Si
l’entendement en tant qu’il donne ses lois à la faculté de connaître fait l’objet de la Critique
de la Raison pure, que l’on peut définir comme la théorie kantienne de la connaissance
scientifique pure, et si la Raison en tant qu’elle donne ses lois à la faculté de désirer fait
l’objet de la Critique de la Raison pratique, qui étudie la raison de l’être raisonnable, la
Critique de la Faculté de juger semble prendre pour objet un être qui entretient un rapport
direct quoique problématique avec cet unique territoire de l’expérience, sur lequel viennent
s’appliquer deux législations qui peuvent connaître des problèmes d’incompatibilité, par le
biais d’une faculté de juger.
Comment ses types de connaissances peuvent-ils coexister et comment le Gemüt
humain articule-t-il ces trois rapports ? C’est bien du rapport du Gemüt humain, doué de
raison et de sensibilité, à ce territoire de l’expérience que traite la troisième Critique. Ce
rapport semble constituer l’origine de la philosophie transcendantale ainsi que son
aboutissement puisqu’il fait l’objet du troisième ouvrage de l’œuvre critique, comme si les
procédures mises en œuvre dans les deux premières Critiques avaient menée la recherche à
un niveau plus éloigné que celui de la présentation canonique: cela est notamment visible
dans la présentation du territoire de l’expérience puisque celui-ci est antérieur à l’application
des deux législations dégagées. Le problème est alors de cerner dans son intégralité et dans
son originalité la manière dont le Gemüt, qui est un être de la natura materialiter spectata,
articule cette rencontre originaire avec les mondes de la science et de la liberté. L’analyse de
cette articulation complexe doit nous permettre de dégager à son fondement une véritable
tendance qui nous permettrait d’élaborer une détermination plus poussée de ce Gemüt ainsi
que du déploiement de son activité dans diverses dimensions. Le territoire de l’expérience
avec lequel nous entretenons un rapport complexe puisque le domaine de la natura
formaliter spectata constitue le seul champ d’une connaissance possible pour nous, est-il de
droit incommensurable avec les désirs et espérances propres à ce que l’on pourrait penser
comme notre nature métaphysique ? Sa mise en relation avec une nouvelle faculté de
connaissance ne doit-elle pas permettre de dégager une autre dimension de l’organisation
structurale de notre Gemüt qui pourrait déceler sur ce territoire des signes qui
s’accorderaient avec les éléments de cette tendance ?
2) Tendance métaphysique et raison désirante : le problème de la culture et de la
réceptivite aux idees :
L’homme, être de la nature, doit articuler de manière complexe ces trois modes de
connaissance sur un seul et unique territoire de l’expérience qui doit permettre de penser
une empiricité problématique. Le problème de ce rapport à l’expérience demeure pour cet
être qui ne peut se satisfaire de la natura formaliter spectata. Cette question de l’empiricité
pose en effet le problème d’un être plus complexe qui n’est ni un pur physicien ni un pur être
moral qu’il appartiendrait de qualifier au moins à un premier niveau. En quoi les
déterminations constitutives de cet être lui interdisent-elles de se satisfaire de cette
connaissance expérimentale ? Cette question semble devoir relever de l’anthropologie. On
connaît le résumé anthropologique des questions de la philosophie critique que donne Kant
dans sa Logique. Mais quelle est la signification exacte de cette thématique dans le projet
global de la Critique kantienne ? Celle-ci ne constitue-t-elle qu’une formulation tardive que
Kant aurait opérée afin de résumer la teneur des procédures de la philosophie ainsi que pour
établir la synthèse des domaines de la philosophie en reliant métaphysique, morale et
religion ? Ou ne constitue-t-elle pas plutôt la condition de possibilité même de la formulation
et de l’accomplissement de l’entreprise critique dans laquelle elle aurait une place
spécifique ?
Le texte en question se situe dans l’Introduction de la Logique, au paragraphe III qui
trait du concept de la philosophie. Distinguée de la mathématique, comme science qui
procède par construction de concepts dans l’intuition, la philosophie est dans sa définition
scolastique le système des connaissances rationnelles par concepts. A ce premier concept de
la philosophie s’ajoute la définition cosmique de la philosophie: elle est alors la science du
rapport de toute connaissance et de tout usage de la raison à la fin ultime de la raison
humaine qui subordonne et unifie toutes les autres fins, ainsi que la science du principe
interne du choix entre différentes fins. Cette définition est importante parce qu’elle met en
place un lien étroit et problématique entre ce qui relève de la finalité et l’anthropologie. C’est
seulement après avoir posé cette définition cosmique de la philosophie que Kant énonce
quatre questions qui jalonnent le champ de la philosophie. La première, « Que puis-je
savoir ? » constitue la question de la métaphysique et la philosophie doit exhiber les sources
de la connaissance humaine. La deuxième, « Que dois-je faire ? » est la question de la
morale pour laquelle la philosophie doit déterminer l’étendue de l’usage possible et utile de
tout savoir. La troisième question, « Que m’est-il permis d’espérer ? » constitue la question
de la religion pour laquelle la philosophie doit déterminer les limites de la raison. Suit la
quatrième question, celle de l’anthropologie, qui vient résumer les trois premières et qui est
« Qu’est-ce que l’homme ? »par laquelle l’ensemble des intérêts de la raison humaine se
trouve rattaché à l’élucidation du problème anthropologique. C’est donc la teneur et la
véritable valeur de ce questionnement qu’il nous faut tenter de cerner afin de comprendre ce
rapport complexe du Gemüt humain au monde et à la réalité. C’est de ce problème que
traite Olivier Dekens dans son article que nous reprenons « L’homme kantien et le désir des
Idées. La culture et l’unité des questions de la philosophie »Ce questionnement découle de
l’élaboration d’une définition cosmique de la philosophie qui suppose dans la raison humaine
des qualités qui semblent dépendre d’une disposition anthropologique essentielle; une
réceptivité aux fins qu’il se propose ou vers lesquelles il tend irrésistiblement. De là se
dégage la nécessité d’une anthropologie transcendantale pour comprendre le lien qui unit
l’homme avec une forme d’infinité.
La philosophie kantienne aurait alors pour objet d’élucider la finitude humaine sur la
base d’une ouverture à l’infini perceptible dans chacune des trois premières questions
auxquelles s’intéresse la philosophie. Chacune des questions permet ainsi d’appréhender en
quelque sorte négativement les modes d’une qualité métaphysique fondamentale de
l’homme. C’est la reprise analytique de chacune de ces questions que nous allons tenter de
restituer.
La première interrogation, « Que puis-je savoir ? » ne prend son sens que dans un
problématique complexe des limites. Elle suppose en effet une prétention de la raison
humaine à élaborer des connaissances, prétention qu’il faut apprécier et limiter lorsque cela
s’impose. Dans sa formulation même, elle semble ainsi être la trace d’une tension entre un
désir et un réseau de capacités qui viennent ou non légitimer les prétentions de ce désir. Ce
désir résiduel qui sous-tend la formulation de la question prend dans la Critique de la Raison
pure l’aspect du refus kantien de l’indifférentisme en métaphysique. Cela est formulé dès la
Préface: « La raison humaine a cette destinée si particulière, dans une partie de ses
connaissances, d’être accablée de certaines questions qu’elle ne saurait éviter. Ces questions
en effet sont imposées à la raison par sa nature même, mais elle ne peut leur donner de
réponse, parce qu’elles dépassent tout à fait sa portée. » Si la Critique de la Raison pure
constitue la théorie kantienne de la pure expérience scientifique, il est nécessaire de
remarquer qu’elle s’ouvre par l ‘analyse d’une tension constitutive de la raison humaine qui
fonde ce lien de la philosophie à l’anthropologie. Nous l’avons vu, l’analyse critique des
sources de la connaissance, et notamment du rôle de la sensibilité, déboute la raison
humaine de sa prétention à construire ses Idées qui se rapportent à l’inconditionné avec les
catégories de l’entendement. Néanmoins, ce désir des Idées qui caractérise la tendance
métaphysique de la raison humaine n’est pas annulé par le résultat des procédures de la
première Critique. Au contraire, celle-ci s’annonce d’emblée comme la prise en charge de
quelque chose de fondamental qui était déjà là et qu’il s’agit non pas d’annihiler mais de
limiter et d’orienter. Plusieurs raisons à cela: tout d’abord, aucune raison humaine ne saurait
être indifférente à la métaphysique. En effet, Kant affirme dans les Prolégomènes4 que cette
demande de métaphysique « ne peut jamais cesser parce que l’intérêt de la raison y est bien
trop étroitement impliqué ». Bien plus encore, cette irréductible tendance métaphysique de
4
Prolegomena (…) Ak IV, 327 ; trad. fr. J. Rivelaygue, Pléiade tome II, p 105.
la raison humaine constitue l’une des déterminations fondamentales de cette constitution
anthropologique transcendantale que la philosophie doit penser: « Ces Idées se trouvent
placées dans la nature de la raison tout aussi bien que les catégories de l’entendement, et si
elles comportent une apparence qui peut facilement séduire, cette apparence est inévitable,
quoique l’on puisse fort bien empêcher qu’elle ne pervertisse. »5. La philosophie
transcendantale, même lorsqu’elle plaide en faveur de la science expérimentale, doit compter
avec ce désir métaphysique. Plus encore, cette tendance qualifie le désir de la raison de
prendre connaissance de l’inconditionné qui viendrait achever son système scientifique du
monde, et constitue proprement ce qui motive en même temps que la formulation de la
première interrogation l’institution du tribunal de la Critique. Dès l’ouverture de la Critique de
la Raison pure, Kant qualifie le caractère impossible de l’indifférence à la métaphysique
comme le signe d’un désir à la fois naturel et rationnel de la raison d’une discipline à
laquelle elle est constitutivement inadéquate. En effet, il est remarquable que Kant
commence par formuler la question « comment la métaphysique à titre de disposition
naturelle est-elle possible ? »6. Il oriente ensuite sa démarche de la métaphysique naturelle
au problème de la métaphysique comme science: le pourquoi de ce besoin naissant de la
nature même de la raison universelle reste énigmatique s’ensuit une limitation de l’attitude
métaphysique aux exigences de scientificité de l’expérience, on passe alors à la théorie pure
de la science. Néanmoins, cette tendance métaphysique qui qualifie la tension entre les
désirs de la raison et ses capacités effectives motivera par la suite les développements de la
Dialectique transcendantale. C’est qu’en effet, ce présupposé mystérieux, le désir
métaphysique, est un fait irréductible qui de plus comporte une destination pratique: la
critique de la raison spéculative doit pouvoir assurer la possibilité d’un usage des concepts
suprasensibles. L’aptitude culturelle de l’homme par rapport aux Idées doit rendre possible
un passage des concepts de la nature aux concepts pratiques.
L’interrogation « Que dois-je faire ? », quant à elle, révèle encore un mode de cette
réceptivité aux Idées qui qualifie la constitution transcendantale du Gemüt. L’arbitre humain,
dit Kant, possède cette caractéristique qu’il peut être influencé par les impulsions sensibles
mais aussi par la volonté pure. Or, dit Olivier Dekens, cela induit une disposition au
suprasensible, une réceptivité minimale à la loi morale. Kant déclare lui-même dans la
Métaphysique des Mœurs7, que la philosophie pratique présuppose et exige une
métaphysique des mœurs, que chaque homme « détient en lui-même quoique de manière
confuse. » L’énonciation de la deuxième interrogation a donc bien pour origine une certaine
disposition métaphysique du Gemüt humain, ce qui ne signifie pourtant pas que l’entreprise
d’une métaphysique des mœurs puisse être fondée sur une anthropologie, même si elle doit
pouvoir s’appliquer à l’anthropologie. En effet, les Fondements de la métaphysique des
Mœurs ont déjà insisté sur la nécessité de déduire les principes moraux universels du
concept d’un être purement raisonnable qui ne peut être l’homme puisque celui-ci est l’être
raisonnable doté d’une sensibilité. Il a donc fallu reconnaître une disposition minimale de
l’homme à la moralité avant de dégager les formes pures de la moralité et ce qui s’impose
comme loi à l’homme et même à l’être raisonnable en général. Si la métaphysique se
construit indépendamment de l’anthropologie puisqu’elle voit ses principes déduits du
concept de l’être raisonnable, elle n’en doit pas moins supposer « que tout homme trouve en
sa raison l’Idée du devoir et tremble en entendant sa voix d’airain. »8. C’est bien d’une
réceptivité de l’homme à l’Idée, d’une passibilité originaire à sa destination morale qu’il
5
Ibid., Ak IV, 328 ; trad. fr. J. Rivelaygue, Pléiade tome II, p 106.
Kritik der reinen Vernunft, Ak III, 41 ; trad. fr. J. Barni, revue et corrigée par P. Archambault, GF, Paris, 1997,
p 71.
7
Die Metaphysik der Sitten, Ak VI, 216-217 ; trad. fr. J. Masson et O. Masson, Pléiade tome III, p 461.
8
Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie, Ak VIII 402 ; trad. fr. A. Renaut, Pléiade tome III, p
411.
6
s’agit. Avant la formulation de « Que dois-je faire ? »,cette anthropologie transcendantale
que le questionnement tel qu’il est formulé dans la Logique nous permet de reconstituer
montre la présence de l’idée confuse de son devoir dans la conscience de l’homme. En effet,
il faut avoir à l’esprit que Kant pose au principe de sa recherche le fait de la raison comme
conscience de la loi, c’est-à-dire qu’il se trouve dans le réseau complexe des structures
transcendantales du Gemüt une irréductible forme de passivité à ce qui dépasse sa finitude:
la raison formule une loi qu’elle n’a pas créée.
La conscience de la loi et donc de la liberté, dont elle constitue la ratio cognoscendi,
est un fait pour l’homme qui ne relève cependant pas d’une anthropologie physiologique
mais de la formulation critique des éléments de la constitution transcendantale du Gemüt
humain. Sans une réceptivité initiale à l’Idée de la Loi, l’homme, dit Kant serait moralement
mort: « son humanité (comme sous l’effet de lois chimiques) se dissoudrait, en la pure
animalité. »9. Aussi l’être humain présente-t-il avant la formulation de la question morale aux
déterminations effectives de l’arbitre une préfiguration qui en fait un être en rapport à la
sainteté, c’est-à-dire à ce qui le dépasse, puisqu’il n’est capable que de vertu. Cette
préformation morale qui est la condition de possibilité de l’énoncé « Que dois-je faire ? »,
Kant la pense dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, comme un compas qui
donne une pleine compétence pour distinguer le bien et le mal.
La question de la religion « Que m’est-il permis d’espérer ? » traduit un besoin
inhérent à la nature humaine qui préside à sa formulation. Cette disposition naturelle
regroupe deux formes de la réceptivité à l’Idée: la réceptivité à l’Idée de devoir et celle à
l’Idée de Souverain Bien. De fait, l’homme est soumis à la loi morale et en a une conscience
confuse que la philosophie pratique va s’appliquer à éclaircir. L’Idée de devoir est donc ce
qui fonde originairement la disposition religieuse. Cependant, comme l’être humain ne peut
renoncer au bonheur, cette disposition religieuse se fonde en outre sur la réceptivité à l’Idée
de souverain Bien qui doit répondre à la question « Que doit-il résulter de ce bien agir qui
est le nôtre ? » Il est alors défini comme unité du bonheur et de la moralité. N’étant pas
susceptible de faire l’objet d’une expérience dans notre monde, la religion doit le renvoyer à
la condition d’un progrès indéfini de la moralité ainsi qu’à l’action d’un Dieu qui proportionne
le bonheur parfait à la perfection atteinte. Il s’agit là de la preuve morale de l’existence de
Dieu, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir et dont Kant dit qu’elle se trouvait déjà
« dans la faculté rationnelle de l’homme dans sa plus matinale germination. »10Tout le sens
du concept de Dieu réside en effet dans sa relation à l’objet de notre devoir, en tant qu’il
constitue la condition de possibilité d’atteindre le but final, que Kant ne définit qu’à partir de
la situation de cet être défectueux eu égard à la loi, car il n’est pas un saint.
L’analyse critique du questionnement philosophique doit dès lors nous conduire à
tenter de comprendre selon quelles modalités la philosophie selon son concept cosmique voit
ses interrogations se résumer dans une anthropologie problématique. En effet, les
développements précédents nous permettent de dégager une irréductible tendance
métaphysique première qui préside à la formulation de la question qui lui correspond.
L’entreprise critique ne doit pas annihiler cette tendance, Kant répète que c’est chose
impossible, mais à la formuler, à l’apprécier, la limiter et l’orienter. On voit d’ores et déjà que
cette orientation se fait en fonction de la réceptivité à l’Idée de devoir et de celle à la loi
morale. Les déterminations constitutives du Gemüt humain traduisent toujours une situation
de tension, celle d'un être fini passible à l'infini, au suprasensible, aux Idées, avec lesquels il
ne peut être qu’inadéquat. Le Gemüt ne peut donc pas s’enfermer dans sa finitude ni remplir
les fins que la nature de la raison lui propose inévitablement. La philosophie transcendantale
9
Doctrine de la vertu, Ak VI 400 ; trad. fr. J. Masson et O. Masson, Pléiade tome III, p 682.
Kritik der Urteilskraft, Ak V 458 ; trad. fr. A. Philonenko, Vrin, 2000, p 416.
10
qui voudrait répondre à « Qu’est-ce que l’homme ? » ne saurait donc se réduire à une
analytique de la finitude, ou plutôt, cette dernière n’est elle-même possible que sur le fond
d’une ouverture à l’infini et aux fins qu’il s’agit de normer. Prendre en charge ces modes
d’ouverture à l’infini que les idées transcendantes, la loi morale, et l ‘Idée de devoir liée au
Souverain Bien, c’est s’engager dans une anthropologie transcendantale et étudier les
déterminations de l’homme qui définissent une nécessaire tendance métaphysique du Gemüt
. Si un tel homme ne se rencontre pas dans l’expérience, chaque être humain est en quelque
sorte porteur de cette qualité métaphysique, la réceptivité aux fins et aux Idées, qui doivent
traduire sous chacune des formules du questionnement la présence d’une qualité
fondamentale de l’être humain. Comment qualifier cette réceptivité à l’idéalité qui se traduit
selon différents modes métaphysiques d’ouverture à l’infini ? Cette réceptivité aux idées
traduit fondamentalement un rapport de désir et de tension qui unit le Gemüt humain à des
fins. En effet le passage cité de la Logique qui établit la définition de la philosophie et son
questionnement articule les concepts de raison, de fin et de culture. La philosophie est alors
cette science du rapport de toute connaissance et de tout usage de la raison, théorique,
moral, religieux, à la fin ultime de la raison humaine.
Il s’agit donc pour elle de formuler et de critiquer les déterminations métaphysiques
propres à notre constitution transcendantale pour se constituer comme science du principe
interne du choix entre différentes fins. Or, cette thématique du choix entre nos fins, après la
formulation critique de ce qui ne se donne d’abord qu’obscurément, recoupe l’extension de la
notion kantienne de la culture telle qu’on la trouve définie dans la Critique de la Faculté de
juger. Si les trois formules du questionnement permettent de lier philosophie et
anthropologie, c’est parce qu’elles traduisent une essentielle disposition à la finalité. C’est
précisément cette qualité culturelle, l’ouverture à la finalité, que la philosophie doit élucider
en s’accompagnant d’une anthropologie transcendantale. Dans cette perspective, dit O.
Dekens dans l’article précédemment cité, « la réceptivité aux Idées, l’aspiration à l’absolu, le
besoin du souverain Bien, l’accueil de la loi sont ces modes de la tendance métaphysique de
l’homme », sous-tendues par cette qualité culturelle originaire. Cette qualité culturelle est
celle d’un être de désir et de tension puisque Kant définit la métaphysique comme « Une
science qui consiste à progresser, grâce à la raison, de la connaissance sensible à la
connaissance suprasensible »11. Le besoin de comprendre est de nature métaphysique et
correspond à la présence en l’homme de cette qualité culturelle essentielle qui lui interdit de
s’installer dans sa finitude.
C’est donc bien la constitution du Gemüt qui est à l’origine du rapport problématique
de l’homme à l’empiricité. Cet être de désir doté d’une indéracinable tendance métaphysique
prétend dépasser l’expérience et en retirer quelque chose, son vœu va-t-il être déçu ? Cet
être est avant tout un être de la nature qui présente cette particularité singulière d’être doté
d’une qualité culturelle. Nous avons pu la dégager à partir du concept cosmique de la
philosophie. Cette qualité culturelle d’un être de la nature est précisément ce qui fait
problème car la Critique kantienne doit semble-t-il renoncer à l’annuler. Elle relie la
philosophie à l’anthropologie transcendantale dont on peut se demander si elle doit
irrémédiablement être dissociée d’une anthropologie plus concrète qui puisse permettre de
penser le rapport du Gemüt au monde.
Comment Kant traitera-t-il cette réalité culturelle que lui permet d’exposer
l’anthropologie transcendantale dans son lien nécessaire avec le territoire de l’expérience ? Si
l’anthropologie résume les questions de la philosophie, ce sera comme science de cet être là,
doté d’une tendance métaphysique, la qualité culturelle qui le dispose essentiellement à la
transcendance mais dont nous avons vu qu’il doit s’orienter sur le territoire de l’expérience.
11
Anthropologische Reflexionen, Reflexion n=1216, Ak XX 260.
Comment Kant traitera-t-il cette réalité culturelle que lui permet d’exposer l’anthropologie
transcendantale dans son lien nécessaire avec le territoire de l’expérience ?
Cette qualité culturelle qui sous-tend notre désir des Idées est encore obscure. Après
avoir formulé les problèmes qui lui sont liées, la philosophie doit s’engager dans une
exploration planifiée de cette qualité intrinsèquement liée à la raison humaine. En même
temps qu’elle préside à la formulation du problème critique, la qualité culturelle semble aussi
être ce qui motive l’entreprise d’une Architectonique de la raison pure, c’est-à-dire d’un
système de nos connaissances a priori en fonctions de leurs sources et des législations a
priori qui s’y rattachent. Il s’agit là d’un projet de planification qui traverse l’édifice des trois
Critiques .Ce projet d’établir un système des facultés et déterminations de la raison humaine
procède d’une volonté d’explorer les modes de cette tendance métaphysique révélatrice
d’une aptitude culturelle. Cela seul doit permettre de poser des limites et d’orienter cette
disposition culturelle. Comment penser une exploration transcendantale parfaite de la
culture ? Il s’agit là d’établir la cartographie des facultés de l’esprit humain. En effet, à
travers l’unité des régions de la rationalité, la raison humaine vise un accord avec elle-même:
c’est donc dans la raison et non pas dans la nature qu’il appartient de rechercher un
éventuel principe ultime de l’unité des savoirs rationnels réclamée par la disposition
culturelle. Cela suppose que l’on établisse une classification des savoirs qui réponde à ce
besoin d’un plan pour pouvoir explorer les affaires humaines. Kant reprend ce thème de
façon métaphorique dans la Critique de la Raison pure au chapitre III de l’Analytique des
Principes. Après l’Analytique transcendantale, dit-il, nous sommes comme maîtres et
possesseurs du pays de l’entendement pur qui est aussi le pays de la vérité. Nous avons
cependant commencé d’explorer l’océan de l’apparence qui encercle les rivages de ce pays
de la vérité qui n’est qu’une île. Cet océan , « empire de l’illusion où maint brouillard, maints
bancs de glace en fusion présentent l’image de pays nouveaux » exerce sur l’esprit humain
une attraction irrésistible qui « attire(nt) le navigateur parti à la découverte, l’entraînant en
des aventures auxquelles il ne pourra plus s’arracher, mais dont il n’atteindra jamais le
but. »12
A notre sens, toute cette métaphorique de l’espace que l’on peut dégager de la
Critique de la Raison pure désigne bien les errances du Gemüt humain qui suit son désir de
métaphysique sans avoir pris connaissance de son aptitude culturelle. Il s’engage alors dans
l’illusion transcendantale. Le philosophe ne renonce pas à explorer cette mer, mais son
projet est aussi d’élaborer une connaissance critique de cette qualité culturelle, ce qui le
conduit à adopter une attitude prudente s’assurant d’abord une connaissance parfaite de la
carte de l’Analytique. Reste à savoir si nous ne devrons pas nous contenter de ce que nous
offre ce pays. Il s’agit donc d’établir un cadastre qui évalue les titres de propriété ainsi que la
légitimité d’une possible législation. De là la nécessité de ce découpage qui délimite champ,
domaine et territoire, et duquel relève l’ensemble des manifestations culturelles du Gemüt
humain. A la démarche du métaphysicien aventurier de la raison qui part se perdre en haute
mer s’oppose donc celle du philosophe qui a pris conscience de son désir des Idées, puisqu’il
est lui aussi un homme. Il en a fait autant d’ouverture de l’être fini à l’infini et a dégagé une
inévitable tension qui doit qualifier la situation de l’être humain dans son rapport aux fins
qu’il se propose ou qui se présentent à lui comme être dont la nature semble porter
l’inscription de cette qualité culturelle que l’on a certes dégagée mais qu’il s’agit maintenant
d’orienter. Celle-ci trouvera-t-elle à se satisfaire sur le territoire de l’expérience ? Faut-il
renoncer à maintenir en contact les sphères idéale et réelle, et penser la situation humaine
comme fondamentalement tragique ? Ou n’est-il pas possible, après avoir cartographié
l’esprit humain porteur de l’aptitude culturelle, d’élaborer de nouvelles procédures
12
Kritik der reinen Vernunft, Ak III 202-203 ; trad. fr. J. Barni, revue et corrigée par P. Archambault, GF, 1997,
p 265.
d’exploration grâce auxquelles celle-ci pourrait être satisfaite à nouveaux frais ?Une fois que
l’on a extrait de l’entreprise de la critique la culture comme disposition fondamentale,
comment peut-on penser la possibilité pour la philosophie de trouver son unité, c’est-à-dire
d’élaborer ses procédures en relation étroite avec la qualité propre de l’homme, c’est-à-dire
la réceptivité aux Idées, la culture ? Peut-elle se contenter de résumer ses questions dans
une anthropologie transcendantale sans du même coup perdre toute utilité ? Comment peutelle être cette philosophie de la culture qui traite d’un être issu de la nature présentant une
ouverture à l’idéalité et qui doit vivre sur un territoire de l’expérience ?
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