Illustration de la couverture: Tenture de mariage en soie ikatée. Musulmans du Cambodge. Vers 1930. Achetée par Bernard Dupaigne en 1970 pour le Musée de l'Homme. www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] <Ç;JL'Harmattan, 2006 ISBN: 978-2-296-02431-1 EAN : 9782296024311 Société des Études Euro-Asiatiques EUROPE-ASIE Histoires de rencontres COLLECTION EURASIE La collection EURASIE regroupe des études consacrées aux diverses traditions culturelles des peuples du continent euro-asiatique et à leurs mutuelles relations. D'inspiration principalement ethnologique, elle est largement ouverte aux spécialistes d'autres disciplines: historiens, géographes, archéologues, spécialistes des mythes et des littératures. La collection EURASIE est publiée, au rythme d'un volume annuel, par la Société des Etudes Euro-Asiatiques, dont elle reflète les travaux. Comité de lecture: Jane COBB!, Bernard DUPAlGNE, Jeanine FRIBOURG, Christian PELRAS, Xavier de PLANHOL, Christiane MANDROU, Rita H. RÉGNIER, Daniel ROSE, Yvonne de SIKE, Fanny de SIVERS, Solange THIERRY Secrétariat de rédaction: Muriel RUITER Directeur de la publication: Yves VADÉ Volumes précédemment parus: 1 -Nourritures, sociétés, religions. Commensalités (1990) 2 - Le buffle dans le labyrinthe 1. Vecteurs du sacré en Asie du Sud et.du Sud-Est (1992) 3 - Le buffle dans le labyrinthe 2. Confluences euro-asiatiques (1992) 4 - La main (1993) 5 - Le sacré en Eurasie (1995) symbolisme et signification sociale (1996) 6 - Maisons d'Eurasie. Architecture, 7 Serpents et dragons en Eurasie (1997) 8 Le cheval en Eurasie. Pratiques quotidiennes et déploiements mythologiques (1999) 9 Fonctions de la couleur en Eurasie (2000) 10 Ruptures ou mutations au tournant du XXI" siècle. Changements de géographie mentale? (2001) Il La Forge et le Forgeron. 1. Pratiques et croyances (2002) 12 La Forge et le Forgeron. 2. Le merveilleux métallurgique (2003) 13 - Sentir. Pour une anthropologie des odeurs (2004) 14-15 - Ethnologie et Littérature (2005) - - Ce volume est le 1 ({me de la collection RÉDACTION: Musée du quai Branly, 222 rue de l'Université, 75007 Paris La Rédaction laisse aux auteurs la responsabUité des opinions exprimées. COLLECTION EURASIE Publiée par la Société des Études Euro-Asiatiques EUROPE-ASIE Histoires de rencontres Textes réunis et présentés par Bernard Dupaigne L'Harmattan 5-7 rue de l'École Polytechnique 75005Paris FRANCE L'Harmattan Inc. 55 rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y IK9 L'Harmattan HargitauJ 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan ViaBava 10214 Torino Italie Italia SOCIÉTÉ DES ÉTUDES EURO-ASIATIQUES La Société des Etudes Euro-Asiatiques, Association loi de 1901, a été fondée en 1977, rejoignant ses aînées, les Sociétés des Américanistes, des Africanistes et des Océanistes, au musée de l'Homme puis au musée du quai Branly. Son but est de promouvoir et de favoriser toutes les activités qui relèvent des études sur l'Europe et l'Asie dans le domaine des sciences de l'Homme. Soucieuse d'interdisciplinarité, la Société regroupe ethnologues, géographes, historiens, spécialistes des sciences religieuses et des littératures. Elle leur offre un lieu propice à la confrontation de leurs approches respectives d'une aire dont l'immense étendue - l'Europe, le monde méditerranéen, l'Asie entière - et la grande diversité n'excluent pas l'existence de remarquables continuités ni celle de spécificités qui la caractérisent dans son ensemble. Président Fondateur: Président d'honneur: tPaul Lévy Xavier de Planhol Conseil d'Administration: Teresa Battesti, Claudine Brelet, Jane Cobbi, Bernard Dupaigne, Danielle Elisseeff, Christian Fleury, Antonio Guerreiro, Muriel Hutter, Annick Le Guérer, Christine Lorre, Christian Malet, Bernard Peirani, Christian Pelras, Rita H. Régnier, Yvonne de Sike, Yves Vadé Bureau: Président: Vice-Présidents: Secrétaire générale chargée de la Trésorerie: Secrétaires généraux adjoints: Archiviste: Yves Vadé Bernard Dupaigne Danielle Elisseeff Rita H. Régnier Antonio Guerreiro Muriel Hutter Christian Fleury INTRODUCTION par Bernard DUP AIGNE La Société des Études euro-asiatiques, depuis le premier numéro de ses Cahiers, paru dès 1990, s'est donné pour but de traiter de « Confluences euro-asiatiques », selon le titre de son volume 3 de 1992. L'étude des rapports - très anciens - entre l'Europe et l'Asie a fait l'objet d'innombrables études, qui ont explicité les nombreuses étapes sur « Les routes de la soie ». Sur ces routes, se sont échangés idées, arts, religions et marchandises, concourant à la prospérité des royaumes, de la Chine à Rome. Les civilisations de la Chine ont particulièrement fasciné les Européens; mais on peut en dire autant de la Mongolie, du Tibet, du Vietnam, de la Perse, de l'Asie centrale, de l'empire ottoman ou du « Levant ». Ce volume nous conduit ainsi en dix étapes, de la Mongolie du xnr siècle au XIXe siècle européen. Egly Alexandre nous narre le voyage de deux moines mongols nestoriens, Rabban Sauma et Mar Yahballaha, en route pour le pèlerinage à Jérusalem. Rabban Saumaest envoyé comme ambassadeur à Constantinople, puis Rome, Paris (où il rencontre Philippe le Bel), et auprès du roi d'Angleterre, Edouard 1er,avant de revenir auprès de l'Ilkhan de Perse, le roi Argun. Grâce à Lucien Kehren, nous nous remémorons les missions diplomatiques échangées entre Tamerlan et les puissances européennes, entre 1394 et 1403. Danielle Elisseeff nous conte l'histoire de Huang Jialüe, modeste paysan chinois catholique, né en 1679, destiné par les missionnaires des Missions étrangères de Paris à former un clergé local. Notre séminariste, sous le nom d'Arcadio, devient à Paris, où il arrive en 1702, « interprète du Roi» Louis XIV pour le Chinois, et responsable, pour cette langue, de la bibliothèque royale, avant de se marier avec une Française en 1713, et mourir de maladie à Paris en 1716. Le Père Claude Lange, des Missions étrangères de Paris, revient sur le destin de Pierre-Joseph-Georges Pigneau de Béhaine, en Cochinchine en 1767, nommé en 1772 Vicaire apostolique de Cochinchine et du Cambodge. Malgré les difficultés et les persécutions contre les catholiques, Monseigneur Pigneau lie amitié avec Nguyen Anh, futur empereur d'Annam, qui l'accrédite en 1784, avec pleins pouvoirs plénipotentiaires auprès du roi de France Louis XVI, lui demandant de l'aider à se rétablir dans son royaume contre ses opposants. Et le traité entre la France et la Cochinchine fut ainsi signé à Versailles en 1787 par Mgr Pigneau de Béhaine, au nom du roi de Cochinchine. Bernard Dupaigne détaille un épisode peu connu de l'histoire de France. S'appuyant sur la thèse de Jean-Marie Lafont (1992), il retrace l'aventure de quatre officiers de Napoléon, destitués après les Cent-Jours et partis chercher fortune en Perse d'abord, puis à la cour du roi sikh du Pendjâb, Randjit Singh. Ce royaume sikh, fondé en 1801, se maintient entre le royaume musulman afghan et les intrigues de la Compagnie britannique des Indes orientales, qui, depuis le XVIIe siècle, cherche à unifier le sous-continent sous sa tutelle, en soumettant les royaumes indous et musulmans. Allard, Ventura, Court et Avitabille réorganisent l'armée du mahârâdja pour en faire la plus puissante des Indes, après celle de l'East Indian Company. Louis-Philippe nommera en 1835 Allard « agent de France à la Cour de Lahore ». Mais cela ne sauvera pas le royaume sikh des appétits britanniques. À la suite des troubles de succession, le royaume sikh sera annexé en 1849, et la reine Victoria déclarée Impératrice des Indes en 1877. Pierre Cambon nous parle du premier Coréen, Hong Jeongou, venu en France en 1891, à la suite du traité d'amitié entre la monarchie Choson et la troisième République française (1870), sur fond de rivalité entre la Chine, le Japon, la France, la Russie et les puissances anglo-saxonnes. Entre 1891 et 1894, Hong Jeong-ou documente les collections coréennes du musée Guimet à Paris, et traduit des ouvrages coréens. Retourné en Asie, le libéral Hong Jeong-ou, préoccupé du sort de son pays en voie de modernisation et menacé par l'expansionnisme japonais, assassine en 1894 à Shangaï un. compatriote, réformateur lui aussi, mais pro-japonais. 8 C'est à un autre voyage que nous convient Michèle Nicolas, Yvonne de Sike, Véra Marigo et Lucie Rault, celui des plantes, des idées, de la peinture. Michèle Nicolas évoque les grands voyageurs naturalistes au Levant des XVIe, XVIIe et xvue siècles. Des savants célèbres apparaissent, Charles de l'Écluse, le baron de Busbecq, Jean-Baptiste Tavernier, Jean Thévenot, Antoine Galland, Pierre Belon, Joseph Pitton de Tournefort ..., qui, au cours de leurs voyages, souvent aventureux, recueillirent et préparèrent plantes, fleurs, aromates et épices pour les acclimater en Europe. Tulipes, jacinthes, renoncules, narcisses, lauriers, jujubiers, platanes' d'Orient connurent ainsi une fortune prodigieuse en Occident, comme d'autres plantes et drogues utiles. Yvonne de Sike nous entraîne dans une vaste fresque autour de Dionysos, qui a donné le vin aux hommes, et aux femmes le goût de la transgression et de la liberté. Véra Marigo suit le voyage d'Alexandre le Grand, de la Macédoine jusqu'aux Indes, et sa rencontre en Afghanistan avec Dionysos, qui donna le vin, et l'ivresse, aux mortels. Lucie Rault réfléchit sur les différences de perception de la peinture en Occident et en Chine. L'Occidental enferme la nature dans un cadre bien déterminé, se posant comme maître et voulant se l'approprier. Le tableau fait face au spectateur qui en saisit l'ensemble, d'un seul coup d'œil et de son seul point de vue. Le peintre chinois est plus respectueux. L'œuvre ne s'impose pas d'emblée, le rouleau ne s'offre que lentement aux vrais amateurs capables de le comprendre. Le peintre chinois cherche à exprimer l'harmonie du Cosmos, évoquer l'équilibre entre le Ciel et la Terre. Les montagnes sont le symbole du Ciel, dont on ne peut s'approcher qu'avec humilité. Musique, peinture et calligraphie ne se conçoivent que comme un hommage à l'univers et aux forces de la nature. Le peintre chinois ne cherche pas à fixer la nature selon ses règles, mais, au contraire, à rentrer en communion avec lui. La recherche des Occidentaux est celle de l'appropriation, de la possession. Celle des Asiatiques se rapproche plus d'une expérience mystique. 9 LE VOYAGE EN OCCIDENT DE DEUX MOINES MONGOLS, RABBAN SAUMA ET MAR Y AHBALLAHA UN TÉMOIGNAGE DES RELATIONS ENTRE LA MONGOLIE ET L'OCCIDENT AU XIIIe SIÈCLE : Egly ALEXANDRE Ancienne Chargée de Mission des Musées Nationaux (Musée Guimet) Résumé Évocation, par deux moines mongols, de la rencontre des deux mondes de l'Est et de l'Ouest, qui s'établit au XIIIe siècle, après les conquêtes de l'empereur mongol Gengis Khan. «Etape importante de l'Histoire universelle» (Sir Percy Sykes), ces contacts vont perdurer jusqu'à nos jours, malgré de nombreuses, et parfois longues, interruptions. Un manuscrit du XIV' siècle, longtemps disparu, retrouvé par un missionnaire américain, Isaac Holister Hal, en 1886, permet de confirmer les relations intenses entre ces deux mondes à l'époque troublée des Croisades, époque où, après une longue séparation, les Eglises d'Orient et de Rome recherchent l'union, qui finalement n'aura pas lieu. Le manuscrit rappelle la destinée exceptionnelle de ces moines chrétiens-nestoriens, partis de la Chine mongole des Yuan, et leur traversée du continent eurasiatique jusqu'à la Perse mongole des Ilkhan : l'un d'eux deviendra patriarche, chef de l'Eglise d'Orient; l'autre sera ambassadeur du souverain mongol de Perse auprès des rois de France (Philippe Le Bel) et d'Angleterre (Édouard 1er),ainsi que du pape Nicolas IV. Le terme Eurasie indique une aire immense sans frontières géographiques, où il est malaisé de séparer les limites entre deux continents; comme l'avait déjà observé Hérodote: « '" ce qui fait donner à la terre qui est "une" (Europe, Asie, Lybie) trois noms différents ». C'est à travers tous ces territoires si diversifiés que des « routes» vont permettre la rencontre entre les mondes de l'Est et de l'Ouest. Sur ces routes que l'on allait appeler « Route de la Soie », cheminèrent dès une haute époque des voyageurs, caravaniers, marchands, artistes, puis religieux, qui allaient s'aventurer d'un monde à l'autre, porteurs de marchandises mais aussi d'idées. De ces rencontres allait naître un brassage des cultures, des religions: le bouddhisme se diffusera vers l'Ouest dès les premiers siècles de notre ère, puis le christianisme, et plus tard, l'islam se focalisera en Orient. Ptolémée avait déjà décrit dans sa Géographie, la « Route continentale de la soie », d'après le récit de voyage du négociant macédonien Maës Titianos (relaté par Marinos de Tyr, à la fin du 1ersiècle A.D.). Déjà Sima Jian, le célèbre historien des Han (né peut-être en 163 B.C.), rapportait dans son Histoire que le pèlerin Chang Jian avait atteint les contrées d'Occident, le xi yu, jusqu'à l'Afghanistan ; et qu'il avait aussi évoqué la Perse, le nan si, près de la mer occidentale... On évoquera ici la destinée exceptionnelle de deux moines mongols, témoins de la rencontre des deux mondes de l'Est et de l'Ouest, à une époque plus tardive, au xnr siècle, et les liens qui se nouèrent entre ces deux mondes pour des siècles. La communication était établie et devait perdurer jusqu'à nos jours, à la suite de l'empereur mongol Gengis Khan, justement qualifié par Grousset comme l'un des plus grands conquérants de l'Histoire « ayant finalement profité à la civilisation ». Déjà Joinville, le chroniqueur de Saint-Louis (1225-1317) avait écrit: « Il procura la paix en unifiant toutes les tribus en un Empire ». En ce XIIIe siècle, nombreux sont les voyageurs qui ont laissé des traces des relations' de leurs voyages d'Ouest en Est; Marco Polo, Guillaume de Rubrouck, Jean de Montecorvino sont bien connus, mais ceux qui parcoururent le monde d'Est en Ouest furent presque oubliés. Et cependant, les relations furent aussi intenses dans les deux sens; et celles d<~l'Est vers l'Ouest revêtirent tout autant d'importance quant aux connaissances qu'elles nous laissèrent sur cette époque si troublée que fut le XIIIe siècle. Un manuscrit découvert en 1886 par un missionnaire américain, Isaac Hollister Hall, dans une église nestorienne du Kurdistan, relate l'Histoire de Mar Yahballaha, Catholicos de l'Eglise d'Orient, et de Rabban Sauma, Visiteur général, qui partirent de la Chine mongole des Yuan pour aller prier à Jérusalem. Il s'agissait de la traduction en syriaque, au XIVe 12 siècle, d'un manuscrit, maintenant égaré, du XIIIe siècle (rédigé en persan), du compte rendu de ces deux moines mongols, de leur traversée depuis la Chine mongole des Yuan jusqu'à la Mésopotamie et la Perse mongole des IIkhan en Occident, l'auteur de cette traduction du XIVe siècle demeurant inconnu. Ce texte ne fut publié par la mission américaine qu'en 1889. Mais déjà en 1888, un lazariste français, Paul Bedjan, fut le premier à faire connaître ce manuscrit sous le titre Histoire de Mar Yahbahalla, Catho/icos de l'Orient et de Raban Sauma, Visiteur Général. L'intérêt de ce manuscrit est remarquable, du fait des informations fournies par les deux moines sur le monde de cette époque et de la description de l'expansion jusqu'en Chine de ce «schisme» du christianisme romain, appelé nestorianisme. Cette « hérésie» du christianisme, telle qu'elle a été alors qualifiée, allait jouer, depuis le Moyen-Orient jusqu'en Chine, un rôle important. L'origine de ce « schisme» du christianisme, une «hérésie» pour les fidèles de l'Eglise de Rome, se trouverait en Mésopotamie où des communautés juives converties au christianisme furent honorées d'abord par les Sassanides dès le Ille siècle, puis au Ve siècle où elles se constituèrent en une Eglise indépendante séparée de Rome, avec un chef, le Patriarche, siégeant en Perse, à SeleucieCtésiphon. Cette Eglise perse allait se rapprocher de la culture grecque chrétienne promue par un moine d'Antioche Nestorius (devenu archevêque de Constantinople), qui prêchait une théorie selon laquelle, en raison de la dualité de la nature de Jésus, Dieu et Homme, Marie ne pouvait être seulement appelée mère de Dieu, mais également mère de l'Homme qui est en Jésus. Il conviendrait donc, dès lors, de l'appeler «mère du Christ». Cette publication fit scandale. C'était refuser la divinité de la Vierge. Nestorius fut condamné au Concile d'Ephèse en 431, banni, et ses écrits furent brûlés. Mais vers 485, l'Eglise de Perse refusa cette condamnation et reprit la théologie de Nestorius, voulant rester fidèle à la foi des Perses depuis les anciens temps, telle qu'elle s'était exprimée officiellement au Concile de Nicée en 325, sous l'empire sassanide. Le nom d'Eglise nestorienne qui 13 lui sera attribuée a perduré; mais il serait plus approprié de lui substituer le nom d'Eglise d'Orient. C'est cette Eglise qui allait se répandre jusqu'en Chine, où dès le VIW siècle, sous les Tang, était parvenu un moine nestorien, Alopen, ce dont témoigne la célèbre stèle de Xian érigée par un chrétien chinois en 781 (retrouvée en 1623) qui rappelle que la « religion resplendissante» (le christianisme nestorien) était arrivée jusqu'en Chine. Mais après les persécutions religieuses des Tang en 845, cette religion disparut, pour refaire surface, triomphante, lors de la conquête mongole de la Chine au XIIIesiècle. L'Orient et l'Occident se retrouvaient alors dans une communication qui allait s'intensifier. De œtte Chine mongole partirent en ce XIIIe siècle nos deux protagonistes. La Chine venait d'être conquise par Kubilai, le petit-fils de Gengis Khan, qui fondera la dynastie des Yuan. Quittant l'ancienne capitale Karakorum en 1264, il établit sa nouvelle capitale à Khanbalik (la ville du Khan), l'actuel Pékin. Dès lors y dominera l'esprit de justice et de tolérance, dans tous les domaines, en particulier religieux. La Chine s'ouvrira aux idées du monde extérieur; les doctrines étrangères y pénétrèrent, notamment le christianisme nestorien. Kubilai, dont la mère était nestorienne, accepta la création d'un archevêché à Khanbalik ; des églises s'élevèrent; l'empereur instaura un bureau pour le culte chrétien en 1289, pour tout l'Empire. C'est dans ce, milieu que va naître et vivre ses jeunes années Rabban Sauma, qui deviendra beaucoup plus tard ambassadeur du roi mongol de la Perse mongole, Argun. Il était le :filsd'un noble et riche chrétien, administrateur dans la ville de Khanbalik. Lorsqu'il eut vingt ans, le besoin de rejoindre Dieu « s'alluma dans son cœur ». En dépit des réticences de ses parents, il distribua tous ses biens aux pauvres et se retira dans une grotte pour y vivre en ermite, dans l'amour du Christ. Rabban Sauma devait, quelques années plus tard, rencontrer un disciple qui allait partager sa vie durant de longues années et partirait avec lui vers l'Occident où les attendait une fabuleuse destinée: Marco. Chrétien nestorien lui aussi, Marco naquit à Koshang, capitale des Ongut, dans cette population turco-mongole 14 convertie au christianisme nestorien depuis le XIe siècle, vivant à l'Ouest de la Boucle du Fleuve Jaune, aux confins de la Mongolie intérieure actuelle. Cette tribu était celle du Prince Georges, descendant supposé du légendaire Prince Jean, dont le mythe se développera durant des siècles. Cette population avait, depuis l'époque de Gengis Khan, noué des liens matrimoniaux avec les Gengiskhanides. Marco était le fils d'un archidiacre de Koshang. Il fut instruit dans les disciplines ecclésiastiques. Il reçut l'ordination à vingt ans, puis on le maria. Mais très tôt il ressentit lui aussi la vocation de servir Dieu et, connaissant l'existence de Rabban Sauma, l'ermite, il décida de le rejoindre et de devenir ermite à son tour. Il reçut la tonsure et réalisa son rêve. Rabban Sauma l'accepta comme disciple. Sept années plus tard, ils décidèrent de partir en pèlerinage à Jérusalem après avoir abandonné tous leurs biens aux pauvres. Ils traversèrent donc l'Asie centrale, l' Azerbaïdjan, en direction de Baghdad, dans l'intention d'y rencontrer le chef de l'Eglise d'Orient Mar Denha. Mais en ce XIIr siècle, époque de croisades, de troubles politiques et de guerres, l'insécurité des routes, souvent interrompues, ne leur permit pas d'atteindre Jérusalem. Bloqués donc en Mésopotamie, ils furent accueillis par le Catholicos Mar Denha qui les dissuada de continuer leur chemin et les garda auprès de lui. Il nomma Marco Métropolite et Rabban Sauma Visiteur Général. Leur destinée venait de se jouer. Mar Denha mourut et Marco fut élu à sa succession sous le nom de Mar Yahballaha III. Il avait 37 ans. Il demeura dans un couvent, où Rabban Sauma vécut à ses côtés, jusqu'au jour où il deviendra l'ambassadeur du roi mongol de Perse. Les deux moines s'étaient arrêtés à Khotan après avoir vécu deux mois de fatigue et de tourments dans la steppe désertique, «parce que personne n'habite là car l'eau y est amère et que l'on ne peut rien y semer ». Ils y demeurèrent six mois en raison d'une guerre locale. Il est difficile de comprendre la vraie raison de ce long séjour. Que restait-il du puissant royaume bouddhique de Khotan que les pèlerins chinois des Ve, vue siècles (Fa xian, Song Yun...) glorifiaient, devenu l'une des quatre garnisons chinoises d'Asie centrale, sous le protectorat des Tang? Le silence s'était fait lors des 15 invasions tibétaines, et Marco Polo nous apprend que de ]27] à ]275 les habitants de Khotan suivaient la religion de Mahomet. Durant leur séjour dans l'Empire des Ilkhan, nos deux voyageurs furent reçus par le roi Abaqa qui favorisait les chrétiens, et dont Mar Yahballaha allait gagner la confiance et l'estime. Dès lors, le Catholicos allait traverser pendant de longues années alternativement des périodes d'honneurs et de persécutions auprès des empereurs mongols, les Ilkhan, qui se succédaient en Perse. Mais après une vie agitée, enfin retiré dans le couvent qu'il avait fait construire à Maragha, le Catholicos prononcera une phrase amère: «je suis las de servir les Mongols ». Il y mourut en ] 317. Rabban Sauma repartira alors à la rencontre de l'Occident. Le roi Abaqa cherchait à nouer des alliances avec les rois d'Occident pour conquérir les terres de Syrie et de Palestine.. Sur la recommandation de Mar Yahballaha, il avait nommé Rabban Sauma ambassadeur; il l'envoya en mission auprès des rois de France et d'Angleterre: et l'ambassadeur de l'Ilkhan de Perse Argun, Rabban Sauma, s'en fut rejoindre l'Occident. Le récit de son voyage, relaté dans le manuscrit retrouvé, va nous permettre de suivre son périple et de recueillir des informations sur la communication qui s'établit entre l'Ouest et l'Est. Rabban Sauma partira accompagné par des membres de l'ambassade, traversant l'Asie Mineure, de l'Azerbaïdjan jusqu'à la mer Noire et à Trébizonde, d'où il parviendra à Constantinople. Son récit témoigne de son émerveillement devant l'église de Sainte-Sophie «qui dispose de 360 portes en marbre, et dont aucune voûte ne lui est comparable par la majesté de l'envol ». L'ambassade sera reçue par le roi qu'il appelle «Basileus» (le roi) sans le nommer. Il s'agit du roi Andronic II, successeur de Michel Paléologue VIII (contemporain de l'Ilkhan Hulegu), qui avait laissé à son successeur un empire déchiré par les dissensions religieuses. Andronic II, monarque très cultivé, fonda une académie qui fait déjà songer à la Renaissance italienne. Il lutta sans succès pour améliorer la situation intérieure de son royaume. Son règne se terminera en guerre civile. Toutefois, après avoir 16 visité les lieux saints de la région, Rabban Sauma ne saisit pas la gravité de la situation et poursuivit son chemin. L'ambassade ira s'engager sur la «haute Mer », et se dirigera vers l'Italie, en direction de Rome, où Rabban Sauma devait rencontrer le pape. Le manuscrit nous informe qu'ils virent sur cette mer une «montagne d'où s'échappe de la fumée le jour et du feu la nuit ». C'était l'Etna en éruption. Ils débarquèrent à Naples et poursuivirent leur route vers Rome, «s'émerveillant de ce qu'aucune région n'était vide de constructions ». Ils atteignirent Rome après quelques jours. Mais le pape était mort, et ils furent reçus par douze hommes «appelés cardinaux », réunis en conseil pour élire un nouveau pape. Interrogé sur les problèmes religieux qui séparaient alors l'Eglise d'Orient de l'Eglise de Rome, il exposa son credo; mais à la suite de la controverse qui s'ensuivit, il déclara que telle n'était pas la raison de sa venue à Rome, et demanda à visiter les lieux saints. Un chapitre du manuscrit est consacré à la. description des églises. La date de l'élection du nouveau pape ne pouvant être connue, il partit pour la France et l'Angleterre pour présenter son ambassade à ces deux rois. Rabban Sauma chez les rois de France et d'Angleterre En ce XIIIe siècle, régnait en France Philippe IV le Bel (1268-1314), le dernier des grands Capétiens, petit-fils de Saint-Louis. Celui-ci avait cédé en 1258, par le traité de Paris, le duché de Guyenne au roi d'Angleterre. Edouard I devenait ainsi vassal du roi de France. Cette suzeraineté ne pouvait qu'être mal acceptée par un vassal qui était roi lui-même. L'histoire de France et celle d'Angleterre vont dès lors s'entrecroiser. Les deux royaumes vont s'affronter pendant plus d'un siècle en des luttes incessantes ponctuées de périodes d'alliances et de mariages dynastiques qui ne pouvaient qu'aggraver les conflits. Une petite guerre avait lieu en permanence entre officiers français et anglais en Guyenne, où résidait dans son fief, Edouard I. Des rixes éclataient, mal perçues par le roi de France. Dans un tel. climat se préparait une autre guerre, l'une des plus terribles qu'aient connues les deux royaumes, la «Guerre de Cent ans », qui n'allait cependant éclater ouvertement qu'en 1337. C'est dans ce 17 contexte qu'évolua le mome mongol, ambassadeur de l'Empereur Argun. Rabban Sauma se rendit à Paris où il rencontra Philippe le Bel. Son manuscrit nous apprend qu'il fut reçu avec tous les honneurs; le roi se leva devant l'ambassadeur de l'IIkhan de Perse, porteur de dons et de lettres. Sa réponse concerne notre propos: « si les Mongols, qui ne sont pas chrétiens, se battent contre l'Islam pour délivrer Jérusalem, à plus forte raison nous devons combattre ». Mais Philippe le Bel ne partit pas en croisade, préférant «remettre en ordre les affaires du royaume ». Rabban Sauma demeura un mois à Paris et fut émerveillé par le présence de «30 000 étudiants qui apprennent les disciplines ecclésiastiques et profanes, la sagesse et la philosophie, la rhétorique, la médecine, l'arithmétique et la science des planètes et des étoiles ». Il visita les nombreux Lieux saints, notamment la Sainte Chapelle, construite entre 1240 et 1246 par Saint-Louis pour y recevoir la couronne d'épines qui fut posée sur la tête du Christ et rapportée plus tard par deux dominicains. Puis Rabban Sauma partit chez le roi d'Angleterre qui résidait dans son fief à « Bordeaux, à 600 kilomètres de Paris, et qu'il atteignit en 20 jours ». Edouard I, comme le roi de France, se dit heureux de participer à une future campagne pour Jérusalem. Mais il est surprenant qu'il ne leur permît pas de visiter les églises de la région, comme cela s'était produit dans toutes les contrées qu'ils avaient traversées. Surprenant aussi que l'ambassadeur mongol n'ait pas compris qu'il ne souhaitait peut-être pas que leur fût révélée l'infériorité de son royaume comparé à celui du roi de France: Paris était avec ses 200 000 habitants la plus grande ville de l'Occident, métropole intellectuelle et marché de grand commerce, devant Londres qui comptait alors moins de 50 000 habitants. L'Angleterre était pauvre et surpeuplée. Mais il est plus surprenant encore que l'ambassadeur mongol ne se soit apparemment pas intéressé aux questions politiques et n'ait parlé que de foi chrétienne avec le roi d'Angleterre! Et l'ambassade repartit sans avoir perçu les prémices de la terrible guerre qui allait ravager l'Europe. 18 Rabban Sauma retourne à Rome Il relate ce qui l'impressionna durant ce voyage où il fit escale à Gênes en Italie « semblable au jardin du paradis: son hiver n'est pas froid, ni chaud son été [...] En ce lieu, il n'y a pas de chef, c'est le peuple qui règne ». A son arrivée à Rome, Rabban Sauma apprit que le nouveau pape avait été élu en 1288. Il s'agissait de Nicolas IV, le cardinal qui l'avait reçu lors de son premier passage à Rome. Ce dernier l'honora et l'invita à célébrer les mystères de Pâques avec lui. Après avoir assisté à la consécration des rites de l'Eglise de Rome, qu'il décrira minutieusement par la suite, Rabban Sauma demanda au pape de lui accorder de célébrer à son tour une messe selon les rites de l'Eglise d'Orient. Le pape répondit, comme l'indique le manuscrit: « qu'il en soit ainsi ». Après la messe, les assistants s'écrièrent : « la langue est différente, mais les rites sont les mêmes! » Et ce fut ce pape qui, après sa rencontre avec Rabban Sauma, envoya en Chine Jean de Montecorvino qui, devenu le premier évêque de Khanbalik (l'actuel Pékin), allait convertir le prince nestorien Georges au catholicisme. C'était le temps, nous l'avons vu, où l'on cherchait à réaliser l'union des Eglises. Celle-ci ne se fera pas; mais cette « communication» de l'Orient avec l'Occident avait abouti à la construction de la première église chrétienne catholique en Asie Orientale, à Koshang (l'actuel Olon Sume) ; et peut-être même à « l'entrée» de l'Eglise de Rome en Chine... ? Ici prend fin le long périple de Rabban Sauma en Occident. Il reprit la mer pour revenir auprès du roi Argun, porteur « de la couronne d'or pur et de l'anneau personnel du pape, présents que celui-ci destinait à Argun ». Une fois encore il était possible de croire à l'union des Eglises. Argun fut favorable au christianisme romain; il fit même baptiser son fils. Mais il mourut; sous le règne de son successeur, l'Eglise connut encore une période glorieuse, puis ce fut le déclin et le chaos. Rabban Sauma fut autorisé à élever une église dans la cité de Maragha. Il allait finir sa vie dans une résidence proche de son église. Sa santé s'altéra et il mourut en 1294, à l'âge de 69 ans. Il fut enterré au monastère des Romains (Byzantins), l'un des plus anciens de Baghdad. 19 Au terme de la lecture du manuscrit des deux moines, une question se pose: pourquoi les raisons invoquées par les deux moines au sujet de cette véritable épopée que fut ce voyage furent-elles d'« aller prier à Jérusalem» ? A la fin du récit, on serait tenté de donner foi à des sources (Sir Percy Sykes parmi d'autres) tendant à démontrer que ce périple fut en réalité une mission diplomatique envoyée par l'empereur mongol de Chine Kubilai à son frère, roi de Perse, Hulegu. En conclusion, on pourrait certes ajouter, avec Sykes, que la période comprise entre le milieu du XIue et celui du XIVe siècle « marqua une des étapes importantes de l'Histoire universelle parce qu'elle établit (ne fût-ce que pour un siècle) le contact entre l'Orient et l'Occident ». Toutefois, dans son ouvrage édité en 1938, il semble que l'auteur n'ait pas saisi que ces relations allaient être à la fois politiques et culturelles, et perdurer très longtemps (en dépit de nombreuses et parfois longues interruptions), jusqu'à nos jours; ainsi, entre autres, celles de la rencontre de l'empire mongol du XIW siècle avec l'Occident, à l'origine des premiers liens entre ce que deviendront la « Mongolie» et l'Occident d'aujourd'huP. I Egly Alexandre prochainement. a traduit en français l'ouvrage 20 de P.J. Borbone, à paraître à Paris