Pourquoi la nuit est-elle noire

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Bulletin de la Société Astronomique du Valais Romand
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Eléments de Cosmologie : Pourquoi la nuit est-elle noire ? (2)
par Alain Kohler
Introduction
Dans un premier article nous avons mis en évidence,
sur des considérations scientifiques du 19ème siècle,
et sur la base d’un Univers spatialement infini, que
le ciel qu’il soit nocturne ou diurne devrait être près
de 200'000 fois plus lumineux que celui que nous
avons…
La question de la noirceur du ciel ne s’est pas posée
explicitement dans l’Antiquité mais il est bien sûr
évident que les visions de l’Univers apportées étaient
à mettre en relation avec les observations de la voûte
céleste.
Quels étaient donc les modèles d’univers décrits à
cette époque ? Nous nous « contenterons » de trois
modèles décrits par une civilisation hors du commun, la civilisation grecque. En effet, les grecs sont
les premiers à développer des modèles de type scientifique se détachant des mythes (même s’il est vrai
que la mythologie grecque est une des plus fécondes
et qu’elle continue bien sûr à exister en parallèle
avec les modèles cosmologiques)
Les sphères d'Aristote
La sphère des fixes
Le système géocentrique de Platon est certainement
le plus connu : la Terre est le centre de l’Univers, la
Lune, le Soleil et les planètes (étymologiquement les
« astres errants) tournent sur des sphères en mouvement circulaire uniforme autour de la Terre. Ces
sphères sont toutes contenues dans une sphère
« portant » les étoiles fixes (sous-entendu fixes les
unes par rapport aux autres par opposition aux planètes) appelée aussi sphère des fixes.
Aristote (384-322 av. J.-C.) reprit ce modèle platonicien en y rajoutant l’éther, élément incorruptible
des sphères célestes. L’ordre des 7 astres errants est « presque » le
bon : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. Mais le
plus important ici est de relever que selon Aristote, l’Univers est fini
et donc qu’il n’existe rien au-delà de la sphère des fixes, « ni espace,
ni vide, ni temps ».
Le modèle aristotélicien fut repris et amélioré par Claude Ptomélée
au 2ème siècle après J.-C. Pour rendre compte de la diversité apparente des mouvements planétaires, il fut encore complexifié. Il fut le
modèle dominant, avec quelques variations, jusqu’au seizième siècle !! Il fut notamment adopté par les chrétiens. Les Arabes ajoutèrent une sphère extérieure mue par la volonté divine agissant comme
un moteur (primum mobile) en transmettant son mouvement aux autres sphères célestes. Au XIème siècle, Anselme, l’archevêque de Canterbury, introduit à l’extérieur des sphères l’Empyrée,
une sorte de feu d’une pureté infinie où
Dieu réside.
Le système
de Dante
Il faut mentionner que nous n’avons que
peu d’indications sur la grandeur des
rayons de ces sphères, même relativement.
Certes il y eut des tentatives, notamment
par Aristarque de Samos au 2ème siècle av.
J.-C. de déterminer des distances (il réussit
assez bien avec la Lune, moins avec le Soleil et ne trouva pas comment déterminer
celles des étoiles) mais le diamètre de la
sphère des fixes, par rapport par exemple à
la taille de la Terre, n’a jamais été bien décrit.
Même si cela n’a pas été clairement formulé, on peut facilement comprendre avec le
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modèle aristotélicien la noirceur de la nuit : la sphère des fixes ne comprend qu’un nombre très limité d’étoiles (quelques
milliers visibles à l’œil nu) peu lumineuses dont la somme des éclats est très inférieure à l’éclat du Soleil.
Un nombre fini d'étoiles dans un monde infini
La vision stoïcienne de l’univers, imaginée par Zénon de Phénicien (334 à 262 av. J.-C.) correspond au niveau du système
solaire à celle de Platon. Par contre il n’existe pas une sphère des fixes : les étoiles ne sont pas toutes à la même distance de
nous. Toutefois elles restent en nombre limité dans un espace fini. Au-delà d’une certaine distance, l’univers est formé d’un
vide d’étendue infinie.
Cette vision est en bonne adéquation avec l’astronomie observationnelle du
19ème siècle : nous vivons dans une galaxie peuplée d’étoiles plongés dans un
univers vide infini. On peut alors rendre compte des vides que nos télescopes
observent entre les étoiles et par là à justifier d’une certaine façon la noirceur
du ciel.
La vision atomiste d'un univers infini
Un troisième courant de pensée, lancé d’abord par Pythagore de Samos (env.
580 à 495 av. J.-C.), part du principe que toute matière est constituée de granules, la notion d’atomes étant développée ensuite par Leucippe puis par
Démocrite d’Abdère (env. 460 à 370 av. J.-C.)
L’univers est peuplé d’une infinité d’atomes s’entrechoquant dans un vide infini. Si on peut admettre des variétés locales de la matière, les détails, par contre
les éléments fondamentaux du motif cosmique se répètent à l’infini. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est une première version du principe cos-
L'univers infini des Stoïciens
mologique énoncé par Einstein qui dit qu’à large échelle, l’Univers est isotrope et
uniforme !
La vision de la multiplicité des mondes, des vies extraterrestres, n’est donc pas issue
de la pensée de Giordano Bruno mais déjà de la pensée grecque atomique !
Mentionnons que la vision atomiste prédit que la Voie Lactée n’était rien d’autre
qu’un amas de granules, les étoiles !
Démocrite
Aussi révolutionnaire que dérangeante, la vision atomiste se vit attaquer notamment
par le fait qu’elle véhiculait un athéisme radical. Le modèle d’un univers infini peuplé d’un nombre infini d’étoiles ne fut donc pas le modèle dominant qui traversa le
Moyen-Age : c’est bien un mixte entre le modèle artistotélicien et stoïcien qui parvint aux astronomes du XVIIème siècle.
Le questionnement de la frontière cosmique
Autant les stoïciens que les atomistes pensent que l’Univers n’a pas de bornes. Ils répondent au questionnement d’Archytas
de Tarente, un pythagoricien et ami de Platon : « Qu’arrive-t-il si on projette une lance au-delà des limites de l’Univers ? Rebondit-elle ou disparaît-elle de ce monde ? »
Le Moyen Age connut l’énigme d’Archytas à travers le commentaire que Simplicius, un de derniers néplatoniciens du VIè
siècle, donna du Traité du ciel d’Aristote : « Cependant les stoïciens, pensant qu’il existe un vide au-delà du ciel, le prouvent
en argumentant ainsi : imaginons qu’une personne, se tenant immobile à l’extrémité du monde, tende son bras vers le haut.
Si son bras se tend réellement, ils en déduisent l’existence de quelque chose au-delà du ciel vers quoi se tend le bras. Si le
bras ne parvient pas à se tendre, il existe alors quelque chose à l’extérieur qui s’oppose à son extension. Mais si la personne
se place à l’extrémité de cet obstacle qui s’oppose à l’extension, puis tend son bras,
il faut alors se reposer la même question »
Dans l’Infini, l’Univers et les Mondes (1584), Giordano Bruno reprend l’argumentaire de Simplicius. Il va même plus loin en affirmant que, comme l’Univers est infini, il est impossible de lui attribuer un centre, affirmation qui, avec celle de la
multiplicité des mondes, on le sait, lui coûtera la vie (Bruno est condamné par l’Inquisition au bûcher en 1600.
La plupart des astronomes donc se rangèrent du côté de la non-discontinuité de
l’espace : il ne saurait y avoir une rupture, une limite au-delà de laquelle l’espace
n’existerait plus. Cette supposée absence de bornes va être une clef de voûte incontournable, pour ne pas dire un obstacle majeur, dans la compréhension de la
noirceur de la nuit.
Giordano Bruno
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