Cahiers de linguistique de l’INALCO, 2006-2007/6, 11-31.
ACTANCE ET CHANGEMENTS DE VALENCE EN KRYZ1
Gilles AUTHIER
INALCO / EPHE
P r é a m b u l e
La notion de sujet, héritée de la grammaire des langues classiques, résiste
difficilement à la prise en considération des langues ergatives, dans lesquelles
l’agent des verbes transitifs est, par définition, traité différemment de l’actant
unique des verbes intransitifs, tandis que ce dernier s’aligne sur l’objet des
verbes transitifs. Ainsi, dans les langues caucasiques du Nord-Est, l’on est
amené à parler plutôt de « prime actant » (Charachidzé, 1982) pour les
fonctions de sujet intransitif et d’objet direct, par opposition à l’agent, ou à
l’expérient, marqués par d’autres cas, ou référencés par d’autres marques, ou
même aucune marque, sur le verbe.
On présentera ici les valences fondamentales et leurs transformations
possibles dans une langue très peu documentée, le kryz, à partir de données
inédites. Parlé par quelques centaines de locuteurs dans le nord de
l’Azerbaïdjan, le kryz appartient à la branche Sud de la famille caucasique du
Nord-Est, dont il peut fournir, s’agissant de l’actance, une image exemplaire2.
Les quelque trente langues qui la constituent présentent toutes une riche
morphologie agglutinante tant sur le nom que sur le verbe ; ce dernier
s’accorde en classe avec l’actant Z/Y (terminologie de G. Lazard, 1994 = S/O
dans la terminologie de R. Dixon, 1994), ce qui caractérise une
morphosyntaxe ergative au niveau de la phrase simple, l’ordre des
constituants est globalement A/S-(O)-V. Le kryz se distingue par une richesse
particulière en phénomènes rares, comme l’existence d’une voix passive bien
que la langue soit ergative, le marquage différentiel du bénéficiaire, ou
l’existence d’une voix capacitative à sujet à l’adélatif.
Les exemples sont transcrits dans l’alphabet latin récemment adapté à
l’azéri, langue nationale connue de tous les locuteurs adultes, augmenté des
signes // = glottalisation, /°/ = pharyngale non sourde, et des digraphes /xh/ et
/gh/ = spirantes vélaires :
1 Les données présentées ici ont pu être collectées lors de missions de terrain en
Azerbaïdjan, grâce à l’aide de de l’UMR 7192. Cet article a par ailleurs tiré un profit
considérable des remarques critiques de Gilbert Lazard et de Denis Creissels.
2 À la différence du lezgi décrit par M. Haspelmath, qui a entièrement perdu l’accord de
classe.
G. AUTHIER
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ordre
mode
labial
alvéolaire
palatal
vélaire
uvulaire
constrictives
sonores
v
z
j
gh
occlusives
b
d
c
g
gv
ǧ
ǧv
occlusives
glottalisées
p’
t’
ts’
ç’
k’
k’v
q’
q’v
occlusives
aspirées
p
t
ç
k
kv
q
qv
constrictives
sourdes
f
s
ş
xh
x
xv
sonantes
m, n, r, l, y
voyelles
u, i, e, a
C o n s t r u c t i o n s d e b a s e
P r é d i c a t s i n t r a n s i t i f s
Les prédicats intransitifs ne font intervenir, dans leur construction et leur
signification de base, qu’un « prime actant » Z (Lazard) ou S (Dixon), au cas
absolutif non marqué qui contrôle leur accord selon quatre classes nominales3.
Ainsi avec la copule, obligatoire dans les prédicats non verbaux, nominaux et
adjectivaux :
1. gada-ya
garçon(ABS)-COP.M
C’est un garçon.
2. °ayara-yu
beau-COP.F
Elle est belle.
Cet indice actanciel ne spécifie pas la personne, qui relève surtout4 de
pronoms autonomes :
3. zin / vun … gada-ya
1 2 garçon(ABS)-COP.M
Je suis / tu es… un garçon.
Les verbes intransitifs monoactanciels s’accordent de même, que le
« sujet » soit agentif ou non agentif, volontaire ou involontaire :
4. gada ø-acn-id
garçon.ABS (M)-parler-AOR.M.
Le garçon parla.
3 Cet accord est préfixé et/ou suffixé à la racine verbale, généralement mono-
consonantique. Les morphèmes d’accord et les principes qui déterminent la classe des noms
sont relativement complexes et ne rentrent pas dans la problématique de cette étude.
4 Sauf à l’impératif, qui présente des désinences différenciées selon la personne.
ACTANCE ET CHANGEMENTS DE VALENCE EN KRYZ
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5. riş v-acin-d-u
fille.ABS F-parler-AOR-F
La fille parla.
6. gada ø-asr-id
garçon.ABS (M)-trembler-AOR.M
Le garçon trembla.
7. riş v-asur-d-u
fille.ABS F-trembler-AOR-F
La fille trembla.
Certains verbes intransitifs volontaires, « de mouvement », ont un préverbe
situé avant la marque d’accord, et se construisent avec un régime oblique à un
cas « spatial » ou « locatif » dont la désinence casuelle a la même origine
adverbiale – que le préverbe :
8. barkan q’acil-a °a-b-ç’-d-u
cheval(F).ABS étable-IN PV-F-aller-AOR-F
Le cheval entra dans l’étable.
Certains verbes biactanciels sont également préverbés en kryz, et leur objet
se construit à un cas spatial, mais sans corrélation formelle avec le préverbe ;
ils doivent être analysés comme des verbes intransitifs à construction oblique,
dont l’origine métaphorique est estompée. Ainsi le verbe « croire » qui
signifie d’abord « se fier (à) » :
9. riş gada-ğ °u-b-ğur-d-u
fille.ABS garçon-SUPER PV-F-croire-AOR-F
La fille crut le garçon / se fia au garçon.
10. gada riş.i-ğ °u-ø-ğur-d
garçon.ABS fille-SUPER PV-(M)-croire-AOR.M
Le garçon crut la fille.
Dernière catégorie de verbes intransitifs, les verbes de perception sont
involontaires dans leur valence de base, et dénotent en fait un simple stimulus.
Ils peuvent, facultativement, admettre dans leur construction un « expérient »
au datif5 ; celui-ci se place habituellement, contrairement aux compléments ou
objets obliques, en position initiale (comme l’agent des verbes transitifs, cf.
infra) ; c’est l’origine du stimulus, au cas absolutif non marqué, qui contrôle
l’accord :
11. riş.i-z gada i-r-qa-d
fille-DAT garçon(ABS) PV-M-voir-AOR.M
La fille a vu le garçon.
12. gada-z riş i-b-qa-d-u
garçon-DAT fille(ABS) PV-F-voir-AOR-F
Le garçon a vu la fille.
5 Le datif sert aussi à marquer le destinataire des verbes transitifs du type « donner », cf.
infra.
G. AUTHIER
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Il existe d’assez nombreux exemples d’énoncés l’expérient est
totalement indéterminé ; il est de facto toujours omissible :
13. barakattu k’ul baca.c-a°ar
prospère maison.F cheminée-INEL
ğa-rfar-i xhimi.c-var v-ats’ar-yu
PV-IPF.sortir-PART fumée-ADEL F-savoir-PRES.F
Une maison prospère se reconnaît à la fumée qui sort de la cheminée.
14. (gada-z) riş v-ats’ar-yu
garçon-DAT fille.ABS F-savoir-PRES.F
(Le garçon)/ il connaît la fille.
On notera qu’à l’imperfectif, tous les verbes intransitifs présentent un
vocalisme radical en a :
15. riş v-acan-y-u
fille.ABS F-parler.IPF-PRES-F
La fille parle.
16. riş °a-rç’ar-yu
fille.ABS PV-entrer.IPF-PRES.F
La fille entre.
17. riş gada-ğ °u-rğar-yu
fille.ABS garçon-SUPER PV-croire.IPF-PRES.F
La fille fait confiance au garçon.
18. gada-z riş i-u-rqar-yu
garçon-DAT fille.ABS PV-F-voir.IPF-PRES.F
Le garçon voit la fille.
P s e u d o - t r a n s i t i v i t é
Un seul verbe connaît exceptionnellement une construction avec deux
termes à l’absolutif. Il s’agit de « parler (de quelque chose) » ; c’est le terme
le plus agentif qui contrôle l’accord (celui en fonction S ; l’autre absolutif ne
tient sans doute pas à proprement parler le rôle d’un Objet) :
19. riş haqsab v-acan-yu
fille.ABS salaire(N).ABS F-parler-PRES.F
La fille discute le salaire.
La position respective des actants n’est pas discriminante, et ne sert qu’à la
thématisation de l’objet (position initiale) et à la focalisation de l’agent
(position préverbale) :
20. haqsab riş v-acan-yu
salaire(N).ABS fille.ABS F-parler-PRES.F
Le salaire, c’est la fille qui le discute.
ACTANCE ET CHANGEMENTS DE VALENCE EN KRYZ
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P r é d i c a t s t r a n s i t i f s
T y p e n o r m a l b i a c t a n c i e l
Dans la construction des verbes transitifs, c’est l’objet qui est requis, au
moins sous la forme d’un indice actanciel anaphorique affixé au verbe, et
contrôle l’accord de celui-ci selon la classe du référent (Lazard : Y ; Dixon :
O). S’il est explicité, l’objet présente la même absence de marque casuelle que
le « sujet » (Z ; S) des verbes intransitifs, cas dit « absolutif ». En revanche,
l’agent de prédicat transitif (Lazard : X ; Dixon : A) est à un cas marqué
« ergatif », et peut toujours être omis6 :
21. (gada-r) (gaç-Ø) v-ata-d-u
garçon-ERG chat(F).ABS F-battre-AOR-F
Il / (le garçon) l’a battu (le chat).
L’énoncé minimal isolable de ce dernier exemple est v-ata-d-u « elle a été
frappée », avec un objet-référent féminin spécifié par l’accord (pré- et
suffixé), tandis que l’agent demeure exclu de ce noyau premier.
L’interversion des actants permet de focaliser l’agent ou de thématiser
l’objet, selon le terme sur lequel porte l’accent de phrase :
22. riş gada-r v-ata-d-u
fille.ABS garçon-ERG F-frapper-AOR-F
C’est le garçon qui a frappé la fille / la fille a été frappée par le garçon.
F r a c t u r e d e r g a t i v i t é s u r l e s i n t e r l o c u t i f s
Alors que les démonstratifs, qui servent de pronoms de troisième personne,
ont un marquage casuel ergatif identique aux noms, les pronoms personnels
de première et seconde personnes, « interlocutifs », présentent deux fractures
d’actance, conforme à leur statut pragmatique particulier dans la hiérarchie de
Silverstein.
En tant que nominaux particulièrement susceptibles d’être en fonction Z/X
(= S/A), les pronoms de première et de seconde personne ne portent pas de
marque casuelle ergative, et emploient la même forme pour X (Agent) que
pour la fonction « actant unique de verbe intransitif » (Z ou S). C’est une
première fracture d’actance par rapport à tous les autres nominaux, hormis les
pronoms réfléchis, cf. infra :
23. zin gaç-Ø v-ata-d-u
1(ERG) chat(F).ABS F-battre-AOR-F
J’ai battu (le chat).
24. zin ğa-b-ç’-d-u
1(F)(ABS) PV-F-sortir-AOR-F
Je suis sortie.
6 Sauf aux 1re et 2e personnes, où il est indiqué par des pronoms autonomes. Il n’y a pas
d’accord en classe avec l’agent, sauf à l’impératif, si l’agent est pluriel.
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