dieux, le destin, la monarchie, les lois de l'offre et de la demande, etc.). Dans le théâtre moderne il ne peut y avoir
d'autorité extérieure, et donc comprendre le centre devient pour nous plus important encore: c'est en se tenant au
centre que l'acteur définira ce qu'être humain veut dire - quels désirs et responsabilités cela suppose: cela peut être
montré positivement ou négativement, mais au bout du compte chaque personnage se tiendra au centre de la pièce.
e. Dans le théâtre moderne il n'y a pas de hallebardiers - chaque personnage doit aller au centre. Dans ma pièce
Jachets, un soldat porte pourtant une hallebarde dont il menace un homme pendant une scène tout entière. Si
l'homme commet une erreur le soldat le tuera sur-le-champ. Le soldat révèle le centre en manifestant ce mélange de
tension et de décontraction propre au tueur professionnel. Il est comme un funambule figé pendant un quart d'heure
dans la tension qui se noue entre la chute possible et le retour à l'équilibre. Le moment où le soldat finit par bouger
peut devenir un moment de théâtre absolu. Une fois que l'importance du " centre " est comprise, tout sur scène peut
servir à le mettre en évidence.
f. D'ordinaire nous considérons que le style, les costumes, l'époque, le décor, etc., conditionnent plus ou moins la
manière dont le public réagira à l'histoire racontée. En réalité ces choses sont périphériques, marginales. Elles
peuvent aider - mais pas si elles viennent se substituer à l'interprétation du centre par le jeu de l'acteur. Souvent -
dans leur efficacité même - elles nous distraient du centre. La scénographie devrait toujours être envisagée non
comme un décor mais comme un personnage en soi: elle devrait donc être de nature à permettre aux acteurs de
pénétrer le centre; les dispositifs scénographiques ne font souvent qu'encombrer les acteurs. Alors que le décor
devrait lui-même être une espèce de machine qui s'approche du centre (même quand il s'agit, mettons, d'un petit
salon. En ce sens, chez Ibsen, les chambres visibles et les chambres cachées fonctionnent comme des machines.)
g. Une pièce est écrite pour qu'on décrypte son centre et qu'on l'utilise. L'acteur-personnage doit toujours raconter:
quel est mon rapport au centre, comment est-ce que je l'exprime, comment est-ce que je le joue, en cet instant précis
&endash; suis-je en ce moment près ou loin du centre: c'est cela qui déterminera comment jouer dans l'instant.
h. Mais quel rapport avec les deux autorités du théâtre contemporain: Stanislavski et Brecht? Jouer le centre n'a pas
pour but de nier combien leur oeuvre nous est nécessaire mais de la recycler (sur un mode nouveau) et de la
combiner avec 1'ÉT. Stanislavski tend à emprisonner l'acteur dans le personnage et donc à limiter son aptitude à
créer des ÉT - son efficacité dramatique, sa gestuelle. Il est notoire que la méthode de Stanislavski - qui fut en grande
partie inspirée par Tchékhov - domestiquait et étriquait les personnages et les pièces de Tchékhov. C'était en tout cas
l'opinion de Tchékhov. Cela n'est pas trop dommageable si la pièce est écrite de manière à s'en accommoder. Mais
alors le sujet se réduit à sa portion congrue: les dilemmes du " théâtre bourgeois du West End. Le théâtre moderne (et
épique) traite des relations entre l'individu et la société (comme le théâtre le fait toujours dans les périodes de
transformation: on se sert de l'acteur pour redéfinir ce qu'être humain veut dire). Le jeu stanislavskien sera incapable
(à moins d'être adapté) d'utiliser le centre: pour la simple raison que dans la vraie vie les gens ne s'expriment pas en
vers blancs ni en ayant recours à d'autres procédés dramaturgiques équivalents, tels l'emploi philosophique et
poétique de la métaphore, la dynamique verbale, etc. Pour échapper à la prison stanislavskienne, Brecht fit appel à
l'effet de " Distanciation " (Effet-V) et à ses mécanismes corollaires. Dans la pratique, (comme l'ont brillamment
démontré les mises en scène de Brecht lui-même), le jeu distancié était plus intense et plus théâtral que le jeu
stanislavskien - mais le geste était centrifuge, pas centripète. Jouer le centre abolit la nécessité de la Distanciation,
tout comme il abolit la possibilité du jeu stanislavskien. L'acteur devient capable de raconter - de représenter - la
vérité générale et en même temps de s'approcher toujours plus près de son personnage: le centre du personnage est
(doit toujours être, dans toutes les pièces) le centre de la pièce. Et dans la mesure où - dans le monde post- moderne -
il n'y a plus d'autorité extérieure légitime (hormis le commerce et la violence), l'acteur doit désormais jouer le centre
s'il veut devenir son personnage.
9.
Si la situation décrite au paragraphe 7 n'est ni comprise ni mise en pratique, le théâtre moderne deviendra
forcément inutile et arbitraire - car la société du monde réel ne peut pas, elle, échapper au problème du centre, et sera
donc toujours plus théâtrale que la scène. Le centre est véritablement la définition (et la mise en pratique) de ce
qu'être humain veut dire à notre époque.
Le centre de chaque pièce se concentrera sur un lieu de la société où la définition et la mise en
pratique de notre humanité deviennent critiques et souvent contradictoires: comprendre la contradiction et
l'accepter - quand elle ne peut pas être résolue - voilà le centre de toute bonne pièce de théâtre.