Les études du CFA OUVERTURES.ORG N° 23 – février 2009 L’apprentissage dans la mondialisation Une interview de Pierre-Noël GIRAUD, Professeur d’économie à l’Ecole des Mines (MINES - Paris Tech) Les promoteurs, il y a plus de 20 ans maintenant, de l’apprentissage dans l’ensei­ gnement supérieur ne pouvaient imaginer que leur initiative allait engager ce mode de formation au cœur de la grande dynamique actuelle du monde et de la pensée du monde. Dans la puissante analyse de Pierre-Noël Giraud, proposée dans son livre récent La mondia­lisation. Emergences et fragmentations, il y a un découpage de l’espace mondial en « territoires économiques », il y a aussi des « firmes nomades » et des « firmes sédentaires », ainsi que des individus « compétitifs » qui produisent des biens et services échangeables à l’international et des individus « protégés » dont les productions ne traversent pas les frontières. L’important n’étant sans doute pas d’opposer les deux dimensions ainsi esquissées, mais de savoir comment articuler le développement endogène de l’économie sédentaire du territoire français avec l’apparition désormais inéluctable de firmes globales comme Arcelor Mittal. L’apprentissage français,radicalement innovant en regard du soi-disant modèle allemand, est en mesure de répondre au défi de préparer simultanément des individus protégés et des individus compétitifs. L’accent n’est plus à mettre sur les sempiternelles questions de financement mais sur la prise en compte culturelle de la nouvelle donne mondiale. La lecture de Pierre-Noël Giraud devrait aider une profession à poser le problème. DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : ALAIN BERNARD – RÉDACTEUR EN CHEF : JEAN SAAVEDRA Pouvez-vous rappeler votre trajectoire professionnelle ? Comment un polytechnicien devient-il économiste ? Je suis entré à Polytechnique parce que j’étais bon en mathéma­ tiques et parce que cette formation ouvrait de nombreuses possibilités. Ce qui m’intéressait, c’était l’étude de la société, et l’économie m’apparaissait une voie plus praticable pour moi que ne l’aurait été la sociologie ou l’an­ thropologie. Mon ancrage à l’Ecole des Mines résulte d’un concours de circons­ tances. En effet, après 68, cette Ecole fit une grande place aux sciences économiques et sociales. Son directeur de l’époque, Pierre Laffitte, qui y développa fortement la recherche, souhaitait créer plusieurs laboratoires : en gestion, en sociologie et en économie. Il me demanda de créer un labo­ ratoire de recherche appliquée en économie industrielle, en raison des liens très étroits de l’Ecole avec les entreprises. C’est ainsi qu’est né le CERNA, ce Centre de recherche en économie industrielle dont j’ai depuis passé les clefs à des chercheurs plus jeunes. Mais comme l’Ecole des Mines est un lieu très agréable pour travailler, où l’on dispose d’une grande liberté, j’y suis resté. Eu égard aux spécificités de l’Ecole, j’ai entamé ma trajectoire de recherche par l’étude des matières premières et de l’énergie, ce qui m’a conduit très tôt à m’intéresser aux questions d’environnement et de déve­ loppement soutenable, avant d’élargir mon champ de recherche à toute la problématique de la globalisation. Trois livres principaux témoignent de ce parcours : L’inégalité du Monde en 1996, Le Commerce des promesses en 2001, centré sur la finance globale et, très récemment, une commande de Sciences Humaines Editions, La mondialisation. Emergences et fragmen­ tations, qui m’a permis d’actualiser et de synthétiser mes thèses sur la mondialisation, tout en abordant la question des conditions d’une réforme des systèmes capitalistes. Dans tous ces travaux, je suis très attentif à ne pas franchir les limites de ce que l’économie peut dire ; l’économie est un discours qui ne peut pas tout dire de la réalité sociale et, notamment, qui a le plus grand mal à prescrire ce qu’il faut faire. Or bien souvent, les économistes dans leur fonction de conseiller du prince excèdent assez largement, à mon sens, ce que l’économie peut dire et n’agissent alors qu’en tant que citoyens ordi­ naires, simplement parés du prestige de l’économiste. Quelle est votre méthode de travail ? Je me situe dans la tradition bien française des ingénieurs éco­ nomistes. Pour faire de la bonne économie, je pense qu’il faut comprendre le fonctionnement des acteurs fondamentaux que sont les entreprises et la matérialité des processus techniques qu’elles mettent en oeuvre. Je cherche à renouveler le débat théorique par des études économiques très concrètes qui m’ont amenées un peu partout dans le monde, dans les pays émergents et en Afrique, par exemple. Je conçois alors des analyses desti­ nées à contribuer à la clarification des enjeux et des espaces de liberté tant des pouvoirs publics que des entreprises. A mes yeux, l’économie ne fournit jamais qu’un cadre analytique pour la décision. La décision, publique ou privée, prend toujours d’autres facteurs en considération. ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 2 Pouvez-vous préciser la place de « l’inégalité » dans votre réflexion ? On pourrait dire que le monde s’est mondialisé en permanence depuis qu’on est sorti de l’époque où les grandes civilisations s’ignoraient entre elles. Les travaux que je menais sur les matières premières, l’énergie et l’environnement, m’avaient conduit à mettre en cause le concept de croissance mesurée par la croissance du PIB, pour des raisons qui sont devenues aujourd’hui évidentes. De plus, je m’étais avisé du fait que si les gens ne sont pas indifférents à l’évolution dans le temps de leurs revenus, ils sont sans aucun doute beaucoup plus sensibles à leur situation dans la société, à leur position vis-à-vis des autres, bref à leur richesse relative à un instant donné. Ricardo défendait déjà un point de vue semblable, en arguant qu’il y avait peu à dire théoriquement sur la croissance et beaucoup sur la répartition des fruits de la croissance. Non seulement la question de l’inégalité m’intéressait, mais elle était plus pertinente éco­ nomiquement parlant et sa dimension psychologique avait été jusque là négligée. C’est ainsi que j’en suis venu à affirmer, dans L’inégalité du monde, que l’inégalité était une question bien plus fondamentale que le mouvement d’ensemble qui emporte les revenus de chacun à travers le temps, c’est-à-dire la croissance. Dans ce même livre, j’ai commencé à proposer des concepts pour analyser l’évolution des inégalités dans la globalisation en cours. Schématiquement, j’ai démontré que la globalisation n’engendrait ni une aggravation, ni une réduction d’ensemble des inégalités, mais bien plutôt des mouvements complexes qui pouvaient provoquer une réduction des inégalités entre les pays riches et ceux qu’on allait appeler émergents, mais aussi de véritables décrochages d’autres pays et, à l’intérieur des pays, une redistribution des inégalités sociales, et que tout cela formait un tout qu’il était possible d’articuler et d’expliquer. Ce qui arrivait entre les territoires, et à l’intérieur de chacun d’eux, ne pouvait être appréhendé comme des phénomènes indépendants. Je suis alors entré en polémique avec quelquesuns de mes pairs, comme Krugman qui estimait que la mondiali­sation n’était pas « coupable », qu’elle n’était pour rien dans l’augmentation des inégalités dans tel ou tel pays. Je prétendais le contraire, j’étais minoritaire à l’époque, il y a plus de dix ans de cela ! Tout le monde désormais s’en inquiète… Mais comme dans ce premier livre, je n’avais pas vraiment parlé de la finance, il m’a semblé que cela constituait un manque dans mon analyse de la mondialisation. Il y avait aussi une autre raison plus théorique, plus intellectuelle pour que je m’engage dans l’écriture d’un « petit traité de la finance globale moderne », c’est que la finance est le domaine de l’économie où s’exerce, de la manière la plus fascinante, la puissance de l’esprit sur la réalité à travers les anticipations. Ce que traduit bien le titre, Le commerce des promesses, c’est que la finance concerne l’avenir, ce que l’on pense de l’avenir. Il y a donc un caractère auto-réalisateur car, même si l’avenir pré­ sente toujours une part d’imprévisible, il est aussi façonné par ce que l’on pense qu’il va être. C’est cet aller-retour permanent entre pensée et réalité que j’ai voulu mettre au centre d’un livre d’économiste sur la finance. Dans mon dernier livre, je propose un cadre analytique plus formalisé pour rendre compte de la grande diversité des phénomènes recouverts par le terme « mondialisation » et étudier en dynamique les effets de la mon­ dialisation sur les écarts entre les territoires et sur les inégalités internes aux territoires. Je découpe l’espace mondial en « territoires écono­miques » séparés par des frontières qui entravent la circulation, au moins des hommes, je distingue les « firmes nomades » et les « firmes sédentaires », selon qu’elles agissent entre territoires ou au sein d’un même territoire ; je différencie, sur un même territoire, les individus « compétitifs » qui pro­ ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 3 duisent des biens et des services échangeables internationalement et les « protégés » qui produisent des biens et des services ne traversant pas les frontières. Plutôt que de tenter d’édicter des lois économiques générales valables en tous lieux et de tous temps, je fais apparaître par exemple pourquoi l’ingénieur logiciel indien, formé à Stanford et qui vit à Bangalore, est extrêmement compétitif en regard de ses collègues californiens et vit cependant bien mieux qu’eux. Car plus les protégés d’un territoire sont pauvres, plus leurs compétitifs sont compétitifs dans l’arène mondiale. C’est un constat terrible qu’il faut bien avoir en tête quand on parle de réglementer la mondialisation. L’important a été de s’émanciper de la « statique évolutive » de la théorie économique classique pour forger des modèles économiques qui permettent de décrire les résultantes des processus contradictoires qui ont leurs rythmes respectifs et de construire des scénarios de pour­ suite des dynamiques en cours, sous différentes conditions extérieures à l’économie. Pourriez-vous revenir sur ce paradoxe que la mondialisation morcelle le monde, que la globalisation le fragmente ? En France, nous avons la chance d’avoir deux mots pour désigner un phénomène. A mon sens, la « mondialisation » est l’articulation et le ren­ forcement d’un certain nombre de « processus de globalisation » : l’appa­ rition et le développement de firmes globales selon des mouvements très différents de l’internationalisation ou de la multinationalisation des firmes de la période antérieure ; le fait que les frontières sautent entre les métiers de la finance produisant une globalisation financière ; la codification de don­ nées par des réseaux techniques comme Internet qui entraîne une globa­ lisation numérique, une globalisation de l’information codifiable. En revanche, beaucoup de choses ne se globalisent pas ! Les hommes ne voyagent pas librement dans le monde. Bien que certains cadres supé­ rieurs de firmes globales soient personnellement de purs nomades, on voit bien que n’importe quel paysan africain qui voudrait venir travailler en Europe ne peut pas le faire. Des pans entiers de l’économie sont constitués d’interactions entre acteurs proches géographiquement et restent locaux. Bref, la vision de la mondialisation comme apparition d’une économie mondiale avec un marché unique du travail, un marché unique des biens et un marché unique des capitaux est une vision fausse. Il s’en suit que la mondialisation ainsi définie n’est pas un processus d’homogénéisation du monde, mais un processus qui comporte des phé­ nomènes de rattrapage incontestables et, simultanément, crée de nou­ velles fractures, de nouveaux écarts, de nouvelles aggravations des iné­ galités. La plupart des pays d’Asie sont engagés dans un processus de rattrapage des pays riches en termes de PIB moyen par habitant. Dans le même temps, l’écart se creuse ou stagne entre les pays riches et la plupart des pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique Latine. Et à côté de ces écarts entre territoires, on constate, presque partout, une croissance des inégalités internes dont une des conséquences est ce que j’ai appelé, dès 1996, le laminage des classes moyennes dans les pays riches. De fait, la mondialisation rebat assez profondément les cartes de l’inégalité au sens complet du terme (territorial, social…), sans nécessai­ rement réduire l’inégalité globale. Je ne souscris pas à la thèse un peu ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 4 métaphysique de Pareto, reprise par Allais, qui postule que, des Assyriens aux sociétés modernes, le degré d’inégalité dans une société est à peu près constant dans l’Histoire. Je pense que la mondialisation actuelle va fermer une parenthèse de deux siècles, les XIXème et XXème, où d’immenses écarts étaient apparus entre les territoires. Mais l’aboutissement de ces rattrapages risque de laisser de côté une part significative de l’humanité, celle que Paul Collier a appelé le « milliard d’en bas » et qui m’a conduit à construire le scénario de « l’homme inutile ». Lancés sur leurs trajectoires actuelles, les capitalismes pourraient fort bien, au sein de leur propre territoire et dans les territoires délaissés par la mondialisation, parquer, contrôler et ignorer des masses considérables « d’hommes inutiles ». Si ce « milliard d’en bas » crée des troubles, on le contient militairement, en ban­ lieue en Somalie ou en Afghanistan. Comme vous le voyez, j’essaye de proposer un décryptage assez systé­ matique, d’abord en exposant des mécanismes, puis en mesurant comment ils s’incarnent dans telle ou telle région du monde, car les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Pouvez-vous nous donner un exemple ? Il est clair que l’ouverture des frontières des pays riches aux produits chinois, d’une part, et les investissements directs des firmes globales sur le territoire chinois, d’autre part, ont fortement accéléré le processus de rattrapage moyen des résidents du territoire chinois par rap­ port à ceux des pays riches. Voilà un processus de rattrapage lié à la globa­ lisation commerciale, financière, économique ! Si l’on se place maintenant sur le territoire chinois, on relève que les inégalités s’aggravent entre les villes et les campagnes, entre la bande côtière et l’intérieur du pays. Par contre, dans d’autres pays qui connaissent des conditions simi­ laires, l’ouverture des frontières n’a aucune incidence sur leur rattrapage, parce qu’ils n’ont rien à exporter et que les investissements étrangers n’y viennent pas. Les mêmes conditions produisent ici des cercles vertueux et là des cercles vicieux. On peut donc dire qu’avec la mondialisation, se met­ tent en branle des forces d’homogénéisation et des forces d’éclatement de la richesse relative et que la résultante de ces forces opposées ne sera pas la même partout et qu’elle dépendra d’une série de facteurs qui vont des actions gouvernementales à ce que pensent les gens eux-mêmes car, comme je vous l’ai dit à propos de la finance, ce que pensent les gens est une force économique considérable. Peut-on dire que l’économie politique est née avec la mondialisation au début du XIXe siècle ? D’une certaine façon, on pourrait dire que le monde s’est mon­ dialisé en permanence depuis qu’on est sorti de l’époque où les grandes civilisations s’ignoraient entre elles. Il y a des forces de fond qui poussent à la mondialisation et elles sont soutenues par une volonté de raccourcis­ sement des distances et donc une recherche passionnée d’amélioration des techniques de transport, au sens large. Là, c’est l’ingénieur qui parle : il apparaît toujours des évolutions techniques qui relancent le mouvement général de mondialisation. C’est pourquoi il n’est pas raisonnable de faire ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 5 La mondialisation a pris, au cours du XVIIIème siècle, la forme d’un déploiement d’activités, Marx, à qui vous vous opposez à propos de « l’homme inutile »… qu’on appellera capitalistes, tant à l’intérieur d’un territoire qu’entre les territoires des prévisions économiques au-delà d’une trentaine d’années, qui est le temps de déploiement d’une innovation technique radicale. La grande nou­ veauté d’Internet n’est pas qu’on puisse entrer en relation avec davantage de personnes qu’auparavant, la capacité de relation de l’homme est et reste limitée, mais qu’on puisse choisir ses interlocuteurs dans le monde entier. Pour répondre précisément à votre question, la mondialisation a pris, au cours du XVIIIème siècle, la forme d’un déploiement d’activités, qu’on appellera capitalistes, tant à l’intérieur d’un territoire qu’entre les terri­ toires. C’est le moment de la première grande phase moderne de colo­ nialisme, avec la colonisation de l’Inde et l’encerclement de la Chine, qui est contemporaine de la révolution industrielle et agricole en GrandeBretagne. Ce n’est absolument pas une coïncidence, à mon sens, si un cer­ tain nombre de penseurs, comme Smith et Ricardo, décident alors qu’il est possible d’autonomiser une sphère de l’activité humaine, de lui donner à son analyse le nom d’« économie politique », et de rechercher des lois nou­ velles dans l’analyse de la société. Smith et Ricardo, avec Marx, continuent d’exercer aujourd’hui une profonde influence sur notre vision du monde. Smith et la main invisible du marché, considérée comme le plus sûr moyen d’atteindre au bonheur universel, l’emportant désormais sur Marx et son analyse du capitalisme comme mode de production contradictoire et dépassable. Je ne suis pas d’accord avec les thèses marxistes millénaristes, qui affirment que le capitalisme a sans arrêt besoin d’exploiter de nouvelles couches de la population. Il exploiterait d’abord ses propres ouvriers puis, au moyen de l’impérialisme, il irait exploiter les peuples sous-développés et, enfin, il s’effondrait quand il n’y a plus rien à exploiter. Tout d’abord, je pense qu’il y a des capitalismes, définis chacun par les relations qu’entretiennent un Etat et les marchés, et que ces capitalismes pourraient aujourd’hui ne trouver aucune utilité à exploiter certains hommes, que je qualifie donc d’inutiles. Cela pourrait produire des effets politiques absolument désastreux qui ne cessent de m’inquiéter. Si l’on a un certain sentiment d’égalité entre les hommes, on ne peut pas tolérer qu’il y ait un milliard d’individus pris dans des trappes de pauvreté. Mais pour résoudre un tel problème, il faudrait que l’Inde et la Chine réorientent significativement leur trajectoire de développement et, comme ils nous copient, il faudrait que les pays riches réorientent d’abord et encore plus vigoureusement leur propre trajectoire de développement. Notamment en s’intéressant à l’Afrique pour des raisons de production de biens publics mondiaux, c’est-à-dire en comprenant qu’il y a beaucoup de choses à faire en Afrique, qui coûteraient moins cher que chez nous, pour préserver le climat ou la biodiversité. Les flux financiers en direction de l’Afrique ne seraient plus de l’ordre de l’aide publique ou de la charité, mais par exemple d’une incitation à la préservation des forêts du bassin du Congo. Nous avons tout intérêt, pour régler le problème de l’effet de serre, d’arrêter la déforestation et d’encourager le développement de l’agricul­ ture africaine. Ce serait beaucoup plus efficace pour sortir le milliard d’en bas des trappes de pauvreté. On voit ainsi comment tous les problèmes sont liés dans le cadre de la mondialisation. ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 6 Comment en êtes-vous venu à l’idée que la Chine est la chance de l’Afrique ? Le raisonnement est simple. La logique qui a poussé les firmes occi­ dentales à investir en Chine va amener les firmes chinoises à investir en Afrique. Bien entendu, ce n’est pas encore leur destination privilégiée et, pour l’heure, elles se tournent vers le Vietnam et les Philippines. Mais c’est bien l’industrialisation par les firmes chinoises, indiennes ou brésiliennes qui impulsera un développement et provoquera un véritable mouvement de rattrapage de l’Afrique. En attendant, il y a deux grandes priorités pour l’Afrique : mieux exploiter les matières premières et construire des Etats capables d’accueillir un processus d’industrialisation. C’est plus facile à dire qu’à faire, et ça relève avant tout des Africains eux-mêmes. Nos étudiants se retrouvent donc face à un double choix : dans quel territoire vais-je aller vendre mes capacités particulières, et à quelle firme ? Puisque vous avez prononcé leur nom, pouvons-nous nous focaliser sur la globalisation des firmes ? Si on définit une firme globale comme une firme qui n’a plus d’attache privilégiée avec un territoire particulier, je dirais qu’elle com­ mence seulement à apparaître. Auparavant, il y avait des multinationales, dont l’identité nationale était incontestable, dont les fonctions essen­ tielles étaient localisées dans un territoire particulier, dont les cadres supérieurs étaient majoritairement d’une nationalité particulière, dont la langue n’était pas forcément l’anglais, et qui s’implantaient sur d’autres territoires pour bénéficier de matières premières ou d’une main d’œuvre à bon marché. Le meilleur exemple de firme vraiment globalisée est Arcelor Mittal qui, comme chacun le sait, n’est pas présent en Inde. On ne peut donc pas dire qu’il s’agisse d’une firme indienne. La famille majoritaire est d’origine indienne, le père de Monsieur Mittal était un petit sidérurgiste indien, mais Monsieur Mittal n’a pas d’activités en Inde. Il a commencé en rache­ tant des usines aux Philippines, en Asie du Sud-Est, aux Etats-Unis, ensuite Arcelor. Il s’est localisé à Londres. Maintenant, il investit en Inde, mais après l’avoir fait en Chine et en Afrique. Ce qui compte, c’est que les firmes de l’avenir vont mettre en compé­ tition tous les territoires pour la localisation de leurs activités, y compris pour l’installation de leurs centres de recherche ou de leurs centres de conception. Ensuite, pour ce qui est de leur organisation, l’affaire n’est pas jouée. Les évolutions des organisations pourront diverger en fonction des secteurs. Des firmes résulteront de l’intégration de firmes multinationales d’origine occidentale et de firmes issues des pays émergents. Un groupe comme Tata donnera-t-il lieu à une firme globale qui ne cherchera pas à s’allier, mais à investir directement en Europe ou aux Etats-Unis ? La Chine réussira-t-elle à faire émerger des champions nationaux, comme elle l’a annoncé, dans les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique, du nucléaire et de la pharmacie ? Allons-nous vers des firmes globales très hiérarchisées ou plutôt vers des réseaux globaux ? Les paris sont ouverts. ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 7 Pouvez-vous préciser, pour les étudiants qui vont commencer leur carrière, le jeu Etats-firmes dans lequel ils vont être pris ? Les Etats vont conserver du pouvoir quant aux conditions d’exercice de l’activité économique sur leur territoire, notamment en gardant le contrôle du flux des hommes à leurs frontières. Dans les 30 années à venir, leurs pouvoirs incontestables vont rester considérables : droit de décider qui habite chez eux, création de monnaie (même si c’est délégué à un niveau supérieur comme en Europe), définition des règles du jeu, influence forte sur la qualité économique de leur territoire. L’enjeu de la compétition bien réelle qui se déroule déjà entre les Etats est l’attrait de leurs territoires pour les activités nomades. Comment les garder, com­ ment les attirer ? De fait, dans la mondialisation, nous avons affaire à une cascade de compétitions. Des investisseurs, directement ou à travers des fonds de ges­ tion divers et variés, mettent en compétition les firmes. Les firmes mettent en compétition les territoires. Ces derniers vont alors chercher à se diffé­ rencier soit par les coûts, par exemple en offrant un coût de main d’œuvre le plus faible possible, soit en mettant en place des prestations dont les prix sont justifiés par leur qualité. Mais, pour les pays riches, penser qu’on va pouvoir tenir une compétition par les coûts avec les pays émergents me paraît absurde. Nos étudiants se retrouvent donc face à un double choix : dans quel territoire vais-je aller vendre mes capacités particulières, et à quelle firme ? Les élèves ingénieurs, que je connais bien, ont conscience qu’ils vont être en compétition avec des Indiens, des Chinois, des Brésiliens… Ils savent aussi qu’ils doivent se préparer pour une carrière qui se déroulera sur plu­ sieurs territoires, et ce sans aucun avantage à l’expatriation ! Je parle bien entendu de ceux qui seront mobiles. Pour la majorité des gens, qui ne le sera pas, l’Etat français ne doit pas négliger le développement endogène de l’économie sédentaire de son territoire qui est fondamentale pour maintenir un certain niveau d’emploi et réduire les inégalités. Les banques sont-elles des entreprises particulières ? Oui, les banques sont des entreprises particulières parce qu’elles créent de la monnaie et c’est pour cela qu’elles sont régulées. La question de la spécificité des banques et de la façon dont on peut articuler, ou au contraire isoler, cette activité de création de monnaie du reste de la finance est la question centrale d’une éventuelle réforme du système financier global. A partir du système financier des années quatre-vingt, les évolutions se sont faites selon deux axes : l’autorisation de la circulation de capi­ taux entre territoires, d’une part, et le décloisonnement des métiers de la finance, d’autre part. Dans le débat à propos d’une éventuelle réforme, sur l’axe de la circulation des capitaux, hormis la question des paradis fiscaux, personne n’envisage de rétablir un contrôle des changes entre l’Europe et les Etats-Unis ; bien au contraire, on continue à dire aux Chinois de laisser flotter leur monnaie. Sur l’axe du décloisonnement, je n’entends pas parler de la respécialisation des fonctions dans la finance ou d’interdire le finan­ cement par crédit de marchés risqués. Dans ce domaine, la pensée domine la réalité. Et je ne perçois pas qu’il y ait une prise de conscience que ce qui s’est passé soit à ce point insupportable pour entraîner une coalition politique large dans des réformes profondes. Immédiatement, il y aurait ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 8 un débat aussi compliqué que légitime sur le financement de l’innovation. Car la finance que l’on décrie aujourd’hui, pour ses excès évidents, pour son instabilité intrinsèque, pour le fait qu’elle est capable de transmettre cette instabilité à l’économie réelle de façon ravageuse, c’est elle qui, dans le même temps, a financé les start-up ! Toute la nouvelle économie a été financée par les marchés, par du capital-risque. S’agit-il de prendre des risques ou de passer les risques ? Les gens savent tous que des rendements élevés ne peuvent s’ob­ tenir qu’en prenant des risques élevés. Mais leur première préoccupation est de garder le rendement et de passer le risque à l’autre. C’est l’essence du métier de la finance ! Le bon truc à faire, comme les gens ont des éva­ luations différentes du couple rendement/risque, c’est d’acheter quelque chose dont le rendement est supérieur au risque réel ou, au contraire, dont le risque est inférieur au risque perçu par les autres. Donc, garder le rende­ ment et passer le risque, voilà la définition d’un bon arbitragiste, d’un bon investisseur sur les marchés ! Aujourd’hui, des consultants approchent des entreprises en leur disant qu’elles représentent un portefeuille de risques global et qu’elles doivent apprendre à le gérer. Mais qu’est-ce que la gestion des risques sinon en prendre le minimum pour un maximum de rendement ou, en fonction des risques pris, maximiser le rendement ? Pour qu’il y ait une vraie réforme des mœurs financières, il fau­ drait qu’il y ait auparavant un puissant mouvement d’opinion, semblable à celui qui a porté, sur 20 ou 30 ans, les questions d’environnement, amené les gouvernements à élaborer une réglementation et obligé les entreprises à produire sur papier glacé des rapports sur leur responsabi­ lité environnementale et sociale. Même dans le moment où nous sommes, avec une crise bancaire forte dont les conséquences macro-économiques et la durée dépendent du retour de la « confiance », « d’anticipations autoréalisatrices » et de beaucoup de facteurs mentaux, je ne vois pas un tel mouvement d’opinion se dessiner. Sans lui, pour peu que la reprise vienne assez vite, la règle du jeu restera que tout ce qui n’est pas interdit est permis, offrant à l’imagination finan­ cière un champ phénoménal. Après quelques réformes cosmétiques et la désignation de quelques boucs-émissaires, je ne crois pas qu’il y aura des réformes sérieuses posant la question de l’interdiction pour les banques de dépôt d’user ou de permettre à d’autres d’user d’effets de levier phéno­ ménaux ( effet de levier de l’endettement sur les fonds propres combiné à l’effet de levier sur les marchés dérivés) et donc de prendre des risques considérables qui, quand ils surviennent, provoquent une grave crise ban­ caire et une profonde récession. j ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 23 – février 2009 9 Conception graphique : Catherine Le Troquier Que faudrait-il pour qu’il y ait une réforme des mœurs financières ?