qu'au temps d'Aristote ou de Socrate. On affirme que l'«homme moderne» doit être compris pour lui-même dans sa
«modernité» — ce qui souvent revient à ne plus considérer l'homme que dans son conditionnement, à tous les
niveaux, c'est-à-dire à tous les niveaux de son devenir: on ne le regarde plus que dans son devenir. Dans cette
perspective, on élabore une anthropologie psychosociologique qui se veut exhaustive et qui se veut philosophique;
L’homme, dans sa réalité propre, n'est plus considéré que sous ces aspects psychologique et sociologique. Ainsi; au
nom d'une anthropologie psychosociologique, qui ne regarde en l'homme que sa situation existentielle et son
comportement, on rejette toute philosophie du réel, et surtout on tient pour périmée la métaphysique de
ce-qui-est
considéré du point de vue de
l'être.
On oublie que cette philosophie de
ce-qui-est
nous permet de découvrir en
l'homme ses divers niveaux de vie, sa complexité, sa véritable personne, son autonomie substantielle dans l'être et
son orientation vers un bien personnel, sa dimension spirituelle, dimension qui demeure voilée tant que l'homme n'est
considéré que dans son conditionnement et son comportement psychosociologique '.
Ne devrait-on pas distinguer ce qui relève des transformations économiques, politiques, scientifiques, techniques
(transformations qui sont un fait que l'on doit reconnaître, et qui en elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises)
des diverses idéologies nées certes dans ce climat, mais distinctes de lui, car elles impliquent, elles, toute une
conception de l'homme, de sa personne, de sa destinée?
Ne sommes-nous pas très souvent, aujourd'hui, en présence d'une terrible confusion entre le fait évident de la
transformation économique, technique, scientifique de la communauté humaine, et un
jugement de valeur porté
sur
l'homme et sa destinée, jugement impliquant toute une vision philosophique plus ou moins explicite'? De la
transformation économique, scientifique, sociale, on passe à la transformation de tout l'homme, en ce qu'il a de plus
profond; et par là on en arrive à faire de l'homme un robot, un rouage au sein d'un développement économique,
d'une transformation cosmique...
Une telle confusion ne s'est certes pas réalisée subitement. N’Est-elle pas le fruit de toutes les philosophies idéalistes,
de toutes les idéologies issues de la philosophie hégélienne'?
Si l'on s'inquiète aujourd'hui avec raison de la pollution de l'air, de la mer et bientôt de la terre, si l'on prend
conscience de l'urgence de ce problème (car c'est vraiment la survie biologique de l'espèce humaine qui est en cause),
on devrait, si l'on était un peu lucide, s'inquiéter encore beaucoup plus profondément de la pollution du milieu culturel
en lequel les jeunes doivent développer leur esprit et leur cœur. Car si la pollution du milieu biologique peut favoriser
l'éclosion de toute espèce de cancers, la pollution du milieu culturel peut favoriser l'éclosion de toutes sortes de
fausses idéologies, mal encore plus effrayant au niveau du développement de l'intelligence et du cœur de l'homme.
Ajoutons que ce qui est vrai aujourd’hui de la réflexion philosophique l'est également au niveau de la réflexion
théologique. On voudrait souvent aujourd'hui, faire une nouvelle théologie en ne se servant plus que d une
anthropologie psychosociologique. Là encore. on ne s’intéresse plus qu’à la «modernité» de l'homme, en oubliant de
le considérer dans sa véritable dimension spirituelle, sa capacité de découvrir la Réalité transcendante.
Devant ce danger, on ne peut demeurer indifférent: il n'y a pas de neutralité possible, car la neutralité serait déjà
une sorte de compromission. Notre intelligence n'est-elle pas faite pour la découverte de la vérité? Notre cœur n'est-
il pas fait en premier lieu pour aimer une personne humaine, pour l'aimer comme un ami? Ne plus vouloir lutter pour
la conquête de la vérité, en considérant qu'il est impossible d'atteindre la vérité, ne plus vouloir rechercher un véritable
amour d'amitié entre les hommes, en considérant que l'amour d'amitié est impossible, serait le fait d'un grave
scepticisme et d'un désespoir angoissé.
L'homme normal, en face d'un danger menaçant, cherche à se fortifier pour lutter, pour se sauver et sauver ceux
qui sont proches de lui. Nous n'avons pas le droit de nous laisser enliser sans lutter de toutes nos forces pour sauver
notre esprit, notre capacité d'atteindre la vérité et d'aimer, et pour sauver l'esprit, l’intelligence et le cœur de ceux
qui nous suivent, qui sont nos «cadets» dans l'humanité.
Reconnaissons, du reste, que nous sommes dans une situation tout à fait privilégiée pour reprendre cette recherche
de la vérité. Car nous sommes descendus très bas; et si nous sommes comme «au creux de la vague », nous ne
pouvons guère descendre beaucoup plus bas! Quand on pense aux diverses idéologies qui sont nées depuis une
centaine d'années, et quand on regarde la dernière d'entre elles, la philosophie analytique, on est bien obligé de
reconnaître que la métaphysique y est réduite à néant, à tel point que non seulement l'existence de Dieu est rejetée,
mais que l'homme lui-même, en ce qu'il est comme personne, au plus profond de son être, n'est plus considéré du
tout. On ne peut guère aller plus loin dans l'abandon de la signification profonde de la philosophie. Celle-ci n'a-t-elle
pas toujours été au service de l'homme, pour permettre à celui-ci de découvrir sa véritable finalité? Dans la philosophie
analytique, où l'homme disparaît, on ne considère plus ses œuvres, ses effets, comme des effets de l'homme, mais
en eux-mêmes, comme des faits, des donnés dont on saisit les conséquences et les antécédents.
Mais, pour reprendre les vers de Holderlin que Heidegger aimait à citer, «là où est le danger, là aussi croît ce qui
sauve». Le moment où l'on touche la plus grande dégradation n'est-il pas proche d'un nouvel élan? Toute résurrection
n'exige-t-elle pas un cadavre? Toutefois, pour que le cadavre ressuscite, il faut un esprit nouveau qui lui redonne une
nouvelle vie. N'est-ce pas pour nous une obligation de tout faire pour donner ce nouvel esprit, pour redonner à
l'intelligence humaine sa véritable vie, la reprendre en ce qu'elle a de plus profond, de plus radical—j'allais presque
dire: dans son premier souffle?