COURRIER DE LA PLANÈTE N°89|90
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Dossier
MéDiterranée
La raréfaction des ressources en
eau pèse de plus en plus lourde-
ment sur la région diterra-
néenne et son agriculture, en par-
ticulier dans les pays dits PSEM,
cest-à-dire du Sud et de l’Est
de la Méditerranée. La diminu-
tion des précipitations observée
depuis plusieurs dizaines d’années coïncide avec
les prévisions en matière de changement climati-
que. Peu d’autres régions au monde font l’objet de
modélisations climatiques aussi unanimes de par
leurs prévisions : baisse des précipitations accom-
pagnées d’une hausse des températures, deux
facteurs cumulés susceptibles d’entraîner une
division par deux des ressources en eau au cours
du siècle. En outre, ces modélisations concordent
sur un autre point : les PSEM s’assècheront plus
rapidement que le Nord de la région méditerra-
néenne (IPCC 2007, Giorgi et al., 2007).
Les écosystèmes méditerranéens sont parmi
les plus vulnérables au changement climatique.
Au terme de plusieurs millénaires de modifi-
cation de la couverture végétale naturelle par
l’action humaine, au cours desquels plus des
deux tiers de la forêt et de la garrigue méditerra-
Eau et agriculture
Des modèles
condamnés à changer
Baisse des précipitations et augmentation des températures : les modèles climatiques pré-
voient des changements qui auront des impacts notables sur le secteur agricole, lequel emploie
un tiers des actifs dans les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. La gestion des eaux sera
également fortement affectée. Dans ce contexte, les concepts de services écosystémiques et de
multifonctionnalité de l’agriculture seront très utiles dans la perspective de l’adaptation aux
changements climatiques.
holger hoff
stocKholM environMent institute*
*SEI – Kräftriket 2B
SE-106 91 Stockholm – Suède
www.sei.se néenne originelles ont été remplacés par d’autres
cultures, le changement climatique ajoute une
contrainte supplémentaire qui devrait repous-
ser plus au nord les forêts de conifères existant
encore dans la zone PSEM et réduire leur super-
ficie. Une autre conséquence de cette modifica-
tion de la couverture végétale dorigine est une
tendance à l’aridification du climat à l’échelle
locale et régionale, et une altération de l’équilibre
en carbone de nombreux sols méditerranéens,
qui devraient se convertir en sources démission
de carbone (Morales et al., 2007).
Dépendante des eaux pluviales, l’agriculture
méditerranéenne subira une baisse de producti-
vité, voire s’éteindra totalement en raison d’un
climat appelé à devenir plus sec, plus variable
et plus extrême. Par ailleurs, le ficit croissant
des eaux de pluies ne sera pas compensé par les
eaux d’irrigation, elles aussi en déclin. Certaines
cultures permanentes (oliviers, arbres fruitiers)
seront les premières à disparaître dans les zones
les plus sèches.
une région fragilisée Le changement climatique
n’est que l’un des différents facteurs qui entraî-
neront la fragilisation des populations et des éco-
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systèmes de la zone méditerranéenne. En effet,
la liste est longue : hausse du niveau des mers,
croissance démographique rapide (l’une des plus
rapides au monde), perte de terres agricoles
importantes au profit des métropoles en rapide
croissance (Amman, la capitale de la Jordanie, a
vu sa population augmenter de 40 % au cours
de la seconde moitié du XXe siècle), incendies
exacerbés par un climat devenu plus sec et plus
extrême, détérioration de la qualité de la terre et
de l’eau. Ainsi, 80 % de toutes les terres sèches
de la région sont frappées par la désertification
(Plan Bleu, 2005). Parallèlement, les PSEM ont
une faible capacité à s’adapter en raison de
leurs économies peu diversifiées et de leur forte
dépendance à l’égard de l’agriculture : un tiers
des actifs travaillent dans le secteur agricole.
À cela vient s’ajouter le fardeau d’une pauvreté
généralisée et des problèmes de gouvernance,
qui se traduisent par des indices révélateurs d’un
fort niveau de corruption et d’un faible « statut
démocratique » par rapport au nord de la région
(Economist, 2006 ; Transparency International,
2008).
Face à la demande croissante en eau et au
déclin des ressources disponibles, les PSEM sont
de plus en plus nombreux à perdre leur auto-
nomie alimentaire. La Jordanie et la Palestine
sont les cas les plus extrêmes. La pénurie deau a
d’ores et jà réduit leur potentiel de production
intérieure à environ un quart de la demande
alimentaire. Selon les prévisions, ce rapport
insuffisant de l’offre et de la demande devrait
être le lot de la plupart des PSEM vers la fin du
siècle (CA, 2007).
eaux vertes, eaux bleues Les stratégies dadap-
tation les plus récentes (voir encadré) passent
non seulement à côté du vaste potentiel de la
gestion de la demande, lorsqu’on sait que les per-
tes en eau des systèmes urbains avoisinent les
30 à 50 %, et que l’irrigation au goutte à goutte
demeure une exception. En outre, le potentiel
d’intégration de la gestion des eaux vertes et
bleues1 n’a pas été étudiée. Dans des pays comme
la Jordanie, 90 % du total des précipitations ne
se transforment jamais en eaux bleues, c’est-à-
dire qu’elles n’entrent jamais dans le domaine
de la gestion classique de l’eau. La plus grande
partie des précipitations se transforme en eaux
vertes (contenues dans les sols), offrant de nom-
breuses opportunités méconnues qui permet-
traient d’améliorer le stockage, la productivité,
actuellement très faible, et la gestion des eaux.
Ces dernières recouvrent notamment la collecte
des eaux pluviales, qui pourraient constituer un
complément permettant de tenir pendant les
périodes de sécheresse, ainsi que les modes de
culture, la gestion des engrais, les compléments
d’irrigation et l’agriculture de conservation, voire
la planification de l’utilisation des terres.
Lamélioration de la productivité des eaux ver-
tes dans les cultures dépendant des eaux pluvia-
les pourrait soulager en partie la demande en
eaux bleues (eaux d’irrigation), surtout dans un
scénario de changement climatique, et permet-
trait de les réaffecter à dautres usages. En pit
du lien naturel évident entre les eaux bleues et
vertes et leur gestion, on constate une fracture
CA (2007): Water
for Food Water for
Life, a Comprehensive
Assessment of Water
Management in Agri-
culture, Earthscan.
Giorgi F., Lionello
P (2007): Climate
change projections for
the Mediterranean
region, Glob. Planet.
Change.
La pénurie deau, les caprices du
climat et les sécheresses ne sont
pas nouveaux en région méditerra-
néenne. Au fil de plusieurs millénai-
res, celle qui a été surnommée le « ber-
ceau de l’agriculture » a su trouver des
solutions pour s’adapter : collecte et
conservation des eaux pluviales, agri-
culture et irrigation alternatives. Tou-
tefois, les thodes traditionnelles
d’adaptation ont été pour la majeure
partie oubliées pour être remplacées
par de nouvelles solutions, souvent à
grande échelle.
Si l’Espagne a abandonné son
projet de dévier une grande partie
du fleuve Èbre, préférant une straté-
gie plus diversifiée régie par l’offre et
la demande, d’autres pays méditer-
ranéens continuent d’adopter une
ligne dure de développement, qui se
traduit par des projets encore plus
ambitieux sur le plan technologique,
mais souvent sans aucune perspec-
tive de durabilité. Le plus pharaoni-
que est celui du grand fleuve artifi-
ciel de la Libye, qui risque d’épuiser
les gigantesques ressources en eaux
souterraines d’origine fossile en l’es-
pace d’une génération. Israël et la
Jordanie ont tous deux articulé leur
système national d’alimentation en
eau autour de déviations à grande
échelle du Jourdain, à tel point que
ce dernier ne déverse quasiment
plus deau dans la mer Morte. Ces
deux pays préparent de nouveaux
projets plus ambitieux encore. Israël
est en passe de devenir indépen-
dant pour ses ressources renouvela-
bles en eau, grâce à la construction
d’une chaîne d’usines de désalini-
sation dont le fonctionnement
dépend totalement des combusti-
bles fossiles le long de ses côtes.
La Jordanie planche sur un grand
canal qui relierait la mer Rouge à
la mer Morte et produirait de l’eau
désalinisée en quantités équivalen-
tes à ses ressources en eaux naturel-
les renouvelables.
Le potentiel des solutions décen-
tralisées à petite échelle, destinées
par exemple à la réutilisation des
eaux usées ou à la collecte des eaux,
ne sont pas sérieusement envisa-
gées, et n’a même pas fait l’objet
d’études comparatives coûts/bénéfi-
ces par rapport à ces nouveaux méga-
projets.
H. H.
Ladaptation lourde
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MéDiterranée
institutionnelle marquée : les ministères, les
agences d’État et les autorités en charge des eaux
vertes ne sont pas les mêmes que celles respon-
sables des eaux bleues.
Les stratégies nationales de l’eau et de l’agri-
culture ne prennent en général pas en compte
les prévisions du déclin rapide des réserves en
eau, ni les enjeux du changement climatique. On
peut citer comme exemples la nouvelle Stratégie
de l’eau de la Jordanie ou le nouveau Plan agri-
cole Maroc Vert qui penchent en faveur d’une
augmentation de l’irrigation.
Même si les futures stratégies intègrent la
gestion de l’offre et de la demande, ainsi que celle
des eaux vertes et bleues et des terres, l’écart
entre offre et demande est appelé à se creuser.
Les PSEM seront contraints de recourir à des
importations de produits alimentaires et d’eau
virtuelle2 pour remplacer une part croissante
de leur production agroalimentaire intérieure
et compenser leurs besoins en eau. Bien que
cette compensation par les importations reste
un point licat sur le plan politique, parce
qu’elle crée une dépendance vis-à-vis des mar-
chés internationaux et que les gouvernements
évitent den parler ouvertement, elle constitue le
principal outil dadaptation face au changement
climatique. On peut d’ores et observer une
corrélation claire entre la pénurie deau de plus
en plus marquée et l’augmentation des impor-
tations deau virtuelle dans de nombreux pays
méditerranéens (Yang et al., 2007).
services rendus par les écosystèmes et multi-
fonctionnalité Il apparaît clair que certains
modèles de développement de la zone médi-
terranéenne ont besoin dêtre revus et que la
réaffectation de l’eau et des terres à des usages
non agricoles sera inévitable. Les concepts de
services écosystémiques (Millenium Ecosystem
Assessment, 2005) et de systèmes agricoles
multifonctionnels (IAASTD, 2008) fournissent
une structure commode permettant d’intégrer
la planification de l’agriculture, des terres, des
Oasis dans lerg Awbari, Libye.
© luca galuzzi
luca galuzzi
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forêts, de l’environnement et des eaux, dans une
optique d’adaptation au changement climatique.
À terme, ces concepts peuvent aussi faciliter l’in-
tégration d’une stratégie d’adaptation à la donne
climatique et d’une atténuation de ses effets :
les usages qui sont faits des terres n’ont pas seu-
lement pour conséquences
des productivités de leau
ou des fragilités différentes
face aux modifications du
climat, elles entraînent éga-
lement des différences sur
le plan des émissions de car-
bone ou de la séquestration
de carbone. Le plus grand
potentiel de la région médi-
terranéenne est lié à l’amé-
lioration de ses pratiques
agricoles, afin d’augmenter
la teneur en carbone du sol,
par exemple grâce à l’agri-
culture de conservation et
à la réduction de l’érosion
(Lal, 2002). En pit de
l’aggravation de la pénurie
en eau, il existe peut-être même un potentiel
modeste de production de biocarburants, si des
plantes robustes telles que le jatropha sont culti-
vées sur des terres dégradées ne convenant plus
à la production agricole. Dans ce scénario, l’atté-
nuation des effets du changement climatique, et
l’adaptation à ces derniers, peuvent être résolus
de concert avec la réhabilitation des terres et la
lutte contre la désertification.
Si les récentes initiatives en faveur des éner-
gies renouvelables réussissent, une autre grande
opportunité se profile à l’horizon, lorsque la
désalinisation des eaux marines ou saumâtres
fera appel à l’énergie éolienne ou solaire.
La région méditerranéenne est une zone de
transition dans laquelle une fracture Nord-Sud
biophysique et socio-économique est de plus
en plus marquée. Ladaptation au changement
climatique en est à ses balbutiements et n’est
pas encore intégrée comme une norme en soi
aux stratégies de développement et aux plans
d’action sectoriels. Certaines des mesures mises
en œuvre ou envisagées n’ont pas davenir dura-
ble au vu du changement climatique, et peu-
vent entraîner une mauvaise adaptation. Les
approches sectorielles continuent de dominer
les ordres du jour de chaque pays. Or, seule une
intégration intersectorielle, englobant toutes les
mesures, nouvelles et traditionnelles, structurel-
les et non structurelles, la gestion des eaux vertes
et bleues et des terres, et l’adaptation au contexte
institutionnel et politique, pourra permettre de
réaliser le potentiel des ressources naturelles de
la Méditerranée et datténuer les vulnérabilités
des systèmes socio-écologiques. Les concepts
de services écosystémiques et de paysages mul-
tifonctionnels ouvrent la voie à de vraies ana-
lyses de compromis, comparant les coûts et
les avantages de différentes combinaisons de
stratégies dans les domaines essentiels que l’on
a vus : adaptation au changement climatique et
atténuation de ses effets, lutte contre la déserti-
fication, réhabilitation des terres et protection de
l’environnement.
En dernier lieu, les prévisions climatiques
unanimes concernant la Méditerranée invitent
sans équivoque à l’action immédiate. L’incerti-
tude scientifique n’est plus un prétexte valable
pour retarder l’adaptation à la nouvelle donne
climatique. o
1) Leau verte désigne l’eau présente dans les sols qui pro-
vient de l’infiltration naturelle des eaux de pluie et peut être
utilisée pour l’agriculture et par dautres écosystèmes. Leau
bleue désigne l’eau des cours d’eau, des lacs et des nappes
phréatiques, qui peut être utilisée pour l’irrigation et pour
d’autres usages humains.
2) Leau virtuelle est la quantité d’eau nécessaire à la culture
des produits agricoles, et qui peut être économisée lorsque
la production locale est remplacée par des importations, par
exemple : environ 1 000 litres deau par kilo de céréales.
IAASTD (2008):
International Assess-
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Knowledge, Science
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and West Asia and
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Land Degrad. Deve-
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Morales P., Hic-
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countries », Food
Policy, 32, 5-6, 585-
605.
Les prévisions
climatiques
unanimes
concernant la
Méditerranée
invitent sans
équivoque
à l’action
immédiate.
L’incertitude
scientifique
n’est plus un
prétexte valable
pour retarder
l’adaptation à la
nouvelle donne
climatique.
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