2Mercredi 11 Février 2015 22h00 [GMT + 1]
NO 477
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Nous gagnerons parce que nous n’avons pas d’autre choix AGNES AFLALO
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L’Oumma, le Coran et l’I‘jâz
par Hervé Castanet
Jacques-Alain Miller, dans sa chronique du 4 février, parue dans Lacan Quotidien 474,
propose cette thèse : « Je dis que tout musulman, quel quil soit sauf peut-être
quelques malheureux acculturés, des “musulmans des Lumières” autoproclamés, ou
alors des génies échevelés comme Rushdie souffre, est malheureux, mal laise,
né, oppressé, quand on manque de respect Mahomet. Tous ne se soignent pas
la Kalachnikov, très loin de l, mais tous ressentent, des degrés divers, ce malaise
(Unbehagen de Freud). »
Japporte une petite contribution à cette remarque. Pour cela, je reviens à des
lectures faites en 2010-2011, publiées dans un livre aux éditions de La Différence1, et
les complète sur quelques points. Ce constat de J.-A. Miller tient voilà mon apport
 la place et  l’usage du Coran pour le croyant.
La théologie musulmane ne peut se réduire  une série d’idées sur la conception
de l’univers et notamment cette affirmation : Dieu seul est permanent soit qu’
linfinitude des formes ouvertes et des significations d’interprétations soppose la
permanence de Dieu comme créateur. C’est pourquoi Dieu et son prophète ne
peuvent être représentés2.
Interrogeons, par contre, le Coran comme paroles psalmodiées (tilâwa) le
signifié sévacue au profit dune pure sonorité chantée avec sa métrique propre. Les
travaux de Jacques Berque sur la rhétorique arabe serviront de boussole. Il faut
saisir : le Coran nest pas seulement un texte, un langage ou la voix qui le dit. La
totalité coranique « est coextensive à la communauté dans son espace et dans son
histoire puisquelle inspire tant de ses conduites et quon la tient pour universelle
référence []. Cest aussi une continuid’attitudes et de situations3 ». Le Coran est
le paradigme qui sexplicite, imâm mubîn, cest-à-dire que « le signifiant, le signifié, et
leffet sur la conscience individuelle et les conduites collectives en sont
indissociables4 ». Le texte coranique a un étrange pouvoir que larabe nomme i‘jâz
(traduit par « inimitabilité » ou « insupérabilité »). Le Coran, dans lIslam classique,
nest pas seulement un texte littéraire mais un message à nul autre pareil « il nest
propos de prophète ni de devin », comme il est écrit. Cest à ce titre quil est
paradigme qui sexplicite. Dans la quatrième sourate, dite du Bienfaiteur, les bienfaits
de Dieu sénoncent dans cet ordre strict : le Coran dabord, puis lhomme, puis
lexplicitation, puis, etc. Pour le Coran, « il faut embrasser sous la même perspective
la composition du texte, l’injonction morale, la diversité des conduites et lordre
cosmique5 ».
L’essentiel loge en ce point : le Coran est le support actif dun « flux » vocal,
répercuté de génération en génération depuis le prophète, et qui « soulève sur la
personne et sur la communauté des effets intimement liés à lui-même6 ». Les textes
coraniques laffirment : « et disent les infidèles : Si du moins le Coran était descendu
sur lui en un seul ensemble [] Cest ainsi ! Pour de cela fortifier ton cœur. Et nous
lavons fait psalmodie []. Nous qui tavons apporté la vérité si belle à déployer7 »
(Sourate 25, versets 32-33) ; « nous lavons fragmenté pour que tu le prêches aux
hommes, discontinûment, et lavons fait descendre dune descente répétée8 »
(Sourate 17, verset 106) ; ou encore : « Un livre dont les versets sarticulent en Coran
arabe, pour un peuple qui sache9 » (Sourate 61, verset 3). La lecture à voix haute du
Coran, qui marque sa communauté (Oumma), produit « une structure à entrelacs10 »
tant au point de vue sémantique (il y a équivocité du contenu, ambivalence
linguistique) que du point de vue phonétique et phonique (il y a fragmentation du
signifiant et psalmodie rituelle). Isomorphes sont les structures du Coran comme
sémantique et phonétique démantibulées et de lart comme ornement sans référent
de représentation. Dans un cas, le signifié se perd, dans lautre la fixité visuelle se
trouble. La mystique arabe est la plus juste pour nous faire entendre ce moment de
disparition des repères. Il sagit non pas dune correspondance, mais dun
isomorphisme dont lun, lart, procède de lautre, le Coran lui-même.
Toucher au Coran (par le manque de respect et la représentation) nest donc pas
seulement s’opposer un énoncé, contester une formule assertorique, cest toucher
au plus intime du musulman en ceci que le signifiant (le « flux » psalmodié) produit
ses effets de jouissance sur le corps il laffecte11.
Le texte sacré pour le chrétien ou le juif (je résume et force le trait) est un énoncé
qui touche la pensée et peu le corps (sauf les mystiques). Pour le musulman, critiquer
le dit du Coran cest toucher le corps de celui qui croit. Cest attenter toujours à ce
plus intime de ce qui fait « événement de corps ». La psychanalyse nous apprend que
toucher à cette « corporisation12 » touche au plus vif, au plus intime/extime d’un
sujet. Ce qui est blasphème pour le musulman toucherait à ce point inscrit dans et sur
le corps vivant. Cette trace, même si elle est reprise dans la communauté des
croyants et les distingue des infidèles, même si elle se collectivise dans laprès-coup,
est dabord, et peut-être essentiellement, une marque de jouissance corporéisée, donc
propre, singulière à chacun... Y toucher, même dans le champ des Lumières,
décidément ça ne passe pas, ça ne se fait pas. La psychanalyse sait peut-être un peu
mieux pourquoi...
Est-ce tout ? Doit-on affirmer un fatalisme qui réduit le monde, comme tend à le
faire la mystique musulmane, à un « Dieu [qui] tire les ficelles comme dans le
spectacle du Guignol », selon la formule de Massignon13 ? Le mot Islam ne veut-il pas
dire soumission ? Cest oublier le défi14 que constitue le texte coranique pour le
musulman ce défi porté par le texte-paradigme, illimitation sémantique et
segmentation hors sens, à lhonneur du croyant. Ce dernier, ainsi touché, est réponse
particulière, au cas par cas, au fatalisme du cest écrit et Dieu tire les ficelles.
Le Coran est fixé, dans la collecte prophétique d’abord ; dans la recension écrite
califienne, ensuite ; enfin, dans limmuable, lunitaire, lincréé même quil constitue
pour le musulman. Mais il implique aussi le mouvement, car il requiert lecture, mise
en œuvre. Le constat est paradoxal : immuabilité et mouvement conjoints. Par la
récitation, par la psalmodie, le croyant émancipe le signifié et soumet la logique
signifiante phonique à la voix particulière qui fragmente en énonçant. La lecture nest
pas seulement restitution, mais interprétation. Comme le dit J. Berque, nouant
fatalisme et honneur : « Les hommes infiniment démunis par rapport à Dieu, se
voient néanmoins dotés par lui de son langage dans leur langage arabe15. » Le fidèle
aura à parachever non la substance du livre mais leffet terrestre quen attend le
Révélateur. Tel est lhonneur du croyant comme réponse (et riposte) au défi que
porte le Coran.
En blasphémant, l’« infidèle » (comme dit le croyant) touche à ce réel privé
se noue le plus intime corporel d’un sujet musulman et sa réponse (point d’honneur
= nif) à la soumission et pas seulement à une croyance mentale avec laquelle on
peut débattre thèse contre thèse. Se vérifierait que le Coran, comme tout texte, certes
possède son signifié, mais que celui-ci est absolument second et qu’ réciter sourates
et versets, il s’écrase sous la pression du signifiant incorporé. L’Unbehagen de Freud,
cité par J.-A. Miller, trouve là son ressort.
Telle est la petite contribution que je soumets  la discussion…
1
Castanet H., S.K.beau, La Différence, 2011. Notamment l’article « Entre honneur et défi. L’enjeu de la
représentation en Islam », p. 73-85.
2 La meilleure référence est Louis Massignon, « Les méthodes de alisation artistique des peuples de
l’Islam », Les allusions instigatrices, Fata Morgana, 2000. Voir également Oleg Grabar, Penser lart
islamique Une esthétique de lornement, Albin Michel, 1996.
3 Berque J., « Lire le Coran », Langages arabes du présent, Gallimard, 1974, p. 195. Le Monde, daté du 7
février 2015, consacre un dossier au Coran : « Lectures équivoques ».
4 Ibid., p. 196.
5 Ibid., p. 200.
6 Ibid., p. 198.
7 Ibid., p. 198-199.
8 Ibid., p. 199.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 200.
11 Miller, Jacques-Alain, « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, 44, p
58 : « le savoir passe dans le corps et il affecte le corps ».
12 Ibid., p. 57 : « la corporisation est en quelque sorte l’envers de la signifiantisation. C’est bien plutôt le
signifiant entant dans le corps ».
13 Massignon, Louis, « Les méthodes de réalisation artistique des peuples de l’Islam », op. cit., p. 32.
14 Sur le défi, voir les premiers travaux d’ethnologie kabyle de Pierre Boudieu, « Le sens de
l’honneur » Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Points-Essais,
2000.
15 Berque, Jacques, « Lire le Coran », Langages arabes du présent, op. cit., p. 212.
“ Il ne faut pas trop dramatiser, quand même.
On doit pouvoir s’habituer au réel 1
par Jean-Daniel Matet
Après les événements de Paris des 7, 8 et 9 janvier 2015, peut-on penser, comme
Lacan l’indiquait aux journalistes romains en 1974, que l’on va s’habituer au réel1 ? Il
y voyait la force de la religion. La France, pourtant dite fille née de l’Église, a nourri
une tradition satirique ou polémique qui appartient à sa culture. Est-elle partagée par
l’Europe ?
Rien ne nous met l’abri du blasphème, premier outil proposé par Jacques-
Alain Miller, dans Lacan Quotidien 452, pour interpréter ce qui s’est passé, le
blasphème en tant qu’il est une irrévérence ce qui est considéré comme sacré ou
inviolable. Sept des quarante-cinq pays d’Europe sanctionnent le blasphème, mais les
situations sont diverses. Ainsi l’Alsace a gardé une législation anti-blasphème, quand
la république française ne le condamne pas. De nombreux pays ont gar une
législation anti-blasphème, mais ne l’appliquent pas.
Au-delà du religieux
Averroès Ibn Arabi
Lacan cherche les termes d’une éthique au-delà du religieux en s’adressant à la
Faculté des Lettres St-Louis à Bruxelles, un extrême de l’intime, exclu du champ de la
conscience (internité, propose-t-il) sauf peut-être, dit-il, « sur cette terre de Belgique,
longtemps secouée du souffle des sectes mystiques, voire d’hérésies religieuses, dont
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