
La philosophie morale
pas imputer au sujet les événements du monde, mais seulement son attitude à l’égard du
monde pris comme un tout. « Le monde est indépendant de ma volonté » (6.373). Comme
Wittgenstein l’écrivait plus vigoureusement encore dans ses Carnets : « Je suis complètement
sans pouvoir » (11.6.16). Sans doute le sens commun voit-il les choses autrement : il y a des
choses que je fais, d’autres que je ne fais pas (Carnets, 4.11.16). Mais, en réalité, ma volonté
ne contrôle pas plus la partie du monde que je crois plus proche de moi que les autres parties
du monde : la connexion entre « Je veux lever le bras » et l’événement reste contingente .
La « philosophie de la psychologie » que Wittgenstein a développée ultérieurement a
été rendue possible par la levée du dogmatisme qui s’était exprimé dans le Tractatus. Une des
composantes les plus précieuses de cette psychologie philosophique est justement sa
philosophie de l’action. Désormais, le philosophe n’a plus à soutenir (contre le sens commun)
que l’homme n’est pour rien dans ce qui arrive dans le monde.
3. Le « peut » logique et le « peut » physique. En même temps qu’il développe l’analogie des
« jeux de langage » dans les notes de 1933-34 réunies dans le Cahier bleu, Wittgenstein met
désormais l’accent sur le fait que les verbes de modalité sont employés dans des significations
complètement différentes selon les contextes. Il ne s’agit plus de réserver le nécessaire et le
possible à la logique, il s’agit de ne pas confondre un emploi logique et un emploi non
logique, mais par exemple physique, des verbes « pouvoir » et « devoir ». Wittgenstein
s’attaque aux propositions philosophiques qui présentent des possibilités ou des impossibilités
logiques comme s’il s’agissait de faits généraux (autrement dit, si l’on peut s’exprimer ainsi,
comme autant de faits a priori concernant le monde). Par exemple, nous dirons qu’il n’est pas
possible d’énumérer tous les nombres cardinaux
. Pourquoi n’est-ce pas possible ? Ce n’est
pas parce que la tâche est au-dessus de nos forces, comme on dirait qu’il est impossible de
traverser l’Atlantique à la nage. Répondre ainsi serait suggérer qu’un être plus puissant que
nous pourrait réussir là où nous échouons. Mais la différence est justement là : on peut
essayer de traverser l’Atlantique à la nage, en ce sens qu’il est possible de décrire quelqu’un
en train d’essayer de réussir à le faire, et aussi de dire ce qu’il devrait avoir fait pour avoir
réussi, alors qu’on ne peut pas dire ce que doit faire quelqu’un pour essayer d’énumérer tous
les nombres cardinaux ni non plus ce qu’il devrait avoir fait pour avoir réussi.
4. Les « nécessités aristotéliciennes ». Wittgenstein est revenu maintes fois sur cette
distinction de la modalité logique d’avec la modalité physique. Or une telle distinction ne
suffit pas à rendre compte d’un troisième concept de nécessité, celui qui est mis en œuvre
dans ce qu’on appelle, à la suite d’Elizabeth Anscombe
et de Philippa Foot
, les « nécessités
aristotéliciennes ». Excellente dénomination, à l’appui de laquelle on peut invoquer l’autorité
de notre poète Corneille. Car les nécessités aristotéliciennes ne sont pas une invention de
quelques philosophes contemporains, elles correspondent à un usage du mot « nécessaire »
L. Wittgenstein, The Blue and Brown Books, Oxford, Blackwell, 1958, p. 54.
E. Anscombe, « On Promising an dits Justice », « Rules, Rights and Promises », « On the Source of the
Authority of the State », dans Ethics, Religion and Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1981.
Philippa Foot, Natural Goodness, New York, Oxford University Press, 2001.