1.2.10. Un paradigme territorial : le faubourg Le faubourg de Haren en projet Figures de la (den)Cité Nous présentons ici le travail accompli au cours de ce mois de février par un groupe d’une dizaine d’étudiants de troisième année. Il s’agit dans une large mesure d’un travail d’analyse, de description de la réalité physique d’un lieu. Ce travail de description est un moment nécessaire sur le chemin de la découverte d’hypothèses de projet, hypothèses encore à venir. Un mot sur les mobiles et sur l’objectif de cet exercice, qui sont les raisons pour lesquelles nous pensons qu’il trouve sa place au sein de l’atelier Den(cités). Une des raisons profondes du caractère (perçu actuellement comme) «insaisissable» des phénomènes à l’examen (le «lotissement», la «périphérie», l’ «extension de l’habitat unifamilial») réside, selon nous, dans la condition actuelle des disciplines sur lesquelles se fonde l’étude de la modification du territoire – l’architecture et l’urbanisme. Ces disciplines sont toutes deux, dans leurs définitions actuelles, largement dédaigneuses des outils qui leurs permettraient de saisir , c’est-à-dire de « se mettre en mesure de connaître par les sens » non seulement cette partie de la réalité du territoire qui n’apparaît que comme une «prolifération incohérente de constructions» mais encore l’autre partie, issue des phases précédentes de l’élaboration du territoire, ignorée pour l’essentiel, dont – en conséquence quelques extraits seulement (le patrimoine) font l’objet d’un véritable surinvestissement. Que la sociologie et l’anthropologie puissent contribuer à la saisie de ces phénomènes (perçus actuellement comme) «insaisissables» ne fait aucun doute. Nous insistons cependant sur le fait que l’anthropologie et la sociologie cherchent à saisir non pas directement les phénomènes dont nous parlons, qui sont de l’ordre de la technique, mais les usages, les rites que ces phénomènes supportent, qui sont, pour leur part, de l’ordre de la pratique. Que, donc, anthropologie et sociologie contribueront bien plus à la saisie des pratiques qui sont les conditions des phénomènes étudiés, qu’à la saisie théorique-technique de ces phénomènes eux-mêmes : elles élaborent une théorie de la pratique, non une théorie de la technique. Or, nous soutenons que les phénomènes territoriaux perçus actuellement comme insaisissables apparaissent précisément tels du fait de l’affaiblissement de la considération que la société accorde en général aux questions qui relèvent directement de la technique de la configuration du territoire, qui relèvent donc de l’aménagement du territoire comme projet, comme champ culturel . C’est de cet affaiblissement que souffrent de façon particulièrement symptomatique l’enseignement et l’exercice de l’architecture et de l’urbanisme en Belgique. 1 L’exercice dont il s’agit ici consiste d’abord à ouvrir les yeux sur ce que, contraints par les pratiques manipulatoires auxquels leur rôle socialement rétréci les contraignent, ni les architectes ni les urbanistes ne voient, sur ce qu’ils ont déjà relégué à l’inexistence, hors de leur architecture, hors de leur urbanisme. Il s’agit d’ouvrir les yeux sur les phénomènes, souvent anciens, d’habitude traités avec désinvolture, qui constituent encore aujourd’hui l’architecture territoriale de nos régions : ouvrir les yeux, après un siècle d’occupation du territoire, sur les faits qui – même dans leur état quasi en ruine - révèlent toujours actuellement le territoire comme construction culturelle, pour chercher à en explorer les virtualités à titre d’éléments de composition et à redécouvrir la possibilité d’une redéfinition du projet architectonique du territoire. L’objectif de l’exercice est l’exploration d’une figure de la colonisation résidentielle: le faubourg. Le faubourg est sans doute la forme d’établissement humain la plus généralisée dans notre pays. Il est, par exemple, le constituant morphologique régulier de la résidence urbaine en Belgique et dans une bonne part de l’axe central européen. Il est l’instrument par excellence, et ce depuis le Haut Moyen-Âge, de la colonisation bourgeoise du territoire. Il s’agit d’un thème extrêmement vaste, et pourtant peu reconnu. Nous cherchons ici à le remettre à l’épreuve du projet, à titre de paradigme. L’étude concerne un ancien faubourg de la cuve extérieure de Bruxelles, le faubourg de Haren (rue de Verdun), une de ces multiples petites colonies résidentielles situées à distance de moins de dix kilomètres du noyau urbain, par lesquelles Bruxelles s’assurait, sous l’Ancien Régime, la subsistance vivrière. Il est localisé au nord de la vieille ville, sur le vaste plateau que limitent, à l’ouest la vallée de la Senne et à l’est la vallée de la Woluwe. Un ancien faubourg, absorbé dans le courant des années ’20 par la Ville de Bruxelles, dont la morphologie est restée pour l’essentiel et comme miraculeusement épargnée par l’extension des mégainfrastructures que la grande ville a déployées à proximité immédiate : la gare de formation de Schaerbeek à l’ouest, de grands dépôts d’autobus à l’est, plus loin le Capharnaüm de Zaventem, etc. Un faubourg, qui gagne aujourd’hui une sorte de succès résidentiel incertain, ignoré par une autorité communale probablement confrontée à d’autres enjeux plus centraux. Le faubourg de la rue de Verdun nous intéresse ici justement surtout pour ses caractéristiques internes, et, en particulier, pour deux raisons : 1° pour la clarté avec laquelle il énonce ses dispositifs réguliers, autrement dit pour l’exemplarité avec laquelle il révèle son paradigme architectonique : la forme canonique du faubourg. L’analyse cartographique des rôles territoriaux – voirie, parcellaire, bâti, plantation -, met en évidence : - une hiérarchie de la voirie à arborescence orthogonale à trois niveaux autour d’une voie maîtresse rectiligne (la rue de Verdun), longue d’environ 1 kilomètre, partie d’une ancienne liaison de la campagne vers la ville, nettement limitée dans son extension en longueur par un village (le village de Haren), au nord, et un ancien sanctuaire régional (l’église Saint-Vincent), au sud. - un parcellaire en lanières profondes perpendiculaire aux voies, développées jusqu’aux limites latérales de l’aire du faubourg, encore aujourd’hui destinées en partie aux cultures vivrières - une organisation hiérarchisée du bâti suivant une distinction régulière : corps principaux en courtine, alignés parallèlement à la voie et corps annexes détachés (ateliers, cours de garages) ou attachés (cuisines, salles de bains et vérandas) à développement en profondeur - la constance dimensionnelle et typologique des constituants, où dominent de larges maisons mitoyennes à deux étages hors sol, parfois munies de grands porches charretiers 2° mais aussi, pour ainsi dire, pour l’ imperfection du dispositif, qui tient - au caractère inachevé du faubourg proprement dit (la courtine discontinue, de nombreuses parcelles non-bâties), mais à la fois aux multiples développements que propose, comme à titre de suggestions, sa configuration actuelle (une arborescence à peine ébauchée, une très faible édification en profondeur sur la parcelle) - à la persistance, à l’intérieur même de l’aire du faubourg, de traces, héritées presque certainement d’une phase antérieure de la composition du territoire : des lanières rurales aujourd’hui encore réservées à l’activité pastorale et agricole, 2 - nettement plus larges que celles du faubourg et disposées perpendiculairement à celles-ci aux caractéristiques particulières de la topographie : une assiette générale légèrement inclinée vers le nord-ouest, l’amorce de petits vallons partiellement remblayés, puis cette localisation scénographique largement due aux grands travaux d’excavation entrepris à l’aube du XXe siècle pour élargir le faisceau des voies de la gare de formation de Schaerbeek, qui font de la partie orientale du faubourg une véritable terrasse surplombant la vallée Un exercice sur le thème de la colonisation résidentielle du territoire qui cherche donc avant tout à réexplorer une des formes de l’architecture du territoire, un de ses constituants morphologiques réguliers, un de ses outils configuratifs concrets. Et qui choisit à cette fin de se confronter directement aux questions de la reprise du projet d’une de ses déterminations particulières, accueillie à titre de cas d’école. Avec toutes les particularités mais aussi toutes les richesses imprévisibles qu’implique nécessairement la confrontation avec d’anciennes préexistences, et en définitive avec cette responsabilité et ce plaisir, qui sont la vraie responsabilité et le vrai plaisir des architectes : l’identification des choix configuratifs qui uniront en une unité nouvelle, peut être hétérogène, peut-être complexe mais bien saisissable, parties anciennes et parties nouvelles, l’identification des choix qui permettront de reconsidérer l’ancien comme complément nécessaire du nouveau, et de redéfinir peu à peu – même partiellement, et dans la conscience des limites que nous présentent les conditions actuelles - les éléments d’un projet pour le territoire. Un projet pour le territoire, capable de préfigurer le dépassement des contradictions en lesquelles s’éreintent aujourd’hui la plupart des spécialistes de l’aménagement du territoire, si souvent acharnés à la seule défense de leur territoire, de territoires particuliers, de chasses-gardées, de territoires abstraits derrière lesquels le territoire finit par disparaître. Un projet concret, capable de nous mettre en mesure de connaître le territoire par les sens, de le reconnaître comme dimension concrète, comme condition commune de la construction (humaine et politique) de la Cité. 3