«Nos perceptions sont limitées»
Alain Resnais nous émerveille avec «Vous n’avez encore rien vu». Rencontre au Festival
de Cannes
Quelques jours avant de fêter son 90e anniversaire, Alain Resnais a présenté Vous n’avez
encore rien vu au festival de Cannes. Basé sur l’Eurydice de Jean Anouilh, ce film confronte
trois générations de comédiens et procède à des mises en abyme du théâtre et du cinéma, de
l’amour et de la mort.
Alain Resnais porte une cravate noire comme la mort sur sa chemise rouge comme l’amour. Il
concède aux temps modernes une doudoune anthracite et des baskets blanches flambant
neuves qui l’enracinent dans la jeunesse éternelle. Il se tient droit, le regard est clair sous la
brosse drue de ses cheveux blancs. L’intelligence de son propos, sa curiosité indéfectible
forcent l’admiration.
Votre trajectoire vous mène du documentaire à la fiction. Vos films se réclament du
théâtre et célèbrent l’artificialité. Comment tout cela s’est-il mis en place?
Alain Resnais: C’est arrivé par une suite de hasards. Je me destinais à être un petit libraire à
Paris. Puis une école de cinéma qui s’est ouverte. J’ai passé le concours d’entrée pour devenir
monteur. Je n’avais pas d’autre ambition. J’avais aussi envie de parler de peinture avec des
peintres. Le film était un bon prétexte pour entrer dans des ateliers. J’ai demandé au peintre
américain Henri Goetz de faire un tableau et de me laisser filmer son travail. Nous avons
sympathisé, il m’a présenté d’autres peintres. La rumeur s’est répandue dans les galeries de
peinture qu’un jeune garçon filmait des peintres. Alors une association de critiques m’a
commandé un film sur Van Gogh, pour accompagner une exposition . La rumeur aussi a atteint
un producteur, Pierre Braunberger, qui a voulu refaire le film en 35 mm. Le film a eu un prix à
Venise et même un oscar à Hollywood. Si je suis passé du documentaire au long métrage, c’est
à cause de Claude Chabrol et de Jean-Luc Godard. Ils ont fait leurs premiers films sans avoir
jamais étudié la mise en scène. Ça a donné confiance aussi aux producteurs. Alors on a confié
la réalisation d’un long métrage documentaire à Chris Marker. Il a abandonné le projet. Après
une rencontre avec Marguerite Duras, c’est devenu un film de fiction, Hiroshima mon amour.
Voilà comment je suis passé du montage au documentaire, et du documentaire au long
métrage..
Vous n’avez encore rien vu s’appuie sur Eurydice de Jean Anouilh. Pourquoi cette pièce?
En raison des thèmes qu’elle traite - la mort notamment?
J’analyse très peu ce que je fais. Je me laisse complètement aller aux occasions et aux
coïncidences. J’adapte des pièces de théâtre depuis quelques années, car c’est plus
raisonnable, compte tenu de mon âge. Si je travaillais avec un scénariste, il me faudrait
compter au moins deux ans avant de passer à la réalisation. Cela nous mènerait à 2015 ou
2016... Très souvent, le producteur me propose lui-même la pièce. J’en lis une vingtaine, je fais
mon choix. Il va forcément refléter mes goûts et mes tendances. J’essaye toutefois de changer
de genre. J’aimerais beaucoup faire un film comique on puisse entendre la salle rire d’un
bout à l’autre. Pour l’instant je n’ai pas encore réussi.
Le cinéma et le théâtre s’opposent-ils nécessairement?
C’est une question qui peut nous mener à plusieurs jours de réflexion. Selon une idée reçue, le
théâtre est l’opposé du cinéma et le cinéma le contraire du théâtre. Adolescent, j’allais
beaucoup au théâtre. J’y éprouvais des émotions que je ne retrouvais pas au cinéma. Au
cinéma, j’aime bien sentir l’artifice. Sans tout à fait m’en rendre compte, j’ai toujours choisi des
acteurs de théâtre pour mes films et je les ai poussés à jouer d’une manière une peu décalée.
Alors, quand on oppose les deux genres, je dis toujours qu’on peut accentuer les différences ou
accentuer les ressemblances. On sait que les ressemblances entre toutes les langues de la
terre sont plus fortes que les différences - enfin je l’ai lu, j’espère que c’est vrai... J’observe des
ressemblances très importantes entre le théâtre et le cinéma: les acteurs sont essentiels et le
public doit rester assis de son plein gré dans un fauteuil. Je n’ai jamais vu un spectateur se
lever et demander qu’on rejoue une scène ou qu’on projette à nouveau une bobine parce qu’il
n’a pas écouté, ou qu’il s’est endormi. Il y a donc ce flux continu et impérieux du déroulement
de l’action. Dans son dernier album (Pour en finir avec le cinéma, Dargaud, 2011), Blutch, qui a
fait l’affiche du film d’ailleurs, dessine une discussion entre le héros, assez âgé, et une jeune
femme. Il dit «La présence vivante de l’acteur fait forcément du théâtre un art supérieur». Elle
lui répond: «Oui, mais le cinéma a un gros avantage sur le théâtre, c’est que tu vois les
visages». En filmant une pièce, on voit les visages, on gagne quelque chose - mais on perd le
danger de voir un acteur qui ne sait pas son texte, qui peut glisser, qui peut mourir en scène,
ce qui n’arrive jamais au cinéma. Aujourd’hui, j’aimerais faire un film extrêmement théâtral par le
ton, le dialogue, les gestes, mais qui se serve de la grammaire du cinéma pour faire ce que le
théâtre interdit, comme montrer les visages. J’ai envie de réunir ces deux moyens d’expression
plutôt que de les opposer. Mais je ne prétends pas en faire une obligation et je serais désolé si
tous les films étaient comme ça.
Avez-vous l’impression que vos films aident à rassembler les gens?
Non, pas du tout. Les relations entre les êtres humains, les terriens, sont déterminées par des
phénomènes qu’on commence à peine à identifier: les modifications chimiques du cerveau. La
peinture, la musique, le théâtre ou le cinéma peuvent évidemment donner l’impression de
rassembler les gens. Je pense au contraire qu’ils peuvent embrouiller les comportements. On
rêve toujours de faire un film qui change le monde. Mais on répertorie des milliers de films
contre la guerre et, jusqu’ici, on ne voit pas clairement un changement dans les mœurs
guerrières. Peut-être que dans dix ans les découvertes de la chimie du cerveau parviendront à
expliquer l’appétit de violence et de guerre et de crimes que l’homme promène avec lui... Là,
vous me faites parler comme si j’étais un devin, je m’y refuse...
Vous n’avez encore rien vu... Pouvez-vous expliciter le choix de ce titre très prometteur?
Oui. Il y a au moins six solutions. Il y a d’abord l’ironie. Nous ne nous prenons pas au sérieux.
«Inconsolable mais gai»: cette formule de Jean Anouilh définit assez bien notre état d’esprit.
C’est aussi une façon de rappeler que nos perceptions humaines sont extrêmement limitées.
Nous ne savons pas exactement si ce que nous voyons ressemble à une hypothétique réalité.
La vision d’un chien, d’un chat, d’un âne, d’une abeille est parfois beaucoup plus aigu que ce
que nous voyons, nous qui ne sommes pas même capables de voir l’ultra-violet et l’infrarouge...
Donc vous n’avez encore rien vu, il reste beaucoup de choses à découvrir. Et puis, en langage
populaire, «Ben mon vieux, t’as encore rien vu», ça veut dire que tu vas déguster! Des coups,
des douleurs! Faut pas croire que quand tu es heureux ça va durer... Voilà déjà plusieurs
solutions.
Quelles expériences formelles avez-vous mené sur Vous n’avez encore rien vu ?
La première expérience était de demander aux acteurs de jouer sous leur propre nom pour
ressentir leurs émotions et entraîner des réactions liées à la mémoire du théâtre. Que se passe-
t-il si des acteurs ayant tenu dix ans, vingt ans, trente ans plus tôt un rôle, voient soudain ce
personnage joué par une jeune compagnie? Treize invités regardent la captation d’un
représentation d’Eurydice. J’ai demandé à Bruno Podalydès, un metteur en scène que j’aime
beaucoup, de réaliser ce film sans lui donner la moindre directive. Car si un homme de mon
âge imagine une mise en scène contemporaine, il trichera forcément. Il sera ou pour ou contre,
il ne sera pas honnête. Tandis que Bruno Podalydès, d’une autre nération, je peux lui faire
confiance. Sa seule obligation était d’utiliser uniquement les répliques indiquées dans le
découpage technique. On ne savait pas du tout comment ça allait se combiner avant d’être
dans la salle de montage. Il y avait un grand danger: les plans de la captation allaient-ils
correspondre? Les producteurs n’ont pas eu peur: avant de commencer le montage, personne
n’avait encore rien vu.. . Antoine Duplan
© Le Temps
12 septembre 2012
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