Alexis Pinchard
Membre post-doc du CNRS, UMR 7528 « Mondes iranien et indien », Fellow at the CHS (Harvard University)
A/ ἱερὸς λόγος et vcam iṣirm
1) Le syntagme ἱερὸς λόγος : de la théogonie au rituel
Nous allons ici montrer que comparaison entre la Grèce et l’Inde védique,
fondée sur les méthodes de la poétique indo-européenne, permet d’établir que le
syntagme grec hieròs lógos, dont l’orphisme fournit la meilleure illustration, donne
à l’adjectif hierós son sens le plus ancien et le plus précis, à savoir « rituellement
efficace », mais se démarque du syntagme hierḕn ópa, plus traditionnel et donc plus
attendu. Le terme lógos n’est donc pas choisi par facilité dans ce contexte et on doit
lui accorder un sens proche de celui de « raison », conformément à l’opposition
générale entre *óps et lógos, mais une raison efficace, capble d’administrer le
monde tout entier. Une continuité dialectique s’établira ainsi entre le hieròs lógos
des cultes à Mystères et l’émergence du lógos philosophique libéré de toute tradition
particulière. Mais cette démarcation entre deux dimensions du langage, la voix et la
raison, avec les différentes échelles de valeur qui peuvent s’y superposer et le même
rapport ambivalent aux rites d’immortalisation, se retrouve en Inde. Cette
démarcation, qu’elle soit le fruit d’une évolution ou non, n’est donc pas
contingente : elle est l’effet d’un héritage culturel indo-européen, à moins que cet
héritage, se déployant de manière analogue dans des circonstances historiques et
géographiques très diverses, ne nous donne seulement à voir, de manière privilégiée,
comment les lois constitutives de l’esprit humain, quand un heureux hasard vient à
leur épargner la pression de causes extérieurs, produisent leurs effets — en droit —
universels.
Le syntagme ἱερὸς λόγος semble tout d’abord référer à un discours narratif sur
les dieux, en particulier dans le contexte de l’orphisme
. On a ainsi une théogonie
attribuée à Orphée, commençant par le « Temps exempt de vieillesse » et se
prolongeant avec un Œuf cosmique dont l’éclosion fait paraître Phanès. Par
commodité, on abrège souvent le titre de ce poème — dont seuls des fragments nous
Ce contexte n’est pas le seul à strictement parler, mais le ἱερὸς λόγος demeure toujours associé aux
Mystères, donc au secret, et à la religion privé, comme l’a montré A. Henrichs (2003 : 237 et 239, note 113,
et passim). Cela n’implique pas, néanmoins, marginalité : l’Inde nous montrera bien que le discours le plus
secret est aussi le plus central et le plus constitutif dans les relations entre hommes et dieux, et
réciproquement. F. Graf fait aussi très judicieusement cette distinction entre secret et marginalité (2007 :
179). En tout cas, le caractère secret du ἱερὸς λόγος orphique n’est pas le résultat d’une évolution socio-
politique, telle que l’instauration de la démocratie (ici nous séparons de Nagy 2011 : E §109) mais présent
dès l’origine et pour ainsi dire par essence.