1er semestre 2016/HesaMag #13
5
Éditorial
Cancers professionnels :
de l’indignation à laction
Imaginez que chaque jour un avion s’écrase
sur la piste d’un aéroport européen. Au bout
de quelques semaines, la situation deviendrait
intenable sur le plan politique. Avec 300 morts
par jour, plus de 100 000 morts par an, cela
deviendrait une priorité incontournable.
J’entends déjà l’objection : cette hypo-
thèse est fantaisiste. Bien sûr. Sa seule fonc-
tion est de mieux comprendre ce qui se passe
aujourd’hui en Europe en matière de can-
cers professionnels. Le rapprochement entre
la ction et la alité est inévitable : plus de
100 000 décès par an. Pour les cancers, ces
morts n’ont rien d’hypothétique. On peut
sumer en quatre mots ce qui explique pour-
quoi les 100 000 morts par cancer lié au tra-
vail ne constituent pas une priorité politique :
inégalité, visibilité, pouvoir et liberté.
Inégalité : les classes privilégiées utilisent
beaucoup plus l’avion que le reste de la popu-
lation. S’il y avait 100 000 morts par an à la
suite de catastrophes aériennes, on y trouve-
rait une proportion élevée d’actionnaires, de
cadres supérieurs, de responsables politiques,
etc. Pour les 100 000 morts de cancers pro-
fessionnels, c’est l’inverse. Cancers du sein
pour les coieuses exposées à des concen-
trations massives de substances cosmétiques
dangereuses. Cancers du poumon pour les
ouvriers du bâtiment exposés à la silice cris-
talline et à l’amiante. On pourrait prolonger
cette liste sur plusieurs pages. Les profes-
sions ouvrières sont 10 fois plus exposées au
risque que les cadres.
Visibilité : une catastrophe aérienne fait la
Une des journaux. Les morts par cancers
professionnels restent invisibles. Rares sont
les médecins qui interrogent leurs patients
sur les dangers auxquels ils ont été exposés
tout au long de leur vie professionnelle. Dans
la plupart des cas, ils se contentent de trois
questions. Est-ce que vous fumez ? Est-ce que
vous buvez de l’alcool ? Est-ce que d’autres
membres de votre famille ont ce cancer ? Se
limiter à ces questions véhicule des supersti-
tions millénaires qui attribuent le cancer au
péché (comportements individuels) ou à la fa-
talité (la malchance d’avoir de mauvais gènes).
Les déterminants sociaux disparaissent. Para-
doxalement, c’est sur ces déterminants col-
lectifs que la prévention est la plus ecace.
Pouvoir : lutter contre les cancers profession-
nels implique des mesures qui se heurtent au
prot des industriels. On laisse parfois en-
tendre que la guerre contre le cancer pour-
rait être gagnée grâce à la découverte de
nouvelles thérapies ou en perfectionnant des
moyens de détection précoce. Cette vision
naïve et technocratique occulte le conit qui
porte sur un contrôle public et social des
choix de production.
Liber : vous êtes libre de décider avec quelle
compagnie vous allez voler. Dans l’hypothèse
de catastrophes aériennes à répétition, les
compagnies aériennes concernées ne tarde-
raient pas à perdre leur clientèle. Elles de-
vraient choisir entre la faillite et une sécurité
ecace. Au contraire, lorganisation du tra-
vail, le choix des procédés et des substances
sont imposés aux travailleurs par la direction
de l’entreprise.
Les raisons de s’indigner ne manquent pas.
Si l’on veut les transformer en actions, des
objectifs doivent être dénis.
Une législation forte : les cancers ne coûtent
pratiquement rien aux entreprises qui les
causent. Les coûts reposent sur les victimes,
la sécurité sociale et les systèmes de santé
publique. Sans règles contraignantes, aucune
prévention ne pourra s’étendre à l’ensemble
des lieux de travail. La législation euro-
péenne actuelle concernant la prévention des
cancers sur les lieux de travail doit être révi-
sée en profondeur. Elle a un champ d’applica-
tion trop restreint. Le nombre de substances
pour lesquelles des valeurs limites d’expo-
sition ont été dénies couvre moins de 20 %
des situations réelles d’exposition. Elle ne
prévoit pas de surveillance de la santé prolon-
gée après la n de la période d’exposition. Il
faut également des règles réduisant la quan-
tité de substances cancérogènes produites
pour le marché. Cela implique un meilleur
fonctionnement du règlement européen sur
les produits chimiques REACH, notamment
en imposant la procédure d’autorisation pour
toutes les substances cancérogènes. Lesgis-
lations spéciques relatives aux pesticides et
aux cosmétiques doivent être revues parce
qu’elles ont été élaborées sous la pression des
lobbies industriels.
Une inspection forte : partout en Europe, les
systèmes d’inspection du travail ont été aai-
blis. Un patron qui expose son personnel au
risque de cancer sait qu’il est peu probable
qu’il soit contrôlé ou sanctionné.
Une action syndicale forte : dans les entre-
prises, c’est la mobilisation des travailleurs
concers qui fait la diérence entre un si-
mulacre formel de prévention et une préven-
tion réelle. Elle crée un rapport de force. Il
faut accélérer la substitution des substances
et des procédés qui causent des cancers. Il
faut s’assurer que toutes les expositions dan-
gereuses soient évitées ou réduites au niveau
le plus bas possible. Il faut intervenir dans
la rédaction du document d’évaluation des
risques et vérier que des actions préventives
ecaces sont planiées et contrôlées.
Au cours des prochains mois, la Commission
européenne dénira un plan d’action concer-
nant les cancers professionnels. Se contente-
ra-t-elle d’un ravalement de façade ou met-
tra-t-elle en œuvre des réformes législatives
plus ambitieuses ? La vigilance s’impose :
depuis 2004, c’est la Commission qui a déli-
bérément entravé toute amélioration de la
législation concernant la protection des tra-
vailleurs contre les cancers professionnels.
La réponse dépendra de notre capacité à
transformer les cancers en une priorité poli-
tique. Plus de 100 000 morts par an, il y a
urgence à mobiliser.
Éditorial 1/1
Laurent Vogel
ETUI
Quatre mots qui
expliquent pourquoi
les 100 000 morts par
cancer lié au travail
ne constituent pas
une priorité politique :
inégalité, visibilité,
pouvoir et liberté.
1 / 1 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !