UNIVERSITE PARIS VIII – VINCENNES-SAINT-DENIS Département de philosophie LIEUX ET TRANSFORMATIONS DE LA PHILOSOPHIE CRITIQUE DE LA RAISON VUE A TRAVERS DES PENSEES DE J. -F. LYOTARD ET P. THEVENAZ Présentée et soutenu publiquement par Lee Chul-Woo le 30 janvier 2007 Directeur de thèse : M. Jacques Poulain Jury M. Olivier Abel Président Faculté libre de théologie Protestante de Paris M. Domenico Jervolino Université de Naples M. Henri Blocher Faculté de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine AVANT-PROPOS Si J. -F. Lyotard, qui est un des représentants d’un courant de la pensée française dit post-modernité, met en problème la raison universelle et unificatrice, P. Thévenaz, se situant dans la période juste avant l’apparition du postmodernisme, vise à mettre en cause la raison essentiellement humaine. Pour nous qui vivons au temps postmoderne, il est important de mettre en question la légitimité de cette « idéologie intellectuelle » qui s’appelle « postmodernisme ». Notamment, à cause de l’expiration de la raison universelle et de la négation de la subjectivité, selon Lyotard, le problème de la communication doit être réexaminé. Il s’agit donc d’interroger la possibilité de la rationalité du postmodernisme, considéré selon des penseurs anglophones comme néo-irrationalisme. Le trait essentiel de la philosophie de Lyotard consiste justement en une évaluation nouvelle des phénomènes de la modernité. Si l’on accepte la perte de la crédibilité des grands récits comme l’idée de l’émancipation de l’homme que Lyotard déclare, on se heurte à la délégitimation du savoir. Il s’agit donc de connaître le fondement de la légitimité après le déclin des métarécits et la perte de la raison universelle qui les rend possibles. C’est notre problématique. Si nous refusons la raison universelle théoriquement, ainsi que pratiquement, nous ne pouvons manquer de déclarer la mort de la philosophie au sens où nous devons cesser de philosopher. C’est pourquoi il faudra réviser le statut de celui qui pose la question. Si le pessimisme spéculatif est un aboutissement de la réflexion philosophique et celui de la recherche philosophique de Lyotard qui efforce de remplir l’exigence de la légitimité du savoir, ne faudrait-il pas dire que dans la philosophie qui se fonde sur la sagesse humaine, il n’y a aucun salut ni aucune solution. A proprement parler, la philosophie, c’est, sans cesse, contester, poser la question. Néanmoins, si les philosophes s’efforcent de trouver un salut philosophiquement conquis, ils aboutiront soit à se diviniser pour leur attribuer une pleine puissance (par l’assimilation à Dieu comme chez Platon, par la science et la technique qui permettent de dépasser notre condition, etc.), soit à confirmer leur impuissance. La divinisation de l’homme ou son absolutisation n’est possible que si nous ayons confiance en la sagesse de l’homme, à savoir la sagesse de la chair. Mais, selon le terme de Sartre, elle n’est qu’un mensonge à soi, à savoir l’ignorance de soi. En ce sens, la croyance qui est à 1 même de frayer, par la réflexion philosophique de l’homme lui-même, une voie du salut ou de la solution, ce n’est qu’une illusion. Face à la crise de la raison, Lyotard en arrive à déclarer la mort de la philosophie par les voies de post-modernité expérimentale, alors que Thévenaz en vient à prétendre la nécessité de la philosophie par l’analyse réflexive dans une perspective chrétienne et à élaborer en fin de compte l’autonomie de la philosophie. Notons ici la différence et l’importance de la perspective et de la méthode qui définissent le contenu et la direction de la philosophie. Il s’agit d’un passage d’un philosophe incroyant à un philosophe croyant. A travers l’expérience-choc qui suscite la transformation radicale de la direction de la pensée, nous ne pouvons manquer de remarquer le rôle crucial du motif religieux dans la réflexion philosophique. C’est le protestantisme qui est le motif central de la pensée thévenazienne. L’imputation de folie «la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu » pénètre dans toute la démarche de sa pensée philosophique. En contestant radicalement la raison ellemême, elle rend possible l’explicitation de la conscience de soi et la radicalisation de la philosophie. Par l’accusation de folie, la raison prend conscience de l’ignorance de soi et son autisme éclate à son tour par la prise de la conscience de soi. Lorsque l’autisme éclate, la raison prend une nouvelle conscience de soi : la raison se trouve en condition, à hauteur d’homme. Elle se révèle pour la première fois à découvert devant Dieu, à proprement parler dans le rapport à Dieu. Dans une telle démarche, la raison en condition humaine rencontre les tentations majeures : celle de la neutralité, de l’indifférence, de la restitution de l’absoluité et des limites. Pour éviter ces tentations et atteindre l’autonomie de la philosophie, il faut la conversion de la raison. Car seule la raison, qui est en condition et qui prend conscience de sa vocation qu’évoque l’impulsion protestante, peut être libérée de ces tentations permanentes, de la charge de la foi philosophique qui fait de Dieu ou de l’absolu l’objet de la réflexion. A partir de cette perspective chrétienne, qui est la philosophie de la vocation et de la responsabilité, surgit la philosophie autonome. Notre thèse sera donc à la fois une approche anthropologique sur l’homme et la réexamination du statut ontologique de la raison dans cette perspective chrétienne. 2 Remerciements Je tiens à remercier vivement ma femme Yoon-Joo pour son soutien laborieux, mes parents, ma tente Yoon-Jeong Sherry-Moon, monsieur le professeur Jacques Poulain de Paris VIII, qui a dirigé ma réflexion philosophique depuis le DEA, et mes amis : Sang-Woo qui m’a conduit à Jésus-Christ, Rosny, Daniel, Emmanuel, Martine, Yvelise, Christophe et Julie, Marlaine, Clotilde et Renée-Lyse pour la lecture et la correction de cette thèse, tous ceux qui m’ont aidé pour que cette thèse voie le jour, et mon Seigneur, Dieu de Jésus-Christ qui a inspiré à ma pensée. 3 CRITIQUE DE LA RAISON VUE A TRAVERS DES PENSEES DE J.F. LYOTARD ET DE P. THEVENAZ TABLE DES MATIERES Avant-propos 1 Remerciements 3 Sommaire 4 Liste des sigles 9 Introduction 11 I. La philosophie et le christianisme 11 II. Division du sujet 18 III. Méthodologie 35 1. Dialectique ou antithèse 35 2. Participation ou séparation 40 Première partie De la modernité à la postmodernité Chapitre I : Sources de la modernité 46 47 1. Aufklärung 47 2. Absolutisation de la raison 55 3. La pensée de « se retourner » et la rationalité 57 4. Humanisme 62 Chapitre II : Le passage du modernisme au postmodernisme 1. Ligne de démarcation : modernité et post-modernité 4 63 63 2. La dérive de la parole à l’image : réenchantement du monde 68 3. Le sens du mot « post-» 73 Chapitre III : La condition postmoderne 78 1. La crise de la légitimation du savoir 78 2. L’incommensurabilité : vision du monde de la séparation 81 3. Le litige ou le différend 84 4. Délégitimation 93 Chapitre IV : La crise de la modernité et le problème de la communication 98 1. Le consensus ou la paralogie 98 2. La communication ou la différence 106 Deuxième partie Neutralisation 114 Chapitre I : Dilemme de l’homme moderne 115 1. Condition de l’homme moderne et son état 115 2. Démission du système 121 Chapitre II : Neutralisation du jugement 123 1. Critique du sujet moderne 123 2. La sensibilisation de la raison 127 3. Le jugement réfléchissant 133 4. La pensée du sublime et l’ontologie négative 151 Chapitre III : La séparation entre l’ontologie et l’éthique 155 1. L’irréductibilité de la phrase prescriptive à la phrase normative 156 2. L’écart entre la phrase cognitive et la phrase éthique 162 5 Chapitre IV : La vérité sans la Vérité 172 1. La vérité et l’évidence 172 2. Qu’est-ce que la vérité ? 180 3. La vérité et le désir 189 4. Le passage du vrai au juste 207 5. La signification de la vérité 214 Troisième Partie La crise de la culture occidentale Chapitre I : Histoire et conscience 220 221 1. La fin de l’Histoire 221 2. Une révolution véritable de la philosophie 228 3. Historisation de la raison 232 4. Crise de l’humanisme 239 Chapitre II : La raison et la contingence 250 1. La contingence de la raison 250 2. Pluralisme 254 Chapitre III : Langage et conscience 258 1. L’ontologie des phrases 258 2. Langue maternelle et conscience 262 3. Langage et homme 267 4. L’ambiguïté du langage 271 5. Langage et communication 276 Chapitre IV : La crise moderne de la culture 282 1. La science et la culture 282 2. La philosophie et la culture 285 6 Quatrième Partie Radicalisation de la raison philosophique Chapitre I : Radicalisation de la philosophie 290 293 1. Point de départ radical 293 2. Le radicalisme cartésien et le radicalisme husserlien 299 3. La crise et la critique de la raison 307 4. Expérience-choc 317 5. Légitimité de l’expérience chrétienne 325 6. Aporie fondamentale de la raison 332 7. Assurance naturelle infondable 334 Chapitre II : Explicitation de la conscience de soi 337 1. La méthode réflexive et l’intentionnalité 337 2. La situation du départ 345 3. Brisure de l’autisme 352 4. Désabsolutisation de la raison 362 5. Conscience de soi 365 6. Un autrui véritable 372 Chapitre III : La condition humaine de la raison 379 1. La condition de la conscience de soi 379 2. La condition anthropologique de la raison 383 3. La radicalisation de la philosophie 394 Chapitre IV : Intériorisation 397 1. L’impossibilité de la métaphysique 397 2. Le dépassement de la métaphysique 401 3. Réflexion et transcendance vers l’intérieur 420 4. La métaphysique et la morale 441 7 Cinquième Partie La philosophie de la vocation et de la responsabilité Chapitre I : La philosophie sans absolu 445 446 1. La liberté et l’acte 446 2. L’homme et l’absolu 454 Chapitre II : La condition chrétienne de la raison 471 1. Unité dialectique de la raison et de la foi 471 2. La condition chrétienne de la raison humaine 483 3. Les tentations de la raison en condition 495 4. La vocation de la raison renouvelée 500 5. La conversion de la confiance 505 Chapitre III : L’autonomie de la raison philosophique 510 1. La transformation de la notion de la liberté 510 2. La metanoia de la raison philosophique 515 3. L’intelligence et la responsabilité 523 4. L’autonomie de la philosophie 533 Conclusion 548 Bibliographie 561 8 Abréviations des ouvrages de Jeans François Lyotard et de Pierre Thévenaz AC P. Thévenaz, “L’athéisme contemporain : CAMUS et SARTRE” APC P. Thévenaz, “L’affrontement de la philosophie et du christianisme” AJ J.-F. Lyotard, Au juste CMM P. Thévenaz, “La critique comme métaphysique de la métaphysique”(Trois leçons sur Kant) CP J.-F. Lyotard, La condition postmoderne CRP P. Thévenaz, La condition de la raison philosophique DF J.-F. Lyotard, Discours, figure DI J.-F. Lyotard, Le Différend DMF J.-F. Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud DP J.-F. Lyotard, Des dispositifs pulsionnels(Nous citons la 2e éd., Christian Bourgois Edit., 1980 et Editions Galilée, 1994) ERL P. Thévenaz, “L’expérience réflexive de la liberté” EL J.-F. Lyotard, Economie libidinale HJ J.-F. Lyotard, Heidegger et « les juifs » HM P. Thévenaz, De Husserl à Merleau-Ponty HRC P. Thévenaz, L’Homme et sa raison. Raison et conscience de soi HRH P. Thévenaz, L’Homme et sa raison. Raison et histoire HU J.-F. Lyotard, “Histoire universelle et différences culturelles” IH J.-F. Lyotard, L’inhumain IP J.-F. Lyotard, Instructions païennes LAS J.-F. Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime LL J.-F. Lyotard, “Logique de Lévinas”, in Collectif, Textes pour Emmanuel Lévinas MDH P. Thévenaz, “Métaphysique et destinée humaine”, in L’Homme. Métaphysique et transcendance MIP J.-F. Lyotard, Misère de la philosophie MP J.-F. Lyotard, Moralités postmodernes PDPC P. Thévenaz, “De la philosophie divine à la philosophie chrétienne” PE J.-F. Lyotard, Pérégrinations PEE J.-F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants 9 PH J.-F. Lyotard, La phénoménologie PGM P. Thévenaz, “La philosophie de M.GABRIEL MARCEL. Une métaphysique de la présence et de la fidélité” PSA P. Thévenaz, “La philosophie en suisse allemande. L’œuvre philosophique de M. Paul Haeberlin” RP J.-F. Lyotard, Rudiments païens SA P. Thévenaz, “Socrate et Alcibiade – ou la rencontre philosophique” SR P. Thévenaz, “Situation de la raison. Essai de philosophie protestante” TBP P. Thévenaz, “Théologie barthienne et philosophie” TD J.-F. Lyotard, Témoigner du différend TI J.-F. Lyotard, Tombeau de l’intellectuel et autres papiers VCP P. Thévenaz, “Valeur de la connaissance philosophique” 10 INTRODUCTION I. LA PHILOSOPHIE ET LE CHRISTIANISME Il est indubitable que l’essence de la philosophie est de rechercher la vérité. Cela implique qu’elle n’est pas vérité. Elle a donc besoin d’un instrument pour avoir accès à la vérité. La sagesse serait conducteur qui y guide la philosophie. On dira alors que la philosophie est l’amour de la sagesse. La tâche de la philosophie consistera donc à acquérir la sagesse et l’intelligence. La philosophie est-elle véritablement capable d’acquérir la sagesse ? Si c’est vrai, d’où la puise-t-elle ? Selon la Bible, “Mais la sagesse, où se trouve-t-elle ? Où est l’emplacement de l’intelligence ? L’homme n’en connaît pas le prix ; Elle ne se trouve pas dans la terre des vivants.” Néanmoins, s’il y a la sagesse et l’intelligence dans notre esprit, il faudrait alors encore poser une question : “Qui a mis la sagesse dans le secret (du cœur), ou qui a donné l’intelligence à l’esprit ? ”1 La raison philosophique qui est ouverte à toute expérience, est par sa nature, condamnée à y répondre. Car, si elle refuse d’y répondre, ce serait aller contre sa vocation. Avant d’y répondre, notre question est d’abord de savoir si la philosophie peut jamais établir une véritable connaissance par sa propre méthode. Si elle est la recherche de la vérité, la philosophie n’est pas une fin, mais un processus, non pas un arrêt, mais un mouvement et non pas une paix, mais une inquiétude. Etant essentiellement en route, elle exige un point de départ. Or, il nous semble que la philosophie contemporaine qui est complètement exposée à la contingence ne peut plus avoir le point de départ certain et inébranlable, comme l’a eu Descartes ou Hegel ou Husserl. Elle ne peut pas, nous semble-t-il, enracinée dans une certitude 1 . La Sainte Bible, Job 28,12-13 ; 38, 36, Nouvelle version segond révisée, Alliance Biblique Universelle, 1981. 11 inébranlable sauf si elle s’appuie sur une sorte de croyance. Le point de départ, qui a perdu le fondement de son être, aura au moins besoin d’une sorte d’échafaudage qui le soutiendra, au lieu du substrat inébranlable. En tout cas, ce point de départ devrait être dans la raison elle-même. Dans son Introduction de Sagesse cartésienne et Religion : Essai sur la connaissance de l’immortalité de l’âme selon Descartes, J. Russier pose une question importante par rapport à la sagesse : “La sagesse selon Descartes, celle du philosophe qui pousse aussi loin que possible l’effort pour dégager des enseignements de la raison les lumières nécessaires à la conduite, peut-elle se suffire à elle-même, ou doit-elle en définitive recourir à la foi ?” 2 Il s’agit ici de la compétence et de la capacité de la raison. D’où une polarisation radicale : d’une part on pense que la sagesse du philosophe se suffit à elle-même pour éclairer la connaissance et l’action et d’autre part, on croit qu’elle ne se suffit pas à elle-même et alors doit recourir à la foi. Pour Descartes, il semble que la sagesse du philosophe se suffise à elle-même dans la mesure où il arrive à la connaissance de l’existence de Dieu à partir de la conscience de l’existence du je pensant. C’est pourquoi sa philosophie est un rationalisme. De même que les philosophes antiques, Platon, Aristote, Plotin…, de même les philosophes modernes, Descartes, Malebranche, Leibniz…, n’ont pas douté que la raison humaine se suffise à elle-même. Car ils croyaient que la raison est divine et alors toute-puissante. La pensée humaine veut, donc, sans aucune hésitation, se soumettre à la raison. A partir de là, comme le remarque Léon Chestov, “L’honnêteté intellectuelle a conduit Spinoza et après lui Leibniz, Kant et tous les philosophes des temps modernes à la conviction que la Bible ne contient pas la vérité, qu’elle se réduit à une morale, que la révélation est une imagination fantastique, tandis que les postulats de la raison pratique ont une haute valeur et sont très utiles.”3 Mais, pour se débarrasser à son tour des postulats de la raison pratique de Kant, ne faut-il pas envoyer à l’abîme l’honnêteté intellectuelle ? L’honnêteté intellectuelle n’est une vertu que si le pouvoir de la raison est légitime. C’est pourquoi Hegel absolutise la raison. Selon Chestov, “Hegel parlait volontiers de la révélation, de l’incarnation de Dieu et de la religion absolue, et son 2 . Jeanne Russier, Sagesse cartésienne et Religion. Essai sur la connaissance de l’immortalité de l’âme selon Descartes, p. 1, PUF, Paris, 1958. 3 . Léon Chestov, Athènes et Jérusalem. Un essai de philosophie religieuse, p. 291, Trad. De Boris de Schloezer, Aubier, 1993. 12 honnêteté intellectuelle est hors de doute. Hegel pouvait trahir Schelling, mais il servait la raison de toute son âme et de tout son cœur.”4 Car l’honnêteté intellectuelle consiste à se soumettre à la raison. Nous consentons ici que de même que Spinoza et Kant, de même Hegel n’interprète la Bible que pour se servir de la raison. Autrement dit, leur interprétation est assujettie à l’emprise de la raison et n’est faite que dans les limites de la raison. A ce point, il n’y a pour la raison que deux possibilités : d’une part, rejeter la Révélation comme un fantasme, et d’autre part, la rationaliser pour pouvoir l’expliquer. Mais, le premier est d’aller contre la nature de la raison, le dernier est de dépasser sa compétence et sa capacité. Cela ne revient-il pas à dire que la paresse ou la lâcheté constitue l’essence de la raison ? Mais, assumer sa lâcheté, c’est exprimer son abandon, son désespoir. Cela met la raison dans le paradoxe : même si elle ne veut pas recevoir sa lâcheté, la raison doit la reconnaître. Cependant, pour Kierkegaard, la prise de conscience de la lâcheté humaine devant la folie et la mort devient plutôt positive à un moment. Cette prise de conscience l’amène à se tourner vers Job en se détournant de Hegel en voyant le réveil humain dans le désespoir. C’est pourquoi il prétend que le désespoir est pour lui la source de la philosophie. Il est vrai que la raison ne veut pas s’abandonner jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement tombée dans le désespoir. Comme le dit justement Chestov, “elle ne se termine que là où commence le désespoir, où la raison montre avec évidence que l’homme se trouve devant l’impossible, que tout est fini pour toujours, que la lutte est devenue inutile, c’est-à-dire lorsque l’homme a conscience de son impuissance totale.”5 Ce serait une intuition première de Pierre Thévenaz (1913-1955) qui orientera toutes les démarches ultérieures de sa réflexion. C’est même l’intuition de la fragilité de l’homme. En acceptant, d’une part, le sens socratique qui fait de la conscience de soi une donnée de notre condition et d’autre part la tendance d’une philosophie de la conscience, il remet en question ce qui ne voudrait pas être contesté : la confiance inébranlable et absolue en la raison. La métaphysique de Thévenaz commence alors par prendre conscience de la précarité de notre condition. Face à la situation de l’incertitude à découvert, il élaborera « une métaphysique de l’insécurité » qui puisera les conditions de son renouveau dans cette menace. A partir de là, Thévenaz en vient à désabsolutiser le sujet même par le dépassement de la métaphysique. Cette 4 . Ibid., p. 292. . L. Chestov, Spéculation et Révélation, trad. par Sylvie Luneau, préf. De N. Berdiaeff, p. 149, L’Age d’Homme, Lausanne, 1981. 5 13 désabsolutisation du sujet nous conduira au pessimisme spéculatif. Elle passe par le centre des courants du postmodernisme. Exposé à cette menace, le postmodernisme, en adorant la valeur de l’individualité et de la pluralité, se heurte au danger du relativisme extrême et du scepticisme. Vu qu’il n’y a ni de Vérité, ni de Chemin, dans le temps postmoderne, on affirme qu’il n’y a que des vérités sans la Vérité et qu’il n’y a pas d’impasse. Il semble en apparence que cette tendance nous apporte la maximisation de la liberté et fournit une brèche à l’impasse. Mais, en vérité, elle ne nous rend que les doubles peines : tantôt elle ne touche point l’état de l’homme qu’est la misère, et ne touche que ses résultats superficiels. Elle ne nous donne alors pas la consolation et le refuge lors de notre détresse. Tantôt, de là, elle nous donne implicitement le désespoir radical. De ce fait, pour avoir accès à ce problème d’une façon nouvelle et très différente, nous aimerions faire apparaître une nouvelle dimension de la pensée : la philosophie chrétienne. Or, la philosophie et le christianisme semblent très différents et d’ailleurs incompatibles l’un l’autre. C’est pourquoi nous posons le problème de la possibilité de la philosophie chrétienne. Cette question nous fait tomber dans un dilemme dans la mesure où nous ne pouvons répondre ni oui ni non. Pour qu’elle soit possible, il faut qu’il y ait un compromis entre la philosophie et le christianisme. Mais, dans ce cas-là, on s’efforcera de trouver, pour Thévenaz, “un adoucissement à ces exigences qui s’affrontent trop rudement, mais alors ce modus vivendi ne peut être fondé que sur une théologie mutilée ou une philosophie mutilée”(APC, p. 129.). Sinon, on doit reconnaître une incompatibilité foncière entre la philosophie et le christianisme en conservant l’exigence de pureté. On connaît bien depuis longtemps l’affrontement entre la philosophie et le christianisme qui a l’air d’être incompatible réciproquement et même de se méfier invinciblement de l’un à l’autre. C’est la raison pour laquelle Thévenaz dira : “On s’imagniera volontiers que la philosophie est par essence fondée sur une raison incroyante parce qu’autonome et sur une attitude irréligieuse, sinon franchement antireligieuse, et que d’autre part l’attitude du chrétien est par essence aphilosophique sinon antiphilosophique.”(APC, p. 129.) Dans la mesure où la philosophie et le christianisme ont tous deux le même objet, l’incompatibilité entre eux devrait être trouvée dans leur réponse différente donnée à un même problème. Or, selon Thévenaz, “comme il ne peut pas y avoir, pour un problème unique, deux réponses contradictoires qui soient simultanément justes, on est convaincu de se 14 trouver acculé à une alternative exclusive.”(APC, p. 130.) L’union de la philosophie avec le christianisme ne semble donc pas être possible sous l’exigence de sa pureté ou de son intransigeance exclusive sans retomber dans le syncrétisme ou dans l’éclectisme. Bref, la philosophie et le christianisme ont l’air d’être incompatibles mutuellement. N’est-il donc pas obligé d’admettre l’impossibilité de la philosophie chrétienne ? Mais, au contraire, à partir de cette similarité de l’objet, n’est-il pas sans doute possible d’harmoniser les exigences philosophiques et les exigences chrétiennes qui semblent en apparence incompatibles ? Car, d’une part, de même que la philosophie chrétienne n’a donc rien à voir avec le syncrétisme ou l’éclectisme, qui tente de les compromettre et n’est alors pas venue de l’éclectisme philosophique, de même que le philosophe prétend qu’il y a une incompatibilité entre les deux plutôt qu’il essaie de les compromettre réciproquement. D’autre part, pour que le croyant refuse la raison autonome ou la philosophie à cause de l’incompatibilité, il devrait reposer sur la conception de la philosophie. Pour qu’il essaie de compromettre ou synthétiser avec la philosophie, il faut admettre que la philosophie l’envahit. En ce sens, le croyant ne peut ni refuser la philosophie, ni compromettre avec la philosophie sans la conception de la philosophie. En outre, n’oublions pas que la philosophie n’a pas, par définition, affaire seulement à la raison incroyante. “Nul parmi les grands philosophes, nous dit Thévenaz, n’a jamais pensé que la réflexion philosophique autonome soit méthodiquement ou en principe liée à l’incroyance, même si tous se servaient de leur raison pour critiquer la religion de leur temps. Et d’ailleurs nul d’entre eux n’avait le sentiment que l’autonomie de la raison en fût compromise.”(APC, p. 132.) En somme, la laïcisation de la raison n’est pas venue de la philosophie païenne, mais, au contraire, de l’œuvre même du christianisme dans la mesure où “il a peu à peu pris conscience que la philosophie ne devait plus se prendre pour l’équivalent d’une religion, pas plus que le christianisme n’avait le droit de se prendre pour l’équivalent d’une philosophie”(APC, p. 132.). Notons que cette tentative de séparation entre les deux ne vient pas de la philosophie, mais plutôt du christianisme. C’est par le christianisme même que la notion de la raison incroyante est inventée, mais non pas par les philosophes. Pour éviter les deux écueils de l’exclusivisme et du syncrétisme, il ne faudrait donc pas comprendre que la philosophie et le christianisme soient “doctrines tout achevées à confronter et à harmoniser”, et “deux méthodes données 15 en quelque sorte par définition pour résoudre un seul et même problème”(APC, p. 132.). Il ne s’agit en somme pas d’essayer d’harmoniser des doctrines ou des méthodes. Cette idée que la philosophie et le christianisme sont des doctrines et des méthodes différentes accompagne la tentative de l’accommodement. En fait, cette idée exige immanquablement soit le modus vivendi, soit l’exclusion réciproque. Dès lors, nous sommes arrivés à reprendre le problème de la philosophie chrétienne : il est inévitable que la position du problème de la philosophie chrétienne soit modifiée. Il n’y a plus de problème de la philosophie chrétienne si l’affrontement entre la philosophie et le christianisme s’évanouit. Avant d’essayer de trouver le modus vivendi, Thévenaz trouve qu’il y a un lieu de la tension entre les deux dans l’expérience chrétienne, “d’une tension accrue entre elles, qui reflète sur le plan intellectuel la tension eschatologique de l’homme qui vit dans le temps chrétien, entre la chute et la rédemption, devant la Croix”(APC, p. 136.). D’où surgit la philosophie chrétienne qui anéantira une exigence d’une harmonisation ou d’un compromis entre les deux. A partir du problème de cet affrontement, Thévenaz voit ainsi les exigences de la raison et celles de la foi se rencontrer dans l’expérience chrétienne. Comment y rencontrer ces exigences ? : “Pour qu’il y ait réelle rencontre entre un véritable christianisme et une véritable philosophie, ces exigences ne doivent pas être des données irréductibles, mais elles doivent s’éprouver l’une l’autre dans une mise en question réciproque. Par leur affrontement, théologie et philosophie se découvriront simultanément dans l’humanité de leur condition, dans leur précarité essentielle et par là même précisément prendront conscience à la fois de leur force et de leur tâche respective.”(APC, p. 136.) En somme, dans l’expérience chrétienne, la philosophie et la théologie prendront conscience qu’elles ne sont pas à leurs yeux autarciques en tant que telles. Ce serait la condition de la philosophie chrétienne. Au fur et à mesure qu’elles consentiront à perdre leur assurance autarcique en elles-mêmes, elles essayeront d’accepter le dialogue en tension en conservant les exigences de la raison et celles de la foi. Si tel est le cas, comment le dialogue entre la raison et la foi est-il possible ? Cette question ne peut pas être remplacée par le dialogue entre le croyant et le philosophe en nous-mêmes. Car, selon Thévenaz, “c’est la tension entre l’homme appelé et l’homme tenté de ne pas répondre, et c’est le même homme, c’est le croyant, mais un croyant qui est philosophe. Pour lui, le problème de la philosophie 16 chrétienne devient celui de la responsabilité chrétienne du philosophe. La réflexion philosophique est le lieu de sa vocation, c’est en elle qu’il se sent appelé, c’est par elle, par conséquent, qu’il doit répondre. La foi est le « canal » de l’appel, la philosophie le lieu de la réponse. Sa responsabilité tout à fait propre, c’est de bien remplir sans trahison sa vocation de philosophe.”(APC, pp. 136-137.) La mise en problème de la philosophie chrétienne dévoile ainsi avec clarté que la philosophie est le lieu de la réponse selon l’exigence de la foi. La rencontre entre les exigences de la raison et celles de la foi engendre donc la responsabilité du philosophe à répondre. Ainsi donc, il ne s’agit plus de tension des exigences opposées et irréductibles entre elles, mais maintenant de celle vis-à-vis de soi-même qui lutte entre le vieil homme et le nouvel homme ou entre l’homme naturel et l’homme intérieur. En d’autres termes, il ne s’agit plus d’opposition entre le philosophe et le croyant, mais entre l’incroyant et le croyant qui sont en nous. Dans la mesure où le protestantisme conserve cette tension entre l’incroyant et le croyant en nous, une synthèse plus puissante entre les deux pourrait être réalisée par l’exigence de la responsabilité chrétienne dans la philosophie proprement protestante. Maintenant, la réponse à l’appel, ce n’est pas d’affaiblir, mais de réaliser l’exigence de la philosophie. Comme la révolution copernicienne, la réflexion philosophique de l’intellectuel chrétien constitue également un dialogue intérieur de la sorte. Si celle-là invoque la conversion de la pensée de l’objet au sujet en chassant les êtres absolus, celui-ci, de la même façon, la conversion de la pensée de l’ancien homme au nouvel homme en se laissant dépouiller de toutes ses idoles. L’entreprise de la philosophie thévenazienne consiste à les briser dans le domaine de la philosophie. C’est là même que Thévenaz, en tant que philosophe du dialogue, se rejoint avec d’autres philosophes. Certes, il veut être un philosophe responsable comme croyant qui est né de nouveau. C’est pourquoi il se nourrit, tout au long de sa vie, au fond de sa pensée philosophique du dialogue avec Dieu. Autrement dit, c’est la parole de Dieu qui est constamment la source radicale de sa pensée. II. DIVISION DU SUJET Comme le remarque Habermas dans l’Introduction de Théorie de l’agir communicationnel. Tome I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, au 17 fur et à mesure que “la pensée philosophique provient du devenir réflexif de la raison incorporée dans la connaissance, dans la parole et dans l’action”, on peut dire que “le thème fondamental de la philosophie est la raison” 6 . En ce sens, ce travail va poursuivre le chemin véritable de la critique de la raison humaine. J.-F. Lyotard a fait l’expérience de la misère de l’être humain en son temps au XXe siècle. Cette expérience le fait remettre en question radicalement le discours de la modernité qui lui semble produire une fois pour toutes la misère de l’homme et de la société contemporains. Dans cette perspective, on peut rencontrer deux philosophes qui prennent position de la critique radicale de la raison : si J. -F. Lyotard, qui est un des représentants d’un courant de la pensée française 7 dit post-modernité, déclare la déchéance de la raison universelle, P. Thévenaz, se situant dans la période qui précède immédiatement l’apparition du postmodernisme, vise à mettre en cause la raison essentiellement humaine. C’est pourquoi nous voulons comparer la position de deux philosophes : la perspective philosophique de J. -F. Lyotard avec celle de P. Thévenaz à propos du problème de la critique de la raison à travers le postmodernisme et le christianisme. Nous allons éclairer l’analogie et la différence entre les deux tout en cherchant l’issue des intelligents qui restent en impasse. En fonction de cette tentative, nous arriverons à la nouvelle compréhension à propos de l’homme et sa raison, et, en fin de compte, entendrons découvrir la possibilité de la philosophie renouvelée et faire apparaître l’autonomie de la philosophie à travers la critique de la raison anthropologique et la philosophie de la vocation et de la responsabilité de P. Thévenaz. L’homme postmoderne ne croit plus, selon Lyotard, les grands récits comme l’émancipation de l’homme, la réalisation de l’Esprit auxquels l’homme moderne recourrait pour légitimer ou critiquer ses connaissances et ses actes. De plus, l’homme et le monde aujourd’hui sont ébahis de voir d’une part la puissance 6 . Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. Tome I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, (1981), p. 17, trad. J. M. Ferry, Fayard, Paris, 1987. 7 . En résumant les trois spécificités de la pensée de Lyotard, Salanskis nous montre que celui-là est un des représentants de la philosophie française dans la mesure où il en succède à la propre méthode : la singularité de Jean-François Lyotard est « d’abord » un militant politique, et en deuxième lieu, son rapport à la science, et à la philosophie logicienne dans la « philosophie française », et à la fin, la relation de Lyotard avec le thème juif (Jean-Michel Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, in Les Temps Modernes, n°599, cf. 90-98 et p. 93, 1998.). Et, d’ailleurs, il croit que le parcours de Lyotard est celui qui se dévoile à son sens “un trait essentiel de l’orientation de la philosophie française : son autonomie par rapport à la tradition continentale au sens strict (de Kant à Heidegger), autonomie qui se marque là où cela compte le plus, dans le choix et l’élaboration de ce qui est tenu comme problème”(Ibid., p. 96.). 18 épouvantable et destructrice des armes et d’autre part, à cause de cela, la fragilité du monde actuel qui pourrait tomber d’un seul coup en poussière. Dès lors, une double grande angoisse nous couvre : d’un côté l’impossibilité de contrôler les armes destructrices et l’impossibilité de connaître quand et où la terreur et la guerre arrivent. Cette angoisse nous invite à chercher avidement la sécurité et le salut. Si elle doit entrer tout entière dans le problème d’aujourd’hui et si ses causes ne sont pas indifférentes des résultats de l’expérimentation totale de l’homme quant à l’idée des Lumières (malgré ses divers avantages), pour s’affranchir d’elle et nous fournir la solution de rechange, il faut que la philosophie puisse tout d’abord en poser d’une façon radicale la question, en en touchant le noyau. Dans la mesure où Thévenaz met en problème la raison elle-même comme l’instrument de la connaissance avec Kant et à son tour, en le dépassant, pousse sa critique de la raison jusqu’au bout, sa problématique et sa position philosophique nous éclaireront sur la solution de l’angoisse et de l’insécurité dans la société postmoderne. A vrai dire, nous sommes tous confrontés à l’emprise de la post-modernité dans tous les domaines. Si le postmoderne prend une place de plus en plus importante dans les débats philosophiques, en nous situant à l’époque postmoderne malgré nous, nous avons pleinement le droit d’interroger la légitimité de cette « idéologie intellectuelle » qui s’appelle « postmodernisme ». En particulier, nous aimerions réexaminer le problème du savoir, de la vérité, de la communication, chez Lyotard, qui proclame l’expiration de la raison universelle et la négation de la subjectivité dans la société postmoderne. Cette analyse de ces problèmes qui dominent la société postmoderne passe par la mise au jour de la condition postmoderne et du problème de la légitimité. Alors, pour Lyotard, à cause de la défaillance de l’idée de l’émancipation de l’humanité qui gouvernait la pensée et l’action des XIXe et XXe siècles, le postmoderne est caractérisé comme l’abandon de la confiance assumée à l’égard des discours de la modernité, « grands récits », « métarécits », « métadiscours ». Cette expérience postmoderne l’invite à reprendre le problème de la légitimité du savoir puisqu’il domine le discours de la modernité. C’est pourquoi dans La Condition postmoderne, qui traite de la crise des « grands récits », Lyotard met en question la « légitimité » du savoir dans la société et la culture contemporaines. En somme, d’une part, il semble que l’expérience barbare du 20ème siècle, comme Auschwitz, Goulag, la première et la deuxième guerre mondiale…etc., nous amène à la tragique 19 constatation que nous ne pouvons plus légitimer épistémologiquement les « grands récits » qui poursuivent radicalement l’émancipation de l’homme. Cela revient à dire que la légitimité du vrai s’ébranle profondément. Dès lors, d’autre part, l’idée de l’émancipation de l’homme, qui était l’idéal moderne, autrement dit, l’horizon du progrès et de sa légitimation, fait faillite. La légitimité du juste se déstabilise ainsi cette fois-ci. C’est pour cela qu’il refuse la puissance de la théorie qui dirige la pratique. Lyotard insistera alors que la raison universelle ou unificatrice qui rend possible « grands récits », « métarécits », « métadiscours » comme l’idéal du moderne doit avoir disparu. Refuser la raison universelle théoriquement aussi bien que pratiquement, c’est déclarer la mort de la philosophie rationaliste, de sorte qu’on doit cesser de philosopher, ou bien creuser le « tombeau de l’intellectuel » selon l’expression lyotardienne. Autrement dit, la déclaration de la défaillance de la raison universelle ou le refus de l’universalité des grands récits ne donne lieu qu’à l’antiphilosophie. Disons que la crise de la raison universelle que Lyotard pose montre en réalité un symptôme du processus de liquidation du rationalisme, si l’on entend par le rationalisme la double prétention de faire de la raison humaine le statut suprême et exclusif du jugement et de lui attribuer la capacité d’une connaissance exhaustive et parfaite des choses. Ce qui fait la situation de la raison paradoxale et inquiétante. Il y a lieu ici de réexaminer son statut ontologique et la légitimité de sa démarche. En raison de la perte de la crédibilité des « grands récits » sur lesquels tous les récits se portent, pour Lyotard, nous nous heurtons à la délégitimation à « l’horizon de la légitimité ». D’où notre problématique : quel est le fondement de la légitimité de la connaissance et de la vérité après le déclin des « métarécits » et la perte de la raison universelle comme leur contenant? En ce qui concerne la question de la légitimité du savoir, vu qu’il a déclaré la déchéance de la raison universelle qui rend possible métadiscours, il est condamné à chercher une nouvelle route qui est différente de celle que les philosophes rationalistes ont poursuivie. Etant donné qu’il a dénoncé ainsi la route de la raison pour atteindre la légitimité du savoir, il s’inspirera du tournant langagier, tournant qui est la révolution de la philosophie du XXe siècle en croyant que le langage remplacera la raison. Il est indubitable que ce tournant lui a donné les lumières pour sortir de cette caverne sans la raison. Par rapport à la question de la légitimité, la réponse du penseur postmoderne passe ainsi par une réflexion sur le langage qui s’inspire notamment de la théorie de 20 jeux de langage de Wittgenstein. L’avantage de la théorie du langage de ce dernier est de poser la multiplicité comme point de départ. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’unité entre les jeux de langage et ceux-ci ne peuvent pas se réduire aux autres. La définition lyotardienne de la condition postmoderne peut donc être exprimée par l’intraduisibilité des jeux de langage ou par irréductibilité d’un langage à l’autre. Parce que nous n’avons aucune chose commensurable entre des genres différents ou des jeux de langage après la défaillance de la raison universelle ou unificatrice qui les unifie. Au cours de notre examen de la question de la légitimité du savoir, nous rencontrerons donc la condition postmoderne comme l’incommensurabilité des genres de discours divers. En raison de cette incommensurabilité des jeux de langage, toute tentative de résoudre la question de la légitimité du savoir devra donc tenir compte de cette multiplicité fondamentale des jeux de langage que Wittgenstein accepte et justifie. Détourné de l’unité et l’universalité de la raison, Lyotard va chercher à trouver la légitimité à partir de cette multiplicité des jeux de langage. A partir de là, nous en venons à poser la question du fondement de la légitimité. On peut trouver cette problématique aussi dans la philosophie allemande et anglosaxonne. Jürgen Habermas, qui est aux antipodes de la philosophie lyotardienne qui déclare la fin de tout discours d’émancipation que la raison universelle le rend possible et qui n’abandonne pas la confiance de la raison, entend compléter le projet moderne à travers la rationalité communicationnelle ou le consensus. C’est par le consensus qu’il élabore une pragmatique philosophique qui explique l’action humaine et la société à travers une théorie de l’action langagière. Comme Habermas, Richard Rorty, lui aussi semble tenir la théorie de la vérité pour consensus en suivant la philosophie de la pragmatique de J. Dewey. Contrairement à ce qu’Habermas et Rorty prétendent, Lyotard refuse de faire du fondement de la légitimité le consensus universel. Tout en renonçant à faire du consensus obtenu par discussion le critère d’opérativité, Lyotard prétend, au contraire, respecter l’hétérogénéité des jeux de langage puisqu’ils sont incommensurables. Dans la mesure où le consensus consiste immanquablement à réduire un jeu de langage à l’autre, il observe la possibilité de la violence dans le processus de la discussion pour le produire. A cet égard, pour lui, le consensus n’est pas le fondement de la légitimité du savoir. D’ailleurs, Lyotard nous montre à son tour que le principe de la performativité, qui semble vraisemblable, n’est pas réellement le fondement de la légitimité dans la 21 société post-industrielle. Il explicite que la science ne peut pas devenir le fondement d’autres choses, ni d’elle-même. Le principe de performativité ne peut donc pas devenir le critère de la légitimité. Car l’efficacité de l’optimisation en tant que telle ne peut pas nous donner le critère du jugement par quoi l’efficacité en soi est bonne, vraie ou juste. En outre, à ses yeux, à l’essor déroutant des sciences et des techniques correspond le déclin des « grands récits ». Cela revient à dire qu’il y a une certaine relation entre l’un et l’autre. Pour retrouver la légitimité nouvelle dans la société postmoderne, il faut donc adopter cette approche. Une telle analyse lyotardienne par rapport à la légitimité du savoir dans la société et la culture postmodernes le conduit enfin à se proposer de la délégitimation. Donc, la légitimité dont il s’agit est remplacée par la délégitimation par l’introduction des termes de “l’activité différenciante, ou d’imagination, ou de paralogie dans la pragmatique scientifique actuelle”(CP, p. 105.). Car ce qui se fait jour ici, c’est plutôt le concept de l’hétérogénéité ou de la multiplicité qui peut nous faire jouir de nouveaux jeux de langage. Si tel est le cas, la paralogie peut-elle jamais être le fondement de la légitimité du savoir ? Il s’agit donc “de savoir si une légitimation est possible qui s’autoriserait de la seule paralogie”(CP, p. 98.). Pour engendrer quelque chose de nouveau ou encore d’inconnu, à savoir de nouveaux jeux de langage, il propose ce principe de la paralogie, du dissentiment. Car pour lui c’est par là même qu’opère quelque chose. En d’autres termes, c’est là que la délégitimation demeure par l’activité différenciante. La problématique de la légitimité du savoir dans la société postmoderne aboutit enfin à la délégitimation. C’est le principe de la paralogie qui la dévoile en nous libérant la violence accompagnée par le consensus. En raison de cette déchéance du discours théorique, Lyotard deviendra, tout au long de sa vie, un avocat du sentiment et de la sensation au lieu de devenir l’adorateur de la raison universelle et unificatrice, et un témoignage du différend au lieu d’être défenseur du consensus. En bref, il est un philosophe qui traduit en termes pragmatiques la Culture en général, la science, la politique, l’esthétique, la philosophie, etc., en mettant en évidence le différend des genres de discours. A cet égard, dans son article intitulé “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, en guise de la conclusion, J.-M. Salanskis résume bien la philosophie de Lyotard : “Pour me résumer, Jean-François Lyotard s’est philosophiquement inscrit comme le 22 gardien du différend.” 8 Dans Le différend, qu’il dit son « livre de philosophie », Lyotard validera alors les droits du multiple contre l’Un, du différend contre le consensus. Sa pensée y consistera à valoriser la multiplicité des genres de discours et des régimes de phrases. Ainsi donc, pour Lyotard, la croyance que nous pouvons réduire « raison multiple » ou « langage multiple » à une raison ou un langage, ce n’est que l’illusion grammaticale ou transcendantale. Les conséquences que la méfiance de la raison universelle nous apporte donnent lieu à une désabsolutisation de la raison philosophique. En un mot, Lyotard refuse l’esprit absolu ou la raison absolue hégélienne. La tâche de sa philosophie consiste donc à chasser, par sa conception pluraliste des jeux de langages, les illusions transcendantales de la totalisation et de l’unité de la raison absolue qui étaient au sein de la pensée moderne. Dans Le postmoderne expliqué aux enfants, Lyotard nous montre bien qu’une raison particulière ne peut pas être réduite à l’autre et alors affirme la séparation de la raison. La séparation de la Science et de l’Etat que Paul Feyerabend demande implique la confusion des raisons, la raison d’Etat et la raison de savoir qui sont incommensurables l’une à l’autre et alors c’est cette confusion même qu’il remet en cause. Pour Lyotard, “La confusion des raisons n’a pas d’excuse raisonnable. Elle repose sur le projet très « moderne » d’une langue universelle, c’est-à-dire d’un métalangage capable de recueillir sans reste toutes les significations établies dans les langages particuliers. Ce doute jeté sur « la raison » ne vient pas des sciences, mais de la critique du métalangage, c’est-à-dire du déclin de la métaphysique (et donc aussi de la métapolitique).”(PEE, p. 103.) Il met ici en cause le projet moderne qui subsume la multiplicité de la langue ou de la raison sous une seule langue ou une raison universelle. Ce projet n’est pour lui qu’une illusion transcendantale. C’est pourquoi il affirme qu’une « métaprescription » unifiant chacun des jeux de langage ne peut pas être. Il met donc l’accent sur la multiplicité de la raison, à savoir, la raison théorique, la raison pratique, la raison esthétique, la raison politique, etc. Lyotard, comme Derrida, en défendant de la sorte d’une façon enthousiaste la condition post-moderne, va jusqu’à déclarer la fin de la philosophie. Cependant, la prétention de Lyotard sur cette séparation de la raison présuppose encore l’absolutisme de la raison pour autant qu’il dépende de l’essence de la raison et non pas de la condition de celle-ci. Car la raison a essentiellement tendance à 8 . J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 118. 23 vouloir devenir un point de vue inébranlable qui juge toutes les autres choses, même si elle est une raison particulière et irréductible. Il nous semble qu’elle présuppose implicitement la possibilité et la capacité de sa connaissance exhaustive sur l’objet. Il reste pour lui, en quelque sorte, encore la croyance non fondée que la raison philosophique peut parvenir parfaitement à la vérité ou à la réalité, même si elle est confinée dans la sphère spéciale, à savoir la sphère de l’art. Donc, c’est par là même qu’il paraît paradoxalement tomber dans l’abîme d’une réabsolutisation de la raison faute de considérer la condition humaine de la raison, malgré son projet de la désabsolutisation de la raison. La cause semble en provenir, en dernière instance, de l’absence d’une critique radicale et exhaustive de la raison malgré qu’il ait dépouillé les illusions transcendantales de la raison absolue par sa critique de la raison. Pour échapper à ce piège, il faut donc critiquer préalablement jusqu’au bout la raison. Notre tâche consistera à la critiquer plus radicalement, plus profondément avec Thévenaz. De son côté, comme l’a fait Lyotard, Pierre Thévenaz, lui aussi, qui fait de la foi biblique la source et la motivation de sa philosophie, dévoilait derrière les systèmes l’incertitude. Il diagnostique que le système n’est pas possible dans le temps moderne. Cette impossibilité du système est pour lui l’issue en particulier de la philosophie de Kierkegaard qui récuse tous les systèmes des pensées logiques de Hegel. Cette idée de Kierkegaard repose sur celle fondamentale qu’il est impossible d’établir la diversité de l’être humaine comme un système. A cet égard, P. Thévenaz et J.-F. Lyotard se rejoignent sur le diagnostic, mais la méthode et la direction de la solution sont radicalement différentes l’un de l’autre. Tandis que la contestation sur le système en tant que réalisation de la raison plonge Lyotard dans le scepticisme spéculatif, pour Thévenaz, elle débouche sur une radicalisation de l’interrogation philosophique. En tout cas, nous sommes en présence de l’inévitabilité du choix dans le temps postmoderne : il ne s’agit pas ici de l’alternative entre la doctrine du consensus selon Habermas ou Rorty et celle du différend selon Lyotard, mais de celle entre la Vérité et les vérités, entre le Chemin et les chemins, entre la Délivrance et la délivrance, entre l’Espérance et l’espérance. Les premiers reposent sur la déclaration que ni l’effort intellectuel de l’homme, ni les institutions sociales ne peuvent nous en donner, alors que les derniers reposent au contraire sur la croyance qu’ils peuvent nous y faire parvenir. Dans la mesure où il a bien montré qu’il n’y a pas de Vérité, de 24 Chemin puisque l’on a perdu la légitimité du discours théorique à cause de la défaillance de la raison universelle, Lyotard se détourne des premiers et se tourne immanquablement vers les derniers en espérant trouver le chemin du salut, de la solution. Au contraire, en affranchissant la raison humaine des liens, Thévenaz poursuit les premiers qui rendent possibles les derniers. Autant dire que le mouvement de la philosophie moderne se dirige vers l’autoémancipation de l’homme et la sécularisation du monde. Nous sommes condamnés à reconnaître le rôle important que le christianisme joue dans ce processus. Notamment, nous pouvons trouver ce point à partir de “l’idée de la création et de la critique biblique de l’idolâtrie, du refus d’adorer les puissances cosmiques et de s’incliner devant les divinités de la cité antique, refus qui avait déjà valu aux premiers chrétiens, outre les persécutions et le martyr, également diverses accusations, parmi lesquelles celle d’athéisme” 9 . Une telle prise de conscience consacrera Pierre Thévenaz à élaborer sa philosophie protestante et l’amènera à se tourner vers la philosophie de la condition humaine. En somme, la philosophie de Thévenaz relève profondément de la prise de conscience. Comme l’a fait Lyotard, Thévenaz, lui aussi, a vivement expérimenté la souffrance et la misère de l’homme contemporain à cause de la Guerre et des meurtrissures. En outre, cette expérience lui a fait confirmer que l’homme ne peut pas trouver lui-même sa propre solution. Car, à ses yeux, la souffrance, la mort et le non-être sont issus des racines de tout penser de la médiation. En somme, ces misères de l’homme sont enracinées dans le rationalisme, l’idée du salut par le savoir. Logocentrisme, qui dominait le centre de la pensée occidentale, ne peut pas éviter la responsabilité de ces misères. Car elles ne sont rien d’autre que leurs aboutissements. C’est pourquoi la raison, qui s’occupait sans faute de l’instance de la tribune jusqu’ici, est à son tour mise en question. Ainsi, le problème du mal que les philosophes croyaient trancher se dévoile inguérissable parce que la solution en est au-delà de la portée de l’homme. En d’autres termes, tous les domaines de la science humaine pouvaient parvenir à diagnostiquer les problèmes, mais l’expérience tragique contemporaine nous a bien montré que l’homme ne peut ni empêcher ni guérir le Mal qui se manifeste comme la guerre, les meurtrissures, etc. A cet égard, ne faudrait-il donc pas abandonner l’effort 9 . Domenico Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, in Revue de Théologie et de philosophie, 3e série, T.XII, p. 183, Lausanne, 1975. 25 intellectuel de l’homme ? Mais, cet abandon ne serait plus pour lui ni le signe du désespoir ni celui de la fin ultime, mais plutôt celui du nouveau commencement et de la solution véritable. Voilà pourquoi sa philosophie consiste à affirmer l’engagement social et politique du christianisme. Comme le remarque B. Hort, la pensée de Thévenaz s’engage dans la situation : “Comment le chrétien vivant dans le monde contemporain, et héritant simultanément d’un horizon spirituel certain et de meurtrissures venues de la Guerre et de l’extension de la torture (…), meurtrissures qui le remettent en question fondamentalement, peut-il créer la nouvelle attitude que la conjoncture exige de sa foi ?”10 Sa philosophie a ainsi pour tâche d’incarner le christianisme dans la situation culturelle et historique. Cette préoccupation de Thévenaz le conduit à se tourner vers l’en-deçà, la transcendance vers l’intérieur. La source de ce caractère qui qualifie sa première philosophie est issue de Decoster, Bergson, Lavelle, La Senne, etc. Dans la mesure où Thévenaz a ainsi mis en lumière l’historicité de l’homme et sa raison, il est solidaire de la révolution philosophique de notre époque. En effet, il approfondissait la réflexion sur la nature de l’homme et sur sa destinée par ses deux œuvres centrales : L’homme et sa raison : raison et conscience de soi et L’homme et sa raison : raison et histoire. 11 Sa révolution philosophique consiste à dialoguer d’une part avec Dieu de Jésus-Christ et d’autre part avec des philosophes : Socrate, Descartes, Kant, Husserl, Heidegger, etc. Dans ce dialogue, on pourra rejoindre l’histoire des rencontres du christianisme et des philosophies qui est l’un de ses trois repaires centraux de la réflexion.12 Dès lors, notre penseur nous éveillera la vocation philosophique qui pose sans cesse des questions, notamment par la méthode réflexive et la description phénoménologique. Il est indéniable que l’histoire de l’affrontement entre le christianisme et les philosophies fait les grandes rivières dans la pensée occidentale depuis l’époque gréco-romaine. A cet égard, en délibérant l’influence de l’événement chrétienne sur l’idée philosophique, Thévenaz s’approche d’une façon originelle de l’histoire de ce 10 . Bernard Hort, Contingence et intériorité. Essai sur la signification théologique de l’œuvre de Pierre Thévenaz, p. 75, Editions Labor et Fides, Genève, 1989. 11 . Ces deux volumes sont soigneusement édités par les amis de P. Thévenaz à La Baconnière Neuchâtel, 1956 et publiés dans la collection « Etre et penser » dont il fut le fondateur et l’inspirateur. 12 . On peut y trouver les trois repaires centraux de la réflexion thévenazienne et leurs enchaînements avec Widmer : “histoire des rencontres du christianisme et des philosophies ; les transformations de la raison ; les responsabilités du croyant philosophe”(G. Widmer, “Pierre Thévenaz, croyant philosophe : son œuvre et la théologie”, Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, T. XXXIV, p. 233, Strasbourg, 1958.). 26 dialogue entre le christianisme et les philosophies. Par la mise en question incessante sur les illusions de la philosophie, le christianisme consacre l’homme à prendre conscience de lui-même. Le christianisme met ainsi à jour la condition véritable de l’homme en chassant les illusions de celui-ci. Dans la mesure où la tâche de la philosophie est de dévoiler la condition de l’homme, non plus l’essence de l’homme, le christianisme a joué un rôle important pour l’accomplir en transformant la raison, pourrait-on dire. On peut observer que la révolution mentale dans l’histoire de la philosophie occidentale s’est opérée par le christianisme dans les deux aspects. D’une part, à la différence de la philosophie grecque qui absorbe le sujet dans l’objet en tant que « représentation objective des choses » ou identique les deux, comme le caractérise bien E. Bréhier, “le christianisme connaît des sujets vraiment autonomes, indépendants de l’univers des objets dont toute l’activité ne s’épuise pas à penser l’univers, mais qui ont une vie propre, vie de sentiment et d’amour intraduisible en termes de représentation objective.”13 L’univers du christianisme n’est pas celui des objets qui sont des représentations des choses, mais celui de vie. D’autre part, on peut trouver la révolution opérée par le christianisme par opposition à l’univers des Grecs, le cosmos des Grecs est “un monde pour ainsi dire sans histoire, un ordre éternel, où le temps n’a aucune efficace”, tandis que celui du christianisme est “un monde créé de rien, une destinée que l’homme n’a pas à accepter du dehors, mais qu’il se fait lui-même par son obéissance ou sa désobéissance à la loi divine, une nouvelle et imprévisible initiative divine pour sauver les hommes du péché, le rachat obtenu par la souffrance de l’Homme-Dieu, voilà une image de l’univers dramatique, où tout est crise et revirement, où l’on chercherait vainement un destin, cette raison qui contient toutes les causes, où la nature s’efface, où tout dépend de l’histoire intime et spirituelle de l’homme et de ses rapports avec Dieu”14. Le cosmos du christianisme, en bouleversant ainsi celui des Grecs sans histoire, soulève l’idée de l’univers dramatique. En contestant les valeurs religieuses de la philosophie, le christianisme entraîne ainsi la philosophie à atteindre à l’autonomie de la raison. On pourra donc dire que le christianisme libère au sens rigoureux la philosophie de ses illusions, du désenchantement du monde. On arrivera 13 . Emile Bréhier, Histoire de la philosophie. I. Antiquité et Moyen âge, p. 432, Presses Universitaires de France, Paris, 1981 ; 8e édition « Quadrige », 1997. 14 . Ibid., p. 433. 27 ici à la révolution de la philosophie : l’accomplissement de l’autonomie de la philosophie. Pour chasser complètement les illusions possibles et atteindre à l’autonomie de la philosophie, il faut pousser jusqu’au bout la critique de la raison. La pensée principale de Thévenaz porte sur une critique de la raison comme un instrument de la connaissance philosophique. Il trouve d’abord chez Kant la désabsolutisation de l’objet. Autrement dit, par la révolution copernicienne de Kant, il note que les faux absolus sont détrônés. Cependant, la critique kantienne ne va pas jusqu’au bout : il réussit à détrôner les faux absolus sur le plan de la raison théorique, mais les demande encore une fois sur le plan de la raison pratique. Toutefois, sous le choc du christianisme, l’absolu est une fois pour toutes expulsé dans la sphère de la philosophie, dans la sphère pratique ainsi que dans la sphère théorique. Selon Lyotard, l’expérimentation totale par la raison humaine témoigne à découvert de la misère humaine et d’ailleurs de la déchéance de la confiance de l’homme en sa raison. Autrement dit, c’est l’intelligence qui devient question pour elle-même. Il s’avère que le monde se trouve à l’envers. C’est pourquoi Thévenaz se demande : “ne serait-ce pas proclamer la vanité de tout l’effort de la raison tendue vers la vérité et la sagesse ?”(CRP, p. 33.) Si tel est le cas, ne peut-on pas ici au moins manquer d’admettre que la sagesse de l’homme ou la raison humaine est une folie ? L’apôtre Paul, lui aussi, déclare la folie de la sagesse humaine : “la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu”(I Cor. 3,19.) N’estce pas dire que “la philosophie est contestée, menacée, secouée jusque dans ses fondements”(HRC, p. 316.) ? Alors, le problème dont il s’agit ici, c’est la raison philosophique ou l’intelligence humaine. L’expérience-choc reste lancinante. On ne peut ni la refuser, ni la négliger. En dépit de cette expérience-choc qui ébranle de plus en plus redoutablement la raison elle-même, la raison ne s’abandonnera pas par sa nature à se rendre maîtresse de tous les problèmes. Car si elle en perd le contrôle, elle ne peut plus les reposer à sa manière. Cependant, dans l’avertissement de La condition de la raison philosophique, comme le disent les éditeurs, face à cette expérience nouvelle, la raison devant la Parole de Dieu est enfin radicalement mise en question : “ elle ne peut la réduire à ses méthodes et la maîtriser, et cependant elle ne peut se refuser à l’épreuve puisqu’il est de sa nature et de sa rigueur d’accepter toute expérience.”( CRP, p. 10.) La critique de la raison de Thévenaz dépasse celle de Kant au point qu’elle est radicale. 28 Cette mise en question décisive exige inéluctablement la réexamination de la raison. Pour mieux dire, il s’agit ici de reprendre le statut de la raison comme une instance de tribune ou un juge. Selon l’objet de la réflexion, l’expérience-choc est séparée en deux cas : tantôt contester les résultats de l’activité rationnelle, tantôt mettre en question la raison ellemême. Dans le premier cas, la confiance de la raison en elle-même se maintient, tandis que dans le deuxième cas elle se met en cause. Donc, la crise de la raison instaurée par l’expérience-choc, déplace le problème de la raison de la critique des résultats, de la raison-instance, à la raison-être. Autrement dit, la critique radicale de la raison exige la transition ontologique. La raison n’a d’autre fondement qu’ellemême, mais c’est ce fondement même qui est maintenant contesté. Dès lors, elle sera consciente qu’elle n’a en elle-même ni de fondement ni de point de départ radical. Voilà l’aporie fondamentale de la raison qui surgit naturellement et nécessairement. Pour Thévenaz, c’est de là même que commence la véritable philosophie. En ce sens, la critique de la raison commence par prendre conscience d’ellemême. En particulier, le point de départ n’est rien d’autre que l’éveil de la condition radicale de la raison. Vu que ses assurances traditionnelles sont perdues, la raison serait destinée à découvrir le fondement de sa condition humaine. Comme le dit justement les éditeurs de La condition de la raison philosophique, ce qui est donc pour Thévenaz important, c’est “cet effort de radicalisation, cette « mise en question radicale » qu’il ne cesse de soutenir à travers toute son œuvre, en suscitant et en délimitant les problèmes”(CRP, p. 11.). La question est en un mot de chercher la racine ontologique de la raison. Dans ce contexte, Henri-L. Miéville explique bien la position de notre philosophe qui se marquera dans sa dernière pensée : “Il s’agit pour lui de « situer » la raison, c’est-à-dire de lui assigner par un examen critique poussé jusqu’au bout sa place et sa fonction dans une réalité humaine dont elle fait partie et dont elle subit les limitations, voire la déchéance due au péché.” 15 Cela revient à dire que la raison est enracinée dans l’homme corrompu. Pour Thévenaz, c’est Kant le premier qui humanise la raison. Face à l’expérience-choc inévitable, la raison rencontre une autre crise : crise du sens. Car cette expérience nous conduit, cette fois-ci, à la mise en cause de la signification elle-même de la raison qui n’est pas encore contestée, par une époché 15 . Henri-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz : Notes sur L’homme et sa raison”, in Revue de Théologie et de Philosophie (en abrégé dans les notes : RTHPH), 3e série, T. XII, p. 2, Lausanne, 1962. 29 radicale, “qui met entre parenthèses non pas les attributs du sens, mais le sens luimême”16. L’expérience de la Parole de Dieu fait ainsi dévoiler que la rationalité ne va pas de soi et qu’il y a un sens de la folie et une folie possible du sens, comme celle de la raison. En l’occurrence, le sens est envahi par la folie de la raison comme un peu de levain fait lever toute la pâte. Le sens n’est pas en dehors de la folie, mais est avec celle-ci. Donc, ce qui est en question ici, c’est le fondement de la raison et le sens lui-même, à savoir son ontologie. Ainsi, dans une perspective méthodologique, la réflexion thévenazienne se trouve dans le prolongement de la critique kantien d’une part et d’autre part de la phénoménologie husserlienne. Mais, comme le remarque Brun, la réflexion de Thévenaz va plus loin que celle de Kant et de Husserl. En somme, elle nous permet de “jeter une lumière très vive sur les demi-démarches des contestations contemporaines qui se multiplient depuis Marx, Nietzsche et Freud mais qui oublient de se mettre elles-mêmes en question : la contestation du sens nous a fait oublier de poser le problème du sens de la contestation. Or la contestation de Thévenaz se veut radicale et refuse de se contenter de demi-mesures : elle demande que la raison qui conteste soit elle-même contestée.”17 Il y a là la radicalité de la contestation ! Cette fente entre la raison et le sens se creuse et la raison n’a rien à voir avec le sens comme une île isolée. L’avènement du relativisme, qui nie la possibilité de la découverte de l’Universel donnant le sens à l’individuel, témoigne bien ce phénomène. De plus, selon Thévenaz, face à la folie de la raison il n’y a que deux possibilités : soit accepter la possibilité de sa folie, soit la refuser. Mais, ni l’accepter ni la refuser ne nous donne la solution de ce problème. Car le premier “serait aller contre sa vocation et sombrer dans la déraison. Ne pas se révolter contre l’imputation de folie serait pour la raison le sacrificium intellectus, c’est-à-dire le suicide. Et le suicide absurde, puisque sans raison !” Et le dernier serait “à son tour déraisonnable : ce serait aller contre l’expérience qui lui montre l’impossibilité de la pleine assurance du bon sens. Et pour la raison, aller contre l’expérience, c’est encore aller contre sa vocation.”(CRP, p. 40.) En un mot, la raison se trouve en présence de la situation de ne pas pouvoir ni accepter ni refuser la possibilité de sa folie. Donc, la possibilité de 16 . J. Brun, “Un exégète de la raison”, in Préface à De Husserl à Merleau-Ponty, p. 15, Ed. La Baconnière, Neuchâtel, 1966. 17 . Ibid., pp. 10-11. 30 la folie de la raison est maintenant la condition indispensable mais non négligeable de l’homme existentiel. De ce fait, la crise de la raison, qui est la situation critique de la raison humaine, exige immanquablement la nouvelle réflexion de l’homme : l’homme, être fini et personnel, n’est pas pour lui-même un point de référence suffisant. La raison ne peut donc trouver la réponse par elle-même à cette autocritique de la raison humaine, interrogation radicale qu’au moment où elle est la substance même de l’univers et de la réalité. Le problème dont il s’agit est de savoir comment l’homme peut l’établir. Or, si l’on ne l’admet pas d’emblée comme allant de soi ou comme présupposé, rien ne pourra permettre de l’établir. En fait, il semble qu’il n’y ait pas d’autre issue que « cela va de soi » de la raison comme substance. A peine est-elle devenue question pour elle-même, la raison est conduite inévitablement à mettre en question ce rapport avec « cela va de soi ». Dans ce cas, rien ne peut plus le fonder ou le garantir rationnellement puisque l’approbation inconditionnée que la raison donne à « cela va de soi » n’y suffit plus. En bref, la raison se situe dans la situation inextricable de la crise inéluctable et remarquable élevée par l’imputation de folie. D’où surgit la philosophie de la crise qui nous ébranle sous l’incertitude et l’inquiétude. Conformément à l’origine grecque du mot, “cette krisis comporte à la fois ébranlement et examen, crise et critique étroitement imbriquées l’une dans l’autre.”(CMM, p. 219.) Ces deux traités étymologiques de la crise reflètent bien le leitmotiv de la philosophie. C’est à partir de cette crise même que la philosophie commence. Mais, étant donné que le rationalisme porte essentiellement sur une confiance en la raison, cette confiance ne peut pas être ébranlée dans n’importe quelle situation. En ce sens, on pourra dire qu’elle n’est autre chose qu’un dogmatisme dissimulé d’où ne surgit pas la crise radicale de la raison. Cela nie toute philosophie authentique. Voilà pourquoi nous sommes condamnés à abandonner la confiance en la raison afin de reconnaître la crise radicale de la raison. C’est reconnaître la raison en condition humaine et intégrée en l’homme. La philosophie de la crise nous fait regarder de la sorte la limite et la condition de l’homme. Maintenant, on reconnaît que la critique de la raison pure et la critique de la raison pratique sont à l’origine égales au point qu’elles sont toutes dans la situation de l’homme. Donc, la raison ne peut ni oublier sa condition, ni assumer les données dans son travail même, bien que cela soit la tentation majeure de la raison. Mais, si la raison n’admet pas sa condition en insistant sur sa neutralité et son 31 indifférence, elle ne retourne qu’à l’inconscience de soi : “Désormais la neutralité et l’indifférence de la raison, qui caractérisaient traditionnellement la souveraine liberté et maîtrise de la raison, deviennent l’expression d’un refus de condition, d’une défaillance de la conscience, d’un voile jeté sur la lucidité.”(CRP, p. 138.) Car la prétention de la neutralité et l’indifférence impliquent l’absoluité de la raison. Cette prétention ne nous ramènera enfin qu’à l’irrationalisme. En reposant sur la situation de l’homme, il n’y a que deux voies : d’une part, désabsolutiser la raison et, d’autre part, prendre conscience de ses responsabilités. La philosophie de Thévenaz consistera donc à mettre en évidence ces deux voies. La désabsolutisation de la raison a pour objet de briser l’autisme de la raison, non de se livrer au scepticisme ou à l’irrationalisme. Car la raison qui reste dans son autisme devrait mener l’homme au rationalisme injuste. Pour lui, il y a diverses formes d’autisme de la raison : la raison point de vue, la raison instrumentale, la raison divine, la raison absolue. Or, ni le rationalisme ni l’irrationalisme ne peuvent nous affranchir de ces autismes. Car si le premier n’est qu’un dogmatisme dissimulé en tant que raison point de vue et raison instrumentale, le dernier n’est rien d’autre que la déclaration de la défaillance de la sagesse et du pouvoir intellectuel de l’homme. C’est pour cela que Thévenaz se tourne vers une nouvelle issue : le protestantisme. Pour lui, c’est l’entreprise majeure du protestantisme qui transforme et renouvelle le statut de la raison absolue ou divine. A proprement parler, le protestantisme a pour tâche de déplacer de la raison divine à la raison humaine. La philosophie de Thévenaz poursuivra donc au fond l’humanisation de l’homme et de sa raison. Il croit pouvoir établir le statut de la raison des prémisses que ni l’expérience, ni la raison ne peuvent lui fournir : son statut ontologique ne saurait être fourni que d’une certaine interprétation de la révélation par la foi protestante. Car, selon lui, la raison autonome ne peut pas déterminer son statut ontologique, en dépit de son affirmation forte par rapport à l’autonomie de la raison philosophique. Si l’on reconnaît le protestantisme “en tant que réalité sociologique”, “en tant que valeur ou force de civilisation, qui a agi sur la philosophie”( HRC, p. 315.), ne faudrait-il donc pas dire la transformation de la philosophie par le choc du christianisme et la condition de la raison désabsolutisée ou du philosophe croyant sur le statut de la réflexion philosophique devant Dieu ? Ne pourrait-on parvenir à la transformation radicale de la philosophie dans le champ du christianisme ? 32 S’il en est ainsi, peut-on en trouver l’exemple historique ? Comme le remarque Miéville, Thévenaz, en tant que philosophe croyant, ne doute pas que “la foi chrétienne a bouleversé la tradition philosophique grecque et tout rationalisme philosophique qui s’en inspirerait encore, lorsqu’elle proclama comme un fait unique, dominant toute l’histoire humaine, la venue du Christ, sa mort et sa résurrection, pour le « salut » de l’humanité passée, présente et à venir” 18 . C’est l’essentiel pour le philosophe croyant. Le protestantisme peut-il, comme le veut Thévenaz, devenir le lieu d’un renouveau de la philosophie ? Nous qui vivons dans l’âge postmoderne pouvons-nous trouver des traces présentes de sa philosophie comme une solution de rechange de l’époque qui vient ? Pour Thévenaz, c’est la foi protestante qui est la source de l’inspiration d’une philosophie vigoureuse et en même temps ouverte au dialogue. Il la fait donc le point de départ de la recherche philosophique. Nous allons donc examiner la relation entre la raison et la foi dans une nouvelle perspective. Le problème de la relation entre la raison et la foi remonte en effet à l’aube du christianisme qui a deux positions contraires entre les deux : l’une est positive, l’autre négative. Justin Martyr, dans le point de vue positif, a conçu “le platonisme comme un guide du christianisme”, alors que Tertullien, en demandant “Qu’est-ce qu’Athènes a à voir avec Jérusalem ? ” a pris la perspective négative. La Réforme, qui est proche de la position de Tertullien qui dit que “« depuis Jésus-Christ il n’y a place pour la curiosité, depuis l’Evangile plus besoin d’autre recherche »”, refusera donc “la conception érasmienne de la nature humaine, libre et non corrompue”19. Pour nous, le christianisme n’a rien à voir avec le platonisme dans la mesure où il déclare la corruption parfaite de l’homme à la différence du dernier. Autrement dit, pour le christianisme, il faudrait dire la corruption de l’intelligence, du sentiment et de la volonté. Si tel est le cas, cela ne revient-il pas à dire l’inutilité de l’effort intellectuel ou de la recherche philosophique ? Si nous reconnaissons que l’homme est corrompu avec Tertullien, Augustin, et Calvin20, nous serions en face d’une autre perspective nouvelle que la 18 . H.-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 8. . Peter Carpenter, “Foi protestante et renouveau de la philosophie”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p. 170, Lausanne, 1975. 20 . Selon la Confession de Genève(1537) : “Nous reconnaissons l’homme en sa nature être du tout aveugle, en ténèbres d’entendement, et plein de corruption et perversité de cœur, tellement que de soimême il n’a aucune connaissance de pouvoir comprendre la vraie connaissance de Dieu comme il appartient, ni de s’adonner à bien faire.” (G. Farel, “Confession de foi” (1537), in La vraie piété, p. 46, Genève, Labor et Fides, 1986.) Comme montre bien cette confession de foi, celui qui est né de nouveau en Jésus-Christ reconnaît que la nature de l’homme est entièrement corrompue. 19 33 philosophie occidentale, qui est provenue de l’Athènes, poursuivait. Dans ce cas, la philosophie est-elle condamnée à renoncer à la recherche de la vérité ? Dans la perspective chrétienne, Jésus-Christ et l’Evangile ne sont ni l’objet de la curiosité ni le fil conducteur de la vérité, mais la Vérité elle-même. C’est pourquoi Thévenaz ne fait pas appel à la raison philosophique, mais à la foi protestante afin d’atteindre à la Vérité. Comme Lyotard, Thévenaz dénonce alors la raison absolue et divine qui permet aux philosophes d’aboutir au divin. Car la raison absolue et divine aveugle la condition véritable de la raison humaine. Autrement dit, elle n’est que l’ignorance de soi. Alors, il se propose de passer d’une raison divine à une raison en condition. Dans l’introduction de L’Homme et sa raison. Raison et conscience de soi, P. Ricoeur résume bien cette pensée de Thévenaz sur la raison philosophique : “la conversion philosophique proposée et pratiquée par Thévenaz est celle d’une « raison absolue en Dieu » en « raison humaine devant Dieu » [L’historicité de la raison, II, p. 164.] ; le « en Dieu » de la vision en Dieu selon Malebranche se convertit dans le « devant Dieu » de l’existence authentique selon Kierkegaard. La question se pose de savoir si et comment le « devant Dieu » fait encore partie de cette réflexion philosophique en tant que philosophique.”21 La raison « devant Dieu » est celle qui est en situation et connaît sa condition humaine. Cela revient à dire qu’elle reconnaît la contingence du sujet pensant comme le cogito cartésien ainsi que celle de son existence. De là, en dédivinisant et humanisant la raison, il ira en direction du décentrement du sujet. Cela approfondira le problème de la contingence de la raison. De ce point de vue, la pensée de Thévenaz qui se résume, en désabsolutisant la raison, à la conversion de la « raison absolue en Dieu » en « raison humaine devant Dieu », nous semble-t-il, va apporter une lumière perçante à la pensée lyotardienne ainsi qu’au postmodernisme bien que celui-ci soit trop actuel pour être clarifié. Alors, il s’agit de savoir si et comment la raison humaine devant Dieu peut atteindre au savoir et à la Vérité dans la culture du postmodernisme, considéré selon des penseurs anglophones et allemands comme néo-irrationalisme. Or il semble que la raison dégagée du sujet selon Lyotard ignore sa condition humaine et replonge alors implicitement dans la réabsolutisation de la raison malgré lui. Cette idée débouche enfin sur une non-philosophie. A supposer que la raison pour laquelle on ne manque 21 . Paul Ricoeur, “Pierre Thévenaz. Un philosophe protestant”, in Préface à L’Homme et sa raison. Raison et conscience de soi, Cahiers de philosophie, « Etre et penser », n° 46, p. 23, Ed. Baconnière, Neuchâtel, 1956. 34 pas de replonger dans la non-philosophie provienne, en dernier ressort, de la réabsolutisation de la raison, quelle que soit la forme, ne pouvons-nous chercher en la philosophie la brèche de l’impasse et de l’angoisse de la situation postmoderne par la désabsolutisaton et par la purification de la raison ? III. METHODOLOGIE 1. DIALECTIQUE OU ANTITHESE La méthode de recherche marque elle-même l’apanage d’une pensée. En conférant à la réflexion un accent original de radicalité, Thévenaz est toujours fidèle à la philosophie réflexive. Pour bien comprendre la direction de sa pensée philosophique, il serait important de remarquer une double crise de son époque : d’une part, la crise des situations politiques comme Auschwitz, la Seconde Guerre, la Résistance…etc., et d’autre part celle de la philosophie idéaliste française. Car ces situations ne sont pas indifférentes avec sa démarche philosophique. En fait, il ne cherche pas la cause foncière de ces crises à l’extérieur, mais à l’intérieur ; alors, sa méthode philosophique est conduite par la phénoménologie de son époque. Thévenaz saisit justement que les révolutions profondes en la philosophie proviennent d’une innovation de méthode bien plus que d’illuminations métaphysiques. C’est la raison pour laquelle il met à jour la relation intime entre la philosophie et la méthode. Selon lui, “ce qui se veut pure innovation de méthode, sans présupposé, emporte avec soi et fait apparaître tôt ou tard des options métaphysiques fondamentales. La valeur de la méthode se révélera alors simplement comme proportionnelle à l’ampleur de la philosophie ou à la multiplicité des philosophies dont elle a pu devenir l’inspiratrice et l’aliment.”(HM, p. 32.) En ce sens, prendre une spécifique méthode, c’est de prendre une spécifique philosophie, une spécifique vision. 35 Alors, Thévenaz prétend rejeter toute méthode préalable à la démarche d’explicitation de la condition de la raison philosophique22. Car la méthode est pour lui la condition même de la connaissance : “un des principes les plus sacrés de la méthodologie – et surtout de la méthodologie philosophique – c’est bien de ne pas imposer une méthode préalable unique, tout élaborée, successivement à tous les objets d’expérience auxquels nous appliquons notre recherche, mais au contraire de laisser pour ainsi dire l’objet particulier, ou l’expérience, poser et formuler ses exigences et nous guider dans la découverte de la méthode appropriée.”(CRP, p. 71.) En somme, dans la mesure où la méthode marque pour lui déjà elle-même une sorte de détermination, il ne veut pas accepter aucune méthode préalable à la démarche qui explicite la condition de la raison. C’est la raison pour laquelle la recherche de la méthode est la méthode de recherche. Voilà pourquoi on souligne tant l’importance de la méthode dans la philosophie. Dans l’ « Introduction » d’Œuvres Complètes, T. VII, Miettes philosophiques. Le concept d’Angoisse. Préface, J. Brun précise la différence entre la dialectique hégélienne et la dialectique kierkegaardienne : “La dialectique hégélienne cherchait à opérer la synthèse des contradictoires, la réconciliation des contraires, le dépassement de toutes les oppositions ; la dialectique kierkegaardienne, au contraire, dénonce les ambitions d’une telle entreprise en soulignant le caractère irréconciliable des oppositions, la signification profonde des expériences du déchirement, la portée métaphysique et religieuse du paradoxe et du scandale. Face à ce palais d’idées que constitue le système hégélien, demeure cette chaumière qu’habite l’Individu ; la faute et le mal restent irréductibles à toute synthèse dialectique.”23 Si Hegel souligne la synthèse et la réconciliation, Kierkegaard, au contraire, une tension irréconciliable, l’Exception. La dialectique est pour Hegel un instrument effectif qui est capable de réconcilier le conflit et l’opposition. Pour lui, il n’y a aucune opposition ni aucune antinomie qui n’y sont pas assujetties. Mais, comme l’indique bien Brun, le principe de la synthèse de l’opposition de la thèse et de l’antithèse, qui est tout puissant, a fait ne pas voir la tension existentielle de l’homme : “une tension entre ce que l’homme est et ce que l’homme n’est pas, tension qui demeure par-delà toutes les synthèses 22 . Comme l’indique bien Hort, “Pierre Thévenaz infère, au gré de son insistance sur la prise de conscience, une épistémologie de la spécificité. Son objectif est de garantir l’indépendance méthodologique de sa discipline en même temps que de l’offrir au dialogue avec d’autres instances, et notamment ici la foi.”(B. Hort, Contingence et intériorité, op. cit., p. 29.) 23 . J. Brun, “Introduction”, in S. Kierkegaard, Œuvres Complètes. T.VII. Miettes philosophiques. Le Concept d’Angoisse. Préfaces, 1844, trad. de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, p. XIII-XIV, Editions de l’Orante, Paris, 1973. 36 dialectiques ou historiques” 24 . Il y a là l’aveugle de la synthèse dialectique qui semble absolue ! Vu qu’il a conféré la souveraineté absolue à la raison dialectique, Hegel n’a pas pu éviter l’aveuglement théorique. Mais, Kierkegaard, en nous faisant voir la tension existentielle de l’homme, nous affranchit de cette ignorance qui devrait donner lieu au danger totalitaire. Dans la mesure où Kierkegaard met ainsi en évidence qu’il y a des oppositions irréconciliables et irréductibles de l’une à l’autre, Lyotard, qui refuse la dialectique comme la synthèse de l’opposition de la thèse et de l’antithèse chez Hegel, est plus proche de Kierkegaard que de Hegel. Mais, par rapport aux oppositions irréconciliables et irréductibles, au lieu de dire du mal et de la faute, Lyotard parlera des jeux de langage et des genres de discours. Auschwitz est pour lui un événement absolu qui est irréductible à un stade négatif dans le processus de la synthèse dialectique. Au lieu de la nécessité de la négativité pour la réalisation de la Raison dans l’histoire, il prend alors plutôt la méthode de la rhétorique affirmative. Dans Rudiments païens, en analysant la pragmatique philosophique, il prétend interrompre la terreur du discours théorique qui est indiscernable du discours religieux. Car, comme le dit Gualandi, le discours théorique selon Lyotard “prétend recevoir son autorité d’une référence qui existe indépendamment du langage qui la façonne, d’une référence « transcendante » qui n’est pas seulement le modèle de l’Etre mais aussi du Devoir.”25 C’est pourquoi il prétend dépasser la religiosité de la philosophie comme le discours théorique. Dès lors, il se tourne vers le paganisme pluraliste du sophiste qui refuse une conception totalitaire de la raison. C’est par cette contestation contre la raison totalitaire et unificatrice que Lyotard en arrive ainsi à prétendre la philosophie pluraliste. Comme Kierkegaard, Lyotard active ainsi l’antithèse en refusant la synthèse et la réconciliation entre les oppositions, en particulier dans la tension existentielle de l’homme. Comme Kierkegaard et Lyotard, Thévenaz, lui aussi, dénonce la synthèse dialectique et insiste sur l’activation de l’antithèse. Pour lui, de même que l’expérience est vie de la raison, de même la méthode est la vie et la conduite de la raison. Lorsque l’expérience amène la raison à se contester, celle-ci se défend à sa propre manière. En faisant sienne la négativité, elle commencera à rationaliser l’obstacle et sera elle-même intermédiaire entre l’obstacle et elle-même. En un mot, 24 25 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, p. 289, Editions Stock, Paris, 1988. . Alberto Gualandi, Lyotard, p. 32, Les Belles Lettres, Paris, 1999. 37 la contestation, ce serait la condition de la raison, à savoir celle de sa nourriture et de son développement. L’affrontement permanent contre l’obstacle, c’est aussi la condition de la raison. C’est la méthode phénoménologique qui permet de faire de cet affrontement une position philosophique dans la mesure où elle est liée intimement à l’originalité de l’attitude d’affrontement. En ce sens, afin de se tirer de la dialectique hégélienne, il se propose de prendre une méthode phénoménologique. Car, comme le remarque justement Daniel Christoff, l’affrontement sans la phénoménologie est enclin à inviter la raison à réconcilier ou synthétiser les opposés : “Sans la phénoménologie, cet affrontement pourrait, par exemple, prendre une forme dialectique ; non pas de cette dialectique par laquelle la raison médiatrice trouve toujours en elle-même son antithèse et résorbe celle-ci en se développant, mais d’une autre dialectique, dans laquelle la raison viendrait se heurter constamment à un obstacle étranger à elle-même et en reviendrait enrichie. En devenant ainsi dialectique, la philosophie tantôt absorbe le point de vue religieux, tantôt devient elle-même philosophie religieuse ; elle ne gagne pas son indépendance.”26 Tant que la philosophie devient dialectique, elle ne peut pas éviter de prendre le point de vue religieux. Car la raison sans la réduction radicale est prête à retourner, me semble-t-il, constamment à de tels schémas dialectiques. Dans cette perspective, on pourra dire que la méthode et la philosophie sont une et même chose. La pensée de Thévenaz s’oriente essentiellement vers la philosophie sans absolu. Cela implique qu’elle commence par radicalement rechercher la méthode plutôt que par chercher la réponse ou la solution. Voilà pourquoi il met l’accent sur l’importance de la méthode. Thévenaz voit l’éclatement de la dialectique chez saint Anselme. Pour les dialecticiens du XIe siècle, la dialectique était prise pour se suffire à elle-même. En d’autres termes, ils croyaient pouvoir parler et penser selon les règles de la grammaire et de la logique sans s’occuper du Dieu qui se révèle. Contrairement à cela, pour Thévenaz, “Saint Anselme prend conscience, dans son argument ontologique, que l’on ne pense pas de façon neutre : si l’existence de Dieu découle de son essence, c’est dire que Dieu a fait irruption dans la dialectique ellemême. Là où l’on croyait manipuler des idées, des voces, voici qu’une attention plus soutenue découvre un être réel. L’autarcie de la dialectique éclate : la dialectique 26 . Daniel Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE THEVENAZ”, in Etudes de Lettres, Tome5, série II, p. 234, Faculté des lettres de l’université de Lausanne, Lausanne, 1962. 38 n’est pas un absolu, elle est contrainte de se situer devant Dieu.”(HRC, p. 318.) C’est pourquoi on doit reprendre la dialectique comme la méthode. La méthode dialectique perd sa force absolue dans la condition humaine. Avec Thévenaz, nous déclarons ici l’éclatement de l’autarcie de la dialectique. En ce sens, nous vivons, comme l’indique bien Lyotard, dans l’époque de la lassitude de la « théorie ». Nous sommes prétendument enveloppés par antithèse de la fin de l’histoire, de l’homme, de la philosophie et de la métaphysique. En ce sens, autant dire que le refus de l’antithèse a contribué à apporter la crise éthico-politique de la société contemporaine. Si bien que d’une part nous reconnaissons l’utilité de la méthode dialectique dans le plan ontologique, d’autre part, nous sommes condamnés à reconnaître l’impuissance de cette méthode dans le plan existentiel. L’absolutisation de la méthode dialectique de Hegel nous a conduit enfin à oublier l’existence des oppositions irréconciliables telle que la faute, le mal et l’alternative entre l’attitude esthétique pour qui il n’y a ni bien ni mal, et celle qui reconnaît l’existence d’un Bien et d’un Mal. Si Lyotard propose l’activation de la différence, nous proposons l’activation de l’antithèse pour parvenir à la vérité véritable en évitant le nihilisme. Le différend nous apporte la diversité sans unité et la haine et la perdition, tandis que l’antithèse de Thévenaz nous confère le respect de la diversité dans l’unité et le respect réciproque, comme le corps est un et a plusieurs membres. Si le premier respecte le nombre des membres du corps, le dernier tous les membres du corps qui ne forment qu’un seul corps malgré leur nombre. Voilà entre les deux il y a une grande différence. On ne peut pas imaginer la main détachée du corps, l’œil détachée du corps… etc. Néanmoins, par exemple, si l’on envisage la tête sans corps ou le pied sans corps, on n’est que folie et ne peut les expliquer véritablement. Dans la pensée de Lyotard, il y a une division dans le corps, alors que dans celle de Thévenaz il n’y a pas de division dans le corps, mais seulement distinction. De ce point de vue, dans la mesure où ils ont rejeté la méthode dialectique hégélienne qui a toute puissance, Lyotard et Thévenaz se rejoignent. Mais, la direction qu’ils poursuivent est complètement différente. Face au conflit entre les individus, entre les sociétés, entre les nations, le premier veut délivrer par l’activation du différend l’homme postmoderne qui est enveloppé de l’angoisse et de l’insécurité, de la terreur totalitaire de la raison universelle, de la dialectique. Pour lui, l’homme moderne est un individu isolé comme des îlots. De là, Lyotard dénonce la tentative 39 qui entreprend de lier des îlots : dans le domaine du discours théorique, il prétend l’irréductibilité entre des genres de discours puisqu’il y a une incommensurabilité entre eux. Enfin, il en vient à valider l’activité différenciante, le différend, la paralogie. Cependant, pour Thévenaz, qui est fidèle à poser des questions au lieu de chercher à trouver la solution, l’individu est les membres de Christ, chacun pour sa part, non pas un être isolé. La méthode de l’antithèse est pour lui fidèle à la condition humaine de la raison. La raison absolue et divine ne peut pas être fidèle à cette antithèse puisqu’elle entend synthétiser ou réconcilier toutes les oppositions, y compris les oppositions qui sont irréductibles, le conflit existentiel de l’homme. Donc, c’est par l’antithèse que la raison est dédivinisée, désabolutisée et en propre situation humaine. C’est là que la raison engagée se situe. 2. PARTICIPATION OU SEPARATION L’opposition ou le conflit implique au fond la séparation. Car sans la séparation, il n’y a ni l’opposition, ni le conflit, ni l’affrontement. Le rapport dialectique présuppose donc une telle séparation. Mais, n’oublions pas ici que la séparation n’est pas le rejet de la relation, mais encore une sorte de relation. Dans son œuvre intitulée Transformation de la philosophie française, E. Bréhier nous le montre bien : “Une séparation, si elle est sentie, ne signifie pourtant pas l’absence de tout rapport. ”27 Plutôt il faudrait dire que la séparation est un des motifs majeurs de la réflexion philosophique au point qu’elle invoque l’exigence de l’unification : “Mais la négation de la continuité, la conscience aiguë de la séparation amène à une sorte de contrepartie dialectique. La séparation, dans la philosophie moderne, présente en effet des traits bien particuliers. Assurément, l’on pourrait dire qu’elle a toujours été le fond et la raison d’être de la philosophie. Car la fonction de la philosophie a toujours été la recherche d’une unité ou d’une unification.”28 En ce sens, on pourrait dire que la séparation n’est pas l’indice de l’absence de la relation, mais celle de la relation dialectique. Car, dans la mesure où nul ne saurait dire “la séparation entre les classes sociales, entre les nations, entre le divin et l’humain, entre l’homme et le monde s’il n’y avait quelque rapport d’affinité entre les choses séparées, non pas une 27 28 . E. Bréhier, Transformation de la philosophie française, p. 237, Flammarion, Paris, 1950. . Ibid., p. 236. 40 relation purement extérieure, mais une relation interne”, nous sommes tout au moins condamnés à reconnaître que “s’il en est ainsi, il s’opère une marche dialectique qui renvoie de la séparation à la liaison”29. On peut ainsi pressentir la possibilité de la liaison dans la séparation. Ce serait une méthode de la preuve ontologique de Descartes qui prend conscience de l’infini dans la conscience de ma finitude. Si depuis Platon la philosophie le plus souvent peut être caractérisée de la philosophie de la participation, l’existentialisme irait pour la première fois à l’encontre de cette philosophie, à savoir celle de la séparation. Dans son article intitulé “L’actualité de Pierre Thévenaz”, J.-Claude Piguet montre bien que la philosophie de Thévenaz est de part en part celle de la séparation : “La première idée fondamentale de Thévenaz consista donc à « penser » jusqu’au bout la séparation – je ne dis pas ici l’« idée » de séparation, mais la séparation réelle.”30 C’est pourquoi il utilise la méthode d’affrontement dans toute sa démarche philosophique pour éviter toute sorte de syncrétisme. Afin d’échapper à “l’erreur fondamentale de la raison qui cède au mirage de la participation avant que de s’être affermie dans son état de séparation”, il faudrait rechercher “une méthode « rationnelle » qui permît de « penser » la séparation réelle, sans passer par le détour des idées qu’on peut se faire sur elle”31. Voilà pourquoi Thévenaz porte sur la méthode phénoménologique qui prétendait commencer par le réel, mais non pas par son idée. En somme, pour lui, la séparation réelle est le motif puissant de sa réflexion philosophique. Pour éviter la tentation du syncrétisme, en se détachant de la philosophie de la participation, Thévenaz veut ainsi rester méthodiquement jusqu’au bout dans la philosophie de la séparation. Dans la mesure où un problème est “déjà porteur, en tant que problème, d’une solution, sitôt qu’il est posé”, Piguet fait justement remarquer que la problématique elle-même est déjà de participation : “Poser un problème, c’était donc pour Thévenaz entrer déjà dans le monde de la participation, donc déjà trahir la tâche philosophique.”32 C’est pourquoi Thévenaz entreprend de commencer sa pensée philosophique dans un nouveau champ. A partir de cette philosophie de la participation, surgit la philosophie du sujet et du prédicat, si l’on peut diviser les philosophies de la sorte. Sa démarche philosophique consistera alors à dénier une telle philosophie du sujet et du prédicat. 29 . Ibid., p. 237. . J.-Claude Piguet, “L’actualité de Pierre Thévenaz”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p. 200, Lausanne, 1975. 31 . Ibid. 32 . Ibid. 30 41 D’une part, Thévenaz refuse une philosophie du sujet puisqu’elle est la philosophie de la participation. Il est indiscutable qu’une philosophie du sujet prend son appui fondamental sur celui qui expérimente et énonce du monde, des autres et de lui-même. En ce sens, on peut dire que la philosophie du sujet s’ancre dans la relation vécue intentionnellement. “Cette relation, nous dit Piguet, est celle de l’expression. Par exemple, Bergson a été à cet égard une philosophie du sujet. Son point de départ est en même temps l’expérience du moi profond et la relation expressive qui lie cette expérience vécue (et vécue à toutes sortes d’étages) à sa transcription dans la lettre et dans l’esprit d’une œuvre de philosophie.”33 En ce que la philosophie du sujet porte ainsi sur le sujet de l’énonciation qui juge l’expérience, on peut dire avec Piguet que “son point de départ est d’une façon ou d’une autre l’acte de juger” 34 . Dans la mesure où, sans le jugement du philosophe, une philosophie du sujet n’est pas possible, celle-ci implique la philosophie de la participation. Certes, on peut en trouver le prototype dans la philosophie de cogito de Descartes qui s’engage dans la philosophie du sujet en partant du cogito comme le sujet pensant et jugeant. A l’opposition de la philosophie du sujet qui porte sur celui qui juge et énonce et qui relie le sujet à son œuvre de philosophie, il y a une philosophie du prédicat qui porte sur le contenu énoncé, sur quelque chose prédiquée. Alors, une philosophie du prédicat ou de l’attribut se lie à son œuvre écrite. En ce sens, si une philosophie du sujet est de nature expressive, pour Piguet, une philosophie du prédicat représentative : “Le prédicat a pour tâche de représenter la réalité, son être est donc de représentation, donc, lui aussi, de participation.”35 Vu que le prédicat n’est autre chose qu’une représentation de la réalité, de même qu’une philosophie du sujet, de même une philosophie du prédicat est déjà une philosophie de la participation. Nous pouvons trouver une telle philosophie du prédicat dans l’épistémologie scientifique, ainsi que chez Russell. De même que la philosophie du sujet, l’origine de cette philosophie est de Descartes. Mais, tandis que la philosophie du sujet relève de Descartes jugeant ou pensant, la philosophie du prédicat du « jugé » ou du « pensé » de Descartes. Cependant, Thévenaz rejette une philosophie du prédicat ainsi que celle du sujet parce que tous les deux tombent en fin de compte dans la philosophie de la 33 . Ibid., p. 201. . Ibid. 35 . Ibid., p. 202. 34 42 participation. Ni la philosophie du sujet ni la philosophie du prédicat ne peuvent être une solution concernant le problème de l’opposition, du conflit. C’est pourquoi Thévenaz poursuit une nouvelle philosophie que Piguet nommera la propriété la plus remarquable de sa philosophie, philosophie qui “est d’avoir été, ou en tout cas d’avoir cherché à être, une philosophie du complément direct”36. Cette philosophie entraînera la révolution de la méthode de Thévenaz. Or, la philosophie de Thévenaz semblait avoir un peu les deux dans sa philosophie. Car d’une part, notre penseur ressemblait à une philosophie du sujet dans la mesure où il “cherchait en effet un chemin propre (la transcendance vers l’intérieur) qui était né d’une réflexion sur Augustin, sur Descartes (le cogito), sur Maine de Biran et donc aussi sur Bergson en partie”. D’autre part, en même temps, dans la mesure où il “exerçait sans cesse sa réflexion sur des thèmes concrets, sur des thèmes philosophiques (des « philosophèmes »), qu’il saisissait phénoménologiquement comme contenus de pensée, comme « idées » au sens cartésien : comme de simples « phénomènes de conscience »”37, il ressemblait aussi à une philosophie du prédicat. Mais, Thévenaz dépasse une philosophie du sujet ainsi que celle du prédicat en ce qu’il prend appui sur la chose elle-même dont il est question, mais non plus sur celui qui parle et sur ce qui est dit. C’est pourquoi il élabore une philosophie du complément direct. Dans la mesure où la chose n’est pas celle en tant que dite, mais celle sur laquelle un chacun parle, pour Piguet, une philosophie du complément direct “cherche « derrière » ceux qui parlent, et « derrière » ce qu’ils disent, l’objet tel qu’il est visé, et non pas tel qu’il est contenu ni dans un énoncé ni dans la conscience subjective qui est celle de celui qui énonce” 38 . Mais, au point que Thévenaz cherche quelque chose avant d’exprimer par la parole, Piguet indique que le mot « derrière » n’est pas tout à fait juste : “Pour lui, le « complément direct » de la philosophie précède : c’est lui qui est sur le devant de la scène où se joue la comédie philosophique ; et la comédie philosophique, c’est à la fois ce que les acteurs disent, et ce qu’ils sont quand ils se prétendent acteurs et disent quelque chose. Si donc on appelait « le philosophe » celui qui parle, si l’on appelait « la ou les philosophies » ce qui se trouve dit à chaque fois et comme contenu dans les œuvres de philosophie, alors, dirait Pierre Thévenaz, l’objet propre de la philosophie 36 . Ibid., p. 201. . Ibid., p. 202. 38 . Ibid., p. 203. 37 43 précède les philosophes et tous les énoncés contenus dans les philosophies.”39 En montrant ainsi la préexistence de l’objet propre de la philosophie qui est « sur le devant de la scene », il nous semble que Thévenaz suggère la philosophie du complément direct au lieu de la philosophie du sujet et celle du prédicat. Il est, à cet égard, permis de dire que c’est une avant-scène que la pensée thévénazienne cherchait, non pas un arrière-plan. A la fin, pour mieux comprendre cette philosophie du complément direct chez Thévenaz, nommée par Piguet, ce dernier se réfèrera à la position théologique de Karl Barth qui porte sur la “primauté de la Révélation sur tous les appareils théologiques, philosophiques ou métaphysiques montés par la raison humaine ” 40 . Car la théologie de Barth n’est ni celle du sujet ni celle du prédicat, non pas que la philosophie de Thévenaz ne l’est. Selon Piguet, cette primauté “n’a donc été pour Barth qu’une manière de marquer cette préséance absolue du « complément direct » qu’est Dieu, contre les prétentions subjectives des hommes que nous sommes, et contre les prétentions de nos jugements à vouloir enserrer en eux, comme des contenus, la vérité”41. Dans ce sens-là, Piguet prétend que Barth ne refuse pas la philosophie elle-même : “La fameux « refus » de la philosophie chez Barth est donc moins un refus de la philosophie que celui de certaines formes communes à la philosophie et à la théologie, et ces formes sont celles que j’appelais : les philosophies (ou les théologies) du sujet et celles du prédicat.”42. En somme, pour Piguet, d’une part, Barth rejetait une théologie du sujet puisqu’elle est “celle qui part de l’expérience religieuse, prend appui exclusif sur elle, l’étend, l’intensifie jusqu’au point où, ainsi gonflée, elle rejoint par ses propres vertus Dieu lui-même”43. D’autre part, Barth refusait également une théologie du prédicat qui se fonde sur les contenus du jugement parce qu’elle “serait une théologie qui placerait le jugement humain à la place du décret divin, et prétendrait régenter celui-ci par celui-là”44. Si le libéralisme théologique de la fin du XIXe siècle était le modèle d’une théologie du sujet, la théologie catholique représentait une théologie du prédicat. Barth a ainsi rompu avec une théologie du sujet ainsi qu’une théologie du prédicat. Car, pour lui, une théologie du sujet et du prédicat ébranle le primat absolu 39 . Ibid. . Ibid., p. 204. 41 . Ibid. 42 . Ibid. 43 . Ibid., p. 203. 44 . Ibid. 40 44 du Dieu de Jésus-Christ qui est à même de nous affranchir de l’emprise de la théologie du sujet et celle du prédicat. Ce primat absolu du Dieu de Jésus-Christ permet à Thévenaz d’établir une philosophie du complément direct, en évitant une philosophie du sujet et une philosophie du prédicat qui sont une philosophie de la participation. Une telle philosophie du complément direct qui est Dieu passe par sa démarche philosophique. 45 PREMIERE PARTIE DE LA MODERNITE A LA POSTMODERNITE 46 CHAPITRE I : SOURCES DE LA MODERNITE 1. AUFKLÄRUNG Le modernisme qui découle du développement de la science naturelle, de la Réforme et de la Renaissance est le plus souvent caractérisé par l’« Aufklärung ». On pourrait en trouver la source chez Nicolas de Cues qui se rattache d’une part toujours au néo-platonisme du Moyen Age et d’autre part dévie la vision du monde jusqu’alors. En somme, avec Nicolas de Cues, la conversion radicale de la Culture commence en renversant la Culture du Moyen Age : une conversion de la Culture de l’écoute à celle du regard. Comme en remarque bien le trait majeur J. Brun, “Dans les monastères et dans les églises, on avait écouté la lecture de la Parole de Dieu, les seigneurs avaient écouté les troubadours et les trouvères, le peuple avait écouté des conteurs sur les places publiques et les étudiants avaient écouté leurs maîtres. Voici qu’avec Nicolas de Cues il s’agit de regarder ; certes il s’agit de regarder à Dieu, mais ce verbe sera vite utilisé dans sa construction transitive et appliqué à la nature : désormais on va commencer à se détourner de l’écoute de la Parole pour s’attacher à regarder le monde.”45 Les yeux des philosophes modernes se tournent ainsi de plus en plus vers le monde depuis la Renaissance. Cela reflète bien le désir de voir le monde des hommes à l’époque, sans se limiter à l’écoute de la Bible. Cette tendance se représentera dans divers domaines : l’art, l’architecture, les découvertes de continents, l’astrologie, les sciences naturelles, la médecine… En ce sens, on peut dire que le temps moderne est l’époque qui ouvre et lit « Le Livre du monde »46 au terme de Brun. En passant de l’époque de l’écoute à celle du regard, l’homme moderne s’éloignera toujours plus de Dieu et portera les fruits de son regard. Alors, pour assurer la certitude de la connaissance sans la garantie divine, il va entreprendre d’être fidèle à la capacité de la raison humaine. C’est pourquoi les philosophes modernes s’appuyaient d’une part sur la raison et d’autre part sur l’expérience. Plus on est fidèle à la raison et l’expérience comme l’instrument pour atteindre à la vérité, plus on s’éloignera de la Révélation des 45 46 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 142. . Cf. Ibid., pp. 139-259. 47 Ecritures. Pour établir la certitude de la connaissance, les ressources de la lumière naturelle deviendront de plus en plus infaillible. En lisant « Le Livre du monde », les philosophes modernes continueront à se fortifier ainsi la capacité et l’efficacité de la raison et de l’expérience pour conquérir de plus en plus le monde, tout au long de l’histoire de la philosophie. En revanche, le Dieu vivant et présent se substitue à l’affirmation déiste qui affirme que “Dieu est l’Horloger qui a fabriqué la machine du monde selon des lois à mettre au jour”47. En se détachant de l’écoute de la Parole, l’homme moderne en arriverait à retrouver son pouvoir intellectuel qui lui semble être capable de satisfaire ses désirs et ses besoins. Les Lumières osent alors à mettre l’homme à la place du maître de la Nature et de la société. Maintenant, l’homme devient le sujet de la transformation de soi-même, de la nature et de la société. Car on pense qu’il possède pour ainsi dire lui-même toute-puissance de la raison. Ainsi les Lumières mettront toujours plus l’homme au centre de l’univers. Dès lors, on l’a glorifié comme un Etre suprême et on lui a rendu grâce. Mais, dans ce cas, la Bible dira : “… mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous.”48 En quel sens sont-ils devenus vains dans leurs raisonnements ? Selon la Bible, ce sont les hommes qui “ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible” et qui “ont remplacé la vérité de Dieu par le mensonge” et qui “ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur...”49 Mais, ayant refusé d’écouter la Parole, l’homme moderne ne manquera pas d’élever sa raison pour avoir confiance dans sa voie. J. Brun observe justement que “Ce culte de la raison et de l’expérience se prolonge dans cette idée nouvelle que l’homme est perfectible et que l’Histoire peut et doit ouvrir la voie au Progrès” 50 . D’où l’optimisme que l’homme peut être délivré, grâce à la raison et l’expérience, de l’erreur, des superstitions et des fanatismes. Les Lumières ont ainsi chassé rapidement la culpabilité de l’homme selon l’idée que l’homme est perfectible et alors capable de faire le Bien. Maintenant dans la perspective des Lumières, l’homme est capable d’être autosauveur de toute faute. Pour ainsi dire, c’est l’homme qui fait les dieux qui permettent de le sortir de l’erreur et de la faute. 47 . Ibid., p. 212. . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Romains 1, 21-22. 49 . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Romains 1, 23 et 25. 50 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 212. 48 48 En vertu de cette foi en la perfectibilité de l’homme et des progrès de l’esprit humain, comme le remarque bien J. Brun, “L’autorité de la raison se substituait ainsi à la raison de l’autorité.”51 On consolidera donc d’autant plus la capacité de la raison en soulignant l’autorité de la lumière naturelle. Il affirmera que cette lumière naturelle est capable d’éclairer toutes les ténèbres. On pense donc que la raison naturelle peut arriver, par le raisonnement, à la vérité éternelle qui appartenait à la Révélation. D’ailleurs, le développement de la science de la nature dans différents pays en Europe soutiendra et renforcera cette idée de l’universalité de la raison naturelle. 52 Pour Brun, “Cet internationalisme de la science conduit souvent à confondre le nécessaire rationnel avec le collectif et à tenir pour vrai ce qui fut considéré comme tel par tous et partout ; la notion de Révélation de la vérité se trouve ainsi éliminée au profit d’une évidence et d’une clarté qui servirent souvent de masque à de banales superficialités considérées par beaucoup comme des conquêtes définitives du « bon sens ».”53 Ainsi, c’est par le développement de la science que la notion de la vérité est passée de celle de Révélation à celle de l’Etre, la Réalité. En se rompant de la source divine, on se mit à penser que la vérité vient de l’homme lui-même ou du monde, non pas d’une certaine source transcendantale. Kant est un philosophe représentant qui cherche en l’homme la vérité et le sens. Influencé forcément par les Lumières, Kant savait bien que l’homme ne peut pas se mettre à la place de Dieu. Donc, comme Descartes, il déthéologise la nature ainsi que l’homme. A la différence de saint Thomas qui met Dieu au centre de la nature et qui Le fait la source de la science, Kant met l’homme au centre du monde au lieu de Dieu, en disant que Dieu n’est plus la source de la science. Comme l’indique Brun, pour saint Thomas, “« les choses sont selon la vérité telles que Dieu les a ordonnées selon sa science. Or ces choses sont causes et mesures de notre science », notre entendement ne mesure pas les choses de la nature, il est mesuré par elles ; il s’agit donc d’accueillir la vérité telle qu’elle est…”54 En récusant cette idée de saint Thomas que Dieu donne le sens aux choses selon Sa sagesse, Kant affirme 51 . Ibid., p. 214. . Gadamer va jusqu’à dire que les sciences naturelles sont la Tour de Babel. En vue de montrer la multiplicité du langage, il cite un texte de l’Ancien Testament qui raconte l’histoire de la construction de la Tour de Babel et prend cette histoire comme point de départ. Dès lors, il se demande : “la Tour de Babel ou ce qui pourrait l’égaler, de quoi a-t-elle l’air dans notre monde aujourd’hui ? ” A cette question, selon lui, “cette réponse est la science, et plus particulièrement ce que nous appelons aujourd’hui « les sciences », à savoir avant tout les sciences naturelles.”(Hans-Georg Gadamer, “La diversité des langues et la compréhension du monde”, in Penser au présent, pp. 99 et 100, Editions L’Harmattan, Paris, 1998.) 53 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 216. 52 49 évidemment que c’est l’homme qui donne une signification au monde. Contrairement à ce que saint Thomas va de l’objet à l’homme puisque celui-là donne le sens à celuici, Kant renverse ce sens : aller de l’homme à l’objet. Ce renversement du sens de Kant montre bien le trait distinct de sa théorie de la connaissance qui porte au fond sur l’humanisme au point qu’il met l’homme à la source de l’opération de la connaissance, en rompant avec la source divine de celle-ci. En abandonnant ainsi la voie de saint Thomas, il ne peut pas se tourner vers l’empirisme de Hume puisque celui-ci conduit au scepticisme. En somme, la connaissance peut être commencée par l’expérience, mais seule par là même, on ne peut pas parvenir au rationnel. Maintenant, étant donné qu’il abandonne la source divine de saint Thomas ainsi que la source empirique de Hume, il ne peut se tourner que vers l’intérieur de l’homme. Voilà pourquoi Kant, en dépassant une théologie ainsi qu’avec un empirisme, s’oriente vers le rationalisme qui enracine dans l’humanisme. Ses trois Critiques commencent par mettre l’homme au centre de la Critique de la raison pure et de la Critique de la raison pratique. C’est l’homme qui est juge et un tribunal d’instance. De là, le rapport entre le Livre du Monde et l’homme ou le rapport entre l’objet et le sujet s’inverse. Le Livre du Monde ou l’objet ne donne pas des leçons de lecture à l’homme, mais, au contraire, c’est l’homme ou le sujet qui y construit des textes ou l’objet. Pour lui, l’objet en soi est inaccessible par les catégories de l’entendement. C’est pourquoi Kant avait déclaré être la chose en soi inconnaissable. En se détournant alors de l’objet lui-même, il ne manque pas de s’arrêter à la construction de la carte de l’entendement pour aboutir à la vérité qui est au-delà de la portée de l’homme. En un mot, ce n’est pas Dieu qui nous donne le sens des choses, mais l’homme. Donc, sa tâche d’une théorie de la connaissance et d’une morale consistera à rechercher l’intérieur de l’homme qui en est la source véritable. Pour ainsi dire, Kant entreprend de puiser en l’homme luimême la vérité et le sens des choses. Cette idée consistera l’essence du concept des Lumières de Kant. Le concept d’« Aufklärung » se trouve, pour la première fois, dans la réponse à la question de Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Kant écrit : “Les lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient 54 . Ibid., p. 248. 50 non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.(VIII, 35)”55 La réponse de Kant à cette question représente bien son intention de vouloir faire un pas assuré par l’usage suffisant de son propre entendement qui est capable de le faire sortir de l’erreur. Cette devise des Lumières marque bien le but majeur de la philosophie kantienne et l’essence de l’humanisme. Kant nous encourage à être fiers de nous-mêmes puisque nous pouvons arriver à la capacité à nous servir de notre entendement par l’éducation et puisque, dès lors, nous pouvons éviter l’erreur et la faute. Aux yeux de Kant, afin de sortir de sa minorité sous le régime des tuteurs, il suffit de se servir de son entendement. Pour ce faire, il faut que l’homme prenne conscience de soi-même et de sa capacité. Dans ce contexte, Françoise Proust résume brièvement la thèse des Lumières dans l’introduction de Vers la paix perpétuelle que signifie s’orienter dans la pensée? ; Qu’est-ce que les Lumières? et autres textes de Kant : “Les lumières sont l’éducation de et à la raison. La raison éclairée est la raison éduquée à la raison, la raison majeure, qui n’a plus besoin d’une révélation extérieure et sensible, mais qui peut se mettre d’elle-même en rapport avec les vérités spirituelles.” 56 En un mot, les Lumières présupposent la confiance de la raison éclairée et sans l’aide de la Révélation. Pour lui, la raison est pour ainsi dire à la fois un tuteur et un contenu de l’enseignement. Pour l’éduquer, la raison n’a pas besoin d’autre chose qu’elle-même. En bref, la raison est une unique source d’elle-même de laquelle elle puise toutes choses, y compris ce qui est transcendantal et éternel. Au fur et à mesure de cette idée, Thévenaz observe les transformations que l’Aufklärung suscite : “L’Aufklärung avait relativisé l’ordre éternel de l’au-delà, c’est-à-dire l’avait ramené et fait tomber dans l’en-deçà, dans le temporel, dans l’humain, le subjectif et l’empirique. Chez Kant, nous trouvons le rétablissement de l’éternel, de l’objectif, de l’a priori, mais fondé dans l’en-deçà même, dans l’homme même, dans les lois mêmes de la raison, humaines et pourtant éternelles.”(CMM, pp. 223-224.) Il y a là la révolution copernicienne de Kant qui se détourne de l’objet et se tourne vers l’homme ! A proprement parler, sa théorie de la connaissance va de l’homme à 55 . Kant, Vers la paix perpétuelle, Que signifie si orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes, Introduction, notes bibliographie et chronologie par Françoise Proust trad. Jean-François Poirier et Françoise Proust, p. 43, Flammarion, Paris, 1991. 56 . Ibid., pp. 5-6. 51 l’objet, non pas l’inverse. Maintenant, le Livre du monde n’est qu’un livre écrit par l’homme, en sorte que ce n’est pas le Livre lui-même qui se lit, un livre écrit. On voit chez Kant la confiance inébranlable dans la raison. De cette confiance surgit la perspective ou l’anticipation optimiste par rapport au progrès de l’humanité. Le projet de l’Aufklärung consiste donc à démystifier le monde par la faculté de la raison. Comme l’ont bien indiqué Horkheimer et Adorno, “De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. Le programme de « Aufklärung » avait pour but de libérer le monde de la magie.”57 L’Aufklärung qui s’oriente vers le progrès nous invite ainsi à avoir une croyance audacieuse qui est capable de dominer exhaustivement par la raison le monde extérieur. Car pour libérer l’homme et le monde de la magie et de la peur, il faut que l’homme en soit le maître. Donc, selon le programme de « Aufklärung », l’homme deviendrait sans faute par l’éducation de la raison, par le progrès maître de lui-même, de l’autre et du monde. Le modernisme se développe ainsi dans la confiance du projet de l’Aufklärung. Le projet moderne arrivera à son comble dans la raison absolue de Hegel. A partir de toutes ces analyses, nous sommes enfin arrivés à deux aboutissements très importants des Lumières. Il y a, d’une part, la divinisation du collectif, l’adoration de la Volonté générale malgré sa régionalisation, en identifiant le rationnel au général qui est à la base de tous les totalitarismes que Lyotard veut en éviter la terreur. Cela signifie que les Lumières assurent en un mot la victoire des réalistes. D’autre part, il y a la fragmentation des volontés générales en des volontés particulières par l’entreprise de démystification libératrice par la raison, en reconnaissant la pluralité des volontés générales. Cette idée nous amènera à affirmer le primat du sentimental sur le rationnel et de plus en plus à rattacher la nature humaine à la Nature en s’éloignant de la Raison. « Les Lumières » mettront enfin la Nature sur la place de la mère de toutes choses au lieu de la Raison. Comme le remarque J. Brun, “la nature a tout crée, elle est bonne et artiste, elle sait ce qu’elle fait, mais elle est aussi inégale, imprévisible, et protéiforme. Cela explique que plusieurs de ces hommes des Lumières, comme Diderot, Mirabeau, Restif de la 57 . Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques. trad. Eliane Kaufholz, p. 21, Ed. Gallimard, Paris, 1974. 52 Bretonne ou Choderlos de Laclos appartiennent aux Lumières mais écrivent des œuvres dans lesquelles se manifestent la violence passionnelle ou l’érotisme le plus licencieux, chaque personnage donnant libre cours à ses instincts « naturels ».” 58 Ainsi, l’Aufklärung, en dépit de son projet qui porte sur la confiance inébranlable en la raison, engendre paradoxalement la valorisation de la Nature et du sentiment en dévalorisant rapidement la Raison. Cette tendance pousse jusqu’à affirmer le primat de la Nature sur la morale puisque tout vient de la Nature. Comme l’écrit J. Brun, aux yeux de Sade, “chacun de nous est comme un volcan qui doit pouvoir librement exploser en exprimant sa nature qui vient elle-même de la Nature ; les notions de normal et de pathologique se trouvent donc récusées comme autant de préjugés, car puisque la nature est mère de toutes choses, il n’existe aucun belvédère moral du haut duquel nous pourrions nous placer au-dessus d’elle et la juger.”59 Donc, dans la perspective de Sade, la morale perd complètement sa place puisqu’elle ne peut pas venir de la nature qui en est sa mère. On peut trouver cette position aussi chez Michel Foucault. Selon cette idée que “toute chose vient de la nature et alors rien n’est contre nature”60, il va écrire ses œuvres philosophiques : Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical(1963), Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines(1966), L’Achéologie du Savoir(1969), Histoire de la sexualité, t. II : La Volonté de savoir(1976) ;t. II : Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille(1983) ; L’Usage des plaisirs, et t. III : Le Souci de soi(1984)… etc. Le primat du passionnel sur le rationnel, de la Nature sur la Raison, de la Nature sur la morale découle des fleuves de l’Aufklärung et en récuse à son tour le projet malgré lui. De ce point de vue, les descendants de l’Aufklärung s’inversent la révolution copernicienne de Kant qui va de l’homme à l’objet et duquel découle l’idée de l’Aufklärung. Maintenant, contrairement à ce que Kant dit que l’homme est donneur du sens, ils prétendent que c’est l’objet ou la Nature qui engendre toutes choses. Cependant, si l’on suit cette position qui est la conséquence de l’Aufklärung, on ne manque pas d’être bourreau de chacun, en maximisant la gratification de son désir qui est la réalisation de sa propre nature et de sa propre liberté. Car la maximisation de la satisfaction du désir n’en peut pas désaltérer la soif et plutôt n’invoque sans 58 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 225. . Ibid., p. 226. 60 . Ibid. 59 53 cesse qu’un nouveau désir. Ceux qui vivent selon le désir ne s’affectionnent qu’aux désirs. La Bible précise ce point : “Mais chacun est tenté, parce que sa propre convoitise l’attire et le séduit. Puis la convoitise, lorsqu’elle a conçu, enfante le péché ; et le péché, parvenu à son terme, engendre la mort.”61 En neutralisant d’une façon sournoise sa conduite, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie qui viennent du monde nous conduiront immanquablement à la boue de la perdition. Il s’agit ici des fruits des Lumières. A cet égard, on est condamné à reconnaître l’estimation de J. Brun par rapport aux Lumières : “Ainsi, tous les déchiffreurs du Livre du Monde sont finalement conduits aux pires contradictions, car ils pensent que le sens naît de ce livre lui-même, que tous les messages se trouvent en lui et qu’il n’est chargé d’en transmettre aucun sinon celui-ci : Tout est naturel.”62 On voit enfin l’aboutissement tragique et contradictoire des Lumières malgré eux. Cette position porte au fond sur l’idée que la Nature ou le monde lui-même est celui qui donne le sens. De cette idée, les Lumières ont paradoxalement engendré d’une double manière les conséquences du contraire : tantôt d’une manière de la divinisation du collectif et tantôt d’une autre de la régionalisation de cette Volonté générale afin de la guider rationnellement qui engendrent le pluralisme des cultures. Si Sade et Foucault ont cru que le sens vient du monde, de la Nature, Lyotard a cru que le sens vient du langage. A cet égard, celui-ci a refusé d’une part de toute sa force la divinisation du collectif, de la Volonté générale, de la Raison universelle, mais d’autre part, il suivait la deuxième conséquence des Lumières, c’est-à-dire la régionalisation de la Volonté générale, de la Raison qui lui fait affirmer le pluralisme de la culture. Cependant, Thévenaz est à l’encontre d’une telle pensée rationnelle de l’Aufklärung qui “prétendait tout concilier en affadissant tout”63. Car celle-ci n’est pour lui pris que pour autarcique. Pas plus qu’un veau en métal fondu, la raison et l’expérience qui sont considérées comme les deux veaux d’or ne peuvent pas nous conduire au chemin du salut, de la délivrance, lors de notre détresse. D’ailleurs, cette position de la raison l’amènera immanquablement à absolutiser sans cesse ellemême. Malgré le projet propre du désenchantement de l’Aufklärung, l’absolutisation de la raison la conduira de nouveau à une nouvelle magie, en lui donnant la place souveraine par sa propre faculté capable de juger et critiquer tout autre chose. La 61 . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Jacques 1, 14-15. . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 226. 63 . Jean Villard, “Souvenirs d’un étudiant”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p. 186, Lausanne, 1975. 62 54 tâche de la pensée thévenazienne consiste donc à désenchanter exhaustivement le monde en désabsolutisant la raison divine. 2. ABSOLUTISATION DE LA RAISON Autant dire que la philosophie est une recherche de, par et pour la raison. A ce titre, la confiance en la raison ne pouvait pas être mise en doute. De là, la raison entreprendra de s’asseoir sans cesse à la place de Dieu. Car, dans la tradition de la pensée humaine, pour Léon Chestov, “la méfiance à l’égard de la raison a toujours été considérée comme un crime de lèse-majesté.” 64 Pour Platon, le plus grand malheur de l’homme était de devenir mislogos. Pour les Grecs, le plus grand malheur de l’homme, c’est de perdre confiance en la raison, tandis que pour les chrétiens, c’est au contraire de mettre la raison à la place de Dieu. Il y a là un affrontement irréconciliable entre l’hellénisme et le christianisme. Cette tendance qui veut mettre la raison à la place de Dieu continue jusqu’à la philosophie moderne. Spinoza et après Spinoza, les représentants de l’idéalisme allemand ont ainsi mis l’essence impersonnelle à la place du Dieu de Jésus-Christ. En se détachant de Celui-ci, les philosophes religieux ont besoin du juge suprême auquel ils doivent s’adresser avec leurs craintes et leurs doutes. Tout cela nous met dans cette alternative : ou bien prendre la raison qui nous fait connaître les vérités scientifiques, ou bien prendre Dieu de Jésus-Christ qui a crée le ciel et la terre. Celui, qui abandonne le Dieu qui est la source d’eau vive, ne peut manquer de prendre la raison en tant que juge suprême. Sinon, il devrait se laisser au scepticisme. Il pourra atteindre par cette raison aux vérités compréhensibles, contraignantes et obligatoires selon les lois immuables. Pour lui, la raison deviendra donc une conseillère suprême qui écoute et, répond aux cris de nos doutes et, de nos effrois. Mais, tout comme ceux qui conseillent quelque chose n’en supporte pas les conséquences, elle ne l’est pas également. Il y a là la question ! C’est Kant qui fait de la raison un tribunal d’instance ou un juge. Kant a inventé les lois immuables telles qu’il appelle les formes a priori de notre sensibilité. En distinguant entre les intuitions sensibles comme la réceptivité des objets et 64 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 117. 55 l’entendement comme la spontanéité de la pensée, Kant montre que celles-là peuvent être pensées par les catégories de celui-ci. A cet égard, pour lui, les catégories de l’entendement ne peuvent s’appliquer qu’aux phénomènes. Autrement dit, ce qui est constitué par la perception et la pensée, ce n’est pas du tout l’objet lui-même, mais l’objet-phénomène. En celui-là chassant en dehors du champ de la connaissance, Kant en vient à refuser de faire de la science toutes les idées auxquelles ne correspond aucune réalité empirique : l’âme, le monde et le Dieu. Car elles ne peuvent pas être vérifiées. Force est de constater que la théorie de la connaissance de Kant se limite rigoureusement au cadre de la science vérifiable. Pour Kant, la confiance en la raison n’est pas ébranlée. Pour Hegel, critiquer la raison soit théorique, soit pratique, était à ses yeux un péché mortel contre la philosophie. C’est pourquoi il se moquait de la critique de la raison de Kant. La confiance en la raison ne peut pas être ébranlée. Dans la mesure où Kant et Hegel, ainsi que Husserl subordonnent les actes de pensée au contrôle critique de la raison, leur pensée présuppose l’évidence et l’infaillibilité de la raison ; la constitution du sens est alors issue du sujet, mais non pas de l’objet. Ils ont inébranlablement confiance en la raison qui veut être toujours plus juge et créateur de tout ce qui existe. Autrement dit, ils conservent l’exigence d’unité du rationalisme qui a gardé toute sa puissance sur les esprits. Mais, comme le remarque bien E. Cassier, il semble qu’en passant au XVIIIe siècle, “cet absolutisme de l’unité de la pensée perde sa puissance, se heurte à de multiples obstacles et soit amené à des concessions” 65 . En somme, l’unité et l’immutabilité de la raison s’y mettent à être ébranlées par la pénétration de la foi. On voit chez Kierkegaard la raison faillible selon son caractère imparfait et fini. En reprochant à Hegel de prétendre l’infaillibilité de la raison humaine, Kierkegaard ne cachait pas la résistance intérieure vis-à-vis de la philosophie hégélienne. De plus, étant donné qu’il a vu le Symposium grec derrière Hegel, il était en lutte non seulement contre Hegel, mais aussi contre Aristote et Platon, contre Socrate luimême qui voyaient la source de la vérité dans la raison. Kierkegaard renverse la pensée grecque qui considérait le pire malheur de l’homme comme être mislogos. Dans son article intitulé Kierkegaard philosophe Religieux, comme le note Chestov, dans la perspective kierkegaardienne, “le plus grand malheur qui puisse arriver à l’homme, c’est d’accorder son entière confiance à 65 . Ernst Cassier, La philosophie des Lumières, p. 56, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1966. 56 la raison. Dans tous ses écrits, Kierkegaard répète de mille façons que la tâche de la philosophie consiste à échapper au pouvoir de la raison et à trouver en soi l’audace de chercher la vérité dans l’Absurde et le Paradoxe.” 66 En d’autres termes, pour Kierkegaard, l’accusateur de la raison n’est point celui qui a le plus grand malheur, mais plutôt celui qui arrive au seuil de la recherche de la vérité. Un misologos selon lui c’est donc une voie qui cherche la vérité. Au contraire, devenir un contempteur de la raison selon Hegel et Husserl, c’est insupportable. Parce que c’est cela qui nous rend pire. Voilà il y a là une grande différence entre Kierkegaard et Hegel, entre Kierkegaard et Husserl, tout comme l’est la différence entre l’hellénisme et le christianisme. Il s’agit ici de l’infaillibilité de la raison humaine. Kierkegaard refuse l’absolutisation de la raison de Hegel. La proclamation de Hegel « le réel est le rationnel et le rationnel est le réel », ne signifie-t-elle que c’est lui-même qui a édifié le réel ? Mais, paradoxalement, on voit ici la faiblesse de son être spirituel. Car, comme l’indique bien Chestov, “Hegel ne concevait pas le moindre doute sur la justesse de ses procédés de recherche de la vérité, de même que ces doutes n’effleurent jamais la grande majorité d’entre nous.” 67 Cet aveuglement de Hegel devrait le conduire à avoir confiance absolue en la raison. 3. LA PENSEE DE « SE RETOURNER » ET LA RATIONALITE C’est Hegel qui a commencé à inaugurer le discours de la modernité. Selon lui, le concept de la modernité est en relation intime avec celui de la rationalité. Comme le remarque Habermas, “Hegel fut le premier philosophe à développer en toute clarté un concept de la modernité ; c’est pourquoi il nous faut remonter à lui pour comprendre la signification qu’avait la relation interne entre modernité et rationalité, signification qui allait de soi jusqu’à Max Weber et qui est aujourd’hui remise en question.”68 Il est incontestable que la rationalité est ainsi un élément essentiel de la modernité dans le temps moderne. Mais dans le temps postmoderne, cette relation 66 . L. Chestov, Spéculation et Révélation, op. cit., p. 134. . Ibid., p. 141. 68 . J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, douze conférences, trad. C. Bouchindhomme et R Rochlitz, p. 5, Gallimard, Paris, 1988. 67 57 s’ébranle radicalement. Nous sommes aujourd’hui en face de l’écart de la relation interne entre modernité et rationalité. Donc, d’abord, nous aimerions mettre à jour cette signification de la modernité par rapport à la rationalité et la cause de l’écart entre les deux. Kant comprenait la philosophie comme un regard en arrière. Lorsqu’il disait de Dieu, de l’immortalité de l’âme et du libre arbitre, il voyait les fondements même de la philosophie être détruits. En somme, il essayait de dire des problèmes métaphysiques par la philosophie, mais il ne pouvait ni comprendre, ni concevoir Dieu par la raison pure. Il est alors contraint à présupposer l’existence d’un Etre suprême dans le domaine de la raison pratique. C’est pourquoi il déclare que Deus ex machina est la plus absurde des suppositions. Alors, il a repoussé les idées métaphysiques en dehors du domaine de la connaissance. Mais, où se trouve le fondement de cette assurance ? Deus ex machina est pour lui exigé pour le besoin théorique, mais il n’est pas vérifié. La recherche des problèmes de la métaphysique amène Kant à l’abîme. En d’autres termes, la pensée de « se retourner » l’invite à être confronté à une difficulté insoluble. De là, il s’ensuit que se retourner ou regarder derrière soi, c’est d’entrer dans l’obscurité. Lorsqu’elle regarde en arrière, la philosophie est destinée à être médusée. Comme le dit Chestov, la parabole de la Méduse montre éloquemment ce point : “La tête de la Méduse ne présente aucun danger pour l’homme qui va droit son chemin sans regarder en arrière, mais elle pétrifie celui qui se retourne vers elle. Penser sans regarder en arrière, créer la « logique » de la pensée qui ne se retourne pas : la philosophie, les philosophes comprendront-ils jamais que c’est en cela que consiste la tâche essentielle de l’homme, que c’est là la voie qui mène vers la « seule chose nécessaire » ?” 69 C’est pourquoi Chestov affirme que la philosophie n’est pas un regard en arrière. En somme, il a pénétré “l’inertie, la loi de l’inertie qui est à la base de la pensée qui regarde en arrière”70. Autrement dit, la pensée qui regarde en arrière nous rend immobile. « Se retourner et regarder derrière soi », c’est en un mot supposer la nécessité de ce qu’on cherche à voir. Mais, ni l’homme, ni un « Etre suprême » ne peut échapper au pouvoir de la nécessité. Pour être libérée de l’esclavage de la nécessité, la philosophie est obligée d’aller de l’avant sans se retourner pour regarder quoi que ce soit. Car, selon 69 70 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op., cit., p. 344. . Ibid. 58 Chestov, “la pensée qui se retourne en arrière ne nous conduira pas aux sources de l’être.” 71 Comme Aristote s’est retourné en arrière, Kant l’a été. Les successeurs d’Aristote et de Kant se sont également retournés en arrière. En un mot, ils sont devenus les captifs éternels de l’arkhê. Se retourner ou regarder derrière soi ne nous conduit ni à l’origine de l’être ni à la libération de la nécessité, mais seulement à la prison de la nécessité. Voilà pourquoi la philosophie ne doit pas se retourner, mais va de l’avant pour regarder n’importe quoi. Commencer par soi-même, c’est donc toujours présupposer l’absoluité de la pensée. Pour Descartes qui trouve la vérité inébranlable dans la connaissance de luimême, à savoir dans l’existence même du doute, l’absoluité de la pensée marque l’impossibilité de nier la pensée. Penser, c’est exister : il perçoit son existence en fonction de sa pensée comme la seule réalité immédiatement certaine. Ce « réfléchir à partir de soi-même » peut être considéré dans les deux approches différentes. D’une part, il y a l’approche des rationalistes ou humanistes qui considèrent l’homme comme totalement indépendant, autonome. Pour eux, l’homme “peut atteindre l’ultime vérité, en construisant un pont dont il serait le premier pilier audessus d’une gorge sans fin, c’est-à-dire dont l’autre bord serait situé à… l’infini.”72 Mais, les philosophes existentialistes comme Kierkegaard ou Sartre ont découvert l’absurdité de la vie de l’homme fini, en sorte qu’aucun universel ne peut pour eux venir de l’homme. Pour eux, une telle démarche rationaliste ou humaniste n’est qu’illusoire. Mais, d’autre part, il y a l’approche chrétienne. A partir du diagnostic des philosophes existentialistes sur la vie humaine et sur le monde, le chrétien a une bonne occasion de dire le « réfléchir à partir de soi-même ». Kierkegaard oppose la philosophie grecque à la philosophie chrétienne selon la différence de la source : la première fait de l’étonnement sa source, tandis que la dernière fait du désespoir sa source. De là, tous les deux vont à l’encontre de l’un à l’autre. Kierkegaard suit la seconde qui commence là où toutes les possibilités de la première sont terminées, en refusant la première qui entraîne à la raison et au savoir. En somme, il voit le surgissement de la philosophie dans le désespoir. Car, pour lui, cette impuissance du savoir le fait voir “quelque chose de définitif, d’apaisant, de mystique même” 73 . C’est pourquoi Kierkegaard recourt à la foi seule en survolant toutes les 71 . Ibid., p. 105. . Francis A. Schaeffer, Démission de la raison, p. 88, Ed. M.B., Genève, 1993. 73 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 253. 72 59 connaissances rationnelles par la raison. Car la foi ne regarde pas en arrière tandis que la pensée consiste essentiellement à se retourner, à regarder en arrière. A la différence de l’approche rationaliste, le christianisme, qui refuse le rationalisme, non pas la rationalité, propose une réponse cohérente à tous les problèmes de la vie. C’est dans le christianisme qu’on pourrait retrouver la rationalité contestée et perdue, y compris l’unité de la pensée. Thévenaz cherche à fonder l’unité de l’esprit humain dans sa pensée pour surmonter le conflit stérile qui menace l’unité de la raison croyante. Dans sa rencontre avec la phénoménologie et la pensée existentielle, il élabore alors, selon André de Muralt, “la pensée religieuse à une conception plus traditionnelle de l’enseignement évangélique” – “ce qui peut paraître une exception dans l’Europe contemporaine”74. Si la méthode phénoménologique lui permet de renouveler la transcendance divine, la pensée existentielle d’expliciter la condition humaine qui est finie et imparfaite. A cet égard, la pensée phénoménologique et existentielle consacre à renouveler sa réflexion religieuse avec la rencontre de la théologie de Karl Barth. Sa préoccupation n’est pas de concilier la connaissance religieuse avec la connaissance philosophique, mais de proposer en un mot la philosophie pratique en portant sur l’unité de l’esprit humain dans la pensée existentielle et la méthode phénoménologique. On peut trouver cette idée de l’unité aussi dans la pensée de H.-L. Miéville. Quant à son idée que distinguer est une chose et séparer autre chose, il conçoit dans son livre intitulé Vers une philosophie de l’Esprit ou de la Totalité que “l’âme et le corps sont distincts mais non séparés, puisqu’au contraire ils forment un seul être humain vivant ”75. Autrement dit, “Comme l’âme et le corps, l’esprit et la matière, Dieu et le monde, en un mot l’un et le multiple, sont distincts mais non séparés, puisqu’au contraire ils forment l’unité de la totalité de l’être.”76 En mettant ainsi en évidence la différence entre distinguer et séparer, Miéville affirme chez philosophe l’inévitabilité de l’unité de l’esprit. Autrement dit, sans la conscience de l’unité de l’esprit, il n’y a pas de philosophe. Ainsi, dans la perspective existentielle et phénoménologique, non pas dans la perspective rationaliste, l’unité de l’esprit est ainsi soutenue. Il y a là la tâche de la philosophie de Thévenaz. Si tel est le cas, pourquoi le rationalisme ne peut-il pas soutenir l’unité de l’esprit humain ? 74 . André de Muralt, Philosophes en suisse française, p. 212, Editions de la Baconnière, Neuchâtel, 1966. 75 . Henri-Louis Miéville, Vers une philosophie de l’Esprit ou de la Totalité, Réflexions et recherches, p. 186, Alcan, Paris, 1937, cité par Muralt, in Philosophes en suisse française, op. cit., p. 22. 76 . A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 22. 60 Il est indubitable que « réfléchir à partir de soi-même » est la condition de la pensée humaine. L’approche rationaliste n’explique pas la phrase existentielle de l’homme et nous conduit enfin à l’abîme par la pensée qui regarde en arrière. Cet aboutissement du rationalisme est en relation intime avec son origine. Le rationalisme ne s’enracine, à son origine, pas dans l’aristotélisme, mais dans la réalité. Il est une doctrine de ceux qui n’admettent d’autre autorité que celle de la raison dans tous les domaines. Donc, les rationalistes reposent radicalement sur la croyance de la raison pour arriver à la réalité, à la vérité et à la morale. Autrement dit, ils pensent pouvoir assez commencer à partir de la faculté de leur raison, n’admettant pas autres sources que ceux de la raison. A l’opposition du rationalisme, la rationalité est en relation avec la validité de la pensée ou la possibilité de l’inférence. Le christianisme réhabilite la rationalité en la rendant à l’homme à découvert. “Laisser l’homme à découvert, nous dit Brun, n’est pas le relativiser, mais éviter l’écueil de l’absolutisme métaphysique et celui du relativisme antimétaphysicien. L’homme est, certes, raisonnable et historique mais sa rationalité ne s’enracine nulle part ailleurs qu’en lui-même, elle ne plonge ni dans l’absolu, ni dans l’éternité, mais seulement dans l’historicité de sa conscience. L’homme n’est donc pas une essence en soi, ni un point de vue absolu ; c’est le propre de l’inconscience de soi que de se croire un être qui est d’emblée inné à lui-même et qui s’aperçoit absolument lui-même.”77 Il est évident que la rationalité est ainsi dans la conscience historique. A cet égard, la rationalité qui porte sur le rationalisme doit être purifiée par la désabsolutisation de la raison. Dans cette perspective, nous n’acceptons pas la position de philosophie religieuse de Reymond qui “considère la Révélation chrétienne comme « source de rationalité »[ A. Reymond, Philosophie spiritualiste, Vol. II, p. 396, F. Rouge, Lausanne, 1942], dans la mesure où elle se laisse incorporer dans un système rationnel” 78 . C’est là que André de Muralt voit le paradoxe de la philosophie chrétienne, “puisque d’une part, en tant que chrétienne, elle puise sa rationalité dans la Révélation surnaturelle [Reymond, Philosophie spiritualiste, Vol. II, p. 396.], et que, d’autre part, en tant que philosophie, elle reste soumise « au plus ample informé et, par suite, sujette à révision »[Ibid., 394.]”79. Etant donné qu’il voit son origine divine dans l’immanence de la critique rationnelle, Reymond est convaincu que le 77 . J. Brun, “un exégète de la raison”, op. cit., p. 17. . André de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 33. 79 . Ibid., p. 34. 78 61 progrès des sciences ou de la raison assure le fondement de la certitude et alors va jusqu’à dire que le développement de la critique rationnelle explicite le véritable sens du révélé sur lequel elle s’appuie. Certes, comme le dit André de Muralt, “Etrange aveuglement, répondra Pierre Thévenaz quelques années plus tard, inévitable inconscience d’une raison aux prétentions divines, qui n’a pas encore conçu, sous le choc révélateur de la foi, la possibilité de sa folie, c’est-à-dire de sa déraison !”80 Reconnaître ainsi le caractère transcendant de l’origine divine dans la raison, ce n’est que manifester l’inconscience de soi de la raison. En termes de Thévenaz, cette raison reste intacte par la folie possible en fonction de l’imputation de la Parole de Dieu. 4. HUMANISME Dans la mesure où il confère une suprême autorité à la raison de l’homme, le rationalisme soutient essentiellement et foncièrement l’humanisme. Les deux ne sont pas séparable. Sans le rationalisme, l’humanisme devrait aller à l’antihumanisme. Donc, l’humanisme ne peut être conçu que par le rationalisme. Dans ce contexte, l’humanisme ou anthropocentrisme, selon le concept des Lumières, est le fondementmotif dominant de la pensée moderne. La source de l’humanisme provient du projet moderne qui tente de désenchanter, par la raison, le monde théologisé du Moyen Age. Certes, la nourriture radicale de la pensée de l’humanisme date de la philosophie grecque de l’Antiquité qui recherchait d’une façon rationnelle sur toutes les choses existantes. La raison philosophique grecque qui s’incarne, à nos yeux, dans les synthèses grandioses de Platon ou d’Aristote croyait indubitablement son prix et sa vocation. Cependant, les Grecs n’entendaient pas la raison autonome de l’homme puisqu’ils prenaient la raison pour tenir l’essence divine : la raison de l’homme était comprise comme la parcelle d’une raison cosmique ou divine qui est survenu dans l’être humain. Par la raison, l’homme se dépasse lui-même et voit le monde par l’œil de Dieu. Cette raison divine de la sagesse grecque confère au sage l’αύτάρχεια, 80 . Ibid. 62 autarcie qui est différente avec l’autonomie et qui n’est pas à hauteur d’homme. C’est dans cette autarcie que l’autisme d’une divinité de la raison s’engendre. En particulier, la confusion entre l’autonomie et l’autarcie invoque la fausse croyance de l’homme et de sa sagesse, autrement dit l’autosuffisance de la sagesse humaine. A cet égard, la philosophie grecque n’arrivait pas à comprendre l’essence de l’homme et le statut véritable de la raison philosophique. Pour ce qui concerne la nature de l’homme, Hobbes a pris une attitude naïve : “La nature de l’homme est la somme de ses facultés naturelles, telles que la nutrition, le mouvement, la génération, la sensibilité, la raison etc. Nous nous accordons tous à nommer ces facultés naturelles ; elles sont renfermées dans la notion de l’homme que l’on définit un animal raisonnable.”81 Ainsi, l’humanisme qui fait fond sur le rationalisme ne peut pas manquer d’établir l’humanisme naïf mais sans fondement. En bref, cette définition biologique, psychologique est celle qui est vue et prise d’en bas. D’où ne vient pas la grandeur de l’homme. Même s’il sache mettre l’homme au centre de l’univers, l’humaniste ne sait pas pourquoi l’homme est grandeur et digne et doit être respecté et aimé. Car ni la biologie ni la psychologie ne peuvent donner le prix véritable de l’homme. Mais, dans une perspective chrétienne, il est venu d’en haut : “Dieu créa l’homme à son image : Il le créa à l’image de Dieu” Et nous pouvons aussi trouver l’identité de l’homme dans la Bible : “Par la grâce de Dieu je suis ce que je suis”82 . Ainsi, il est indéniable que le christianisme contribue à la redécouverte de l’homme. CHAPITRE II : LE PASSAGE DU MODERNISME AU POSTMODERNISME 81 . Hobbes, De la nature humaine, p. 24(§ 4), trad. du Baron d’Holbach, Introduction de Emilienne Naert, Quatrième édition, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1999. 82 . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Genèse 1, 27. Et 1 Corinthiens 15, 10. 63 1. LIGNE DE DEMARCATION : POSTMODERNITE MODERNITE ET Le postmodernisme serait une sorte de phénomène culturel contemporain postérieur au modernisme. Cependant, ce que nous devons noter ici, c’est que la distinction entre les deux se fait non selon la division du temps, mais plutôt selon la méthode de la pensée. Selon cette dernière, on peut pressentir qu’il y a deux aspects dans la ligne de démarcation. D’un côté, le postmodernisme est déjà en germe dans le modernisme. A proprement parler, il ne fait que revivifier un trait essentiel du modernisme, c’est-à-dire l’esprit de la critique vivante par la raison. De l’autre côté, il signifie la rupture radicale avec le modernisme dans le sens où le postmodernisme avale le modernisme et alors où il n’y a pas de continuation entre les deux. Dans ce contexte, Gianni Vattimo explique bien le trait postmoderne qui est ainsi double : “le post-moderne se caractérise non seulement comme nouveauté par rapport au moderne, mais plus radicalement comme dissolution de la catégorie de nouveau, comme expérience d’une « fin de l’histoire », et non plus comme la présentation d’un autre stade, plus progressif ou plus régressif peu importe, de cette même histoire.”83 En un mot, il est indubitable que le postmoderne se situe dans le double horizon qui se fait par la continuité et la discontinuité. Le courant postmoderne est ainsi caractérisé par la relation entre le moderne et le postmoderne. En face du déclin de la tradition critique marxiste, J. Habermas et J.-F. Lyotard “accordent toujours une importance centrale à cette relation de « méconnaissance » structurale où sont pris le capitaliste et le travailleur, et réélaborent cet antagonisme à partir également des apports du linguistic turn et plus précisément : avec les catégories de l’analyse pragmatique du langage, qui viennent ainsi, manifestement, relayer le paradigme de la conscience sur lequel se fondait l’ancienne « critique de l’idéologie ». La « seule » différence est que, là où l’un nommera le « différend ».” conflit 84 « communication déformée », l’autre l’appellera En somme, d’une part, les deux philosophes qui vivent dans le temps du tournant langagier qui peut être appelé la révolution prennent la méthode de l’analyse pragmatique du langage, mais d’autre part, par rapport à la modernité, ils 83 . Gianni Vattimo, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, trad. de l’italien par Charles Alunni, p. 10, Ed. de Seuil, Paris, 1987. 84 . Plinio Walder Prado Jr., “Argumentation et esthétique. Réflexions autour de la communication et du différend”, in Habermas, la raison, la critique, coll. « Procope », p. 42, Ed de Cerf, Paris, 1996. 64 prennent une position contraire l’un l’autre : le premier prend l’aspect de la continuité, alors que le dernier l’aspect de la discontinuité. Dès lors, Jürgen Habermas soulève la philosophie de la communication par le consensus comme sa stratégie, tandis que Lyotard la philosophie de la différence par la paralogie comme sa stratégie. Alors, notre question est la suivante : le conflit du XXe siècle est soit celui de la communication déformée soit celui du différend ? Cette analyse nous permettra d’approfondir la compréhension du postmodernisme. Etant donné que le conflit est venu de la déformation de la communication, pour Habermas, le dernier héritier de l’école de Francfort, il s’agit de le reconstruire, non pas de le liquider. Il conserve donc la connaissance comme l’émancipation dans sa philosophie. Au contraire, ce courant de la philosophie contemporaine de Lyotard, G. Vattimo, etc., a déclaré la fin de tout discours d’émancipation et alors de l’universalité de la raison sur laquelle il fait fond, en poussant jusqu’au bout l’attitude critique de Marx, Nietzsche, Freud et Heidegger. En ouvrant un débat dans son discours de réception du « Prix Adorno » en 1980, Habermas reprochait alors fortement aux postmodernistes d’être des néo-conservateurs dangereux. Il indique d’une façon sévère le danger de ce courant hypercritique qui est « particulièrement insidieux » : “les néo-conservateurs sont de nouveaux sophistes qui s’« inclinent » devant la puissance de la science et de la technique modernes, et réduisent tout discours autour du juste et du vrai à un simple « jeu de langage », à un exercice rhétorique d’auto-persuasion.”85 En ce sens, dans son article intitulé “La modernité : un projet inachevé”, Habermas précise que la postmodernité “se présente délibérément sous les traits d’une anti-modernité”86. Habermas entend montrer ici que les postmodernistes vont à l’encontre de la modernité. Pour ce faire, il précise la notion « moderne » : “C’est d’abord à la fin du Ve siècle que le terme « moderne » fut utilisé pour la première fois, aux fins de distinguer du passé romain et païen un présent chrétien qui venait d’accéder à la reconnaissance officielle. A travers des contenus changeants, le concept de « modernité » traduit toujours la conscience d’une époque qui se situe en relation avec le passé de l’Antiquité pour se comprendre elle-même comme le résultat d’un passage de l’ancien au moderne. […] « Moderne », on pensait aussi 85 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 16. Bien qu’il ne remarque pas directement aucun nom parmi les néo-conservateurs, “certains ont reconnu dans ce portrait une attaque implicite contre l’auteur de La condition postmoderne.”(Ibid. pp. 16-17) 86 . J. Habermas, “La modernité : un projet inachevé”, in Critique ; vingt ans de pensée allemande, (Traduit de l’allemand par Gérard Raulet), p. 950, oct, 1981. 65 l’être du temps de Charlemagne, au XIIe siècle et à l’époque des Lumières – c’est-àdire à chaque fois qu’un rapport renouvelé à l’Antiquité a fait naître en Europe la conscience d’une époque nouvelle.” 87 La modernité est alors caractérisée par l’autofalsification ou autocritique obligatoire et aussi l’anticipation infinie et persistante vers la nouveauté. C’est-à-dire, l’esprit du modernisme, c’est le mouvement qui se nie sans cesse lui-même et s’oriente vers la nouveauté. En bref, la modernité s’avance par la carotte de « la nouveauté » et par le bâton de « la critique ». Dès lors, le projet de la modernité que les philosophes des Lumières ont formulé au XVIIIe siècle, ce serait consister, quant à Habermas, “à développer sans faillir selon leurs lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes de la morale et du Droit et enfin l’art autonome, mais également à libérer conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d’existence” 88 . Pour trancher l’aporie de la culture contemporaine, Habermas ne renonce ainsi pas à la modernité et à son projet mais au contraire, il prétend réviser, reconstruire : “nous devrions tirer des leçons des égarements qui ont marqué ce projet et des erreurs commises par d’abusifs programmes de dépassement. Peut être est-il possible, en s’appuyant sur l’exemple de la réception de l’art, de suggérer à tout le moins un moyen d’échapper aux apories de la modernité culturelle.” 89 Pour ainsi dire, pour lui, les égarements et les erreurs de la culture contemporaine ne sont pas la menace de la défaillance de la modernité, mais la promesse de la critique et de la nouveauté. De la sorte, Habermas n’abandonne pas la confiance en la raison universelle qui est capable de suggérer un moyen d’éviter aux apories de la modernité. Il tente plutôt de compléter le projet des Lumières à travers sa propre méthode, la rationalité communicationnelle. C’est pourquoi en fonction du principe du « consensus », il élabore une théorie de l’action spécifiquement langagière en donnant lieu à une pragmatique philosophique qui lui permet d’appréhender généralement l’activité humaine et la société. Richard Rorty, lui aussi, semble tenir la ligne d’Habermas qui prend “«la théorie de la vérité comme consensus »” et donne des “« leçons de progressisme »”90. Il récuse la position de 87 . Ibid., p. 951. . Ibid., p. 958. 89 . Ibid., p. 963. 90 . R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, in Critique, p. 578, mai, 1985. 88 66 Lyotard qui prétend la liquidation de la modernité qui consiste à la rationalité et au progrès. Comme le remarque bien Gualandi, Rorty fait noter à Lyotard que “sa critique radicale des Lumières, de la rationalité et du progrès risque de jeter le bébé – la rationalité philosophique – avec l’eau du bain. Selon Rorty, cette radicalité critique ne peut être d’ailleurs que « rhétorique », puisque leur échange d’opinions, courtois et démocratique, est la preuve même de cette rationalité discursive.”91 En somme, le problème de la critique radicale de Lyotard est pour lui le délaissement de la rationalité philosophique qui rend possible la communication. Cependant, à la différence de la position de Habermas qui défend la modernité contre ceux qu’il appelle les néo-conservateurs et Rorty qui semble prendre une position analogue avec le premier, Lyotard entreprend de nous montrer que le projet moderne a fait faillite : “ce projet dont Habermas dit qu’il est resté inachevé, qu’il doit être repris, renouvelé. Mon argument est que le projet moderne (de réalisation de l’universalité) n’a pas été abandonné, oublié, mais détruit, « liquidé ». Il y a plusieurs modes de destruction, plusieurs noms qui en sont les symboles. « Auschwitz » peut être pris comme un nom paradigmatique pour l’« inachèvement » tragique de la modernité.”(PEE, p. 38.) Pour Lyotard, il est indubitable que « Auschwitz » témoigne de l’échec du projet moderne, de l’« Aufklärung », voire de la défaite de l’humanisme. Nous avons vu la ligne de démarcation entre le modernisme et le postmodernisme dont ce débat a opposé deux positions antagonistes en comparant Habermas, Rorty et Lyotard. Cette opposition passe certes par le centre de la culture contemporaine et marque bien sa situation qui est en face de la crise et de l’aporie. Elle semble irréconciliable malgré quelques analogies puisque tandis que les néomodernistes comme Habermas, Rorty et Apel maintiennent la connaissance comme l’émancipation de l’humanité et alors ont confiance en l’universalité et l’unité de la raison ou en la rationalité philosophique, les postmodernistes n’acceptent, au contrarie, ni l’idée de l’émancipation ni la raison universelle. Donc, pour trancher le conflit ou le problème entre les partenaires, Habermas poursuit « le consensus » par la rationalité communicationnelle, alors que Lyotard « le différend » par la différence à cause de l’absence des critères communs. C’est pourquoi ce dernier se tourne vers l’espace de l’art qui n’exige pas l’universalité et l’unité de la raison dont le discours théorique en a besoin, pour parler de la vérité de l’art. 91 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 17. 67 2. LA DERIVE DE LA PAROLE A L’IMAGE : REENCHANTEMENT DU MONDE Ce virement du discours théorique à l’espace de l’art ouvre et conduit la première pensée de Lyotard. A partir de la déclaration de la défaillance du discours théorique, il s’intéressera au sujet des problèmes du langage, de l’art et de l’inconscient en passant d’une période du Discours, figure(1971). Lyotard, en tant que sophiste, critique la Vérité philosophique et élabore la pragmatique philosophique du langage comme maître des jeux de langage et des genres de discours. Lyotard est ainsi par excellence sophiste en ce que Alain Badiou nous montre bien le caractère du sophiste : “Car ce que le sophiste, ancien ou moderne, prétend imposer, c’est précisément qu’il n’y a pas de vérité, que le concept de vérité est inutile et incertain, car il n’y a que des conventions, des règles, des genres du discours ou des jeux de langage.” 92 Il met en lumière alors dans la perspective sophistique le rapport entre la vérité et le langage. Cette entreprise nous conduit au centre du problème du langage. La pragmatique philosophique de Lyotard est en relation intime avec les sciences du langage. Elle est tout d’abord inspirée de Charles Morris qui introduit le mot « pragmatique » “pour désigner une discipline qui étudie les effets communicationnels du langage indépendamment de la valeur « syntactique et sémantique » des énoncés échangés, c’est-à-dire indépendamment de la cohérence logique et de la vérité « de ce qui est dit » dans le discours”. L’objet spécifique est donc, pour lui, “l’ensemble des effets de croyance, de conviction et de persuasion que les mots induisent chez les partenaires qui interagissent par le langage.”93 La pragmatique a alors pour but de décrire d’une manière neutre des phénomènes du langage. Cette pragmatique est développée par Lyotard autour de trois instances principales : “La première de ces instances est désignée par les expressions de « narrateur », « locuteur », « émetteur », « destinateur », et représente donc le pôle actif, la source du message linguistique. La seconde, l’instance passive et réceptive 92 93 . Alain Badiou, Conditions, p. 62, éd. du Seuil, Paris, 1992. . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 28. 68 qui est symétrique de la première, est désignée tantôt par les expressions de « narrataire » et de « locutaire », tantôt par celles de « réception » et « destinataire ». La troisième instance, qui dénote le contenu ou même l’objet du message, est désignée comme « narré », « diégèse », « référent » ou « référence ».”94 En bref, ces trois instances pragmatiques – « destinateur », « destinataire » et « référence » – constitue le caractère commun de tout discours. C’est de cette idée qu’il analyse la relation entre la vérité et le langage. Après avoir ainsi établi l’instrument de l’analyse du langage, Lyotard l’applique dans tous les domaines du discours. Avec cet instrument, il se met à opposer le discours de l’art et de la politique au discours philosophique pour expliciter le rapport entre la vérité et le langage. Lyotard entend montrer que la condition de la vérité du premier n’est plus l’adéquation à la référence comme le dernier l’est. Si le dernier est le discours qui a pour enjeu le vrai, le premier est celui qui a pour enjeu le beau et le juste. En d’autres termes, cela revient à dire que le premier n’a rien à voir avec le vrai. A partir de là, c’est dans le discours de l’art que Lyotard présente le nouveau rapport entre la vérité et le langage. En d’autres termes, en se référant à la doctrine de la mimèsis de l’Idée du Bien de Platon, il affirme le renversement du rapport du langage à sa référence dans Rudiments païens : quel que soit le matériau d’une œuvre, pour Lyotard, l’art théorique, qui “fait subir à la référence de son discours un sort qui n’est pas moins singulier que celui qu’il impose à son destinataire”(RP, p. 242.), paraît avoir besoin d’“une référence indépendante de ce qu’il peut en dire. Elle a porté bien des noms depuis l’Idée du Bien jusqu’à l’Infrastructure ou l’Etre. Mais tous les systèmes et les anti-systèmes qui ont pu et pourront faire valoir leur droit au Vrai n’y arriveront qu’au prix d’inverser la relation de leur œuvre de langage avec ce dont elle parle.”(RP, p. 243.) Ce n’est que par le renversement de la relation du langage avec ce dont il parle dans le discours de l’art que l’on peut parler de la vérité, c’est-à-dire la vérité de l’art. Pour Lyotard, c’est à partir de ce renversement de la relation constructive du langage à sa référence où vient principalement la mauvaise foi du théoricien. En somme, il entend faire valider l’autorité de l’Etre comme référence en inversant l’autorité de l’auteur comme énonciateur. Nous sommes tous pour Lyotard sous le coup d’un récit. Pour mieux dire, il prétend la préexistence d’un récit avant notre naissance et son existence permanente après notre mort : “Comme narrateur, 94 . Ibid. 69 narrataire ou narré d’un récit qui vous implique, vous êtes placé sous la dépendance de ce récit. Et de fait nous sommes toujours sous le coup de quelque récit, on nous a toujours déjà dit quelque chose, et nous avons toujours été déjà dits.”(IP, p. 47.) Il y a là la pragmatique narrative de Lyotard qui ne se manifeste sa puissance de discours qu’en devenant récit en acte. En d’autres termes, comme le remarque Gualandi, la puissance du discours de la vérité ne peut se déployer qu’“en se mettant en scène comme s’il était un discours de fiction”95. En l’occurrence, on n’est jamais dans le vrai ou faux, mais toujours séducteur ou séduit. Donc, dans la mesure où toutes les créations du philosophe sont fiction de non fiction, comme le dit bien Gualandi, “Grâce à la fiction de non fiction, l’énonciateurnarrateur ne se croira plus l’autorité de son propre discours car il déléguera cette autorité à sa référence même. C’est donc l’Etre qui s’exprime par le moyen de son discours et non plus le narrateur qui feint et façonne l’Etre par sa narration. […] C’est dans ce rapport imitatif entre l’Etre et le Devoir que le sophiste découvre la fiction de non fiction la plus insidieuse, celle qui est à l’origine de la terreur.”96 Voilà pourquoi Lyotard se détourne de l’Idée de Platon et de la religiosité de la philosophie qui sont considérées comme la terreur théorique et se tourne vers le paganisme démocratique pluraliste du sophiste. En somme, il coupe tout le lien à la référence transcendante, qui est à la fois le modèle de l’Etre et celui du Devoir, dans le domaine du discours théorique ainsi que dans le domaine du discours pratique. En outre, Lyotard attribue le péché originel à la théorie de la mimèsis de l’Etre et du Devoir de Platon qui est composé de dériver le Devoir de l’Etre ou le « normatif » du « descriptif ». Car on est pour lui exposé à la tentation totalitaire de la terreur à partir de cette dérivation. Pour mieux dire, à mesure de la théorie de l’Idée totalitaire de l’Etre, le crime par excellence de la philosophie “se manifeste par l’injonction qui fait que ce qui est conforme à l’Idée doit aussi être, et ce qui n’est pas conforme à l’Idée ne doit pas être, c’est-à-dire doit fuir, se taire, disparaître, crever”97. Selon Lyotard, il y a là l’origine de la terreur théorique. C’est pourquoi Lyotard cherche à tellement refuser le discours théorique. En somme, il insiste sur la rupture entre le dénotatif et le prescriptif, alors que Platon les identifie selon sa théorie de l’Idée.98 95 . Ibid., p. 27. . Ibid., p. 32. 97 . Ibid., p. 33. 98 . Selon Lyotard, “Platon pense que, si on a une vue « juste » ( c’est-à-dire vraie) de l’être, à ce moment-là on peut retranscrire cette vue dans l’organisation sociale, avec des intermédiaires certes (la psychè par exemple), mais néanmoins, le modèle reste la distribution même de l’être, il faut que la 96 70 Car il croit que la terreur théorique concerne la terreur pratique malgré les multiplicités des désastres de notre époque. Il note en quelque sorte le destin de ceux qui ne sont pas conformes à cette Idée totalitaire de Platon : “Ces impies-là le sont deux fois : ils ne connaissent aucune limite à leur frénésie d’avoir plus ; et ils ne doutent pas d’obtenir par des présents que les dieux eux-mêmes ferment les yeux sur leur convoitise. Ils sont maîtres en flatterie, cajolerie, maîtres enjôleurs, ensorceleurs, (je cite, je cite), mauvais maîtres, ils sont devins, sorciers, tyrans, rhéteurs, chefs de guerre, initiés enfin des sophistes. Des menteurs. Tuez-les deux fois, ils ne paieraient pas encore assez leur infamie…”(IP, p. 52.) En attribuant ainsi ce procès pour totalitarisme à Platon, pour éviter la terreur théorique et en même temps pratique, Lyotard prétend abandonner l’Idée totalitaire de l’Etre qui se voudrait mesure de toute chose. C’est pourquoi il déclare la rupture avec le genre théorique ou critique : “Le moment est venu d’interrompre la terreur théorique… Le désir du vrai, qui alimente chez tous les terrorismes, est inscrit dans notre usage le plus incontrôlé du langage, au point que tout discours paraît déployer naturellement sa prétention à dire le vrai, par une sorte de vulgarité irrémédiable. Or le moment est venu de porter remède à cette vulgarité, d’introduire dans le discours idéologique ou philosophique le même raffinement, la même force de légèreté, qui se donne cours dans les œuvres de peinture, de musique, de cinéma dit expérimental, évidemment aussi dans celles des sciences.”(RP, p. 9.) Pour Lyotard, il est temps de rompre sous l’emprise du discours théorique depuis Platon qui donne naissance à la terreur théorique en réduisant les formes discursives diverses à une seule, une forme qui dit le vrai. Il est alors pour lui temps de raffiner le discours idéologique ou philosophique dans le domaine expérimental. Pour le raffiner, il faut savoir en quoi consiste le mal. Lyotard entend donc confirmer l’origine de tous ces maux afin de les exterminer. La tâche de sa réflexion, c’est alors “d’identifier ce mal radical en extirpant ses racines théoriques, racines qui se trouvent bien évidemment chez Platon” 99 . En somme, il affirme que le mal radical est venu de la réduction du Devoir à l’Etre, du discours prescriptif qui a pour enjeu le juste au discours cognitif qui a pour enjeu le vrai. Car de cette réduction du discours prescriptif au discours descriptif dérive pour lui toute autre réduction. Lyotard trouve donc que ce mal radical est issu du société répète pour elle-même cette distribution qui sera aussi bien distribution de capacités, de responsabilités, des valeurs, des biens, des femmes et ainsi de suite.”(AJ, p. 47.) 99 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 34. 71 métalangage dans la mesure où celui-ci “sacrifie dans chaque cas la pluralité des formes et des buts du discours à trois valeurs théoriques étroitement connexes : la vérité, l’unité et la finalité”100. Il y a là le problème du métalangage qui accompagne tous les maux du discours théorique. Le métalangage contribue en quelque sorte à neutraliser la vérité, l’unité et la finalité au nom du tous. S’il en est ainsi, il s’agirait de détruire la théorie. Mais il ne semble pas facile de la détruire. Car afin de détruire la théorie, il faut qu’on prenne position contre elle. Autrement dit, la critiquer, ce n’est pas la détruire mais plutôt la compléter ou au moins ne pas l’anéantir. De plus, Lyotard prétend que la façon du silence ne la détruit pas, puisque “le silence marche de pair avec la terreur théorique, il en est complice et garant.”(RP, p. 28.) En un mot, ni la critique ni le silence ne peuvent la détruire. Si tel est le cas, comment pouvoir la détruire ? Lyotard en trouve la brèche dans ce passage de Jenseits de Freud. Dans la mesure où même si Freud ne se dit pas un instant ce qui ne peut parler, il entend parler quand même, Lyotard fait remarquer que ce n’est pas sa parole qui est une dérision de la théorie, mais sa parodie : “La destruction de la théorie ne peut avoir lieu que selon cette parodie ; elle ne consiste nullement à critiquer la théorie, puisque la critique est elle-même un Moment théorique dont on ne saurait attendre la destruction de la théorie.”(RP, p. 29.) Il est alors contraint à renoncer à la tentative de la destruction de la théorie. Autrement dit, il faut sortir en dehors du moment théorique. Dès lors, il dira enfin en ces termes : “L’apathie théorique n’est pas un état dépressif, elle s’accompagne de la plus grande intransigeance à l’égard des discours qui se placent sous la loi du vrai et du faux.”(RP, p. 30.) Autrement dit, l’apathie théorique n’a rien à voir avec le vrai du discours ni son faux. Cela revient à dire qu’elle est pour lui incommensurable avec le genre théorique qui a pour enjeu le vrai. En ceci, Lyotard passe du discours théorique ou du genre théorique au discours de l’art qui n’a rien à voir avec le vrai. Ainsi donc, l’expérience postmoderne montre que la pensée moderne de l’unité et de la totalité ne peut plus être soutenue. Cette fin de la modernité, qui est caractérisée par les Lumières, exige l’inéluctabilité du passage du modernisme au postmodernisme. Cela nous invite à refuser à son tour les présuppositions de la modernité et les métarécits qui en dérivent. Car pour Lyotard, ce sont les métadiscours qui rendent possibles le passage de l’Etre au Devoir, de la description à la prescription. Lyotard l’appelle le péché originel de Platon ou l’essence de la 100 . Ibid. 72 terreur théorique. Donc, Lyotard déclare la défaillance du discours théorique qui a soutenu la modernité. Cette démarche du renversement de la modernité constituera alors les contenus de la postmodernité qui en est l’aboutissement logique. En ce sens, on peut dire que la postmodernité est à la fois la continuité et la discontinuité de la modernité. Le monde postmoderne, qui fait le deuil de la modernité, exige donc le renouvellement du but, de la valeur et du sens qui domine le monde moderne. 3. LE SENS DU MOT « POST- » Si la philosophie de la communication suit les voies du néo-modernisme, cette philosophie de la différence celles de la post-modernité. Pour expliciter encore plus le trait de la postmodernité lyotardienne, il ne serait pas inutile de préciser le sens de « post- ». En fait, Lyotard évoquait le débat sur le postmodernisme qui a marqué les années 80 dans le domaine de l’art, de la littérature et de la philosophie. Dans La condition postmoderne, Lyotard, en situant la crise des grands récits dans le cadre de l’informatisation des sociétés occidentales, selon Finn Frandsen, “se sert, à quelques exceptions près, du terme « postmoderne » pour mettre l’accent sur la relation interne existant entre le moderne et le postmoderne”101. Lyotard y précise le sens du mot « postmoderne » : “Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts, à partir de la fin du XIXe siècle.”(CP, p. 7.) En somme, la culture postmoderne n’est plus assujettie aux règles des jeux de la modernité. “Un artiste, un écrivain postmoderne est, nous dit Lyotard, dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d’un jugement déterminant, par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l’œuvre ou le texte recherche. L’artiste et l’écrivain travaillent donc sans règles, et pour établir les règles de ce qui aura été fait. […] Postmoderne serait à comprendre selon le paradoxe du futur (post) antérieur (modo).”(PEE, p. 33.) Ainsi, mettre la 101 . Finn Frandsen, “L’honneur de penser”, Niels Brügger, Finn Frandsen, Dominique Pirotte, (éds), Lyotard, les déplacements philosophiques, avec un avertissement de Jean-François Lyotard, Traduit du danois par Emile Danino, p. 14, De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 1993. 73 différence entre la modernité et la post-modernité au point, ce sont des règles des jeux. Tandis que le moderniste qui en assume la valeur est assujetti rigoureusement aux règles, le postmoderniste qui n’en assume pas la valeur travaille à établir plutôt les règles du futur sans règles présentes. Autrement dit, “Selon Lyotard, l’individu postmoderne opère en l’absence de toute règle afin de projeter les règles de ce qui, dans la perspective de l’avenir, semblera nécessaire...” 102 En ce sens, ce mot « postmoderne », en allant du futur au présent par le paradoxe du futur antérieur, renverse la direction du moderne qui part du passé, en passant du présent, va vers le futur. Ce sens du mot « post- » nous montre que le postmoderne est sur la prolongation de la modernité dans la mesure où il désigne l’essence de la modernité, la critique et la nouveauté. Il n’y a pas ici l’originalité du postmoderne puisque le sens du mot « post- » partage celui de la modernité. Si tel est le cas, quelle est la singularité du postmoderne ? Autrement dit, il s’agit maintenant de connaître les lieux de la rupture ou de la transformation par rapport à la modernité. La singularité du postmoderne exige la rupture avec la modernité. Mais, sans la modernité il n’y a pas de postmodernité. Donc, il ne s’agit pas ici d’exclure la modernité. Pour trouver la singularité du postmoderne, il faut d’une part reconnaître la modernité et d’autre part trouver les lieux de la rupture avec elle. C’est pourquoi dans les Moralités postmodernes Lyotard tente d’expliquer le concept postmoderne par une réécriture par opposition au moderne qui est l’écriture. Cette stratégie permet de lui trouver des lieux pour la transformation de la modernité sans l’exclure. De cette idée, Lyotard dira que cette différence n’est pas celle du temps, mais celle du mode de pensée. En comparant la fable à la modernité, il nous montre ce point : “La fable qu’on a entendue n’est pas récente ni originale. Mais je la prétends postmoderne. Postmoderne ne signifie pas récent. Il signifie comment l’écriture, au sens le plus large de la pensée et de l’action, se situe après qu’elle a subi la contagion de la modernité et qu’elle a tenté de s’en guérir. Or la modernité non plus n’est pas récente. Elle n’est même pas une époque.”(MP, p. 89.) Cela revient à dire que ce n’est pas possible de distinguer par le temps entre le moderne et le postmoderne. La modernité n’est pas chronologiquement distinguée de la postmodernité, mais elle est plutôt pour lui “un mode (c’est l’origine latine du mot) dans la pensée, dans l’énonciation, dans la sensibilité”(PEE, p. 46 ; HU, p. 559.). En un mot, elle est “un 102 . Anthony J. Cascardi, Subjectivité et modernité, traduit de l’américain, par Philippe de Brabanter, p. 365, Presses Universitaires de France, Paris, 1995. 74 autre état de l’écriture, au sens large.”(MP, p. 89.) Alors, Lyotard, dans L’inhumain(1988) définit son travail comme une réécriture de la modernité. Selon lui, “Réécrire peut consister en ce geste… qui fait repartir l’horloge à zéro, qui fait table rase, le geste qui inaugure d’un coup le début de l’âge nouveau et la nouvelle périodisation. Cet usage du « re- » a le sens d’un retour au point de départ, à un commencement qu’on suppose exempt de tout préjugé parce qu’on imagine que les pré-jugés résultent seulement du stockage et de la tradition de jugements qu’on a précédemment tenus pour vrais sans les avoir re-considérés.”(IH, p. 35.) On peut trouver ici le passage du « post- » au « ré- ». Le sens du « postmoderne » serait alors déplacé par le « ré- » qui semble vouloir dire un retour au point de départ. Mais, en remarquant que cette périodisation du moderne avec le postmoderne, du modernisme avec le postmodernisme, et de la modernité avec le postmodernité se base sur la conception moderne du temps, il se propose d’accepter tout autrement ce « ré- » avec celle-ci. En somme, pour en clarifier cette toute autre acception, Lyotard se sert d’un terme psychanalytique, une « per-laboration » 103 : “Lié de façon essentielle avec l’écriture, il ne signifie nullement un retour au commencement mais plutôt ce que Freud a nommé une « per-laboration », Durcharbeitung c’est-à-dire un travail attaché à penser ce qui, de l’événement et du sens de l’événement, nous est caché constitutivement, non seulement par le préjugé passé, mais aussi bien par ces dimensions du futur que sont le projet, le pro-gramme, la pro-spective, et même la pro-position et le propos de psychanalyser.”(IH, p. 35.) Lyotard veut nous montrer que ce « ré- » signifie de la sorte « un travail interminable » afin de dévoiler ce qui nous est caché du passé et du futur. En ce sens, “réécrire la modernité” s’entend pour Lyotard de façon fréquente comme le sens de “la remémoration”(IH, p. 36.) de l’histoire, “comme s’il s’agissait de repérer et d’identifier les crimes, les péchés, les calamités engendrés par le dispositif moderne – et finalement de révéler le destin qu’un oracle, au début de la modernité, aurait préparé et accompli dans notre histoire.”(IH, p. 36.) Autrement dit, 103 . Frandsen écrit : “En psychanalyse, la perlaboration ou Durcharbeitung ne correspond pas à l’activité intellectuelle qui prend conscience d’un conflit psychique, mais signifie plutôt un vécu affectif du conflit comme moment dynamique dans l’histoire de l’individu. « Il faut donner au patient le temps de s’absorber dans le trouble à présent reconnu, et lui donner le temps de l’élaborer », écrit Freud dans Remémoration, répétition et élaboration[…]. Dans cette formulation, c’est la locution « donner le temps » qui est décisive pour Lyotard. La perlaboration est en dernière instance perpétuelle, c’est un travail sans fin, interminable. C’est en cela qu’elle ressemble au genre de discours philosophique, qui ne « peut formuler sa règle qu’à la fin, s’il y a une fin ».” (Cf, F.Frandsen “L’honneur de penser”, op. cit., p. pp. 29-30.) 75 « réécrire la modernité » a, pour lui, le sens de l’anamnèse : “Réécrire… concerne évidemment l’anamnèse de la Chose. Pas seulement de celle qui est le coup d’envoi d’une singularité dite « individuelle », mais de la Chose qui hante « la langue », la tradition, le matériau avec, contre et dans lequel on écrit.”(IH, p. 42.) En d’autres termes, « réécrire la modernité » n’a rien à voir avec le postmodernisme ou la postmodernité, mais plutôt est dans la modernité : “La postmodernité n’est pas un âge nouveau, c’est la réécriture de quelques traits revendiqués par la modernité, et d’abord de sa prétention à fonder sa légitimité sur le projet d’émancipation de l’humanité tout entière par la science et la technique. Mais cette réécriture, (…), est à l’œuvre, depuis longtemps déjà, dans la modernité elle-même.”(IH, p. 43.) En un mot, le postmoderne comme cette réécriture est déjà impliqué dans le moderne du fait que la modernité comporte en soi une impulsion à s’excéder en un état autre qu’elle-même. Lyotard voir ainsi la prolongation de la modernité dans la postmodernité : “Par constitution, et sans trêve, la modernité est grosse de sa postmodernité.”(IH, p. 34.) C’est pourquoi Lyotard n’accepte pas la périodisation de l’histoire selon la conception moderne du temps. A partir de ces analyses, on pourra dire qu’il n’y a pas de postmodernité sans la modernité ni au-dehors de la modernité. On peut donc prévoir que le sens de « post» chez Lyotard “ne signifie pas un mouvement de come-back, de flash-back, de feed-back, c’est-à-dire de répétition, mais un procès en « ana- », un procès d’analyse, d’anamnèse, d’anagogie, et d’anamorphose, qui élabore un « oubli initial »”(PEE, p. 126.). Il n’est pas seulement un mouvement de répétition simple du passé, mais plutôt celui d’un travail interminable afin de dévoiler ce qui nous est caché ou oublié. Tel est l’avantage du déplacement du préfixe « post- » en « ré- ». Dès lors, nous pouvons dire que le postmodernisme est d’une façon paradoxale un processus d’exclusion du « post- » qui projette sans cesse, dans la perspective de l’avenir, quelque chose de nouveau ou d’inconnu. Le « post- » signifie en ce sens l’essence de la modernité qui veut faire du fondement d’un nouveau progrès tout ce qui est existant à travers la réflexion critique. Voilà pourquoi il dit que “réécrire la modernité, c’est résister à l’écriture de cette supposée postmodernité.”(IH, p. 44.) En bref, à travers cet affrontement entre le moderne et le postmoderne, Lyotard entend montrer que le postmoderne est un processus infini du dévoilement de ce qui est caché, en dépouillant le « post- » qui poursuit la nouveauté constamment selon le paradoxe du futur antérieur 76 Le postmoderne peut se comprendre en fin de compte par la critique de la modernité dans un double sens : “premièrement, il représente l’aboutissement de tendances ancrées dans le paradigme de la modernité ; deuxièmement, le postmoderne est le lieu des transformations qui nous restent accessibles par le biais d’une réinterprétation de l’époque moderne.”104 En un mot, le postmoderne porte les fruits de la modernité et en même temps ses transformations. En ce sens, il ne signifie pas tout simplement une tendance indépendante de la pensée après la modernité, mais plutôt sa prolongation et son approfondissement par le travail interminable. En d’autres termes, dans la mesure où il veut dire la poursuite incessante des nouvelles règles selon la nécessité du futur, le mot « post- » signifie l’essence de la modernité. La pensée de Lyotard porte ainsi sur les voies de la postmodernité éclectique ou expérimentale. Mais, ce sens du mot « post- » ne marque que la prolongation de la modernité, mais n’aboutit pas à nous donner la singularité de la postmodernité. C’est pourquoi il renonce à la distinction entre le moderne et le postmoderne selon la conception moderne du temps. Dès lors, il cherche une nouvelle voie qui permet de rompre avec la modernité mais qui ne l’exclut pas. Cette pensée de Lyotard le conduit à approfondir d’autant plus le sens du postmoderne par déplacement du « post- » au « ré- ». Dans la mesure où le moderne est « un autre état de l’écriture », le postmoderne signifie pour ainsi dire « réécrire la modernité ». Donc, le mot « post» signifie maintenant que la postmodernité n’est pas un âge nouveau, mais la réécriture de la modernité en faisant repartir l’horloge à zéro. Le mot « ré- » ne signifie pas ici simplement répétition, mais un procès en « ana- » qui élabore un « oubli initial » dans la perspective psychanalytique. C’est pourquoi Lyotard définit son travail comme une réécriture de la modernité. Donc, en excluant le sens du mot « post- », il prend le sens du « ré- » qui lui semble définir encore bien le postmoderne. Il y a là la singularité de la postmodernité. De cette analyse de l’idée de la postmodernité, nous allons expliciter la condition postmoderne dans le chapitre prochain. Cette analyse de la condition postmoderne se consacrera à approfondir la compréhension de la situation postmoderne qui est caractérisée comme la fin du sujet, celle de l’histoire et celle de l’homme à cause de la défaillance de la raison universelle. Dans cet épuisement des paradigmes explicatifs, les postmodernistes ne manquent pas d’entrer par la porte étroite pour 104 . A. J. Cascardi, Subjectivité et modernité, op. cit., p. 18. 77 avoir accès au problème de la légitimité du savoir. Une telle porte les conduira à l’irrationalisme puisqu’elle renonce à l’universalité et à l’unité de la raison et, cette fois-ci, au pessimisme spéculatif puisqu’elle est trop étroite pour qu’elle ne puisse entrer aux voies de salut par le savoir, à la différence des néo-modernistes qui maintiennent encore la connaissance comme émancipation. CHAPITRE III : LA CONDITION POSTMODERNE 1. LA CRISE DE LA LEGITIMATION DU SAVOIR Le postmodernisme est caractérisé par la crise du savoir. Au 20e siècle, l’exigence de la transformation du statut du savoir provient de l’expérience ontologique. Autant dire que la philosophie consiste à établir la légitimité épistémologique par rapport à l’exigence ontologique. Or, on ne peut légitimer épistémologiquement l’exigence ontologique ni au niveau inférieur, ni au niveau supérieur. Comme le dit bien Lyotard, nous vivons dans l’époque de la lassitude de la « théorie ». La fin de l’histoire, la fin de l’homme, la fin de la philosophie, la fin de la métaphysique, prétendument, nous sommes enveloppés tout entier par antithèse. Tout cela est pour Lyotard issue de la crise des « grands récits », du principe de l’incommensurabilité des genres du discours en tant que sa cause. Donc, pour sortir de cette crise, le nouveau statut du savoir s’exigera dans la société postmoderne. Car il est question du statut moderne de la connaissance qui est universel et unitaire. S’il en est ainsi, après le déclin des « grands récits », pouvonsnous encore légitimer le savoir ? Si c’est possible, en quoi consiste la légitimité du savoir ? Tout d’abord, précisons le problème de la crise des « grands récits » qui lui semble être un trait majeur du postmodernisme. Selon Lyotard, les « grands 78 récits » sont “récit chrétien de la rédemption de la faute adamique par l’amour, récit aufklärer de l’émancipation de l’ignorance et de la servitude par la connaissance et l’égalitarisme, récit spéculatif de la réalisation de l’Idée universelle par la dialectique du concret, récit marxiste de l’émancipation de l’exploitation et de l’aliénation par la socialisation du travail, récit capitaliste de l’émancipation de la pauvreté par le développement techno-industriel.”(PEE, p. 47 ; HU, p. 560.) Les « grands récits » sont en un mot des histoires de promesse et ils, en dépit de leur diversité, se tournent vers un même sujet, à savoir l’émancipation de l’homme. En somme, ils sont d’une part le récit spéculatif ou théorique qui a pour but d’atteindre la vérité et d’autre part, le récit pratico-politique qui a pour but d’atteindre la justice. Cependant, ces deux récits de la modernité, malgré leur but commun de l’émancipation de l’homme de tous les liens, ont pour Lyotard engendré un résultat contraire, à savoir la terreur tragique : si le totalitarisme stalinien est l’exemple du récit pratique et le totalitarisme heideggérien celui du récit théorique. Il affirme qu’il y a une connivence de la pensée moderne avec la terreur au point que le stalinisme qui succède à la pensée de la praxis et Heidegger qui est un héritier de la pensée idéaliste allemande ont légitimé la violence de l’Etat contre l’individu. A cet égard, il affirme que ce sont ces « grands récits » qui donnent lieu à la crise de la société et de la culture postmoderne. C’est pourquoi il insiste sur l’ébranlement de la crédibilité du grand récit : “Le grand récit a perdu sa crédibilité, quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné : récit spéculatif, récit de l’émancipation.”(CP, p. 63.) C’est pourquoi il met en question le grand récit. Etant donné que le postmoderne désigne pour Lyotard l’état de la culture après les transformations, son travail consiste donc à situer « ces transformations » par rapport à la crise des « grands récits ». En particulier, Lyotard note ici un type de récit qui a historiquement fonctionné comme métadiscours de légitimation. Lyotard entend, en bref, par « postmoderne » l’incrédulité à l’égard des métarécits. A la différence des sociétés traditionnelles qui sont soutenues par une vision centralisée du monde, destinée à légitimer efficacement la domination en vigueur, Habermas, lui aussi, déclare la défaillance de la forme traditionnelle de légitimation de la domination : “Ce qui est nouveau, c’est bien plutôt un niveau de développement des forces productives qui rend permanente l’expansion des sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin et remet ainsi en question la forme de légitimation de la domination par une interprétation cosmologique du monde qui est le propre de ces 79 civilisations.” 105 Si nous assumons les diagnostics de Lyotard et de Habermas, il s’agit de savoir si nous pouvons légitimer le savoir après le déclin des grands récits. Si c’est possible, comment le légitimer ? Dans ce cas-là, quel est le fondement du projet moderne ? En observant le déclin de la confiance par rapport à l’idée d’un progrès qui domine la pensée et l’action des occidentaux des XIXe et XXe siècles et qui est l’idée majeure de la modernité, Lyotard met à jour d’abord que cette idée n’est qu’une croyance : “Cette idée d’un progrès possible, probable ou nécessaire, s’enracinait dans la certitude que le développement des arts, des technologies, de la connaissance et des libertés serait profitable à l’humanité dans son ensemble.”(PEE, p. 122.) Nous notons ici deux points : l’un relève de la certitude et l’autre l’humanité dans son ensemble. En d’autres termes, d’une part, l’idée du progrès enracine dans le sol de la croyance, non pas dans le sol du fait. D’autre part, elle lance « au nom de tous ». Cette croyance sur le progrès possède ainsi une valeur dans une perspective totalitaire. Autrement dit, c’est l’émancipation de tous les hommes qui est le fondement du projet moderne. Dans ce point de vue, malgré “des controverses, et même des guerres, entre libéraux, conservateurs et « gauches »”, Lyotard dit assurément que “toutes les tendances se rencontraient dans la même croyance que les initiatives, les découvertes, les institutions n’ont quelque légitimité qu’autant qu’elles contribuent à l’émancipation de l’humanité”(PEE, p. 122.). Dans ce contexte, l’idée de l’émancipation de l’humanité devient le fondement de la légitimité de tout autre chose. Cependant, pour Lyotard, après « Auschwitz », elle entre en question à son tour. D’ailleurs, dans la mesure où des grands récits même produisent la terreur au nom de tous, il prétend résolument les liquider. En ce sens, ce qui pose problème, c’est le projet moderne en tant que tel. Donc, l’idée universelle qui est l’idéal du moderne ne peut plus être supportable, pas plus que tous les « métarécits » qui portent sur elle ne peuvent être tenus. Autrement dit, c’est le fondement de la légitimité du savoir qui est ici ébranlé. Le problème de la légitimité du savoir dans la société postmoderne n’est en fait que celui de son fondement. C’est l’absence du fondement de légitimation des grands récits que Lyotard soulève en critiquant la modernité. Il déclare alors l’expiration de la légitimité de l’émancipation de l’homme à laquelle le moderne vise : “La 105 . J. Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », p. 29, Editions Gallimard, Paris, 1973. 80 modernité, depuis au moins deux siècles, nous a appris à désirer l’extension des libertés politiques, des sciences, des arts et des techniques. Elle nous a appris à légitimer ce désir parce que ce progrès, disait-elle, devait émanciper l’humanité du despotisme, de l’ignorance, de la barbarie et de la misère.[…] Mais il est devenu impossible de légitimer le développement par la promesse d’une émancipation de l’humanité tout entière. Cette promesse n’a pas été tenue.”(PEE, p. 148.) Ici, Lyotard explicite que le projet moderne – l’émancipation de l’humanité, la promesse de la liberté –, en fin de compte, est un échec puisque cette promesse d’émancipation ne peut plus légitimer le développement qui devrait émanciper l’homme de toutes les chaînes selon le projet moderne. Dans ce cas-là, notre question est celle-ci : qu’est-ce qui donne lieu à la crise du fondement de la légitimité du savoir ? Cette question nous conduira d’autant plus profondément au centre de la situation postmoderne qui est caractérisée comme la délégitimation. A partir de là, nous serons amenés au centre de la pragmatique philosophique de Lyotard. 2. L’INCOMMENSURABILITE : VISION DU MONDE DE LA SEPARATION Lyotard a bien montré que des grands récits ont perdu leur validité dans l’époque postmoderne puisqu’il n’y a pas de fondement qui la compose. De là, on se trouve en présence de la fin des discours de légitimation de savoir qui ont fini par engendrer des désastres historiques, tels que Auschwitz, les goulags... etc. La fin ou le déclin des grands récits et la crise de légitimation de la connaissance, invitent Lyotard à se tourner vers le tournant langagier de la philosophie allemande et anglo-saxonne. Car il lui semble éclairer une nouvelle route du récit en détruisant des grands récits. Il cherche à trouver une sorte du discours de la légitimité à partir de la théorie des jeux de langage du second Wittgenstein qui lui évoque l’inspiration intime dans la mesure où les Recherches philosophiques de Wittgenstein nous montrent qu’il n’y a pas d’unité du langage et que le sens des jeux de langage est déterminé par l’usage. Après avoir fait le deuil des grands récits modernes qui sont composés de l’idée de l’unité et de la totalité, il adopte la théorie de la multiplicité du langage qui lui semble être capable de faire dépasser la défaillance du projet moderne. Donc, pour lui, il ne s’agit pas d’améliorer ou de reconstruire le projet moderne, mais de 81 recommencer à partir de zéro, de l’état de table rase. L’avantage de cette théorie des jeux de langage lui semble le rendre possible. Car cette théorie des jeux de langage commence pour Lyotard par poser la multiplicité comme point de départ. Comme l’indique Finn Frandsen, “Même si les différents jeux de langage s’enchevêtrent en se combinant, il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Ces jeux de langage sont dotés chacun de leurs règles propres et ne peuvent se réduire aux autres.”106 Autrement dit, cet avantage de la théorie des jeux de langage consiste à l’irréductibilité des jeux de langage, qui coupera tous ses liens de la réduction d’un jeu de langage à l’autre à cause de l’absence de ce qui rend possible la réduction entre eux. Il est, en un mot, le principe de l’incommensurabilité. Comme des jeux, les phrases sont pour Lyotard également intraduisibles. D’ailleurs, il nous rappelle que la traduction est un jeu de langage ainsi qu’un autre jeu de langage : “Les jeux n’ont pas entre eux beaucoup de traits communs, un coup fait au bridge ne peut pas être « traduit » en un coup fait au tennis. Il en va de même des phrases, qui sont des coups dans des jeux de langage : on ne « traduit » pas une preuve mathématique dans une narration. La traduction est elle-même un jeu de langage.”(TI, p. 64.) Cette incommensurabilité des jeux de langage marque l’impossibilité de la traduction ou de la réduction en ce que des régimes de phrases sont hétérogènes et qu’il est impossible de les soumettre à une même loi sauf à les neutraliser. Car pour lui, “A chacun de ces régimes correspond un mode de présentation d’un univers, et un mode n’est pas traduisible dans un autre.”(DI, n° 178.) Lyotard nous montre que ni les jeux divers de langage ni les régimes différents des phrases ne sont traduisibles, réductibles. Il nous rappelle d’ailleurs que le principe de l’incommensurabilité passe par la philosophie française des dernières années : “si elle a été postmoderne de quelque manière, c’est qu’elle a mis à travers sa réflexion sur la déconstruction de l’écriture (Derrida), sur le désordre du discours (Foucault), sur le paradoxe épistémologique (Serres), sur l’altérité (Lévinas), sur l’effet de sens par rencontre nomadique (Deleuze), c’est qu’elle a mis ainsi l’accent sur les incommensurabilités.”(TI, p. 85.) Malgré la diversité d’un mode, on peut trouver ici un trait commun chez les philosophes français récents : l’incommensurabilité. Ainsi, cette incommensurabilité est pour Lyotard un trait essentiel de la condition postmoderne. N’oublions pas que ce qui a ici échoué, c’est la croyance en la traduisibilité des jeux de langage qui 106 . F. Frandsen, “L’honneur de penser”, op. cit., p. 23. 82 constitue la présupposition nécessaire afin d’être capable de communiquer. Autrement dit, la croyance de la traduisibilité des jeux de langage qui rend possible la réduction d’un jeu de langage à l’autre n’a pas de fondement. S’il en est ainsi, n’est-ce pas à déclarer que la possibilité de la communication est niée? Si l’on n’assume pas la traduisibilité des jeux de langage, où pourrons-nous trouver la légitimité de la communication ? Pour reconnaître la possibilité de la communication, il faut refuser d’accepter la thèse de l’incommensurabilité et de l’intraduisibilité du langage ou de la culture chez Lyotard. C’est pourquoi Rorty rejette la notion d’une langue intraduisible. Cette notion est pour « inapprenable »” 107 lui “« insoutenable, si « intraduisible » veut dire . Contrairement à ce que Lyotard affirme, il entreprend alors de remarquer la traduisibilité du langage ou de la culture. A la différence de Lyotard, pour Rorty, des différences culturelles ne sont pas intraduisibles. Rorty nous montre alors le principe de la traduisibilité : “Si je peux apprendre une langue indigène, même si je ne peux pas trouver l’équivalent exact de leurs expressions en français, je peux, par contre, expliquer convenablement en français pourquoi les indigènes disent ces choses étranges. Je peux offrir le même type de commentaire sur leurs phrases qu’un critique littéraire ferait de poèmes écrits dans une nouvelle langue ou un historien du « barbarisme » de nos ancêtres. Les différences culturelles ressemblent aux différences entre théories anciennes et nouvelles (ou « révolutionnaires »), mais à l’intérieur d’une même culture.” 108 En ce sens, les différences culturelles ne marquent pas pour lui l’intraduisiblité des jeux de langage comme chez Lyotard qui prétend l’incommensurabilité entre elles, mais plutôt la traduisibilité dans une même culture. De cette idée, il prétend l’unité du langage. Mais, Lyotard qui se nourrit de la théorie des jeux de langage du second Wittgenstein l’a nié. Il est vrai que Lyotard tire l’impossibilité de l’unité des jeux de langage de Wittgenstein : “ Il n’y a pas d’unité du langage, mais des îlots de langage, chacun d’eux régi par un régime différent, intraduisible dans les autres.”(TI, p. 61.) Par rapport à cette pensée lyotardienne, en indiquant que celui-ci a mal compris Wittgenstein, Rorty se propose de distinguer entre les deux thèses suivantes : “1) il n’existe pas de langue universelle, qui fournisse un idiome dans lequel on puisse traduire toute nouvelle théorie, tout idiome poétique ou toute culture indigène. 2) Il y 107 108 . R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, op. cit., p. 572. . Ibid., pp. 572-573. 83 a des langues inapprenables. La première thèse est familière à Kuhn, à Wittgenstein et aux anthropologues. C’est un corollaire de la position pragmatiste selon laquelle il n’y a pas de structure métaphysique permanente, anhistorique qui puisse tout assimiler. La seconde thèse me paraît incohérente.”109 Ainsi, étant donné qu’il exclut la seconde thèse, il ne lui reste que la première thèse : la négation de l’existence de langue universelle qui rend possible la traduction. Or, pour Rorty, la négation de la langue universelle ne signifie pas l’impossibilité de l’unité de langage. C’est pourquoi il recommande “la construction de voies qui, avec le temps, joindront l’archipel au continent”110, contrairement à ce que Lyotard tire les divisions insurmontables entre les îlots à partir de la théorie des jeux de langage de Wittgenstein. Pour construire ces voies en face de l’absence de méta-règles, en refusant la position de Lyotard qui insiste sur l’incompatibilité entre un langage et l’autre quant aux systèmes incompatibles de règles linguistiques, il suggère alors une nouvelle compréhension par rapport au langage : “Ces voies ne prennent pas la forme de manuels de traduction, mais plutôt d’un savoir-faire cosmopolite dont l’acquisition nous permettra de nous déplacer entre les régions de notre propre culture et de notre propre histoire, par exemple, entre Aristote et Freud, entre le jeu de langage de la prière et celui du commerce, entre les idiomes d’Holbein et de Matisse.” 111 En somme, pour éviter de tomber dans une méta-technique, il suggère que l’apprentissage d’une langue n’soit censé être que l’acquisition d’un savoir-faire. En somme, pour Rorty, la construction des voies qui rendent possible le déplacement d’un jeu de langage à l’autre est limitée à acquérir le savoir-faire. 3. LE LITIGE OU LE DIFFEREND A partir de là, nous sommes maintenant invités à entrer dans le centre de la thèse de l’incommensurabilité de Lyotard. Pour Rorty, l’idée de l’incompatibilité entre un langage et l’autre amène Lyotard à distinguer des questions de fait et des questions de langage. Alors, il croit que c’est par cette distinction même que Lyotard justifie sa thèse d’incommensurabilité. En fait, pour préciser cette distinction entre le fait et le 109 . Ibid., p. 573. . Ibid. 111 . Ibid. 110 84 langage, Lyotard introduit la distinction entre « litige » et « différend », « dommage » et « tort » dans son œuvre Le Différend 112 : “Le plaignant porte sa plainte devant le tribunal, le prévenu argumente de façon à montrer l’inanité de l’accusation. Il y a litige. J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. Si le destinateur, le destinataire et le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme s’il n’y avait pas de dommage(n° 9). Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le « règlement » du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome.”(DI, n° 12.) En somme, si, dans le cas où il y a litige, on prend des choses à argumenter et à prouver, dans le cas où il y a différend, on ne peut ni argumenter ni prouver. Le différend est alors à la réalité du tort qui a perdu les moyens de la preuve et de l’argumentation. Or, ni argumenter ni prouver n’appartient à la phrase cognitive qui peut être vérifiée ou réfutée : “la phrase : Il n’y a plus de victime (qui est tautologique avec la phrase : Il n’y a plus de différend) n’est pas une phrase cognitive.”(DI, n° 36.) En somme, c’est la question de la victime et du tort qui révèle le différend mais celui-ci est sans moyens de montrer le tort subi. On peut voir ici en même temps dommage et tort, matière à litige et matière à différend. Dans ce même contexte, selon Lyotard, “le différend n’est pas matière à litige, le droit économique et social peut régler le litige entre les partenaires économiques et sociaux, mais non le différend entre la force de travail et le capital.”(DI, n° 13.) Autrement dit, à la différence du cas du litige, il n’y a pas de tribunal qui règle le conflit entre les partenaires dans le cas du différend. “Il s’agit, nous dit Gerald Sfez, là de deux inscriptions, dont l’une est l’inscription du litige et l’autre l’inscription du différend. Entre elles, il y a béance. La force de phrase que recèle la force de travail doit trouver un tout autre idiome. Lui faire droit, c’est découvrir un autre tribunal, entendons à la fois une autre instance de tribunal et une autre instance que celle du tribunal.”113 Ainsi, Lyotard reconnaît une 112 . Comme le remarque Salanskis, on rencontre en cette œuvre philosophique “une lecture profonde et singulière des grands textes, une esquisse de traduction des termes de la philosophie française dans l’idiome analytique, une reconstruction « politique » de l’ontologie ou plutôt de l’a-ontologie heideggérienne, une tentative de généralisation païenne du judaïsme, et un langage d’une lucidité rarement égalée pour dire la dureté, l’irréconciliation de l’histoire-l’économie-la politique”( J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 98.). 113 . Gérald Sfez, “Les écritures du différend”, in Jean-François Lyotard. L’exercice du différend, Sous la direction de Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner, Gérald Sfez, p. 14, Presses Universitaires de France, Paris, 2001. 85 telle étrange relation entre les deux inscriptions, celle du dommage et celle du tort, celle du litige et celle du différend. Après avoir ainsi précisé ces différences entre le litige et le différend, Lyotard entend montrer cette fois-ci l’exemple du différend sans aucun litige pour encore plus expliciter la singularité du différend : “Le différend attaché aux noms nazi, à Hitler, à Auschwitz, à Eichmann, ne put pas être transformé en litige et réglé par un verdict. Les ombres de ceux à qui non seulement la vie, mais l’expression du tort qui leur était fait avaient été refusées par la Solution finale continuent à errer, indéterminées. En formant l’Etat d’Israël, les survivants transformaient le tort en dommage et le différend en litige, ils mettaient un terme au silence auquel ils étaient condamnés en se mettant à parler dans l’idiome commun du droit international public et de la politique autorisée. Mais la réalité du tort subi à Auschwitz avant la fondation de cet Etat restait et reste à établir, et elle ne peut pas l’être parce qu’il est du tort de ne pouvoir être établi par consensus[…].”(DI, n° 93.) En somme, la réalité du tort subi à Auschwitz ne serait à établir que par le différend, non pas par la transaction ou par le consensus. Parce qu’elle n’est pas le cas de litige qui peut arriver au consensus, mais le cas du différend qui n’a pas de tribunal à la juger. C’est pourquoi Lyotard indique l’invalidité du déplacement du différend au litige. On peut voir que la préoccupation majeure de Lyotard au sujet de différend se manifeste ici : ne pas réduire le différend au litige. D’ailleurs, en observant l’anéantissement de la phrase juive, Lyotard approfondit d’autant plus la compréhension du différend. Selon lui, “Entre le SS et le juif il n’y a même pas de différend, parce qu’il n’y a même pas un idiome commun (celui d’un tribunal) dans lequel un dommage au moins pourrait être formulé, serait-ce à la place d’un tort[…]. Il n’y a donc pas besoin d’un procès, même parodique. […]. La phrase juive n’a pas eu lieu.”(DI, n° 160.) Cet anéantissement de la phrase juive est selon Sfez “directement lié à ce qui, d’un tort sans dommage reconnu et d’un différend sans litige, signale l’existence d’un tort qu’on peut dire extrême parce qu’au-delà du différend”. Il continue à dire : “La relation de renvoi du dommage au tort marque ainsi une corrélation entre le litige et le différend qui en fait le ressort : le différend paraît, à bien des égards, dépendant d’un rapport de reconnaissance qui se marque dans sa trahison même en dommage.”114 Tout cela nous montre que la question dans 114 . Ibid., p. 15. En fait, comme le dit Sfez, “c’est à l’épreuve d’Auschwitz que Lyotard découvre le différend”(Ibid., p. 15) : “ce qui fait la différence de fond entre politique de domination (où le tort est 86 le différend demeure ouverte. En d’autres termes, le différend est “l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en appelle aussi à des phrases possibles en principe.”(DI, n° 22.) En un mot, le différend est pour Lyotard dans l’indétermination par opposition au litige. En somme, il fait de l’état instable sa demeure. Ainsi donc, Lyotard définit le différend par opposition au litige. A la différence d’un litige qui est à même de le régler par voie de négociation, “un différend serait, écrit Lyotard, un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations. Que l’une soit légitime n’impliquerait pas que l’autre ne le soit pas. Si l’on applique cependant la même règle de jugement à l’une et à l’autre pour trancher leur différend comme si celui-ci était un litige, on cause un tort à l’une d’elles (au moins, et aux deux si aucune n’admet cette règle). Un dommage résulte d’une injure faite aux règles d’un genre de discours, il est réparable selon ces règles. Un tort résulte du fait que les règles du genre de discours selon lesquelles on juge ne sont pas celles du ou des genres de discours jugé/s.”(DI, p. 9.) En somme, tandis qu’on est capable de régler le litige par voie de négociation, on ne peut pas trancher le différend par voie de négociation. Car à la différence du cas de litige qui est à même d’appliquer la même règle à matière à procès, on ne peut pas l’appliquer dans le cas du différend. La tâche de la philosophie selon Lyotard n’est pas alors de transformer les différends en litiges, d’activer la différence. A partir d’une telle notion de différend, on peut prévoir l’implication de ses deux prémisses : “Etant donné 1° l’impossibilité d’éviter les conflits (l’impossibilité de l’indifférence), 2° l’absence d’un genre de discours universel pour les régler ou si l’on préfère la nécessité que le juge soit partie, trouver, sinon ce qui peut légitimer le jugement (le « bon » enchaînement), du moins comment sauver l’honneur de penser.”(DI, p. 10.) Le différend implique ainsi l’inévitabilité des conflits de l’humanité et sans remède à cause de l’absence de moyen de les transiger. D’où se pose cette question : comment sauver l’honneur de penser ? Peut-on parler encore l’honneur de penser malgré l’impuissance de la solution du problème ? Autrement reconnu comme dommage) et politique d’anéantissement (où le dommage lui-même est radié d’existence et donc toute possibilité de faire appel du dommage au tort) et montre qu’il faut évaluer la politique de domination depuis celle, sans commune mesure, d’anéantissement.”(Ibid., p. 16.) 87 dit, comment le différend peut-il être traité, différend qui est le conflit inguérissable à cause de l’absence des genres du discours universel ? La réponse de Lyotard à cette question « comment sauver l’honneur de penser ? » consiste à déclarer le tombeau de l’intellectuel dans Le postmoderne expliqué aux enfants : “Je ne propose pas un « parti intellectuel », j’écris son Tombeau. […] Le déclin des idéaux modernes, qu’analyse Adorno dans Négative Dialektik, entraîne avec lui une vacance des intellectuels (style Zola ). Considère les méprises tragiques auxquelles ont succombé ceux qui n’ont pas voulu reconnaître la profondeur de la crise : Sartre, Chomsky, Negri, Foucault. Et n’en ris pas. Il faut inscrire ces égarements au tableau de la postmodernité.”(PEE, p. 114.) Dans le Tombeau de l’intellectuel et autres papiers, Lyotard remarque avec l’idée de postmodernité le rôle des intellectuels : “… notre rôle de penseurs est d’approfondir ce qu’il en est du langage, de critiquer l’idée plate d’information, de révéler une opacité irrémédiable au sein du langage lui-même.”(TI, p. 84.) Pour Lyotard, la tâche de l’intellectuel sera ainsi limitée à la recherche du langage. Dès lors, il dira que le langage “n’est pas un « instrument de communication », c’est un archipel hautement complexe formé de domaines de phrases à régimes si différents qu’on ne peut pas traduire une phrase d’un régime (une descriptive par exemple) en une phrase d’un autre (une évaluative, une prescriptive)”(TI, p. 84.). Cela revient à dire qu’il n’y a pas de métalangage qui rende possible le passage et la traduction entre les genres de discours. Mais, Lyotard nous rappelle ici que l’absence d’un métalangage ne veut pas dire celle de rapport entre des genres de discours.115 En d’autres termes, après la fin des genres du discours universel, il s’agit pour Lyotard de bien enchaîner une phrase sur une phrase : “En montrant que l’enchaînement d’une phrase sur une phrase est problématique et que ce problème est la politique, ériger la politique philosophique à l’écart de celle des « intellectuels » et des politiques. Témoigner du différend.”(DI, p. 11.) Ainsi, les genres de discours universel sont pour Lyotard remplacés par le rapport entre des genres de discours. D’ailleurs, dans la mesure où les genres de discours ou les régimes de phrases sont composés de l’enchaînement d’une phrase sur l’autre, ne peut-on pas dire que la pensée a le droit de pouvoir dire son honneur ? En d’autres termes, la tâche de la philosophie n’est maintenant rien d’autre que 115 . Mais, l’absence du langage universel, qui unifie tous les discours, ne veut pas dire celle d’une Idée de justice qui est “valable universellement en tant qu’elle ne dépend pas d’un régime particulier mais régule les genres de discours qui les entrelacent tous, dans le différend même qui les oppose. La métajustice du respect des incommensurabilités se substitue au métalangage introuvable qui voulait les unifier.”( Olivier Dekens, Lyotard et la philosophie (du) politique, p. 48, Editions Kimé, Paris, 2000.) 88 d’éclairer cet enchaînement entre des phrases diverses. Dans la mesure où enchaîner une phrase sur une phrase est problématique, à savoir philosophique et en même temps politique, la tâche de sa pensée serait maintenant d’établir la politique philosophique. Pour éclairer l’enchaînement entre des phrases, Lyotard se propose de distinguer ces deux tâches différentes : “D’une part la tâche, disons de témoigner du différend, de l’intervalle, c’est-à-dire d’inscrire dans le texte lui-même quelque chose qui ne devrait pas pouvoir s’y inscrire, et de faire droit ainsi à ce qui n’a pas lieu. Cela, c’est une tâche de la pensée. Il est vrai que nous avons aussi une tâche que j’attribue plutôt à la fonction intellectuelle, et qui est, autant que possible, d’intervenir quant à la communauté humaine, ou aux communautés humaines. Cette tâche est tout autre, d’un autre registre, avec un autre enjeu. Intervenir pour que les différends trouvent, si possible, leur tribunal ; et donc inventer, en effet, un idiome pour que ces différends soient « traitables »… Donc, en ce second sens, on peut parler de conciliation. Mais elle n’est pas la tâche de philosophie en tant que pensée et écriture.”(TD, p. 119.) Etant donné qu’il n’y a pas de tribunal qui arbitre légitimement le conflit entre deux parties selon les règles des genres de discours, pour pouvoir dire le différend, Lyotard prétend prendre une voie indirecte, c’est-à-dire une façon de problématiser en montrant l’impossibilité de la transaction du tiers. La tâche de la pensée n’est pas donc pour lui de réconcilier le différend en le transformant en le litige, mais plutôt d’en témoigner et d’en inventer l’idiome, qui rend possible l’enchaînement d’une phrase sur l’autre pour que ces différends soient traitables. Par la thèse d’incommensurabilité et d’intraduisibilité des phrases d’un régime à l’autre, Lyotard devait être ainsi sceptique à la tentative pragmatiste libérale, qui tient l’histoire pour le triomphe de la persuasion sur la force. Car l’histoire serait pour Lyotard dans la perspective pragmatiste traitée toujours comme un processus de litige plutôt qu’une suite de différends. Mais, aux yeux de Lyotard, il y a là la question. Voilà pourquoi Lyotard a tendance à réduire tous les discours à seulement un différend. Comme le remarque Gualandi, cette idée lyotardienne sera réputée par Hans-Georg Gadamer dans une conférence tenue en 1994 au Collège International de Philosophie de Paris : “En s’affichant partisan de la morale du dialogue et de la compréhension mutuelle, Gadamer se plaignait en effet de la mauvaise tendance qu’ont certains « peuples » à transformer toute discussion en un « différend ».”116 116 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 17. 89 Rorty, lui aussi, reproche à Lyotard de remplacer le litige par le différend : “le libéralisme politique revient à suggérer qu’on essaye de substituer le litige aux différends autant que possible, et qu’il n’y a pas de raison philosophique a priori pour que cet effort ne réussisse pas, tout comme (n’en déplaise au Christianisme, à Kant et à Marx) il n’y a pas de raison a priori pour que cet effort aboutisse.”117 Rorty, qui déclare ainsi la défaillance de la raison pure de Kant, estime que le modèle du tribunal de Lyotard est semblable à celui de la raison pure de Kant en disant que “c’est […] une mauvaise idée – et en fait une idée qui sent son kantisme – de penser l’enquête philosophique sur le modèle d’un procès devant un tribunal”118. On pourra dire ici avec Gadamer et Rorty que Lyotard diminue le domaine de la recherche philosophique au point qu’il réduit tous les discours ou toutes les discussions au différend. Dans ce contexte, Rorty se propose de penser autrement du concept de la rationalité. En récusant Lyotard qui semble considérer la notion de la rationalité comme l’application de critères communs selon le modèle d’un procès devant un tribunal, il prétend exclure des critères pré-établis pour juger les idées et les pratiques nouvelles, selon la suggestion de Dewey : celui-ci “suggérait que nous pensions la rationalité non comme l’application de critères (comme dans un tribunal), mais comme l’aboutissement à un consensus (comme dans une assemblée populaire)”119. En se dépouillant du concept de la rationalité le caractère donné auquel l’on se réfère pour émettre un jugement, il suggère de le prendre pour le caractère qui conduit à aboutir à l’accord. En suggérant ainsi une telle nouvelle idée par rapport à la notion de la rationalité, il la réhabilite : “Vu notre conception non-critique de la rationalité, nous ne sommes pas enclins à diagnostiquer l’irrationalisme ; puisque pour nous, « rationnel » veut dire simplement « persuasif » et « irrationnel » « évoquant la force ».” 120 Une telle conversion de la notion de la rationalité reflète sa tendance réformiste, mais non pas révolutionnaire dans le domaine philosophique ainsi que dans le domaine politique. Ce raffinement du concept de la rationalité semble la situer dans un centre de la contingence. En somme, dans la mesure où il provient du champ empirique, le concept de la rationalité selon Rorty est différent de celui selon 117 . R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, op. cit., p. 575. . Ibid. 119 . Ibid. 120 . Ibid., p. 578. 118 90 les rationalistes (Diderot et Voltaire…) qui rejettent la source religieuse et empirique et qui n’accordent la valeur qu’à la raison et à son raisonnement. Cette conversion du concept de la rationalité le conduira ainsi à reprendre dans le domaine de l’expérience le problème du langage. La rationalité dans le domaine du langage n’est pas caractérisée par l’application des règles des jeux données mais par la capacité qui permet aux joueurs de faire un jeu de langage. De ce point de vue, tandis que Lyotard affirme l’incommensurabilité du langage, Rorty insiste sur l’unité du langage quant à la thèse de l’aptitude : “le langage n’a pas plus de nature que l’humanité ; les deux n’ont qu’une histoire. Il y a autant d’unité ou de transparence du langage qu’il y a volonté de converser plutôt que de se battre.”121 Autrement dit, pour lui, l’unité n’est plus celle préétablie, mais celle à établir par la discussion, tout comme la rationalité n’est pas l’application des critères préétablis, mais l’aboutissement au consensus par la discussion. Ainsi, il prétend pouvoir aboutir au consensus libre en fonction du remplacement de la force par la persuasion et de la conversion du différend en le litige. A cet égard, le pragmatiste ne considère pas la compétence du langage comme la maîtrise de règles, mais comme la thèse de l’aptitude avec les joueurs d’un jeu de langage, au lieu de celle de l’incommensurabilité de Lyotard qui prétend les îlots linguistiques incompatibles. Donc, pour Rorty, les îlots linguistiques de Lyotard ne sont maintenant que “des ensembles différents de croyances et de désirs” ou, dans une vision holiste du langage (Quine-Davidson), “des différences d’opinion – le genre de différences qui peuvent être résolues par la discussion”122. Donc, pour le pragmatiste, la différence des cultures ou des discours n’est que celle des croyances dissemblables, mais non pas le différend chez Lyotard. Dans cette perspective, on peut reformuler le désaccord de Rorty avec Lyotard : la défaillance de la modernité du dernier sera réduite à la perte de la croyance par le premier. Autrement dit, elle est, selon Rorty, réduite à “un déclin de la foi dans la capacité de trouver un ensemble de critères unique que tout le monde pourrait accepter quel que soit le temps ou le lieu, avec un seul jeu de langage qui en quelque sorte peut faire tout ce que les autres jeux de langage ont pu faire”. Il continue : “Mais la perte de ce dessin théorique illustre simplement le fait que l’une des manifestations accessoires de la civilisation occidentale – la métaphysique – prend 121 122 . Ibid., p. 575. . Ibid., pp. 575 et 576. 91 fin.” 123 Rorty nous montre ici que la crise du projet théorique ne signifie pas d’emblée la défaillance du projet moderne, mais ne marque qu’il n’y a pas d’un seul grand discours commensurable. Ainsi, à la différence de Lyotard qui déclare la défaillance de la modernité, il déclare la déchéance de la croyance métaphysique. Pour lui, cet échec de la métaphysique “ne nous empêche pas de faire une distinction utile entre persuasion et force”124. Après le déclin de la métaphysique, un progrès social est pour lui encore possible et alors le projet moderne persiste. Cependant, dans la “Discussion entre Jean-François Lyotard et Richard Rorty”, en remarquant qu’il n’y a pas de litige entre lui-même et Richard Rorty mais un différend, Lyotard précise que des genres de discours sont incommensurables, mais non pas la pluralité des langues : “Vous pouvez parler d’un événement quelconque dans plusieurs genres de discours – vous pouvez le raconter pour faire rire, pour persuader, pour persuader que vous l’avez vu, pour persuader que vous êtes un bon témoin, vous pouvez l’expliquer pour convaincre votre auditeur, vous pouvez vouloir faire pleurer. Voilà ce qui suffit à classifier des genres de discours. Je dis qu’on peut toujours passer d’un genre à l’autre, changer de genre, mais qu’on ne peut pas traduire. Ce n’est pas une opération de traduction, c’est une opération de transcription.”125 Ainsi, pour lui, entre des genres de discours il y a une différence fondamentale qui est incommensurable. Le différend provient de cette intraduisibilité, non pas du passage. Il prétend donc qu’il n’y a qu’une diversité de genres de discours. Ainsi, pour Lyotard, entre des genres de discours qui sont définis par des règles incompatibles, il y a des îlots qui sont isolés et sont incapables de créer des ponts. Dans la mesure où il suit la nouvelle voie qui n’est ni précédent, ni règles préétablie, on peut dire que Lyotard dépasse la frontière de la modernité. Il affirme en quelque sorte qu’il y a entre les genres de discours et les régimes de phrases “l’incommensurabilité, l’hétérogénéité, le différend, la persistance des noms propres, l’absence d’un tribunal suprême”(DI, n° 182.). En d’autres termes, il n’y a plus de métalangage qui rend possible la réduction d’un genre à l’autre. Pour établir la justice du respect de l’hétérogénéité des régimes de phrases, Lyotard aborde ce problème à travers la question de la légitimité, autrement dit la délégitimation du savoir. Pour respecter l’hétérogénéité et la diversité, en déclarant la perte de la 123 . Ibid., p. 576. . Ibid. 125 . “Discussion entre Jean-François Lyotard et Richard Rorty”, in Critique, p. 581, mai, 1985. 124 92 légitimité, après le déclin du discours universel dans la société postmoderne, il va se tourner rapidement vers la délégitimation qui lui semble activer le différend. 4. DELEGITIMATION Si le projet moderne ou l’idée de l’émancipation est en réalité liquidée dans le récit théorique ainsi que dans le récit pratique, il s’agit désormais de savoir où se trouve le fondement de la légitimité après le déclin des « grands récits » qui fondent la légitimité de tous les récits. A cause de l’incommensurabilité et de l’irréductibilité des jeux de langage ou des genres du discours qui semblent impliquer l’effondrement de la condition de la communication, Lyotard se trouve en présence de la crise de la légitimité. Alors, il analyse, d’abord, le moteur du déclin des « grands récits » qui se révèle comme les résultats postmodernes. A cette déchéance des récits correspond, à vrai dire, un effet de l’essor des sciences et des techniques. A proprement parler, on peut envisager une relation entre l’incrédulité postmoderne vis-à-vis de celui-là et de celui-ci. Cette analyse lyotardienne lui permet de déclarer la fin parfaite du discours de la légitimité du savoir. Donc, nous allons d’abord diagnostiquer les causes de la crise et nous allons nous en approcher de la solution selon Lyotard. Alors, notre première question est comme suit : qu’est-ce qui a causé la crise de la légitimité ? Afin d’aborder cette question, notre auteur postmoderne commence par mettre au jour la corrélation des tendances invoquées avec le déclin de la puissance unificatrice et légitimante des grands récits de l’émancipation : “L’impact que la reprise et la prospérité capitaliste, d’une part, l’essor déroutant des techniques, de l’autre, peuvent avoir sur le statut du savoir est certes compréhensible. Mais il faut d’abord repérer les germes de « délégitimation » et de nihilisme qui étaient inhérents aux grands récits du XIXe siècle pour comprendre comment la science contemporaine pouvait être sensible à ces impacts bien avant qu’ils aient lieu.”(CP, p. 63.) Tentons donc, tout d’abord, avec Lyotard, de déceler les germes de « délégitimation » et de nihilisme, avant de rechercher la corrélation entre eux. Il recèle d’abord dans le dispositif spéculatif une sorte d’équivoque par rapport au savoir : “La science positive n’est pas un savoir. Et la spéculation se nourrit de sa suppression. De cette façon, le récit spéculatif hégélien contient en lui-même, et de 93 l’aveu de Hegel, un scepticisme à l’endroit de la connaissance positive.”( CP., 64.) Ainsi, l’analyse de Lyotard sur la philosophie spéculative qui cache en elle-même le scepticisme l’amène à dévoiler la présupposition de l’énoncé spéculatif qui lui semble l’engendre : “un énoncé scientifique est un savoir si et seulement s’il se situe lui-même dans un processus universel d’engendrement…Il lui suffit de présupposer que ce processus existe (la Vie de l’esprit) et que lui-même en est une expression. Cette présupposition est même indispensable au jeu de langage spéculatif.”(CP, p. 64.) Il trouve que toute la philosophie spéculative ne peut manquer de présupposer ce processus universel d’engendrement. Car cette présupposition définit de règles indispensables pour jouer au jeu spéculatif. Selon Lyotard, “Une telle appréciation suppose premièrement que l’on accepte comme mode général du langage de savoir celui des sciences « positives », et deuxièmement que l’on estime que ce langage implique des présuppositions (formelles et axiomatiques) qu’il doit toujours expliciter. En des termes différents, Nietzsche ne fait rien d’autre quand il montre que le « nihilisme européen » résulte de l’auto-application de l’exigence scientifique de vérité à cette exigence elle-même.”(CP., pp. 64-65.) Cela revient à dire que c’est le savoir scientifique lui-même qui pose problème. C’est pourquoi Lyotard trouve un procès de délégitimation qui a pour moteur l’exigence de légitimation et le germe de nihilisme du savoir scientifique. Le moteur de la délégitimation provient pour Lyotard de cette crise du savoir scientifique qui a pour but vrai. Selon lui, d’une part, “La « crise » du savoir scientifique dont les signes se multiplient dès la fin du XIXe siècle ne provient pas d’une prolifération fortuite des sciences qui serait elle-même l’effet du progrès des techniques et de l’expansion du capitalisme. Elle vient de l’érosion interne du principe de légitimité du savoir. Cette érosion se trouve à l’œuvre dans le jeu spéculatif…”( CP., p. 65.) La crise du savoir scientifique vient ainsi de la fragilité du savoir en soi et provoque l’érosion du dispositif spéculatif. Après avoir montré la crise de la légitimité qui provient du savoir scientifique lui-même, Lyotard nous montre à son tour l’autre procédure de légitimation : celle-ci qui vient “de l’Aufklärung, le dispositif de l’émancipation, sa puissance intrinsèque d’érosion” fait d’emblée problème dans la mesure où “Sa caractéristique est de fonder la légitimité de la science, la vérité, sur l’autonomie des interlocuteurs engagés dans la pratique éthique, sociale et politique”(CP, p. 66.). La légitimation qui provient de 94 l’Aufklärung, elle aussi, est en crise puisqu’elle justifie la légitimité du savoir en fondant sur la justice. Mais, selon Lyotard, il n’y aucun rapport logique entre un énoncé descriptif qui a une valeur cognitive et un énoncé prescriptif qui a une valeur pratique. Car entre les deux énoncés il n’y a pas de règles communes. En prétendant ainsi distinguer la différence entre l’ordre ontologique et l’ordre déontologique, il soutient l’intraduisibilité des jeux de langage. Dès lors, Lyotard dira : “la science joue son propre jeu, elle ne peut légitimer les autres jeux de langage. Par exemple, celui de la prescription lui échappe. Mais avant tout elle ne peut pas davantage se légitimer ellemême comme le supposait la spéculation.”(CP, p. 66.) Car il n’est pas possible de prouver le passage d’un énoncé descriptif à un énoncé prescriptif. En outre, il ajoute que la légitimation ne peut venir ni de la “pratique langagière” des gens ni de “leur interaction communicationnelle”(CP, p. 68.). Lyotard déclare ainsi la défaillance parfaite de la légitimité du savoir dans le monde postmoderne. Ni le savoir scientifique, ni l’Aufklärung, ni la pratique langagière, ni l’interaction communicationnelle ne nous confèrent la légitimité du savoir. En ce sens, Lyotard n’hésite pas à dire que “ce travail de deuil a été accompli. Il n’est pas à recommencer”(CP, p. 68.). Autrement dit, à cause de la crise de la légitimité de la vérité et de la justice, il ne nous reste que la délégitimation. Maintenant, on peut dire sans doute avec Lyotard que la délégitimation provient après tout de l’érosion du discours spéculatif et également de l’érosion intrinsèque de l’Aufklärung. En un mot, le projet moderne lui-même devient une problématique. Paradoxalement, il devient à la fois le dispositif auto-fondateur et le dispositif autodestructeur. Lyotard nous a ainsi montré que les fondements de la légitimité du discours de la modernité l’incommensurabilité. C’est ont fait pourquoi faillite il quant à se tourne vers son principe de la voie de la « délégitimation » dans le temps postmoderne. Dès lors, notre deuxième question est posée : si tel est le cas, comment résoudre la crise de la délégitimation ? Nous poursuivons quelques méthodes qu’impose Lyotard. A propos du problème de la légitimation du savoir, puisque le recours aux grands récits est exclu, Lyotard en trouvera la brèche dans les petits récits qui ne dépendent pas de la raison universelle : “on ne saurait donc recourir ni à la dialectique de l’Esprit ni même à l’émancipation de l’humanité comme validation du discours scientifique postmoderne. Mais […] le « petit récit » reste la forme par 95 excellence que prend l’invention imaginative, et tout d’abord dans la science.”(CP., p. 98.) La validation du discours scientifique dans le temps postmoderne exige alors pour Lyotard un nouveau dispositif au lieu de l’émancipation de l’humanité. Etant donné qu’elle ne peut pas être puisée dans une fontaine close des grands récits, la validation du discours est destinée à être cherché dans une autre fontaine. Celle-ci est pour lui des petits récits. Le diagnostic lyotardien de la perte des « grands récits » ne signifie en effet rien d’autre que leur multiplicité et leur hétérogénéité sous des formes éclatées et fermées sur elles-mêmes. Cette chute des « grands récits » selon Lyotard correspond tout simplement à la promotion des deux autres genres du discours, à savoir le cognitif et l’expressif. Si l’on veut rendre compte de ce phénomène au moyen des catégories habermassiennes du cognitif, du normatif et de l’expressif, “on caractérisera les petits récits individuels comme expressifs, par opposition à la nature foncièrement normative des « grands récits »”126, dit Raulet. Dans la mesure où les petits récits échappent à l’emprise des grands récits et respectent la multiplicité et l’hétérogénéité, il lui semble qu’ils valident le discours scientifique après la défaillance des grands récits. En raison de l’éclatement des normes universalistes de la Raison qui distinguaient le vrai et le faux, le juste et l’injuste, la divergence des « petits récits » domine selon lui la condition postmoderne et est aussi devenue la forme dominante et conductrice de la communication. Mais, Lyotard reconnaît lui-même que les petits récits sont gouvernés par un élément métaphysique : “Il y a dans la narratologie générale un élément métaphysique non critiqué, une hégémonie accordée à un genre, le narratif, sur tous les autres, une sorte de souveraineté des petits récits, qui leur permettrait d’échapper à la crise de délégitimation.”(PEE, p. 41.) En somme, la crise de délégitimation ne peut être évitée que si la souveraineté des petits récits soit admise. Ainsi, Lyotard assume qu’un élément métaphysique ne peut pas et ne doit pas être exclu dans le discours des petits récits afin que celui-ci soit validé. A cet égard, la souveraineté des petits récits fait surmonter non seulement la crise de délégitimation, mais aussi est la condition du narratif valable. Ainsi donc, à cause de l’expiration de la raison universelle, Lyotard introduit aussi la raison particulière qui se dirige vers la divergence des petits récits. En notant que Popper et Adorno, qui n’en restent pas moins les derniers représentants du projet 126 . Gérard Raulet,“Critique de la raison communicationnelle”, in Habermas, la raison, la critique, coll. « Procope », p. 94, Ed. de Cerf, Paris, 1996. 96 moderne, c’est-à-dire les derniers héritiers de la philosophie de l’Aufklärung, quittent la raison universelle et ne mettent en relief que la raison particulière, Lyotard nous montre que la validation du discours se maintient que dans les deux sphères particulières qui ne peuvent être réduites l’un à l’autre : “Même les derniers partisans de l’Aufklärung, comme Popper ou Adorno, n’ont pu, à l’en croire, en défendre le projet que dans des sphères particulières de la vie, celle de la politique pour l’auteur de The open society, celle de l’art pour celui de Aesthetische Theorie.”(PEE, pp. 1415.) Tous les deux assurent et soulignent la raison particulière, l’un la raison politique, et l’autre la raison esthétique. En fait, Lyotard met l’accent sur cette raison particulière avec eux en rejetant le totalitarisme hégélien et marxiste et prenant la méthodologie pragmatique, mais il ne sera pas d’accord avec leur optimisme de la démocratie libérale qui fait fond toujours encore sur des grands récits pour chercher sa légitimité. Le discours de la légitimité selon Lyotard est ainsi repris par la perspective du pluralisme. La crise de la délégitimation ne peut être surmontée que par la raison particulière dans la perspective pluraliste. Maintenant c’est la raison particulière qui rend valide les petits récits ; pour qu’ils soient validés, il faut présupposer leur souveraineté. Ces petits récits portent sur la différence et la dissemblance qui vont à l’encontre du consensus. Si c’est la raison particulière qui en rend possible la validité, en quoi consiste le fondement de la légitimité dans la société pluraliste ? C’est la crise contemporaine de la légitimité du savoir qui anime la pensée de Lyotard et de Habermas. Si Habermas nous donne la solution du consensus, Lyotard le principe d’analogie, à savoir paralogie. Cette comparaison nous conduira au centre du problème de la légitimité. CHAPITRE IV : LA CRISE DE LA MODERNITE ET LE PROBLEME DE LA COMMUNICATION 97 1. LE CONSENSUS OU LA PARALOGIE Face à la même situation, la crise des grands récits de la modernité, Lyotard et Habermas ont la proximité du point de départ, mais leur solution est tout à fait différente. De cette crise de la modernité, Habermas entreprend d’éliminer du récit de la modernité tout risque de terreur. Donc, il s’agit de saisir l’origine de la crise du récit de la modernité. Afin d’éviter la crise des métarécits de la modernité, Habermas prend ainsi la méthode de la réforme en redéfinissant la relation entre les jeux de langage théorique et pratique et leur limite. En somme, il a la conviction que le consensus universel selon le critère de la vérité et de la justice peut nous donner la solution du problème social. Pour lui, la vérité et la justice obtiennent alors “la fonction de « principes régulateurs »”127 dans ces jeux de langage et le consensus est ainsi digne d’une Idée régulatrice kantienne. C’est de cette nouvelle définition pragmatique et langagière du principe critique que Habermas soutient que “le grand récit théorico-pratique de la modernité se « démocratise » et, tout en gardant intacte sa fonction sociale et historique émancipatrice, s’assure par avance contre toute risque de retombée dans la terreur.” 128 Ainsi, Habermas entreprend de nous émanciper par la reconstruction d’un paradigme explicatif de la terreur de la modernité. Autrement dit, il maintient encore l’idée de la connaissance comme émancipation en conservant l’Idée kantienne. Comme Habermas, Lyotard, lui aussi entreprend de réconcilier la politique de l’opinion avec la politique de l’Idée kantienne dans Au juste. Mais, il reproche à Habermas de s’appuyer sur ce critère formel du consensus pour la réconciliation entre les deux. Car pour lui, ce recours au consensus ne manquera pas de retomber dans l’atmosphère du scepticisme : “comme le dit Pascal, ce qui est juste, c’est ce qu’on a jugé qui était juste et sur quoi tout le monde tombe d’accord. Et dans ces conditions il est vrai qu’il n’y a plus de politique possible. Il n’y a plus que le consensus.”(AJ, p. 155.) Lorsque l’on assigne au consensus selon Habermas la valeur d’une Idée régulatrice kantienne, “on finit même par donner à la délégitimation une valeur de droit, en légitimant a priori ce en quoi seul le sophiste a foi, la convention.”129 Mais, comme l’indique bien Lyotard, “La règle de la convention fait 127 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 71. . Ibid., p. 72. 129 . Ibid., p. 73. 128 98 qu’on sera obligé de s’incliner … devant le nazisme.”(AJ, p. 143.) Lyotard nous montre ici que cet échec terrible est en relation avec une telle théorie formelle et transcendantale de la vérité selon Habermas130 qui légitime d’une façon inévitable l’horreur. Lyotard critique alors le fondement méthodologique du critère du consensus de Habermas puisqu’il risque de légitimer d’une façon théorique la terreur. A ce titre, il tient à chasser complètement le transcendantal qui confère l’Idée régulatrice de la connaissance et de l’action. En d’autres termes, Lyotard entend ne reconnaître comme le savoir que ce qui vient d’en bas, de l’inférieur, pour déraciner la terreur théorique. Cette limitation du savoir conduit ainsi Lyotard à aller à l’encontre de la démarche qui avait conduit Habermas à poser la question des conditions d’un consensus universel. Autrement dit, il indique que le principe du consensus est insuffisant à deux égards comme critère de validation : “Ou bien il est l’accord des hommes en tant qu’intelligences connaissantes et volontés libres obtenues par le moyen du dialogue. C’est sous cette forme qu’on le trouve élaboré par Habermas. Mais cette conception repose sur la validité du récit de l’émancipation. Ou bien il est manipulé par le système comme l’une de ses composantes en vue de maintenir et d’améliorer ses performances.”(CP, p. 98.) Dans la mesure où il est l’accord des hommes qui porte sur le récit d’émancipation incrédule et est manipulé par la performativité du système, le principe du consensus est nécessaire mais pas suffisant comme le critère de la validation. Pour ces raisons, Lyotard affirme qu’il est impossible d’élaborer le problème de la légitimité par un consensus universel issu du Diskurs. En outre il indique que des présuppositions dans le principe du consensus universel sont fausses : “tous les locuteurs peuvent tomber d’accord sur des règles ou des métaprescriptions valables universellement pour tous les jeux de langage, alors qu’il est clair que ceux-ci sont hétéromorphes et relèvent de règles pragmatiques hétérogènes.”(CP, p. 106.) Insister sur le caractère «hétéromorphe » des jeux de langage, c’est en fait rejeter leur validité universelle et alors dire l’impossibilité de la 130 . Gualandi indique la faiblesse et l’abstraction de la théorie critique de Habermas dans la mesure où “elle présuppose une articulation faible et artificielle entre le droit et le fait, articulation qui la rend d’un côté trop abstraite et de l’autre trop factuelle”(Ibid., p. 72.). En somme, “Son caractère abstrait résulte de ce qu’elle ne respecte pas suffisamment les différences entre les jeux de langage : elle finit par les totaliser en se proposant elle-même comme ce récit théorique qui dit la vérité de toute pratique politique concrète et qui écrase sa singularité sur une idée abstraite d’émancipation. Sa factualité résulte en revanche du fait qu’elle n’offre aux partenaires qu’un signe très faible de ces Idées de vérité et de justice qui devraient les orienter dans le « chaos des opinions ».”( Ibid., pp. 72-73.) 99 réduction d’un jeu de langage à l’autre. Pour faire renoncer à la terreur qui semble provenir “des métaprescriptions communes à tous ces jeux de langage” et d’“un consensus révisable, comme celui qui règne à un moment dans la communauté scientifique”, dans la mesure où il peut “embrasser l’ensemble des métaprescriptions réglant l’ensemble des énonces qui circulent dans la collectivité”(CP, p. 105.), il faut donc reconnaître l’hétérogénéité des jeux de langage. De ce point de vue, la confiance accordée au consensus serait pour Lyotard aussi aveugle qu’illusoire : “Le consensus est devenu une valeur désuète, et suspecte. Ce qui ne l’est pas, c’est la justice. Il faut donc parvenir à une idée et à une pratique de la justice qui ne soit pas liée à celles du consensus.”(CP, p. 106.) Lyotard nous montre ici que le problème de la légitimité n’est pas soutenu par un consensus universel. Etant donné qu’il n’est pas capable de réduire un jeu de langage à l’autre, l’idée de justice est finalement comprise comme celle d’une justice de multiplicité mais non plus comme celle d’une justice du consensus universel. Comme l’indique justement Brun, un consensus “ne peut être que le reflet d’une opinion versatile et sujette à toutes les puissances trompeuses de l’imagination”131. La vérité comme un consensus se trouvera alors en présence du relativisme qui ouvre en fin de compte la porte au scepticisme. Donc, pour Lyotard qui souligne la divergence des jeux de langage, il ne s’agit plus de réduire un jeu de langage à l’autre, mais d’établir autrement le rapport entre eux. Ce rapport n’est ni celui de la réduction ni celui de la traduction à cause de l’absence de métajeu de langage. Dès lors, il s’agit d’enchaîner les jeux de langage ou les phrases. Alors, comment les enchaîner ? Cette problématique implique l’indétermination et la contingence de l’enchaînement. Lyotard pose ainsi le problème de l’indétermination, qui anime les recherches philosophiques de Wittgenstein comme le motif conducteur et la question de la contingence impliquée au cœur du travail du langage. Autrement dit, c’est la contingence de la structure de l’enchaînement qui compose les jeux de langage et les phrases. De cette approche pragmatique du langage, Lyotard en vient à prétendre la paralogie comme le principe de l’enchaînement des jeux de langage et des phrases. Car pour lui, “le consensus n’est qu’un état des discussions et non leur fin. Celle-ci est plutôt la paralogie. Ce qui disparaît avec ce double constat (hétérogénéité des règles, recherche du dissentiment), c’est une croyance qui anime encore la recherche de Habermas, à savoir que l’humanité comme sujet collectif (universel) recherche 131 . J. Brun, La philosophie de Pascal, p.107, n°2711, PUF, Paris, 1992. 100 son émancipation commune au moyen de la régularisation des « coups » permis dans tous les jeux de langage, et que la légitimité d’un énoncé quelconque réside dans sa contribution à cette émancipation.”(CP, p. 106.) L’hétérogénéité des règles des jeux témoigne pour Lyotard l’échec du consensus qui n’est légitimé que par la contribution à l’émancipation de l’humanité. Car lorsque Lyotard demande où se trouve la légitimité, après les métarécits, le consensus obtenu par discussion fait violence à l’hétérogénéité des jeux de langage, c’est-à-dire à l’élément même qui peut nous permettre d’introduire le principe d’incommensurabilité dans les genres du discours. C’est pourquoi il dit que “le seul consensus dont nous ayons à nous soucier […] est celui qui peut encourager cette hétérogénéité, ces « dissensus »”(PE, p. 87.) Pour échapper à anéantir l’hétérogénéité des jeux de langage, Lyotard affirme que la paralogie n’est que le seul consensus. Après avoir montré que le consensus ne donne pas la légitimité du savoir, Lyotard note à son tour le principe de la performativité qui ne semble pas être sans rapport avec le problème de la légitimité dans le temps postmoderne. Car en raison du développement des sciences et des techniques, les décisions et les normes de la parole et de l’action tendent de plus en plus à être légitimées par leur efficacité dans la mesure où la raison scientifique “n’est pas questionnée selon le critère du vrai ou faux (cognitif), sur l’axe message/référent, mais selon la performativité de ses énoncés, sur l’axe destinateur/destinataire (pragmatique)”(PEE, p. 100.). A cet égard, le seul critère possible dans le temps postmoderne semble être pour Lyotard celui de l’efficience et de la performativité. Mais, il s’aperçoit que cette performativité ne garantit pas la justice et qu’à la place de “la normativité des lois” est placée “la performativité des procédures”. En ce sens, le “« contrôle du contexte », c’est-à-dire l’amélioration des performances réalisées contre les partenaires” pourrait “valoir comme une sorte de légitimation”(CP, pp. 76 et 77.). Une telle légitimation par le fait est donc soutenue par les techniques : elle porte sur l’horizon de la procédure qui fortifie l’emprise des techniques contre la réalité. Donc, pour Lyotard, ce sont les techniques qui permettent de pouvoir « disposer du savoir scientifique et de l’autorité décisionnelle » : “Ainsi prend forme la légitimation par la puissance. Celle-ci n’est pas seulement la bonne performativité, mais aussi la bonne vérification et le bon verdict. Elle légitime la science et le droit par leur efficience, et celle-ci par ceux-là. Elle s’autolégitime comme semble le faire un système réglé sur l’optimisation de ses 101 performances.”(CP, p. 77.) Face à la multiplicité des choix dans ce monde postmoderne, il est vrai que le décideur ne pense et juge que par ce critère de la performativité. Mais, aux yeux de Lyotard, cette solution pragmatiste semble revêtir une sorte de nouveau totalitarisme dans la mesure où elle est de connivence du pouvoir avec les formes contemporaines de la technique et de la science. Lyotard critique alors d’une façon aiguë l’idéologie techno-scientifique qui prend forme de la légitimation par la puissance. En critiquant ainsi contre la légitimation par la puissance des techniques, Lyotard met en évidence que le principe d’optimisation de la performativité n’est pas le critère de la légitimité du savoir. Lyotard refuse alors, au nom de l’incommensurabilité, cette tentative de contourner le fondement même de la légitimité en optimisant les performances du système par de nouvelles technologies : “Le jeu de langage technique, le jeu de la performativité, n’acceptent que l’efficacité comme critère de jugement. Il leur est toutefois incapable de dire pourquoi l’efficacité en soi est bonne, vrai ou juste. L’application de ce critère d’efficacité est purement, opératoire.”132 En somme, l’efficacité est le critère du jugement, non pas celui de légitimité. Lyotard met ainsi à jour que le principe de la performativité ne peut pas être le critère de la légitimité pas plus que le consensus universel. De ce qui précède, on peut résumer l’affrontement entre Habermas et Lyotard ou entre le consensus et la paralogie. Pour Habermas, cette crise de la légitimation du savoir dans le temps contemporain “ne peut être dépassée qu’en définissant les limites exactes du jeu de langage des sciences de la nature, limites qui le séparent du jeu de langage de la morale et de la politique qui est fondé non pas sur l’action efficace, mais sur la compréhension, sur l’interprétation en vue de l’établissement d’un nouveau consensus”133, tandis que pour Lyotard, “il ne s’agit pas de définir une limite nette entre ces deux jeux de langage, mais de trouver un principe d’analogie qui permette de passer de l’un de ces jeux de langage à l’autre sans pourtant avoir recours à un métalangage universaliste ou au critère de l’efficience et de la performativité.134 Quant au point de vue lyotardien, on pourrait dire que “la condition postmoderne est celle de l’incontournable impossibilité de légitimation, fondationaliste ou épistémologique des savoirs : elle impose la reconnaissance de leur prolifération, de leur croisement, mais sans autre « raison » que des « raisons » 132 . F. Frandsen, “L’honneur de penser”, op. cit., p. 23. . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., pp. 70-71. 134 . Ibid., p. 71. 133 102 locales et fragmentaires.”135 Ce qui se révèle au cours de cette analyse, c’est même la « paralogie » ou le « dissentiment » qui permet de transir de l’un de ces jeux de langage à l’autre. Donc, pour Lyotard, c’est la paralogie qui éclaire le problème de la légitimation. C’est à partir de ce principe d’analogie même que Lyotard entreprend de lier le jeu de langage de la justice au jeu de langage de la vérité scientifique afin de s’approcher du problème de la légitimité. Lyotard trouve dans la science postmoderne un modèle de légitimation qu’est la paralogie : “En s’intéressant aux indécidables, aux limites de la précision du contrôle, aux quanta, aux conflits à information non complète, aux « fracta », aux catastrophes, aux paradoxes pragmatiques, la science postmoderne fait la théorie de sa propre évolution comme discontinue, catastrophique, non rectifiable, paradoxale. Elle change le sens du mot savoir, et elle dit comment ce changement peut avoir lieu. Elle produit non pas du connu, mais de l’inconnu. Et elle suggère un modèle de légitimation qui n’est nullement celui de la meilleure performance, mais celui de la différence comprise comme paralogie.”(CP, p. 97.) De ce fait que la science postmoderne nous donne le modèle de la légitimation, à savoir celui de la différence, Lyotard nous rappelle sans doute que “l’équilibre énergétique dont dépend la survie d’un système naturel est lié à une condition plus fondamentale que celle de l’augmentation de la puissance et de la performativité”. Et “Cette condition est définie par la capacité d’«ouverture » du système, par sa capacité à accueillir de la « différence » et de la « nouveauté », car ces facteurs d’ouverture lui permettent d’augmenter son information locale en diminuant son entropie globale.”136 Au fur et à mesure du principe de l’analogie, à partir de la théorie des systèmes ouverts de la science Lyotard s’approche ainsi du problème de la justice. De cette analogie, il entend montrer que, comme les sciences naturelles, la politique nécessite une pragmatique de la légitimation qui a tendance à garantir les droits de la pluralité et de la différence. Il va d’autant plus développer la question de cette analogie et de passage d’un jeu de langage à l’autre dans Le différend. Le jeu de langage de la science contemporaine se pratique selon Lyotard en deux types de pragmatiques différentes et complémentaires : « coups normaux » et « coups extraordinaires ». En remarquant que les premiers “développent des méthodes et des 135 . Carrilho, Manuel Maria, Rhétoriques de la modernité, p. 18, Presses Universitaires de France, Paris, 1992. 136 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 75. 103 hypothèses consolidées et […] font appel au consensus d’une communauté scientifique très structurée et institutionnalisée”, alors que les dernières “bouleversent le jeu de langage de la science jusque dans ses règles les plus fondamentales”, Lyotard compare ces dernières aux paralogies “dans ce qu’elle a de plus radicalement innovateur”. Notamment, dans la mesure où ces « coups extraordinaires » de la recherche scientifique “tendent même à transformer la pragmatique de l’épreuve en une discussion sur les métarègles qui président au jeu de langage de la science”, Lyotard conclut que “tout comme pour la science contemporaine, la situation politique postmoderne est celle où les « partenaires sociaux » sont appelés à participer directement à la discussion sur les méta-règles qui ordonnent les jeux de langage auxquels ils prennent partie dans leur vie sociale, professionnelle, privée”137. Lyotard veut nous montrer ici que le jeu de langage de la politique postmoderne, tout comme celui de la science contemporaine s’engage de la discussion sur les métarègles et s’ouvre à la nouveauté et à la différence. C’est en fonction du principe de la paralogie que le jeu de langage de la justice, comme celui de la vérité scientifique devrait être validé. En ceci, il soutient que le problème de la légitimation du savoir dans le temps postmoderne est garanti par la double analogie entre le jeu de langage pratique de la politique et celui théorique de la science. Mais, dans ce cas, qui légitime cette analogie théorique entre la politique postmoderne et la science contemporaine ? Car selon Lyotard, entre ces deux jeux de langage, il y a différence et incommensurabilité : on ne peut pas réduire de l’un à l’autre. Néanmoins, s’il est possible de passer d’un jeu de langage cognitif au jeu de langage prescriptif, qui garantit ce passage ? Si la légitimation du savoir est pour Lyotard soutenue par la paralogie, comment celle-ci le légitime-t-elle ? Le problème de la légitimité consiste donc à faire apparaître la différence des divers jeux de langage, notamment entre des dénotatifs (les jeux de langage de la science contemporaine) et des prescriptifs (les jeux de langage de la politique postmoderne). C’est par le contraste entre les dénotatifs et les prescriptifs que leur différence devrait être encore davantage explicitée. Ainsi, la méthode d’analogie cesse de voir leur relation comme la dérivation et plutôt souligne leur différence. Par cette méthode, Lyotard a souligné dès le début de cette étude la différence “non seulement formelle, mais pragmatique”(CP, p. 104.) entre des dénotatifs et des prescriptifs dans la pragmatique scientifique. En mettant l’accent sur 137 . Ibid., pp. 75-76. 104 cette différence, Lyotard fait remarquer l’exigence des prescriptifs dans la pragmatique scientifique : “La pragmatique scientifique est centrée sur les énoncés dénotatifs… Mais son développement postmoderne met au premier plan un « fait » décisif : c’est que même la discussion d’énoncés dénotatifs exige des règles. Or les règles ne sont pas des énoncés dénotatifs, mais prescriptifs, qu’il vaut mieux appeler métaprescriptifs pour éviter des confusions (ils prescrivent ce que doivent être les coups des jeux de langage pour être admissibles).”(CP, pp. 104-105.) En mettant ainsi en lumière la différence entre les deux, Lyotard nous montre ainsi que lors de la discussion, la pragmatique scientifique, qui porte sur les énoncés dénotatifs, exige une fois pour toutes les règles qui sont les énoncés prescriptifs. Dans ce cas-là, pour Lyotard, c’est la paralogie qui fait apparaître les prescriptifs dans la pragmatique scientifique : “L’activité différenciante, ou d’imagination, ou de paralogie dans la pragmatique scientifique actuelle, a pour fonction de faire apparaître ces métaprescriptifs (les « présupposés »), et de demander que les partenaires en acceptent d’autres. La seule légitimation qui rende recevable en fin de compte une telle demande est : cela donnera naissance à des idées, c’est-à-dire de nouveaux énoncés.”(CP, p. 105.) En somme, l’activité de paralogie fait dévoiler des présupposés dans la pragmatique scientifique et fait les partenaires recevoir la différence mais non pas atteindre enfin le consensus universel. C’est à partir de cette paralogie même que se produit quelque chose d’inconnu, non vécu à partir de ce qui est connu ou vécu. En ce sens, le savoir postmoderne a un nouveau sens : “Le savoir postmoderne n’est pas seulement l’instrument des pouvoirs. Il raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter l’incommensurable. Lui-même ne trouve pas sa raison dans l’homologie des experts, mais dans la paralogie des inventeurs.”(CP, pp. 8-9.) Le monde postmoderne exige ainsi la pragmatique de la légitimation pour respecter la différence et la diversité et dès lors la transformation du sens de savoir. Ce savoir n’est pas celui comme émancipation, mais celui comme raffinement de la sensibilité aux différences. Le savoir postmoderne trouve sa raison dans cette paralogie qui nous rend supportable toujours plus l’incommensurable en soulignant encore davantage la différence. Il y a là un lieu où la question de la communication se pose d’une façon nouvelle dans le temps postmoderne. 105 2. LA COMMUNICATION OU LA DIFFERENCE Si le problème du savoir dans l’époque postmoderne n’est légitimé que par la paralogie, celle-ci est-elle possible d’être une condition de la communication d’aujourd’hui qui est caractérisée par l’incertitude et l’ambiguïté ? Dans ce contexte, Jacques Poulain dira : “L’incertitude qui affecte nécessairement la connaissance philosophique du conditionnement verbal de la vie et de la connaissance humaine rejaillirait nécessairement sur les résultats de la communication eux-mêmes. L’homme ne pourrait savoir ni pourquoi l’accord communicationnel avec soi et avec autrui permet de voir et de connaître, ni pourquoi il doit éviter le désaccord.”138 Si la communication est possible, qu’est-ce qui la rend possible, en dépit de cette ignorance ou de cette incertitude ? Quelle est la condition de l’accord communicationnel avec soi et avec autrui ? La paralogie selon Lyotard la rend-elle possible ? Afin que la communication entre les divers discours soit possible, il faut tout au moins un point commensurable entre eux. Habermas, qui prétend la possibilité de la communication rationnelle, demande alors aux arts et à l’expérience de jeter un pont au-dessus de l’abîme qui sépare le discours de la connaissance, celui de l’éthique et celui de la politique. Cette pensée de Habermas porte sur l’unité de l’expérience et sur la raison communicationnelle qui la rend possible. Donc, après le déclin des métarécits, Habermas se propose de reconstruire un paradigme explicatif pour établir la philosophie de la communication selon le paradigme de l’intersubjectivité. D’après lui, “La raison communicationnelle s’affirme dans la force de cohésion inhérente à l’entente intersubjective et à la reconnaissance réciproque ; elle circonscrit par là même l’univers d’une forme de vie communautaire.” 139 Pour rendre possible la communication, il faut, nous semble-t-il, tout d’abord l’entente intersubjective et la reconnaissance réciproque. C’est la raison communicationnelle qui en assure la possibilité et sur laquelle s’établit une relation réciproque entre Ego et autre. Selon lui, “Ego entre alors dans une relation interpersonnelle, qui lui permet de rapporter à lui-même en adoptant la perspective d’Alter, dans la mesure où il participe à une interaction.”140 Habermas se propose ainsi de créer la conscience de soi qui embrasse 138 . Jacques Poulain, La neutralisation du jugement ou la critique pragmatique de la raison politique, p. 10, L’Harmattan, Paris, 1993. 139 . J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 383. 140 . Ibid., p. 352. 106 en son propre sein la perspective de l’autre. La théorie de l’agir communicationnel pose ainsi une conscience intersubjective. Habermas nous montre alors que la raison communicationnelle présuppose la possibilité d’un échange intersubjectif. Il situe l’avantage de la théorie de l’agir communicationnel sur la philosophie transcendantale. Car il lui semble adéquat d’établir un paradigme de l’intersubjectivité qui échappe à définir la position de l’Autre par le désir. Faute de quoi, comme le remarque bien Cascardi, il faudrait que “l’Autre reste présent dans un état de soumission, comme preuve de la subjectivité de l’ego, comme objet, donc, du désir du sujet” 141 . Ici, “L’« intersubjectivité » doit s’accomplir de manière telle que ces sujets dépassent et maintiennent à la fois les différences que crée le désir ; tout comme Kojève s’était aperçu que, dans la lutte opposant le maître et l’esclave, l’Autre devait être « assimilé » de telle façon qu’il conserve son identité en la mienne. Toutefois, puisque les besoins de l’Autre sont identiques aux miens, la demande de reconnaissance qui s’exprime dans le domaine de l’intersubjectivité est également la recette d’une lutte perpétuelle, d’une guerre incessante.”142 Ainsi, si l’on définit la position de l’Autre en fonction du désir, on se trouvera en présence de la guerre incessante l’un à l’autre pour remplir chaque besoin. En effet, c’est à cause de cela que Habermas n’accepte pas la définition de l’Autre par le désir : “Habermas omet la question du désir ; au mieux envisage-t-il le désir comme une menace extérieure pesant sur l’autonomie du sujet rationnel. Il y a donc perte du potentiel de transformation du désir, de son orientation vers « l’audelà » qui peut se révéler dans et par la reconnaissance d’autres sujets concrets : ce potentiel est abandonné dans le cadre d’une critique radicale de la « philosophie transcendantale ».”143 En ce sens, pour éviter de définir par le désir la position de l’Autre, Habermas est obligé de faire fond sur la philosophie transcendantale. En refusant de définir l’Autre comme l’objet du désir, Habermas s’orientera vers la reconstruction de la connaissance en s’appuyant sur la théorie de l’agir communicationnel située sur la philosophie transcendantale : “Dans sa résolution des antinomies caractéristiques du sujet par rapport à un monde d’objets, Habermas a en substance réduit l’Autre à une variation purement empirique ou « perspective » du moi, réduction qui est elle-même symptomatique de la tentative que fait Habermas de reconstruire la totalité de la connaissance en se basant sur la possibilité qu’a la 141 . A. J. Cascardi, Subjectivité et modernité, op. cit., p. 344. . Ibid. 143 . Ibid., p. 340. 142 107 conscience rationnelle d’accéder à des « règles » pratiques.” 144 En réduisant ainsi l’Autre à « une variation purement empirique ou perspective du moi », la raison communicationnelle selon Habermas semble nous parvenir à l’entente intersubjective et à la reconnaissance réciproque. Cette définition sur l’Autre le conduit à transformer la relation du sujet avec un monde d’objets. Dans la mesure où l’activité communicationnelle dépend des ressources que lui fournit le monde vécu des participants de l’interaction dans les formes d’une rationalité communicationnelle, Habermas rationalise le « monde vécu ». Pour lui, la rationalisation nous permet d’évaluer le « contenu normatif » sauvegardé par la théorie de la communication, dont la connaissance peut être fondée selon lui. C’est pourquoi il prétend reconstruire le normatif sur la base de la discussion qui promeut l’agir communicationnel. Pour reconstituer ainsi le contenu normatif de la modernité, selon lui, “il faut admettre que les trois éléments dont se composait la « dialectique de la raison » se séparent ; en effet, la subjectivité, principe de la modernité, devait également en déterminer le contenu normatif ; la raison centrée sur le sujet produisait du même coup des abstractions qui scindaient en deux la totalité morale ; et pourtant, seule l’autoréflexion – qui procédait de la subjectivité, tout en visant à en dépasser les étroitesses – était supposée pouvoir s’affirmer comme puissance de réconciliation.”145 En séparant ainsi les trois éléments de la dialectique de la raison : « la subjectivité », « la raison », et « l’autoréflexion », il se tire du « contenu normatif » de la modernité une théorie de l’agir communicationnel et puise inversement dans la compétence des sujets communicants une vision normative de cette modernité. Dès lors, Habermas considère un paradigme de l’intersubjectivité, orientée vers le consensus universel, comme la condition pragmatique de la communication : “’est désormais dans les conditions d’un réseau, à la fois plus large et plus dense, de l’intersubjectivité engendrée par le langage, que s’accomplissent le devenir-réflexif de la culture, la généralisation des valeurs et des normes, l’individuation accentuée des sujets sociaux, en même temps que se développent la conscience critique, la formation autonome de la volonté et l’individuation, et que se renforcent enfin les éléments de rationalité jadis attribués à la pratique des sujets.”146 La philosophie de la communication est ainsi conduite à consolider les éléments de la rationalité pour 144 . Ibid., p. 341. . J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 410. 146 . Ibid., p. 408. 145 108 en fortifier l’accomplissement. Elle présuppose alors l’unité de l’expérience du sujet ; c’est la raison communicationnelle qui la rend possible ; et c’est la subjectivité qui détermine le contenu normatif de la modernité qui n’est pas encore désagrégé. Habermas parvient ainsi à reconstruire un paradigme explicatif de la communication en se séparant de l’irrationalisme. Mais, Lyotard réfute cette thématisation de Habermas sur la communication en suivant une indication d’Albrecht Wellmer : “Ma question est de savoir à quelle sorte d’unité songe Habermas. La fin visée par le projet moderne est-elle la constitution d’une unité socioculturelle au sein de laquelle tous les éléments de la vie quotidienne et de la pensée viendraient trouver place comme en un tout organique? Ou bien le passage qu’il faut percer entre les jeux de langage hétérogènes, ceux de la connaissance de l’éthique, de la politique, est-il d’un autre ordre qu’eux? Et si oui, comment serait-il capable de réaliser leur synthèse effective ?”(PEE, p. 16.) A cette question, Lyotard répond : “La première hypothèse, […], ne remet pas en cause la notion d’une expérience dialectiquement totalisante ; la seconde est plus proche de l’esprit de la Critique du jugement, mais elle doit comme celle-ci subir le sévère réexamen que la postmodernité impose à la pensée des Lumières, à l’idée d’une fin unitaire de l’histoire, et à celle d’un sujet.”(PEE, p. 16.) En somme, pour lui, ni une unité socioculturelle ni le passage entre les jeux de langage hétérogènes n’ont subi la contestation de la postmodernité qui accuse le totalitarisme et la Raison totalitaire. Car l’expérience postmoderne selon Lyotard fait apparaître des illusions transcendantales de la totalisation et de l’unité hégéliennes qui sont les motivations principales des philosophies spéculatives modernes. Pour mieux dire, ce qui est maintenant contesté, c’est le fondement de la totalisation elle-même puisqu’elle ne peut plus tenir à cause de l’expérience tragique moderne. C’est à partir de la totalisation de l’ensemble des connaissances qui est, pour Lyotard, posé le problème de la délégitimation du savoir dans le temps postmoderne. Donc, il prend les distances à l’égard des philosophes qui visent à justifier spéculativement toute vérité. En interrogeant sur la condition d’une vraie communauté aujourd’hui, il refuse de répondre par la méthode de la communication qui lui semble incorrecte. Car la communication est pour lui une traduction. Autrement dit, pour la communication dans le discours de la connaissance, il est nécessaire de traduire. Quel qu’il soit, sans aucune traduction du discours, il semble qu’il n’y ait pas de communication. De cette idée, dans Pérégrinations, Lyotard 109 précise son désaccord avec certains philosophes allemands et anglo-américains qui font de la communication la condition d’une vraie communauté. : “Communiquer fait question parce qu’il faut traduire. On peut être traduit, on peut se traduire soimême, peu importe ici. Dans tous les cas, il faut faire un transfert d’idiome à l’idiome, à la fois national (« naturel ») et personnel. […] Reste qu’il est de la définition d’une langue qu’elle soit traduisible dans une autre langue (connue). C’est pourquoi je ne crois pas que la communication mérite aujourd’hui un soin particulier : on ne voit pas que les communautés humaines soient menacées dans leur existence par l’intraduisibilité de leurs langues.”(PE, pp. 85-86.) La possibilité de la communication est en crise pour autant qu’elle soit comprise comme une traduction. C’est à cause de cela que Lyotard n’accepte pas d’imposer un privilège à la communication. Il nous semble alors qu’elle ne peut pas être une condition d’une communauté à cause de l’intraduisibilité entre des jeux de langage. Pour lui, ce sont maintenant les régimes des phrases qui débordent la communication. Si tel est le cas, malgré l’intraduisibilité des régimes des phrases, comment peut-on communiquer avec quelqu’un d’autre ? Donc, il s’agit maintenant de trouver un autre domaine, c’est-à-dire domaine sans aucune traduction ni aucune réduction. C’est dans le discours de l’art que Lyotard le trouve. La question de la communicabilité ne peut donc se poser lorsqu’il s’agit de ces phrases-sentiments. Si tel est le cas, comment est-elle possible la communication dans le domaine de l’art ? Dans Misère de la philosophie, en disant que “le sentiment est une phrase” et en l’appelant “phrase-affect”, Lyotard nous montre que la phrase-affect est une phrase “inarticulée”, phrase qui “présente un univers”(MIP, p. 45.). Dans cette idée, Lyotard recherchera la condition de la possibilité de la communication dans le domaine de l’art. Pour que le discours de l’art soit communicable, de même que le sentiment du beau, de même le sentiment du sublime semble présupposer une communauté de goût. Celle-ci n’est pour lui qu’une Idée de la raison, spéculative ou pratique : “Le sensus communis reste donc une hypotypose : il est un analogue sensible de l’euphonie transcendantale des facultés, qui ne peut faire l’objet que d’une Idée, et non d’une intuition. Ce sensus n’est pas un sens, et le sentiment qui est censé l’affecter (comme un sens peut l’être) n’est pas commun, mais seulement communicable en principe. Il n’y a pas de communauté sentimentale assignable, de consensus affectif de fait.”(MIP, p. 41.) Lyotard fait remarquer ici que cette présupposition du sensus communis pour être 110 communicable ne vient pas de l’intuition, mais de l’Idée de la raison. Il affirme alors l’absence d’une communauté sentimentale. Le recours à cette communauté sentimentale n’est qu’une illusion transcendantale. Résumons les deux points de vue de l’approche communicationnelle. D’une part, la théorie de la communication habermassienne a pour tâche de reconstruire les conditions de possibilité de l’intercompréhension par le langage, et de fonder ainsi une théorie de l’agir communicationnel. Alors elle revient à la pragmatique universelle et dépend, en dernier ressort, de la norme de laquelle on peut donc dégager le fondement du consensus communicationnel. Pourtant, comme l’estime justement Raulet, “cette dépendance de la base normative par rapport à ses actualisations est à la fois la force et la faiblesse de Habermas, tout comme elle était déjà la force et la faiblesse de la première Théorie critique. Celle-ci avait besoin de trouver dans la société elle-même un garant de son intérêt cognitif (potentiellement du moins), mais Horkheimer devait dès 1937 en admettre l’absence. C’est aussi le point où se révèle ce qu’on peut appeler l’aporie de la théorie habermassienne : rien ne garantit que la rationalisation dont dépend l’actualisation du « contenu normatif » débouche sur une pratique communicationnelle de nature à le réaliser dans un consensus. Si elle débouche sur un éclatement généralisé, la rationalité communicationnelle doit en jouer le jeu.”147 A cet égard, on reconnaît que la théorie de la communication habermassienne n’est pas suffisante. En somme, nous sommes contraints à reconnaître le clivage écarté entre la rationalisation qui nous autorise à évaluer le « contenu normatif » et une pratique communicationnelle qui en est propre à la réalisation dans un consensus. D’autre part, le point de vue du différend lyotardien consiste à mettre en relief l’incommensurabilité entre des jeux de langage, à détecter l’hétérogénéité des cas étouffés sous une prétendue universalité et à en témoigner. Toutefois, en dépit de l’avantage de l’activation et du respect de la différence inéliminable et irréductible, Lyotard se transpose au-dessus de la limite de la raison, en raison du refus de métarécit totalisant, du parti pris pour l’incommensurabilité des régimes de phrases et des genres de discours, et de la défense d’un concept pluraliste de raison. Mais, le différend que pose sans cesse Lyotard ne semble apporter aucune solution : si présenter l’imprésentable et l’insaisissable par la pensée est la tâche post-moderne, comme l’a bien indiqué St. Paul, on est finalement condamné à tomber dans “la 147 . G. Raulet, “Critique de la raison communicationnelle”, op. cit., p. 101. 111 maladie des discussions et des disputes de mots”. Et il est indubitable que “De là naissent l’envie, la discorde, les calomnies, les mauvais soupçons, les contestations interminables d’hommes à l’esprit corrompu, privés de la vérité, et qui considèrent la piété comme une source de gain”148. En somme, l’activation et le témoignage du différend ne donnent lieu qu’à la guerre incessante et au conflit inguérissable. D’un côté, il pourrait sans doute éviter le danger de la terreur totalitaire en renonçant à la Raison universelle, mais, d’autre côté, a ouvert une voie des contestations interminables et a alors établi la relation interpersonnel comme celle du combat. Ainsi, il nous semble que comme la théorie de la communication habermassienne, le différend lyotardien est également insuffisant. On pourrait dire ici que ni le rationalisme ni l’irrationalisme, ni le totalitarisme ni l’individualisme ne sont une stratégie suffisante face au déclin des « métarécits ». Cet affrontement entre le modernisme et le postmodernisme a ainsi fait apparaître le problème central du discours philosophique contemporain. La modernité philosophique tient la forme d’un récit de légitimation du savoir. Autrement dit, il s’agit de savoir le fondement de l’ensemble des connaissances. A la différence de Habermas qui se consacre à la prolongation de ce projet moderne, en conservant encore la confiance de la capacité de la raison critique et héritant de la « dialectique de la rationalisation », Lyotard révèle les apories du projet moderne en refusant la raison universelle, et prétendant liquider le projet moderne. Dans cette perspective, l’homme moderne est arrivé à la conclusion que le secret de tout réside, d’une façon ou d’une autre, dans le langage. En ce sens, nous vivons à l’âge de la sémantique. Il est évident que cela nous amène à l’anti-philosophie. Car là où les mots sont définis dans le domaine de la raison, le langage ne conduit qu’au langage et c’est tout. Non seulement la certitude des valeurs a disparu mais encore celle de la connaissance. Dès lors, dans son Tractatus logico-philosophicus, 149 Wittgenstein prétendra : “Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.”(T, § 7.) Pour lui, on ne pouvait parler que des propositions scientifiques naturelles qui étaient les seules à pouvoir être formulées : “Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique.”(T, § 6. 522.) Concernant la question métaphysique et morale, il ne trouvait alors que le silence parce qu’on ne peut énoncer une chose en 148 . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, 1Timothée 6, 4-5. . L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, (désormais on l’appellera T), Traduction, préambule et notes de Gilles Gaston Granger, Editions Gallimard, Paris, 1993. 149 112 dehors du monde connu des sciences naturelles. Voilà pourquoi Wittgenstein dit que notre seule tâche est de définir les mots qui, de toute manière, n’abordent pas le domaine de la signification et de la valeur des choses. Néanmoins, l’homme avait désespérément besoin de valeurs, d’éthique et d’un sens du monde. Mais, il ne trouvait que le silence à ce niveau. A cause de cela, nous nous heurtons à l’incertitude de la connaissance et tombons dans le pur cynisme dans le domaine de l’épistémologie. La connaissance doit être exhaustive car il n’y a personne nulle part pour nous fournir des modèles universels. L’universel ou la certitude doit se trouver dans notre propre conversation, dans une phrase. C’est là que l’homme moderne demeure bloqué, qu’il le sache ou non. 113 DEUXIEME PARTIE NEUTRALISATION 114 CHAPITRE I : DILEMME DE L’HOMME MODERNE 1. CONDITION DE L’HOMME MODERNE ET SON ETAT Sous les influences des Lumières, la philosophie moderne prolonge la ligne de la dénonciation de toute transcendance et de tout sacré en divinisant l’homme soit par l’Histoire, soit par la science, soit par l’action, soit par la technique. Dans la pensée moderne s’imprègnent alors de telle ou telle façon les scientismes et la notion de fait d’où les ramifications de science se développent. Dès lors, on fera son idole du fait dans tous les types des positivismes. Autant dire que la philosophie moderne est basée sur ces faits divers : le fait naturel, le fait social, le fait psychologique, etc. Le culte des idoles du fait s’oriente vers deux grandes lignes de force : la première, à laquelle correspondent les sociologismes, la philosophie analytique et le structuralisme, reconnaît la vérité une et universelle, alors que la seconde, à laquelle correspond l’existentialisme, ne reconnaît pas l’unité de la vérité. Ces deux lignes s’opposent l’une à l’autre du côté de la direction mais chacune soutient la valorisation de l’autre. Elles semblent viser à l’émancipation de l’humanité “quant aux inconditionnels de la liberté d’expression, du droit à toutes les « différences », de la libération sexuelle et de la banalisation des drogues”150. Pour obtenir la liberté inconditionnelle, en chassant alors tous les dogmatismes répressifs, elles nous permettent de prendre conscience que l’homme se trouve tout seul sans recourir à Dieu et alors l’auteur de son sort. La proclamation de la libération semble apporter d’autant plus à l’homme la gratification de désir et le bonheur. Mais, il est indéniable que cette libération a plutôt apporté à l’homme une désespérance, mais non pas l’espérance. Plus il s’éloigne de Dieu, plus l’homme est destiné à parvenir au salut par lui-même. En fait, en faisant fond sur les sciences de la nature, de l’homme, il cherchait à trouver le chemin de l’auto-émancipation. Mais l’expérience postmoderne nous témoigne bien l’échec de ce projet comme Lyotard l’a bien montré. Le cri de Nietzsche a éloquemment montré la vrai figure de la condition de l’homme du XXe siècle. Dans Le Gai Savoir, après avoir annoncé la 150 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 327. 115 mort de Dieu, l’Insensé s’écrie : “Nous l’avons tué, – vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! […] Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? ”151 Il y a là la condition de l’homme moderne qui est l’enfant des Lumières. Si tel est le cas, n’estce pas que la libération apporte à l’homme une désorientation et un désespoir ? Autrement dit, ce que l’homme veut tellement, ce n’est pas de lui apporter la joie et l’espérance, mais plutôt la tristesse et le désespoir. Alors, afin d’acquérir la libération, l’homme doit-il payer la perte de l’espoir ? En un mot, l’homme moderne, qui quitte la source transcendantale et du sacré, est destiné à être content de la libération désespérée. Ces conséquences négatives ne sont rien d’autre que des divers avatars du positivisme. Le projet de celui-ci qui fait de l’homme lui-même l’être porteur d’une lumière a fini par engendrer malgré lui l’anti-humanisme qui parvient à déclarer la mort de l’homme. A ce point, il semble que l’homme moderne se heurte à une corruption fatale. J. Brun dira que nous ne pouvons pas échapper à ce mal fatal qui est venu du péché originel : “Nous ne pouvons nous démettre de nos responsabilités devant le problème politique et pourtant nous nous retrouvons, à notre tour, devant les machiavélismes nécessaires, les violences inévitables, les impuissances insurmontables.”152 Nous pouvons trouver cette limite de l’homme dans les paroles de Socrate : «connais-toi toi-même ». “Le « connais-toi toi-même », nous dira J. Grondin, n’a pas plus chez Kant que chez les Grecs le sens d’une connaissance introspective de la subjectivité, mais celui d’une reconnaissance des limites de la raison humaine. « Connais-toi toi-même » signifie bien « reconnais que tu n’es qu’un mortel et non un dieu ».”153 Comme Socrate, les philosophes modernes, eux aussi, prennent conscience de la lâcheté de la nature de l’homme. Dans la deuxième partie des Dialogues sur la Religion naturelle, Hume psalmodie la faiblesse de l’homme : “Créatures finies, faibles et aveugle, nous devons nous humilier devant son auguste 151 . F. Nietzsche, Le Gai Savoir, in Œuvres, p. 132, trad. de l’allemand par Henri Albert et trad. révisée par Jean Lacoste, Editions Robert Laffont, Paris, 1993. 152 . J. Brun, A la recherche du paradis perdu, p. 150, Presses Bibliques Universitaires, Lausanne, 1979. 153 . J. Grondin, “La renaissance de la raison chez Kant”, in La renaissance de la raison en Grèce, sous la direction de J.-F. Mattéi, Actes du congrès de Nice mai 1987, p. 19, Presses Universitaires de France, Paris, 1990. 116 Présence et, conscients de notre fragilité, adorer en silence ses infinies perfections que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a pas entendues, et qu’il n’est pas entré dans le cœur de l’homme de concevoir.”154 En fait, il est indéniable que la faiblesse et la précarité sont le partage de l’homme. En ce sens, J. Villard dira dans son article intitulé “Souvenirs d’un étudiant” : “Pourtant, cette expérience-choc, loin d’écraser l’homme, le rend à lui-même. […] Pour la raison, il s’agit d’être encore plus lucide et consciente d’elle-même : consciente que, définitivement, elle n’a pas en elle-même de fondement ni de point de départ radical. Ici commence la véritable philosophie : élucidation de l’expérience humaine, dans son incurable précarité et sa prodigieuse diversité.”155 C’est pourquoi il faut commencer par reconnaître la limite de la raison pour éclairer la condition de l’homme moderne. Ecarté de Dieu, tout comme chez Nietzsche, l’homme trouve lui-même qui a perdu la destination et n’est plongé que dans le désespoir156. Mais, la recherche de la condition de l’homme n’est qu’un diagnostic de la situation extérieure qui l’entoure. Autrement dit, elle ne touche pas l’état intérieur de l’homme. Qui suis-je ? Pour répondre à cette question, à l’instar Pascal qui distingue deux notions radicalement différentes, nous pouvons distinguer deux notions, l’état et la condition de l’homme dans la mesure où tandis que le premier relève de l’intérieur de l’homme, le dernier de son extérieur, c’est-à-dire du monde ou de la situation sociale qui nous entoure et nous conditionnera. L’homme sans Dieu est pour lui celui qui est jeté dans le monde malgré lui. En somme, il est celui qui a “le sentiment-abrupt-de-se-trouver-là ”, “l’épreuve de l’abandon” et “l’expérience permanente que peut faire l’homme d’être « injustifiable », d’avoir à assumer son existence sans avoir fait son exister, de se trouver par conséquent embarqué sans avoir choisi ni son point de départ ni son lieu de destination…”157. En un mot, l’état de l’homme, égaré et perdu, n’est pleinement que le fait du hasard. Il y a là la 154 . D. Hume, Dialogues sur la Religion naturelle, introduction, traduction et notes par M. Malherbe, pp. 91-92, Seconde édition corrigée et augmentée, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1997. 155 . J. Villard “Souvenirs d’un étudiant”, op. cit., p. 187. 156 . Comme le dit bien Pascal, “La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons, et Dieu, et notre misère.”(Pascal, Pensées, par Philippe Sellier, nouvelle édition, n° 225, Mercure de France, Saint-Amand, 1976.) Comme le note Brun, “Sa se rapporte ici à l’homme sous-entendu et signifie par conséquent notre, il faut donc comprendre : La connaissance de Dieu sans celle de notre misère fait l’orgueil. La connaissance de notre misère sans celle de Dieu fait le désespoir.”(J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 102.) Si nous ne reconnaissons pas Dieu, notre misère devrait nous conduire au désespoir. Car il n’y a pas d’autre issue que d’en sortir. 157 . J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 48. 117 contingence de la condition de l’homme. La question de Pascal « Qui suis-je ? » nous conduit à être en face de la tragique de l’état de l’homme en montrant que cette question reste sans réponse. En somme, il nous fait voir la nudité de l’homme sans fard. Cependant, a contrario, le doute méthodique que Descartes pose dans les Méditations nous semble donner la certitude. En fait, pour parvenir à la certitude et pour établir la vérité, il doute complètement de toute source de la connaissance, à savoir sensation, imagination, et même la raison. Son doute n’est pourtant pas luimême une fin, mais le seul moyen de parvenir à la certitude. Un tel doute intellectuel, selon Brun, “n’a rien à voir avec le doute dévorant que l’on trouve chez un Kierkegaard, un Dostoïevski ou un Nietzsche, chez qui le doute, loin de fonder l’être comme dans le je pense donc je suis, l’accable et le consume”. Et “L’expérience d’un tel doute qui nous oppresse, dans la mesure où il ne nous permet pas de parvenir grâce à la science à des vérités pour lesquelles il vaille de vivre ou de mourir, ne peut qu’engendrer l’effroi.”158 Il y a là le désespoir de l’intellectuel, en particulier celui de Lyotard. Descartes renvoie la raison ou la pensée à Dieu qui est l’auteur de l’entendement et aussi au monde grâce à la science. Dieu est donc pour lui le garant de la validité du vrai. Dieu n’est ni un dieu trompeur ni un « malin génie », mais “celui qui a mis en moi ces « semences de vérités » que sont les idées claires et distinctes, idées qui sont « innées », qui sont nées avec moi mais qui ne sont pas nées de moi. C’est donc dans et par la raison que Dieu m’a crée à son image, car ces semences de vérités sont la marque de Dieu sur son ouvrage.”159 Il nous semble que cette création de l’homme dans une perspective rationaliste anéantit la Croix et le sang de Jésus-Christ. Alors le Dieu de Descartes n’a rien à voir ni avec la chute ni avec le salut ni avec la rédemption. En disant que l’homme partage l’image de Dieu grâce à la toutepuissance de sa raison, il nous fait oublier l’état essentiel de l’homme. A cet égard, Descartes ne reste encore aux yeux de Pascal que dans les ténèbres impénétrables dans la mesure où il ne voit pas l’état de l’homme. En d’autres termes, Descartes ne sait pas que “nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude”160. Faute de quoi, il devrait reconnaître que “l’homme reste toujours lié au monde par le silence et par l’effroi, aussi longtemps qu’il se tourne le dos à 158 . Ibid., p. 49. . Ibid., p. 78. 160 . Pascal, Pensées, op. cit., n° 20. 159 118 Dieu” et que “L’homme est toujours englouti par le monde qui l’entoure et ce n’est pas la connaissance qui lui permettra de s’en délivrer pour le dominer, car la pensée du monde ne supprime pas le lien existentiel que nous avons avec lui.”161 Il y a là la ruse de la raison qui nous fait croire que nous pouvons être maîtres de la nature par la connaissance. D’où viennent l’orgueil naturel de la raison et sa prétention à tout comprendre. Mais, néanmoins, la connaissance ou la pensée ne peut enlever l’état de l’homme sans Dieu qui est « effroi, effroyable ». C’est pourquoi Pascal se détourne de la perspective scientifique ou rationnelle par rapport aux vérités et se tourne vers la perspective existentielle. Car, pour Pascal, les vérités scientifiques ne viennent que de la déduction et de la démonstration de la raison, mais “n’ont rien à voir avec la Vérité à laquelle nous aspirons dans notre détresse et ce n’est pas la connaissance d’une théorie scientifique qui sera capable de nous consoler dans les moments d’affliction”162. En somme, les vérités scientifiques n’assurent pas aux yeux de Pascal les vérités vécues. Pascal, en tant que grand mathématicien et grand physicien avait passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites, mais il n’a vu que “le peu de communication” et il a vu que “ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme” 163 . L’expression « le peu de communication » de Pascal s’applique à ce que les sciences abstraites nous communiquent. Pour mieux dire, comme l’indique justement Brun, les sciences abstraites “ne communiquent que des vérités abstraites, pour lesquelles il ne vaut pas de vivre ni de mourir”. En ce sens “elles ne communiquent, nous dit Brun, que fort peu de choses, car les connaissances qu’elles transmettent sont impuissantes à transfigurer notre existence, à nous justifier et à nous montrer le port où nous pourrions jeter l’ancre(…). Il manque à la science la dimension essentielle, la Vérité à l’intérieur de laquelle l’homme aspire à se situer.”164 Ainsi, Pascal ne nie pas la science, mais définit de toute évidence sa limite. En vérité, les vérités scientifiques sont incapables de nous métamorphoser de l’état de la misère. Car pour autant que nous ayons recours aux vérités scientifiques, nous ne pouvons pas voir cet état. En ce sens, nous pourrons dire l’aveuglement des vérités scientifiques. Voilà pourquoi Pascal a bonne raison de dire que l’homme sans Dieu est plongé dans 161 . J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 52. En ce sens, l’homme sans Dieu ne manquera pas de crier en ces termes : “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.”(Pascal, Pensées, op. cit., n° 233.) 162 . J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 79. 163 . Pascal, Pensées, op. cit., n° 566. 164 . J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 80. 119 l’ignorance radicale. Car à cause de la folie des vérités scientifiques, il ne saurait ni lui-même, ni le monde, ni toutes choses qui y sont. D’ailleurs, il ne sait ni d’où il vient ni où il va ni pourquoi il vit. Cette ignorance devrait se prolonger dans tous les domaines de la connaissance et de la vie. Il y a là l’état de l’homme qui est “plein de faiblesse et d’incertitude.”165 L’univers reste pour toujours en silence. Il ne donne aucun message à l’homme. Si nous reconnaissons que “rien n’est si important à l’homme que son état” 166 , nous ne devons pas le substituer à sa condition en l’embrouillant. C’est pourquoi nous soulignons l’état de l’homme vis-à-vis de sa condition. Si nous ne retournons pas à l’abîme de l’état de l’homme, égaré et perdu dans le monde, nous sommes condamnés à être enchaînés à cette myopie et à cette cécité malgré nous. Donc, pour bien comprendre soi-même et le monde, il faut retourner à l’état de l’homme. Lorsque nous reconnaissons l’état de l’homme sans Dieu, nous ne manquons pas également d’assumer l’aveuglement et la misère de l’homme qui évoquera l’effroi issu de l’ignorance terrible sur tout l’univers et sur lui-même. Pour en sortir, Descartes prend certes les voies de la science. En somme, la géométrie et la mécanique contribuent pour lui à dominer la nature, à savoir l’étendue et le temps. Cependant, au contraire, elles nous invitent pour Pascal à prendre conscience de notre propre mesure sans l’unité et alors ne nous plongent que dans l’état de la misère. Car selon Brun, “la pensée et la compréhension du monde ne nous guérissent pas des liens déroutants et tragiques qui nous attachent à lui. Voilà donc l’état de l’homme : un état de misère qui n’a rien à voir avec la situation de pauvreté dans laquelle se trouvent ceux qui sont économiquement démunis. Mais la tragédie de l’état de l’homme se redouble de l’insouciance et de l’oubli que l’homme témoigne à l’égard de cette tragédie, car il se détourne du métaphysique pour s’attacher au sociologique et au psychologique qui l’en divertissent. Ou, en termes pascaliens, l’homme se détourne de son état pour ne s’intéresser qu’à sa condition.”167 Autant dire que les philosophes contemporains, soit les philosophes postmodernistes soit les philosophes néo-modernistes, se préoccupent du sociologique et du psychologique qui relève de la condition de l’homme plutôt que le métaphysique qui relève de l’état de l’homme. La préoccupation sur cette condition nous invite à oublier implicitement la nudité et la misère de l’homme qui constituent encore plus les éléments essentiels. 165 . Pascal, Pensées, op. cit., n° 681. . Ibid. 167 . J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 54. 166 120 Mais, il est évident que l’indifférence et l’oubli n’enlèvent pas l’effroi et la détresse qui nous enveloppent. En outre, il faudrait dire que ni les institutions sociales ni la science ni la technique ne guériront notre état misérable, mais plutôt feront apparaître la superficialité et la déformation de la vie. Il y a là la question. Dans ce cas, l’état de misère de l’homme reste encore intact. Car il demeure au-delà de la science. Ainsi, la philosophie rationaliste ou d’humanisme nous fait détourner le dos de l’état de l’homme et fait tourner vers sa condition. 2. DEMISSION DU SYSTEME Cette analyse de la condition de l’homme nous invitera immanquablement à chasser tous les dogmatismes qui l’y enferment et alors à renier le système et l’unité de la philosophie. Pour les rationalistes, l’« autonomie » veut dire l’indépendance par rapport à ce que Dieu nous dit. Ils veulent trouver la liberté dans les sciences et les arts placés en situation d’autonomie puisqu’ils se quittent de Dieu. Mais, ayant voulu être autonome, ils avalent non seulement le Dieu, mais la liberté, et même l’homme. Cette pensée date de Thomas d’Aquin qui prétend la chute imparfaite. Il admet que la volonté de l’homme est déchue, mais il pense que son intelligence ne l’est pas. Nous reconnaissons ici avec F. Schaeffer que “Cette conception limitée de la Chute, contraire à la Bible, est la cause de bien des difficultés. Ainsi, dans un domaine de sa vie, celui de l’intelligence, l’homme est considéré, maintenant, comme indépendant, « autonome »”168. Saint Thomas a ainsi ouvert la voie à un humanisme « autonome » et à une philosophie « autonome ». Comme le dit saint Thomas, l’homme est-il jamais autonome ? Est-il libre de choisir telle ou telle réponse de la question qui s’est présentée à lui ? Ce concept d’autonomie de saint Thomas s’est chez Kant encore plus agrandi. Lorsque Kant se demande si Dieu existe, si l’âme est immortelle, si la volonté est libre, il s’aperçoit que “si la volonté n’est pas libre ou bien si cette liberté est douteuse, alors il n’est pas donné à l’homme de choisir quand il s’agit de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Quelqu’un ou quelque chose a déjà tranché 168 . F. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., p. 13. 121 sans lui la question de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme : qu’il le veuille ou non il est obligé d’accepter la réponse qui lui sera présentée.” 169 Pour Kant, la doctrine de l’immortalité de l’âme ou de la liberté enracine dans une réflexion philosophique qui prend sa source dans l’analyse des possibilités humaines. Pour démontrer la liberté de la volonté par la réflexion philosophique, la métaphysique de Kant est ainsi tombée dans la contradiction qu’il doit décider l’existence de Dieu avant même qu’il sait Dieu. Depuis Kant, Thévenaz voit l’insatisfaction profonde du philosophe qui est issue de la découverte de la contradiction essentielle du rationnel. Dans son article intitulé “La critique comme métaphysique de la métaphysique”, Thévenaz note le dépassement de Kant à partir du système : “L’insatisfaction naît de la tension intérieure de la raison, de la situation nouvelle de l’homme, elle fermente dans toute la philosophie moderne, la tient dans l’inquiétude et l’angoisse, et l’empêche ainsi (sauf chez Hegel) de jamais se fermer en un système. Souvent on s’indigne et l’on accuse d’irrationalisme la philosophie d’aujourd’hui, et l’on ne voit pas qu’en réalité elle a source dans un rationalisme d’un nouveau genre qui, lui, s’appuie sur la structure antinomique de la raison kantienne. En effet, la raison kantienne contient dans son essence une force explosive capable de faire sauter tous les systèmes.”(CMM, pp. 247-248.) Nous pouvons ainsi voir qu’à partir de Kant, la tentative de la récupération de l’en-deçà se déclenche et se continue jusqu’à la philosophie contemporaine qui fait de l’histoire et de la contingence le problème cardinal. Au cours de cette récupération de l’en-deçà depuis Kant, la problématique a été changée : en faisant disparaître l’idée de grâce et de révélation, le rationalisme substitue la grâce opposée à la nature jusque-l’à la liberté. En ceci, il s’établit toujours plus solidement sur ses propres positions en voulant imposer à l’homme la liberté totale et inconditionnelle. L’homme luttera sans cesse pour une telle liberté : “puisqu’il n’existe ni Dieu ni ordre universel pour restreindre sa liberté, il cherche à s’accomplir complètement ; pourtant, en même temps, il ressent comme un enfer son état de prisonnier d’un système. Tel est le dilemme de l’homme moderne.”170 Car, à proprement parler, pour jouir de la liberté totale, il ne peut pas se sortir de la prison 169 170 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 131. . F. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., p. 61. 122 d’un système. A peine qu’il en quitte, il sera condamné à tomber dans l’abîme du désordre. Cela revient à dire que le système est la condition nécessaire de la liberté. Dans ce contexte, Bernard Chouraqui insistera sur l’incompatibilité entre la logique et la liberté : “Car là où finit la logique commence la liberté, car là où commence la liberté finit la logique.” 171 Nous sommes ici obligés d’assumer la logique afin d’accomplir d’une façon parfaite sa liberté. Il est vrai que la logique restreint la liberté, mais il est aussi vrai que nous ne pouvons pas imaginer celle-ci sans celle-là. Il y a là le dilemme de l’être humain qui est d’une façon rationnelle indépassable. Ainsi, la problématique de la relation de la liberté avec le système nous fait connaître au fond le dilemme de l’homme. Nous pourrons dire enfin que ce dilemme est la condition de l’homme. C’est de cette façon d’être de la raison que le dilemme de l’homme provient. Il paraît indéniable que ce dilemme est enraciné dans la pensée de saint Thomas qui considère l’homme comme autonome et indépendant grâce à l’intelligence qui n’est pas déchue. Pour sortir de ce dilemme, il faut donc renoncer à la position de saint Thomas qu’est un rationalisme. Le seul chemin, ce n’est pas de suivre celui de l’irrationalisme, mais la nouvelle position au-delà de cette opposition, à savoir position qui la dépasse. C’est pourquoi nous sommes appelés à tenir compte de la position de la Réforme qui “fait sienne, sans la restreindre, la conception biblique de la Chute. Dieu est le Créateur de l’être humain qui est tout entier déchu, y compris son intelligence et sa volonté. En opposition à la théorie de Thomas d’Aquin, la Réforme enseigne que Dieu seul est « autonome ».” 172 En somme, rien n’est « autonome » sans Dieu qui a crée l’homme tout entier à son image : l’esprit, âme et le corps. Dans la pensée de la Réforme, Dieu est uniquement autonome et c’est en Lui seul que l’homme est autonome et peut parvenir à découvrir l’unité de sa personne. Etant donné que la vérité ne s’obtient que par la foi, l’homme ne peut parvenir par la philosophie à la vérité. 171 . Nathalie Baranoff-Chestov, Vie de Léon Chestov. I. L’homme du souterrain 1866-1929, trad. Par Blanche Bronstein-VINAVER, p. 13, Edition de la différence, Paris, 1991. 172 . F. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., pp. 21-22. 123 CHAPITRE II : NEUTRALISATION DU JUGEMENT 1. CRITIQUE DU SUJET MODERNE Dans la mesure où Descartes dédramatise dans une perspective gnoséologique la situation de l’homme jeté dans le monde, il paraît évident qu’il n’a pas de dimension de la subjectivité. Car la perspective gnoséologique a tendance à exclure immanquablement le « cœur » de l’homme puisque la raison qui revêt l’image divine devrait ignorer le cœur pour être maître des choses. La pensée de Descartes, qui ose tirer le je suis du je pense puisque le dernier implique le premier, ne peut pas dévoiler cet état de l’homme. Car pour autant que Descartes dépende de la lumière naturelle de la raison, il ne peut pas arriver à éclairer cet état effroyable de l’homme. En d’autres termes, le doute cartésien ne peut pas éclairer la subjectivité de l’homme puisqu’il ne vise qu’à la découverte du sujet pensant qui n’est fait que par la pensée ou par le doute. En somme, il nous permet d’éviter de parler du vrai visage de l’homme en nous faisant attention à la sécrétion de la pensée. Donc, l’expérience du doute cartésien ne saurait la solitude que celle de Pascal sent à cause de l’absence de réponse à la question « Qui suis-je ? ». C’est pourquoi Descartes ne parle pas de la délivrance de la solitude humaine, mais de la délivrance de l’incertitude et du préjugé de la connaissance. Comme la plupart des philosophes modernes, Hume recherche également la nature humaine plutôt que la condition humaine comme le relève la philosophie contemporaine. Il veut rechercher la vérité par la méthode expérimentale dans les sciences comme les autres empiristes. En fonction de cette méthode expérimentale qui est pour lui méthode indubitable, il fait de l’objet de l’étude l’essence de l’homme, comme celle des choses : Il ne pose pas une question « Qui est l’homme ? », mais celle « Qu’est-ce que l’homme ? ». Comme le dit bien J. Brun, dans la perspective de Hume, “L’homme n’est plus abordé comme un qui ? mais comme un quoi. Hume commence donc par évacuer implicitement le sujet, par conséquent il n’est pas étonnant que, en définitive, il déclare n’avoir trouvé rien de tel. Hume veut ouvrir la voie à une psychologie quasi scientifique, tout comme l’avait fait Newton en physique, sans faire appel à des hypothèses mais en partant de 124 l’observation des phénomènes.”173 Une telle chosification de l’homme l’amènera à immanquablement dénoncer le concept du sujet comme personne en le réduisant un tas de perceptions, à savoir de sensations, d’impressions et d’images. Bref, Hume évacue la notion du sujet en introduisant la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Dès lors, nous pouvons aussi voir cette tendance dans les anti-humanismes contemporains qui “dénonceront les notions d’identité et de moi en réduisant le sujet à un faisceau de structures inscrites dans le champ du savoir ou dans celui de l’Histoire” 174 . En poussant ainsi la théorie de l’empirisme jusqu’au bout, nous finissons par aboutir à la solitude désespérée et alors à une mélancolie en abandonnant le sujet. Dans cette perspective, nous pouvons dire que la fin du sujet moderne n’est paradoxalement que les corollaires inéluctables du rationalisme et de l’empirisme. Nous ne pouvons trouver pour la première fois la philosophie du sujet dans le sens rigoureux qu’avec Hegel. Les temps modernes sont caractérisés pour Hegel au nom de la subjectivité qui sera le principe des temps nouveaux. Habermas écrit : “A partir de ce principe, il explique en même temps la supériorité du monde moderne et la fragilité qui l’expose aux crises ; en effet, ce monde est vécu à la fois comme celui du progrès et comme celui de l’esprit aliéné à lui-même. C’est pourquoi la première tentative visant à conceptualiser la modernité est, tout aussi originairement, une critique de la modernité.” 175 Habermas saisit ici l’essence de la modernité qui se crique elle-même pour en définir le concept. En d’autres termes, la modernité s’établit par l’autocritique de la subjectivité qui constitue sa supériorité et en même temps sa faiblesse. La découverte du principe de la subjectivité de Hegel, c’est évidemment de frayer le chemin vers le centre de la modernité. Dans La raison dans l’histoire, en remarquant que l’Esprit se fait lui-même son objet et son contenu, Hegel prend son essence pour la liberté : “Ainsi, de par sa nature, l’Esprit demeure toujours dans son propre élément(bei sich) - autrement dit, il est libre. La nature de l’Esprit se laisse connaître par son opposé exact. Nous opposons l’Esprit à la matière. De même que la substance de la matière est la pesanteur, de même la liberté est la substance de l’Esprit.”176 Cela revient à dire que la liberté est l’unique vérité de l’Esprit. Dans la mesure où l’essence de la 173 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 208. . Ibid., p. 211. 175 . J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 19. 176 . Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. Kostas PAPAIOANNOU, p. 75, 10/18, Paris, 1965. 174 125 subjectivité est la liberté, Hegel écrit sans hésitation: “Le principe du monde moderne est, en général, la liberté de la subjectivité.”177 La tâche de la philosophie de Hegel consistera alors à la réaliser. Pour lui, l’histoire n’est rien d’autre que le processus de déploiement de soi de l’Esprit qui s’y manifeste. Dans cette idée, en éliminant tout ce qui empêche de réaliser la liberté de la subjectivité, c’est-à-dire le hasard, l’esprit subjective ou le sentiment humain qui nous donne trop souvent le particulier, Hegel entend chercher l’universel dans l’histoire : “Nous devons le saisir avec la raison car la raison ne peut trouver de l’intérêt dans aucun but fini particulier, mais seulement dans le but absolu.”178 Cette pensée de Hegel présuppose l’unité divine de la Raison pour l’organisation de l’histoire universelle de l’humanité. Mais, elle n’a rien à voir avec la raison humaine en situation. Autrement dit, l’unité du sujet selon Hegel est a priori dans la Raison. Comme l’indique bien G. Cottier, “la raison en nous est tributaire de l’humaine condition avec ses multiples limitations et servitudes. La question qui se pose est : quels sont les rapports entre la Raison et l’humaine raison? Hegel tranche a priori en éliminant le second terme.”179 A cet égard, la raison hégélienne n’est pas à hauteur d’homme, mais à hauteur de Dieu. Alors, Hegel sépare l’homme de sa raison. C’est à partir de là que surgit l’aliénation radicale de l’homme moderne. Pour surmonter l’aliénation virtuelle, il faut donc que l’on exclue la raison divinisée et la rende à l’homme comme le prétend Thévenaz. Pour Lyotard, les récits de la modernité, qui sont récit de l’émancipation et celui de la réflexion spéculative, ont contribué à légitimer la violence totalitaire. Ils ont pour ainsi dire la responsabilité de la terreur de ce siècle. Selon lui, avec la fin des récits de la modernité, le sujet moderne prend fin : “Dans le totalitarisme stalinien, le sens et le but de l’art, de la science et de la morale sont soumis au récit « émancipateur » du prolétariat, de l’humanité travailleuse, seul sujet véritable de l’histoire. Dans le totalitarisme spéculatif heideggérien, toutes les formes du savoir et de l’action, les facultés universitaires et les institutions politiques, reçoivent leur sens d’une conception unitaire de l’existence humaine, interprétée comme subjectivité temporelle et libre, comme Dasein individuel et collectif se « projetant » de façon 177 . Hegel, Principes de la philosophie du droit, ou Droit naturel et science de l’Etat en abrégé, trad. R. Derathé, p. 283, §. 273, N. 24, J.Vrin, Paris, 1993. 178 . Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 48. 179 . Georges Cottier, Histoire et connaissance de Dieu, p. 53, Ed. Universitaires Fribourg, Fribourg, 1993. 126 autonome dans la conscience de sa mort et de sa finitude historique.” 180 En prétendant ainsi la connivence de la modernité philosophique avec la terreur, Lyotard fait définitivement le deuil de ces récits modernes qui consistent, d’une part, à “toute idée d’unité et de totalité, toute hypothèse d’un Sujet de l’histoire” et, d’autre part, à “s’engager dans la sauvegarde de la pluralité langagière dans le gardiennage des différences qui séparent le jeu de langage de la vérité scientifique de celui de la justice, le discours de la littérature et de l’art de celui du droit, de la morale et de la politique”181. Lyotard n’accepte ainsi ni le sujet historique du stalinisme ni le sujet existentiel de Heidegger. Dans cette perspective, en déclarant la fin du sujet moderne, Lyotard précise l’identité du nous qui essaie de penser cette situation de défaillance dans son exposé intitulé “Histoire universelle et différences culturelles” : “Nous qui tentons de penser cela, sommes-nous condamnés à n’être que des héros négatifs ? Il est clair au moins qu’une figure de l’intellectuel (Voltaire, Zola, Sartre) se brouille avec cette défaillance. Elle était soutenue par la légitimité reconnue d’une Idée de l’émancipation, et elle a accompagné bon an mal an histoire de la modernité. Mais la violence de la critique opposée à l’école dans les années soixante suivie par la dégradation inexorable des institutions d’enseignement dans tous les pays modernes, montre assez que le savoir et sa transmission ont cessé d’exercer l’autorité qui faisait écouter les intellectuels quand ils passaient de la chaire à la tribune.”(PEE, p. 63 ; HU, p. 568.) A ce titre, Lyotard devait écrire le Tombeau de l’intellectuel et autres papiers, avant de la parution de son exposé intitulé “Histoire universelle et différences culturelles”. Ainsi, la critique du sujet moderne le conduira à rapidement sensibiliser la raison en refusant le logocentrisme qui présidait la pensée occidentale. 2. LA SENSIBILISATION DE LA RAISON A la différence des philosophes académiques, Lyotard fait des données de la pensée philosophique les événements de notre époque. Le diagnostic lyotardien constitue donc le contenu de sa philosophie. Il observe un phénomène commun dans 180 181 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 68. . Ibid. 127 tous les domaines de la vie et de la pensée, notamment la sensibilisation de notre temps : “la globalisation industrielle et médiatique, la « métropolisation » de la planète et sa contemporaine « désertification », la perte de l’enfance, le refoulement de l’angoisse et de la mort, l’oubli de la différence sexuelle, l’« évidemment » de l’intimité et de l’individualité”. Pour notre penseur, ces événements sociaux, éthiques et existentiels sont les signes “d’un phénomène progressif d’anesthésie collective et généralisée, d’insensibilité croisante face à la donnée sensible, face au sentiment et à la sensation”182. En somme, nous nous trouvons en présence de l’apathie tout entière dans l’époque postmoderne. Ce diagnostic conduit Lyotard à renoncer à la philosophie conceptuelle et à prétendre prendre la philosophie intuitive et sensible pour avoir accès à la réalité. Lyotard estime alors que le logocentrisme inspiré par Platon et Hegel est pénétré dans notre société de consommation, société de la sensibilité. Au lieu de rationalisation de la vie et de l’agir, il entend devenir un avocat de la sensation. Car ce processus de rationalisation de la société de la consommation contemporaine devrait évoquer un nouveau danger totalitaire. Face à la sensibilisation de la raison qui lui semble être un phénomène dominant dans le temps postmoderne, la pensée de Lyotard consistera à affirmer la supériorité de la sensibilité par rapport à la raison. Il cherchera alors à trouver le lieu de la pensée dans l’art qui lui semble être libère du danger totalitaire. Donc, il s’agit pour lui de la légitimité de la critique esthétique de la philosophie. En d’autres termes, comment pouvoir soutenir la supériorité de la sensibilité par rapport à la raison dans la réflexion et la pensée ? Pour avoir accès à la légitimité de la critique esthétique, par la méthode pragmatique, Lyotard cherche à trouver une règle universelle de tous les genres de discours à laquelle on se soumet dans la culture contemporaine. Après avoir passé du champ de la raison au champ de la sensibilité, Lyotard observe que c’est « gagner du temps » qui est “un but constamment poursuivi” dans la société contemporaine. Donc, ce qui n’assujettit pas à cette règle dans tous les domaines du savoir et de l’action, est considéré comme “inutile et désuet”et “objet de mépris”. Or, au point que la philosophie en tant que phrase de pensée “ne permet aucunement d’économiser du temps”, “semble donc dépourvue de tout but déterminé”, et “ne suit aucune règle prédéterminée permettant de juger de son échec ou de sa réussite”183, 182 183 . Ibid., p. 24. . Ibid., pp. 87 et 88. 128 Lyotard dira qu’elle est un discours sans genre ou un non-genre discursif. Pour mieux dire, la pensée ne gagne pas le temps, mais plutôt se soumet au temps. Mais, pour Lyotard, cette absence de ce but prédéterminé ne signifie pas l’insignifiance du discours philosophique. Car, à la différence de tous les autres discours, la philosophie fait fond sur cette règle de jeu quasi-paradoxale qui n’a pas préalablement été fixée et qui se donne la règle à elle-même dans le processus de la réflexion et du jugement. Il y a là la faiblesse et en même temps la force de la philosophie qui découlent de soi. D’une part, dans la mesure où la philosophie est “la recherche d’un ordre constituant qui donne sens au monde, à la société, au discours ; elle est la folie de l’Occident, elle ne cesse de soutenir ses recherches en savoirs et en politiques, au nom du Vrai et du Bien”(RP, p. 227.), Lyotard reconnaît la faiblesse constitutive de la philosophie qui ne permet ni le but préalable ni la règle prédéterminée. D’autre part, il entreprend de montrer qu’une telle « passivité sensible » de la réflexion est à son tour la force de la philosophie qui découvre une absence, un rien. Dans la mesure où “l’événement est ce qui dessaisit le « Je pense », suspend la synthèse, la « mise en situation », la série ordonnée des phrases”, la philosophie est selon Lyotard guidée par le sentiment plus profondément que par la faculté de la synthèse de l’entendement. A ce sentiment de l’événement, Lyotard attribue une double valeur dans la réflexion esthétique, en critiquant la Critique de la faculté de juger de Kant. Il distingue ces deux sortes d’opérations dévouées à la réflexion : “des opérations de guidage”, qu’il a appelées “heuristiques pour l’activité transcendantale de la pensée”, et “des « sensations », qui informent la forme sur son « état »”(LAS, p. 22.) et qu’il a appelées réflexives. Cette articulation des deux opérations de la réflexion : opération heuristique et réflexive permet d’imposer une double valeur dans la réflexion esthétique. D’abord, voyons l’aspect réflexif dans la réflexion esthétique chez Lyotard. En saisissant qu’il y a un déplacement sémantique du terme « esthétique » dans la troisième Critique de Kant qui traite « la problématique de l’analyse des jugements sur le beau et le sublime » par rapport à son usage dans la première qui traite « la problématique des formes pures a priori de la sensibilité », Lyotard précise cette différence entre les deux : “Esthétique signifie d’abord, dans la problématique des conditions d’une connaissance en général, la saisie des données de l’intuition sensible dans les formes a priori de l’espace et du temps. Dans la troisième Critique, 129 le terme désigne le jugement réfléchissant lui-même en tant qu’il intéresse exclusivement cette « faculté de l’âme » qu’est le sentiment de plaisir et de peine.”(LAS, p. 22.) En ce sens, il dira que “Dans la sensation, la faculté de juger juge subjectivement, c’est-à-dire réfléchit l’état de plaisir ou de peine où se sent la pensée actuelle”(LAS, p. 29.) et que la sensation est alors “déjà un jugement immédiat, de la pensée sur elle-même”(LAS, p. 23.). Dans la réflexion esthétique du beau et du sublime, Lyotard trouve que la sensation est pour ainsi dire un jugement originaire sans médiation. La réflexion esthétique de Lyotard a ainsi montré que le sentiment est l’état subjectif de la pensée. N’oublions pas ici que le sentiment n’est pas à côté de la pensée, mais entré dans la pensée. Alors, selon Lyotard, “Que le sentiment sublime soit subjectif signifie qu’il est un jugement réfléchissant et qu’à ce titre il n’a aucune prétention à l’objectivité d’un jugement déterminant. Il est subjectif en ce qu’il juge selon et de l’état du sentiment, de façon tautégorique… Le sentiment esthétique dans la singularité de son occurrence est le subjectif pur de la pensée, c’est-à-dire le jugement réfléchissant en lui-même.”(LAS, p. 40.) En somme, c’est le sentiment esthétique qui est l’« état » de la pensée ou son aspect subjectif. De cette idée, Lyotard affirme que la philosophie ne possède le sens affirmatif qu’elle ne peut être poursuivie que dans la perspective pragmatique du langage par rapport à la recherche des conditions transcendantales qui lui donnent un sens et le rendent possible : “les conditions de possibilité de la philosophie ne sont jamais données une fois pour toutes car elles sont soumises à l’occurrence contingente des phrases, suspendues à l’« ek-stase temporelle » – l’interruption, le vide, le rien – du Arrive-t-il ?, vouées à l’écoute de l’événement.” 184 Ainsi Lyotard bouleverse par sa philosophie de la pragmatique l’interprétation du « transcendantal » de Kant. Le sentiment, qui possède une valeur réflexive, nous permet ainsi de voir une absence, un rien et une passivité qui sont “autant de signes de sa faiblesse intrinsèque mais aussi de sa capacité à accueillir l’événement.”185 C’est cette passivité sensible ou ce sentiment de l’événement qui est utilisé en guise de la pensée, mais non pas une règle de synthèse de l’entendement. Examinons l’autre trait de la réflexion que Lyotard a appelé heuristique, à la suite de Kant. Lyotard note l’aspect heuristique de la réflexion que Kant introduit 184 185 . Ibid., p. 89. . Ibid., p. 90. 130 dans la Critique de la raison pure, dans l’Appendice à l’Analytique des principes. Selon lui, Kant “appelle réflexion, Ueberlegung, « l’état d’esprit où nous nous préparons d’abord à découvrir, ausfindig zu machen, les conditions subjectives qui nous permettent d’arriver à des concepts »[…].”(LAS, p. 41.) Etant donné que la sensation est entrée tout entière dans la réflexion, elle pénètre à son tour dans tous les actes de la pensée. La réflexion s’élaborera pour Lyotard alors elle-même dans l’esthétique subjective : “la réflexion est aussi le laboratoire (subjectif) de toutes les objectivités. Sous son aspect heuristique, la réflexion semble donc être le nerf de la pensée critique en tant que telle.”(LAS, p. 41.) En séparant le phénomène de l’objet en soi, la pensée critique de Kant est exigée de se situer dans le territoire de la sensibilité un certain usage de « concepts », non pas dans celui de l’entendement. L’aspect heuristique de la réflexion invite Lyotard alors à poser une question d’une domiciliation. Car selon lui, “c’est sur le sentiment qu’elle éprouve tandis qu’elle procède aux synthèses élémentaires nommées « titres » ou « concepts de la réflexion » que la pensée se guide […], s’oriente pour déterminer le ou les domiciles facultaires qui autorisent chacune de ces synthèses.”(LAS, p. 46.) En somme, la réflexion part du sentiment mais s’oriente vers les synthèses de la pensée et c’est sous les « titres » ou les « concepts de la réflexion » que les synthèses de la pensée s’opèrent. Nous voyons ici le double aspect de la réflexion dans la mesure où elle “n’est rien que le sentiment, plaisant et / ou pénible, que la pensée a d’elle-même tandis qu’elle pense, c’est-à-dire qu’elle juge, ou synthétise”(LAS, p. 47.). La réflexion qui n’est pas séparable du sentiment se prépare à synthétiser la pensée. Or, dans la mesure où les « titres » ou les « concepts de la réflexion » sont pour lui considérés “comme des assemblages spontanés de « représentations », comme des « comparaisons » floues, non encore domiciliées, pré-conceptuelles, senties”(LAS, p. 47.), la domiciliation des synthèses fait problème. Lyotard en trouvera le modèle dans l’esthétique. Car celle-ci a affaire aux lieux pré-conceptuels, non domiciliés qui sont ceux de la sensation. Plongée dans la sensation, la réflexion accomplira alors les synthèses de la pensée dans l’esthétique qui est “une sorte de pré-logique transcendantale”, puisque celle-ci “n’est faite que de la sensation qui affecte toute pensée actuelle en tant qu’elle est simplement pensée”(LAS, p. 48.). Dans cette analyse, Lyotard trouve enfin que le mouvement de la domiciliation s’opère dans la présence subjective de la pensée à soi, “la pensée se sentant penser et se sentant pensée, ensemble. Et comme penser est juger, se sentant jugeante et jugée, d’un 131 même coup”(LAS, p. 48.). Lyotard souligne ainsi l’aspect heuristique de la réflexion en analysant la question que Kant pose dans l’Appendice de la première Critique. Au fur et à mesure de cette analyse, la question des conditions a priori de la connaissance de Kant n’est pas pour Lyotard celle des conditions constitutives de la connaissance, mais plutôt celle de la construction de la connaissance puisqu’il s’agit ici de ces lieux sûrs des synthèses, à savoir les catégories de l’entendement et les formes pures de l’intuition. En d’autres termes, pour Lyotard, il ne s’agit pas de savoir comment les conditions constitutives de la connaissance sont engendrées, mais comment « leur usage légitime peut être découvert ». Donc, selon lui, “C’est pourquoi la réflexion, en assurant cette tâche, remplit une fonction qui n’est pas constitutive, mais bien « heuristique ». Bien plutôt que d’une généalogie, il faut donc voir dans ce moment réflexif le mouvement d’une sorte d’anamnèse de la pensée critique elle-même s’interrogeant sur sa capacité de découvrir le bon usage des lieux transcendantaux qu’elle a déterminés dans la « Théorie transcendantale des éléments » que forment l’Esthétique et la Logique.”(LAS, p. 49.) Ainsi, c’est par la fonction heuristique que Lyotard voit la synthèse de la pensée entre les lieux de la sensation et les lieux transcendantaux s’accomplir dans l’esthétique, non pas par la fonction constitutive. 186 A cet égard, il semble que Lyotard échappe à l’illusion transcendantale de Kant qui attribue la condition possible de la connaissance à l’a priori et au transcendantal. Face aux événements sociaux, éthiques et existentiels d’anesthésie collective et généralisée dans le temps postmoderne, Lyotard prétend ainsi l’esthétisation de la philosophie. Car il lui semble que l’esthétique qui ne dépend pas de la règle préétablie et qui est immédiate peut légitimer la valeur du savoir après le déclin du logocentrisme. C’est pourquoi, en distinguant le double aspect de la réflexion, il souligne en particulier l’aspect heuristique de la réflexion qui est cognitive et inventive. Cet aspect heuristique permet de rompre avec la source transcendantale de la connaissance et rend possible la synthèse entre le sentimental et le transcendantal. En fonction de cet aspect, comme le dit Gualandi, “le sentiment met au défi la pensée de lui fournir un abri, en la forçant à aller là où il n’y a aucune catégorie préétablie, en lui donnant l’occasion d’exercer une faculté plus profonde que celle vouée à 186 . Selon Lyotard, c’est dans ce moment heuristique où l’aspect tautégorique de la réflexion se manifeste. Il en voit des signes “dans l’occurrence plus fréquente d’opérateurs comme la régulation (dans « l’Idée régulatrice », ou le « principe régulateur »), le guidage (dans le « fil conducteur »), l’analogie (dans le « comme si »), qui ne sont pas des catégories, mais qu’on peut identifier comme des tautégories heuristiques”(LAS, p. 49.). 132 l’application des règles de l’entendement. C’est par ce pouvoir « domiciliateur » préconceptuel et pré-logique, par cette faculté qui procède par analogie en interprétant les « signes de sentiment » comme s’ils étaient des phrases d’un idiome inconnu, que les sentiments en souffrance, les différends qui agitent notre temps ont une chance de trouver une expression.”187 C’est pourquoi il faut écouter le différend. Il nous reste alors le problème de l’écoute de phrases sans règle prédéterminée, sans précédent. En montrant par cette analogie transcendantale-langagière que le sentiment pénètre plus profondément que les catégories de l’entendement sous l’aspect heuristique de la réflexion qui amène la pensée jusqu’au lieu qui n’a pas de règle préétablie, Lyotard impose la valeur au sentiment dans le temps postmoderne. En ce que le sentiment conduit la pensée au lieu pré-conceptuel et pré-logique, Lyotard l’appelle la faculté cachée et profonde où la pensée y naît. En ce sens, le jugement réfléchissant esthétique est pour lui la faculté originale et authentique de la pensée. Donc, il s’agit ici de savoir comment le jugement réfléchissant rend-il possible le passage entre les genres hétérogènes et l’écoute de phrases sans règle préétablie. 3. LE JUGEMENT REFLECHISSANT Au fur et à mesure que la méthode wittgensteinnien d’analyse des phrases raffine la philosophie transcendantale kantienne, Lyotard veut retisser la philosophie critique par la façon de l’analyse des phrases, c’est-à-dire par une réinterprétation langagière des notions transcendantales et par la soumission de l’« Idée critique » kantienne à l’analyse du langage. Lyotard a élaboré cette analogie transcendantalelangagière tout au long de ses travaux des années 80. Le différend de Lyotard repose entièrement sur cette analogie originale. La philosophie critique kantienne, qui a pour tâche d’analyser les jugements cognitifs, éthiques et esthétiques, et les conditions a priori de la connaissance pour les justifier, se réactualise par cette analyse lyotardienne. En somme, ces conditions de Kant sont par l’analyse du langage définies par des relations déterminées entre les facultés humaines et ses représentations en remplaçant la faculté humaine par le régime de phrase, et la représentation par la phrase. 187 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 91. 133 Or, les régimes de phrases ou les genres de discours sont multiples et ont de diverses règles et buts qui sont incommensurables. Cette hétérogénéité des régimes de phrases ne permet pas de passer d’un régime de phrase à un autre. C’est pourquoi Lyotard met en question des « passages » entre ces genres hétérogènes dans l’introduction à la troisième Critique de Kant. Il observe d’abord ce qui permet de passer d’un genre de discours à l’autre : “Et la « faculté » de juger, en raison même de son ubiquité, c’est-à-dire du fait qu’elle est appelée chaque fois qu’il faut valider une phrase par une présentation, y apparaît comme une puissance de « passages » entre les facultés, au point qu’il lui sera reconnu un privilège majeur en matière de capacité d’unification, en même temps qu’un défaut majeur en matière de capacité de connaître un objet qui lui soit propre, à savoir : qu’elle n’a pas d’objet déterminé.”(DI, p. 190.) Lyotard précise que c’est la faculté de juger qui rend possible des « passages » entre ces genres hétérogènes. Dans la mesure où elle est les “capacités de connaissance au sens large, c’est-à-dire capacités d’avoir des objets”(DI, p. 190.), la faculté de juger est au sens kantien une faculté de connaître qui est composée de la sensibilité, de l’entendement, de la faculté de juger et de la raison. Si tel est le cas, comment la faculté de juger rend-elle possible le passage entre les genres hétérogènes ? Les genres de discours seront pour lui comme une île. Alors, pour rendre possible le passage, selon Lyotard, “la faculté de juger serait, au moins pour partie, comme un armateur ou comme un amiral qui lancerait d’une île à l’autre des expéditions destinées à présenter à l’une ce qu’elles ont trouvé (inventé, au vieux sens) dans l’autre, et qui pourrait servir à la première de « comme-si intuition » pour la valider. Cette force d’intervention, guerre et commerce, n’a pas d’objet, elle n’a pas son île, mais elle exige un milieu, c’est la mer, l’Archepelagos, la mer principale comme se nommait autrefois la mer Egée.”(DI, p. 190.) En somme, à la différence des autres facultés, la faculté de juger ne trouve pas son objet dans le champ, mais se trouvera pour ainsi dire dans un milieu entre des îles. C’est pourquoi il l’appelle « archipel », qui est uniquement un symbole. Tandis que l’entendement, la raison et la sensibilité “trouvent leur objet dans le champ, les uns y délimitent un territoire, les autres un domaine”, la faculté de juger “ne trouve ni l’un ni l’autre, elle assure les passages entre ceux des autres. Elle est plutôt la faculté du milieu, dans lequel toutes les circonscriptions de légitimité sont prises. Bien plus, c’est elle aussi qui a permis de délimiter les territoires et les domaines, qui a établi l’autorité de chaque genre sur 134 son île.”(DI, pp. 190-191.) A la différence de toutes les autres facultés qui ont leur objet correspondant, il semble que la faculté de juger assure les passages entre les genres hétérogènes puisqu’elle est la faculté du milieu qui n’a aucun objet correspondant. Afin de préciser le problème de ces passages, Lyotard introduit la distinction kantienne entre jugement déterminant qui est la puissance de fermeture et jugement réfléchissant qui est la puissance d’ouverture. Si le premier est « apodictique » dans la mesure où il y a un concept et une règle d’appliquer à un cas singulier donné, le deuxième « hypothétique » dans la mesure où il n’y a ni un concept ni une règle d’application adéquate à un cas inconnu et singulier et où le jugement est alors contraint de les inventer. En ce sens, si le jugement déterminant relève du genre de discours de la science et du droit, le jugement réfléchissant le genre de discours esthétique. Comme le remarque Gualandi, “c’est à cette Faculté de juger de façon réfléchissante, créative et « artistique », que Lyotard assigne la tâche d’ouvrir un passage entre les différents genres de discours, de dire ce qu’il n’est pas possible de dire, de phraser le différend.”188 En vertu de cette distinction de la double puissance du jugement, le problème du jugement nous amène ainsi à celui du jugement esthétique. A la différence du jugement déterminant qui est assujetti aux règles déterminées, le jugement réfléchissant concerne « un cas d’inconnu et singulier » pré-conceptuel comme la sensation kantienne qui n’est pas assujetti à quelque règle, c’est-à-dire sans aucune intervention de l’entendement en tant que pur apparaître ou présentation par un destinateur inconnu. L’esthétique de Kant analyse d’une part la sensation par son enchaînement au concept dans l’Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure, et fait d’autre part l’analyse transcendantale du sentiment du beau et du sublime dans la Critique de la faculté de juger. Nous notons ici le changement du terme entre les deux Critiques. Car cette distinction entre la sensation et le sentiment lui confère le fil conducteur de la pensée esthétique. Les opérations de la réflexion seront ainsi éclairées par l’analyse des enjeux de la critique de la faculté de juger esthétique. La question est donc de savoir comment la pensée esthétique est possible. Pour rendre possible la pensée esthétique, Kant se propose d’utiliser les catégories de l’entendement dans le domaine de la faculté de juger ou des jugements esthétiques ainsi que dans le domaine de la raison théorique et de la raison pratique. En d’autres 188 . Ibid., p. 101. 135 termes, pour guider la pensée esthétique et ses synthèses, il faut la capacité réfléchissante libre dans le territoire esthétique. Kant a donc besoin de l’appareil du “filtrage des Analytiques esthétiques par les catégories ” qui pouvait “apporter à l’intelligence des jugements esthétiques”(LAS, p. 61.). Pour mieux dire, pour analyser le sentiment du beau et du sublime, il faut “une topique réfléchissante”(LAS, p. 62.) dans le territoire esthétique aussi que dans le territoire de la connaissance. Ce serait la raison pour laquelle “la table des catégories est utilisée comme schème structurant de la recherche à la fois dans la seconde et la troisième critique : Kant aurait compris – silencieusement et sans s’en expliquer jamais – la valeur interprétative du logique”189. Kant applique en fait les catégories de l’entendement dans le domaine de la raison pratique ainsi que dans le domaine de la faculté de juger en croyant que la table des catégories de l’entendement se sert du fonctionnement interprétatif par rapport à un jugement esthétique qui émane de l’immédiateté tautégorique du sentiment. Comme le remarque Salanskis, “cette immédiateté tautégorique, en tant qu’elle est la réflexivité philosophique elle-même, vaut en effet par ailleurs comme outil ultime d’orientation : en la réflexivité, le sujet accède à une différenciation originaire (de thèmes, d’enjeux, de fins) à partir de laquelle il peut commencer à disposer la cohérence de quoi que ce soit.”190 Comme Kant, il veut également maintenir la valeur de la table des catégories de l’entendement. Car sinon, pour lui, elle ne peut plus être l’outil interprétatif. A la différence de Kant qui reconnaît ainsi la valeur interprétative de la table des catégories, Lyotard semble implicitement refuser par l’analogie esthétique la fonction interprétative de la table des catégories. Mais, dans ce cas, comment la construction philosophique du rapport entre le pré-logique et le logique est-elle possible ? Dans ce contexte, Salanskis, qui veut retenir la forme de la table des catégories pour la méditer, pose une question : “le discours de l’infléchissement vers la paradoxalité191 de l’usage des catégories pour le déchiffrement du sentimental, de l’esthétique, du réflexif fait-il implicitement barrage à la reconnaissance de la dimension interprétative du logique, rejoignant ainsi, de façon surprenante, la voix unanime du positivisme, de l’objectivisme, et du logicisme contemporains ? ”192 Pour retenir la fonction interprétative de la logique, il est, nous semble-t-il, obligé d’appliquer les 189 . J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 111. . Ibid., p. 110. 191 . Kant considère l’intervention pré-catégoriale, heuristique de la réflexion comme paradoxale. 192 . J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., pp. 111-112. 190 136 catégories de la connaissance au jugement esthétique qui émane de l’immédiateté du sentiment. Cependant, en disant que la capacité de ce filtrage de l’entendement engendre une violence, Lyotard affirme ne pas pouvoir directement appliquer les catégories de l’entendement aux jugements esthétiques ou le jugement déterminant au jugement réfléchissant. Car, pour lui, la réflexion esthétique n’a pas besoin de chercher sa propre condition de possibilité puisqu’elle est la faculté de juger elle-même : “Avec l’esthétique, la réflexion semble n’avoir besoin, pour juger réflexivement, que de la capacité de réfléchir. Sa condition a priori est, logiquement, réduite à ce presque rien qui se nomme « faculté », ici celle de sentir, c’est-à-dire de juger im-médiatement. Il y a là une sorte de simplicité, de pauvreté dans la condition a priori du jugement esthétique, qui approche de la pénurie.”(LAS, p. 61.) En ce sens, la condition de possibilité ne prend plus pour Lyotard problème dans le champ de l’esthétique. Car “Le sentiment esthétique pur n’a pas les moyens de construire les conditions a priori de sa possibilité, par définition, puisqu’il est immédiat, c’est-à-dire sans moyen terme.”(LAS, p. 63.) C’est pourquoi le sentiment esthétique n’a pas les « lieux » de comparaison de la pensée. Lyotard nous montre de la sorte que l’application directe des catégories de l’entendement sur le sentiment esthétique n’est que vaine. Dès lors, il s’ensuit qu’il n’est pas possible de se servir des catégories du jugement de la connaissance pour régler notre jugement esthétique. Plutôt, au contraire, selon Lyotard, c’est le jugement esthétique qui éprouve « l’exactitude des règles » empiriques, mais non pas des lois a priori déterminées. En ce sens, il dira que “Le filtrage (ou le « forçage ») catégoriel ne ferait en somme que suggérer a contrario la nécessité d’introduire un « principe de discrimination subjectif » permettant de faire un bon usage des catégories.”(LAS, p. 62.) Il ne s’agit pas ici de bien directement appliquer les lois a priori dans le champ esthétique, mais de faire un bon usage des catégories. Car lorsqu’il s’agit d’appliquer les catégories de l’entendement au sentiment esthétique, de même que le concept, de même le sentiment est exigé de se sacrifier. Le filtrage du sentiment esthétique par la catégorie ramène la dernière au-delà de son fonctionnement déterminant dans le champ de la réflexion. On voit ici le renversement des rôles entre la pensée et les catégories. Autrement dit, le concept pur de l’entendement sert de principe de discrimination pour l’orientation de la pensée plutôt que la dernière sert du premier pour analyser le sentiment esthétique. C’est selon Lyotard ce principe de discrimination qui rend 137 possible un bon usage des catégories. Si tel est le cas, qu’est-ce qui requiert le filtrage du sentiment esthétique par la catégorie ? Nous avons vu que l’immédiateté du sentiment esthétique précède des interventions de la réflexion et des catégories de l’entendement. De cette priorité du sentiment sur la pensée, Lyotard trouve que “c’est l’immédiateté réflexive elle-même, la tautégoricité – en vertu de laquelle l’état et le sentiment de l’état sont le même – qui rend nécessaire le filtrage par les catégories”193. Cette immédiateté de la réflexion nous montre qu’il y a des lieux de la réflexion qui est irréductible au contenu notionnel des catégories objectives. Donc, lorsqu’on applique la catégorie au sentiment esthétique, la paradoxalité se produit de cette nature de la réflexivité qui est immédiate et préforme. Alors, notre question est celle-ci : comment expliquer la combinaison paradoxale de singularité du sentiment et d’universalité du concept ? Autrement dit, y a-t-il un rapport d’harmonie analogue entre l’entendement et la sensibilité ? Dans la mesure où ces deux facultés sont appelées à juger de l’objet beau d’une nature ou de l’art, ce rapport consistera alors à l’activité de la connaissance sans intervention d’aucun concept par rapport à l’objet et au sujet. D’une part, par rapport à l’objet, le jugement esthétique est “singulier, contingent et libre car l’unité et la finalité qu’il découvre dans l’objet beau ne sont pas l’effet des catégories et des principes de l’entendement mais seulement le reflet de l’état « sentimental et subjectif » d’harmonie où nous nous trouvons en contemplant les formes sensibles”. D’autre part, par rapport au Sujet, le jugement esthétique, au-delà d’une simple inclination sensible, “véhicule une exigence de partage et de communicabilité intersubjective du sentiment de beauté qui lui confère des caractères de nécessité et d’universalité analogues à ceux du jugement de connaissance [LAS, p. 30-33.]”194. Si tel est le cas, qu’est-ce qui assure l’exigence de partage universel du jugement esthétique ? Est-il cette double déduction objective-subjective du jugement esthétique ? Pour répondre à cette question, Lyotard commence par préciser, d’abord, la condition de possibilité du sentiment esthétique. Il n’est prêt à reconnaître que le goût et le sentiment sublime qui sont « dénués de tout intérêt ». C’est-à-dire que cette condition de possibilité du sentiment est établie au titre de sa qualité. Il lui semble 193 194 . Ibid., p. 108. . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 105. 138 que le goût exige un partage immédiat dans la mesure où “cette exigence ou cette attente est inscrite à même la sensation, sans nulle médiation extrinsèque”(LAS, p. 231.). Autrement dit, le sentiment du goût marque une “immédiateté d’une demande de partage sans médiation”(LAS, p. 232.). A partir de cette analyse critique, Lyotard nous rappelle l’importance de cette double immédiation qui se fait au double titre de la quantité et de la modalité desquelles se demandent l’universalité et la nécessité : “Envisagée selon la catégorie de quantité, la demande de partage réclame, directement, pour le jugement sur le beau, une universalité elle-même immédiate. Selon la modalité, elle exige spontanément que sa nécessité soit admise sans discussion.”(LAS, p. 232.) En ce sens, pour lui, “l’analyse de la demande d’universalité et celle de la demande de nécessité convergent toutes deux dans la notion d’un partage possible du goût.”(LAS, p. 232.) Alors, c’est l’immédiateté de la réflexion qui caractérise le partage intersubjectif de ce jugement esthétique, non pas l’universalité du concept car ce partage se fait sans règles ni critères préétablis du beau. Lyotard a montré ainsi que cette double immédiation selon la quantité et la modalité a la responsabilité de la légitimité du goût. Alors, la question est celle-ci : l’accord transcendantal est-il justifié par l’exigence du jugement du goût, exigence immédiate du partage intersubjectif de ce jugement esthétique ? Pour fonder cet accord transcendantal, c’est sur le sens commun que Kant fait fond. Dans la mesure où il est pour Kant “l’univers de la communicabilité en lequel se transmet et retentit l’universalité subjective” 195 , le sens commun possède une valeur fondative qui forme cette universalité. En ce sens, il ne provient pas de l’expérience, mais d’une fondation transcendantale, autrement dit l’Idée du suprasensible que Kant nomme. Pour lui, c’est sur le suprasensible même qui fondent l’ordre épistémologique, l’ordre éthique et l’ordre esthétique. Lyotard analyse l’Idée du supra-sensible qui apparaît dans la Critique de la raison pratique. Pour lui, “elle est le concept, « vide théoriquement », mais qui conditionne la possibilité même de la moralité, d’une « causalité empiriquement inconditionnée »[…]. Cette Idée de supra-sensible n’est cependant aucune des Idéeslimites propres à chaque domaine ou territoire… Le supra-sensible vient garantir que des capacités de penser profondément hétérogènes, théorique, pratique, esthétique, sont cependant en affinité les unes avec les autres.”(LAS, p. 258.) Ainsi, pour Kant, c’est l’Idée du supra-sensible qui joue le rôle de la concordance de ces trois fonctions 195 . J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 112. 139 différentes. Le jugement du goût s’appuie alors chez Kant sur l’Idée du suprasensible qui est le principe d’unisson de tous les jugements hétérogènes. Donc, il s’agit ici de savoir si le sentiment esthétique s’accorde à cette Idée. Le jugement esthétique est guidé par une « mesure subjective », mais, c’est le principe du substrat supra-sensible qui donne cette mesure. Ici, Lyotard trouve que le principe d’unisson est sans fondement. En somme, la raison que ce principe du substrat suprasensible donne cette meure au jugement esthétique est, pour lui, celle-ci : “Simplement parce qu’il garantit, avant tout schème, toute règle et toute norme, que la synthèse du divers, même le plus hétérogène, est toujours possible. Y compris la synthèse du divers des facultés elles-mêmes, imagination, entendement, raison théorique, vouloir, sentiment.”(LAS, p. 260.) Cette analyse permet à Lyotard de prétendre que l’exigence d’un sens commun du goût n’assure pas l’accord transcendantal. C’est pourquoi il reproche à Kant avoir recours au sens commun esthétique pour fonder cet accord transcendantal. Cette analyse quantitative de la prétention à l’universalité nous montre ainsi la rupture de la sensation avec l’Idée. Dans la mesure où il n’a ni la même règle ni le même critère, le jugement esthétique du goût qui est la sensation ne présuppose pas l’accord avec autre ou partenaire. Alors, qu’est-ce qui nous permet de juger la valeur de ce jugement esthétique ? A l’absence de l’accord transcendantal, cette problématique le conduira à poser le problème du passage du jugement esthétique qui juge toujours sans médiation du concept et désire son partage universel. Selon Lyotard, rendre possible le passage, ce n’est pas le sens commun esthétique, mais c’est l’analogie. Le sens commun esthétique “n’autorise en effet aucune tentative de réduction empirique et de fondation sociologique ou anthropologique du jugement esthétique, mais seulement un raisonnement par analogie, raisonnement où tout se passe comme si cette libre harmonie des facultés était le signe de l’unité « nouménale » de l’âme, comme si ce consensus qui se produit dans la communauté esthétique était le signe de l’unité suprasensible de tous les êtres libres dans le règne des fins...”196 A cet égard, c’est par cette analogie que la faculté de juger fait apparaître les passages entre les genres de discours hétérogènes. Dans cette idée, Lyotard nous montre que la légitimation transcendantale de Kant sur les jugements esthétiques ne repose que sur le comme si…, à savoir l’analogie qui respecte les différents régimes des phrases et l’instrument d’une communication avant toute règle. 196 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 106. 140 Ainsi donc, Lyotard met à jour par l’analogie que c’est “l’accord « harmonieux et libre » des facultés qui justifie chez Kant l’exigence d’une communicabilité a priori du jugement esthétique”197. Il nous montre d’ailleurs que c’est un jugement réfléchissant qui rend possible l’accord esthétique des facultés : “Il suffit donc que le goût exige son partage possible pour faire signe que la pensée réfléchissante, dans son rapport le plus subjectif avec soi et le plus immédiat avec l’objet (la forme), est naturellement à l’unisson avec soi-même en général et avec les données en général.”(LAS, p. 261.) Cet unisson transcendantal est garanti par “la pensée réfléchissante qui en découvre le principe sous le nom de substrat suprasensible”(LAS, p. 261.). La prétention du partage possible du jugement esthétique ne peut donc être légitimée ni par l’expérience ni par le consensus. C’est pourquoi Lyotard dit que “La partageabilité est un caractère transcendantal du goût, et elle exige à son tour un supplément transcendantal, l’Idée du supra-sensible”(LAS, p. 262.). Lyotard nous montre ainsi que c’est la pensée réfléchissante qui assure le principe de l’unisson transcendantal sur lequel un « sensus communis » se fonde. En fonction de l’analogie, ce jugement réfléchissant enchaîne pour ainsi dire le monde des phénomènes à celui des noumènes et la Faculté de connaître à celle de désirer. En ce sens, Lyotard dira que c’est le jugement par analogie qui est le lieu de passage. Comme le dit Gualandi, il est le lieu où “le passé « sédimenté » dans une tradition de règles, critères et conventions s’ouvre au futur de l’Idée ; il est le lieu d’un échange entre les déterminations finies qui constituent le langage – régimes des phrases et genres de discours – et l’Etre infini et incommensurable qui s’exprime comme sensation et sentiment. Le jugement réfléchissant est enfin le cœur de la « finitude critique » car il est le seul moyen dont dispose la Pensée pour phraser cet événement sans précédent qu’est notre présent.” 198 Au-delà de l’instrument de la réflexion simple sur l’art, il semble que le jugement réfléchissant occupe ainsi la place centrale de la pensée critique de Lyotard. De cette analyse, Lyotard en vient à se proposer de réserver le jugement réfléchissant dans le domaine de l’esthétique. Car pour lui, le jugement réfléchissant pourrait s’exercer plus radicalement lorsqu’elle touche la dimension infiniment proche à l’objet de l’esthétique, à savoir dimension « quasi ontologique ». Autrement dit, la puissance réfléchissante du jugement est pour lui saisie radicalement par la 197 198 . Ibid., p. 105. . Ibid., p. 111. 141 redécouverte de la profondeur de la sensibilité qui est singulier et sans précédent, audelà de la distinction entre l’esthétique de la sensation et celle du sentiment. En ce sens, on peut dire que Lyotard s’approche d’autant plus de la chose en soi de Kant. La philosophie du jugement de Lyotard, qui s’enracine ainsi dans cette dimension profonde de la sensibilité semble “découvrir la voie sur laquelle le côté actif et déterminant de la Pensée s’ouvre à son côté réceptif, passif et réfléchissant et où le langage a enfin une chance de se réconcilier avec son Dehors” 199 . Dans cette perspective, l’esthétique est pour Lyotard, par la philosophie du jugement, le lieu du contact de la pensée avec cet Autre et celui de la communication avec ce Dehors du langage. C’est pourquoi Lyotard souligne l’importance essentielle du jugement en tant que point de départ de la pensée critique. En somme, comme le remarque Gualandi, le jugement est pour Lyotard “ce « germe de sens » où la pensée se réfléchit en ellemême et le sentiment qui l’affecte se traduit en langage”. En ce sens, “Le jugement réfléchissant est ce fondement infondé, ce « don de la nature » où s’enracine l’acte le plus originaire et authentique de la pensée, où s’enracine la Pensée elle-même en tant qu’exercice de réflexion critique.” 200 Le jugement comme le fondement plus originaire et authentique de la pensée est au sens kantien à la fois le jugement déterminant qui rend possible une analogie avec les Idées supra-sensibles comme le fondement ultime et le jugement réfléchissant en tant qu’acte subjectif qui juge conformément à cela. Kant tranche ainsi par l’analogie de l’Idée le problème du rapport entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant. Mais, pour résoudre l’antinomie du goût, et éminemment l’antinomie de la faculté de juger, pour Lyotard, l’hétérogénéité doit être respectée : “Le nom que porte cette transaction, c’est celui de « fil conducteur (Leitfaden) »[…]. Le fil conducteur est la façon dont le jugement réfléchissant, attentif aux singularités laissées de côté par la phrase cognitive, les « épiant » pour y rechercher un ordre, y présuppose librement cet ordre, c’est-à-dire juge comme s’il y en avait un.”(DI, p. 194.) Donc, le fil conducteur fait dévoiler ce qui est caché ou exclu par la règle de la phrase cognitive et présuppose le juge au lieu d’un tribunal universel. Alors, qu’est-ce qui apporte le fil conducteur au jugement réfléchissant ? Après Auschwitz, selon Lyotard, ce n’est plus l’Idée suprasensible qui inspire le 199 200 . Ibid., p. 107. . Ibid., p. 112. 142 jugement réfléchissant. Si tel est le cas, quel fil conducteur pourrait inspirer le jugement réfléchissant ? A cette question, il se tourne vers l’Idée de la nature qui semble l’autoriser à juger sans droit ni un tribunal universel. Mais, lorsqu’il s’agit d’une Idée de nature et de fin, pour Lyotard, “il (le veilleur critique) ne peut pas présenter un ceci ostensible pour valider cette autorisation. Il peut présenter un « comme-si ceci », un analogon, un signe. Ce signe est son sentiment, le sentiment qu’on doit et qu’on peut juger même en l’absence de droit.”(DI, p. 196.) A cet égard, ce sont les signes qui fournissent un fil conducteur au travail du jugement réfléchissant. Dans la mesure où ces signes ne se découvrent que grâce à la faculté de juger, ils signalent cette Idée en fonction du sentiment, du symbole. Face à l’absence d’harmonie suprasensible, Lyotard demandera : “si aucun fil conducteur ne guide les expéditions du jugement, comment celui-ci se retrouve-t-il dans le labyrinthe des passages ? Les analoga seraient de pures fictions, forgées pour quels besoins ? Cela même est impossible : ce sont les passages qui circonscrivent les domaines de légitimité et non ceux-ci qui préexisteraient aux passages et les toléreraient.”(DI, p. 196.) De là, il en arrivera à conclure comme suit : “Quelle que soit l’acception donnée à l’Idée de nature, on n’y a droit que sur des signes, mais le droit au signe est donné par la nature. Même une nature dénaturée et des signes de rien, même une a-téléologie postmoderne, n’échapperaient pas à ce circulus (n° 182).”(DI, p. 196.) Si l’Idée de nature nous fournit le fil conducteur, nous devrions reconnaître qu’il n’y a pas de la sortie de ce cercle. C’est pourquoi Lyotard répond que ce sont des passages qui inspirent au jugement réfléchissant en autorisant au veilleur critique de naviguer parmi ces îles. Arrivé à ce point par l’analogie, Lyotard trouve à son tour la capacité mystérieuse de la Faculté de juger qui permet de naviguer entre les différentes îles. Comme le remarque Gualandi, “Cette Faculté étrange – « sans terrain, ni domaine propre » suggère Kant dans la troisième Critique – cette capacité mystérieuse de naviguer dans cette mer de personne qui délimite et en même temps relie les « îles d’ordre » de l’archipel de notre savoir, c’est la Faculté de juger.”201 En somme, c’est cette Faculté de juger qui permet de phraser sans règle préétablie les genres de discours qui sont incommensurables. La philosophie transcendantale en vient enfin à rencontrer, par l’analyse du langage, l’archipel des passages des genres de discours et des régimes de phrases. 201 . Ibid., p. 99. 143 Mais, si ce sont « les passages réfléchissants » qui circonscrivent les domaines de légitimité, et si c’est la Faculté de juger qui autorise au guetteur critique de naviguer parmi ces îles discursives, on est obligé de renouveler la compréhension sur le jugement réfléchissant. Pour Lyotard, ces jugements réfléchissants ne peuvent être compris que par de deux façons. D’une part, le jugement réfléchissant ne peut se comprendre comme uniquement un instrument de la philosophie. Cette solution conduirait Lyotard à “renier sa conception radicalement critique et pluraliste de la philosophie, en transformant ce non-genre de discours en un « genre absolu », en un méta-discours surplombant les jugements des autres genres de discours”202. En ce sens, il n’est pas convenable de réserver le jugement réfléchissant dans le champ de la philosophie. D’autre part, le jugement réfléchissant sera maintenant compris comme “ce qui caractérise la Pensée dans toutes ses formes, scientifiques, artistiques, politiques et philosophiques” 203 . Mais, pour Lyotard, il est invraisemblable que le jugement réfléchissant est ainsi conçu comme la Pensée dans toutes ses formes. Car ce jugement réfléchissant “se révèle inséparable d’une conception univoque de la Pensée-langage, comme inséparable de la thèse selon laquelle les jugements de l’art ou de la politique ne sont ni plus ni moins vrais que ceux de la science ou de la philosophie” 204 . Pour prendre cette solution, il faut reconnaître l’univocité de la Pensée-langage dans les jugements de la politique ou de l’art ainsi que ceux de la science ou de la philosophie. Mais, Lyotard préfère une solution équivoque que celle univoque. Car il lui semble que cette solution permet de réfuter une conception de la vérité selon la doctrine consensualiste qui est l’accord de la pensée avec les Autres. A la différence du jugement de la science qui est seuls jugements « déterminants », ce jugement réfléchissant conçu en tant que Pensée de toutes formes doit juger sans aucune règle ni aucun consensus. De plus, “cette solution pourrait effectivement fournir de bonnes raisons à la critique lyotardienne des théories consensualistes de la vérité comme celle d’Habermas, à condition pourtant de faire du jugement cet acte autonome (précédent de droit toute règle extérieure et tout consensus intersubjectif qui prétendraient le fonder de fait) où la Pensée se réfléchit elle-même comme si elle était en accord et en harmonie – et non pas en conflit – avec un Autre.”205 C’est 202 . Ibid., p. 117. . Ibid. 204 . Ibid. 205 . Ibid., p. 118. 203 144 pourquoi, en récusant ainsi cette conception de la vérité comme l’accord de la pensée avec elle-même, Lyotard prend la solution « équivoque » que celle univoque de la conception de la Pensée-langage. Néanmoins, Lyotard n’empêche pas de reconnaître que pour tracer ses passages, le jugement réfléchissant exige l’intervention des Idées suprasensibles dans l’expérience. Car, s’il n’y a ni l’unité ni la systématicité des Idées suprasensibles, nous ne pouvons pas invoquer même le secours de la métarègle. Lyotard rejette toute l’Idée de l’unité et de la totalité mais l’exige à son tour pour que le jugement réfléchissant puisse s’exercer. Comment sortir de ce dilemme ? C’est ce dilemme qui fera Lyotard tourner à la philosophie de la Différence. Pour Lyotard, c’est cette Idée d’unité qui l’a enfermé dans le dilemme. Pour sortir de ce dilemme, il faudrait donc renverser d’une part la fonction « régulatrice » de l’Idée finaliste kantienne qui unifie et totalise et établir, d’autre part, la fonction « régulatrice » de l’Idée de Différence qui respecte la divergence et l’incommensurabilité. Mais Lyotard a-t-il réussi à sortir par cette Idée de Différence de cette impasse ? Alors, il s’agit ici de trouver l’Idée sans finalité. Pour accéder à cette question, Lyotard se met à reprendre l’analyse kantienne de la téléologie dans le beau et le sublime 206 dans l’Analytique du sublime de la Critique de la faculté de juger de Kant. Pour lui, à la différence du beau, le sublime n’a pas de fin : “La finalité naturelle ne sera faite que d’une texture de « fils conducteurs, de Leitfäden » […]. Mais c’est l’un de ces fils que tire le geste léger de la subreption esthétique. Or le sublime coupe le fil, interrompt l’allusion, aggrave la subreption.”(LAS, p. 222.) De là vient que le sublime ne relève pas de la finalité naturelle, mais de la finalité subjective, tel que l’exprime Kant, “« une finalité subjective qui ne repose pas sur un concept d’objet » […]”(LAS, p. 224.). En bref, dans le lexique kantien, le sublime “se nomme « le sentiment de l’esprit, Geistesgefühl » […]”( LAS, p. 224.), par opposition au goût qui est le sentiment de l’objet. A partir de cette analyse kantienne du sublime qui n’est pas naturel mais subjectif, Lyotard se trouve en présence du paradoxe d’une esthétique sans formes sensibles et imaginatives puisque “le processus d’art doit être compris selon la mise 206 . Selon Lyotard, il y a une différence entre le goût et le sentiment sublime : “A l’encontre du goût, qui n’est possible qu’autant qu’une nature, dans et hors l’esprit, se chiffre en formes et en bonne « proportion », le sublime ne doit rien à quelque écriture chiffrée ni à un « sensus communis ».”(HJ, p. 78.) 145 en relation d’une matière et d’une forme.”(IH, p. 150.) Pour Kant, l’imagination comme la faculté de la présentation subit le désastre dans le sentiment sublime : “Comme toute présentation consiste dans la « mise en forme » de la matière des données, le désastre subi par l’imagination peut s’entendre comme le signe que les formes ne sont pas pertinentes pour le sentiment sublime. Mais dès lors, qu’en est-il de la matière, si les formes ne sont plus là pour la rendre présentable ? Qu’en est-il de la présence ?”(IH, p. 148.) Pour sortir de ce paradoxe, Kant va s’orienter vers “le principe qu’une Idée de la raison se révèle en même temps que l’imagination se montre impuissante à former les données. Dans la « situation » sublime, quelque chose comme un Absolu, un absolu soit de grandeur, soit de puissance, est rendu quasi perceptible […] grâce à la défaillance même de la faculté de présentation. Cet Absolu est, selon la nomenclature de Kant, l’objet d’une Idée de la raison”(IH, p. 148.). Alors, il s’agit, pour Lyotard, de savoir si ce glissement de l’imagination à la raison pure laisse place à une esthétique. Si Kant voit dans le sentiment sublime le signe négatif d’une transcendance propre à l’éthique, Lyotard y voit le rapport entre la nature comme le destinateur de messages sensibles et l’imagination comme le destinataire se briser. En somme, selon Lyotard, le sublime pour Kant “ne peut pas être le fait d’un art humain, ni même d’une nature qui serait « en intelligence » (par son « écriture chiffrée », – les formes belles qu’elle propose à l’esprit) avec notre sentiment. Au contraire, dans le sublime, la nature cesse de s’adresser à nous dans cette langue de formes, dans ces « paysages » visuels ou sonores qui procurent le pur plaisir du beau et inspirent le commentaire comme tentative de déchiffrement.”(IH, p. 149.) En somme, le sublime n’appartient ni à la nature ni à la sensation, mais à l’esprit. En ce sens, nous pouvons dire que le sentiment sublime est différent de celui du beau qui “procède d’une « convenance » entre la nature et l’esprit, c’est-à-dire transcrit dans l’économie kantienne des facultés, entre l’imagination et l’entendement. Ce mariage ou, du moins, cette fiançaille propre au beau est cassé par le sublime.”(IH, p. 149.) C’est à l’intérieur même de la brisure de l’imagination que l’Idée de raison pure pratique – la Loi et la liberté – se signale en “une quasi-perception”(IH, p. 149.). En somme, c’est par le sentiment sublime qu’une telle convenance traditionnelle entre l’esprit et la nature éclate. Ici, Lyotard voit la fin de l’esthétique s’annoncer au nom de la destination finale de l’esprit. En d’autres termes, l’Idée de raison pure pratique ne s’annonce que par la 146 brisure du sublime dans le champ esthétique : “Sacrificielle en tant qu’il requiert que la nature imaginative (dans l’esprit et hors de lui) doit être sacrifiée dans l’intérêt de la raison pratique (ce qui ne va pas sans des problèmes spécifiques quant à l’évaluation éthique du sentiment sublime).”(IH, p. 149.) Pour ainsi dire, Kant prolonge l’intérêt éthique dans le champ esthétique. Mais, à ces considérations, Lyotard qui veut revivre l’esthétique pose une question : qu’en est-il d’un art, non pas d’une pratique morale dans ce contexte d’un tel désastre ? En face du problème de la présentation qui est le cas de tout art, Lyotard commence à indiquer que le processus d’art compris selon la mise en relation d’une matière et d’une forme n’est qu’une présupposition, voire un préjugé de l’esthétique du beau qui reste actif dans l’analyse kantienne. Contrairement à ce que la matière n’est qu’objet d’un plaisir empirique, mais individuel, non partageable universellement, “la forme représente un cas, le cas le plus simple et peut-être le plus fondamental, de ce qui constitue, selon Kant, la propriété commune à tout esprit : sa capacité (son pouvoir, sa faculté) de synthétiser des données, de rassembler le divers, la Mannigfaltigkeit, en général.”(IH, p. 151.) Selon lui, c’est la forme même qui rend possible le partage du sentiment du beau par le jugement réfléchissant esthétique et qui est alors “les conditions mêmes de la présentation”(IH, p. 151.). Lyotard nous rappelle ainsi que l’idée d’une convenance entre la matière et la forme comme la présupposition de l’esthétique du beau est en crise dans l’art contemporaine. A cause du déclin de l’idée d’une convenance naturelle entre la matière et la forme déjà impliqué dans l’analyse kantienne du sublime, Lyotard sera amené à rechercher une nouvelle relation entre l’esprit et la matière : il observe qu’il y a encore cette esthétique des timbres et des nuances qui dépendent du goût individuel et de ses idiosyncrasies dans la peinture et la musique. Car celles-ci ont pour enjeu d’approcher la présence sans recourir aux moyens de la présentation : “Nous pouvons parvenir à déterminer une couleur ou un son en termes de vibrations selon la hauteur, la durée, la fréquence.”(IH, p. 151.) Donc, face à cette crise profonde, dans la perspective de Lyotard, l’art contemporain a pour enjeu unique de “bouleverser les principes qui régissent l’esthétique du beau afin d’approcher la présence de ce qui ne pourra jamais être représenté, mais qui nous est signalé par ce qui précède toute forme : la sensation, le temps, l’Etre, l’Idée. De quelle façon s’approcher de la présence ? ” 207 Il s’agit donc de savoir comment l’esprit peut 207 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 138. 147 mettre en relation avec la matière sans recourir aux moyens de la présentation. Cette question entraînera Lyotard à approfondir les réflexions sur le sublime et sur la présence en tant que sublime esthétique. Pour accéder à cette question, Lyotard commence par inverser cette relation entre la matière et la forme : il se met à briser toute tentative d’établir le rapport de la matière avec la forme afin de rendre à la matière sa propre valeur. Il s’agit donc de chercher la présence du sans-forme : “Ce point concerne précisément la matière, j’entends : la matière dans les arts, c’est-à-dire aussi bien la présence.”(IH, p. 150.) Ici, la matière est pour ainsi dire la présence sans forme, ni finalité. Mis à part de l’esprit, la matière n’est plus un matériau pour remplir l’exigence de la forme, mais “serait essentiellement ce qui n’est pas adressé, ce qui ne s’adresse pas à l’esprit (ce qui n’entre aucunement dans une pragmatique de la destination communicationnelle et téléologique). Le paradoxe de l’art « après le sublime », c’est qu’il se tourne vers une chose qui ne se tourne pas vers l’esprit, qu’il veut une chose, ou qu’il en veut à une chose, qui ne lui veut rien. Après le sublime, on se trouve après le vouloir. Sous le nom de matière, j’entends la Chose. La Chose n’attend pas qu’on la destine, elle n’attend rien, elle n’en appelle pas à l’esprit.”(IH, p. 154.) D’où se pose la question de la relation entre l’esprit et la matière. Selon lui, l’esprit établit le rapport avec la Chose par la question, alors que la matière “ne questionne pas l’esprit, elle n’a nul besoin de lui, elle existe, ou plutôt elle insiste, elle siste « avant » le questionnement et la réponse, « en dehors » d’eux. Elle est la présence en tant qu’imprésentable à l’esprit, toujours soustraite à son emprise. Elle ne s’offre pas au dialogue ni à la dialectique.”(IH, p. 154.) Lyotard rend ainsi la matière à sa propre place avant la mise en relation avec l’esprit. Nous voyons ici le renversement de la relation entre la matière et l’esprit dans le champ esthétique. Un tel intérêt pour la matière après le sublime, qui éclate la relation entre la matière et l’esprit, accompagne de la sorte le paradoxe de l’art : en s’éloignant de plus en plus de l’esprit, il s’approche de plus en plus de la matière qui n’est pas présentable. C’est pourquoi pour accéder à la présence Lyotard prend une méthode par la négation. Car cette présence, “l’instant qui interrompt le chaos de l’histoire et rappelle ou appelle seulement qu’« il y a » avant toute signification de ce qu’il y a”(IH, p. 97.), est déjà dénaturée par l’intervention de l’esprit, à savoir l’engagement du ministère de l’entendement qui synthétise et enchaîne les formes et les phrases. L’esthétique du sublime consistera alors à bouleverser la place et la valeur assignées 148 à la forme et à la matière par l’esthétique du beau. De là, une voie d’approcher la présence de ce qui est imprésentable est ouverte par la méthode « hypercritique » de laquelle Kant se sert dans l’Analytique du sublime. En somme, elle consiste à “suspendre la synthèse des formes et l’enchaînement des phrases par un contraste, un sursaut, une césure, un vide, une catatonie, une stase, un épanchement”. A cet égard, pour Lyotard, “La présence n’est en effet qu’un nom pour ce qui est constamment oublié, forclos, menacé, par les intrigues intersubjectives du langage, par les « synthèses numériques » de la techno-science, par l’affairement qui domine notre vie moderne obsédée par l’angoisse « de ne pas perdre du temps ».” 208 Ainsi, la présence est pour lui approchée de par la suspension de la synthèse des formes209 et de l’enchaînement des phrases. En outre, il semble que les technologies nouvelles exigent immanquablement le changement de la conception de l’art. Car c’est par elles que les machines contemporaines ont l’air d’arriver à accomplir des opérations mentales : “saisie de données en termes d’information et leur stockage (mémorisation), réglage des accès à l’information (ce qu’on appelait « rappel »), calcul des effets possibles selon les programmes, en tenant compte des variables et des choix (stratégie).”(IH, p. 60.) Cela revient à dire que les technologies nouvelles contemporaines dépassent du projet de l’Esthétique transcendantale de Kant qui voulait décrire les conditions initiales de l’enchaînement de l’esprit avec une matière. Pour Lyotard, dans ce monde dominé par le logocentrisme de la science et de la technique, l’enjeu est alors “« de se rendre disponible à l’invasion des nuances, de se rendre passible au timbre » afin de se soustraire à « l’agressivité », à « la mainmise210(le mancipium) », à « la négociation » qui sont le régime de l’esprit », afin de sauver l’individualité et la singularité « irrépétable », la chair sensible de l’expérience” 211 . Pour sauver la valeur des singularités irremplaçables et des différences ineffables, il va à l’encontre du logocentrisme et de la science par l’esthétique du sublime. Car les données 208 . Ibid. . Lyotard en trouve l’exemple chez les avant-gardes artistiques qui élaborent l’esthétique du sublime par l’esthétique des timbres et des nuances. Il énumère les artistes et les musiciens de ce siècle dans L’inhumain qui s’engagent dans une lutte acharnée contre l’arrogance de la forme et du concept : “de Debussy à Boulez, Cage ou Nono par Webern ou Vares”(IH, p. 153.). 210 . Lyotard note la mainmise techno-scientifique dans l’époque contemporaine. Pour lui, “la science est essentiellement et immédiatement identifiée à une technè, produisant cet agencement monstrueux de nombres et pièces métalliques, cette énorme machine de captation et capitalisation des énergies, de transformation et manipulation de l’Etre, qu’on appelle Gestell ou techno-science[HJ, p. 143.].” (A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 147.) Selon Lyotard, “tekhnè est l’abstrait issu de tiktô qui signifie engendrer, générer (les tekontès, les géniteurs ; le teknon, le rejeton). ”(IH, p. 62.) 211 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 139. 209 149 sensibles (couleurs, sons) “sont ainsi rendues indépendantes du lieu et du moment de leur réception « initiale », réalisables à distance spatiale et temporelle, disons : télégraphiables.”(IH, p. 60.) Ainsi, par les technologies actuelles qui permettent de reproduire à l’infini ces conditions initiales, la conception esthétique de Kant – « il y a une réception « initiale » – n’est plus soutenue. En ce sens, ne faudrait-il pas donc déclarer la déchéance de la voie de l’esthétique du sublime, de laquelle Lyotard entend trouver la sortie de la crise de l’art contemporain ? Face à la situation de la désolation théorique et pratique par l’emprise absolue de la techno-science, Lyotard ne peut pas empêcher de reconnaître “le sentiment mélancolique de notre être-là, le sentiment de notre existence séparée pour toujours de toute essence, le sentiment – désespérément non mystique ? – que l’art sublime dans un fantasme de sensation qui ne nous veut rien, qui ne nous force à rien, mais qui est là, comme une sainte présence”212. En somme, Lyotard fait remarquer que l’état contemporain que domine la techno-science est alors en bref celui de la forclusion ontologique qui déshumanise l’espèce humaine dans la mesure où le but ultime de l’histoire de l’humanité “n’est dicté à l’homme et à sa science ni par un idéal de vérité, de conscience et de rationalité, ni par un projet eschatologique d’émancipation, mais par une sorte d’inconscient universel qui est traversé par les mêmes oppositions qui animent l’« inconscient humain », la vie et la mort, l’amour et la haine, l’enfance et la vieillesse, la différence des sexes.”213 Lyotard reconnaît ainsi l’inconscient universel de l’Etre. C’est l’aveuglement sur le monde, l’Autre et soi-même qui engendre la mélancolie qui serait le motif de l’art. Mais, il paraît évident que cette conception totalitaire de la techno-science est aux antipodes de ce que Lyotard a en effet prétendu de la puissance paralogique, imaginative et créative de la science dans La condition postmoderne. De là, la conception de l’art accompagne inévitablement quelques inconvénients : le sens de l’art est dépendant de celui négatif de la science et alors l’espace et le sens de l’art ineffable se réduisent de plus en plus au fur et à mesure que la puissance de la techno-science grandit. Lyotard, lui-même, n’a pas évité ces inconvénients. D’ailleurs, si l’espace et le sens de l’art se contrôlent par la techno-science, nous sommes condamnés à reconnaître que l’esthétique du sublime s’attache au côté de la matière, du destinateur inconnu de la phrase-sensation. Voilà 212 213 . Ibid., p. 141. . Ibid., p. 151. 150 pourquoi Lyotard distingue la forme de la couleur qui est du côté de la matière : “La forme (ou la figure) peut toujours, de près ou de loin, être rapportée à une disposition intelligible et être ainsi dominée, en principe, par l’esprit. Mais la couleur, dans son être-là, paraît défier toute déduction. Comme le timbre en musique, elle paraît défier l’esprit, elle le défait. C’est cette défection de la capacité d’intrigue que j’aimerais appeler âme. Loin d’être mystique, elle est plutôt matérielle. Elle donne lieu à une esthétique d’« avant » les formes. Esthétique de la présence matérielle qui est impondérable.”(IH, p. 163.) La pensée de Lyotard sur le jugement réfléchissant aboutit, à la fin, à l’Esthétique de la présence matérielle, esthétique qui précède les formes comme la couleur. Lyotard a ainsi montré que le sublime artistique est la présence. De ce point de vue, le jugement réfléchissant s’occupe la place centrale de sa pensée critique au-delà des finalités, des règles et des critères. C’est pourquoi il fait du jugement réfléchissant le point de départ et d’arrivée de la réflexion critique en trouvant par l’analogie une « relation circulaire » entre le jugement et l’Idée. Le jugement réfléchissant est à la fois l’instance qui permet de dépasser la distinction entre les deux domaines de l’esthétique et de réconcilier la pensée avec son Autre, le langage avec son Dehors, dans le domaine de l’art comme dans celui de la science. Dans cette perspective, il dira : “L’idéal philosophique n’est donc pas de faire système, mais de juger les prétentions à la validité de toutes les « connaissances » (que j’appelle phrases), et cela dans leurs rapports respectifs aux fins essentielles de la raison humaine.”(E, p. 20.) La doctrine du jugement réfléchissant que Lyotard redécouvre dans l’analyse des trois Critiques de Kant semble accomplir de la sorte l’enjeu majeur de sa philosophie critique en dépassant du dogmatisme et de la métaphysique. Mais, comme l’indique bien Gualandi, après avoir ainsi lancé le défi du jugement, Lyotard semble abandonner ce thème pour laisser la place à une « ontologie négative » sublimant ce que le jugement était appelé à dépasser : “le rien, le vide, la fracture qui s’ouvrent à chaque occurrence de phrases, et où risque de retomber à tout instant de temps notre époque, époque de l’atomisation, de la délégitimation et du nihilisme.”214 Ainsi, là où le thème du jugement est dépassé, une ontologie négative s’établit. La préoccupation de Lyotard passe du jugement réfléchissant à l’ontologie négative de l’imprésentable. Il s’agit alors de savoir la 214 . Ibid., p. 114. 151 profondeur de ce virage de Lyotard puisqu’elle nous conduit au centre de sa pensée critique. 4. LA PENSEE DU SUBLIME ET L’ONTOLOGIE NEGATIVE Même s’il passe du jugement réfléchissant à l’ontologie négative, il ne cesse pas de ranger ce premier du côté de l’art par opposition au jugement déterminant qui est du côté de la science. Mais, dans la mesure où la situation de crise généralisée de la culture contemporaine ne peut être réfléchie qu’au niveau d’une pensée du sublime qui est la dimension plus profonde de l’esthétique et d’une ontologie négative, en se détournant du jugement réfléchissant, Lyotard fait ce virage sentimental vers le sublime. Ce virage conduira la pensée politique de Lyotard lui-même à la crise grave. Dans le domaine politique, à cause de la défaillance dans la synthèse du jugement et du dénouement du concept et du sensible, Lyotard ne peut manquer de reconnaître : “sublime est cet instant de vide, ce moment de fracture, où tous ces différends (ontologiques, épistémologiques, politiques) réprimés par le discours totalitaire de la techno-science, trouvent enfin, non pas un idiome qui leur donne expression positive, mais un signe de leur existence hétérogène et incommensurable, un témoignage de leur présence irréductible : épiphanie négative.” 215 Dès lors, le jugement réfléchissant est chez Lyotard domicilié d’une façon nouvelle. Selon lui, l’âme de l’homme est “dans le désert comblé de la désolation. Et c’est à partir de cet état des lieux de l’âme, que la question de la communauté, de l’être-ensemble, peut et doit être posée maintenant.”(LE, p. 87.) En ce sens, “Si la faculté de juger demeure, nous dit maintenant Lyotard, ce n’est pas dans la forme, utile au système, de l’exercice de la citoyenneté, mais dans la loneliness, dans la désolation.” 216 En critiquant la « Faculté de juger » d’Arendt qui est “en acte concrètement et librement dans la société contemporaine, « dans la prolifération des initiatives et des institutions civiles, notamment aux Etat-Unis »”, Lyotard la définit alors comme une “puissance de juger concrètement, radicalement, sans théorie ni critère, et qui est partagée par 215 216 . Ibid., p. 145. . Ibid., p. 128. 152 tout esprit(LE, 86.)”217. En précisant de cette différence théorique et pratique avec la définition d’Arendt par rapport à la Faculté de juger, Lyotard prétend ne pas pouvoir opposer à toute forme de totalitarisme une politique localisée. Cette critique lyotardienne sur la « Faculté de juger » d’Arendt le conduira à reprendre toute sa réflexion politique en cherchant une alternative véritable à la nouvelle idéologie totalitaire d’après Auschwitz. Face à cette mélancolie ontologique, Lyotard poursuit les réflexions politiques au niveau d’une pensée du sublime. Dans L’enthousiasme. La critique kantienne de l’histoire, Lyotard montre l’affinité entre le critique en général comme réflexif et l’historico-politique : “l’un et l’autre ont à juger sans avoir la règle du jugement, à la différence du juridico-politique (qui a la règle du droit, en principe)... La relation est même peut-être plus qu’une affinité, une analogie : le critique (toujours au sens kantien) est peut-être le politique dans l’univers des phrases philosophiques, et le politique peut-être le critique (au sens kantien) dans l’univers des phrases sociohistoriques.”(E, p. 11.) C’est pourquoi Lyotard prétend l’affinité entre la critique réflexive et le politique. Cette interpénétration entre les deux invite Lyotard à réfléchir le sublime politique. En fonction de cette analogie, en comparant le sentiment de Kant au moment de la révolution française et celui de Lyotard lui-même au moment de l’Evénement de mai, il affirme que le sublime politique est l’enthousiasme : “La philosophie du politique, c’est-à-dire la critique ou la réflexion « libres » sur le politique, se montre elle-même politique en discriminant les familles de phrases hétérogènes présentant l’univers politique et en se guidant sur les « passages » (« fil conducteur », écrit Kant) qui s’indiquent entre elles (par exemple l’« enthousiasme » en 1968, comme Kant analyse celui de 1789 ?).”(E, p. 13.) Pour ainsi dire, c’est cet enthousiasme qui donne naissance à ces passages “qu’il faut faire pour phraser l’historico-politique”(E, p. 54.). Alors, dans la pensée kantienne sur l’historico-politique, Lyotard observe les trois choses : la nature de l’enthousiasme qui est sans forme, imprésentable, la valeur de l’enthousiasme qui permet de valider la phrase dans l’expérience historique de l’humanité et qui est « un signe sublime de l’Idée » sans « aucune forme particulière de la nature », et le rapport de l’enthousiasme qui requiert un sens commun avec la critique en montrant que “L’intemporalité et le fortuit viennent rappeler le caractère nécessairement, déterminément, indéterminé du « passage » entre la nature (la 217 . Ibid., p. 127. 153 Révolution et l’aspect pathologique du sentiment qu’elle suscite) et la liberté (la tension vers l’Idée morale du bien absolu qui est l’autre aspect du même sentiment.) ”(E, pp. 76-77.) Ainsi, selon Lyotard, l’enthousiasme est un signe sublime de l’Idée qui est imprésentable dans le domaine politique. Pour ainsi dire, c’est l’enthousiasme qui est le fil conducteur des passages, non pas la faculté de juger. De même que dans le domaine scientifique, artistique à cause de l’absence de la Faculté de juger, de même dans le domaine politique, le différend devient maintenant la doctrine principale. C’est pourquoi la pensée de Lyotard devient d’une façon consistante un double témoignage du différend : “Témoignage en faveur des « parts maudites » minorisées, non comprises par le grand discours rationnel occidental : le corps libidinal, la mort-jouissance, le signe tenseur, la ruse vénale sophistique, les petits récits, la phrase éthique juive, l’art sublime, la Sehnsucht de l’amour, etc. Mais aussi témoignage en faveur du possible, de la multiplicité des arrangements de monde et de finalités, de l’hétérogène : refus de céder à la normalisation de l’universel.” 218 Ainsi, la pensée de Lyotard vise à minimiser la souffrance de ce qui est minoritaire par la réduction qui dénie l’hétérogène. Donc, pour Lyotard, il s’agit maintenant de témoigner le différend en trouvant son idiome. Il faut que le différend aboutisse à un nouvel idiome qui n’est pas encore pour le phraser. Mais, selon lui, ce n’est pas possible dans la politique puisque son enjeu, “selon lequel se formulent les différends comme litiges et leur « règlement »”(DI, n° 201.), est mis en cause : “Quel que soit ce genre, du seul fait qu’il exclut les autres genres, que ce soit par interdiction (esclaves et femmes), par neutralisation autonymique, par rédemption narrative, etc., il laisse un « reste » de différends non réglés et non réglables dans un idiome, reste d’où la guerre civile du « langage » peut toujours revenir, et revient en effet.”(DI, n° 201.) Phraser les différends, aux yeux de Lyotard, ce n’est ainsi possible ni dans la phrase philosophique ni dans la phrase politique. C’est pourquoi il renonce à faire du langage l’instrument de la communication dans le cas du différend. Dans cette perspective, la déclaration de Lyotard semble réfuter le jugement réfléchissant en tant que Pensée de toutes formes. Car, ici, comme l’indique justement Gualandi, le jugement réfléchissant ne peut “se donner qu’une « règle négative » montrant ce qu’une phrase en souffrance n’est pas”219. Pour phraser les 218 219 . J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 117. . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 121. 154 différends, il faut chercher l’idiome qui signale leur limite inexprimable. Avec Lyotard, nous sommes ici condamnés à reconnaître l’au-delà de la limite exprimable du différend. Dès lors, “la nécessité de phraser se transforme alors dans l’impossibilité a priori de trouver un idiome quelconque capable d’exprimer le différend, et la Faculté de juger se sacrifie elle-même pour une Idée qui n’est même plus celle de Différence mais seulement celle d’Imprésentable[LAS, 226].”220 En ce sens, le renversement de Lyotard est incompatible avec les tâches du jugement réfléchissant, reconnu comme essentiellement pensée-langage. Car on ne peut manquer de reconnaître l’existence de l’Idée qui est imprésentable par la faculté de juger, telles quelles la présence comme le sublime esthétique, l’enthousiasme comme le sublime politique. Cette Idée est pour ainsi dire indiquée par le négatif du jugement réfléchissant. Ainsi donc, ni le jugement réfléchissant ni le sublime ne lui fournissent une solution de la crise contemporaine dans le domaine de la politique. C’est pourquoi “Lyotard se serait engagé à sauver, de façon quelque peu mélancolique, non pas sa foi révolutionnaire, mais plutôt l’« enthousiasme » qu’elle lui avait procuré”221. Si tel est le virage dans l’aspect subjectif, dans l’aspect théorétique, ce virage politique de Lyotard va jusqu’à récuser radicalement l’activité critique elle-même puisqu’elle lui semble à son tour avoir une « fonction du système ». En fin de compte, étant donné qu’elle a renoncé à “cette « instance de la médiation » qu’est le jugement réfléchissant, la pensée de Lyotard retombe dans cette illusion, qui était déjà celle de Discours, figure, de croire pouvoir sortir du langage et toucher directement son Dehors”222. Ainsi, en présence de l’esthétisation de la philosophie dans la condition post-moderne, il est obligé de reconnaître le dehors du langage, qu’est l’espace de l’art, qu’il a abandonné par le tournant langagier dans La condition postmoderne. Dans cette perspective, on peut résumer : d’une part, le virage lyotardien du jugement réfléchissant à l’ontologie négative semble indispensable afin de sublimer ce que le jugement est obligé de dépasser, tel que le vide, le rien… etc. Donc, la rencontre lyotardienne avec le vide, le rien est à la fois le moment de l’annihilation de la faculté de juger, la place centrale de sa pensée critique et le motif du virage à l’ontologie négative. A l’absence de la faculté de juger, la situation de crise contemporaine ne peut être approchée qu’au niveau d’une pensée du sublime et 220 . Ibid., p. 120. . Ibid., p. 130. 222 . Ibid. 221 155 d’une ontologie négative. Cette pensée du sublime et l’ontologie négative le conduisent enfin à expliciter l’existence de l’Idée qui est imprésentable en fonction de la faculté de juger et alors font dévoiler l’incompatibilité entre la faculté de juger et l’ontologie négative. Il y a là la mélancolie ontologique de Lyotard. CHAPITRE III : LA SEPARATION ENTRE L’ONTOLOGIE ET L’ETHIQUE 1. L’IRREDUCTIBILITE DE LA PHRASE PRESCRIPTIVE A LA PHRASE NORMATIVE De même que dans le domaine scientifique, artistique et politique, de même dans le domaine éthique à cause de l’absence de la Faculté de juger, le différend devient la doctrine principale. C’est le différend qui garantit au niveau langagier l’irréductibilité de notre expérience éthique de la liberté et de la loi morale. Cette irréductibilité de la phrase prescriptive à la phrase normative sera maintenant un critère au niveau langagier de la relation éthique. Donc, la relation éthique authentique est pour Lyotard asymétrique, singulière et immédiate. Toutefois, de cette idée, Lyotard se heurte au problème de l’explication de la différence des phrases prescriptives, la différence entre l’ordre du nazi de « tuer le juif » et celui de l’étranger de « donner à boire » ou entre l’ordre du Dieu de « sacrifier son fils à Abraham » et celui de quelqu’un de « fermer la porte ». En d’autres termes, comment les prescriptions sontelles légitimées ? Lyotard attribue cette différence des prescriptions à l’ensemble des particularités langagières propres à un individu donné. En somme, cette question est celle de “l’incommensurabilité des idiolectes (besoins, désires, usages, etc. ) (n° 56)”(DI, n° 242.)223. Mais, dans ce cas, l’idiolecte, malgré son incommensurabilité, peut-il avoir 223 . Dans plusieurs passages du Différend, Lyotard nous montre que ces prescriptions sont idiolectales. Cf. (DI, n°56, 93, 144, 145, 162, 164, 169, 203, 206, 242.) 156 jamais un idiome commun ? En distinguant deux pôles extrêmes de tous les genres comme le discours de connaissance et le discours de l’inconscient, Lyotard affirme que “la phrase rationnelle présente l’univers qu’elle présente, la phrase passionnelle co-présente des univers incompossibles”(DI, n° 143.). Selon lui, ce sont les incompossibles qui “font symptôme” et qui “font idiolecte, pour parler la langue de Wittgenstein”(DI, n° 144.). Dès lors, en disant que le corps « propre » est un nom de la famille des idiolectes, Lyotard remarque que la douleur exclusive de ce corps n’est pas communicable. Car elle est pour lui “comme la voix de Dieu : « Tu ne peux pas entendre Dieu parler à autrui ; tu ne l’entends que s’il s’adresse à toi » (Fiches : § 717). Wittgenstein ajoute : « C’est une remarque grammaticale ». Elle circonscrit ce qu’est un idiolecte : « je » suis seul à l’entendre. L’idiolecte tombe facilement sous le coup du dilemme (n° 8) : si votre vécu n’est pas communicable, vous ne pouvez pas témoigner qu’il existe, s’il l’est, vous ne pouvez pas dire que vous êtes le seul à pouvoir témoigner qu’il existe.”(DI, n° 145.) Il nous veut montrer sans doute que l’idiolecte est incompossible et alors n’est pas communicable. Néanmoins, s’il est communicable, qu’est-ce qui l’autorise ? Autrement dit, qu’est-ce qui permet de sortir de ce paradoxe de l’idiolecte ? Afin de sortir de ce dilemme, Lyotard se met à analyser la phrase normative puisque “La question de l’autorité se joue sur la phrase normative”(DI, n° 204.). Dans cette analyse, Lyotard fait remarquer que la légitimation de l’autorité fait problème : “Les essais de légitimation de l’autorité conduisent au cercle vicieux (j’ai autorité sur toi parce que tu m’autorises à l’avoir), à la pétition de principe (l’autorisation autorise l’autorité), à la régression à l’infini (x est autorisé par y, qui est autorisé par z), au paradoxe d’idiolecte (Dieu, la Vie, etc., me désigne pour exercer l’autorité, moi seul suis le témoin de cette révélation).”(DI, n° 203.) La problématique de la légitimation de l’autorité dévoile ainsi l’aporie de sa déduction et l’incommensurabilité de la phrase normative aux autres. Cette problématique dans la phrase éthique l’invite à préciser la relation entre la phrase prescriptive et la phrase normative. “La norme est, nous dit Lyotard, ce qui fait d’une prescription une loi. Tu dois accomplir telle action formule la prescription. La normative ajoute : C’est une norme édictée par x ou y (n° 155). Elle prend la phrase prescriptive en citation. On se demande d’où x et y tiennent leur autorité. Ils la tiennent de cette phrase, qui les situe à l’instance destinateur dans l’univers autorisant la prescription. Celui-ci a pour référent la phrase prescriptive, qui se trouve par là 157 autorisée.”(DI, n° 204.) Lyotard indique ici le danger de la phrase normative qui prétend jeter un pont entre le juste et le vrai. En somme, selon lui, “En préfixant la prescriptive d’un : C’est une norme édictée par y que x doit accomplir telle action, la normative arrache x à l’angoisse de l’idiolecte (Abraham ou Schreber…), qui est aussi la merveille de la rencontre de l’autre et un mode de la menace de l’Ereignis.”(DI, n° 206.) Lyotard nous avertit ici que la réduction de la phrase prescriptive « sacrifie ton fils » à la phrase normative « Tu dois sacrifier ton fils » décharge au destinataire l’angoisse de l’idiolecte. Dans la mesure où une phrase n’est obligatoire que si son destinataire est obligé, Lyotard entend dire que l’ordre reçu par Abraham de sacrifier son fils est “une affaire d’idiolecte”(DI, n° 162.). C’est pourquoi il sépare l’obligation de l’ordre et prétend l’irréductibilité de la phrase prescriptive à la phrase normative. A cet égard, Lyotard nous rappelle que l’obéissance à l’ordre n’est pas communicable mais est une affaire d’idiolecte. Alors, si l’obligation ne provient pas de l’ordre, d’où vient-elle ? Dans ce contexte, il distingue entre « il faut » et « Tu dois » au point que le premier ne s’oblige pas à la différence du dernier qui s’oblige : « il faut enchaîner n’est pas Tu dois enchaîner ». A partir de l’analyse de cette différence entre les deux, Lyotard parvient à préciser la relation entre l’obligation et les genres du discours : “L’obligation n’aurait lieu qu’avec les genres, qui prescrivent des enjeux : tu dois enchaîner comme ceci pour arriver à cela… L’obligation n’aurait lieu qu’avec son comment, les genres fixeraient celui-ci selon des enjeux. L’obligation serait hypothétique : si tu veux ou désires ou souhaites…, alors tu dois… Toujours sous la condition d’une fin à atteindre, qui est ce que prescrit l’enjeu du genre.”(DI, n° 174.) Pour ainsi dire, sans genres ou avant genres, il n’y a pas d’obligation. Autrement dit, ce sont les genres de discours qui apportent des obligations selon ses enjeux, non pas les règles qui forment les régimes des phrases. D’où se pose la question de l’autorisation de l’obligation. Autrement dit, qui est-ce qui autorise l’obligation ? Lyotard note d’abord que la légitimation de l’obligation est axée sur nous qui impliquons l’identification entre je et tu : “C’est une norme pour y que « il est obligatoire pour x d’accomplir l’action α » […]. Le régime républicain a pour principe de légitimité que le destinateur de la norme, y, et le destinataire de l’obligation, x, soient le même.”(DI, n° 155.) D’où vient la commutabilité des deux instances et d’où la formulation de l’autorisation : “Leurs noms x et y sont en principe parfaitement commutables au moins sur les deux instances, le destinateur de 158 la normative et le destinataire de la prescriptive. Ils se trouvent alors unis en un même nous, celui qui se désigne du nom collectif « les citoyens français ». L’autorisation se formule alors : Nous édictions comme une norme que c’est une l’obligation pour nous d’accomplir l’action α.”(DI, n° 155.) Telle est en bref une prescription obligatoire. Mais, Lyotard voit la dissimilation d’une double hétérogénéité dans cette identification, dans la construction d’un nous homogène. D’abord, il voit qu’il y a l’hétérogénéité qui est liée aux pronoms. Autrement dit, entre la phrase normative : « Nous, peuple français, édictions comme norme que » et la phrase prescriptive : « Nous, peuple français, devons accomplir l’action α », les deux nous occupent la différente position sur les instances de chacune des deux phrases : la première est « le destinateur de la norme » ; la deuxième « le destinataire de l’obligation ». En somme, selon Lyotard, “D’un côté : Je déclare ; de l’autre : Tu dois. Le nom propre masque ce déplacement, et le nous aussi, parce qu’il peut réunir je et tu. Reste que, dans l’obligation, je est l’instance qui prescrit, et non celle à qui s’adresse la prescription. On peut faire la loi et la subir, mais pas « à la même place », c’est-à-dire pas dans la même phrase. Il faut en effet une autre phrase (normative) pour légitimer la phrase prescriptive. De cette seule dualité naît déjà un soupçon sur l’identité de celui qui dit le droit avec celui auquel le droit s’applique[…].”(DI, n° 155.) Etant donné que la phrase prescriptive ne peut pas être légitimée par elle-même, pour la légitimer, il lui faut autre phrase, autre position. Cette hétérogénéité des phrases montre l’impossibilité de la commutabilité. Si la phrase prescriptive est légitimée par la phrase normative, la dernière est-elle à son tour légitimée de quoi ? Il est maintenant temps de préciser la différence de la phrase prescriptive avec la phrase normative par rapport à la question de la légitimité malgré leur ressemblance. Pour Lyotard, “Il suffit à la norme d’être formulée pour être la norme et pour que l’obligation qu’elle norme soit légitimée. Son destinateur est aussitôt le législateur, le destinataire de l’obligation aussitôt tenu de respecter la prescription. La performative effectue la légitimation de l’obligation en la formulant. Nul besoin d’enchaîner sur la norme pour avérer sa légitimité.”(DI, n° 155.) En somme, l’obligation du destinataire est légitimée par la formulation à la norme et sa légitimité est effectuée par la performative du destinataire. Telle est là la singularité de la phrase normative. Autrement dit, “L’obligation en elle-même, au sens éthique strict, n’a pas besoin de l’autorisation d’une norme pour avoir lieu, c’est l’inverse […] : en légitimant la 159 prescription, on supprime la dissymétrie de l’obligation, qui distingue le régime de la phrase prescriptive. Mais c’est précisément une fonction ou du moins un effet de la normative que de symétriser la situation de l’obligé.”(DI, n° 206.) En somme, l’obligation ne nécessite pas l’autorisation d’une norme, mais c’est une norme qui nécessite l’autorisation de l’obligation. En bref, la normative est légitimée par la formulation à la norme. A partir de cette distinction entre la phrase normative et la phrase prescriptive, Lyotard entreprend maintenant d’établir la pureté des phrases prescriptives. A la différence de Kant qui considère la prescription morale comme le résultat d’une transaction de représentations du pouvoir intellectuel, Lyotard l’attribue au nom d’une famille de phrases particulières. Par opposition à Kant qui élabore cette obligation éthique, Lyotard indique ici qu’il y a une confusion entre le genre de discours et le régime de phrase. Voilà pourquoi Lyotard reproche à Kant de subordonner la phrase prescriptive du genre du discours au régime de phrases 224. Selon lui, “Cette faculté d’ordonner et d’obéir en toute liberté, quelles que soient les circonstances, ne peut manquer de faire songer à l’autonomie de la volonté qui est pour Kant « le principe unique de toutes les lois morales et des devoirs qui y sont conformes »[…].”( LL, p. 129.) En somme, la philosophie pratique de Kant soumet la phrase prescriptive au régime normatif. Lyotard refuse ce glissement par la réinterprétation langagière des notions transcendantales de Kant. En outre, Lyotard voit chez Lévinas une telle tendance de Kant225 au point que le souci du premier qui entend “sauvegarder la spécificité du discours prescriptif” a ressemblance avec “le soin que Kant met dans la deuxième Critique à rendre les principes de la raison pratique indépendants de ceux de la raison théorique”(LL, p. 224 . Lyotard distingue les « genres de discours » des « régimes de phrase » dans l’aspect de leur fonction. Comme le dit bien Gualandi, “un régime de phrase s’instaure par une sorte d’action quasicausale exercée rétroactivement par une phrase sur les instances présentées par l’univers de la phrase qui la précédait, action qui détermine le rôle que les instances « destinateur, destinataire, sens et référent » jouent dans cet univers, et qui soumet ainsi la phrase à un régime de phrase – à une faculté – particulière. Les genres de discours, en revanche, exercent leur action non pas rétroactivement, vers le passé, mais en avant, vers une fin à réaliser dans le futur.”(A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 97.). C’est par ce un caractère final que Lyotard distingue un régime de phrase d’un genre du discours 225 . Lyotard remarque la tendance kantienne de Lévinas : “L’Auteur d’Autrement qu’être paraît bien s’accorder avec celui de la Critique de la raison pratique pour interdire que la maxime de volonté, si elle doit être morale, puisse être inférée à partir d’énoncés décrivant le contexte empirique, qu’il soit psychologique, social ou historique, et puisse être justifiée par les divers « intérêts » qu’il comporte. De tels énoncés, qui seraient dénotatifs, ne manqueraient pas de faire comprendre l’acte comme l’effet de causes, et par-là même ils lui retireraient sa spécificité d’être une cause non causée, à laquelle il doit de n’être pas un phénomène objet d’une science de ce qui est, mais l’expression, insaisissable par aucune intuition sensible, d’une liberté nouménale. Cette assimilation, pour tentante qu’elle soit, doit pourtant être rejetée.”(LL, p. 129.) 160 129.). Autrement dit, à l’instar de Kant qui entreprend de déduire les principes propres de la raison pratique ne dépendant pas de ceux de la raison théorique dans la Critique de la raison pratique, Lévinas, lui aussi semble essayer de trouver la justification logique de la phrase prescriptive par elle-même. C’est pourquoi Lévinas affirme vigoureusement la radicalité de l’éthique comme philosophie première. Dans la fin de son livre intitulé Ethique comme philosophie première, Lévinas pose des questions ontologiques afin de donner la radicalité à l’éthique : “Etre ou ne pas être – est-ce là la question ? Est-ce la première et la dernière question ? L’être humain consiste-t-il à s’efforcer d’être et la compréhension du sens de l’être – la sémantique du verbe être – est-elle la première philosophie s’imposant à une conscience qui d’abord et d’emblée serait savoir et représentation conservant son assurance dans l’être-pour-la mort, s’affirmant comme lucidité d’une pensée pensant jusqu’au bout, jusqu’à la mort et qui, jusque dans sa finitude – déjà ou encore bonne et saine conscience sans question quant à son droit d’être –, est ou angoissée ou héroïque dans la précarité de sa finitude ? Ou la première question ne se lève-t-elle pas de la mauvaise conscience ? ”226 Cette question montre ainsi que l’éthique ne se déduit pas de l’ontologie : “Question du sens de l’être – non pas l’ontologie de la compréhension de ce verbe extraordinaire, mais l’éthique de sa justice. Question par excellence ou la question de la philosophie. Non pas : pourquoi l’être plutôt que rien, mais comment l’être se justifie.” 227 Lévinas élabore ainsi l’éthique comme la philosophie première : la question de la philosophie est de savoir la légitimité de l’être plutôt que son sens. Cette pensée de Lévinas incite Lyotard à reprendre la conception du langage et de l’Etre. Lyotard précise que “l’ontologie n’est enfin qu’un autre mot pour le métalangage portant sur les énoncés descriptifs”(LL, p. 128.). Donc, pour lui, l’éthique comme les énoncés prescriptifs ne peut venir de l’ontologie comme les énoncés descriptifs. En ce sens, Lyotard remarque que la tension propre à l’œuvre de Lévinas est celle du “statut à donner aux rapports entre les énoncés prescriptifs et les énoncés descriptifs, donc entre l’éthique et la logique propositionnelle ou spéculative”(LL, p. 127.). Dès lors, Lyotard en arrive à affirmer le primat du prescriptif, qui “justifie en dernière analyse qu’il faille juger, et qu’il faille une 226 . E. Lévinas, Ethique comme philosophie première, pp. 107-108, Editions Payot & Rivages, Paris, 1998. 227 . Ibid., pp. 108-109. 161 philosophie pour juger en justice.”228 Car il lui semble que la phrase prescriptive, le tu dois, est le “fondement de notre « être ensemble » éthique et politique”229. En ce sens, Lyotard prétend le primat de la prescription comme le fondement de la coexistence. Dans ce contexte, Derrida fait justement remarquer que “la phrase prescriptive, elle, exige une phrase ultérieure, une phrase de plus. Cette phrase de plus, c’est au destinataire, ici, au lecteur, qu’elle revient ; c’est à lui donc ici à nous, qu’il revient d’enchaîner, fût-ce, comme il est dit ailleurs, d’une « dernière phrase ».”230 Lyotard dira : “C’est pourquoi l’on a coutume de dire que l’obligation comporte la liberté de l’obligé. C’est une « remarque grammaticale », elle porte sur le mode d’enchaînement qui est appelé par la phrase éthique.”(DI, n° 155.) En notant un tel lien entre l’obligation et la phrase éthique, Derrida précisera que c’est à nous de l’enchaîner : “Si l’on l’entend comme une obligation, la phrase éthique « il n’y aura pas de deuil » suppose, de façon quasi grammaticale, donc, qu’une phrase vienne en réponse du côté de quelque destinataire. D’avance elle l’appelle.” 231 Il est indiscutable que la phrase prescriptive qui est ainsi comprise comme l’obligation exige la réponse du côté du destinataire. S’il n’y a aucune réponse du côté de destinataire, l’enchaînement de la phrase éthique ne serait pas possible. Comme nous l’avons vu plus haut, pour Lyotard, à l’absence de la faculté de juger, dans le domaine éthique aussi, comme dans des autres domaines, le différend devient le principe majeur. Il a alors mis à jour que notre expérience éthique de la liberté et de la loi morale est au niveau langagier irréductible. Il a éclairé la relation éthique asymétrique, singulière et immédiate en fonction d’expliciter la différence subtile entre la phrase normative et la phrase prescriptive. Dès lors, en nous avertissant que la réduction de la phrase prescriptive à la phrase normative décharge au destinataire l’angoisse de l’idiolecte, il a affirmé l’irréductibilité de la phrase prescriptive à la phrase normative et la pureté de la première par rapport à la dernière. Dès lors, en critiquant Kant et Lévinas qui sont enclins à soumettre la phrase prescriptive des genres du discours au régime normatif, Lyotard a élaboré dans la perspective de la coexistence éthique et politique le primat de la prescription. Si tel 228 . Olivier Dekens, Lyotard et la philosophie (du) politique, op. cit., p. 19. . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 95. 230 . J. Derrida, “Lyotard et nous”, in Jean-François Lyotard. L’exercice du différend, sous la direction de Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner Gérald Sfez, p. 173, Presses Universitaires de France, Paris, 2001. 231 . Ibid., p. 173. 229 162 est le cas, notre question est celle-ci : comment une prescription en général a-t-elle l’autorité d’obliger son destinataire ? 2. L’ECART ENTRE LA PHRASE COGNITIVE ET LA PHRASE ETHIQUE Cette problématique de légitimité de la prescription nous conduira au problème de la déduction. “Légitimer la loi, ce serait, nous dit Lyotard, la déduire.” “Répondre à cette question serait déduire la prescription”(DI, p. 174.). Or, il semble que la phrase prescriptive ne puisse pas être déduite sans perdre sa spécificité. Lyotard analyse la question de la déduction du principe moral de Kant dans la Critique de la raison pratique qui déduit les principes de la raison pratique de la condition de la possibilité des principes de la raison pure. A la différence des phrases de la raison théorique qui déduisent ses principes non pas “spéculativement à partir de « sources a priori de la connaissance » (comme le croit le dogmatisme)”, mais font fonds sur “cet expédient, qui est l’expérience”(DI, p. 174.), les phrases de la raison pratique ne peuvent déduire ni de la source a priori de la connaissance ni de l’expérience. Ici, Lyotard nous rappelle la différence ineffaçable entre les phrases de la raison théorique qui sont descriptives, cognitives, et les phrases de la raison pratique qui sont prescriptives. Dans le cas de la phrase de la raison théorique, Lyotard observe d’abord que rendre possible la déduction des principes de la raison théorique et la causalité qui est l’axiome des énoncés dénotatifs, c’est l’isomorphie entre le métalangage et la langue-objet. En somme, pour lui, c’est cette relation isomorphe du transcendantal et de l’empirique qui “permet à Kant de déclarer que la déduction des principes, incapable de se faire directement « à partir des sources », se sert de l’expérience comme d’un Surrogat”. De là, Lyotard précisera le rapport entre le métalangage et le langage-objet de la science : “Le métalangage qu’est le discours critique effectuant la déduction des principes de la science, et notamment de la causalité, reste isomorphie, à son niveau, au langage-objet de la science qui est son référent.”(DI, p. 175.) Mais, dans le cas de la phrase de la raison pratique, cette isomorphie entre le métalangage critique de la déduction et la langue-objet comme son référent ne rend plus possible 163 la déduction. Car entre le métalangage descriptif de la déduction et sa supposée langue-objet qu’est la phrase prescriptive il y a l’hétérogénéité : tandis que les phrases descriptives sont régies par des principes comme la causalité, les phrases prescriptives ne le sont pas, mais plutôt elles-mêmes la cause des actes, c’est-à-dire « la causalité pure, ou spontanéité » : “C’est pourquoi, s’agissant de la déduction qui doit légitimer les prescriptives par le principe pratique, « on ne peut espérer réussir aussi bien que quand il s’agissait des principes de l’entendement pur théorique »[…].”(DI, p. 175.) Kant reçoit ici son échec de la déduction de la loi morale : celle-ci ne recourt ni aux principes de l’entendement pur théorique ni à l’expérience. En raison de l’hétérogénéité entre le métalangage descriptif de la déduction et sa langue-objet, Kant est condamné à cesser tout l’effort de la déduction de la loi morale qui cherche en dehors d’elle-même. Mais, il n’est pas pour autant qu’il ne puisse pas l’abandonner puisque, dans ce cas-là, il se heurte à la loi morale sans légitimation. Dès lors, au lieu de déduire la loi morale, Kant se tourne vers l’intérieur de celle-ci. Selon Lyotard, Kant dira enfin que la réalité objective de la loi morale “« se soutient par elle-même[…] »”(DI, p. 176.). Alors, en ce sens précisément, la réalité de la loi morale elle-même, c’est une issue que Kant peut choisir pour la déduire. C’est pourquoi Lyotard demande s’il faut donc abandonner tout essai de légitimer la phrase prescriptive. Mais, dans ce cas, c’est l’autorité qui est mise en question. A partir de cet abandon de la déduction du principe moral, Lyotard note alors un tour singulier que Kant prend. En somme, il n’en reste pas moins que “le fonctionnement de la déduction peut être maintenu, mais à condition d’en inverser le sens”(DI, p. 176.). La déduction du discours transcendantal de Kant devrait alors être faite du discours de la science. Autrement dit, le métalangage de la déduction devrait tirer la loi morale à partir de la langue-objet. Il y a là un virage d’une déduction : “Le métalangage critique devait chercher à tirer d’une langue-objet le principe autorisant les phrases prescriptives qui s’y trouvent. S’il y était parvenu, c’eût été au prix de supprimer le problème : les prescriptives situées sur l’instance référent de l’univers de la phrase critique (la déduction) seraient autonymisées par là même […] et cesseraient d’être prescriptives, c’est-à-dire causes spontanées, pour devenir en effet des « objets », c’est-à-dire des effets du principe sur lequel la déduction aura conclu.”(DI, p. 176.) Le métalangage n’aboutit ainsi à tirer la loi morale d’une 164 langue-objet qu’au prix de perdre la spécificité des prescriptives. Ce virage de la déduction permet à Kant de voir la liberté être déduite au lieu de la loi morale. Dans ce processus de la déduction, Kant parvient à une nouvelle déduction qui se fait inversement à partir de la loi morale. En somme, il y a ici le déplacement de la loi de la « conclusion » à la « prémisse » dans l’argumentation justificatrice. Autrement dit, la loi n’est pas “la phrase autorisant les prescriptions, phrase que le métalangage aurait extrait de la langue-objet”, mais “une phrase de cette langue-objet, dont le métalangage vient inférer qu’elle présuppose pour s’autoriser une phrase assertant la liberté. Tel serait le renversement de la déduction : « Ce principe moral [la loi] sert inversement lui-même de principe à la déduction d’un pouvoir impénétrable […], je veux dire le pouvoir de la liberté »[…]”(DI, p. 176.). Nous voyons ici le renversement de l’objet de la déduction. Maintenant, la loi morale n’est plus l’objet de la déduction, mais en devient le principe. Dès lors, Kant parvient à déduire la liberté à partir de la loi morale. Etant donné que la liberté n’est pas le fait de l’expérience, elle ne peut être trouvée que dans le métalangage de la raison pratique « sous le commentaire », à la différence de la loi qui appartient à une langue-objet, non pas à un langage transcendantal. N’oublions pas ici que la liberté se trouve déduite de la loi, non pas l’inverse. La réflexion de ce point de jonction entre loi et liberté invitera Kant à dire un nouveau fait, qui est différent au fait de l’expérience. Selon Lyotard, “Toutes les deux placent en effet la loi dans le domaine que constitue la langue-objet de leur propre commentaire, et toutes les deux reconnaissent que ce domaine-objet n’est pas celui de l’expérience.”(LL, p. 132.) Voilà pourquoi Kant propose “« d’appeler la conscience de la loi fondamentale un fait [Faktum] de la raison […] ». Dans ce factum, « la raison pure se manifeste comme réellement pratique en nous ». Seulement, ce fait, « absolument inexplicable », est plutôt une sorte de fait, un quasifait : la réalité de la volonté pure, explique Kant, est, « dans la loi morale, donnée a priori comme par un fait [Factum] » [ …]”(DI, p. 176.). Ce fait de la raison semble évidemment différent au fait de l’expérience simple au point qu’il est “si peu un fait au sens empirique, si peu capable d’être subsumé sous un concept qui, après déduction, permettrait en retour d’en fixer la place dans une expérience morale, que Kant, quand il le compare à l’expérience sensible, le nomme une idée”(LL, p. 132.). En bref, le fait de la prescription n’est pas le fait de l’expérience sensible, mais le fait de la volonté pure. Vu que l’expérience morale qu’est le fait de l’obligation est 165 placée au-delà de l’expérience sensible, selon Lyotard, si “l’obligation est reçue, c’est pourquoi on peut l’appeler une sorte de fait. Mais elle est reçue par la faculté de désirer, et dans une nature idéelle, non par la sensibilité dans le monde réel.”(DI, p. 177.) La phrase éthique est ainsi cachée aux yeux de la sensibilité et au-delà de la faculté de connaître. Elle relève d’une nature idéelle, non pas du monde sensible. Elle ne se manifeste que par des déterminations de la volonté. De ce fait, Lyotard nous rappelle que le Factum de la loi morale chez Kant est pour ainsi dire un pontage entre le champ de la transcendance et celui de l’expérience ou le point de jonction entre la transcendance et l’immanence de la raison dans la forme du prescriptif : “si le « fait » du Tu dois circonscrit une nature idéelle, comme il est néanmoins efficient puisqu’il suscite ces effets que sont les actes qui y répondent (les « responsabilités » de Lévinas), c’est donc « que la raison est ellemême par les idées une cause efficiente dans le champ de l’expérience », et qu’ainsi « son usage transcendant » est, grâce au Factum de la loi morale, « changé en un usage immanent » […]. La raison reste transcendante quand elle veut circonscrire dans son commentaire l’essence de la nature empirique, mais cette transcendance est ce qui assure son immanence quand, dans la forme du prescriptif, elle constitue la nature idéelle.”(LL, p. 133.) Ainsi, pour Lyotard, c’est le Factum de la loi morale qui rend possible le passage de l’usage transcendantal de la raison à son usage immanent. Ce serait la « merveille » de la loi morale chez Kant et « la présence de la transcendance » chez Lévinas. Mais, notons ici que la phrase prescriptive qu’est le fait de l’obligation ne peut pas être réduite puisqu’elle est une sorte de fait, un quasi-fait. Il s’agit donc de savoir comment prescrire proprement une telle phrase prescriptive. En notant que prescrire chez Kant, “voilà l’axe, c’est « être cause d’objets »”, lorsque l’énoncé prescriptif est l’objet de commentaire, Lyotard observe comment se renverser par la réflexion critique le sens de la causalité des objets sur les représentations dans le cas de l’énoncé dénotatif : “la déduction proprement dite, vient en conséquence de ce renversement, qui s’énonce dans l’exposition du principe de la raison pratique. Car si la prescription doit être cause d’objets, elle ne peut recevoir son pouvoir d’efficience d’aucun objet donné dans l’expérience.”(LL, p. 133.) Lyotard observe ici que comme le renversement du sens de la déduction de la phrase prescriptive prend forme pour Kant du retour à la phrase dénotative, le sens de la causalité, qui est le principal des axiomes des phrases dénotatives, devrait d’abord être inversée au cours de ce retour. 166 Selon cette idée, “Kant se justifie tout au long de la section qui suit la Déduction ; bien plus il y revendique ouvertement l’usage inversé, c’est-à-dire nouménal, qui est fait de la causalité dans la seconde Critique.”(LL, p. 134.) Pour valider cet usage inversé, à propos du même concept de cause, la phrase prescriptive qui est l’usage du désir ne peut pas manquer au moins d’être semblable à la phrase dénotative qui est l’usage du savoir.232 A partir de cela, Lyotard nous montre que “l’énoncé de la loi a pour principale fonction de maintenir l’impératif dans les limites de l’indicatif, c’està-dire de subordonner le mode « inversé » de la causalité dans le désir à son mode direct dans le savoir, ou encore d’identifier à la prédication qui dénote une « nature » donnée la prédication qui prescrit une « nature » idéelle”(LL, p. 134.). Ainsi, si la fonction de l’énoncé de la loi consiste à subordonner la faculté de désirer à la faculté de connaître et à identifier à la prédication dénotative la prédication prescriptive, il s’agit alors d’exposer la forme dénotative cachée dans l’impératif catégorique. En effet, la raison pratique est chez Kant puissance qui énonce une nature, à savoir « législation » et en même temps puissance qui institue une nature, à savoir « causalité efficiente ». C’est le double puissance de la raison pratique qui rend possible l’identification entre les deux. A partir du renversement de la Déduction de la loi morale et surtout du renversement de l’usage de la causalité en transformant celle-ci qui synthétise une nature dans le domaine de la raison théorique en celle qui produit une nature dans le domaine de la raison pratique, Kant en arrive à la fin à déclarer cette équivalence entre un énoncé prescriptif et un énoncé descriptif sous une forme de la loi. Selon Lyotard, “comme législation, elle (la raison pratique) requiert l’universalité pour condition de toute obligation d’agir. Comme causalité, elle requiert la volonté pure, c’est-à-dire la liberté, qui émancipe ses effets de la nature expliquée par la raison théorique et qui les place dans une nature suprasensible.”(LL, p. 138.) Kant affirme ainsi l’équivalence de ces deux puissances de la raison pratique, à savoir celle de la raison de la législation avec la raison du désir. C’est pourquoi Kant souligne l’identité immédiate de la raison pratique avec la volonté : “la volonté n’est pure que si elle est « absolument » et « immédiatement » 232 . Dans la Critique de la raison pratique, Kant est en effet exigé de dilater l’usage du concept de la causalité qui n’est d’une façon limite appliquée qu’à l’objet de l’expérience sensible. Selon Lyotard, “« Nous ne sommes pas contents de l’application de ce concept [la causalité] aux objets de l’expérience », écrit-il, « nous désirons en faire usage pour les choses en soi » […] ; or, nous y sommes autorisés par la Critique de la raison spéculative elle-même qui, en faisant de ce concept un principe de l’entendement et non pas comme Hume l’affirmait un habitus né de l’expérience, l’a doté d’un statut transcendantal. Que cet a priori ne puisse valoir hors de son application aux données de l’expérience, c’est la règle de la connaissance.”(LL, p. 134.) 167 déterminée. Alors, « elle fait tout un (einerlei) avec la raison pure pratique »[…].”(LL, p. 139.) En un mot, c’est l’identité immédiate entre la raison et la volonté qui rend possible la déduction de la liberté de la loi morale. Mais, le renversement de l’usage de la causalité de la raison théorique à la raison pratique apparaît pour Lyotard comme autre chose que l’inversion simple du sens sur un même axe comme dans le cas de Kant. Ce renversement kantien de la causalité n’est possible que s’il présuppose la transformation réciproque, mais celle-ci échappe à la logique propositionnelle : “quand elle déplace la cause du côté du « noumène » à partir de la position « phénoménale » que lui reconnaît la raison théorique, elle n’opère pas, ou pas seulement, comme une transformation réciproque, qui inverse l’ordre de la prémisse et de la conclusion dans les énoncés, ni d’ailleurs comme aucune des trois autres transformations qu’admet la logique propositionnelle ; mais ce qu’elle introduit comme la prémisse de cette conclusion qu’est l’énoncé prescriptif de la loi morale, c’est le « sujet » de l’énonciation de cet énoncé lui-même.”(LL, pp. 139-140.) Lyotard nous montre qu’à cause de l’identification de la raison pratique avec la volonté, le problème du renversement de l’usage de la causalité a ainsi fait Kant se confronter à la pétition du principe. En fonction de la déduction de l’énoncé prescriptif, Kant parvient à attribuer à ce sujet la place de la loi morale comme une prémisse idéellement expérimentée. Mais, pour Lyotard, “si la volonté reste « inintelligible », c’est qu’elle ne peut pas être placée dans un énoncé propositionnel, c’est-à-dire dans un discours à fonction dénotative, lequel relève de la raison théorique et n’a rien à faire avec ce genre d’inintelligibilité. Quand Kant dit que la volonté, si elle est pure, prescrit la loi, il la maintient en principe en dehors de l’énoncé de cette loi : ce que marque la forme impérative dudit énoncé.”(LL, p. 140.) Lyotard observe ici que c’est la volonté qui occupe la place du sujet de l’énonciation prescriptive qui est inintelligible. Autrement dit, les données dans le domaine de la raison pratique sont produites par la volonté, le pouvoir du sujet de l’énonciation pratique. En un mot, pour Kant, la raison théorique qui porte sur la causalité descriptive s’identifie avec la raison pratique qui porte sur la causalité prescriptive. De ce côté-là, pour sauver l’énoncé kantien de la pétition de principe, il faut recourir au métalangage dénotatif. Selon notre auteur, “Mais ce recours est en même temps une sorte de scandale, puisqu’il repose sur l’équivalence, dans l’énoncé de deuxième rang, entre une expression prescriptive et une expression dénotative : c’est 168 le scandale que Lévinas dénonce d’une phrase […]. Car cette équivalence n’est autre que l’infatuation du Moi dans le savoir. […] L’ordre qu’il reçoit n’est vraiment un ordre que s’il est médiatisé par un métaénoncé dénotatif.”(LL, p. 143.) Lyotard observe ici chez Kant et Lévinas le déplacement du Tu en tant que destinataire de la loi morale au Je en tant que destinateur. Afin que la prescription puisse être réduite, Kant et Lévinas supposent cette symétrie entre moi et l’autre que Lyotard rejet selon son principe du différend. Lyotard affirme ici que comme il y a “une dissymétrie ineffaçable entre le destinateur et le destinataire de l’ordre”(LL, p. 144.), la réduction de la prescription n’est pas possible. Pour sortir de cette pétition du principe, Kant montre, selon Lyotard, que “la phrase éthique apporte une preuve « suffisante » […] de la « réalité objective » de la causalité libre. « Elle change l’usage transcendant de la raison en un usage immanent (de sorte que la raison est elle-même par les idées une cause efficiente dans le champ de l’expérience) » […]”(DI, p. 179.). En l’occurrence, dans la mesure où “la phrase : je peux doit être la même phrase que : Tu dois”(DI, p. 178.), Lyotard dira : “Le pouvoir du Je peux n’est pas seulement le pouvoir de n’être pas déterminé par les séries qui forment le monde de l’expérience, il est positivement le pouvoir d’obliger, il est immédiatement le pouvoir de la loi.”(DI, p. 179.) Ecartée de la phrase cognitive et des faits empiriques, la phrase éthique qu’est l’« immanence » de la raison pratique est ainsi pour Lyotard comprise comme l’instance du destinateur. Etant donné que ni concept, ni expérience sensible ne peut donner la déduction de la liberté, la réalité de l’expérience éthique est alors condamnée à être assurée par elle-même. Selon Lyotard, c’est pourquoi Kant conclut que “la liberté est une causalité originaire, ce monstre cognitif”(DI, p. 181.). Il paraît évident qu’il y a là l’abîme infranchissable entre la phrase cognitive et la phrase éthique ou entre la phrase descriptive et la phrase prescriptive. C’est la raison pour laquelle Kant parvient à reconnaître l’impossibilité de ce passage. Lyotard déclare alors qu’il n’est pas possible de légitimer la phrase éthique : “La phrase prescriptive pure n’est pas légitimée et pas légitimable sauf à disparaître comme obligation, c’est-à-dire à perdre sa spécificité.”(DI, p. 177.). Cela revient à dire qu’il n’y a pas de quelque chose de laquelle on déduit pour légitimer la phrase prescriptive. Cependant, “inversement, la phrase prescriptive prise comme quasi-fait peut servir de point de départ à une déduction, celle de la liberté. Si tu dois, c’est que tu peux.”(DI, p. 177.) Ici, la liberté déduite de la loi morale chez Kant n’est pas la 169 possibilité au sens de contingence, mais plutôt au sens de la spontanéité, spontanéité de la situation d’obligation : “Ce qui est invoqué dans la phrase de la liberté n’est pas un pouvoir au sen d’une éventualité, mais au sens d’une capacité d’agir, c’est-à-dire d’être cause première du point de vue cosmologique. Elle ne peut être validée dans l’expérience. On ne saurait présenter aucun fait qui puisse servir d’exemple à cette cause première ou spontanéité.”(DI, p. 178.) Vu que la liberté est comprise comme cause première ou spontanéité, elle ne peut pas être validée par les faits empiriques ni par les concepts qui en rendent possible la connaissance. En ce sens, la demeure de la prescription, ce serait l’extérieur du domaine de la connaissance. En somme, il n’y a pas de légitimité sans que la phrase prescriptive soit subordonnée au régime de phrase233. Si la liberté peut être déduite par le sentiment d’obligation, celui-ci devrait impliquer celle-là. Car la liberté n’est pas déduite à la même manière de la déduction des principes de la connaissance dans la Critique de la raison pure. A proprement parler, “La liberté est déduite à l’intérieur même de la phrase d’obligation comme l’implication immédiate d’un destinateur à partir de cet effet qu’est le sentiment du dessaisissement qu’éprouve le destinataire… On ne peut pas dire stricto sensu que la liberté rend possible l’expérience de la moralité, l’obligation. Celle-ci n’est pas un fait qu’on puisse attester, mais seulement un sentiment, un fait de la raison, un signe. La liberté est déduite négativement.”(DI, p. 179.) Car elle ne peut déduire ni des faits ni des cognitives devant le quasi-fait de l’obligation. En d’autres termes, à la différence des concepts qui rendent possible la connaissance des faits empiriques dans le domaine de la raison théorique, la liberté ne rend pas possible le sentiment de l’obligation dans le domaine de la raison pratique. Vu qu’elle n’est déduite ni du concept ni de l’expérience sensible, la liberté n’est alors déduite que d’une façon négative. A partir de là, Kant ne serait obligé de chercher la légitimité d’un domaine de la raison pratique qu’à son intérieur en rompant le branchement avec la raison théorique. Lyotard note alors le changement de l’attitude de Kant dans le cours de la transmission : celui-ci “en vient à l’usage d’un mode de passage qui n’est plus l’extension simple d’une légitimation d’un domaine à l’autre, mais l’établissement 233 . Selon Lyotard, “ce qui est perdu dans cette subordination des prescriptifs aux descriptifs, c’est la force exécutoire des premiers, et le type de validité qui leur est propre. Ou pour le dire autrement, cette subordination a pour effet de transformer tous les ordres en « images » métalinguistiques d’euxmêmes et chacun des termes qui les composent en autonyme de lui-même.”(LL, pp. 128-129.) 170 d’un différentiel des légitimations respectives. Le « comme si » est le nom générique de ce différentiel”(DI, p. 181.). Ce que Kant transmet donc dans le domaine éthique, ce n’est pas simplement ce qui n’appartient qu’au domaine de la raison théorique, la forme des intuitions, des concepts, mais la forme de la loi de la liberté qui appartient au domaine de la raison pratique. Vu que l’entendement chez Kant “« fait de cette loi naturelle simplement un type d’une loi de la liberté »”(DI, p. 181.), selon Lyotard, le jugement éthique fait fond sur cette forme théorétique : “C’est le type de la légalité qui guide formellement la maxime de la volonté dans la formulation de l’impératif catégorique, et aussi dans l’évaluation de l’action juste.”(DI, p. 182.) C’est au niveau de la loi même que Kant cherche à trouver la conformité entre la phrase cognitive et la phrase éthique. Ce type de la légalité introduit à son tour “l’Idée d’une nature suprasensible dans toute la problématique de la volonté”(DI, p. 182.). Ce serait pour ainsi dire un lieu de rencontre de la connaissance avec l’obligation. Cependant, Lyotard refuse de conformer le régime de la connaissance au régime de la volonté tel que Kant le fait. Car, pour lui, la causalité opère d’une façon différente l’un à l’autre dans les deux domaines. Alors, la forme de la légalité ne s’y applique pas pareillement. En somme, à la différence du domaine du monde sensible qui lie par un concept des phénomènes comme la série entre causes et effets, le domaine de l’éthique se signale par “une Idée de l’efficacité immédiate de la raison pure pratique ou liberté sur la maxime de l’action”(DI, p. 182.). En somme, “un sentiment d’obligation, le respect” dans le deuxième cas qui constitue “la situation de la moralité”, n’appartient pas à “la série des phénomènes”, mais est “rattaché réflexivement, comme effet, à une cause inconnaissable, la raison pure pratique, la volonté pure ou la liberté”(DI, p. 183.). Si la volonté pure, qui est inintelligible, est la cause des phénomènes, les énoncés du prescriptif sont obligés de renoncer à tout l’effort pour trouver sa légitimité. Car “L’obligation n’est pas conditionnelle, mais catégorique… Même prise comme « effet » d’une volonté pure, elle ne peut pas être à son tour la « cause » d’un effet, par exemple d’un acte qui résulterait d’elle. La causalité par liberté est immédiate, c’est-à-dire sans médiation, mais aussi sans récurrence. Son efficience est instantanée, la volonté pure oblige, et c’est tout. Elle n’est que « commencement ».”(DI, pp. 184-185.) En d’autres termes, une telle causalité ne donne que des signes qui ne sont ni des effets ni leurs chaînes. En somme, pour Lyotard, l’obligation n’est à même de produire ni la nature, ni même le suprasensible, ni même l’Idée. 171 Lyotard nous rappelle ici une menace qu’apporte l’analogie de la légalité par le type de la conformité à la loi. En citant alors la loi fondamentale de la raison pratique de Kant : “« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle[…] »”(LL, p. 135.), Lyotard indique la menace récurrente d’une apparence transcendantale pratique de cette analogie : “Si la maxime de ta volonté doit pouvoir être érigée en « loi universelle de la nature », constituer « une législation universelle »[…], c’est apparemment qu’entre je et tu la dissymétrie doit être oubliée au bénéfice d’un universel, « l’humanité », le nous des je et des tu échangeables.”(DI, p. 183.) Pour Lyotard, l’échangeabilité entre je, l’instance du législateur et tu, l’instance de l’obligé suppose leur concordance en oubliant la singularité du je et du tu sous le nom du nous. On ne peut réduire la légitimation éthique à la légitimation cognitive sous le commentaire de la phrase éthique que sur « la règle du consensus et de l’échangeabilité entre partenaires ». Mais, cette échangeabilité n’est pour lui qu’une illusion transcendantale. C’est pourquoi Lyotard soulève le problème de la possibilité d’une communauté des phrases éthiques que la question de la nature suprasensible implique. A cause de cette défaillance du consensus et de l’échangeabilité entre partenaires, Lyotard déclare l’absence de la communauté éthique. A partir de cette doctrine du différend éthique, comme l’indique Gualandi, “l’humanité occidentale n’aurait que le secours et la consolation qui lui sont offerts par une « fable postmoderne » un peu sentimentale et mélancolique.”234 Il y a là la misère de l’homme dans la condition postmoderne : en s’éloignant de Dieu, l’homme a perdu le fondement de son existence et alors le critère de la légitimation du savoir et de l’action. Donc, Lyotard dira que la fable postmoderne nous console de notre détresse et de notre misère. Il nous semble que c’est le corollaire de celui qui a perdu le Chemin, la Vérité. Car pour lui, il n’y a pas d’autre issue que le rationalisme qui ne nous conduit immanquablement qu’au désespoir et que l’irrationalisme qui ne nous conduit qu’à déclarer la défaillance de l’homme, du sujet. En somme, Lyotard approfondira d’autant plus ce point en montrant qu’il n’y a qu’une vérité sans la Vérité. Alors, nous aimerions suivre le problème de la vérité chez lui dans le chapitre prochain. Nous allons aussi affronter Lyotard et Thévenaz qui s’opposent l’un à l’autre par rapport au problème de la vérité. 234 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 158. 172 CHAPITRE IV : LA VERITE SANS LA VERITE “La vérité éternelle se rapporte à un être existant.”(HRC, p. 202.) 1. LA VERITE ET L’EVIDENCE La connaissance retient la contrainte au point qu’il y a de la force irrésistible des vérités scientifiques et même des simples vérités empiriques. D’où la contrainte de la connaissance vient-elle ? Les philosophes entendent élever cette contrainte qu’exerce la connaissance raisonnable et légitime. Le problème de cette contrainte ne peut pas être négligé par les philosophes. En outre, ce problème s’occupera la place centrale de la philosophie moderne. En ce qui concerne l’origine de cette contrainte, selon Chestov, “si les philosophes tenaient davantage à l’impossible, si cette contrainte les troublait, s’ils la ressentaient comme une offense, peut-être que nombre de jugements considérés aujourd’hui comme nécessaires et, par conséquent, obligatoires pour tous, apparaîtraient absolument ineptes et ridicules. Et le summum de l’ineptie se trouverait être alors cette idée même d’une vérité qui contraint.”235 La tâche de la philosophie moderne consistera alors à libérer la vérité de la contrainte. Nous pouvons trouver cette tentative chez Descartes qui identifie la vérité à l’évidence. Pour s’affranchir d’évidences illusoires, Descartes fait du critère général de la vérité toutes les choses claires et distinctes dans la Méditation Troisième. Pour atteindre la vérité, il commencera alors à éliminer toute l’incertitude. Il fait l’expérience du doute des deux étapes : d’abord, il expérimente l’incertitude de la connaissance sensible de ses préjugés sans vigilance suffisante dans la Première Méditation et puis il doute la certitude de l’arithmétique, la géométrie et les autres 235 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 297. 173 sciences de la nature. Mais, il se convainc bientôt qu’elles contiennent quelque chose de certain et d’indubitable : “Car soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si claires et si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude.” 236 Notons ici que c’est à cause de l’évidence naturelle de la raison qu’il insiste sur l’impossibilité du doute sur la connaissance arithmétique ou géométrique : “Le voici donc en possession d’évidences indubitables, parce que rationnelles cette fois-ci. Le doute semble définitivement éliminé.”(HRC, p. 126.) La flèche du doute, qui a envahit la connaissance sensible, à son tour, ne pénètre pas la connaissance rationnelle. Car pour qu’il y ait des évidences indubitables, il ne faut pas mettre en doute l’évidence du statut de la raison. Dès lors, Descartes parvient par le doute méthodique à la vérité rationnelle en éliminant toute l’incertitude. Il s’agit alors de savoir comment établir l’évidence de la raison. Autrement dit, la question est de préciser l’évidence de la vérité. Pour reconquérir l’évidence du statut de la raison, évidence qui est intacte, Descartes a recourt à l’idée de l’existence de Dieu qui est garant de toutes les connaissances véritables : “Mais après que j’ai reconnu qu’il y a un Dieu, parce qu’en même temps j’ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu’il n’est point trompeur, et qu’en suite de cela j’ai jugé que tout ce que je conçois clairement et distinctement ne peut manquer d’être vrai.” 237 En somme, si nous reconnaissons le malin génie qui nous déçoit, toutes les choses distinctes et claires qui étaient le critère de la vérité ne pourraient plus être vraies. Autrement dit, toute évidence se disparaîtra. Il défend alors que le Dieu est créateur des vérités éternelles : “si Dieu est créateur libre des vérités, il peut en principe me tromper, et je ne suis plus assuré d’emblée même des évidences les plus certaines. Il n’y a plus d’évidences naturelles : l’évidence ne suffit plus à elle seule à fonder une vérité, elle n’est plus dernière et absolue. C’est pourquoi Descartes, fidèle à toute la philosophie chrétienne, pose le problème du fondement de l’intelligence et de la vérité.”(HRC, p. 319.) Alors, un Dieu trompeur, pour lui, n’est que l’hypothèse. Car s’il admet 236 . Descartes, Œuvres de Descartes. Tome IX. Méditations et principes, publiées par Charles ADAM et Paul TANNERY, p. 16, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1996. 237 . Descartes, Œuvres philosophiques. Tome II (1638-1642). Méditation cinquième, p. 478, Classiques Garnier Multimédia, Paris, 1999. 174 l’existence d’un Dieu trompeur, il ne peut jamais être certain d’aucune chose. C’est dire que Dieu est une source de la vérité. Toutefois, l’expérience du doute l’amène d’une façon inattendue à un doute hyperbolique, poussé au-delà de ses limites naturelles, au-delà des bornes du possible sur un plan tout différent. Dans sa Première Méditation, Descartes se demande en quelque sorte comme suit : “Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point que fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun lieu, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? ”238 Selon Thévenaz, ce recours à la garantie divine de Descartes, à son tour, nous montre que “même l’évidence doit être fondée et que l’intelligence humaine doit être située par rapport à Dieu dans chacune de ses démarches”(HRC, p. 319.). Thévenaz pénètre sur la pointe d’une aiguille cette attitude cartésienne : “Il estimait ne plus être dupe : eh bien ! il se supposera dupé tout de même, il fera même semblant de se duper luimême en émettant l’hypothèse «extravagante » d’un grand trompeur : le malin génie.”(HRC, p. 127.) Nous sommes ici en face de quelques questions : pourquoi poussons-nous ainsi le doute méthodique au-delà du doute réel ? En d’autres termes, en quelle raison nous n’arrêtons-nous pas au niveau du doute réel ? Est-ce par le simple souci d’épuiser entièrement les possibilités de douter ? Ces questions pourront nous éclairer plus profondément le problème de la vérité. A cause de l’hypothèse du malin génie, Descartes se trouvera en présence de la crise de l’évidence rationnelle qu’il veut tellement établir. Cette crise n’est pas le signe de la défaillance de la raison, mais plutôt est, pour De Waelhens, le moment de la conscience de soi : “L’hypothèse du malin génie est essentiellement faite en vue de reconquérir le problème de la vérité du vrai, c’est-à-dire du statut de la raison et de l’évidence. Elle fait naître une notion de la raison où celle-ci ne s’aliène pas dans ses applications et ses produits mais se révèle à elle-même comme conscience de soi. Elle pose le problème de la vérité comme problème du fondement de la vérité. Sans doute Descartes a-t-il, dans le fait, mal répondu à la question qu’il a eu le mérite d’énoncer sans détours : la véracité divine ne peut fournir le fondement recherché.” 239 En somme, pour le métaphysicien, il y a antinomie entre la raison élevée à la conscience de soi et la garantie divine. Thévenaz saisit ici l’hésitation de 238 . Descartes, Œuvres philosophiques. Tome II (1638-1642). Première Méditation, op. cit., p. 409. . Alphonse de Waelhens, “Pierre Thévenaz Historien de la philosophie et philosophe”, in RTHPH, 3e série, T.VI, p. 191, Lausanne, 1956. 239 175 Descartes “entre l’artifice du malin génie qui malmène l’évidence, mais met l’homme en possession de sa liberté, et la garantie artificielle d’un deus ex machina qui restaure l’évidence et rive l’homme à un ordre issu d’un libre décret divin, le métaphysicien ne met pas longtemps à donner la préférence et à discerner où est la plus grande pénétration”(HRC, p. 136.). Cette hésitation de Descartes montre bien qu’il ne peut pas supporter le doute hyperbolique puisque l’hypothèse du malin génie l’envahit profondément. Même si l’évidence de la connaissance arithmétique a bien résisté à l’épreuve du premier doute en raison de sa clarté et de sa distinction, elle tombe à son tour sur l’emprise possible du malin génie lorsque le doute rebondit en doute hyperbolique. L’hypothèse hyperbolique du malin génie entraîne ainsi à ébranler la certitude de la connaissance rationnelle. Ce doute hyperbolique remet-il en question la vérité de « deux plus trois font cinq » ? Certainement non, du moins pas directement. Parce que, sinon, il faut immédiatement entièrement abandonner la connaissance arithmétique. Nous ne proclamons pas ici son inutilité. Si tel est le cas, qu’est-ce qui fait problème ? A cette question, en faisant remarquer que la vérité de « deux plus trois font cinq » n’est plus remise en question, Thévenaz écrit : “C’est au contraire l’assentiment que je donne aux évidences (donc ma raison même) qui est radicalement mis en question, et non pas du tout les raisons de cet assentiment puisque la présence de l’évidence rationnelle est la preuve qu’elles sont bonnes. La raison humaine est devenue question pour elle-même, et c’est son statut qui est en cause. L’incertitude qui renaît maintenant ne touche pas le contenu évident de 2+3=5, mais la situation de la raison humaine par rapport à la réalité dernière…”(HRC, p. 128.) Pour mieux dire, le fait même de douter révèle à Descartes son imperfection et lui fait prendre conscience d’un défaut d’être. C’est-à-dire, il ne peut pas être l’auteur de son propre être dans la mesure où il est imparfait et doutant. Nous parvenons ici au point crucial pour la question de la vérité : la raison humaine sur la sellette met en problème. En d’autres termes, on retrouve que l’incertitude de la raison humaine qui part de l’épistémologie imprègne la métaphysique. Donc, c’est l’être de la raison même qui demeure plongé dans l’obscurité. Autrement dit, ce qui fait problème, c’est l’obscurité du statut ontologique de la raison humaine par rapport à une évidence parfaitement claire et 176 authentique. 240 La recherche de la certitude de la connaissance cartésienne l’a conduit ainsi à celle du statut métaphysique de la raison humaine. Il s’agit alors de savoir d’où vient l’obscurité. Si le statut ontologique n’est pas fixé, le fondement et la valeur dernière de l’évidence seraient dans l’indécision. De là, la question de l’évidence s’est dédoublée : l’un évidence indubitable, prise pour elle-même, l’autre évidence claire plongée dans l’obscurité, dans son rapport à la raison. Certes, ce qui est ici en question, c’est le rapport de l’évidence à la raison ou le rapport de la raison à l’évidence. Thévenaz a précisément saisi le point capital cartésien de ce rapport : “Pour que la science soit vraiment certaine, il faudrait que le rapport de l’évidence à la raison soit déterminé, qu’il soit inscrit dans l’évidence même, c’est-à-dire que, derrière la clarté de l’évidence, l’obscurité du statut de la raison ou de l’homme luimême soit dissipée.”(HRC, pp. 131-132.) Cela revient à dire que la racine de l’obscurité est attribuée au statut ontologique lui-même de la raison. Donc, celui qui recherche le contenu du vrai ou de la réalité dernière devrait lui-même se perdre dans l’évidence rationnelle. Car sa raison est servie d’un instrument pour comprendre le réel et pour conquérir la vérité sans se voir lui-même, sans douter rien de lui-même. En effet, comme le remarque Thévenaz, “Pour une raison instrumentale, la vérité ne peut être que adaequatio rei et intellectus.”(HRC, p. 132.) L’accord entre l’être et l’intelligence est en un mot le fondement dernier de la vérité. Ainsi donc, l’instrument-raison tend à immanquablement lui conférer aveuglément une valeur absolue et dernière. Ainsi, par l’évolution de la problématique de Descartes et, enfin, par la défaillance du fondement dernier du vrai, le problème de la vérité est pour lui transféré sur le plan du fondement métaphysique. Or, étant donné que adaequatio rei et intellectus ne peut y plus être le fondement du vrai, l’évidence, à son tour, se tire de la raison. Parce que la raison risque d’imposer l’obscurité à l’évidence, celle-ci fait écran à l’intérieur de la raison et la sépare d’elle-même. Ce qui fait problème, c’est la raison elle-même, non pas l’évidence. Cette séparation entre l’évidence et la raison entraînera à nous faire reprendre le rapport de l’évidence avec la raison. Pour Descartes, le doute de la connaissance sensible cachait la réalité à la raison. De la même façon, face à l’obscurité de la raison, l’évidence, à son tour, “risque de cacher la raison à elle-même. De par sa force contraignante, de par son irrésistibilité 240 . En fait, en tout lieu où une obscurité subsiste, le doute surgit immanquablement. Car l’obscurité, “quelle qu’elle soit, est une cause assez suffisante pour nous faire douter de ces choses” (Descartes, Œuvres philosophiques. Tome II. Méditation cinquième, op. cit., p. 570.). 177 même, l’évidence tend à aliéner la conscience[Cogimur assentiri (lettre à Regius 1640), cogitur assentiri (Entretien avec Burman, éd. Boivin, p. 8.)].”(HRC, pp. 132133.) C’est pourquoi Descartes se libère, par le doute hyperbolique, de la contrainte de l’évidence qu’une foi naïve en la raison nous entendrait imposer. Cette libération permet de rétablir de nouveau le lien de la raison avec l’évidence en prenant ses distances par rapport à elle-même : par l’hypothèse d’un malin génie, selon Thévenaz, Descartes en arrive à détacher l’écran métaphysique qui voile la raison à elle-même : “l’absolutisation inconsciente de l’évidence disparaît par la distance qui s’intercale entre l’évidence et la raison, par la dimension nouvelle qui s’ouvre à l’intérieur de la raison. […] ; elle la relativise, la désabsolutise, et la vérité prend une autre valeur.”(HRC, p. 134.) Le passage de la théorie de connaissance à la métaphysique par le doute méthodique et hyperbolique va ainsi de pair avec la désabsolutisation de la raison instrumentale et ébranle entièrement le rapport entre la raison et la réalité dernière. A partir de là, l’identification entre l’évidence et la raison se creuse. Dès lors, la raison se réveillera de son sommeil dogmatique et prendra conscience d’elle-même telle qu’elle est. La découverte de la conscience par ellemême ouvre ainsi un nouveau plan à propos de l’évidence. En somme, par le doute méthodique, Descartes parvient enfin à découvrir une évidence d’un type tout nouveau dans le cogito. Selon Thévenaz, cette évidence chez Descartes, c’est “une évidence dont la contrainte ne l’aliène pas, mais le libère en le mettant en possession de lui-même. Voici enfin une évidence qui par sa nature ne cache pas la raison à ellemême et ne fait plus écran. C’est que cette évidence-ci est par essence rapport de la raison à elle-même, c’est-à-dire conscience de soi.”(HRC, p. 134.) La prise de conscience de la raison vis-à-vis d’elle-même permet à Descartes d’échapper des tentations et des illusions de l’évidence. Pour ainsi dire, il a conquis sa liberté par rapport à l’évidence. Alors, c’est la conscience de soi qui se libère par le doute hyperbolique de la force contraignante de l’évidence. Nous pouvons aussi trouver chez Lyotard cette idée qui identifie la vérité à l’évidence. En notant la perspective husserlienne qui identifie le sujet transcendantal à l’ego concret dans la pensée de sa dernière période, dès les Recherches logiques, Lyotard met à jour ce que l’on entend par la vérité. Il refuse de définir la vérité comme l’accord entre la pensée et son objet qui impliquerait l’extériorité impensable que la phénoménologie nous a apprise. D’ailleurs, il n’accepte pas à définir la vérité 178 comme un ensemble de conditions a priori chez Kant. Car “cet ensemble (ou sujet transcendantal à la manière kantienne) ne peut pas dire Je, il n’est pas radical, il n’est qu’un moment objectif de la subjectivité. La vérité ne peut être définie que comme expérience vécue de la vérité : c’est l’évidence.”(PH, p. 36.) Ainsi, pour Lyotard, la vérité n’est définie ni par un ensemble de conditions a priori comme chez Kant, ni par l’adéquation entre la pensée et son objet, mais en un mot par l’évidence. Cependant, Lyotard reconnaît que cette évidence est d’une part “le mode originaire de l’intentionnalité, c’est-à-dire le moment de la conscience où la chose même dont on parle se donne en chair et en os, en personne à la conscience, où l’intuition est « remplie »”(PH, p. 37.). Dès lors, il reconnaît aussi que cette évidence ou le vécu de la vérité n’exclut pas complètement la possibilité de son erreur. Alors, d’autre part, “sans doute il est des cas où nous n’avons pas l’« expérience » de ce dont nous parlons, et nous l’éprouvons nous-mêmes avec évidence ; mais l’erreur peut s’insérer dans l’évidence même.”(PH, p. 37.) A cet égard, Lyotard trouve qu’il y a deux évidences : évidences successives et apodictiques comme le moment de la conscience et évidences contradictoires qui contiendraient une erreur. Pour lui, “on peut dire seulement que si tel vécu se donne actuellement à moi comme une évidence passée et erronée, cette actualité même constitue une nouvelle « expérience » qui exprime, dans le présent vivant, à la fois l’erreur passée et la vérité présente comme la correction de cette erreur. Il n’y a donc pas une vérité absolue, postulat commun du dogmatisme et du scepticisme, la vérité se définit en devenir comme révision, correction et dépassement d’elle-même...”(PH, p. 38.) En refusant la vérité dogmatique et sceptique, Lyotard n’hésite pas à mettre l’erreur dans l’évidence, dans le sens même de l’évidence. C’est pourquoi il dit que “La vérité se présente comme une chute, comme un glissement et une erreur : ce que veut dire en latin lapsus.”(DF, p. 135.) Ainsi, pour Lyotard, c’est par la révision de l’erreur même que la vérité se constitue. Lyotard prétend alors assurément qu’il n’y a ni l’expérience vraie, ni la vérité absolue. En ce sens, il dira : “Un bon livre, pour laisser être la vérité en son aberration, serait un livre où le temps linguistique (celui dans lequel se développe la signification, celui de la lecture) serait lui-même déconstruit ; que le lecteur pourrait prendre n’importe où et dans n’importe quel ordre, un livre à brouter.”(DF, p. 18.) En ce sens, il affirmera que la vérité est « le devenir génétique de l’ego » : “la vérité n’est pas un objet, c’est un mouvement, et elle n’existe que si ce mouvement est effectivement fait par moi.”(PH, p. 38.) En soulignant l’importance du vécu du moi, 179 Lyotard définit ainsi la vérité comme le devenir, le mouvement, non pas comme l’objet substantiel. Cette idée permet à Lyotard d’affirmer que le fondement de la vérité est dans le monde de la vie, non pas dans la source transcendantale. Le sens de la vérité devrait se trouver alors par une analyse régressive dans une expérience, “« expérience » précatégoriale (anté-prédicative), laquelle constitue une présupposition fondamentale de la logique en général (Aron Gurwitsch)”(PH, p. 38.). En somme, toute prédication s’enracine dans cette expérience. La démarche husserlienne montre que le fondement radical de vérité se situe dans une « expérience » pré-catégoriale. Selon Lyotard, dans la mesure où le monde apparaît par la réduction phénoménologique comme la réalité même du constituant (l’ego transcendantal), mais non pas comme le monde naturel, le monde primordial est donc “le sol d’expériences vécues sur lequel s’élève la vérité de la connaissance théorique. La vérité de la science n’est plus fondée en Dieu comme chez Descartes ni dans les conditions a priori de possibilité comme chez Kant, elle est fondée sur le vécu immédiat d’une évidence par laquelle l’homme et le monde se trouvent être d’accord originairement.”(PH, pp. 39-40.) La question de la vérité n’est enfin que de décrire l’expérience du vrai par le sujet transcendantal qui est donateur du sens du monde. Ainsi, la vérité scientifique s’établit, pour Lyotard, sur l’évidence sur laquelle elle repose. A ce point, la question de la vérité de Lyotard est encore attachée à l’évidence. Comme la philosophie grecque se prosterne devant la nécessité, la philosophie spéculative devant les évidences. Si tel est le cas, ne peut-on pas surmonter la force contraignante de l’évidence sans que nous ayons recours au doute hyperbolique comme Descartes ? Nous pouvons trouver les évidences surmontées dans la philosophie existentielle de Kierkegaard qui porte sur la foi. Pour lui, le commencement de la philosophie, ce n’est pas l’étonnement comme chez Platon et Aristote, c’est le désespoir. En ce sens, le model du penseur est selon l’aveu même de Kierkegaard, le penseur privé, Job, mais non pas Socrate. “Chez Abraham, nous dit Chestov, la foi était une nouvelle dimension de la pensée que le monde n’avait pas encore connue, qui ne trouvait pas place dans le plan de la conscience ordinaire et qui faisait exploser toutes les « vérités contraignantes » que nous soufflent notre « expérience » et notre « raison ». Seule une telle philosophie peut s’intituler judéo-chrétienne : une philosophie qui se propose non d’accepter, mais de surmonter les évidences et qui introduit dans notre 180 pensée une nouvelle dimension, la foi.”241 Dans la mesure où la philosophie judéochrétienne « se propose non d’accepter, mais de surmonter les évidences », Chestov nous montre ici que la foi, la nouvelle dimension de la pensée est pour Kierkegaard une seule voie pour surmonter les évidences. Miéville, lui aussi, nous montre que la foi en la révélation permet à un philosophe chrétien de voir le statut de la raison : “Il situera la raison à l’intérieur de la « réalité humaine » où elle sera investie du pouvoir de discerner le vrai du faux. Mais ce pouvoir ne lui sera pas reconnu, parce que nous aurions pu nous assurer par le moyen de raisonnements bien conduits de la véracité divine qui ne peut pas nous tromper – le cercle vicieux cartésien sera évité – et il ne suffira pas de s’en tenir à la position prise par la philosophie moderne justement soucieuse de son autonomie – qui a opté « pour une pensée sans garantie » ne trouvant son fondement « que dans sa lucidité »[…].”242 Ainsi, la foi chrétienne mettra en problème le pouvoir imposé à la raison. Car l’intérieur de la « réalité humaine » qui est à son tour mis en question est un lieu où puise son propre pouvoir. Donc, avec la foi chrétienne, la force contraignante de l’évidence s’éclate et de là la libération de la raison se réalise. De là, nous parvenons à couper le lien entre l’évidence et son fondement. Alors, notre question est celle-ci : quel est le fondement de toutes les vérités qui sont écartées de l’évidence ? 2. QU’EST-CE QUE LA VERITE ? Cet écart entre l’évidence et son fondement nous invite à poser d’une façon plus précise le problème de la vérité : qu’est-ce que la vérité ? Et quel est le fondement de toutes les vérités ? Pour Descartes, il s’agit des contenus de l’expérience qui sont pris pour vrai d’une vérité certaine. Telles sont les idées claires et distinctes. Ce contenu de la vérité se caractérise par son unicité dans la deuxième partie de son Discours de la méthode : “N’y ayant qu’une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu’on en peut savoir ; et que, par exemple, un enfant instruit en l’Arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait 241 242 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 285. . H.-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 3. 181 trouver.”243 Selon Thévenaz, il nous rappelle ici que la question de la signification de la vérité “ne saurait s’inscrire sur le même plan, une fois épuisée la connaissance du contenu”(HRC, p. 137.). Nous voyons ici l’articulation du problème de la vérité : le contenu de la vérité et la signification de la vérité. Nous aimerions alors approfondir la question de la vérité, en précisant la différence entre son contenu et sa signification. Qu’est-ce que la vérité ? Les réponses que les philosophes proposent sont diverses. Cela veut dire la différence de la définition de la vérité. Selon Thévenaz, “la vérité c’est l’être, ou même c’est Dieu, nous disent saint Augustin, Bossuet ou Descartes ; c’est l’adaequatio rei et intellectus, affirme la tradition scolastique ; c’est l’adéquation des choses aux formes de l’esprit, rétorque Kant ; c’est l’efficacité de notre prise sur les choses est ce qui permet de transformer le réel, diront les pragmatistes ; c’est la lumière par laquelle les choses deviennent intelligibles, suggère Platon ; c’est l’accord de la pensée avec elle-même (norma sui), à en croire Plotin et Spinoza ; elle n’est même pas à définir par l’accord, fait observer Heidegger, mais se caractérise par le dévoilement de l’être (Unverborgenheit).”(HRC, p. 137.) La multiplicité de ces réponses nous montre que le contenu de la vérité n’est rien mis en doute jusqu’ici, mais seulement en question. Il est évident que nous ne pouvons pas accepter en même temps les réponses diverses concernant la question de la vérité. Car la définition de la vérité des Grecs est différente de celle de Descartes ; la définition de Descartes est différente avec celle de Kant ; la définition de Kant est différente avec celle de Heidegger. Cette diversité implique que la définition de la vérité dépende des philosophes. Dans ce contexte, nous sommes ici invités à poser une question dans une nouvelle façon par rapport à la question de la vérité en cessant de rechercher le contenu de la vérité. En d’autres termes, il s’agit d’élaborer la signification de la vérité. Pour ce faire, précisons d’abord une différence décisive entre le contenu de la vérité et la signification de la vérité. A vrai dire, autre chose de savoir les résultats de la vérité, autre chose de reconnaître la signification de la vérité : même si nous savons que 2+3=5 est vrai, nous ne savons pas encore ce que signifie vérité, ni la valeur de cette connaissance. Cette vérité n’exprime ni quelque chose sur la réalité en soi ni l’action de l’esprit sur cette réalité. D’où se pose la question « qu’est-ce que la 243 Descartes, Œuvres philosophiques. Tome I (1618-1637). Discours de la méthode, p. 590, Dunod, Paris, 1997(Bordas, Paris, 1988.). 182 vérité ? ». Il y a là une vérité déterminée par rapport à son contenu, mais indéterminée encore par rapport à sa signification de réalité. Cette question nous amène ainsi au problème de l’indétermination, qui “sans cela resterait dissimulée derrière la parfaite détermination du contenu vrai reconnu pour tel”(HRC, p. 139.). Cela veut dire que la détermination du contenu du vrai masque l’indétermination de sa signification : “L’arbre cachait la forêt. La lumière aveuglante de l’évidence nous empêchait de voir l’obscurité où baigne cette lumière.”(HRC, p. 139.) Il est frappant de voir que ce problème de l’indétermination surgit au cœur même du vrai. Car c’est reconnaître qu’il y a une obscurité dans la vérité. Voilà pourquoi il faut transférer la question de la vérité sur un plan métaphysique. Car elle cache l’indétermination de la signification derrière la détermination du contenu dans le plan épistémologique. Cette transposition “vise précisément, nous dit Thévenaz, en faisant apparaître l’indétermination de sa signification dans la détermination de son contenu, à apporter au contenu vrai la détermination plus profonde, définitive, qu’il attend, – la détermination de son rapport à la raison et à la réalité dernière”(HRC, p. 139.). Cette surdétermination de la vérité ne signifie donc ni la nouvelle augmentation du contenu de la vérité, ni complément véritable par rapport à l’évidence, mais plutôt souligne la différence entre le contenu de la vérité et sa signification. Cette rupture entre l’évidence et la vérité que suscite la mise en question de l’évidence nous conduira à la conversion de l’évidence puisque celle-ci doit abandonner dorénavant son droit de la vérité : “car au moment où la raison, dans cette rupture, prend conscience d’elle-même et cesse d’être un instrument, l’évidence n’est plus le point d’aboutissement de la recherche où l’inquiétude s’apaise et où la raison trouve son repos. C’est au contraire le début d’une nouvelle interrogation, d’une inquiétude qu’à juste titre on nomme l’inquiétude métaphysique : l’évidence devient maintenant le lieu où la raison devient une question pour elle-même. D’apaisante qu’elle était pour une raison-instrument, l’évidence du vrai est devenue le point même d’une sensibilisation nouvelle, en un mot : le point névralgique ou le point de rupture.”(HRC, p. 141.) Cette problématique nous montre que l’évidence n’est plus située au niveau des résultats de recherche mais au niveau de la métaphysique. A partir de la prise de conscience d’elle-même et de sa désinstrumentalisation, la raison se rend compte que l’évidence du vrai se dévoile comme le lieu d’une sensibilisation, le point névralgique au niveau de la métaphysique. 183 La question « qu’est ce que la vérité ? » représente donc la rupture entre l’attitude naturelle et l’attitude métaphysique au point que même si l’accord de l’être avec l’intelligence est le soubassement de la vérité, il n’en est pas pourtant le fondement. Car le fondement et la signification du vrai ne sont pas obtenus par l’accord de l’être avec l’intelligence. Cela revient à dire que la mise en question de l’évidence, c’est mettre en question cette adéquation première de l’être avec l’intelligence : “La mise en question de l’évidence aura pour effet de transformer la notion même d’adaequatio, ou plus exactement de déterminer la signification de cet accord (ou de ce rapport) que l’évidence du contenu laissait pourtant encore indéterminé. Ainsi s’explique ce fait bien significatif que les philosophes qui rompent expressément avec la conception réaliste ne peuvent pourtant pas se passer de l’adaequatio rei et intellectus : ils la mettent précisément en question sans la repousser comme fausse.”(HRC, p. 143.) En somme, ils ne doutent jamais l’accord entre l’être et l’intelligence et, précisément parlant, ne savent pas le douter puisque cet accord est fondement de la vérité. Il s’agit donc de savoir comment fonder l’accord. De ce point de vue, Thévenaz estime que Spinoza transforme fondamentalement la notion de l’accord dans la mesure où l’accord n’est pour lui plus celui avec la chose, mais l’accord de l’idée vraie avec elle-même. Mais, néanmoins, pour Thévenaz, “il n’en dit pas moins dans le Court Traité (II, 15) et dans l’Ethique ( I, ax. 6) qu’une idée vraie doit s’accorder avec l’objet dont elle est l’idée. Et inversement on comprend pourquoi les métaphysiciens qui défendent la conception réaliste de l’adaequatio rei et intellectus ne peuvent s’en contenter et recourent implicitement ou explicitement à une tout autre conception de la vérité lorsqu’il s’agit de son fondement : c’est ainsi que les scolastiques recourent explicitement au Deus est veritas pour fonder l’adaequatio.”(HRC, p. 143.) En somme, comme l’accord dans la perspective réaliste ne peut constituer par sa force elle-même aucune vérité, il est condamné à recourir à une vérité autre que celle qu’on définit pour juger la vérité de la chose. Les métaphysiciens réalistes ne peuvent donc pas manquer d’avoir recours au Dieu pour fonder cet accord. Ce problème de ce fondement hantera les philosophes modernes. Nous pouvons trouver ce point aussi chez Kant qui fait appel à Dieu pour fonder la vérité. Lorsque la vérité était problématique avant Kant, ce qui était devenu douteux, c’était son contenu. Mais, au contraire, pour Kant, ce qui met en problème, 184 ce n’est plus le contenu de vérité, mais les conditions de possibilité de l’objectivité dans les sciences physiques ou les mathématiques qui rendent possible la vérité. En ce sens précisément, Thévenaz dira : “Question étrange et inaccoutumée et qui pourtant donne le branle à toute la révolution critique et en fixe le thème. C’est bien là en effet la question posée par la critique kantienne, à cent lieues de tout ce qu’on avait entendu jusque-là par critique, et surtout du temps de l’Aufklärung.”(CMM, p. 225.) A cet égard, on peut dire que c’est Kant qui est le premier qui interroge sur la condition de possibilité de vérités laissées en soi, mais non pas sur le contenu de la vérité ou sur la réalité. Sa critique vise en somme à chercher dans une direction toute nouvelle la condition de la possibilité de la connaissance vraie. Alors, la vérité est pour Kant l’accord entre des formes de la pensée avec la structure des choses. Par rapport à la question de la vérité, Kant n’exclut pas la chose en soi, pas plus qu’il ne se tire ainsi complètement de l’idée de l’accord. Hegel dynamise cette notion de la vérité kantienne. Pour lui, le Devenir est en un mot la vérité. Pour soutenir la vérité comme ce Devenir, il avait entrepris de synthétiser une philosophie de l’histoire et une théologie du Dieu vivant et présent. Comme le dit bien Brun, pour Hegel, “Dieu vit dans et par l’histoire qui apparaît comme la véritable Parousie de l’Absolu. Chaque civilisation constitue une incarnation de Dieu dans le temps et dans l’espace … ; l’Histoire est profondément rationnelle parce que la Raison est essentiellement historique. Ainsi le vrai est le devenir de soi-même et le travail du négatif se trouve au cœur des synthèses qui dépassent ce qu’elles nient.” 244 Dans la mesure précisément où le Devenir est la marche de Dieu dans l’histoire, il est pour lui la vérité et il y a un devenir de celle-ci. C’est à partir de la mort de Christ sur la Croix qui devient “le moteur dialectique qui réconcilie l’Etre et le Devenir ”245 que Hegel établit sa philosophie de l’histoire que traverse dedans-là le principe de la synthèse de l’opposition de la thèse et de l’antithèse. En somme, pour lui, c’est l’esprit absolu ou Dieu qui met en marche et se réalise dans l’Histoire. La vérité est en un mot le mouvement de Dieu dans l’Histoire. Mais, en substituant par la méthode dialectique la mort de Christ à une autre mort, il estompe ici la vérité biblique. Malgré la portée importante de Hegel par rapport au problème de la vérité, nous sommes ici condamnés à reconnaître la sécularisation du christianisme. Dans le christianisme, la mort du Christ est 244 245 . J. Brun, “Introduction”, in S. Kierkegaard, Œuvres Complètes. T.VII, op. cit., p. XVIII. . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 271. 185 irremplaçable par la mort de n’importe quoi. Comme le fait Hegel, Christ n’est pas venu et mort pour donner le principe de la mort des civilisations. La mort du Christ est le fondement irremplaçable de la vie éternelle, en apportant la mort de la Mort. En ce sens, nous pourrons dire que Hegel a anéanti le sens de la mort du Christ pour faire de lui le moteur de l’histoire et pour produire la vertu de la synthèse dialectique. En somme, en réinterprétant, à sa manière, la Bible, Hegel a abandonné la source de la vie pour établir son système. En tout cas, Hegel, lui aussi, a recourt au Dieu pour fonder la vérité. Dans la mesure où l’Etre rend possible le langage et la pensée, Heidegger refuse le constructivisme dans la connaissance. Cela signifie que ce n’est plus l’homme qui construit l’Etre par sa pensée. A proprement parler, selon Thévenaz, “Heidegger usera d’une formule plus « neutre » : « la pensée de l’Etre se fait jour en l’homme »( Über den Humanismus, op. cit., p. 84.) ; à « l’homme questionne » il substituera « ça questionne en l’homme »[Vietta, op. cit., p. 88.].”(HM, p. 75.) En ce que ça ne questionne pas tout seul, Thévenaz reproche à Heidegger de mystifier la pensée : “le penseur et le poète sont les médiateurs ou les prophètes, des sortes de figures sacrées ; Heidegger n’est malheureusement pas loin de se considérer comme le grand prêtre d’une nouvelle religion de mystères ou d’initiation.”(HM, p. 75.) Nous pouvons ici voir une phénoménologie à rebours. Dans cette trans-métaphysique, la position de l’homme avec l’Etre se renverse. En somme, pour Heidegger, ce n’est pas l’homme qui révèle l’Etre, mais plutôt “c’est l’Etre qui fait apparaître l’homme en se faisant apparaître à lui. Au dévoilement phénoménologique qui faisait apparaître les contenus intentionnels de la conscience se substitue l’illumination ou la révélation pure et simple. Le caché ou le dissimulé qu’il s’agit de dévoiler n’est plus l’implicite ou le latent comme chez Husserl, mais le mystérieux[Über den Humanismus, op. cit., p. 80.], le sacré[Ibid., p. 102.], le numineux.”(HM, p. 76.) Ce renversement conduit Heidegger à un mysticisme sémantique. A la différence de la phénoménologie de Husserl qui veut être plus objective en mettant entre parenthèses le pathos humain, celle de Heidegger rend plus aigu cet objectivisme en dépouillant l’Etre de tout ce qui est humain. Donc, un monde se dévoile, pour Heidegger, “un monde de résonances pathétiques, poétiques et mystiques”(HM, p. 78.). Mais, selon Thévenaz, pour Heidegger, “« l’Etre, ce n’est pas Dieu »[Über den Humanismus, p. 76.]. C’est que le Dieu de la tradition est un « étant » : « L’Etre est plus loin que tout étant et pourtant plus près de 186 l’homme que tout étant, qu’il soit rocher, animal, œuvre d’art, machine, qu’il soit ange ou Dieu. »[Ibid., p. 76.].”(HM, p. 76.) Heidegger prend ainsi une position neutre sur l’existence de Dieu. Cette position neutre sur l’existence de Dieu conduit Heidegger à prétendre l’indifférence de la philosophie par rapport à l’existence de Dieu : “« La philosophie ne se décide ni pour ni contre l’existence de Dieu. Elle reste dans l’indifférence. » [Über den Humanismus, p. 102]”( HM, p. 77.) Thévenaz y ajoute : “Comment en effet le philosophe qui a la mission de penser l’Etre, s’arrêterait-il au misérable problème de l’existence d’un simple étant, fût-il Dieu ! […] Pour lui comme pour Hegel, il va de soi que la « pensée », la philosophie, dépasse et « comprend » la religion et la foi.”(HM, p. 77.) La position neutre et indifférente l’amènera ainsi à une sorte de mystique spéculative ou de théologie négative. En somme, pour lui, vu que ni le Dieu ni l’homme (le Dasein) ne donnent le sens, le sens de l’être se fonde sur l’être lui-même. Pour ainsi dire, le Dasein n’est plus le constituant du sens d’être mais n’en est que l’interprète. A cet égard, à la différence de Husserl qui “tentait de restituer pour une conscience toujours plus lucide et réfléchie, une plénitude de sens qui était la rationalité même”, Heidegger “nous replonge dans la plénitude d’un néant mystique, mais la rationalité de cet Etre-sens a été sacrifiée à une « pensée » qui se veut plus radicale et plus pensante que la raison”(HM, p. 78.). Par rapport à la question de la vérité et du sens, Heidegger prétend que le dévoilement de l’Etre est la vérité et le sens de l’être se fonde sur l’être lui-même. Ecouter la vérité, c’est donc écouter ce que l’Etre parle. Heidegger nous exhorte alors à écouter le poète. A cet égard, nous pouvons voir que s’éloignant de plus en plus de ses contenus, la question de la vérité s’approche de plus en plus de son fondement. Cela revient à dire que l’on a besoin d’une autre vérité plus que la vérité de l’accord. C’est pourquoi Kant et Hegel ont recours à Dieu. En ce sens, le problème du fondement de la vérité précède, ontologiquement ainsi logiquement, celui de l’accord. En d’autres termes, le dernier ne peut pas garantir le premier et plutôt le dernier doit recourir au premier. Il y a là question ! Bref, les contenus de vérité cachent toujours son fondement et sa signification. C’est pourquoi nous ne pouvons pas parvenir à partir des contenus de vérité au fondement de vérité. S’il en est ainsi, les philosophes ne peuvent-ils pas manquer d’avoir recours à Dieu pour fonder la vérité ? Sinon, sont-ils condamnés à déclarer l’absence de la Vérité comme Lyotard ? Pour lui, la science est un seul discours qui a pour but d’atteindre la vérité. Mais il observe dans le temps 187 postmoderne sa crise. Car comme les événements artistiques, les événements scientifiques y relèvent d’une pragmatique multiple qui ne réduit pas à la vérité. C’est pourquoi Lyotard déclare la fin de la science qui a pour but d’atteindre la vérité. S’il en est ainsi, ne devons-nous pas déclarer la défaillance de la vérité ? Face à cette situation de crise, dans une période païenne, Lyotard dénonce la vérité dans le discours puisque le fondement de la connaissance scientifique s’en brise. Autrement dit, pour lui, la vérité de la science s’abandonne. Il s’opère alors par la critique pragmatique la torsion théorique dans la science. Car, pour lui, la science contemporaine n’est réductible ni à la vérité, ni à l’unité ni à la finalité. Dans le Discours, figure, il précise sa position : “Nous avons renoncé à la folie de l’unité, à la folie de fournir la cause première dans un discours unitaire, au fantasme de l’origine. [...] De même qu’à partir de la considération de cette règle, il faut renoncer au Moi comme à une instance unitaire constituée, de même il est temps que les philosophes renoncent à la production d’une théorie unitaire comme au dernier mot sur les choses. Il n’y a pas d’archè, mais il n’y a pas non plus le Bien comme horizon unitaire”(DF, pp. 18-19.) Lyotard nie ainsi l’unité de la vérité et de l’être puisqu’elle est liée au terrorisme. Dans Rudiments païens, il renonce aussi à la finalité de la science : “La « recherche scientifique »… n’est pas celle de la vérité, mais de l’efficience, ou opérativité contrôlée, prévisionnelle. … La science contemporaine découvre à notre regard un espace de discours et de pratique dont la forme n’est nullement définie en termes de conformité avec un objet, ni même avec un principe formel d’unité, voire de compatibilité des énoncés entre eux, mais dont la forme, quelconque en vérité, est suspendue à un principe d’efficience.”(RP, p. 124.) Comme Kant, Lyotard, lui aussi, indique bien l’insuffisance de la vérité par l’accord avec l’objet. Au lieu de la vérité, l’efficience s’en occupe la place centrale dans la science. En somme, pour lui, la vérité dans l’époque postmoderne a perdu complètement son siège dans la science. Ainsi, Lyotard nous montre l’exclusion de la vérité dans le domaine de la science. La science est en somme un discours qui n’a pas pour but d’atteindre la vérité, mais plutôt l’efficience. Si tel est le cas, l’efficience scientifique est-elle la solution véritable de la crise contemporaine ? Bien sûr que non ! Car l’efficience scientifique peut servir à offrir “la possibilité de maîtriser l’ensemble des données de l’expérience”. Lyotard voit un “aspect centraliste totalitaire” dans “un formidable perfectionnement des techniques de torture, qui soulève le dégoût, la haine, la terreur ”, dans la réalisation du “vieux rêve 188 des sciences humaines”, qui est “de constituer un objet totalement contrôlable”(RP, pp. 126-127.). D’où se pose la question de l’efficience scientifique. Car l’efficience peut servir à la terreur totalitaire du capitalisme et de l’impérialisme. C’est la raison pour laquelle Lyotard remarque l’impossibilité de la réduction de la science aux finalités. Lyotard nous montre ainsi la décadence du vrai aggravée jusque dans la science. De cette analyse, pour sortir de la décadence du vrai, Lyotard fait une torsion théorique de la science. Dès lors, il prendra la façon d’entrer dans la science de l’art qui n’est soumis ni aux conventions du langage ni au contrôle des variables, mais qui relève plutôt de l’invention des nouveaux. En somme, il s’agit ici de la vérité de l’art. Selon lui, “La science n’est pas le discours du savoir efficace, qui prétend trouver dans sa conformité à la « réalité » l’attestation de sa valeur, elle est créatrice de réalités, et sa valeur consiste dans sa puissance de redistribuer des perspectives, non dans son pouvoir de maîtriser des objets. Elle est à cet égard comparable aux arts.”(RP, p. 129.) La valeur de la science n’est pas dans son pouvoir de maîtriser des objets qui transforme et contrôle la réalité, mais dans sa puissance créatrice et imaginative. Afin d’avoir accès à la science, la stratégie de Lyotard, c’est l’art. Comme dans le cas de l’art, nous pouvons rencontrer également un perspectivisme et un pluralisme créateurs dans le cas de la science. Nous verrons ici une torsion théorique dans le domaine de la science, torsion qui s’opère du point de vue de la valeur pragmatique de l’efficience, de la performativité. Mais, même s’il récuse bien la vérité par la conformité à la réalité, il ne s’attache qu’au problème des contenus de vérité. Car le fondement de vérité ne peut pas être approché par la science qui a pour but d’atteindre la vérité. Donc, notre question est celle-ci : si nous pouvons dire la vérité de l’art, qu’est-ce qui le rend possible ? 3. LA VERITE ET LE DESIR La pensée de Lyotard qui subit la terreur totalitaire dans son époque est axée sur la liquidation du discours théorique qui en est la cause. Dans la conjonction du structuralisme avec la phénoménologie, Lyotard nous rend conscients de ce danger de la synthèse spéculative de Hegel qui réduit tous les genres de discours à la théorie et qui porte alors le désir totalitaire. Pour lui, le but ultime de la philosophie 189 hégélienne, “c’est de résoudre l’extériorité dans l’intériorité du discours et du concept, de dissoudre la Bedeutung en Sinn, c’est-à-dire de transformer ce qui est extérieur au langage, et qui constitue sa référence, en un sens totalement intérieur au système du discours.” 246 Lyotard refuse ainsi d’intégrer l’extériorité sensible dans l’intériorité conceptuelle et langage dans le désir totalitaire puisque cette tendance de la pensée donne lieu à cette terreur totalitaire. En fait, Lyotard reproche à Hegel de voir l’art comme l’ordre des symboles. Car ce dernier la totalise “par et dans le langage”(DF, p. 50.), en identifiant “l’extériorisation qu’il demande à la fonction du discours articulé ” à “l’intériorisation de ce qui lui était extérieur”(DF, p. 48.), ou “une extériorisation des deux termes (Dieu et triangle) intriqués dans le symbole” à “l’intériorisation de la figure symbolique”(DF, p. 49.)247 . De là, à l’espace linguistique, Lyotard oppose l’espace figural. A la différence de Hegel, pour lui, la totalité figurale ne peut pas être restituée par la totalité discursive, langagière : “l’extériorité de l’objet dont on parle ne relève pas de la signification, mais de la désignation ; elle appartient à une expérience qui n’a pas de place dans le système, mais qui est celle du locuteur : elle procède d’une rupture, d’une scission qui est le prix à payer pour que le système de langue soit utilisable.”(DF, p. 50.) En ce sens, comme Freud, Lyotard, lui aussi, reconnaît que la réalité est un objet « non-totalisable ». Pour ainsi dire, l’espace figural comme l’espace de désignation montre qu’il y a le dehors de l’espace linguistique. Pour sortir de la philosophie spéculative de Hegel qui identifie l’intériorité à l’extériorité, il n’est pas contente de prendre la distinction fregéenne entre la référence et le sens. Car il s’aperçoit aussitôt que “cela n’est vrai qu’à la condition d’oublier deux variables logiques fondamentales, la négation et le temps. Et c’est en effet en tant que logiques de la négation et du temps, que les deux discours théoriques qui ont pris leur départ respectivement dans la catégorie du sens et dans celle de référence risquent aujourd’hui de se croiser en produisant l’illusion d’une nouvelle logique spéculative.” 248 En somme, il voit d’une façon aiguë que les éléments spéculatifs hérités de la philosophie moderne se cachent dans ces deux courants. Dans la mesure où le structuralisme “partage avec la logique hégélienne la 246 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 43. . Lyotard cite ce point dans La phénoménologie de l’esprit de Hegel : “l’élément parfait au sein duquel l’intériorité est tout aussi extérieure que l’extériorité est intérieure, est le langage.[La phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t. II, p. 240-241.]”(DF, p. 49.) 248 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 44. 247 190 tendance à résoudre toute extériorité dans l’intériorité d’un système de relations, d’un réseau d’oppositions, et seul son positivisme épistémologique l’empêche de se transformer en une logique spéculative totalitaire”249, Lyotard estime qu’il ne se tire complètement de l’emprise de la philosophie spéculative. Contrairement à ce structuralisme, en soulignant ce qui est irréductible à l’intériorité, la phénoménologie reste pour Lyotard dans un lieu de la tension du Leben avec la matière qu’elle ne peut franchir son ambiguïté et le risque subjectiviste que par la philosophie spéculative. Cependant, pour lui, “Contre cette méthode intuitive et son postulat, la logique dialectique affirme son adéquation au réel, en s’affirmant comme émanation du réel. Cette vérité, la phénoménologie l’a pressentie quand elle a défini la vérité comme mouvement, genèse, reprise ; mais ici encore elle est restée dans l’équivoque non parce que ce mouvement est lui-même équivoque comme elle le prétend, mais parce qu’elle a refusé de lui restituer sa réalité matérielle. En maintenant la source du sens dans l’entre-deux de l’objectif et du subjectif, elle n’a pas vu que l’objectif (et non l’existentiel) contient déjà le subjectif comme négation et comme dépassement, et que la matière est elle-même sens.”(PH, pp. 121-122.) C’est à cause de cela que la phénoménologie s’enferme dans le lieu au dehors du langage. Bref, ni le structuralisme ni la phénoménologie ne peuvent pénétrer la négation originaire qui en rend possible les négations. A cet égard, tous les deux ne sauraient atteindre cet au-delà du sens et de la référence, ce lieu au dehors du langage. Alors, pour lui, ni dans l’espace de la réalité-système ni dans celui de la réalitéréférence, il n’y a pas de voie pour atteindre la vérité. Tous les deux espaces ne se dévoilent qu’après la séparation et avec la séparation. Car une scission originaire et prélinguistique, pour Lyotard, marque “la scission de l’unité avec la mère, la « mise à distance originaire » à partir de laquelle tout langage devient possible. C’est cette scission prélinguistique et ontologique qui engendre les deux non de la langue et du discours, et le « non » syntactique qui les exprime au niveau de la « surface » grammaticale”250. Ni le structuralisme ni la phénoménologie ne peuvent pénétrer la rupture de l’unité originelle avec la mère qui rend possible tout langage. Dès lors, en distinguant l’espace du désir de l’art de celui du système structuraliste et de celui du discours phénoménologique, Lyotard nous montre le rapport originel du savoir avec 249 250 . Ibid. . Ibid., pp. 45-46. 191 le désir au plus profond de la langue et du discours. Pour mieux dire, dans une scission originaire et prélinguistique qui rend possible la langue, il y a l’unité du savoir avec le désir, du discours avec la figure de laquelle dérive la polarisation entre sujet et objet, réel et imaginaire, science et art. C’est pourquoi il dit que “l’enjeu d’une philosophie qui refuse toute totalisation spéculative, c’est de montrer que le non-dire se cache dans le dire, et qu’à l’origine de tout processus de connaissance il y a du désir”251. Cela permet à Lyotard de dire que c’est de ce désir que l’art est la vérité. Dès lors, Lyotard se rend compte qu’il y a un redoublement possible hors langage, c’est-à-dire celui de « la re-présentation » qui est à même de rendre visible. Mais, à la différence de l’espace du langage qui confère la signification à cette visibilisation, l’espace figural lui l’expression. En opposant à l’espace linguistique celui du discours qui se tient « la figure-image », « la figure-forme » qui est “la présence du non-langage dans le langage”(DF, p. 51.), Lyotard indique qu’il y a dans le cas du discours l’espace de désignation dans son expression tout comme dans celui de l’art. Il nous expliquera alors la façon de la présence du figural dans le discours en comparant les trois axes du discours avec les trois rangs de figures : “sur le discours, la triade signifiant/signifié/désigné ; sur la figure, la triade image/forme/matrice”(DF, p. 283.) Ils auront alors un trait commun comme la figure : “Le discours a cet espace sur sa bordure, qui lui donne son objet comme image ; il a encore cet espace en son sein, qui gouverne sa forme. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette « intériorité » de l’espace figural au discours n’est pas dialectique.”(DF, p. 52.) En analysant le rapport entre le discours et la figure, Lyotard nous a montré la façon de la présence du figural dans le discours. D’ailleurs, Lyotard observe que la figure se donne comme une trace d’un travail par rapport à l’espace inconscient : “Cette figure est soutenue par des déplacements, condensations, déformations. Cela veut dire qu’avant son incorporation à l’ordre du langage […], la figure est la marque, sur les unités et les règles du langage, d’une force qui traite ces unités et ces règles comme des choses. Elle est la trace d’un travail et non d’un savoir par signification. Par ce travail, ce qui s’accomplit est le désir.”(DF, p. 146.) Avant de subir la neutralisation par l’écriture, cette figure se donne ainsi une trace errante. “Cette vue correspond, nous dit Lyotard, à l’irréductibilité reconnue par Freud entre processus secondaire et processus 251 . Ibid., p. 47. 192 primaire (dans la première topique) ou entre principe de réalité + Eros d’une part et pulsion de mort de l’autre (dans la deuxième topique)”(DF, p. 146.). En distinguant entre la région du système et celle de la force, Lyotard nous montre qu’il y a une région qui est irréductible à celle du système, c’est-à-dire région de la force, de la pulsion de mort qui en est plutôt trace. Cette figure comme la trace de travail avant la neutralisation est en somme expliquée par la région de la force, de la pulsion de mort qui est la trace de la région de système, du principe de réalité. Lyotard essayera de spécifier les articulations respectives des rangs de figures avec l’espace inconscient. Cette connivence du désir avec le figural qui est chez Freud l’hypothèse du travail du rêve, selon Lyotard, “permet d’articuler fortement l’ordre du désir et l’ordre du figural par la catégorie de transgression : le « texte » du préconscient (restes diurnes, souvenirs) subit des ébranlements qui le rendent méconnaissable, illisible ; dans cette illisibilité, la matrice profonde où le désir est pris trouve son compte : elle s’exprime en formes désordonnées et en images hallucinatoires.”(DF, p. 271.) Montrer cette connivence du désir avec le figural va donc de pair avec la distinction de trois sortes de pièces : la figure-image, la figure-forme et la figurematrice qui sont énergétique et topologique. Alors, c’est par cette énergétique prédiscursive que Lyotard soulève la nécessité de comprendre le travail de l’art. En premier lieu, “La figure-image, celle que je vois dans l’hallucination ou le rêve, que me donnent le tableau, le film, est un objet posé à distance, thème ; elle appartient à l’ordre du visible : tracé révélateur.”(DF, p. 271.) En même temps, dans la mesure où la figure-image subit dans la visibilisation la violence des règles de formation de la chose perçue, elle est “la transgression du tracé révélateur”(DF, p. 277.). Pour mieux dire, puisque ce sont des déplacements, des condensations et des déformations qui soutiennent cette figure, l’espace du désir se déconstruit par eux. En somme, la relation de la figure-image avec l’espace inconscient est établie par une espèce de transgression. Donc, pour Lyotard, le travail du rêve se révèle à partir de ces déformations “comme figure-image qui confond les contours bien délimités qui définissent les éléments discursifs et perceptifs du réel ”252. Les tableaux de Picasso sont présentés comme un bon exemple de la figureimage parce qu’ils constituent une silhouette de femme par plusieurs profils et postures différentes. 252 . Ibid., p. 48. 193 En deuxième lieu, de même que la figure-image, de même “la figure-forme est, nous dit Lyotard, présente dans le visible, visible elle-même à la rigueur, mais en général non vue : c’est le tracé régulateur d’André Lhote ; la Gestalt d’une configuration, l’architecture d’un tableau, la scénographie d’une représentation, le cadrage d’une photographie, bref le schème.”(DF, p. 271.) Pour mieux dire, la figure-forme soutient “le visible sans être vue, sa nervure ; mais on peut la rendre visible elle-même. Sa relation à l’espace inconscient est donnée par la transgression de la bonne forme (Gestalt). […] Au contraire la figure-forme inconsciente, la forme en tant que figurale, serait une anti-bonne forme, une « mauvaise forme ». On pourrait la dire dionysiaque, en tant qu’énergétique indifférente à l’unité de l’ensemble.”(DF, p. 277.) Si la relation de la figure-image avec l’espace inconscient se caractérise par la transgression du tracé révélateur, celle de la figure-forme avec l’espace inconscient par la transgression de la bonne forme. Cela marque que la figure-forme est un travail du rêve encore plus profond. Lyotard trouve l’exemple de cette figure-forme dans un tableau de J. Pollock qui est composé d’une pure circulation énergétique des lignes et des couleurs. A la fin, Lyotard nous montre que la figure-matrice est le principe génétique audelà de la partition freudienne “entre principe de plaisir et principe de réalité, entre réel et possible, réalité et imaginaire, entre discours scientifique et art” 253 qui lui semble encore trop simple et superficielle : “la figure-matrice est invisible par principe, objet de refoulement originaire, immédiatement mixtée de discours, fantasme « originaire ». Elle est figure pourtant, non structure, parce qu’elle est d’emblée violation de l’ordre discursif, violence faite aux transformations que cet ordre autorise.”(DF, p. 271.) Dans la mesure où elle n’est ni visible ni lisible, cette figure-matrice n’appartient ni à l’espace plastique, ni à l’espace textuel. Autrement dit, “elle est la différence même, et comme telle ne souffre pas ce minimum de mise en opposition qu’exige son expression parlée, ou de mise en image ou en forme que suppose son expression plastique. Discours, image et forme la manquent pareillement, elle qui réside dans les trois espaces ensemble.”(DF, p. 278.) Comme la matrice n’est ni l’objet de la signification ni de la vision, elle devait être avant toute opposition. En ce sens, Lyotard souligne le caractère primitif de la matrice qui “n’est pas un langage, pas une structure de langue, pas un arbre de discours. Elle est de tous les 253 . Ibid., p. 49. 194 ordres de figure la plus éloignée de la communicabilité, la plus retirée. Elle recueille l’incommunicable. Elle engendre des formes et des images, et c’est seulement de ces formes et images, qui sont ses produits, que le discours se met éventuellement à parler.”(DF, p. 327.) La figure-matrice relève, alors, “d’une topologie fantasmatique qui traverse tous les espaces : discursif, perceptifs, oniriques, figuraux, sans jamais s’y montrer. Elle est la différence originaire brouillant les oppositions qui structurent tout autre espace, la figure topologique qui agite le désir, la disposition énergétique qui préside à tout travail de production.”254 En d’autres termes, c’est de la matrice fantasmatique qui se produit discours, image et forme ou l’espace figural et l’espace textuel. Après avoir montré que la matrice fantasmatique est au dehors du langage et invisible, dès lors, Lyotard précise que la matrice n’appartient pas dans l’espace du système, mais dans l’espace du désir qu’est l’inconscient. Car l’inconscient ne connaît ni la négation ni la contradiction. A ce titre, nous ne savons pas l’origine de la matrice fantasmatique, mais nous ne savons qu’“elle est elle-même déjà, toujours déjà, une trace”(DF, p. 349.). Autrement dit, la matrice fantasmatique s’est toujours déjà donnée comme une trace qui n’est ni une langue ni une figure elle-même mais engendre des discours, des formes et des images. Dans ce contexte, Lyotard nous montre que la matrice qui est invisible dépasse l’opposition “parce qu’elle réside dans un espace qui est encore au-delà de l’intelligible, est en rupture radicale avec la règle de l’opposition, est entièrement sous la coupe de la différence”(DF, p. 339.). A tout système réglé qui est l’œuvre du principe de plaisir et celle des liaisons, Lyotard oppose ainsi la matrice qui les délie, répète et déguise, déplace le fantasme et libère les différences. En somme, pour libérer “la différence dans la répétition” et “l’altération dans l’identité”, qui sont “le fait de la pulsion de mort”(DF, p. 359.), Lyotard prétend délier la liaison des énergies puisque “l’existence de la liaison, qui assure la survie de l’organisme, est ce qui referme le libre jeu de la différence”(DF, p. 382.). A partir de là, Lyotard nous montre que c’est le principe de la pulsion de mort qui entraîne à délier des énergies : “La forme, même si elle est forme de la transgression, n’est pas la transgression, mais la récupération de la transgression en un ensemble consistant ; elle est une fonction de l’identité et de l’unité. La pulsion de mort n’a pas partie liée de ce côté, elle n’a partie liée avec rien, mais partie déliée.”(DF, p. 353.) En bref, la 254 . Ibid. 195 pulsion de mort est en état de pleine rupture de toute la liaison. Autrement dit, c’est au-dehors de cette liaison fantasmatique où surgit la pulsion de mort. Cela revient à dire que la demeure de la pulsion de mort est l’inconscient. Il met l’art dans le milieu de la pulsion de mort. Car si le principe de plaisir est l’instance qui préside à la liaison des énergies, la pulsion de mort celle qui préside à toute transformation par déliaison, répétition, déguisement. A partir de cette pulsion de mort surgit toute sorte de transgression de la forme qui transforme la figure par « la compulsion d’un rejet, nommément d’une régression » : “Les figures de chaque phrase sont défigurées l’une après l’autre du fait de la superposition d’une nouvelle figure engendrée par le rejet. L’ordre qui s’esquisse et où le désir se laisse prendre (l’ordre « X bat Y » ) est constamment déconstruit. Maintenant nous comprenons que le principe de figuralité, qui est aussi celui du dé-jeu, est la pulsion de mort.”(DF, p. 354.) A cet égard, si la déliaison est une méthode de la pulsion de mort, la figuralité en est l’incarnation. La pulsion de mort n’est donc pas une instance fermée et harmonieuse, mais celle ouvrante et différentiante de laquelle nous pouvons dire de la vérité de l’art. En ce sens, Lyotard dira que “L’artiste n’est pas quelqu’un qui réconcilie, mais qui supporte que l’unité soit absente.”(DF, p. 383.) Au fur et à mesure de cette idée, Lyotard voit la positivité de l’art dans la pulsion de mort qui lui semble être un principe très important, non pas dans le principe de réalité ou le principe de plaisir. Pour lui, dans le cas de cette pulsion de mort qui n’est plus “le symbole de la négation”(DF, p. 127.), mais tout comme dans le cas d’Eros, “on a affaire à de la positivité : aussi bien en tant que réglé dans l’appareil que comme déréglant l’appareil, le désir est posé comme de l’énergie transformable ”(DP, p. 229.). Dès lors, en analysant la pulsion de mort dans Par-delà du principe de plaisir (1920) de Freud, Lyotard va jusqu’à y donner la nouvelle qualité : « une fonction libératrice » en opposant les deux pôles du désir : “un pôle désir-Wunsch, désir-vœu, qui implique une négativité, qui implique dynamique, qui implique téléologie, dynamique avec une fin, qui implique objet, absence, objet perdu, et qui implique aussi accomplissement, quelque chose comme un remplissement du vœu. Tout cela fait un dispositif qui implique la considération du sens dans le désir. L’autre pôle de la catégorie du désir chez Freud, c’est le désirlibido, le désir-processus, processus primaire.”(DP, p. 228.) Lyotard fait remarquer qu’il ne s’agit pas ici de deux pulsions, mais de deux régimes de la pulsion, deux régimes de l’énergie. Dans le cas d’Eros ou du principe de plaisir et de la pulsion de 196 mort, on a la répétition, mais ce n’est pas répété selon le même régime. Dans le cas d’Eros, la répétition est celle “sous l’unité de référence (comme disent cybernéticiens) du système considéré”, alors que dans le cas de la pulsion de mort, elle est celle “sous le zéro, sous la référence du zéro ou sous la référence de l’infini, comme on voudra, sous la référence de l’absence d’unité […] mais, répétition sous la référence d’autre chose que de l’appareil dont on parle”(DP, pp. 228-229.). En bref, si Eros est la répétition sous l’unité de référence du système considéré, la pulsion de mort est celle sous la référence de l’absence de son unité. En précisant ainsi la différence de ces deux régimes de la pulsion ou de ces deux régimes de l’énergie, dans la mesure où les deux cas d’Eros et de pulsion de mort ont affaire à un caractère répétitif du processus, Lyotard prend “le désir dans le sens de la libido, dans le sens d’un processus, le désir comme force productive, comme énergie susceptible de transformations et de métamorphoses, et comme une énergie soumise à un double régime”(DP, p. 229.). Ce double régime sera alors composé du régime du dispositif ou du système et de l’autre régime tenu pour le « non-régime ». Il entend montrer ici que l’énergie de l’autre régime comme « dérégulation » est positive aussi que celle du régime du système : “On pourrait penser qu’il y a de l’excès de positivité dans ce « régime »-là, comme il arrive à Nietzsche de parler d’« excès de jouissance ». On pourrait la thématiser sous le nom de chimisme par opposition au biologisme, on pourrait la thématiser sous le nom de matérialité ou de bestialité comme chez Bataille, il reste évident que c’est à elle qu’il faut imputer … le retour, la répétition, de désordres dans le régime de constance, de blocages, de stases (dit Freud), de crises (dit Marx), où certaines régions du système apparaissent comme des zones de souffrance, de désordre, etc.”(DP, p. 230.) Cette analyse de Lyotard nous montre ainsi qu’il y a une congruence255 profonde entre le régime du système comme la force de la transformation et l’autre régime qui est la libido comme processus. Dans ce contexte, Lyotard considère le désir comme énergie du travail en recourant à une économie libidinale, énergie qui se métamorphose dans le travail du rêve et du désir. Il conçoit que cette énergie s’opère dans la peinture. Il s’agit ici de trouver l’énergétique dans l’espace figural selon le travail du désir qui constitue le 255 . Lyotard trouve que ces deux sens du mot « désir » – “le désir au sens de force, d’énergie(la Wille de Nietzsche)”, constamment mêlés dans l’œuvre de Freud. Pour Lyotard, avec celui du vœu se fait chez Freud d’un point de vue fantasme (day dream), de la représentation”(DP, p. 129.). 197 désir au sens de vœu(Wunsch, wish) et le désir qui “cherche à accomplir” – sont cette conciliation de ce sens de la force mécanicien “par la théorie du rêve, du principe de plaisir (d’Eros) et la pulsion de mort. Pour Lyotard, il suffit de regarder un processus d’afflux énergétiques et de liquidation de ces afflux dans la peinture. Car cette observation fait apparaître l’inscription picturale diluée aux énergétiques : “cette peinture procède dans l’ordre de l’inscription picturale à une dilution qui est analogue à celle que décrit Marx pour ce qu’on appelle l’inscription économique, l’économie politique, même dilution, i. e. une espèce de destruction des codes qui circonscrivent des régions, même passage d’afflux énergétiques sur toutes les formes.”(DP, p. 232.) Il observe que l’inscription se fait par la dilution dans l’économie. En montrant ainsi l’inscription économique en tant que “marquage”, “production”(DP, p. 233.), Lyotard affirme qu’il y a des afflux énergétiques de part en part dans la peinture moderne et une telle dissolution de l’inscription picturale256 : “au moins devrait se trouver induite, par cette dissolution de l’inscription chromatique, une dissolution aussi de l’inscription théorique sur la peinture.”(DP, p. 234.) Dans la mesure où la peinture moderne relève profondément du dispositif même du capital, cette dissolution de l’inscription théorique sur la peinture se fait sur le sol de multiplicité dans le capitalisme. Pour Lyotard, le capitalisme “pose ses problèmes en termes d’énergie et de transformation d’énergie : transformation de matières, transformation d’appareils, force de travail, manuelle, intellectuelle, production, transformation de cette force de travail, monnaie…, simplement de l’énergie qui circule et qui s’échange, i. e. qui se métamorphose. Il y a donc une espèce de polymorphie de cette énergie.”(DP, p. 232.) Alors, il fait d’une polymorphie de cette énergie le point de départ de l’espace de l’économique et l’espace de l’art. Il s’agit donc de savoir en quoi consiste l’inscription picturale à travers une polymorphie de la peinture. L’inscription picturale produit « des inscriptions chromatiques » dans la mesure où peindre serait inscrire de la couleur, des pigments, tout comme l’inscription littéraire : “Peindre serait faire des branchements de libido sur de la couleur, et brancher tout cela, la libido chromatisée, sur un support ; travail d’inscription en ce sens.”(DP, p. 235.) Lyotard dira alors que dans la peinture est en somme inscrit l’énergie libidinale qui prend corps dans l’espace pictural polymorphe et pervers : 256 . Selon Lyotard, les traits de cette dissolution sont comme suit : “il y a les collages, il y a l’utilisation de matériaux quelquefois collés sur la toile, de ferrailles, de photographies, vous avez l’utilisation de peintures industrielles, vous avez un instrument inédit d’inscription comme le pistolet à peinture..., une espèce d’explosion qui part dans tous les sens et qui est évidemment un défi majeur à une nomenclature selon les catégories de l’histoire de l’art.”(DP, p. 233.) 198 “nous sommes maintenant dans un espace pictural qui est polymorphe, un espace pervers polymorphe, un espace où toutes sortes d’inscriptions chromatiques sont possibles. […], la région picturale tend à devenir une surface de corps pervers polymorphe enfantin, i.e. on sait maintenant que le peintre peut faire inscription sur n’importe quoi n’importe comment du moment que l’énergie libidinale, cristallisée un instant sous la forme d’inscription chromatique, peut se métamorphoser en autre chose, ne fait pas blocage.”(DP, pp. 265-266.) En ce sens, on pourrait dire que sans l’inscription de l’énergie libidinale, il n’y a pas de la peinture. De même que dans l’espace d’art, de même dans l’espace économique capitaliste moderne, pour Lyotard, nous pouvons voir cette inscription de l’énergie libidinale dans la chose : “potentiellement, le capitalisme esquisse la possibilité de prendre n’importe quoi et de le mettre en circulation sous quelques conditions minima, et d’abord sous la condition qu’il y ait de l’énergie libidinale cristallisée dans la chose, ce que Marx appelait force de travail. Il faut qu’il y ait de l’énergie dans la chose et, si c’est le cas, alors elle est métamorphosable en autre objet, autre action, affect, n’importe quoi.”(DP, p. 266.) Pour rendre transformable dans l’espace économique, il faut en somme l’énergie libidinale cristallisée dans la chose. Dans la mesure où il y a de l’énergie libidinale dans la peinture et en même temps dans l’économie contemporaine, Lyotard découvre une congruence profonde entre l’espace pictural et l’espace économique. C’est dans le mouvement de polymorphisme de tous les deux que Lyotard est alors convaincu que “la force de ce qui est peint ne réside pas dans son pouvoir de renvoi, dans sa séduction, sa « différence », dans son statut de signifiant (ou de signifié), c’est-à-dire dans son manque, mais dans son plein de libido commutable.”(DP, p. 267.) Donc, pour Lyotard, ce qui est important, c’est “l’énergétique, la fluidité, le désir dans sa déplaçabilité ”(DP, p. 265.). En bref, la peinture n’est autre chose que l’énergie libidinale se cristallise dans la chose. Il a ainsi mis en lumière que comme dans l’inscription économique, dans l’inscription picturale aussi, il y a l’énergie libidinale en puissance. Il est temps de préciser le rapport entre le désir et la figuralité. D’une part, de même que la psychanalyse, de même l’art vise à libérer le désir par sa configuration figurale de l’élaboration secondaire. En d’autres termes, entre les deux il y a une connivence : “Tels sont donc les modes fondamentaux de la connivence que le désir noue avec la figuralité : transgression de l’objet, transgression de la forme, 199 transgression de l’espace”(DF, p. 279.). Mais, d’autre part, Lyotard précise la ligne de démarcation entre le travail du rêve qui accomplit le désir et celui de l’art qui ne relève pas de l’accomplissement du désir. Pour lui, “la fonction de l’art n’est pas d’offrir un simulacre réel d’accomplissement de désir… Elle trahit ainsi sur ellemême l’inaccomplissement du désir […].”(DMF, pp. 123-124.) Le travail du rêve s’opère par le principe de plaisir ou d’Eros en ce qu’il est une espèce d’accomplissement de la vie inconsciente du désir, alors que celui de l’art s’opère par la pulsion de mort en ce qu’il est une espèce de la transgression de l’objet, de l’espace. Tandis que les opérations « figurales » et « inconscientes » présentent chez Freud les mêmes traits – “« absence de contradiction, processus primaire (mobilité des investissements), intemporalité et substitution à la réalité extérieure de la réalité psychique [Das Unbewuβte (1915), Gesammelte Werke, X, p. 286.] ».”(DMF, pp. 119-120.) –, les opérations figurales ne relèvent pas, pour Lyotard, du principe de plaisir et de réalité sur lequel l’ordre inconscient porte. A la différence de Freud qui affirme que “l’art est une « réconciliation (Versöhnung) des deux principes » (de plaisir et de réalité)”(DMF, p. 123.), Lyotard précise alors la différence des opérations entre les deux : “Il faut donc que l’espace dans lequel les éléments ordonnés seront présentés soit non pas seulement un espace de leurre (avec sa condensation accomplissant le désir), mais aussi un espace de vérité, où les opérations primaires se donnent en tant que telles au lieu de fonctionner comme support du fantasme. Ces opérations sont alors isolées de leur finalité libidinale…”(DF, p. 384.) En somme, au fur et à mesure de cette finalité libidinale, Lyotard refuse de voir l’art comme conciliation entre le principe de plaisir et de réalité puisque l’art ne vise pas à accomplir le désir et prétend plutôt le primat de l’espace de l’art. Tandis que Freud soumet les opérations primaires du rêve et de l’art au principe de plaisir, Lyotard n’y soumet que le travail du premier et prétend que le travail de l’art est régis par la pulsion de mort qui est opérateur de transgression. En d’autres termes, la psychanalyse fait des processus primaires de l’inconscient l’objet d’un discours théorique, alors l’art empêche de prendre les opérations primaires pour l’objet du discours théorique. Si tel est le cas, il s’agit de savoir comment un discours figural peut remplir une fonction de vérité. Autrement dit, comment une fonction de vérité s’articule-t-elle dans le texte poétique ? Lyotard observe que dans la mesure où il est « truffé de 200 figures », le texte poétique ne peut « nourrir aucune prétention à la vérité » : “Le figural est au textuel comme le leurre au savoir. Voici pourtant notre hypothèse : on peut échapper à cette alternative de l’espace figural qui trompe et de l’espace textuel où se constitue la connaissance. En-deça de cette alternative, on peut discerner une autre fonction, qui y est omise, et qui serait articulée par principe sur l’espace figural, une fonction de vérité.”(DF, p. 282.) Dans la mesure où le leurre appartient aux deux espaces, l’espace figural et l’espace textuel, Lyotard nous fait remarquer que c’est en-deçà de cette alternative où la fonction de la vérité s’articule. Ainsi, pour aborder la question de la vérité, Lyotard gravite autour de la vérité de l’art. Pour approfondir d’autant plus la question de la vérité d’art, Lyotard oppose, cette fois-ci, la vérité de la psychanalyse à celle de l’art. Pour lui, la raison pour laquelle l’artiste descend dans l’inconscient, ce n’est pas pour le faire l’objet du discours théorique, mais c’est pour “chercher l’instance figurale, l’autre de son œuvre même, voir l’invisible, voir la mort ”, non pas ni pour “produire un chant harmonieux”, ni pour “produire la réconciliation de la nuit et du jour ”(DMF, p. 127.). Autrement dit, c’est “pour renverser les instances qui président à l’organisation du désir, pour libérer les différences de toute liaison identitaire et pour montrer le travail de la mort au-delà des organisations de la vie”257. Car c’est la pulsion de mort qui apporte le désir de produire, mais non pas ni la réconciliation, ni l’harmonie : “La force d’une expression littéraire ou picturale ne réside pas dans son harmonie (ni dans la « victoire » du moi), elle est ce qui tient et maintient ouvert, « libre », le champ des mots, des lignes, des couleurs, des valeurs, pour que la vérité s’y « figure ».”(DMF, p. 128.) En somme, la vérité réside pour lui dans le lieu inattendu, ouvert, « libre ». Dans cette perspective, le statut de l’œuvre se dévoile transitionnel, mais non pas total. Car l’objet est pour lui non-totalisable. En somme, pour Lyotard, “L’œuvre est pensée non pas comme une réalité clinique à fonction expressive, mais plutôt comme un « objet transitionnel […] »...”(DF, p. 357.) Il se peut très bien que ce statut transitionnel soit compris comme une place qui met en relation l’intérieur et l’extérieur. Mais, Lyotard précise que l’œuvre médiatrice entre l’intérieur et l’extérieur est illégitime : “La domination du Moi est celle de la réalité sur l’inconscient, c’est la domination du refoulement, elle ne produit pas les œuvres, elle tourne l’énergie vers la verbalisation (savoir) et vers la transformation du monde 257 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 53. 201 (opérativité)…”(DF, p. 357.) Pour mieux dire, cette œuvre médiatrice de la verbalisation ne s’opère, pour Lyotard, que sur “l’oubli de l’hétérogénéité radicale du processus inconscient par rapport à toutes les formations secondaires”(DF, p. 358.). Toutefois, pour Lyotard, cette hétérogénéité radicale entre la réalité et le processus inconscient empêche de les synthétiser par la médiation entre l’intérieur et l’extérieur, entre le sujet et l’objet. D’abord, dans l’espace de l’inconscient, selon Lyotard, “le fantasme ne nous introduit pas à la réalité ni au savoir, et l’œuvre non plus. Mais de surcroît, et c’est cela qu’il faut montrer, le rapport de la « forme » au « contenu » se renverse quand on passe du fantasme à l’œuvre.”(DF, p. 358.) Et puis, dans l’espace de l’art, comme l’espace d’un poème, l’œuvre consiste à déconstruire une bonne forme comme la représentation de tout réel : “Toute œuvre en tant que « poème critique » recrée, par cette combinaison de deux espaces hétérogènes, la différence que le fantasme bloque et aplatit en opposition et répétition, c’est-à-dire en symptôme ; et elle l’inclut en elle, dans son espace interne. C’est pourquoi l’œuvre est critique : elle déconstruit une « bonne forme » donnée ; elle est posée dans deux étendues hétérogènes.”(DF, p. 375.) Alors, il est évident que la transition entre l’intérieur et l’extérieur ne se fait que dans deux étendues hétérogènes. Cette transition ne veut donc dire ni la synthèse par la médiation entre la réalité et le processus inconscient ni le dépassement de l’espace intérieur à l’espace extérieur. Une combinaison de deux espaces hétérogènes n’est possible que par ce mouvement de remplacer la différence par l’opposition. Donc, pour Lyotard, en ce qui concerne la vérité de l’art, il ne s’agit plus de “la réconciliation entre le processus primaire et le processus secondaire, entre Çà et Moi”(DF, p. 356.), mais de dévoiler la séparation et la différence. La « prime de plaisir » de Freud est ainsi pour lui renversée258 et remplacée par celle de la pulsion de mort : “En renversant le rapport établi par Freud entre prime de plaisir esthétique et plaisir libidinal, en lui substituant le rapport de la fascination de la pulsion de la mort avec une prime de plaisir libidinale, on ne fait que mettre la doctrine esthétique 258 . Lyotard observe que la fonction du travail « poétique » est de renverser la nature du rapport entre principe de plaisir ou d’Eros-logos et pulsion de mort : “Ce qui est renversé, ce n’est pas la relation entre deux objets dans un espace donné : un tel renversement simple, le destin de pulsion en est capable et coutumier, quand par exemple il remplace X bat Y par Y bat X. Bien loin d’arracher les représentants (verbaux ou figuratifs) à leur appartenance à l’ordre pulsionnel, ce renversement en est l’attestation … mais nous pouvons maintenant remplacer ces termes approximatifs par les concepts pertinents : tandis que le fantasme remplit l’espace de dessaisissement, l’œuvre dessaisit l’espace d’accomplissement. Le fantasme fait de l’opposition avec la différence ; le poétique refait de la différence avec cette opposition.”(DF, p. 360.) 202 à l’heure de la dernière topique.”(DF, p. 385.) Pour ainsi dire, la vérité de l’art ne vient ni de principe de plaisir ni, de principe de réalité, ni de la réconciliation, mais de la pulsion de mort et de la différence. En ce sens, Lyotard estime que lorsqu’il a découvert le principe de la pulsion de mort dans la seconde période de sa pensée, Freud s’est approché le plus de cette topique matricielle. Si c’est le cas, ce renversement de fonction entre principe de plaisir et pulsion de mort suffit-il à établir la vérité de l’art ? Autrement dit, à partir de ce renversement, la réflexion esthétique de Lyotard réussit-elle à rendre à l’art un espace de vérité irréductible à toute théorie et à tout savoir ? Si l’on suit l’idée de Lyotard, comment est-il possible de penser au dehors du langage ? Selon Lyotard, comme l’analyste, l’artiste aussi a un espace inconscient, mais il faut que le premier revienne des profondeurs inconscientes pour soigner la malade, alors que le dernier demeure dans cet espace de dessaisissement où s’opèrent les inconscients pour y produire l’œuvre. A cet égard, il lui semble que la vérité de l’art n’est qu’une sorte de signe sensible de la vérité. Mais, il reconnaît que comme la métapsychologie freudienne, toute nouvelle œuvre d’art est susceptible d’être intégrée également a priori à un discours théorique pour obtenir la validité universelle de la vérité. Alors, d’après Gualandi, “pour éviter ce nouvel « hégélianisme psychanalytique », Lyotard devrait affirmer que la vérité de l’art est plus profonde et transgressive que tout discours psychanalytique. Mais c’est justement ce que, arrivé à ce point, il n’est plus capable de dire, et qu’il est donc obligé de taire.”259 De même que l’espace de la psychanalyse, l’espace de l’art est pour Lyotard le lieu de pensée au dehors du langage, mais pour éluder le nouvel hégélianisme psychanalytique qui est soumis au discours théorique, Lyotard est ainsi obligé d’assigner une instance plus profonde à l’art qu’à la psychanalyse. Pour pouvoir parler ce que nous ne pouvons pas dire, nous n’avons à recourir ni à la phénoménologie ni au structuralisme puisqu’ils ne peuvent pas savoir la scission prélinguistique et originelle. La psychanalyse qui y aboutit est le seul discours théorique qui est à même de se rendre compte de cette négation originaire. Alors, Lyotard cherche à dépasser le structuralisme et la phénoménologie grâce à cette psychanalyse, afin d’atteindre “cet « au-delà du sens et de la référence » où volonté de savoir et désir de vérité ne sont pas encore abstraitement séparés, ce lieu au 259 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 55. 203 dehors du langage où la vérité de l’art fait brèche dans le savoir”260. Mais dans la mesure où la psychanalyse s’intègre a priori à un discours théorique – elle fait par la métapsychologie de l’objet du discours théorique les opérations primaires de l’inconscient –, Lyotard la dépasse et se tourne vers l’art qui n’a aucun lien avec un discours théorique. Alors, il est maintenant obligé de “dire la vérité de l’art par le langage et les concepts du discours théorique en évitant toute réduction de l’artistique au théorique”261. Comment est-il possible de dire la vérité de l’art ? Dans le début de son livre Discours, figure, en précisant le rapport entre discours et figure, Lyotard insiste sur la priorité de la figure sur le discours : “Ce livre-ci n’est pas ce bon livre, il se tient encore dans la signification, il n’est pas livre d’artiste… on ne laisse pas la figure aller dans les mots selon son jeu, mais on veut que les mots disent la prééminence de la figure, on veut signifier l’autre de la signification.”(DF, p. 18.) Ainsi, Lyotard tourne le dos au discours théorique pour établir la vérité artistique. En d’autres termes, il remplace “la seule oreille qui prépare l’entendement et le discours théorique”(DF, p. 387.) par l’œil. En somme, de même qu’il essaie de dépasser par la psychanalyse le structuralisme et la phénoménologie, de même il tente de, à sont tour, dépasser par le discours artistique le discours théorique qui serve du concept. Il s’agit donc de savoir en quoi consiste le discours artistique. Il développera cette idée dans l’Economie libidinale(1974) qui radicalise, par la théorie du désir, son attitude critique. En ce que le désir est le porteur de tous les discours, Lyotard en vient à dépasser le discours théorique dans le discours artistique. En somme, pour lui, dans la mesure où “la pensée est elle-même de la libido”(EL, p. 42.), “Avec Economie libidinale, l’art ne s’oppose plus à la pensée comme son au-delà car c’est l’écriture philosophique elle-même qui, en ayant définitivement pris congé du genre théorique, est devenue son dehors, voire discours artistique, transcription directe de l’émotion, mise en scène écrite du désir. L’art n’est plus signifié comme l’autre du discours théorique car la pensée philosophique s’est poussée encore plus loin que la psychanalyse, en découvrant que le désir, comme le vouloir de Schopenhauer, est la substance ultime de tout discours et de toute chose, psychanalyse comprise.”262 En mettant ainsi le désir à l’instance de la source ultime de tout discours et de toute chose, Lyotard a recours au paganisme pour son passage. Mais ce recours apporte un 260 . Ibid., p. 45. . Ibid., p. 55. 262 . Ibid., p. 56. 261 204 naufrage de la pensée, au point que le paganisme veut dire “continuer à penser quand la pensée se sait absolument vaine. Et, notamment, essayer de remédier à la perte des légitimations selon lesquelles j’avais pensé et vécu antérieurement.”(TD, p. 89.) Cette élaboration de la théorie du désir conduit ainsi Lyotard au désespoir sans issue. A ce titre, il reconnaît qu’Economie libidinale est le livre d’un grand pécheur : “je tiens à le conserver comme tel, comme témoignage du péché majeur, qui est le désespoir. C’est un livre désespéré, qui se présente sous les allures de la gaîté et même du rire, lequel est, il faut le reconnaître, un privilège des païens.”(TD, p. 89.) Et aussi dans les Pérégrinations, Lyotard répète qu’Economie libidinale est “mon livre méchant, un livre de méchanceté, celui que quiconque écrit et pense est un jour tenté de faire”(PE, pp. 32-33.) Il reconnaît ainsi la faiblesse théorique d’Economie libidinale qui le conduit au plein désespoir. Car, “en dernière instance, elle semble se refuser même l’échappatoire représentée par l’éthique « affirmative » du désir.”263 Dès lors, il déclarera que “Nous ne parlons pas comme des libérateurs du désir : gâteux avec leurs petites fraternités, leurs rêvasseries fouriéristes, leurs espérances d’assurés sur la libido.”(EL, p. 55.) Cette faiblesse théorique conduit Lyotard à se détourner d’une part de la philosophie deleuzienne du désir qui implique dedans une métaphysique spéculative et d’autre part, sa pensée à graviter autour du jugement, de la règle, de la Loi. La faiblesse est en un mot le point du virage de la pensée de Lyotard. Dans ce contexte, nous rencontrons le virage violent de Lyotard dans le passage de la période du Discours, figure(1971) à celle de La condition postmoderne(1979). En d’autres termes, il est obligé de s’en détourner de ses attitudes précédentes, l’esthétique figurale, le paganisme libidinal, afin de sortir des impasses de sa première pensée. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que cette faiblesse se révèle pour Lyotard comme plutôt le point fort. Arrivé ainsi à l’impasse de la philosophie du désir qui lui semblait être la substance ultime de tout discours et de toute chose, Lyotard passe de l’espace de l’inconscient à celui de la conscience pour aborder la question de la vérité. C’est là qu’il voit surgir le problème du langage qui lui en semble fournir la sortie, en particulier celui du tournant langagier qui ranime sa réflexion. Ce virage commence par prendre ses distances d’avec une certaine tradition positiviste et spiritualiste de la pensée française du siècle dernier puisque cette tradition “se caractérise en effet par une attitude singulière vis-à-vis du « langage », attitude qui tend à réduire le langage 263 . Ibid., p. 60. 205 à une sorte d’« épiphénomène » socio-biologique, à un simple outil d’expression, à une convention sociale, à un banal instrument d’asservissement, d’appropriation, de pouvoir, à un phénomène « ontique »”264. Cette tradition de la philosophie française empêche, pour lui, le tournant langagier de la philosophie allemande et anglosaxonne de ce siècle qui adopte la théorie des jeux de langage comme une hypothèse de travail. Ce virage de Lyotard, qui se définit la direction de sa pensée après la période païenne, consiste donc à passer du lieu de pensée au dehors du langage à celui du langage sans dehors. Ce virage de Lyotard est, sans doute, inspiré du passage wittgensteinnien de Tractatus, qui prétend qu’il faut donc taire ce qu’on ne peut pas dire, à Recherches philosophiques, qui insiste sur le refus de l’unité du langage et sa multiplicité en alors révisant la première position de Tractatus. Comme Wittgenstein, Lyotard ne reconnaît pas l’essence a priori du langage puisque celle-ci engendre une tentation totalitaire, une terreur théorique et élabore la pragmatique de l’usage de Wittgenstein qui affirme que la signification d’un mot n’est pas déterminée par la référence mais par son usage. En débutant ainsi le statut prééminent de la référence, Lyotard le rend à l’usage. Tractatus reconnaît le dehors du langage inexprimable, alors que Recherches philosophiques ne l’assume pas dans la mesure où “ces expériences solitaires (esthétiques et éthiques) qui semblaient nous approcher de ce dehors absolu ne sont que des illusions produites par un mauvais usage du langage”265. En bref, le langage n’a pas de dehors. C’est-à-dire qu’il n’y a aucune réalité d’un dehors du langage inexprimable et mystique. La tâche de Lyotard consistera alors à montrer que le sens de la réalité est exclusivement déterminé par un langage sans dehors. Résumons le rapport entre la vérité et le désir. Pour éviter la synthèse spéculative de Hegel qui réduit tous les genres de discours à la théorie et au savoir et qui porte alors le désir totalitaire et pour établir la vérité d’art, en dépassant le structuralisme et la phénoménologie, il s’est tourné vers la psychanalyse qui aboutit à l’espace prélinguistique et originel comme l’espace figural. Afin de faire apparaître la vérité d’art, Lyotard a éclairé qu’il y a à la fois la connivence et la différence entre le désir et le figural. Pour montrer ce rapport, il a distingué les trois niveaux de profondeur de la figure – figure-image, figure-forme et figure-matrice. De cette distinction, il nous a montré que l’espace de l’inconscient et celui de l’art 264 265 . Ibid., p. 61. . Ibid., p. 65. 206 appartiennent à l’espace énergétique prédiscursif. D’une part, tous les deux relèvent d’une scission originaire et prélinguistique qui rend possible la langue, mais d’autre part, dans l’espace de l’inconscient ses opérations primaires se réduisent au discours théorique, alors que dans l’espace figural elles sont irréductibles. A cet égard, il dira le primat de l’espace de l’art sur l’espace de l’inconscient. Cette analyse lui permet de dire que “La vérité ne se trouve pas dans l’ordre de la connaissance, elle se rencontre dan son désordre, comme un événement”(DF, p. 135.). En raison de l’absence de la vérité dans le discours théorique, la vérité se trouve pour lui dans l’espace de l’art qui ne relève pas du discours théorique. Comme le dit Gualandi, “si le figural est l’« espace intensif du désir » qui traverse tout autre espace, perceptif, onirique, discursif, ce n’est que dans l’art qu’il exprime sa fonction de vérité.”266 La vérité de l’art se trouve alors au dehors du langage où tout discours théorique ne peut pas dire, en sorte que pour parler de la vérité de l’art, Lyotard traverse le passage de la psychanalyse dans la mesure où “L’hallucination, onirique ou non, constitue le fait primitif de l’art : attestation d’une « réalité » autre que celle que donne la perception”(DMF, p. 121.). En somme, en analysant la relation entre l’art et le désir, entre le rêve et le désir, notre penseur a entrepris d’aboutir à la vérité de l’art. Mais, en poussant jusqu’au bout la philosophie du désir, il se trouve en présence de l’impasse en réduisant tous les discours au désir, y compris la psychanalyse : c’est la faiblesse théorique d’Economie libidinale et le désespoir du paganisme. Dès lors, il est obligé de s’en détourner de ses attitudes précédentes, l’esthétique figurale, le paganisme libidinal. En outre, étant donné que la psychanalyse est par la métapsychologie susceptible d’être retomber dans le nouvel hégélianisme, il s’en détourne à son tour et se tourne vers la pragmatique du langage qui est inspiré du dernier Wittgenstein. Un tel virage est si violent qu’il est condamné à renoncer complètement à ses positions précédentes par l’approche psychanalytique. Lyotard qui dit que « la pensée est elle-même de la libido » doit vomir le désir qui est la substance de tous les discours. Dans cette perspective, on peut dire que le problème de la relation de la vérité avec le désir a conduis Lyotard à se tourner vers l’en-deçà et à sortir de l’idéologie de la connaissance : “La vérité qui fait signe dans les œuvres vient d’en-dessous ; son père est le désir. Cette vérité n’enseigne rien, n’est pas édifiante. Elle ne nous regarde 266 . Ibid., p. 51. 207 pas, elle ne nous fait pas face, elle surgit à côté de l’endroit attendu. L’inattendu, l’envers, sont ses points d’émergence.”(DF, p. 282.) Ici, Lyotard ose dire que c’est le désir même qui engendre la vérité. Mais, cette idée est aux antipodes de celle de la Bible selon laquelle chacun est mis à l’épreuve par son propre désir, qui fait naître le péché et la mort. Nous sommes ici en présence de l’alternative : le désir engendre-t-il la vérité ? Ou bien il enfante-t-il le péché qui engendre parvenu à son terme la mort ? 4. LE PASSAGE DU VRAI AU JUSTE Par rapport à la question de la vérité, Lyotard a ainsi coupé la vérité référentielle, à savoir, le fondement de la vérité. En raison de cette rupture, il s’est opéré la torsion théorique de la science qui est seul le discours qui a pour but d’atteindre la vérité. Dès lors, il s’effectuera à son tour la torsion théorique de la politique qui a pour but d’atteindre la justice. Pour fonder la justice, on est enclin à reposer souvent sur le vrai. Donc, il s’agit ici du problème de la relation de la vérité avec la justice. C’est-àdire, est-il légitime de passer du vrai au juste ? Dans son livre intitulé Au juste, Lyotard présente un problème essentiel de la politique, problème de l’absence des critères du jugement. Dans la situation postmoderne, selon lui, “On juge sans critère. On est dans la position du prudent aristotélicien, qui juge du juste et de l’injustice sans le moindre critère.”(AJ, p. 30.) En somme, on juge de certaines œuvres mais n’en sait pas le critère. S’il y avait des critères de jugement, pour lui, “cela voudrait dire qu’il y a effectivement un consensus possible sur ces critères.”(AJ, p. 32.) Mais, il nous rappelle l’impossibilité du consensus à cause de l’absence de ces critères. C’est cela que Lyotard veut dire par « paganisme ». Lorsqu’il parle de paganisme, “ce n’est pas un concept, c’est un nom, qui n’est ni plus ni moins mauvais que d’autres, pour désigner précisément une situation dans laquelle on juge, et on juge, non seulement en matière de vérité, mais aussi en matière de beauté (d’efficacité esthétique), et aussi en matière de justice, c’est-à-dire de politique et d’éthique, sans critères.”(AJ, p. 33.) Lyotard affirme ainsi qu’on est dans le paganisme en ce qu’on vit dans le monde sans critères du jugement. En somme, on se trouve dans cette absence de critères dans l’espace politique ainsi que dans l’espace philosophique, éthique et esthétique. Donc, tous ces discours sont 208 pour lui ceux qui manquent de critères du jugement et alors ne sont justifiés en aucun cas. En ce sens, il prétend que les énoncés prescriptifs qui ne se fondent pas sur les discours théoriques ne sont pas justifiés. Vu qu’il n’y a pas de commun critère du jugement entre les deux énoncés, il n’est pas possible de passer des énoncés propositionnels aux énoncés non propositionnels : “Il n’y a pas non plus de commune mesure entre une prescription et une proposition descriptive scientifique ou une proposition descriptive poétique.”(AJ, p. 98.) De là, Lyotard affirme la séparation entre le discours du savoir et celui du juste : “il y a ici une espèce de résistance de l’énoncé prescriptif aux énoncés propositionnels, c’est-à-dire des ordres par rapport à des discours qui sont des discours de savoir, qui ont pour but de dire vrai, et qui sont pertinents par rapport au vrai et au faux. Ce passage est à proprement parler inintelligible.”(AJ, p. 46.) Il y voit « une résistance », « une incommensurabilité ». En somme, pour lui, ce n’est pas les prescriptifs qui autorisent le discours théorique. En indiquant cette non-pertinence des prescriptifs, il précise que le problème de la justice ne se fonde pas sur celui de la vérité scientifique dans la mesure où “un ordre ne peut pas trouver sa justification dans un énoncé dénotatif ”(AJ, p. 46.). En d’autres termes, le discours prescriptif n’est ni dérivé ni déduit du discours descriptif. Le passage du vrai au juste est donc impénétrable. A cet égard, Lyotard pourra dire : “L’aveuglement ou l’illusion transcendantale, réside dans la prétention à fonder le bien ou le juste sur le vrai, ou ce qui doit être sur ce qui est. Par fonder, j’entends simplement ici rechercher et articuler les implications qui permettent de conclure de phrases cognitives à une phrase prescriptive.”(DI, n° 166.) En un mot, ce passage du vrai au juste n’est pour lui qu’une illusion transcendantale. Néanmoins, on peut trouver un tel passage dans l’histoire de la philosophie. Lyotard voit ce passage non seulement chez Platon mais aussi chez Marx. Si c’est le cas, qu’est-ce qui rend possible le passage ? Lyotard observe que ce passage du vrai au juste est un passage par le principe de l’analogie (le Si, alors). A partir de cette analogie, on passe d’une description vraie aux prescriptions justes. En somme, pour Platon et Marx, lorsque la société est conforme à l’être vrai, elle sera juste. Mais, pour Lyotard, c’est ce passage du vrai au juste qui met en problème. Car la justice appartient à l’ordre du prescriptif, non pas à celui du dénotatifs. C’est pourquoi il pose ici la question du passage du vrai au juste. 209 A la différence du cas du discours théorique, dans le cas du discours politique, il ne s’agit plus de façonner le modèle de la société juste. Car, selon Lyotard, “La question de la justice pour une société ne peut pas se résoudre en termes de modèle.”(AJ, p. 51.) En ce sens, il dira : “on est dans la dialectique et l’on n’est jamais dans l’épistèmè. Je crois que la dialectique est tout ce qu’autorise le prescriptif. Je veux dire par là, que cette dialectique ne peut pas se présenter comme fabriquant un modèle qui serait valable une fois pour toutes pour la constitution du corps social. La dialectique, au contraire, permettra au juge de juger coup par coup. Mais s’il peut, et du reste il le doit, (il n’a pas le choix), juger coup par coup, c’est justement parce que chaque situation, et Aristote y est très sensible, est singulière, et cette singularité provient du fait qu’on est dans les matières d’opinion et non pas dans les matières de vérité.”(AJ, pp. 54-55.) En somme, à cause de l’absence des critères de l’évaluation, pour juger coup par coup chaque situation qui est singulière, la dialectique sera condamnée à faire appel à l’opinion à laquelle la politique appartient, non pas à la vérité. Alors, les énoncés de la vérité ou du savoir se substituent ici à ces énoncés d’opinions qui devraient être exclus une fois pour toutes. A ce titre, Lyotard soutient la théorie aristotélicienne de la justice et le paganisme. Car, à partir d’un art, dans la Politique et des Ethiques comme des Topiques et de la Rhétorique d’Aristote, il trouve que “dans tous les cas, on a affaire à un discours qui essaie d’établir la bonne technè, l’art et non pas le savoir, dans une matière où il ne peut pas y avoir de savoir parce qu’on est plongé dans les opinions.”(AJ, p. 56.) D’autre part, Lyotard s’intéresse au paganisme puisque “c’est la conviction que pour au moins toutes ces matières, nous sommes toujours dans les jugements d’opinion, et non pas dans les jugements de vérité… Donc il n’y a pas de science du politique.”(AJ, pp. 56-57.) En notant ainsi l’analogie entre la théorie aristotélicienne de la justice et le paganisme, Lyotard souligne le lien profond entre la justice et le paganisme. C’est pourquoi il dit « soyons païens et soyons justes » qui semblent s’exclure l’un à l’autre. Autrement dit, il concrétise le problème de la justice dans le paganisme où sa pensée habite. Si tel est le cas, comment justifier le problème de la justice dans le paganisme ? Autrement dit, comment est-il possible ce lien entre la prescription et le paganisme qui semble contradictoire réciproquement ? Pour aborder le problème de cette justification des jugements d’opinion, Lyotard commence par poursuivre les motivations à juger dans les éthiques ou dans les 210 débuts d’éthiques et les critiques et même les politiques de l’Occident. Lyotard reconnaît que les motivations à juger sont le plaisir et la peine, tels que Kant dans la Raison pratique et dans la Critique du jugement, et Freud dans la Verneinung disent au niveau de la description : “Justement il y a le plaisir et la peine c’est-à-dire qu’il y a une finalité naturelle, dans le désir, ou dans le conatus, ou dans la persistance à être ce que l’on est. Il y a une finalité : c’est-à-dire qu’il y a une règle de jugement. Et elle est naturelle.”(AJ, p. 94.) Lyotard assume ainsi avec Kant et Freud que ce qui nous pousse à juger est une finalité naturelle. En effet, il ne nie pas les prescriptifs dans la mesure où il décrit non seulement la multiplicité des jeux de langage dans leur incommunicabilité, mais aussi prescrit quelque chose dans Instructions païennes « il faut être païen ». En raison de l’expiration des grands récits, “le « il faut être païen » signifie « il faut maximiser autant que faire se peut la multiplication des petits récits ». Ce « il faut »-là relève du jeu de la dialectique au sens kantien, où il est fait un usage du concept qui n’est pas un usage de savoir, mais un usage d’Idée.”(AJ, p. 113.) Alors, ce « il faut »-là signifie « ‘il faut’ de la maximisation idéale » « comme il convient » dans des Instructions païennes. Pour mieux dire, il ne s’ouvre pas un champ de prescriptions, mais ne marque que “le point de transit d’un jeu descriptif ayant pour but la connaissance du donné à un jeu descriptif (par Idées) d’exploration du possible. Le point de transit est marqué par le prescriptif.”(AJ, p. 114.) Cela revient à dire que la maximisation du contenu dans la description ne nous amène pas à un champ de prescriptions. En ce sens, ce « il faut » doit être dehors du champ de la description qui vient de la réalité et est alors le point de transit d’un jeu descriptif. Il garde donc le jeu descriptif d’un côté et de l’autre côté, le jeu prescriptif dans le paganisme. Dans la mesure où le « il faut » est le point de transit d’un jeu descriptif, Lyotard affirme qu’il faut être païen pour juger coup par coup chaque situation singulière. Car le paganisme ne relève pas du jugement de la vérité, mais celui de l’opinion. “Ce paganisme, nous dit Lyotard, n’est pas démontré, il n’est pas dérivé, il ne peut pas être articulé, déduit.”(AJ, p. 111.) Il nous montre cette fois-ci que les prescriptions ne sont pas dérivées à partir de descriptions, pas plus que le paganisme n’est dérivé : “il y a toujours des prescriptions, on ne peut pas vivre sans prescriptions […]. Je crois qu’une des propriétés du paganisme, c’est que ces prescriptions sont laissées en suspens, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas dérivées d’une ontologie. Cela me paraît essentiel.”(AJ, p. 113.) Nous voyons ici qu’il y a l’affinité entre les deux au point que 211 ni la prescription, ni le paganisme ne sont dérivables. Autrement dit, Lyotard reconnaît que dans le paganisme il y a la prescription ainsi que la description. Jusqu’ici, Lyotard nous a montré qu’à cause de leur hétérogénéité radicale, ni la synthèse entre la description et la prescription ni la dérivation de l’un à l’autre ne sont possibles. Si nous reconnaissons avec Lyotard qu’il y a deux jeux : le jeu descriptif et le jeu prescriptif, une nouvelle question se pose : à partir de quel moment, décide-t-on de changer de jeu ? Pourquoi passer de l’un à l’autre ? Il observe chez les païens le déplacement d’un jeu à l’autre dans la mesure où ils essaient de “combiner de nouveaux coups” dans chacun de ces jeux et essaient d’“inventer de nouveaux jeux”comme un “artiste”(AJ, pp. 119-120.). Donc, ce dont il s’agit ici est l’invention dans les jeux de langage : “ce sont des artistes qui à chaque fois établissent les règles d’un jeu de langage qui n’existait pas encore. C’est en cela qu’il y a paganisme.”(AJ, p. 120.) Tout comme les artistes, les païens jouent un rôle d’inventions des règles qui président à un jeu de langage qui n’est pas encore. Donc, de même que pour les artistes, de même pour les païens, la question ne serait pas de conserver simplement les jeux, mais de les raffiner et d’en inventer de nouvelles règles. C’est pourquoi Lyotard prend une attitude proprement païenne “libertine ou libertaire”, non pas “sceptique”(AJ, p. 121.). De la même manière, selon Lyotard, nous pouvons poser une question par rapport au jeu de la justice. Il s’agit ici sans doute de le raffiner, d’en inventer les règles. En fait, dans la mesure où le jeu de la justice se joue en principe dans le prescriptif, on habite indubitablement dans le prescriptif. Ici, il nous fait remarquer l’injustice dans la prescription du judaïsme : “la loi est présentée comme faisant obligation, mais elle n’est pas justifiée. Au fond on ne sait pas qui parle et on ne sait pas pourquoi est dit ce qui est dit. Et quand Abraham entend qu’il faut qu’il aille sacrifier Issac, il le fait mais il ne dit pas « c’est pour mon bien » ou « c’est pour le bien d’Israël »…”(AJ, p. 124.) A cet égard, pour lui, dans la prescription du judaïsme il y a l’obligation injuste. Alors, il faut le raffinement de cette obligation. Si tel est le cas, comment peut-elle être raffinée malgré l’absence de règle pour la justice ? La justice n’est pour Lyotard pas définie par la conformité à la loi, pas plus que la vérité n’est définie par l’accord de la pensée avec son objet. Il refuse alors la tradition du platonisme et de toute la tradition ontologique qui suffit d’être conforme à une idée de la justice pour être juste. Pour Lyotard, étant donné que les prescriptifs ne sont pas le discours ontologique, elles ne sont pas définies par la conformité à la 212 loi pour être juste. Lyotard confirme ce point dans la tradition juive : “les plus conformes peuvent être parfaitement injustes, et les moins conformes parfaitement justes. Car il y a les deux.”(AJ, p. 126.) En somme, le jeu de langage de la prescription du judaïsme n’est pas envahi par le discours ontologique, en sorte qu’il ne relève pas du conformisme qui n’appartient qu’à l’ontologie. Plutôt, pour les juifs, le problème de la justice fait appel au non-conformisme. C’est pourquoi Lyotard dit que le sublime moral est la loi juive. S’il en est ainsi, comment le judaïsme raffine-til la notion d’obligation ? Car, pour le judaïsme, les prescriptions “ne sont pas toujours à prendre à la lettre, et il peut y avoir la plus extrême injustice à les suivre. Donc, elles sont à prendre autant comme des leurres que comme des prescriptions obligatoires. Et donc elles renvoient toujours à la responsabilité, à la responsabilité d’écouter, de se prêter à l’obligation.”(AJ, p. 127.) Cela revient à dire que nul ne peut savoir ce qu’est l’être de la justice. Si l’on ne sait pas ce qui est juste, comment peuton parler de la justice ou de l’injustice ? Pour Lyotard, c’est un tel clivage entre l’obligation et la justification chez les juifs qui permet de raffiner le jeu de la justice en en modifiant les règles. Au point que l’obligation n’exclue pas la possibilité de l’injustice extrême, il délie le lien traditionnel entre l’obligation et la justice. Il aboutit enfin à introduire par rapport au jeu de la justice une nouvelle règle qui n’existait pas jusqu’alors : “L’injustice absolue, c’est que la pragmatique de l’obligation, c’est-à-dire la possibilité de continuer à jouer le jeu du juste, soit exclue. Voilà ce qui est injuste, non pas le contraire du juste, mais ce qui est interdit que la question du juste et de l’injuste soit et reste posée.”(AJ, pp. 128-129.) En un mot, l’obligation peut être maintenant dans l’injustice. Aux yeux de Lyotard, la fente entre la justice et l’obligation modifie et raffine ainsi le jeu de la justice : l’injustice n’est plus le contraire de la justice, mais l’exclusion de la pragmatique de l’obligation. En ce sens, il dira que “évidemment, toute Terreur, l’anéantissement, le massacre, etc., ou leur menace, par définition sont injustes… Mais plus encore, toute décision dans laquelle on retire, où il se trouve qu’est retirée, à l’un des partenaires de la pragmatique actuelle, la possibilité de jouer, de rejouer une pragmatique de l’obligation, eh bien toute décision ayant cet effet est nécessairement une décision injuste.”(AJ, p. 129.) En aucun cas, pour lui, il ne faut pas être exclu du processus de toute décision, de la pragmatique de l’obligation. Il a ainsi bouleversé la distinction traditionnelle et ontologique entre la justice et l’injustice en convoquant tous à l’engagement de la 213 pragmatique de l’obligation et en disant que l’interdiction de la mise en question du juste et de l’injuste est injuste. Nous sommes ici en présence de la destruction de la justice ontologique et éthique. Pour sortir de ces impasses politiques de notre siècle, Lyotard suggère la solution sophistique, autrement dit une politique de l’opinion. Face non seulement à “en particulier la débâcle ou la décadence du récit marxiste”, mais aussi à celle “du récit libéral”(AJ, p. 142.), Lyotard croit qu’une politique de l’opinion peut donner la solution. Car pour juger coup par coup, il faut prendre position des sophistes en matière d’éthique et de politique. Cependant, néanmoins, Lyotard se rend compte que le pluralisme sophistique “ne semble plus se suffire à lui-même : il a besoin d’un correctif. Ce correctif ne peut d’ailleurs lui être offert que par une « politique philosophique », par la politique kantienne de l’Idée, par cette doctrine de l’Idée régulatrice…”267 C’est pourquoi Lyotard affronte la singularité ou la multiplicité de l’opinion et l’universalité de l’Idée ou la sophistique de l’opinion et la philosophie de l’Idée. Il s’agit donc de réconcilier la politique sophistique de l’opinion multiple avec la politique kantienne de l’Idée. Mais, Lyotard est aussitôt en présence de la difficulté de la réconciliation entre deux positions. Car malgré l’affinité entre une position païenne et une position kantienne, il y a encore la différence entre elles qui n’ont pas de critères communs du jugement. Voilà pourquoi il hésite à répondre à cette question : comment articuler cette philosophie des opinions qui sont « seulement dans le vraisemblable » et la notion kantienne d’Idée qui est invraisemblable ? Il s’agit ici de pouvoir faire une politique sans l’Idée de justice. Selon Lyotard, “si oui, est-ce que l’on peut s’en tenir à l’opinion ? Si l’on s’en tient à l’opinion, sera juste en définitive ce sur quoi les gens s’accordent pour dire que c’est juste. C’est l’opinion partagée. C’est une position extraordinairement dangereuse. Si au contraire on prend une position kantienne, on dispose d’un régulateur, qui est la sauvegarde de la pragmatique de l’obligation.”(AJ, p. 146.) C’est la raison pour laquelle à cette question de la réconciliation entre la politique de l’opinion et celle de l’Idée au sens kantien, la réponse de Lyotard est incertain et hésitant dans son livre Au juste. C’est cette difficulté qui le fait encore une fois tordre théoriquement inéluctablement dans le domaine de la politique comme dans celui de la science. 267 . Ibid., p. 37. 214 Pour aborder la question de la vérité, en nous montrant l’impossibilité du passage du vrai qui est le discours dénotatif et qui appartient à l’ontologie à la justice qui est le discours prescriptif et qui n’appartient pas l’ontologie, Lyotard n’a pas pu éviter cette torsion théorique entre politique de l’opinion et politique de l’Idée dans Au juste. Son hésitation par rapport à cette question de la réconciliation entre la politique de l’opinion et celle de l’Idée manifeste d’une part la difficulté théorique de sa philosophie pragmatique et d’autre part l’invite à prendre une position équivoque. C’est pourquoi il refuse de prendre une position nette par rapport au problème de la vérité. 5. LA SIGNIFICATION DE LA VERITE Dans la mesure où Lyotard ne peut pas toucher par sa critique pragmatique la Vérité, il nous semble que la torsion théorique de la science n’est la solution de la question de la vérité mais en est seulement la déviation. Dès lors, il ne peut prétendre que la vérité sans la Vérité qu’est la vérité de l’art. Par rapport au problème de la vérité, à la différence de Kant et Hegel qui ont eu recours à Dieu, Lyotard rejette la vérité référentielle comme le fondement de vérité en reconnaissant seulement l’existence des vérités sans Vérité. Mais le refus de la Vérité ne conduit le destin de l’homme qu’à la misère et au désespoir, voire à l’orgueil. Cette vérité n’est pas encore suffisante à connaître sa signification et ne nous expose que devant le nonsens de l’existence et de la vie. Malgré ce non-sens, que nous donne la vie pratique, nous ne pouvons manquer de chercher un sens à la vie et une connaissance vraie de l’être. A cet égard, contrairement à ce que Lyotard prétend, Thévenaz insiste sur la vérité qui est une et éternelle : “Nous portons en nous l’intime persuasion qu’il y a dans les choses une vérité, et ne pas croire à cette vérité serait nous mettre en contradiction avec nousmêmes. Si nous ne savions pas que la vérité en tant que telle est une et éternelle, nous ne pourrions jamais distinguer le vrai du faux.”(PSA, p. 298.) Donc, l’unité de la vérité semble ne pas pouvoir être niée sans démentir le sens de son être. Plutôt, il nous semble que la philosophie a pour sa tâche de rechercher cette unité. Car l’unité de la vérité assure forcément celle de l’être. Pour Thévenaz, c’est « la révélation 215 intime dans la foi » qui rend possible une véritable connaissance. Cette révélation de la foi nous permet de nous rendre compte que l’unité de la vérité et de l’être ne peut pas être niée, mais plutôt la condition de la vie de l’homme qui cherche le sens et la connaissance véritable : “Il ne s’agit, en effet, ni de la foi hypothétique de la science qui croit « jusqu’à plus ample informé », ni de la foi en des faits (Tatsachenglaube), mais d’un savoir qui préexiste en nous et fonde notre connaissance.”(PSA, p. 299.) Pour lui, la foi chrétienne n’a rien à voir avec la foi philosophique. De cette idée, à la différence des philosophes précédents, Thévenaz aborde d’une façon nouvelle la question de la vérité posée. En analysant la cause de la conception réaliste de la vérité, il indique d’abord qu’il y a une confusion très fréquente entre l’idée de la vérité et la signification de la vérité ou le fondement de la vérité. Cette confusion “conduit, nous dit Thévenaz, à hypostasier ou à ontologiser l’idée de vérité et à passer indûment d’une vérité-idée à une vérité-substance. C’est ainsi que saint Augustin platonise en personnifiant l’Idée de vérité sous la forme du Deus-veritas ou en la substantialisant sous forme d’ordre divin ou cosmique. Certaines ontologies ou certaines formes contemporaines d’idéalisme en fourniraient d’autres exemples typiques.”(HRC, p. 144.) Alors, il distingue la signification de la vérité de l’explicitation de l’idée de vérité. A la différence de l’idée de vérité qui permet à l’homme de réaliser l’accord avec soi-même et avec les autres consciences dans l’intersubjectivité, la signification de la vérité, pour lui, “ne vise pas à expliciter un implicite, ni à dégager une règle de pensée, mais à fonder l’évidence et à «constituer» la vérité en précisant sa signification et sa relation à la raison, à l’homme et à la réalité dernière.”(HRC, p. 144.) En somme, l’idée de vérité ne contient pas la signification de vérité dans et par elle-même. Lorsqu’il s’agit alors du fondement de vérité, le sens de la vérité devrait se transformer par le simple fait qu’une incertitude mord sur l’origine et la signification de la raison humaine. C’est dire que la métaphysique est déjà tout entière dans la question. Dans cette perspective, nous pourrons dire avec Thévenaz si le philosophe se croit lié par les vérités, qu’“il absolutise les contenus de vérité (même et surtout s’il se croit ou se déclare relativiste), ou qu’il hypostasie l’idée de vérité, même et surtout s’il réserve la possibilité permanente de l’erreur et conçoit l’approche de la vérité comme une approximation progressive. Dans les deux cas, sous l’apparente rigueur logique, dans la soumission aux contenus et à l’idée de vérité, se dissimule sournoisement un dogmatisme de l’absolu(même dans le relativisme qui n’est jamais 216 que le rejet d’un certain absolu), un dogmatisme de la vérité qui esquive la mise en question.”(HRC, pp. 145-146.) L’absolutisation des contenus de vérité et l’hypostase de l’idée de vérité ne sont rien d’autre que reconnaître l’ignorance de soi de la raison humaine. Cela signifie que la faillibilité de la raison pénètre dans le centre des contenus et du sens de la vérité. Dès lors, la philosophie contemporaine expérimente le divorce entre la raison et le sens qui nous amène au désespoir du nihilisme. La problématique de la signification de la vérité nous amène ainsi à la question du statut ontologique de la raison. A partir de là, nous parvenons à un fait paradoxal : il est indispensable de mettre en question la vérité pour l’avoir vraiment. Lorsque la raison prend conscience d’elle-même et de son rapport au vrai seulement dans la question, elle ne peut plus se contente de sa conception auto-suffisante par rapport au contenu et au sens de la vérité. Pour atteindre la vérité, il faut, d’abord, prendre conscience du statut métaphysique de la raison elle-même. A cet égard, pour Thévenaz, “il faut donner raison à Kant qui a vu que la métaphysique n’est ni science, ni érudition, mais seulement la raison se connaissant elle-même.”(HRC, p. 146.) De là, la philosophie qui se définit comme analyse réflexive en vient à transformer tous ses problèmes. “La question de la vérité, nous dira De Waelhens, qui avant la pratique explicite de l’analyse réflexive ne se défaisait que fort mal d’une tendance à n’être que la recherche d’un critère des affirmations ou des choses vraies, devient, par cette pratique, le problème de la condition humaine de la raison.” 268 En ce sens, la question de la vérité ne se limiterait plus seulement au domaine de la théorie de la connaissance, mais plutôt serait éclairée dans le domaine de la métaphysique. C’est sur le plan métaphysique que le rapport de nous avec la vérité s’établira d’une façon nouvelle. Qu’est-ce que la Vérité ? Cette question n’est plus celle qui demande simplement les contenus de vérité, mais celle de sa signification que les philosophes n’en peut pas donner la réponse. Il nous semble que les contenus de vérité donnés par les divers philosophes ne sont plus suffisants à cette question « Qu’est-ce que la Vérité ? ». Car ils ne nous en peuvent pas donner le fondement. Le philosophe qui se croit lié par les vérités ne peut pas éviter d’absolutiser les contenus de vérité et l’hypostase de l’idée de vérité. C’est pourquoi nous proposons la vérité révélée qui permet de surmonter les antinomies de la raison par rapport à la vérité. Nous pouvons 268 . A. de Waelhens, “Pierre Thévenaz Historien de la philosophie et philosophe”, op. cit., p. 192. 217 distinguer nettement trois plans dans la question de la vérité : le plan scientifique ou technique de la vérification qui marque la raison-instrument, le plan logique de la non-contradiction et le plan métaphysique du fondement et de la signification qui marque la raison mise en question et désabsolutisée. La question de la vérité n’éclaire que dans ce plan métaphysique. Toutefois, nous sommes arrivés au désespoir par rapport à la question de la vérité dans la perspective métaphysique ainsi que dans la perspective éthique. C’està-dire que nous ne pouvons que faire silence au niveau supérieur. Car, comme Wittgenstein décèle précisément et honnêtement la condition de l’homme, il n’y a en effet qu’un silence dans le domaine de la valeur, de l’éthique et du sens. Néanmoins, l’homme a toujours besoin de l’anticipation et de la nostalgie de ce niveau. Il n’y a là qu’un silence, sans aucun rapport avec notre besoin. En dépit de l’incapacité de l’homme à répondre à la question métaphysique et éthique, l’homme ne peut pas abandonner le motif métaphysique et éthique. Car le moment où il l’abandonne, il s’éloignera de la question de la vérité et du sens de vie qu’il veut y véritablement aboutir. Lorsqu’il aborde le problème du langage, Heidegger a eu ces motifs. En somme, pour lui, l’existence du langage soutient l’Etre et le sens. Il affirma, selon F. Schaeffer, qu’“il suffit d’écouter un poète, non pour son texte mais parce qu’il est présent et qu’il parle. Puisqu’il existe un être, le poète, qui parle, nous pouvons espérer que l’Etre, l’existence, a un sens.” 269 Heidegger nous offre ainsi un mysticisme sémantique irrationnel en exhortant à écouter le poète pour retrouver l’espoir au niveau supérieur. Dans les Pensées, nous pouvons retrouver la cause radicale qui nous entraîne dans l’abîme d’un mysticisme irrationnel. Philippe Sellier, dans la note de « Philosophe » de Pascal, met en évidence ce point : “La raison humaine étant incapable de trouver par elle-même la vérité métaphysique et morale, ceux qui lui font confiance (philosophes ou casuistes) ne font qu’enrichir le musée des élucubrations humaines.” 270 De là, nous pouvons poser une question : la crise ne vient-elle donc pas de la fausse constitution de l’idée de l’homme ? La pensée qui part de l’homme lui-même ne fait confirmer que l’impuissance de celui-ci. Autrement dit, si nous partons de nous-mêmes, la question de la vérité et du sens ne 269 270 . Francis A. Schaeffer, Dieu - ni silencieux ni lointain, p. 66, Ed. Trobisch, 1979. . Pascal, Pensées, op. cit., p. 100. 218 nous amène qu’à l’impasse. Nous sommes alors destinés à aboutir au désespoir. Le tragique de la contradiction moderne est en un mot sans issue sur ce terrain. Dans cette perspective, nous aimerions proposer la Vérité du christianisme. Pour celui-ci, la Vérité n’est plus l’accord de la pensée avec elle-même, chez Plotin et Spinoza, ni l’être ou Dieu comme chez Descartes, ni le Devenir chez Hegel, ni le dévoilement de l’être chez Heidegger. La Vérité biblique est en un mot révélée. A la différence des philosophes précédents, selon Brun, Kierkegaard parle de la Révélation de la Vérité : “la Vérité n’est ni dévoilée, ni construite, ni en devenir, mais qu’elle est révélée ; elle est cette lumière qui rend les choses et les êtres visibles mais que ceux-ci sont incapables d’émettre.”271 En somme, à la différence de Hegel, pour Kierkegaard, le christianisme n’est plus une sorte de phénomène socioculturel, mais une sorte de l’invitation à “une foi lucide, faite d’humilité et d’esprit critique” 272 . Kierkegaard dénonce alors “de telles interprétations résiduelles qui tiennent l’accessoire pour l’importance et qui réduisent l’importance à l’accessoire” 273 . C’est pourquoi il reproche forcément à Hegel de tenter les interprétations résiduelles du christianisme en le dénaturant. Dans cette perspective, la Vérité révélée n’est pas simplement la vertu de la synthèse dialectique, mais plutôt “n’est ni au-dessus de nous comme un mystère inaccessible, ni en nous-mêmes : c’est nous qui sommes en elle. Nous ne sommes ni les dépossédés ni les possesseurs de la Vérité, de nous à elle il y a à la fois distance et présence et c’est en quoi notre existence est déchirée ; c’est pourquoi la communication directe qu’est la Révélation ne peut pas se transmettre par cette communication indirecte qu’est l’enseignement.” 274 Bref, ce n’est pas nous qui possessions la Vérité, mais c’est en Vérité où nous demeurons. En d’autres termes, en dénonçant les possesseurs de la Vérité, selon les Paroles de Christ : « demeurez en Moi (Vérité) », nous nous apercevrons qu’elle ne nous appartient pas mais que c’est nous qui appartenons à elle. Il en va de même dans la perspective de Pascal qui se profile sa pensée sur un fond d’Absolu : “la Vérité n’a rien à voir avec celle que définissent les sciences, et qu’elle est à la fois présente en nous et distante de nous. La Vérité est présente en l’homme parce qu’il a été crée à l’image de Dieu, parce que la Révélation et l’Incarnation sont venues le visiter ; mais la Vérité est éloignée de 271 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 288. . Ibid. 273 . Ibid., p. 282. 274 . Ibid., p. 80. 272 219 l’homme qui n’en est pas le détenteur, car tout le mystère de la présence du mal et celui de la tentation l’en séparent.”275 Il est évident que cette conception de vérité nous empêche d’absolutiser les contenus de vérité et d’ontologiser l’idée de vérité. Car la conception de la Vérité révélée enlève cette confusion entre l’idée de la vérité et le fondement de la vérité qui en est la cause : “vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres.” 276 En somme, la Vérité biblique nous libre réellement et véritablement. 275 276 . J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., pp. 6-7. . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Jean 8, 32. 220 TROISIEME PARTIE LA CRISE DE LA CULTURE OCCIDENTALE 221 CHAPITRE I : HISTOIRE ET CONSCIENCE 1. LA FIN DE L’HISTOIRE Dans son article intitulé “Histoire universelle et différences culturelles”, Lyotard pose une question sur la philosophie de l’Histoire de Hegel : “pouvons-nous aujourd’hui continuer à organiser la foule des événements qui nous viennent du monde, humain et non-humain, en les plaçant sous l’Idée d’une histoire universelle de l’humanité ?”(PEE, pp. 45-46 ; HU, p. 559.) Pour Lyotard, elle n’est plus possible. Pour montrer cette impossibilité, il commence d’abord par noter le mot continuer qui semble impliquer que l’Idée d’une histoire universelle était précédemment possible. En effet, nous avons pu ordonner la foule des événements sous les « grands récits » ou les métarécits. Un tel éclaircissement, à son tour, invite Lyotard à éclairer celui qui demande cette question, à savoir un « nous ». Autrement dit, cette question est celle de la légitimité de celui qui demande, c’est-à-dire du sujet moderne. C’est pourquoi il analyse ce « nous » dans la tradition de la modernité qui poursuit au fond l’émancipation. Il s’agit alors de préciser la relation de ce nous avec l’Idée d’une histoire de l’humanité. Cette question de l’identité de celui qui pose la question consiste à éclairer le statut de ce nous par rapport au tiers, au dehors de nous : “… ainsi tendu entre la situation minoritaire actuelle où les tiers sont beaucoup et vous et moi peu et l’unanimité à venir d’où toute troisième personne sera par définition bannie, d’autre part, le nous de la question que je pose reproduit exactement la tension que l’humanité doit éprouver selon sa vocation à l’émancipation, entre la particularité, le hasard, l’opacité de son présent, et l’universalité, l’auto-détermination, la transparence du futur qu’elle se promet.”(PEE, p. 49 ; HU, p. 561.) Mais, si nous ne pouvons pas accepter l’histoire humaine comme histoire universelle de l’émancipation, il serait alors indispensable de réviser aussi le statut du nous qui pose la question. C’est pourquoi il pose la question du nous, à savoir le sujet moderne. Face à la perte de l’objet et du sujet dans le temps postmoderne, Lyotard fait le deuil de l’émancipation de la modernité. En raison de la déchéance du sujet moderne, 222 le statut du nous ne peut pas être donc éclairé sans révision du sujet moderne. Cette problématique du statut du sujet le conduit à son tour à passer à celle de la capacité du sujet qui pose la question : Lyotard focalise les mots « pouvons-nous ? » à la question : « Pouvons-nous aujourd’hui continuer à organiser les événements sous l’Idée d’une histoire universelle ? ». Car cette question elle-même implique non seulement la possibilité de son affirmation et de sa négation, mais aussi la capacité. Lyotard demande alors : “Est-ce en notre pouvoir, de notre force et de notre compétence, de perpétuer le projet moderne ?”(PEE, p. 52 ; HU, p. 562.) En somme, afin de soutenir ce projet, il nous faut force et compétence. A cette question la réponse de Lyotard est négative. Car pour lui, l’expérience postmoderne témoigne de la défaillance du sujet moderne. Il suffit, pour Lyotard, de regarder l’histoire contemporaine, les courants des cinquante dernières années : cette période-là lui semble témoigner éloquemment de l’invalidation dans les principes des grands récits d’émancipation. Il en voit tout d’abord l’exemple dans l’événement d’Auschwitz : “ – Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel : « Auschwitz » réfute la doctrine spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, n’est pas rationnel.”(PEE, p. 53 ; HU, p. 563.) Quand il dit ainsi, il est persuadé que cet événement montre indubitablement la fausseté de la philosophie de Hegel. Il devait considérer indubitablement « Auschwitz » comme l’événement de notre époque qui possède une importance décisive, autrement dit la singularité de notre temps. C’est la raison pour laquelle il peut dire que « Auschwitz » réfute la doctrine spéculative. Lyotard refuse ainsi d’accepter l’événement d’Auschwitz comme une phrase d’antithèse dans un processus de la synthèse dialectique chez Hegel. Car si l’on l’accepte comme une phrase d’antithèse dans le processus du développement de l’histoire, il faudrait dire que cet événement est nécessaire pour le progrès ou pour devenir rationnel. Mais, en l’occurrence, cet événement perdra sa singularité qui accomplit le plus terrible des crimes spéculatifs. Car, comme le remarque Gualandi, “au nom de l’humanité et de son devenir, au nom du Bien et de la Totalité, cela légitimerait l’extermination physique et morale de millions de « singularités ». Pour Lyotard, tout comme pour Adorno, Auschwitz est un « absolu négatif », un fait irrationnel ultime qui ne peut pas être réduit, résolu, expliqué. Auschwitz est le nom de la fin de l’Histoire.”277 Il déclare l’impossibilité de l’intégration de cet événement 277 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 21. 223 d’Auschwitz à l’Idée, à la Raison que Hegel l’a fait. Car cette réduction ou cette intégration légitime la terreur. En ce sens, il dit avec assurance que la philosophie de Hegel est réfutée par l’événement d’Auschwitz. Bref, Auschwitz est pour lui le signe qui nous fait rompre avec l’Idée et nous fait tourner vers la singularité. A cet égard, l’événement d’Auschwitz occupe la place centrale de la pensée de Lyotard et l’invitera toujours encore à la direction de la pensée tragique. Car en face des faits ou au moins des signes historiques de la défaillance, Lyotard veut dire qu’ils ne sont ni “le moment de la religion”, ni “le moment de reconstruire une narration crédible où se racontera la blessure de cette fin du siècle et où elle se cicatrisera”(PEE, p. 54 ; HU, p. 563.). En un mot, Auschwitz est pour lui l’événement dont la blessure ne cicatrisera plus. Voilà pourquoi il a la mission de témoigner de l’événement contemporain dans sa pensée. Donc, pour lui, le livre qu’il a à lire est l’événement de notre temps. C’est pourquoi il analyse tellement des événements du monde qui nous entoure : “ – Tout ce qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien : « Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 » (j’en passe) réfutent la doctrine matérialiste historique : les travailleurs se dressent contre le Parti. – Tout ce qui est démocratique est par le peuple et pour lui, et inversement : « Mai 1968 » réfute la doctrine du libéralisme parlementaire. Le social quotidien fait échec à l’institution représentative. – Tout ce qui est libre jeu de l’offre et de la demande est propice à l’enrichissement général, et inversement : les « crises de 1911, 1929 » réfutent la doctrine du libéralisme économique, et la « crise de 1974-1979 » réfute l’aménagement postkeynésien de cette doctrine.”(PEE, p. 53 ; HU, p. 563.) De cette analyse dans le domaine de la politique et de l’économie, il déclare la défaillance des grands récits : la fin du communisme, de la social-démocratie, etc. 278 Avec l’événement d’Auschwitz, Lyotard nous montre ainsi que ces événements 278 . A ce diagnostique de Lyotard qui déclare surtout la défaillance du libéralisme parlementaire de l’événement du « Mai 1968 », Rorty, qui a confiance inébranlable en la démocratie libérale, soulève résolument une objection : “A notre avis, rien ne peut réfuter cette doctrine, sinon une meilleure idée d’organisation de la société. Aucun événement – pas même Auschwitz – ne peut démontrer qu’on devrait cesser de travailler pour une utopie donnée. Seule une autre utopie, plus persuasive, peut le faire.”(R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, op. cit., p. 578.) A ce titre, à cette tendance lyotardienne qui fait “des événements historiques particuliers” “des indications de changements décisifs dans le cours de l’histoire”, autrement dit “la preuve d’une banqueroute des plus anciens efforts de réformes sociales”, il s’oppose “la tendance à voir dans ces événements sans doute un peu plus de ce qu’on connaît déjà, obligé à suivre la ligne Dewey-Habermas, à continuer à utiliser des notions comme « la persuasion plutôt que la force » et « le consensus » quand on veut présenter ses visées politiques”(Ibid., p. 579.). 224 d’aujourd’hui rendent assez invalide les grands récits et alors ceux-ci ne sont pas dignes d’être crédibles. En se rendant compte qu’une telle direction n’est pas « juste », Lyotard observe qu’il y a un glissement du droit au devoir en terme du « pouvoir » qui semble « avoir le droit » : “A la question : Pouvons-nous perpétuer les grands récits ? , la réponse est devenue : nous devons faire ceci ou cela. Pouvoir a aussi le sens d’avoir le droit, et par ce sens le mot introduit la pensée dans l’univers des déontiques, le glissement du droit au devoir est aussi aisé que l’est celui du permis à l’obligatoire.”(PEE, p. 54 ; HU, p. 563.) C’est par le sens d’avoir le droit que le mot « pouvoir » se glisse de l’univers de l’ontologie à celui des déontiques, du droit au devoir. Il y a là la question : la réduction de ce qui est irréductible. D’où cette défaillance de la modernité, des grands récits et du sujet moderne : “Je me demande si la défaillance de la modernité sous la forme de ce que Adorno appelait la chute de la métaphysique (qui pour lui se concentrait dans l’échec de la dialectique affirmative de la pensée hégélienne affrontée à la thèse kantienne de l’obligation ou à l’événement de l’anéantissement insensé nommé Auschwitz), je me demande si cette défaillance ne doit pas être rattachée à une résistance de ce que j’appellerai la multiplicité des mondes de noms, à la diversité insurmontable des cultures.”(PEE, p. 55 ; HU, p. 564.) Ici, Lyotard entend montrer que la déchéance de la modernité et des grands récits témoigne de la multiplicité des mondes de noms et la diversité insurmontable des cultures. Car les grands récits “concernent précisément le « dépassement » de l’identité culturelle particulière vers une identité civique universelle. Or, on ne voit pas comment un tel dépassement peut avoir lieu.”(PEE, p. 60 ; HU, p. 566.) Aux yeux de Lyotard, c’est ce dépassement qui est en question. En ce qui concerne la question de la légitimité du récit, la modernité la cherche dans le dépassement du particulier à l’universel, alors que la postmodernité dans la puissance du dispositif narratif. Selon Lyotard, ce dispositif narratif “couvre la multiplicité des familles de phrases et des genres de discours possibles, il enveloppe tous les noms ; il est toujours actualisable et il l’est depuis toujours ; diachronique et parachronique, il assure la maîtrise du temps, donc de la vie et de la mort. Le récit est l’autorité elle-même. Il autorise un nous infrangible, au-dehors duquel il n’y a que des ils.”(PEE, p. 59 ; HU, p. 566.) C’est dans le dispositif narratif même qu’il voit l’invalidité de l’histoire universelle qui consiste à dépasser de l’identité particulière à 225 l’identité universelle. Lyotard affirme qu’à cause de cette diversité insurmontable des cultures, il n’est pas possible de convertir d’une culture à une autre. Pour montrer l’impossibilité de ce passage, il remarque qu’il y a une différence insurmontable entre la communauté sauvage et une société de citoyens. “Dire qu’elle est « humaine » et préfigure déjà une universalité, c’est admettre le problème résolu : l’humaniste présuppose l’histoire universelle et inscrit en elle la communauté particulière comme un moment dans le devenir universel des communautés humaines. C’est aussi grosso modo, l’axiome du grand récit spéculatif appliqué à l’histoire humaine. Mais la question est s’il y a une histoire humaine.”(PEE, p. 60 ; HU, p. 566.) En somme, sans la présupposition de l’histoire universelle de l’humanité, nous ne pouvons pas dire de l’humaniste. En d’autres termes, ce n’est par ce dépassement de la communauté particulière à l’histoire universelle que nous pouvons dire de l’humaniste. C’est pourquoi il réfute l’humaniste et une histoire humaine : il s’agit ici de l’existence de l’histoire humaine elle-même. En ce sens, il rejet la conversion d’une culture à l’autre par persuasion de laquelle Rorty se propose. Car ce n’est plutôt qu’une forme ou une autre d’impérialisme. Dans la mesure où l’existence de discours incommensurables et intraduisibles effondre cette opposition importante entre la force et la persuasion, Lyotard refuse de voir l’histoire de l’humanité comme le processus du remplacement de la force par la persuasion du pragmatiste. Cette idée conduit Lyotard à déclarer la défaillance de l’histoire universelle et à prétendre la régionalisation de la légitimité. Il croit sans doute que sa thèse est soutenue par la situation sociale et politique d’aujourd’hui : “La multiplication des luttes d’indépendance depuis la deuxième guerre mondiale et la reconnaissance de nouveaux noms nationaux semblent indiquer le renforcement des légitimités locales et la dissipation d’un horizon universel d’émancipation.”(PEE, p. 62 ; HU, p. 567.) Ce renforcement des légitimités locales et la déchéance d’un horizon universel qui s’effectuent pour refuser l’impérialisme et pour sortir de la crise des cultures particulières l’invitent à renier à son tour le cosmopolitisme. Car, selon lui, “la reconstitution du marché mondial après la deuxième guerre mondiale et l’intense bataille économico-financière que se livrent aujourd’hui les entreprises et les banques multinationales, soutenues par les Etats nationaux, pour dominer ce marché, n’apportent avec elles aucune perspective de cosmopolitisme.”(PEE, p. 62 ; HU, p. 567.) C’est dans le marché mondial d’aujourd’hui où Lyotard confirme la défaillance 226 de l’histoire universelle au sens de la modernité et en même temps l’encouragement des différences culturelles. A la question de la possibilité de l’histoire universelle posée de la sorte par Lyotard, Rorty, qui est un des disciples de John Dewey, par contre, donne la réponse affirmative et optimiste dans son article intitulé “Le Cosmopolitisme sans émancipation” : l’histoire universelle est sans doute pour lui possible non pas dans la perspective des métarécits, mais des récits historique et empirique. En réponse à la question initiale de Lyotard : “pouvons-nous aujourd’hui continuer à organiser la foule des événements […] sous l’Idée d’une histoire universelle de l’humanité ? ”(PEE, pp. 45-46 ; HU, p. 559.), Rorty dira alors en ces termes : “On peut très bien parler d’« humanité » tant qu’on évite les méta-récits et qu’on s’accroche plutôt à des récits empiriques et historiques.” 279 Dewey, qui refuse la pensée métaphysique et transcendantale, selon Rorty, déconstruit “l’idée même de « nature humaine », et de « fondements philosophiques » pour la pensée sociale, de la même façon qu’a Stanley Fish de traiter la théorie d’inconséquente” et fabrique aussi “une version de l’histoire universelle – une histoire du progrès selon laquelle la politique libérale contemporaine va de pair avec le renversement du féodalisme et l’abolition de l’esclavage”280. Ici, en rompant avec la pensée métaphysique, comme Dewey, Rorty, lui aussi, soutient avec clarté l’histoire universelle en tant qu’histoire du progrès. En d’autres termes, il a la croyance que les choses pourront s’améliorer de plus en plus dans les siècles à venir. Alors, notre question est celle-ci : comment l’histoire universelle est-elle possible sans avoir recours aux métarécits ? Autrement dit, comment l’histoire universelle est-elle possible dans la perspective du pragmatisme ? Rorty nous montre qu’à la différence des grands récits, l’utopie pragmatiste n’a plus pour but d’émanciper la nature humaine de son enchaînement. Car le pragmatiste croit, selon lui, “qu’il n’y a jamais rien eu à émanciper et que la nature humaine n’a jamais été dans les chaînes”. Mais, au contraire, “l’humanité est arrivée à se créer une nature peu à peu, à travers de plus large et de plus riches « mélange de valeurs opposées ».”281 L’utopie pragmatiste ne poursuit donc pas l’émancipation de l’humanité, mais plutôt celle où “chacun a la chance de proposer diverses manières 279 . Ibid., p. 570. . Ibid., p. 569. 281 . Ibid., pp. 570-571. 280 227 de bâtir une société mondiale” 282 . Dès lors, Rorty aboutit à prétendre le cosmopolitisme sans émancipation : “Le pragmatisme abandonne la rhétorique révolutionnaire d’émancipation et de dénonciation (partagée par Voltaire, Julien Benda et Edward Said) pour une rhétorique réformiste prônant plus de tolérance et moins de souffrance.”283 En un mot, au lieu de l’idée d’émancipation, le pragmatiste prend l’idée de tolérance afin d’incarner le mieux de la société mondiale. Si la notion d’émancipation concerne l’accomplissement, tandis que celle de tolérance la démarche, Rorty semble aboutir à la compréhension plus profonde de l’humanité. En d’autres termes, il entend dire que l’humanité ne peut toucher que la démarche, mais non pas l’accomplissement, ou que la tolérance, mais non pas l’émancipation. Dans cette perspective, pour incarner la meilleure société mondiale, Rorty ne tient pas à prendre la méthode de la révolution, mais celle de la réforme. Dès lors, il distingue la différence entre le nazi par la force et le réformiste libéral par la persuasion : “Il y a une différence entre le Nazi qui dit : « Nous sommes bons parce que nous sommes le groupe particulier que nous sommes », et le réformiste libéral qui dit : « Nous sommes bons parce que nous arriverons éventuellement, par persuasion plutôt que par force, à convaincre les autres que nous le sommes. »”284 En prétendant la priorité de la logique de la persuasion sur celle de la force, Rorty nous fait prendre une position plus encore humble. A ce titre, pour parler l’histoire universelle, l’histoire des progrès, sans avoir recours aux métarécits, il cesse de présupposer le sujet moderne qui est transcendantal et métaphysique. Alors, Rorty entend supprimer le « nous » métaphysique que Lyotard présuppose dans sa question : « pouvons-nous aujourd’hui continuer à organiser la foule des événements sous l’Idée d’une histoire universelle de l’humanité ? ». Car, selon lui, cette question “présuppose qu’un « nous » « persiste », et son doute qu’on puisse garder un sens à ce « nous » dès qu’on abandonne l’idée kantienne d’émancipation” 285 . Mais, il refuse cette présupposition dans une position du pragmatiste : “La première réaction du pragmatiste sera de dire qu’on n’a pas besoin de supposer un nous subsistant, au sens d’un sujet métaphysique trans-historique, si l’on veut raconter des histoires de progrès. Le seul « nous » dont nous ayons besoin est un « nous » situé et 282 . Ibid., p. 570. . Ibid., p. 571. 284 . Ibid., pp. 571-572. 285 . Ibid., p. 571. 283 228 temporaire.”286 Afin de pouvoir dire un nous historique et contingent, le pragmatiste renonce ainsi à prendre un nous métaphysique comme le critère de la justification anhistorique. En somme, là où le sujet moderne est pour lui remplacé par le sujet historique, on peut raconter le cosmopolitisme sans émancipation, l’histoire de progrès sans avoir recours aux métarécits en soulignant la démarche plutôt que l’accomplissement. 2. UNE REVOLUTION VERITABLE DE LA PHILOSOPHIE Face à la fin de la philosophie, de l’histoire dans l’époque postmoderne que Lyotard déclare, nous avons une bonne raison pour réexaminer depuis le début par rapport au problème de la philosophie et de l’histoire. Car, si bien que la situation postmoderne en témoigne, nous ne voulons pas accepter le pessimisme spéculatif le plus radical dans la mesure où il n’y a pas de point de la solution. Face au conflit et au problème insoluble, il n’y a que deux voies : soit tomber dans le scepticisme soit retourner à Dieu vivant et présent. La philosophie apparaît pour Thévenaz comme un progrès de la conscience ou de la connaissance plutôt que la diversité des contradictions. A ce titre, dans toute sa démarche philosophique, il a affaire à la problématique, mais non pas au système. Si l’on s’attache aux systèmes des solutions et des réponses des philosophes dans l’histoire de la philosophie, comme l’indique Bridel, on finira par tomber au scepticisme : “Une telle manière de considérer l’histoire de la philosophie ne peut amener qu’au scepticisme, car elle est avant tout, l’histoire des erreurs de la philosophie, non de sa progression.” 287 Autrement dit, si nous n’attachons qu’aux conséquences des systèmes, elles nous paraîtront immanquablement comme une inconséquence ou une contradiction. C’est la raison pour laquelle Thévenaz affirme que pour le progrès de la philosophie, il faut faire l’histoire des problèmes, non pas celle des systèmes. En un mot, l’histoire de la philosophie est celle de la contestation des systèmes plutôt que celle des systèmes. Dans la mesure où l’histoire de la philosophie consiste à contester sans cesse 286 . Ibid. . Yves Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p. 194, Lausanne, 1975. 287 229 d’une façon nouvelle les systèmes précédents, on peut y trouver deux éléments : d’une part, elle est celle du changement incessant de l’ancien système au nouveau système, et d’autre part celle de la problématique posée sans cesse d’une façon nouvelle : “Un système n’a jamais rien révolutionné. En fait, il n’y a que les révolutions de méthode qui aient jamais bouleversé la philosophie de façon durable et même quasi permanente désormais.”(HRH, p. 100.) A cet égard, la préoccupation de la philosophie passe des systèmes au problème. Cette transmission pourra apporter une nouvelle révolution de la philosophie parce qu’elle ne met plus en problème le système lui-même, mais vise à son tour la problématique elle-même. A partir de cette idée, Thévenaz se proposera de renouveler la compréhension de l’histoire de la philosophie : “Si l’on se transporte ainsi du pôle des systèmes au pôle des problèmes, on s’attache alors non pas à l’opinion du philosophe, mais à l’acuité de son regard, non pas à la seule réponse, mais au problème qu’il a su mieux poser, à la question qu’il a été à même de préciser et d’approfondir.”(HRH, p. 18.) Il semble que cette séparation entre un système et une solution nous empêche de prétendre d’une façon folle. En ce sens, nous pouvons dire que la philosophie est l’histoire de la mise en question perpétuellement démentie, plutôt que celui de la solution du problème. De là, Thévenaz montre que nous pouvons arriver à l’unité de la philosophie : “Au lieu de l’histoire des sophies contradictoires, nous avons l’unité de la philosophie au sein des philosophies, unité d’une recherche que nous n’inaugurons pas, mais que nous continuons et reprenons, et que l’humanité poursuit à travers les siècles.”(HRH, p. 21.) Nous voyons ici chez Thévenaz le déplacement de l’objet de l’histoire de la philosophie “du produit de la philosophie à sa production, ou des solutions, toujours contingentes et insuffisantes, à la recherche elle-même, à l’acte ou à l’impulsion qui pousse un homme à philosopher, c’est-à-dire non seulement à élaborer une réponse, fondée en raison, à une question, mais d’abord et surtout à élaborer cette question”288. Un tel transfert des solutions à la recherche elle-même revivifie la philosophie puisqu’il permet de s’attacher aux questions toujours renouvelées. On est ainsi arrivé à la révolution de la philosophie en découvrant que “ce qui compte en philosophie c’est le philosophari, la réflexion en acte, plutôt que le système, la question plutôt que la réponse, l’ébranlement plutôt que l’apaisement de l’esprit, l’entrée dans l’histoire plutôt que l’éternité de la vérité”(HRH, p. 101.). En 288 . Ibid. 230 somme, il ne s’agit plus d’installer une vérité définitive, mais d’assumer une inquiétude. Nous pouvons voir cette révolution en la philosophie de XXe siècle qui reconnaît l’impuissance du système pour trouver la solution. La rencontre de la philosophie avec l’histoire des XIXe et XXe siècles constitue en effet la révolution majeure de la philosophie : la philosophie voit pour la première fois elle-même qui se trouve dans l’histoire. Cependant, des Grecs n’admettent pas la philosophie de l’histoire puisqu’elle est une contradiction dans les termes. Car pour eux, la philosophie consiste à exclure ce qui est contingent, particulier, historique et à aboutir aux réalités permanentes et à la connaissance de l’éternité. Au contraire, le christianisme surmonte une telle incompatibilité entre la philosophie et l’histoire. A partir de cette idée, Thévenaz a une bonne occasion de dire : “C’est au christianisme indubitablement que l’on doit la valorisation de l’histoire comme telle et la valorisation de l’événement contingent comme tel, puisque précisément l’incarnation du Christ a été un événement de ce genre.”(HRH, p. 102.) D’où la véritable révolution en philosophie depuis deux siècles. De la sorte, l’influence du christianisme sur la philosophie fait celle-ci entrer dans l’histoire et fait descendre l’éternité dans le temps. Il y a là une révolution de la philosophie. Par cette découverte de l’histoire, l’homme s’aperçoit qu’il est lui-même l’être temporel ou historique. L’historicité, c’est un caractère radical de l’existence de l’homme sur lequel la philosophie existentielle met l’accent. A partir de là, les philosophes du XXe siècle entrent dans l’histoire et se comprennent par l’histoire. La découverte de l’histoire nous invitera à renouveler la compréhension classique de l’homme. Thévenaz se met à décrire d’abord le caractère principal des philosophes du XVIIIe siècle selon l’idée de Gabriel Marcel qui “faisait justement remarquer que les philosophes du XVIIIe siècle écrivaient des traités de la nature humaine parce que pour eux l’homme avait une nature universelle donc quasi éternelle, sous-jacente à toutes les diversifications de l’être humain aux différentes époques de l’histoire et dans les divers contextes historiques et sociaux”(HRH, p. 104.). Mais, à la différence des philosophes du XVIIIe siècle, ceux du XXe siècle ne font plus appel à l’essence et à la nature de l’homme puisque l’essence a une partie liée avec l’éternité et alors dépasse le temps et l’histoire. En ce sens, l’homme ne se caractérise pas par son essence, mais plutôt par sa condition. Mais nous avons ici le sens modifié de l’histoire : le sens de l’histoire jusqu’ici se base sur la référence au passé des historiens, alors qu’il se base, pour Thévenaz, 231 sur le présent. C’est-à-dire que cet événement central et présent est la rencontre de la raison philosophique avec l’expérience chrétienne, la folie de la croix. Dans l’histoire de la philosophie, l’avènement du christianisme incite la philosophie à quitter l’éternité qui dépasse la condition de l’homme et à descendre dans l’histoire. En somme, la tâche du christianisme était plutôt “d’engager l’homme dans ses responsabilités historiques que de le faire accéder à l’éternité, de le diviniser ou de l’immortaliser selon l’idéal platonicien ou aristotélicien”(HRH, p. 105.). La découverte de l’histoire nous éclaire ainsi plus profondément sur la condition de l’homme moderne et nous permet d’avoir accès toujours plus à la vérité. Nous rencontrons ici une révolution de l’épistémologie du XXe siècle. Dans la mesure où la connaissance et le sujet connaissant sont eux-mêmes en situation historique, le sens de la connaissance change à son tour. Autrement dit, la relation de la connaissance au monde et son sens se modifient profondément. A vrai dire, comme l’indique justement Thévenaz, il s’agit pour existentialistes et phénoménologues “non pas de laisser parler la subjectivité aux dépens d’une connaissance objective, mais d’éclairer ces structures fondamentales de l’existence, de la temporalité humaine, de prendre une conscience aiguë de la condition historique et, comme dit Jaspers, des situations fondamentales ou situations-limites de la vie humaine”(HRH, p. 111.). Avec les existentialistes et avec les phénoménologues, la philosophie se rend compte qu’elle est vis-à-vis de son histoire comme vis-à-vis d’elle-même. Autrement dit, elle coïncide avec son histoire qui éclaire son propre visage : “la philosophie n’est plus alors en face de son histoire ; elle coïncide avec elle, non pas parce qu’elle aurait résorbé l’histoire en elle ou qu’elle se serait résorbée dans son histoire, mais parce que l’incompatibilité entre l’attitude philosophique et l’attitude historienne est surmontée. La philosophie sait désormais se reconnaître elle-même dans son histoire.”(HRH, p. 21.) En bref, cette histoire n’est autre que la propre réalité de la philosophie, sans cesse renouvelée. A partir de cet accord entre la philosophie et l’histoire, on pourrait avoir l’unité de la philosophie dans l’histoire de la philosophie et le scepticisme disparaîtra. L’entrée de la philosophie dans l’histoire, c’est engager au milieu de la vie de son temps. La philosophie pose donc son pied sur la terre des hommes en redescendant du ciel sur la terre. Nous pouvons trouver chez Socrate la philosophie ramenée du ciel sur la terre : “le ciel dont Socrate se détournait était un ciel fixe et stable, un ordre divin, un cosmos. Cet arrière-fond cosmique et divin subsistait intact derrière la 232 conscience socratique comme un invisible appui. Et le philosophe pouvait, d’un instant à l’autre, retourner à ce ciel, ce que ne manqueront pas de faire Platon et Aristote aussitôt que Socrate aura bu la ciguë.”(HRH, p. 118.) A la différence de Socrate, la philosophie contemporaine détache la chaîne de la terre avec le ciel. Mais, cette séparation entre le ciel et la terre, ce n’est pas dire que le ciel n’existe plus, mais “c’est simplement transformer la relation et le sens de la relation que l’homme entretient avec ce ciel, cette transcendance, Dieu ; c’est retrouver une nouvelle éternité en même temps que c’est transformer la relation de la philosophie avec la vie humaine et quotidienne.”(HRH, p. 119.) Redescendre de la philosophie du ciel à celle sur la terre, c’est rendre possible une grande révolution en philosophie du XXe siècle. La philosophie fera ici comme tout à neuf la redécouverte de l’éternité qui est morte. Sous le choc du christianisme, la philosophie n’arrive ainsi à comprendre le sens d’incarnation qu’au XXe siècle. En somme, en se détachant de ses attaches avec l’éternité, elle redécouvre l’éternité incarnée dans l’histoire. 3. HISTORISATION DE LA RAISON A partir de la rencontre de la philosophie avec l’histoire du XXe siècle, on se rend compte que l’homme est une existence historique. Si nous abandonnons la perspective naturaliste sur le monde, nous pouvons parvenir à la transformation de la conception du monde du plan de la nature au plan de l’homme. En l’occurrence, ce que nous sommes dans le monde, c’est vouloir dire le monde saisir plutôt en termes de temps que d’espace, c’est-à-dire de la conscience, non pas de l’objet naturel. A cet égard, Thévenaz remarque que ce dans n’indique plus un lieu de l’espace : “je ne suis pas dans mon corps comme une bille dans un sac, je ne suis pas davantage dans le monde de cette façon-là. Si « je suis dans mon corps » veut dire « je suis mon corps», « je suis dans le monde » voudra dire de même : ma condition historique fait mon existence, je suis dans l’histoire, je suis historique.”(HRH, p. 115.) Bref, se trouver dans le monde, c’est demeurer dans l’histoire. Donc, le rapport de l’homme avec le monde est historique. Si tel est le cas, comment réconcilier la philosophie et l’histoire ? : pouvons-nous réconcilier la rationalité philosophique et la contingence historique ? Autrement dit pouvons-nous tirer la rationalité de l’historique ? 233 Comme on le sait, pour fonder le sens de l’individuel, la philosophie grecque a abandonné la contingence de l’événement. Car pour un Grec, la philosophie est “la science du nécessaire, des enchaînements démontrables, science de l’universel et de l’éternel”, alors que l’histoire est “la négation même de l’explication rationnelle”(HRH, p. 123.). En somme, chez les Grecs, l’événement n’est réduit qu’à un moment logique. Voilà pourquoi la raison philosophique des Grecs ne saurait nullement rejoindre une histoire réelle. Autrement dit, la raison philosophique nécessaire et intemporelle va à l’encontre de l’histoire contingente et irrationnelle. Donc, pour que la réconciliation entre l’histoire et la raison devienne possible, l’histoire devrait être réelle. L’histoire rencontre pour la première fois l’histoire réelle avec le christianisme. Car c’est le christianisme qui attache de la valeur à l’individuel, à l’être contingent et à l’événement, dans la mesure précisément où toute action de Dieu telle que Son incarnation, Sa crucifixion, Sa résurrection est irruption contingente dans le monde et dans l’histoire, à savoir un événement réel. Si l’on admet que la Croix de Jésus-Christ est le centre de la rencontre du temps avec l’Eternel, nous pourrons arriver à la nouvelle compréhension sur l’éternité avec Thévenaz : “L’éternité n’est d’ailleurs plus intemporelle et surtout elle n’a plus le monopole du sens et de l’ordre, puisque le Logos est venu habiter la contingence. Le sens s’est incarné dans une histoire et l’histoire est désormais réelle et sensée. Ainsi donc, pour comprendre la raison d’un événement historique, il ne s’agira plus de saisir son rapport à une éternité intemporelle, mais bien à une histoire ou plutôt à ce plan de Dieu qui imbrique l’éternité et le temps dans une commune destinée.”(HRH, p. 124.) Quant au christianisme, l’éternité ne se trouve pas seulement l’opposé du temps, mais plutôt celle dans le temps. Dès lors, l’histoire est devenue réelle et de là, elle parvient à fournir le fondement de la réconciliation avec la philosophie. Alors, en quoi consiste cette réconciliation entre la raison et l’histoire ? Ou bien par la rationalisation de l’histoire ? Ou bien à l’inverse par l’historisation de la raison ? Dans la mesure où l’entreprise de la philosophie de l’histoire rationalise l’histoire, la raison reste maîtresse de l’événement. Cependant, le problème raisonhistoire est ici en face d’une sorte d’aporie puisque la raison n’est pas capable de rationaliser l’événement réel et, d’ailleurs, l’événement rationalisé n’est plus l’événement. En un mot, la rationalisation de l’histoire n’est pas possible. A ce point, cela va sans dire que le problème de la philosophie de l’histoire devrait être mal posé. En somme, ce que nous tirons constamment la raison à l’histoire, ce n’est 234 qu’une illusion transcendantale de la raison qui entend maîtriser la contingence. La philosophie de l’histoire se heurte ici à la tentation de la métahistoire. Donc, si la réconciliation entre la raison et l’histoire est possible, ce serait par l’historisation de la raison : “Au lieu de rapporter l’événement à l’Histoire, voyons si ce n’est pas plutôt l’Histoire qui gravite autour de l’événement. Au lieu de chercher la raison de la contingence, essayons de reconnaître la contingence de la raison. Au lieu de rationaliser l’histoire en la survolant, historisons plutôt la raison en dégageant son historicité essentielle. Le centre de gravité de l’histoire se déplacera du révolu dans le vécu, du spectateur sur l’acteur, du passé dans le présent.”(HRH, p. 127.) Bref, il ne s’agit plus de la rationalisation de l’histoire ou de la contingence, mais de l’historisation de la raison. Dans ce cas-là, l’histoire deviendra un mode de conscience du présent et de la conscience de l’action. Alors, notre question est celleci : en quoi consiste l’historisation de la raison ? Cette historisation de la raison ira de pair avec la mise en lumière de l’historicité de la conscience. Car de même que l’homme est historique, de même sa conscience l’est. Donc, l’historisation de la raison commence par éclairer le rapport entre la conscience et l’événement. Afin de faire saillir la nature propre de l’événement historique, il vaudra la peine de tenir compte de l’étymologie de l’événement. Pour dire « il arrive », le latin avait selon lui trois verbes : “Evenit marque l’émergence, le surgissement, l’ex-sistence de quelque chose qui se détache de l’insignifiance de la vie quotidienne. Accidit note l’irruption, l’incidence ou l’accident, le choc : quelque chose sur-vient, fond sur nous, nous échoit. Contingit indique la convergence, la conjonction, la rencontre, l’interférence : quelque chose nous touche, une liaison se noue, une étincelle jaillit au point de tangence ou de contact. Ce qui est mis en relief, dans l’événement, c’est toujours son caractère unique, particulier, extraordinaire, contingent.”(HRH, p. 122.) Cette étymologie de l’événement nous invite donc à poser des questions du sens et du non-sens : comment l’événement contingent peut-il avoir un sens ? Pour mieux dire, comment un accident qui est en soi insignifiant, peut-il faire émerger pour nous une pareille signification ? : “Cette conjonction, étonnante, inintelligible à première vue, de l’insignifiance et de la signifiance constitue à proprement parler la con-tingence de l’événement et emmagasine, à ce point de contact, sa puissance explosive et irruptive.”(HRH, pp. 122-123.) En somme, à partir de la rencontre d’un accident insignifiant en soi avec une 235 signification, de l’histoire avec la raison, surgit à la fois le sens et la contingence de l’événement. D’une part, le sens de l’événement ou de l’histoire provient ainsi du lien de l’événement à la conscience. Si nous refusons complètement l’histoire universelle ou métahistoire, néanmoins, pouvons-nous parler le sens de l’histoire ? Si nous le pouvons après la négation de l’Histoire, il est condamné à inverser le rapport entre l’événement et son sens. Comme la Raison en soi de l’histoire universelle ne nous plus donne le sens, maintenant, le sens de l’histoire doit être dans l’événement luimême. Car les événements sont pour ainsi dire la réalité de l’histoire en même temps que le porteur et donneur du sens. A cet égard, l’événement est une conjonction de l’insignifiance et de la signifiance. D’ailleurs, étant donné que le sens de l’histoire ne se donne pas par la raison qui réduit à sa manière les événements au système logique, selon Thévenaz, l’événement est à son tour identique au sens lui-même : “si l’histoire a un sens, ce n’est pas parce que la raison a transformé les événements en paragraphes d’un système pan-logique, c’est parce qu’un ou plusieurs événements centraux (bien entendu toujours imbriqués dans une conscience d’historicité) lui donnent un sens, c’est parce que l’événement est d’emblée le sens lui-même. Il n’y a d’événement que sensé : c’est parce qu’il est un sens, et un sens reconnu, qu’il est événement. Il n’y a donc aussi d’histoire que sensée, mais ce sens n’est pas d’abord dans l’histoire avant de se réaliser dans les événements, ni au-dessus d’elle. Au contraire, l’histoire a surgi et s’est ordonnée parce que les événements sont par essence porteurs et donneurs de sens – toujours pour une conscience.”(HRH, p. 136.) Après la défaillance de l’histoire universelle, nous pouvons encore parler, par le renversement du rapport entre l’événement et son sens, de sens de l’histoire ; dans la mesure où l’événement est le sens lui-même, c’est l’événement lui-même qui confie son sens à l’histoire. Si l’événement donne le sens à l’histoire, le sens de l’histoire ne serait pas univoque. Car l’événement conserve constamment sa force pénétrante comme le porteur du sens, alors que le sens est continuellement à reprendre, reconsidérer. Alors, pour Thévenaz, “lorsque ce sens apparaît permanent et univoque au point qu’il semble être le sens anticipé de toute l’histoire, l’événement s’abâtardit en événement en soi (ou joué d’avance) et l’histoire se mue de nouveau en métahistoire. Si en revanche il garde sa valeur de choc pour une conscience, il sera repris sans cesse, parce que sans cesse il déploiera sur les nouveaux événements et sur le présent une 236 force organisatrice nouvelle, un sens renouvelé.”(HRH, p. 137.) Pour éviter de retomber dans la tentation de l’événement en soi et de la métahistoire, il faudrait donc conserver une valeur de choc de l’événement pour une conscience. En l’occurrence, l’histoire reprendra sans cesse son sens ; elle renouvellera continuellement son sens. A cet égard, nous sommes ici en présence de cette dialectique de l’histoire qui apparaît “en tant que dialogue constant de l’événement et de l’historicité humaine, et dialogue des événements entre eux”(HRH, p. 138.). C’est dans ce dialogue que leur réalité est fondée par la révolution copernicienne ; de là, le fondement et le sens de l’histoire surgissent. D’autre part, à partir de ce lien de l’événement à la conscience, il est évident que la contingence de l’événement engendre celle de la conscience. Pour tirer au clair celle-ci, il ne serait pas inutile de voir le lien entre la conscience et la contingence. La raison ne peut pas maîtriser la contingence précisément puisque la contingence rationalisée n’est plus la contingence. Autrement dit, la contingence est tout à fait hors de l’emprise de la raison. D’où surgit la primauté de l’événement sur la raison. “Reconnaître la contingence d’un événement, nous dit Thévenaz, c’est reconnaître que cet événement mord sur la conscience, a barre sur la raison. La conscience se trouve à la fois arrachée à l’instant qui passe, instant sans histoire, et déboutée de son point de vue absolu, elle se reconnaît plongée elle-même dans cette durée qui prend consistance dans l’événement. Elle se reconnaît exposée à l’événement, à découvert par rapport à lui, incapable de le survoler : bref, elle prend conscience de sa propre contingence et découvre ainsi sa propre historicité.”(HRH, p. 129.) La conscience qui est à découvert par rapport à l’événement, prend conscience, à ce point de contact avec lui, de sa contingence et de son historicité. Nous voyons ici la relation intime et indivisible entre la conscience et l’événement. De même que l’événement est inséparable de la conscience, de même l’événement contingent la conscience de contingence. Car l’événement n’est rien d’autre que la conscience de l’événement. “Cette prise de la contingence sur la raison, écrit Thévenaz, n’implique pas un primat réaliste de l’événement sur la conscience ; elle indique seulement que la conscience de contingence ne peut pas être une simple conscience de…, mais qu’elle est nécessairement conscience contingente, historicité.”(HRH, p. 130.) Dans la mesure où la contingence d’un événement est d’emblée conscience contingente et où le lien de la conscience avec un événement est essentiel et inséparable, la notion réaliste d’un événement en soi est abandonnée 237 puisqu’elle est contradictoire : “Prendre conscience d’un événement, c’est prendre conscience de l’impossibilité d’un devenir en soi ou d’une métahistoire dont cet événement ne serait qu’un moment. Dans la mesure même où l’homme reconnaît quelque chose comme un événement, il s’arrache à l’Histoire, il « vit » l’impossibilité de la métahistoire, l’absence d’un absolu de l’histoire. Vivre un événement, c’est le nier activement comme événement en soi, ou comme moment d’un devenir achevé ou absolu.”(HRH, p. 130.) Au point que la conscience d’événement constitue complètement l’événement, c’est nous qui constituons l’événement. Alors, le fantôme d’une Histoire ou d’une histoire absolue disparaît et l’histoire pour nous surgit en même temps que la conscience d’événement. Donc, sans la conscience, il n’y a ni du sens ni de la valeur d’événement ni un devenir. En un mot, un événement est irréductible. Chez Kant, nous pouvons trouver cette irréductibilité de l’événement. Tandis que la philosophie de l’histoire traditionnelle réduit l’événement et sa contingence en la résorbant dans un sens absolu, la révolution copernicienne nous permet de prendre conscience de l’impossibilité de réduire la contingence. En fonction de cette révolution, nous parvenons à reconnaître que l’événement apparaît simultanément comme négation de l’absolu d’une Histoire en soi et de l’absolu d’une raison intemporelle. Lorsque l’histoire pour nous surgit, nous devons alors refuser un événement en soi, une Histoire en soi ou une métahistoire sans événements, parce qu’ils sont contradictoires : “La conscience d’événement surgit comme négation de la raison point de vue sur l’univers, confidente de Dieu, spectatrice pure ou tribunal. Elle se détache comme rupture avec cet absolu : elle est prise de conscience de l’impossibilité ou de l’irréalité de cet absolu dans lequel elle croyait trouver son point d’appui le plus ferme ou sa référence de base.”(HRH, p. 133.) En somme, c’est dans la conscience d’événement que nous nous apercevons que nous sommes engagés dans le temps ou l’histoire en rompant avec la raison point de vue et l’absolu. A partir de cette conscience d’événement ou de contingence, l’historicité de la conscience surgit : il n’y a pas d’événement sans la conscience d’événement, pas plus que de conscience d’événement sans conscience d’historicité. Ce changement du rapport de la conscience à elle-même, c’est-à-dire le passage de la conscience intemporelle à la conscience historique, marque ainsi l’indivisibilité de l’événement avec l’historicité de la conscience. En ce sens, Thévenaz montre le rapport intime entre la valeur de l’événement et l’historisation de la conscience : 238 “Cette intime imbrication s’exprime également par leur limitation réciproque, dans l’expérience simultanée de leurs doubles limites : l’événement trouve sa limite dans l’historicité de la conscience, et la conscience dans l’irréductibilité de l’événement. Ainsi chacun est la condition de l’autre, et de tous deux réunis surgit l’histoire.”(HRH, p. 134.) Il est clair que l’événement et la conscience sont à la fois la condition de l’être de chacun et se limitent l’un à l’autre. C’est à partir de cette conjonction de la conscience comme la négation de la raison point de vue intemporelle et de l’événement comme la négation de l’histoire universelle que l’histoire se produit. En fonction du retournement copernicien, l’absolu de la conscience intemporelle est réduit ; cette réduction éveille, cette fois-ci, la conscience de l’historicité de l’homme. Thévenaz prétend ainsi cette inséparabilité de l’historicité de l’homme avec l’événement, dans la mesure où celui-ci n’est événement qu’en face à la présence de la conscience et où celle-là ne se déroule que dans le champ de la conscience. A partir de cette liaison intime entre l’histoire et la conscience, le centre de l’histoire se déplacera du passé au présent. L’histoire cessera alors d’être la science du passé révolu. “Car ce passé en soi, pour Thévenaz, ne pourrait être que le lieu d’événements absolus. Or en fait un tel passé se trouve exorcisé en même temps que l’Histoire. Sartre a bien montré la collusion du passé et de l’en-soi, et fondé précisément la conscience de l’historicité et de la liberté sur la néantisation de ce passé identifié à un en-soi.”(HRH, p. 135.) L’histoire n’est donc plus le passé identifié à un en-soi, mais celle de la conscience. Car cette mutuelle référence de l’événement et de l’historicité de la conscience est inévitable. A cet égard, nous refusons Hegel qui sacrifie l’événement ou l’homme à la métahistoire et Heidegger qui résorbe l’événement dans l’historicité. Nous n’allons sacrifier ni l’événement, ni l’historicité. Dans ce contexte, nous pouvons voir avec Thévenaz la réconciliation entre la philosophie et l’histoire, entre la raison et l’histoire : “Si la raison philosophique est consciente de son historicité, elle optera pour l’histoire ; et la philosophie de l’histoire ne sera plus le monstrum horrendum qu’elle était pour les Grecs : on peut entrevoir dès lors une réconciliation possible de la raison et de l’histoire qui ne se fasse plus aux dépens de l’événement, mais qui se scelle dans une prise de conscience plus aiguë de l’événement et de notre propre contingence.”(HRH, p. 138.) En bref, l’historicité de la raison n’est pas autre chose que l’entrée de l’histoire dans la raison et en même temps celle de la raison dans 239 l’histoire. Cela ne signifie ni la résorption de l’événement dans la conscience, ni de la conscience dans l’histoire, mais, à proprement parler, l’interpénétration entre la raison et l’histoire. D’où surgit la philosophie de l’histoire. Nous rencontrons maintenant la raison dans l’histoire et à son tour l’historicité dans la raison. Cette prise de conscience de la raison philosophique sur son historicité marque une prise de conscience plus aiguë de l’événement et de la contingence de l’homme. Cette découverte de l’histoire donne lieu à la crise de l’humanisme. 4. CRISE DE L’HUMANISME Un des motifs dominants de la pensée française actuelle est la critique de l’humanisme. Dans ce contexte, en disant que les modernismes ont été des humanismes, autrement dit « les religions de l’homme », Lyotard déclare la fin de l’humanisme dans le temps postmoderne : “Celui-ci fut pour un temps le dernier « objet » épargné par le nihilisme. Mais il fut bientôt clair que cet objet devait à son tour être détruit. L’ultime consigne laissée par l’humanisme est : l’Homme n’est Homme que par ce qui l’excède.”(MP, pp. 33-34.) Comme Lyotard, J. Derrida lui aussi, déclare la fin de l’homme. En notant le trait humaniste de la pensée française actuelle, il en trouve la source dans la pensée sartrienne, dans L’être et le néant, L’esquisse d’une théorie des émotions, etc. Pour Derrida, le concept majeur, le thème, l’horizon et l’origine irréductibles de Sartre, c’est montrer la « réalitéhumaine » qui présuppose l’unité de l’homme : “Si l’on substituait à la notion d’homme, avec tous ses héritages métaphysiques, avec le motif ou la tentation substantialistes qui s’y trouvent inscrits, la notion neutre et indéterminée de « réalitéhumaine », c’était aussi pour suspendre toutes les présuppositions qui constituaient depuis toujours le concept de l’unité de l’homme.”289 En raison de la neutralisation de ces présuppositions métaphysiques, selon lui, l’homme s’aliène de lui-même et en vient jusqu’à déclarer la fin de l’homme. En introduisant le concept d’Aufhebung, Derrida éclaire que si la conscience est l’Aufhebung de l’âme ou de l’homme, la phénoménologie est la « relève » de l’anthropologie. Dans cette perspective, toutes les structures décrites par la phénoménologie de l’esprit sont, pour lui, les structures de ce qui a pris la relève de 289 . J. Derrida, Marges de la philosophie, p. 136, Ed. de Minuit, Paris, 1972. 240 l’homme. L’essence de l’homme repose alors sur la phénoménologie. Derrida trouve dans ce rapport de relevance la fin de l’homme passé, la fin de la finitude de l’homme : “La relève ou la relevance de l’homme est son télos ou son eskhaton. L’unité de ces deux fins de l’homme, l’unité de sa mort, de son achèvement, de son accomplissement est enveloppée dans la pensée grecque du télos, dans le discours sur le télos, qui est aussi discours sur l’eidos, sur l’ousia et sur l’aletheia. Un tel discours, chez Hegel, comme dans toute la métaphysique, coordonne indissociablement la téléologie à une eschatologie, à une théologie et à une ontologie. La pensée de la fin de l’homme est donc toujours déjà prescrite dans la métaphysique, dans la pensée de la vérité de l’homme.” 290 Derrida indique ainsi justement que la fin de l’homme est issue de la conception de l’homme par le télos. L’expérience postmoderne semble montrer l’expiration de la conception de l’homme par le télos. “Le diagnostic post-moderne, nous dit J. Poulain, semble avoir rendu caduque le télos assigné pour Husserl à l’humanité européenne : « vouloir être une humanité issue de la raison philosophique et ne pouvoir être qu’ainsi ». Les conséquences mortelles de l’expérimentation totale du monde et de l’homme déclenchée par ce vouloir sautent aux yeux : dissolution des institutions et du lien social, désintégration du psychisme, rechutes individuelles et collectives dans les conduites les plus primitives semblent le prix à payer pour une expansion scientifique et technologique tous azimuts.”291 Autant dire que nous sommes ainsi enveloppés de la situation déconstructiviste de toutes parts. Nous sommes ici en face du pessimisme le plus radical puisque dans cet appel déconstructiviste il n’y a pas d’issue : nous ne pouvons ni réduire l’un à l’autre ni transir la relation du conflit. Ici, ce qui s’impose à l’homme confronté à la contradiction non pas logique mais existentielle, c’est de scruter, encore une fois, les pensées de son propre cœur. Quelle est la cause du scepticisme radical? Comment sauver l’honneur de penser ? Pourquoi la lassitude d’une théorie arrive-t-elle? Les hommes intelligents doivent-ils alors disparaître ? Nous vivons ainsi à l’époque de la crise de l’humanisme et de l’humanité. Cela nous invite à reconsidérer la valeur et le fondement de l’humanisme et de l’humanité. Etant donné que le mot humanisme implique les significations diverses, il faut, d’abord, préciser l’acceptation du mot « humanisme ». Selon Thévenaz, l’humanisme 290 . Ibid., p. 144. . Europe-Inde-Postmodernité, sous la direction de Rada Ivekovic et Jacques Poulain, p. 7, Noël Blandin, Paris, 1992. 291 241 n’est pas une philosophie de l’homme292, mais désignerait plutôt “une attitude de l’homme vis-à-vis de lui-même, du monde et de son passé, ou un type de civilisation”(HRH, p. 24.). En d’autres termes, il consisterait à mettre l’homme au centre de l’univers par opposition au naturalisme et à une attitude religieuse. Dans la mesure où l’humanisme et la culture sont liés étroitement avec une présence du passé, une conscience du passé, Thévenaz observe qu’il y a une relation intime entre les deux. A cet égard, pour préciser le mot « humanisme », il ne serait pas inutile de voir la compréhension de l’homme de l’antiquité. Car le sens de l’homme antique constitue immanquablement au fond celui de l’homme moderne. Au fur et à mesure de cette idée, notre penseur a accès à l’interprétation de l’humanisme dans les trois perspectives : une interprétation étroite de l’humanisme, une seconde interprétation plus large par rapport à l’humanisme et un nouvel humanisme sans référence à l’antiquité. Tout d’abord, il y a une interprétation étroite de l’humanisme : ce serait la conception classique de l’homme comme « mesure de toutes choses » qui n’est pas incomparable avec le naturalisme ou le théocentrisme. Pour les Grecs des Ve et IVe siècles, l’humanisme n’est nullement anthropocentrique puisque leur préoccupation n’établit pas un idéal de culture centré sur l’homme en général, mais sur un type humain particulier. En somme, pour eux, les humanités “seraient l’unique chemin, elles nous mettraient en contact avec l’homme tel qu’il devrait être. On attribue alors aux humanités une valeur formatrice directe ; elles fournissent le modèle exclusif à imiter, elles sont un but en soi.”(HRH, p. 25.) Ainsi cette conception de l’homme met l’accent sur les humanités dans la formation de l’homme. Cette interprétation étroite de l’humanisme comme « mesure de toutes choses » schématise alors l’homme : les humanités deviennent le fondement universel sur lequel nous reposons. Schématiser l’homme en réduisant toutes les valeurs humaines à un seul type, c’est de le déshumaniser et de nier l’histoire. Autrement dit, c’est éliminer leur concrète et essentielle diversité. C’est pourquoi Thévenaz n’accepte pas cette conception de l’homme : “Si le passé du Ve siècle doit redevenir notre présent, si le sens et la valeur de notre présent ou d’un moment quelconque de l’histoire ne se jugent que par 292 . A la différence de tous les autres « -ismes », Thévenaz nous rappelle que l’humanisme n’est pas la philosophie de l’homme, tel que ce suffixe désigne : “Dans le sens primitif et général, l’humanisme désigne un idéal de culture centré sur l’homme et en rapport étroit avec l’antiquité gréco-romaine et les langues anciennes. Malgré le suffixe -isme, le terme n’indique pas (ou exceptionnellement seulement) une théorie, doctrine ou philosophie de l’homme, comme le matérialisme est une philosophie de la matière et le vitalisme une philosophie de vie.”(HRH, p. 24.) 242 référence à l’étalon absolu de cette époque donnée, l’histoire n’a plus de relation vivante avec nous.”(HRH, p. 27.) En somme, l’absolutisation d’un moment du passé détruit toute signification de l’histoire. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas accepter l’interprétation étroite de l’humanisme. En bref, tout doctrinarisme veut dire la mort de l’humanisme. En ce sens, selon Thévenaz, la définition de l’homme comme un être raisonnable sur laquelle l’humanisme cartésien repose n’est plus soutenue. Le rationalisme tourne le dos à Dieu et met l’homme au centre de la réflexion philosophique. Ayant confiance en la toute-puissance de la raison, Descartes ne saurait douter la définition rationaliste de l’homme. Il a alors cru que l’Arbre de la connaissance ou la science est capable de nous délivrer de l’ignorance. Car pour lui, il n’y ait pas de frontières que la raison ne peut pas franchir. Mais, au contraire, pour Pascal, la raison n’est pas puissante de trancher le problème existentiel de l’homme : “Quelle chimère est-ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers. Qui démêlera cet embrouillement ? (Certainement cela passe le dogmatisme et le pyrrhonisme et toute la philosophie humaine. L’homme passe l’homme…).” 293 Pascal a ainsi profondément pénétré le problème existentiel de l’homme qui lui échappe et ne peut alors pas résoudre par sa propre force. La raison naturelle ne connaît pas cette condition véritable de l’homme puisque celle-ci dépasse le pouvoir de celle-là. Il y a là le problème d’une définition idéale dont l’homme continue à s’écarter. Cette définition ne nous fait confirmer que l’homme n’est pas conforme à son essence. En ce sens, il faudrait dire avec Brun : “il fait partie de la définition de l’homme que l’homme soit toujours inadéquat à la définition qu’on en donne ; l’homme est l’être de l’écart et c’est cette non-conformité à son essence qui est sa véritable essence. L’homme reste toujours à distance de ce qui devrait le constituer, cet inhumain qui est dans l’homme fait donc partie de son humanité. Tel est le grand paradoxe qui fait de nous ce que nous sommes.”294 En somme, dans la véritable essence de l’homme il y a la non-conformité à son essence et l’inhumain. Une telle définition devrait venir de la myopie ou de l’aveuglement du 293 294 . Pascal, Pensées, op. cit., n° 164. . J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 64. 243 rationalisme. Comme le dit bien Pascal, nous savons bien que “l’homme n’agit point par la raison, qui fait son être”295, mais plutôt par son cœur. Une telle définition du rationalisme nous fait connaître que l’homme se définit ainsi par le dépassement de lui-même. Etant donné que « l’homme dépasse l’homme », la connaissance de l’homme est inaccessible à ses racines : elle ne connaîtrait pas la dignité de l’homme qui a été créé à l’image de Dieu et sa misère qui est sujet à l’erreur et à la faute. Vu que la raison et la nature ignorent ainsi l’état de l’homme, pour trouver la véritable condition de l’homme, il faut écouter la Parole de Dieu. Car, selon la Bible, “L’homme qui est en honneur, et qui n’a pas d’intelligence, est semblable aux bêtes qui périssent.”296 Il est donc non seulement incertain, mais aussi inutile de se confier au rationalisme ou au naturalisme pour prendre conscience du vrai visage de l’homme lui-même. C’est pourquoi Pascal crie : “Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-mêmes ! Humiliez-vous, raison impuissante ! Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. Ecoutez Dieu.”297 Pascal, qui s’aperçoit l’entière impuissance de l’homme face à sa misère, prétend cesser d’avoir confiance en lui-même et écouter Dieu qui en est la solution. Maintenant, voyons la seconde interprétation plus large par rapport à l’humanisme. Cet humanisme est ouvert largement à tout l’humain : “les humanités doivent nous ouvrir à l’homme, à tous les types humains, non pas seulement pour satisfaire une curiosité à l’égard de tout ce qui est humain dans le passé et dans le présent, partout autour de nous ou dans le monde, mais avant tout pour éveiller notre conscience d’homme, pour que nous devenions hommes au plein sens du mot.”(HRH, p. 27.) Dans la mesure où cette définition vise à l’homme en général, à la différence de l’interprétation étroite de l’humanisme, elle cherche à reconnaître ou à créer notre propre humanité. Selon Thévenaz, c’est là que le statut de l’humanité se renverse : “Les humanités ne sont plus un but en soi, mais un chemin d’accès particulièrement propice et recommandable, un moyen d’accéder à l’homme en général, un moyen de nous découvrir nous-mêmes.”(HRH, p. 28.) Par opposition à la première conception de l’humanisme qui définit l’homme par la conformité à « un type unique» préétabli, cet humanisme plus large nous ouvre par contre à « tout » 295 . Pascal, Pensées, op. cit., n° 736. . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Psaume 49, 21. 297 . Pascal, Pensées, op. cit., n° 164. 296 244 l’humain et alors, pour Thévenaz, “il semble qu’on se propose l’idéal de ne s’arrêter à aucun type humain, de n’en choisir aucun comme le sien, de ne se fermer jamais pour ne perdre aucune possibilité humaine, de ne jamais conclure par crainte d’exclure.”(HRH, p. 28.) L’interprétation large de l’humanisme invoque en somme une enquête infinie sur l’homme. Si la première interprétation de l’humanisme est si doctrinaire et étroite que nous ne pouvons pas l’accepter, la deuxième interprétation est si large et indéfinie que nous ne pouvons pas l’accepter. Cela nous invite à une troisième interprétation. Dans la mesure où ces deux définitions précédentes sur l’homme relèvent de la conception de l’homme de l’antiquité, la troisième interprétation de l’humanisme commencera par demander si on peut former l’homme sans référence à l’antiquité. Certes, nous pourrons former l’homme sans référence à l’antiquité. Cependant, pour Thévenaz, nous sommes ici une fois pour toutes en face de la séparation entre l’humanisme et l’humanité. Même si les deux définitions ne sont pas suffisantes et adéquates, nous ne voulons pas abandonner le terme humanisme. Il faudrait donc à son tour abandonner la référence à l’antiquité : “On veut vider simplement le terme de sa référence à l’antiquité, et on parle alors de « nouvel humanisme ». Le lien qui unit humanisme et humanités serait alors rompu. L’humanisme nouveau manifeste même une hostilité à l’égard des humanités qu’il faudrait supplanter et évincer. Humanisme ne signifierait plus que doctrine de l’homme ou formation de l’homme, quelle qu’elle soit. On parlera d’humanisme scientifique, d’humanisme technique, d’humanisme chrétien, d’humanisme communiste, voire même d’humanisme nazi.”(HRH, p. 29.) Nous voyons ici l’extension exagérée du sens de l’humanisme. A cause de cela, notre penseur indique que ce nouvel humanisme a perdu le sens de l’humanisme : “Un humanisme scientifique, comme d’ailleurs un humanisme littéraire, est une contradiction dans les termes. Une telle extension de l’humanisme est donc déjà une trahison de l’humanisme. Le problème n’est pas et ne saurait être : comment fonder un nouvel humanisme pour surmonter l’actuelle crise de l’humanisme ?”(HRH, p. 31.) Dans ce cas-là, il faudrait donc déclarer la fin de l’humanisme comme les postmodernistes. Pour renoncer à l’interprétation doctrinaire de l’humanisme antique, ceux qui prétendent un nouvel humanisme veulent couper leurs racines gréco-romaines, mais ils ne peuvent pas éviter la trahison de l’humanisme. En d’autres termes, ce nouvel humanisme ne nous peut pas délivrer de la crise de l’humanisme d’aujourd’hui. 245 Dès lors, le mot humanisme perd ses racines historiques et nie alors l’histoire : “La première interprétation, en valorisant indûment un certain passé, tuait l’histoire ; celle-ci, en valorisant le présent de l’homme et surtout son avenir, la tue à son tour. Or il n’y a pas d’humanisme véritable sans histoire, c’est-à-dire sans présence du passé. L’histoire de l’homme fait partie intégrante de l’homme ; l’humanisme suppose que l’homme intègre tout son passé à son présent.”(HRH, p. 30.) En bref, la schématisation de l’homme ou la doctrine de l’homme exclusive fait nier l’histoire et le passé. Afin de fonder la défense de l’humanisme et des humanités, il est donc, d’abord, indispensable de renoncer au doctrinarisme : “Une formation humaniste doit au contraire permettre à chaque homme, en s’ouvrant largement à l’humain, et en prenant conscience de l’humain, d’inventer l’homme, de se créer sa propre humanité originale. Mais si ouverture signifie inconsistance, c’est aussi la mort de l’humanisme.”(HRH, p.32.) A partir de là même, deux questions suivent : d’une part, “comment allier une large ouverture tolérante à l’humain et la réalisation de sa propre humanité, qui exclura en fait les autres possibilités ?” D’autre part, “si l’humanisme est l’affirmation de la valeur de l’histoire et de la présence vivante du passé, […] quelle est la signification du passé et de l’histoire ?”(HRH, p.32.) Ces questions le conduiront alors à mettre en lumière la relation entre humanisme et libéralisme. Aujourd’hui, l’humanisme va de pair avec le libéralisme en soulignant une responsabilité sociale. En observant d’abord la crise de ce libéralisme dans le temps contemporain, Thévenaz en diagnostique la cause. Pour lui, le libéralisme divorce « l’acte de comprendre et l’acte de juger », en opposant celui-là qui est ouvert à autrui à celui-ci qui l’exclut et se ferme. Il se rend compte que de cette séparation entre comprendre et juger, le libéralisme est au fond secoué. Thévenaz, qui ne veut pas assumer cette séparation, prétend alors “qu’il n’y a pas de véritable compréhension qui ne soit déjà, qui ne doive être déjà un jugement, et que comprendre sans juger, ce n’est pas réellement comprendre”(HRH, p. 34.). Alors, pour lui, c’est la séparation entre comprendre et juger et une hypertrophie du comprendre par rapport au juger dans le libéralisme traditionnel qui donnent lieu à la crise du libéralisme. Cette crise actuelle du libéralisme l’invite à analyser plus profondément le problème du libéralisme. Dans la mesure où l’humanisme est en rapport étroit avec le libéralisme, la crise du libéralisme n’est rien d’autre que la crise de l’humanisme. Cette philosophie de la liberté et de l’humanisme aboutit finalement 246 à un pessimisme irréductible et sans espérance. Si tel est le cas, pourquoi le libéralisme est-il foncièrement menacé ? Thévenaz commence par diagnostiquer la cause de la crise du libéralisme. Il récuse d’abord la conception des valeurs libéralistes qui est prise pour autoréférentielle : les valeurs vont de soi, en sorte qu’elles se défendent d’elle-même. “Cette idée a, nous dit Thévenaz, été le ver rongeur du libéralisme et est devenue également le ver rongeur de l’humanisme. L’ébranlement de toutes les valeurs depuis l’avènement de la technique et des masses en est aujourd’hui le symptôme évident. […] Une valeur n’existe pas sans un jugement de valeur qui la pose, l’étaye et reste son seul soutien. La crise des valeurs ou la crise de l’humanisme n’est donc au fond que la crise d’une certaine manière d’affirmer ou de poser les valeurs : la crise du libéralisme.”(HRH, p. 34.) Il est maintenant évident que la crise du libéralisme n’est que celle d’une certaine manière d’affirmer ou de poser les valeurs, non pas celle des valeurs elles-mêmes. Au point que les valeurs aujourd’hui ne vont plus de soi, ce sont les valeurs qui jugent et fondent les valeurs elles-mêmes. Dès lors, Thévenaz précise le fondement des valeurs : “il est nécessaire, pour une société non aristocratique, de ne pas seulement vivre la tradition, mais d’en reprendre conscience, de reprendre conscience des valeurs, de les choisir et de s’engager pour elles. On s’aperçoit donc que c’est dans cette prise de conscience, dans ce jugement et cet engagement inconditionné que réside le véritable fondement des valeurs, des valeurs humaines, donc de l’humanisme.”(HRH, p. 35.) Dans la mesure précisément où le terme « humanisme » est un terme qui indique la valeur, nous pourrons dire que le véritable fondement des valeurs humaines, à savoir de l’humanisme demeure dans cette prise de conscience qui s’engage à juger. Alors, il est évident que l’ouverture à l’humain est prise de conscience de soi. En ce sens, comme un absolu, l’esprit doctrinaire qui est inconscient va à l’inverse d’un humaniste. Car le doctrinaire ne reconnaît pas ses conditions humaines. De ce point de vue, c’est dans la conscience de soi même que l’humanisme trouvera sa position ferme et non doctrinaire. Toutefois, si l’humanisme est ainsi prise de conscience de l’humain et refus de tout doctrinarisme, selon Thévenaz, “nous trouvons dans un seul et même acte, l’acte de prise de conscience, à la fois l’ouverture à tout l’humain et notre situation, notre ferme position par rapport à eux, et aussi le sentiment aigu de ce que notre propre situation a de particulier, de personnel et de contingent.”(HRH, p. 35.) C’est là même qu’il prendra aussi 247 conscience de sa véritable valeur. De là, le problème de l’humanisme se transmet enfin à celui qui met en lumière le rapport entre l’homme et l’histoire ou entre l’homme et le passé. Car l’attitude humaniste n’est qu’un certain mode de présence du passé. Donc, c’est à partir de la compréhension de la présence du passé que nous pourrons arriver à comprendre la valeur de l’humanisme et des humanités. Autrement dit, avoir la valeur de l’humanisme et des humanités, c’est constituer la présence du passé : “Le passé serait présent en ce sens qu’il me déterminerait, et en général contre mon gré ; il constituerait un poids de déterminations qui agissent dans et sur le présent, une masse d’institutions, de doctrines, d’héritages que je subirais et qui me seraient imposés.”(HRH, p. 38.) Donc, pour lui, la vie de l’histoire cesse d’être une vie révolue et n’est plus seulement une relation entre le passé et le présent, mais plutôt elle est la prise de conscience de l’unité intime et nette entre ces deux réalités. Nous pouvons donc dire que la véritable présence du passé demeure dans une tradition consciente. De là, Thévenaz en arrive à une nouvelle compréhension de l’histoire : c’est dans le sens de saisie de soi par soi que l’histoire n’est pas affaire de mémoire, mais de réflexion. Du fait qu’il a montré que “l’ouverture à l’humain qui caractérise l’humanisme est prise de conscience de soi”, il aura une bonne chance d’ajouter comme suit : “prendre conscience de soi-même, c’est se rendre présent à soi-même, se représenter ce que l’on est, rendre présent à sa réflexion tout ce qui caractérise notre humanité et toutes les conditions dans lesquelles elle se manifeste, tant il est vrai que tout ce que nous sommes présentement est loin de nous être présent.”(HRH, p. 39.) Dans la mesure où notre passé ne sera révolu que s’il nous reste inconscient, ou que si nous nous refusons à le faire le nôtre, la présence de notre passé est liée à la conscience. La prise de conscience de soi consistera donc essentiellement à la prise de conscience de son passé. A ce point précisément, il est indéniable que notre passé dépend de nous ou de notre conscience : nous intégrons le passé au présent en le faisant le nôtre. En ce sens, l’humanisme ne reposerait pas sur l’imitation d’un modèle humain, mais sur la conscience de soi. Au point que notre passé seul peut nous être présent, le passé conscient seul est pour lui apparu. Bref, l’histoire n’est autre chose que la conscience de l’homme. Dans cette perspective, l’humanisme occidental qui se rapporte sans cesse à l’antiquité se dévoilerait contingent. Car la référence à l’antiquité est contingente dans la mesure où elle n’aurait qu’une justification momentanée. Alors, si nous 248 avons recours à la référence à l’antiquité, les humanités doivent trouver leur justification dans cette contingence inévitable du passé. Cela revient à dire que c’est le hasard sur lequel l’humanisme fonderait. Mais, nous voulons échapper à cette contingence de l’histoire puisque celle-ci nous fait de la peine. Pour éviter cette contingence, il n’y a que deux formes : d’une part, absolutiser un certain moment du passé en divinisant un modèle humain dans la première conception de l’humanisme, et d’autre part, absolutiser le passé en le considérant comme révolu. Si la première forme n’a pas saisi les raisons profondes de ce hasard fondamental, la seconde nous fait tourner partout vers l’avenir et vers le progrès d’une science de l’homme. Mais, ces deux formes d’humanisme n’ont pas aplati cette précarité de l’humanisme. Car l’humanisme n’est ni modèle, ni science de l’homme. C’est pourquoi Thévenaz souligne l’importance de la prise de conscience pour établir la valeur de l’humanisme et les humanités : “Les humanités sont le fondement de l’humanisme parce qu’elles rendent possible la prise de conscience actuelle de nous occidentaux du XXe siècle, parce qu’elles sont la continuité de présence de notre passé : de notre passé resté conscient et le redevenant sans cesse. L’homme, par son histoire et par son passé intégré à son présent, se réconcilie avec lui-même, avec la nature humaine, avec sa destinée d’homme.”(HRH, p. 45.) La prise de conscience de l’homme est en un mot un acte de confiance en l’homme, en l’humanité, en la tradition humaine en général. L’humanisme souligne donc l’importance du présent. A ce point, à la différence de la pédagogie antihumaniste qui est doctrinaire une éducation humaniste doit mettre le présent au point, mais non pas l’avenir. La première sait déjà ce qu’est l’homme avant de commencer son travail. En quelque sorte, selon Thévenaz, “elle a un modèle humain préétabli, qu’il soit dans le passé ou dans l’avenir, peu importe. C’est toujours un idéal vers lequel on tend, un but à venir qu’on se propose. Former l’homme consiste ici à le transformer pour le conformer à cet idéal, à lui proposer des types humains ou de grands exemples à imiter.”(HRH, p. 45.) Donc, éduquer dans la perspective antihumaniste, c’est intégrer l’homme à celui qui doit être, autrement dit à l’avenir. Toutefois, dans une perspective humaniste qui ne sait pas ce qu’est l’homme, au contraire, il n’y a pas de certain type humain à l’imiter : “L’homme est là avec tout son mystère, irréductible à tout schéma ou modèle préalable. « Connais-toi toi-même » : ne cherche pas à acquérir la science de ce que tu es, mais plutôt, c’est plus essentiel, ne perds pas la conscience de ce que tu as été. Former l’homme, c’est ici l’intégrer non à l’avenir mais à son passé, ou lui 249 intégrer son passé.”(HRH, p. 46.) En somme, une éducation humaniste est soutenue par ce que l’homme a été, non pas par ce qu’il devrait être. En ce sens, Thévenaz remarque : “Ce n’est que dans l’approfondissement de notre passé propre que nous prendrons conscience de nous-mêmes. Nous sommes hommes en prenant conscience non pas simplement du passé, mais de notre passé. Car prendre conscience de soi et prendre conscience de son passé, présence à soi-même et présence de son passé ne sont qu’une seule et même chose.”(HRH, p. 48.) C’est dire que l’humanisme n’est vivant toujours en toute circonstance que dans la prise de la conscience de lui-même. Si nous admettons que le christianisme est la prise de conscience la plus aiguë de la situation de l’homme, il y a un lieu qui pourra reconnaître dans le christianisme l’humanisme par excellence, mais du même coup il ne s’agirait plus d’« humanisme chrétien ».298 Dans ce contexte d’une histoire vraie, la Bible enseigne que l’homme a été l’objet d’une attention particulière puisque Dieu l’a créé à son image. Alors, elle dit que l’homme doit chercher sa raison d’être en haut : il n’est ni animal ni une machine. Mais, si l’homme ne connaît pas son besoin de se rattacher à ce qui est audessus de lui, il a tendance à s’identifier au-dessous de lui, à l’animal, à la machine, etc. Si l’homme est ainsi rompu d’en haut, il est condamné à être dominé par le temps et le hasard qui ne peuvent pas transformer l’impersonnel en personnel : il n’y a pas d’autre solution. La crise de l’humanisme ne peut être tranchée ni par l’humanisme lui-même ni n’importe quel « -isme ». C’est pourquoi nous avons à voir l’origine de l’être humain en haut. En l’occurrence, la crise de l’humanisme conduit l’homme à retourner à son origine et à écouter la Parole de Dieu. Elaboré à l’issue de l’expérience-choc, un nouvel humanisme qui prend conscience de soi se place pour Thévenaz « devant Dieu », mais non pas « en Dieu ». 298 . Notre penseur prétend que l’humanisme chrétien n’existe pas dans la mesure où “un « humanisme chrétien » lié à la notion d’imitation de Jésus-Christ serait donc une doctrine de l’homme(anthropologie) plutôt qu’un humanisme”(HRH, p. 47.). 250 CHAPITRE II : LA RAISON ET LA CONTINGENCE 1. LA CONTINGENCE DE LA RAISON Il est indiscutable que le problème de la contingence passe par le centre de la philosophie moderne. Selon Brun, “Chez les savants tout d’abord qui prétendent que le monde et la vie sont nés de ces hasards à l’occasion desquels des particules matérielles se sont agrégées entre elles, répétant ainsi Démocrite. Chez les artistes ensuite qui cultivent les happenings, la musique aléatoire, l’action painting, l’écriture automatique ou les « cadavres exquis ». Chez l’homme de la rue enfin qui cherche les rencontres nées du hasard et qui met ses espoirs dans les hasards fertiles.”299 Ainsi, il semble que le dieu Hasard de Nietzsche soit incarné dans les divers domaines au XXe siècle. Cette thèse de la contingence invite l’homme contemporain à réenchanter le monde : le futurisme réenchante le monde par la technique, le surréalisme par les mots et les images et l’existentialisme, en particulier Sartre par la Révolution. En fonction de ces réenchantements, pouvons-nous être délivrés de la morsure de la contingence ? A la différence de Husserl qui entreprend de fonder par le sujet transcendantal la philosophie comme science rigoureuse, Heidegger, au fur et à mesure de la conception de la vérité cachée, prend la direction de l’étant à l’Etre pour laisser voir l’être des choses. En reprenant aussi l’idée husserlienne que l’homme est un êtredans-le-monde, selon Brun, il ajoute que “L’homme est également un être-pour-lamort ; il mourra et il le sait. Cette mort introduit dans notre existence la contingence absolue, voire l’absurde ; car, si nous savons que nous mourrons, nous ignorons quand et comment nous mourrons ; de plus la solution du problème de la mort dépend d’une expérience dont nous sommes totalement privés : nous sommes jetés dans le monde pour y mourir. L’homme est donc l’être du souci, un souci qui n’est autre que le temps, intervalle qui sépare la naissance de la mort.”300 A partir de cette contingence absolue de la mort, Heidegger s’aperçoit la limite de la philosophie existentialiste : une telle analyse heideggerienne de l’étant dévoile l’absurde radical de l’existence. 299 300 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 340. . Ibid., p. 349. 251 Pour Heidegger, c’est le Dasein qui est une structure plus nettement ontologique par laquelle l’homme est ouvert sur le monde. Il remontera donc à un fondement radical de l’être à partir de cette analyse du Dasein qui pénétra de part en part dans son ontologie fondamentale et fera dévoiler l’être en particulier dans L’Etre et le Temps, comme celle de la conscience intentionnelle chez Husserl déployait le monde. Les structures ontologiques de l’existence humaine se déploient pour lui comme “être-au-monde, souci, temporalité, historicité, tonalité affective, etc.” et les thèmes existentiels et vécus de Kierkegaard “angoisse, possibilité, répétition, décision, etc.” représentent comme “des structures existentiales du Dasein”. A l’opposition du transcendantalisme phénoménologique husserlien, la phénoménologie existentiale de Heidegger “se signalera d’emblée par une perte (provisoire du moins) ou une mise entre parenthèses de l’homme concret”(HM, p. 65.) par la réduction phénoménologique. Face à sa contingence absolue, aux yeux de Heidegger, l’homme prend conscience ainsi de sa finitude et, dès lors, parvient à se débarrasser de son état de la faute, ou d’inauthentique. A la différence de Husserl qui fait fond sur le pouvoir illimité de la raison pour établir la science rigoureuse, il le refuse ainsi et reconnaît la contingence de la raison. Dans son Humanisme et terreur, Merleau-Ponty, lui aussi, montre que le monde est fondamentalement contingent : “Le monde humain est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale qui la menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d’en désespérer, à condition seulement qu’on se rappelle que les appareils, ce sont des hommes, et qu’on maintienne et multiplie les rapports d’homme à homme.”301 A partir de cette thèse de la contingence, en nous éveillant l’importance de l’événement et de l’action, il nous montre que “l’humanité sera en acte, comme si elle disposait de quelque connaissance séparée et n’était pas, elle aussi, embarquée dans l’expérience, dont elle n’est qu’une conscience plus aiguë ”302. Dans la mesure où il y a de l’imprévisible dans le monde spirituel ainsi que physique, l’homme se heurte ainsi à la contingence. La raison humaine « en situation » historique se rend compte qu’elle est un être contingent dans son expérience. Autrement dit, elle voit sa contingence dans la situation et le monde que l’homme se reconnaît à soi-même. Dans la conscience de l’histoire, la raison est ainsi 301 302 . Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, p. 309, Editions Gallimard, Paris, 1947. . Ibid., p. 310. 252 exposée à la morsure de la contingence. Si l’historicité peut se définir par la conscience de la contingence, par le fait d’être vraiment à découvert par rapport à l’événement, son sens et sa radicalité le seront. Autrement dit, dans la mesure où la raison humaine est censée être comme fondamentalement historique, elle se dévoile à son tour radicalement contingente. Pourtant, nous ne pouvons pas manquer d’imaginer la force destructrice de cette affirmation. Si nous reconnaissons la contingence radicale de la raison humaine, ne sommes-nous pas alors obligés de déclarer la déchéance de la raison ? Car, comme le dit justement Miéville, il est indéniable que cette thèse de la contingence “fait surgir les plus graves réserves, et elle touche au problème théologique, du moment que la foi chrétienne entend se baser sur des faits entrés dans l’histoire” 303 . Dès lors, Miéville prétendra l’impossibilité de la thèse de la radicale contingence de la raison : “Si nous supposons contingentes les normes directrices et les catégories fondamentales de la raison, quelle assurance pourrons-nous avoir que ce qui s’impose aujourd’hui comme un fait historique (probable ou certain) – la venue du Christ, par ex. – conservera ce caractère aux yeux d’une raison qui demain obéirait à d’autres lois ? ”304 Il nous semble qu’il a une bonne raison de dire ainsi. Car l’existence de Platon et ou du Christ est indubitable par aucune thèse qui affirme la contingence radicale de la raison. En d’autres termes, elle est un fait absolu qui ne peut pas être en doute. C’est pourquoi Miéville affirme que ce n’est pas cet absolu qui se brise, mais la thèse en question qui implique un cercle manifeste : “si les normes fondamentales de la raison sont contingentes et conséquemment variables, cette affirmation ne sera vraie que pour un temps, elle sera peut-être fausse demain. […] Une raison « désabsolutisée » jusqu’à ne plus contenir ce point de référence stable qu’est « le fond normatif » (l’expression est de Jean Piaget) de sa législation interne est dépourvue de cette « assise ontologique et éternelle » que Pierre Thévenaz voudrait lui assurer tout en la déclarant « contingente » – ce qui est contradictoire du moment que ce statut doit lui être reconnu par un acte de pensée où la raison a sa part, si l’on veut qu’il ait un sens.”305 A mesure de cette critique de Miéville sur la thèse de la contingence, Thévenaz, qui prétend la contingence des normes directrices et des catégories fondamentales de la raison, est-il tombé dans un relativisme sceptique malgré lui ? Comme le dit Miéville, par cette thèse de la contingence, 303 304 . H.-L. Miéville, ,“Autour de Pierre Thévenaz : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 9. . Ibid. 253 Thévenaz a-t-il perdu l’assise ontologique et éternelle de la raison désabsolutisée ? Cependant, pour Thévenaz, la contingence n’est pas le symptôme de la défaillance de la raison : “Cette contingence n’est pas le signe de la faiblesse de la raison ou de l’incertitude de ses jugements : 2 + 2 feront toujours 4, mais cette vérité sera à sa place. Par la reconnaissance de sa contingence la raison acquiert toute sa force : celle d’un levain qui fait lever la pâte de l’expérience.”(HRH, p. 155.) En d’autres termes, la découverte de la contingence marque l’approfondissement de la conscience de soi de l’homme ; c’est par là même qu’elle nous ouvre une voie à la vérité. En somme, selon Thévenaz, la reconnaissance de la contingence de la raison ne ramène l’homme ni au scepticisme, ni à l’agnosticisme, mais plutôt à la prise de conscience de soi : “Cette contingence du sens et de la rationalité, c’est-à-dire cette possibilité jamais exclue que le sens soit un non-sens dernier ou que la rationalité de la raison se révèle, en face d’un événement historique nouveau, une pseudorationalité, une rationalité chargée de subjectivité inconsciente ou une rationalité non fondée, ce n’est pas une servitude comme ce le serait pour une raison divine ou innée à elle-même. Cette possibilité de non-sens, qui fait son historicité foncière, est vraiment une libération.”(HRH, p. 173.) Reconnaître cette possibilité de non-sens ou cette contingence de la raison, ce n’est plus la prémisse d’une abdication de la raison, mais conquérir sa libération de l’ignorance de soi. En ce sens, on peut dire que la contingence est la source du sens et de la rationalité : “Si la possibilité du « nonsens », assumée comme possibilité, et non comme prémisse d’une abdication de la raison, ouvre la voie à la reconnaissance de la contingence du sens, c’est d’autre part cette contingence qui, en dernière analyse, se révèle donatrice du sens, comme le lieu privilégié de l’historicité et de la vraie liberté de la raison philosophique.”306 A cet égard, reconnaître l’historicité et la contingence de la raison, ce n’est pas perdre son autonomie, mais plutôt la conquérir. A partir de là, ne faudrait-il pas reprendre la notion d’autonomie ? Dans cette perspective, la problématique de la contingence devrait pénétrer dans les problèmes majeurs de la philosophie contemporaine : notamment le problème des valeurs et la question éthique. Ce problème conduira notre penseur à « la recherche du radical » plutôt qu’à « la récupération de l’idée d’infini », liée à un absolu. Afin de prendre conscience de sa contingence qui est la source du sens et de la rationalité, 305 306 . Ibid., p. 10. . D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 182. 254 il faut que la raison soit désabsolutisée, dédivinisée. En ce sens, la prise de conscience de sa contingence marque l’approfondissement de la conscience de la raison sur elle-même, en se dépouillant de sa propre ignorance. 2. PLURALISME Si le libéralisme de la Réforme, qui se glisse plus tard dans l’humanisme, a ouvert la porte du pluralisme religieux, celui de la Renaissance la porte du pluralisme philosophique, pourrait-on dire. Influencé par les Lumières, Herder, en soulignant le Volksgeist dans son livre intitulé les Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité307(1784), soutient le pluralisme des cultures selon l’idée de la liberté de la conscience. En somme, en mettant l’accent sur le génie de chaque nation et sur la spécificité de chaque peuple, il prétend le relativisme culturel. Dans la mesure où celui-ci se retrouve tout entier aujourd’hui dans le contexte de la mondialisation, il conviendra de réexaminer le pluralisme pour comprendre la crise de la culture d’aujourd’hui et pour en saisir la cause. Dans l’Introduction de ce livre, comme le dit M. Rouché, Herder “ne veut pas entendre parler de « races humaines » (Chapitre 1 du Livre VII, S., XIII, p. 252), mais seulement de « peuples » différenciés après coup par la langue et la civilisation mais demeurant frères par le sang.”308 Cette notion herdérienne de « peuple » montre bien le pluralisme des cultures qui est composé de la langue et des manifestations culturelles et littéraires du génie de chaque peuple : “Le génie national (« Volksgeist ») se trouve ainsi défini non d’en haut et politiquement par la dynastie ou l’Etat, mais d’en bas et littérairement par le langage et la vie culturelle, c’est-àdire par des phénomènes collectifs à la fois populaires et nationaux.”309 Cette notion de « peuple » de Herder, conformément au cosmopolitisme déiste du XIIIe siècle, est ainsi définie par la langue et la culture sans avoir recours à l’Etat d’Ancien Régime et implique que “La diversité et l’originalité des peuples sont donc de droit divin”310. 307 . J.G. Herder, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Choix de textes, Introduction, traduction, notes, par Max Rouché, Editions Montaigne, Paris, 1962 ; Introduction, notes et dossier par Marc Crépon, Presses Pocket, 1991. 308 . Ibid., p. 29. 309 . Ibid., p. 41. 310 . Ibid., p. 42. Selon Max Rouché, “Chez Herder, l’humanisme rationaliste reste pacifiquement associé au christianisme, mais l’a vidé de sa substance : la quatrième partie des Idées atteste le 255 En ce sens, le pluralisme herdérien enracine à la fois dans la langue et la culture et dans l’origine divine. Cependant, en ce que le Volksgeist engendre des phénomènes collectifs populaires et nationaux, nous pouvons trouver dans la perspective de Herder “une sorte de fragmentation de la Volonté générale ”311 selon le nombre des nations : les volontés générales sont régionalisées comme l’esprit national qui animent sa propre langue et sa propre culture et correspondent alors à une individualité particulière. Cette notion de Volonté générale conduira à ne respecter que des volontés générales. A ce point, Brun estime que “Ce pluralisme des cultures en arrive à faire disparaître toute distinction entre la civilisation et la barbarie, car au nom de quoi pourrait-on préférer telle culture à telle autre si toutes sont respectables parce que chacune provient d’une collectivité qui s’exprime en elle ? Tout cela nous conduit de l’apologie du « bon sauvage » à La Pensée sauvage de Lévi-Strauss. Le désir de ne s’appuyer que sur des faits et de récuser toute transcendance permettant de les juger s’achève par un respect des faits en tant que tels, c’est-à-dire par une soumission inconditionnelle au C’est ainsi et pas autrement qui constituera le dernier mot de la « sagesse » structuraliste.” 312 Le pluralisme des cultures nous conduira ainsi à dévaloriser la culture en prétendant respecter toute culture. Cela privera de nous la possibilité de la préférence ou tout au moins du choix. Néanmoins, il est vrai qu’on préfère la civilisation à la barbarie. Cette idée de la régionalisation de la Volonté générale ne pourrait pas enfin toucher la crise de la culture contemporaine. De plus, si nous tenons le collectif pour le rationnel et alors le critère légitime du jugement, comment la violence commise par la collectivité comme Auschwitz que Lyotard prétend peut-elle être expliquée ? Si nous assumons que toutes cultures sont respectables parce que chacune provient d’une collectivité, nous ne pouvons pas l’expliquer. A cet égard, nous pourrons dire avec Brun : “Ainsi la Volonté générale, la Raison, le culte du Fait sont devenus autant d’incarnations de ce nouveau Léviathan, de ce « Gros animal » que les Temps Modernes croiront domestiquer alors qu’ils ne feront que le libérer en le rendant encore plus barbare et en s’imaginant lui donner l’occasion de devenir plus « authentiquement » sauvage.”313 En s’appuyant au fond sur l’idée que le collectif est le rationnel, le pluralisme des triomphe de l’ « Aufklärung » sur l’orthodoxie chrétienne dans l’esprit même d’un évêque luthérien en exercice. ”( Ibid., p. 67.) 311 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 225. 312 . Ibid. 313 . Ibid., p. 227. 256 cultures ne peut pas éviter la condamnation de la neutralisation des valeurs et de la vérité, en enlevant la différence entre la civilisation et le sauvage. De plus, il provoquera de plus en plus l’animalité de l’homme et ira vers l’esthétisation de celleci, en se détournant du plan moral. En l’occurrence, ce pluralisme qui constitue le courant majeur de la pensée contemporaine est-il un nouvel « -isme » qui conduit la société contemporaine selon la défaillance de la raison universelle, de la Volonté générale ? Ou n’est-il qu’une idéologie qu’il faut dénoncer ? En fait, la pluralité des philosophies peut s’expliquer par la diversité des points de vue, des angles d’approche, par des expériences initiales différentes ou par des accents mis sur tel ou tel aspect ou problème : elle peut s’expliquer par des multiplicités ou des hétérogénéités. Cette pluralité semble connoter en effet la contingence de la pensée en ce que la pluralité de sujets pensants “implique la part de la contingence dans l’élaboration du savoir philosophique”314. Il est indéniable que le concept de la contingence s’occupe ainsi la place importante dans la formation de la pluralité. La contingence est pour Hegel quelque chose qui doit disparaître dans le champ de la philosophie : “Ce qui fait partie de la nature de la contingence rencontre toujours le contingent et c’est ce destin qui constitue la nécessité. Ajoutons que le concept et la philosophie font disparaître le point de vue de la pure contingence et connaissent en elle, en tant qu’elle est l’apparence, son essence, la nécessité.”315 En outre, il explicite dans La raison dans l’histoire que le but de la réflexion philosophique est de chasser la contingence : “ La réflexion philosophique n’a d’autre but que d’éliminer le hasard. La contingence est la même chose que la nécessité extérieure : une nécessité qui se ramène à des causes qui elles-mêmes ne sont que des circonstances externes. Nous devons chercher dans l’histoire un but universel, le but final du monde - non un but particulier de l’esprit subjectif ou du sentiment humain.” 316 Pour trouver le but final du monde, il est pour Hegel indispensable d’exclure la contingence dans l’histoire puisque celle-ci empêche d’y accéder. Cependant, contrairement à cette idée hégélienne, pour Lyotard, la contingence n’est plus l’objet de l’exclusion. Il refuse de prendre la réflexion philosophique pour 314 . G. Cottier , Histoire et connaissance de Dieu, op. cit., p. 54. . Hegel, Principes de la philosophie du droit, ou Droit naturel et science de l’Etat en abrégé, op. cit., p. 324. 316 . Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 48. 315 257 l’élimination du hasard. Plutôt, la contingence est pour lui une réalité indéniable. Il s’agit donc de savoir s’il y a, en dépit de la pluralité et des oppositions des philosophes marquées par les contingences du temps et des individualités, une unité signifiante de l’histoire de la philosophie. Cette pluralité du sens et de la valeur est pour Lyotard l’objet d’un différend insoluble puisqu’elle appartient à des régimes incommensurables. En raison de l’incommensurabilité de leur pluralité, “ces genres de discours constituent cet ensemble hétérogène et fragmenté, qui n’est pas présentable en tant qu’objet à l’intuition car il n’existe que comme Idée, et qu’on appelle Culture. Pour Lyotard comme pour Kant, la tâche première de la philosophie critique c’est en effet de veiller sur le caractère « imprésentable » de cette Idée en empêchant tout piétinement d’un genre de discours sur un autre, en empêchant toute action totalisante d’une Faculté sur les autres qui traduirait cette Idée dans un système unitaire. Cette « attitude gardienne » face à la pluralité des fins de la Culture motive profondément le « retour à Kant » de Lyotard, retour qui signe la fin définitive des aventures dialectiques et totalitaires de l’Idée.”317 Face à la pluralité des fins de la Culture, Lyotard rejette ainsi tout l’effort de l’unité qui réduit l’hétérogène dans un système unitaire et plutôt prétend activer la différence. Pour lui, la Culture est l’ensemble des discours hétérogènes et fragmentés qui sont incommensurables. En raison de cela, selon Gualandi, Lyotard affirme que “cette pluralité ne donne pas lieu à une coexistence paisible mais à un combat incessant entre différents régimes de phrases et genres de discours. Ce qui revient à dire que « l’ontologie est immédiatement le politique », leitmotiv de la pensée de Lyotard.”318 La pluralité de la Culture implique donc pour Lyotard l’appel de la lutte permanente de chaque culture : il y a là l’indispensabilité du différend incommensurable. Donc, selon Lyotard, puisque la possibilité du consensus est exclue entre les différents régimes de phrases et genres de discours, nous sommes condamnés à être toujours encore en face de la lutte pour résoudre le différend que cette pluralité accompagne. Si nous assumons tous les conflits comme le différend avec Lyotard, nous serons en présence de la lutte permanente et insoluble. L’impossibilité de la solution ne nous conduit qu’à la mélancolie et au désespoir. Cet échec de la raison philosophique montre qu’elle n’est pas au moins l’instrument adéquat à la quête d’une vérité philosophique dans la mesure où elle y 317 318 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 98. . Ibid., p. 104. 258 reconnaît exhaustivement son impuissance. En présence de la pluralité de la Culture qui implique un combat incessant et insoluble, en reconnaissant l’échec de la raison, Lyotard prétend la dépasser, et, dès lors, esthétiser la philosophie qui le conduira enfin à l’impasse. En ce sens, il est indéniable que le pluralisme conduit la société contemporaine selon la défaillance de la raison universelle, de la Volonté générale. Mais, il est aussi vrai qu’il aggrave de plus en plus la crise de la culture contemporaine en respectant la diversité et l’individualité. En fin de compte, plus le pluralisme développe, plus la société et la culture plongeront dans l’impasse inextricable et insurmontable. Cette impasse conduira Lyotard à se tourner vers le problème du langage en se détournant de l’esthétique. CHAPITRE III : LANGAGE ET CONSCIENCE 1. L’ONTOLOGIE DES PHRASES Un des traits centraux de la philosophie du XXe siècle est le tournant langagier qui a mis le langage au cœur de la pensée contemporaine. En liant ce tournant langagier au déclin des grands récits, Lyotard y voit une nouvelle « révolution copernicienne » : “Le « tournant langagier » de la philosophie occidentale (les dernières œuvres de Heidegger, la pénétration des philosophes anglo-américaines dans la pensée européenne, le développement des technologies du langage) ; corrélativement, le déclin des discours universalistes (les doctrines métaphysiques des temps modernes : les récits du progrès, du socialisme, de l’abondance, du savoir).”(DI, p. 11.) En raison de la défaillance des grands récits, la pensée contemporaine est ainsi encline à réduire toutes les choses au niveau du langage. Face à la question d’analogie et de passage des jeux de langage différents et incommensurables, il souligne un rôle et un effet importants du tournant langagier de la philosophie contemporaine : La condition postmoderne s’engage dans ce tournant langagier et présuppose le langage sans dehors comme la théorie des jeux de langage 259 de Wittgenstein dans la période des Recherches philosophiques. Le différend radicalise encore plus le problème du langage. Nous pouvons dire que ce tournant langagier accomplit avec Le différend dans la mesure où il réalise, selon Gualandi, “sa « révolution » la plus complète, en assignant au langage une valeur presque absolue, épurée de toute référence à un dehors nonlangagier, à une Réalité « objective » et à un Sujet, empirique ou transcendantal, individuel ou intersubjectif, extérieurs au langage”319. En affirmant que le langage est sans dehors et en y attribuant une valeur presque absolue, il nous semble que Lyotard accomplit ainsi cette révolution du tournant langagier. En rompant avec la pensée du dehors du langage, il détache le langage de tous ses liens. Après la défaillance des grands récits, c’est la phrase qui s’occupe de la place du héros véritable dans cette révolution. Selon cette idée, en réduisant l’opération de toute pensée à celle du langage, Lyotard entreprend d’éviter le risque d’une réduction anthropologique de la théorie des jeux de langage. En somme, il récuse que le langage se maîtrise par un sujet anthropomorphique qui risque d’anthropologiser le langage. Dans Le différend, Lyotard refuse l’anthropocentrisme des jeux de langage puisqu’il instrumentalise le langage : “Au fond, on présuppose en général un langage, un langage naturellement en paix avec lui-même, « communicationnel », par exemple agité seulement par les volontés, les passions, les intentions des humains. Anthropocentrisme.”(DI, n° 188.) Ici, la critique de Lyotard vise à la présupposition de l’idée de joueurs ayant un pouvoir sur le langage et s’en servant comme d’un instrument. C’est-à-dire, il récuse que l’homme a l’emprise sur le langage en tant qu’instrument communicationnel. Comme l’indique bien Brügger, pour Lyotard, “le langage n’est pas quelque chose dont « on » se sert, d’où l’emprunt du concept d’Ereignis chez Heidegger qui, lui, met l’accent sur la relation homme-langage comme appropriation réciproque : les joueurs ne sont pas pour ainsi dire placés « avant » le langage ni « en-dehors » de celui-ci, mais ils le sont par lui au moment où la phrase arrive. […] De La condition postmoderne au Différend apparaît une tentative de « désanthropologisation », un mouvement qui va d’un conflit « anthropologique » vers un conflit « ontologique des phrases ».” 320 Nous voyons ici le passage de la pragmatique à l’ontologie. En 319 . Ibid., pp. 78-79. . Niels Brügger, “Où sont passés les jeux de langage?”, Niels Brügger, Finn Frandsen, Dominique Pirotte, (éds), Lyotard, les déplacements philosophiques, avec un avertissement de Jean-François Lyotard,Traduit du danois par Emile Danino, pp. 46-47, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1993. 320 260 somme, Lyotard passe de l’analyse des jeux de langage de La condition postmoderne à une ontologie des phrases du Différend. Dans le centre de ce passage il y a désanthropologisation du langage. En s’éloignant de Wittgenstein, il s’approche à cet égard de Heidegger qui attribue le sens du langage à l’Etre lui-même sans avoir recours à l’étant. Lyotard prétend ainsi constamment dans le Différend que le sens n’est plus déterminé par l’usage du sujet. Car pour lui le sujet n’est pas en état de disposer du langage. Plutôt, selon Gualandi, Lyotard entend montrer que le sujet en tant qu’« usager virtuel » du langage, “n’est qu’une fonction du langage, fonction destinateur qui est toujours reliée aux autres trois instances – destinataire, sens et référence – que le protagoniste principal du drame langagier, la phrase, dans son « arriver » imprévisible, « présente ».”321 En rompant ainsi avec de la pensée d’un dehors du langage qui n’est que celle anthropomorphique, il détache la place centrale du sujet et la donne au langage. C’est la phrase qui présente, mais non pas le sujet. Le sens du langage est donc déterminé par le langage lui-même, dispersé dans une multiplicité de pratiques et grammaires différentes. Pour Lyotard c’est la pragmatique langagière qui a libéré cette pluralité des pratiques linguistiques de l’emprise de l’idéalisme. La tâche du Différend consiste ainsi à élaborer l’ontologie de phrase. Il y prétend l’existence d’une phrase comme « quoi » qui ne peut pas ne pas être : “Qu’il y ait des propositions présuppose qu’il y ait des phrases. Quand on s’étonne qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, on s’étonne qu’il y ait une ou des phrases plutôt que : pas de phrase.”(DI, n° 99.) Lyotard prétend ainsi l’impossibilité de « pas de phrase » et alors la nécessité de l’existence d’une phrase et celle de son enchaînement : “Et une phrase est nécessaire. Il faut enchaîner. Cela n’est pas une obligation, un Sollen, mais une nécessité, un Müssen. Enchaîner est nécessaire…”(DI, n° 102.) Lyotard précise la signification de « Et une phrase est nécessaire » : “l’absence de phrase (le silence, etc.) ou l’absence d’enchaînement (le commencement, la fin, le désordre, le néant, etc.) sont aussi des phrases. Qu’est-ce qui distingue ces phrases-là des autres ? Equivocité, sentiment, « souhaits » (exclamation), etc. […].”(DI, n° 105.) En somme, il affirme que l’absence de phrase ou celle d’enchaînement marque les phrases, dans la mesure où l’univers de phrase surgit de l’absence de phrase qui ouvre l’univers ou de l’enchaînement qui le ferme à son tour par la synthèse : si une phrase se présente 321 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., pp. 79-80. 261 pour lui comme une puissance d’ouverture d’un univers, l’enchaînement une puissance de fermeture d’univers qui enchaîne toute phrase singulière aux règles. En bref, l’univers de phrase présente l’événement ontologique qui est contingent. Lyotard entreprend ainsi d’élargir, par la doctrine de la phrase, l’attitude philosophique de l’écoute des différends. Alors, pour lui, ce qui compte, c’est l’attitude d’écoute de l’événement contingent. Suivant à cette idée, puisqu’il n’y a pas de dehors du langage, les instances de la pragmatique – destinateur, destinataire, sens et référence – sont complètement transposées à l’intérieur de phrase. Donc, pour Lyotard, il n’y aurait pas rien indépendamment d’une phrase : “Il y a autant d’univers que de phrases. Et autant de situations des instances que d’univers.”(DI, n° 122.) En ce sens, Lyotard en arrive à dire comme suit : “Une phrase présente au moins un univers […]. Quels que soient les régimes auxquels elle obéit, elle comporte un Il y a. Il y a ce qui est signifié, ce dont c’est signifié, à qui et par qui ça l’est : un univers. Au moins, un univers, parce que le sens, le référent, le destinateur, le destinataire peuvent être équivoques […].”(DI, n° 111.) Dans cette perspective pragmatique, l’univers que présente une phrase n’est donc présenté ni à l’objet de la connaissance ni à son sujet : “L’univers est là autant que la phrase est le cas. Un « sujet » est situé dans un univers présenté par une phrase. Quand même le sujet est déclaré hors monde, en tant que destinataire ou destinateur de la présentation, Je pensant chez Descartes, Ego transcendantal chez Husserl, source de la loi morale chez Kant, sujet chez Wittgenstein (TLP : 5. 632 ; TB : 7.8.1916 sq), – ce sujet n’en est pas moins situé au sein de l’univers que présente la phrase philosophique qui le déclare hors monde.”(DI, n° 119.) Bref, l’univers que présente la phrase philosophique est composé des instances pragmatiques : destinateur, destinataire, sens et référence et le sujet est situé au sein de l’univers en tant qu’instance. Cependant, nous aimerions ici indiquer que l’ontologie de phrase de Lyotard n’est pas suffisante pour sauver l’honneur de penser. Car même s’il a surmonté par le tournant langagier l’illusion d’un dehors du langage, il semble qu’il retombe dans le glossocentrisme en imposant au langage une force fabuleuse qui donne le sens et engendre la réalité. Comme l’indique bien N. Brügger, “lorsque Lyotard conteste la maîtrise et l’emploi du langage par l’homme, il le fait par un simple retournement de cette relation, de sorte que maintenant, c’est le langage qui nous maîtrise, nous utilise 262 à partir de sa volonté à lui.” 322 Lyotard plonge ainsi dans le glossocentrisme en privilégiant le langage comme point de départ d’une rupture avec l’anthropocentrisme. Pour fournir au langage une force fabuleuse, une force créatrice du sens et celle génératrice de la réalité, il nous semble qu’il a extrêmement chassé l’homme en dehors du sens du langage. Mais, il est vrai que l’homme ne peut être conçu sans langage, mais le langage de son côté est impossible sans l’homme. En ce sens, l’exclusion de l’homme ne donne lieu qu’à la séparation du rapport entre l’homme et le langage. 2. LANGUE MATERNELLE ET CONSCIENCE Dans la mesure où elle confère au langage quasi-toute puissance et met l’homme sous lui, l’ontologie de phrase de Lyotard ne nous semble pas être soutenue. Car ni la désanthropologisation du langage ni l’écoute des différends n’assure le sens. Si nous reconnaissons qu’indépendamment de l’homme, le langage lui-même est le donneur du sens et le générateur de la réalité, l’homme cessera être la mesure des toutes choses et fera partie de la vie du langage. Mais, pour nous, sans la conscience il n’y a pas de sens. Si nous avons confiance en une ignorance et y imposons une naïveté, nous serions destinés à justifier le mal et le péché malgré nous. C’est pourquoi nous désirons examiner la relation entre le langage et la conscience. Comme nous l’avons vu plus haut, de même que le passé, le thème central de son article intitulé “Présence du passé”(publié en 1948), de même la langue maternelle est aussi pour Thévenaz un élément essentiel de la composition de la culture : la langue maternelle est pour lui le seul langage naturel de l’homme dans son article intitulé “Langage et conscience”(paru en 1954). Dans la mesure où la langue est la conscience de soi et du monde, le rapport entre le langage et la conscience semble intime. Alors, nous allons ici analyser la relation de la langue maternelle avec la conscience pour avoir accès au problème de la culture. En fait, la langue maternelle, prise comme totalité, dépasse notre contrôle : “Nous sommes, nous dit Thévenaz, à l’intérieur d’elle, nous grandissons et vivons en elle, comme le poisson dans l’eau. C’est comme un espace vital dans lequel nous nous mouvons, comme notre corps, comme la chair de notre chair. Non pas un 322 . N. Brügger, “Où sont passés les jeux de langage?”, op. cit., p. 50. 263 ensemble de signes conventionnels et modifiables, mais un milieu organique, une ambiance vécue, un air qu’on respire et qui nous pénètre jusqu’à la moelle.”(HRH, p. 50.) Nous pouvons trouver cette idée chez Bergson qui disait “« Corps immatériel »[Bergson, L’Evolution créatrice, 20e éd., 1917, p. 287. ] du langage”(HRH, p. 50). Et chez Sartre, le langage est une condition ontologique : “Du seul fait que, quoi que je fasse, mes actes librement conçus et exécutés, mes pro-jets vers mes possibilités ont dehors un sens qui m’échappe et que j’éprouve, je suis langage. C’est en ce sens – et en ce sens seulement – que Heidegger a raison de déclarer que : je suis ce que je dis.”323 Ainsi, Sartre met en lumière que le langage est une condition de l’être : “Ce langage n’est pas, en effet, un instinct de la créature humaine constituée, il n’est pas non plus une invention de notre subjectivité ; mais il ne faut pas non plus le ramener au pur « être-hors-de-soi » du « Dasein ». Il fait partie de la condition humaine[…] Il ne se distingue donc pas de la reconnaissance de l’existence d’autrui. Le surgissement de l’autre en face de moi comme regard fait surgir le langage comme condition de mon être.”324 En ce sens, d’après Thévenaz, Sartre dira que le langage est « Corps verbal » : “« Le parleur est en situation dans le langage, investi par les mots…, il les manœuvre de dedans, il les sent comme son corps »[Sartre, Situations II, op. cit., p.65].”(HRH, p. 50) Il soutient ainsi la relation intime entre l’homme et le langage au point que ce premier se situe dans la situation du langage. Thévenaz, lui aussi, soutient le lien inséparable entre l’homme et le langage : “Lorsque je dis « table », le mot renvoie à la table réelle et fait corps avec elle ou même s’efface pour ainsi dire comme signe. Les mots ne servent pas simplement à me faire entendre de mon interlocuteur. Ils constituent la réalité naturelle elle-même. Rouge, bleu, ce sont les couleurs elles-mêmes et non pas une convention par laquelle nous nous accorderions à appeler rouge ce que déjà nous percevrions sans mot, avant le mot.”(HRH, p. 51) Thévenaz montre ici que dans la mesure précisément où le mot dans la langue maternelle fait corps avec la chose, la langue maternelle est seule la langue naturelle de l’homme. Les mots ne sont pour lui considérés ni seulement comme l’instrument communicationnel ni seulement comme la convention sur laquelle Austin porte la théorie des actes du langage. 323 324 . Sartre, L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, p. 413, Gallimard, Paris,1943. . Ibid. 264 D’abord, selon Thévenaz, la langue maternelle n’a rien à voir avec la langue instrumentale dans la mesure où celle-là nous colle aux choses et à nous-mêmes : “En elle le monde naît à notre conscience. […] Notre langage est notre conscience, notre conscience du monde ou notre monde conscient ; il peut l’être parce qu’il n’est pas instrument, parce qu’il n’est pas simplement monde de signes. Tout langage instrumental n’est conscient que parce qu’il prend appui sur une langue maternelle ou s’enracine en elle. Sans la langue maternelle, point d’espéranto possible.”(HRH, p.52) Nous pouvons donc dire que c’est seule la langue maternelle qui embrasse sans limite tout le monde de notre expérience. En ce sens, il est incontestable de parler ce primat de langue maternelle sur la langue instrumentale. Elle n’est pas au même niveau d’autres langues, mais leur source. Autrement dit, elle est le lieu même où la conscience naît. Et puis, nous ne pouvons nous servir des mots par convention que s’il y a préalablement un signe indifférent et interchangeable pour une chose : tous les mots ont à être nommés d’abord une fois dans la langue maternelle puisque les mots de la langue maternelle ne sont ni mobiles ni interchangeables. Cela revient à dire que la langue maternelle se serve de mots parfaitement transparents du moins dans le cas des objets familiers. En ce sens, Thévenaz a une bonne raison de dire que “la langue maternelle est et restera le style originel, foncier, unique de notre conscience”(HRH, p. 53.). Dès lors, il écrira : “le corps verbal de la langue maternelle, c’est donc bien tout simplement le monde. Et tout ce que les autres langages ou les langues étrangères viendront ensuite nous apporter, ce ne sera pas l’ouverture d’autres mondes, mais l’enrichissement de ce monde qui ne peut être qu’unique.”(HRH, p. 53.) Comme la conscience est une seule et même, la langue maternelle est également unique dans notre conscience. Nous ne pouvons donc pas conquérir les autres consciences dans les autres langages. Nous ne pouvons voir s’incarner les autres langues que sous une forme de notre langue maternelle unique ou de notre conscience maternelle unique. Cela amènera Thévenaz à affirmer l’unité de la culture puisqu’elle n’est autre chose que notre conscience du monde. En un mot, de même que nous n’avons qu’une conscience, nous n’avons qu’une culture. Dès lors, nous pourrons dire que “la culture étant conscience (de moi, de mon rapport au monde ou au savoir, etc.) et cette conscience passant nécessairement par la langue maternelle, il n’y a pas de culture qui ne soit langue maternelle”325. Toute culture est en un mot le tout de la conscience 325 . Y. Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, op. cit., p. 191. 265 et alors de la langue maternelle. Dès lors, de même que ma relation vis-à-vis de moi-même, de même ma relation au monde se transforme par l’ambiguïté du langage : ma conscience du monde qui est naïve et immédiate jusqu’ici sera remplacée par une conscience médiate. A proprement parler, nous revenons, par une conscience de soi, vers le monde. En somme, dans la mesure où l’homme prend quelque distance par rapport à son corps, c’est-à-dire où il entre en relation avec lui-même, il se caractérise d’une façon différente avec l’animal qui est tellement même à son corps. A la différence de l’animal qui n’avait qu’une Umwelt, l’homme aurait une Welt. Car il est sans doute en autre relation à son corps, c’est-à-dire, il prend la distance à soi-même qui est la conscience de soi. Si la relation de l’homme à son corps est ainsi différente de celle de l’animal à son corps, dans quel point sont-elles différentes ? A cette question, Thévenaz répondra : “Précisément à cause du langage. C’est le langage (et ses équivoques) qui lui a permis de se détacher un peu de son corps.”(HRH, p. 59.) Autrement dit, rendre possible la prise de distance entre l’homme et son corps, c’est le langage. Prise par le langage, cette distance est la condition de la prise de conscience de soi et du monde. Car nous ne pouvons prendre conscience de soi et du monde que lorsqu’il y a une distance entre nous et les choses ou les mots. En un mot, le langage n’est autre chose que la distance prise par rapport aux choses et aux mots. C’est cette distance qui entraîne pour ainsi dire la prise de conscience. C’est là que l’on passe de la prise de conscience à la conscience de soi. A partir de ces analyses sur le rapport entre le langage et la conscience, Thévenaz entend montrer que c’est grâce au langage que l’homme passe “du monde comme Umwelt au monde de la culture, c’est-à-dire à un tout nouveau commerce avec les choses, les mots, et naturellement aussi avec les hommes et avec luimême”(HRH, p. 61.). Notre penseur fait remarquer ici la nouveauté de cette relation, accompagnée par le passage et en même temps son rôle : “Ce nouveau rapport est désormais actif, personnel et volontaire : c’est par lui que l’homme prend peu à peu conscience de son moi et surtout de sa responsabilité vis-à-vis du monde et du sens du monde.”(HRH, p. 61.) En bref, c’est le langage qui nous amène du monde naturel au monde humain. Ce nouveau rapport qu’engendre ce passage nous fera atteindre à la nouvelle compréhension par rapport non seulement aux choses et aux mots, mais à nous-mêmes. 266 Dans la mesure où la langue maternelle nous permet de prendre conscience de nous-mêmes ainsi que du monde, Thévenaz insistera sur l’unité de la culture : “La langue maternelle reste donc l’unique lieu de la conscience ; elle était le lieu de la conscience maternelle…”(HRH, p. 64.) Si la langue maternelle est l’unique lieu de la conscience, il s’ensuit qu’il n’y a qu’une seule culture dans la langue maternelle. Car selon lui, “Si la culture s’identifie à la conscience que nous prenons du monde et de nous-mêmes, il n’y aura qu’une seule branche qui puisse être dite branche de culture : c’est la langue maternelle ; une seule qui soit formatrice, la langue maternelle. Toutes les autres branches enseignées seront, en regard d’elle, des manières de réinstituer les significations les plus diverses des langues, de l’histoire, des sciences naturelles, – mais de les réinstituer dans la langue maternelle et dans la conscience maternelle.”(HRH, p. 65.) En somme, une seule branche de culture est la langue maternelle et d’où dérive les autres branches326. C’est en ce sens précisément que notre penseur refuse la culture générale et prétend qu’il y a une seule culture. Ainsi donc, nous aurons à dire qu’il n’y a plus divers types de cultures : il n’y a ni culture classique ou culture moderne, ni culture scientifique ou culture technique, etc. Plutôt, selon Bridel, il faudrait dire “de divers types d’études, puisque toute culture est liée à la langue maternelle et qu’elle est d’abord rapport à, conscience de son savoir”327. Car ces divers types de cultures, “ce ne seraient que des mots et des mots vides, des connaissances mortes ou verbales, si l’on s’imaginait que l’accent culturel serait mis en ce cas sur les sciences, les langues modernes ou la technique. […] Il n’y a qu’une culture parce qu’il n’y a qu’une langue maternelle et parce que la conscience est une.”(HRH, p. 66.) Autrement dit, l’unité de la culture est assurée de celle d’une langue maternelle et de celle de la conscience. A vrai dire, dans la mesure où notre langue maternelle nous a choisi la premier, nous ne pouvons pas la choisir entre diverses cultures.328 De ce côté-là, nous pourrons soutenir la position de l’unité de la culture par opposition à celle du pluralisme culturel. Le pluralisme de la culture, qui effondre 326 . Pour ainsi dire, c’est seulement par la langue maternelle que les mathématiques, le latin, l’histoire sont des branches de culture et non pas par elles-mêmes : “parce qu’elles permettent, nous dit Thévenaz, d’exprimer des significations nouvelles dans la langue maternelle et d’enrichir la conscience de sa propre langue ou la conscience de soi dans sa propre langue, ce qui revient au même.”(HRH, p. 66.) Il continue à écrire : “Ces branches ne seraient que lettres mortes et stériles pour la conscience, si l’on pouvait imaginer qu’elles seraient des langages pour eux-mêmes qui ne viendraient pas s’enraciner dans la conscience d’une langue maternelle.”(HRH, p. 66.) 327 . Y. Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, op. cit., p. 192. 328 . Par exemple, comme le latin et le grec ont choisi les occidentaux, ils ne peuvent pas avoir le choix entre diverses cultures. 267 toute distinction entre la civilisation et la barbarie et qui neutralise la vérité et la valeur, aggrave la crise de la culture contemporaine et ébranle le sol foncier de l’être humaine. Cette idée ne peut pas toucher la crise et ne donnera lieu qu’à un combat incessant entre diverses cultures dans cette crise. Là est la question. C’est pourquoi nous nous proposons avec Thévenaz de l’unité de la culture qui nous permet d’avoir accès à cette crise. Car cette prétention de l’unité permet de surmonter le relativisme culturel ou le pluralisme culturel que Lyotard prétend. 3. LANGAGE ET HOMME A partir de cette solidarité intime entre langage et conscience, nous avons vu que c’est par le langage que l’homme devient homme et prend conscience de soi. Car c’est dans et par le langage seulement que la créativité de la donation du sens et l’interrogation et la critique de la raison s’exécutent. Dans ce contexte, J. Poulain dira : “Le langage est un a priori de la connaissance et de l’action : il les conditionne ainsi transcendantalement, mais il n’est pas encore ce qui déjà aussi limite les activités des individus les uns à l’égard des autres : la façon dont les individus se comprennent les uns les autres, dont ils s’identifient aux représentations verbales qu’ils ont les uns des autres, détermine seule le champ de liberté d’action qu’ils peuvent se reconnaître les uns aux autres.”329 Même si le langage précède ainsi la connaissance et l’action, étant une conscience humaine, il ne peut pas dépasser l’homme qui en est le porteur. Car le langage n’est ni divin, ni attaché à l’Etre, mais humain seulement en tant que tel. Si nous reconnaissons que ce langage n’est pas issu de l’au-delà de l’homme, mais de l’homme lui-même, il serait nécessaire de reprendre le rapport du langage avec l’homme. A la différence de Lyotard qui détache l’homme du sens, pour Thévenaz, c’est l’homme qui fixe le sens variable. Contrairement à ce que Lyotard prétend, pour Thévenaz, la reprise du langage va donc commencer par passer de l’ontologie en l’anthropologie : “Le sens du monde, c’est à nous de le fixer, de l’instituer, de le réinstituer consciemment. Il nous est donné parce que nous vivons dans un corps 329 . J. Poulain, De l’homme. Eléments d’anthropobiologie philosophique du langage, p. 17, Les Editions du Cerf, Paris, 2001. 268 verbal et parce que nous vivons dans un monde, dans une nature et dans une histoire. Il y a du sens partout, mais il est comme endormi ou implicite.”(HRH, p. 61.) Dans la mesure où c’est à nous de réinstituer le sens du langage, le langage, qui n’a rien à voir avec nous, n’est en somme que lettre morte ou simple instrument. Pour remodeler la nature du texte donné, c’est nous qui devons recréer ou ressaisir les sens. Notre penseur affirmera alors : “Je reçois ce sens mais il n’est sens conscient que si je le recrée. Il m’est donné, mais tout ce donné ne devient langage et conscience que si volontairement je redonne et assume ce sens. Sinon il reste mot vide, formule inintelligible, lettre morte, un son et non pas un sens, un assemblage de lettres et non pas une signification.”(HRH, p. 62.) Il y a là notre responsabilité vis-à-vis du monde et du sens du monde. Dans la mesure où le langage n’est ainsi qu’humain, nous pouvons dire que la culture qu’est langage conscient est humanisme. Pour que les mots redeviennent un langage et éveillent la conscience de soi, il faut des êtres actifs, ceux qui revivent la culture. Dans la mesure où la culture dépend entièrement du langage et où elle est en tout temps réinstitution du sens, elle est maintenant conscience de soi, non pas le savoir. Maintenant, pour un être conscient, le sens n’est pas entièrement fixé dans les mots, ni dans les choses. A la différence des mots et des choses qui sont là, leur sens reste variable. La signification décolle du signe ainsi que des mots. Autrement dit, le signe ne porte pas en lui-même la signification. Les choses ne parlent pas par elles-mêmes, pas plus que le signe ne peut créer l’idée par seulement lui-même. Cependant, au contraire, pour Heidegger, il apparaît que celui qui parle n’est pas l’homme, mais l’être. Dans la mesure où l’homme ne peut plus faire apparaître l’Etre par aucune méthode, le monde de l’Etre dépasse pour lui le domaine de l’homme. A partir de là, la préoccupation heideggerienne sur le souci de l’être se déplace vers celle sur le langage. Car, d’après Thévenaz, le langage selon Heidegger est “centre nouveau de la relation Etre-homme puisque l’Etre s’ouvre, s’extériorise, s’exprime. Mais précisément, celui qui parle, ce n’est plus l’homme, c’est l’Etre : il lance une voix dans le désert pour se susciter l’écho qui lui renverra sa Parole solitaire. C’est l’Etre qui se crée l’oreille destinée à entendre et les mots porteurs de sa révélation.”(HM, p. 69.) Comme Husserl prétend dans sa dernière période la primauté du monde vécu vis-à-vis de la conscience, Heidegger, lui aussi, affirme la 269 primauté inconditionnelle de l’Etre. L’ontologie de Heidegger dépasse ainsi un domaine d’une anthropologie. Ce renversement du rapport entre l’Etre et l’homme le conduira immanquablement à abandonner la méthode phénoménologique. Car le dévoilement de l’Etre n’est maintenant issu ni de l’analyse de l’étant ni de l’intentionnalité de la conscience. C’est pourquoi il quitte du langage existentiel et anthropologique qu’il prend pour avoir accès à l’Etre dans son L’Etre et le Temps. Autrement dit, pour Thévenaz, il part d’en haut : “c’est l’Etre, conçu comme une sorte de puissance obscure et cachée, qui consent à se manifester, qui se trace lui-même le lieu de son ouverture, qui condescend à se donner ainsi à l’homme, comme une sorte de grâce, à sortir de soi, à s’ex-primer, à se faire sens.”(HM, p. 68.) Il s’agit alors de l’Etre-sens. Cette découverte de l’importance du langage l’invitera à faire la phénoménologie des mots. Alors, à la différence de Husserl qui cherchait les significations dans le cadre de l’intentionnalité de la conscience comme essence, Heidegger réduit, par la méthode phénoménologique, le sens quotidien des mots afin de dévoiler les significations implicites ou cachées, et de reprendre le langage humain à sa source significative. Cette réduction phénoménologique permet ainsi à Heidegger d’aboutir à la nouvelle compréhension du langage. Dans la mesure où la réduction se révèle les significations ensevelies dans des mots, selon Thévenaz, Heidegger a l’air de dire que “les significations qui se dévoilent elles-mêmes comme des réalités objectives sont des mots rechargés d’une plénitude de sens perdue, c’est dire que le langage n’est plus l’instrument dont l’homme se sert pour s’exprimer, mais la révélation même de l’Etre”(HM, p. 70.). Cela revient à dire qu’avant même que l’homme parle ou pense, l’Etre parle à l’homme et rend possible le langage, la logique et la pensée. Le langage selon Heidegger est donc le langage ontologique qui ne porte donc plus des significations humaines. Pour Thévenaz, ce langage est “une sorte de langage sacré ou de symbole mystérieux, une sorte de révélation de l’Etre dans le silence de toutes les paroles humaines. Le philosophe, au sens courant du terme, devra se taire, et c’est le poète et le « penseur » qui le relaieront.”(HM, p. 71.) Pour parler avec Brun, dans la perspective heideggérienne, c’est le poète qui “fait apparaître l’ouverture des choses, leur luminosité et leur caractère secret”330. Heidegger nous 330 .J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 351. 270 amène ainsi à une sorte de mystique spéculative. En dévoilant un monde de résonances mystiques, il remonte jusqu’au Néant fondateur de l’Etre lui-même. Après la guerre, en se détournant de l’existentialisme, Heidegger déclare que l’histoire de la philosophie occidentale est celle de l’oubli de l’Etre pour l’attention exclusive de l’étant : il cesse d’aller de l’étant à l’Etre et se met à s’approcher de l’Etre lui-même pour dévoiler l’Etre. Maintenant, pour Heidegger, l’homme n’est pas l’étant suprême, mais n’est qu’un existant parmi des autres ; il n’est pas l’Etre luimême. Il est donc indispensable de décentrer le Dasein, pour que l’Etre interpelle. A partir de ce décentrement de l’étant, selon Thévenaz, “… Heidegger, soucieux d’écarter tout langage instrumental, ne croit pouvoir l’éviter qu’en se référant à « la voix aphone de l’Etre ». « Dans le penser, l’Etre en vient à s’exprimer. Le langage est la demeure de l’Etre ». « Le langage est le langage de l’Etre comme les nuages sont les nuages du ciel »[Uber den « Humanismus », 1947, p. 53 et 119.].”(HRH, p. 70.) A cet égard, on peut dire que Heidegger est celui qui “rêve ainsi d’entendre des voix et d’être à sa façon celui qui transmet aux autres hommes les révélations d’un langage divin”(HRH, p. 70.). C’est-à-dire que c’est à partir de l’écoute même que sont exprimées et recréées les significations ensevelies dans le langage. Comme l’a dit Heidegger, pouvons-nous jamais écouter les voix divines ? Cette idée lui permet de dire que c’est finalement le texte ou une voix mystérieuse qui nous parle des choses extraordinaires. Mais, pour éviter l’instrumentalisation du langage, il fait fond sur l’ignorance naïve sur laquelle il remplace indûment l’homme par l’Etre. C’est nous-mêmes qui sommes celui qui parle et agit par un langage humain. C’est pourquoi Thévenaz refuse cette idée d’un arrière-fond transcendant du langage chez Heidegger puisqu’elle devrait être tombée dans le mysticisme du langage. Ce mysticisme heideggérien ne peut soutenir que dans la philosophie qui présuppose l’Absolu. Heidegger entre ici dans la théologie sans Dieu. Face à l’ambiguïté fondamentale de notre modernité, il prend le chemin de la discrétion religieuse. Mais, comme le croit Heidegger, le langage n’est pas divin mais plutôt humain dans la mesure où il est issu de l’homme. Le langage n’émane pas de choses ni de mots ni de signe, mais de l’homme : “Et s’il est bien vrai que la culture est conscience de soi, elle ne sera jamais qu’humanisme. Le langage est humanisme, déjà à lui tout seul, si nous le parlons consciemment en hommes : c’est pourquoi l’humanisme de la Renaissance a été restauration du langage et recréation des mots.”(HRH, p. 71.) Ainsi Thévenaz entend rendre tout 271 entier le langage à l’homme. En somme, le langage appartient à l’homme et son sens émane de l’homme. En ce sens, on pourra dire en termes de Nietzsche : le langage est humain trop humain. Dans la philosophie sans absolu, l’homme reste véritablement à hauteur d’homme et résiste à la tentation de se diviniser. Comme le remarque Schaerer, ce serait seule la philosophie sans absolu qui nous permet ainsi de trouver et de renverser les idoles : “Telle, par exemple, l’idole du langage. Certains penseurs font du langage un dieu dont nous serions les prêtres : « Les paroles sont portées par la transcendance » écrit Jaspers, et Heidegger surenchérit : « Le langage est la demeure de l’Etre ». La réalité est plus humble et plus terrestre : c’est nous qui parlons.”331 En somme, l’idole du langage remplit le cœur de Heidegger et de Jaspers. Alors, ils veulent devenir les prêtres du langage. Dans cette perspective, comme le fait remarquer J. Brun, nous ne pouvons manquer d’indiquer les dangers des études linguistiques à deux aspects : “Le danger des études linguistiques est de réduire l’intersubjectif au social et à l’historique, la perspective de réduction propre aux positivismes linguistiques ramène le langage à une « chose » n’ayant qu’une valeur d’échange. D’un autre côté, le danger des mysticismes linguistiques est de faire de la langue un hyperorganisme où viendraient s’alimenter les fanatismes de toute sorte et de demander à l’homme qui parle de ne tenir son discours que comme une phrase au sein d’une épopée dont il ne serait qu’un élément abstrait.”332 Si le premier Wittgenstein correspond au premier, Heidegger au dernier. Nous ne pouvons sortir de ces dangers – le fétichisme du langage et le mysticisme linguistique – que si notre conscience se libère à la fois, par le langage, du monde et des choses et que si elle libère à son tour le langage et les choses à partir de la prise de conscience de soi. 4. L’AMBIGUÏTE DU LANGAGE Au fur et à mesure de la relation intime entre la vérité et le langage, le discours de la vérité a pour Lyotard recours à la puissance la plus radicale du langage. A cet 331 . René Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, Leçon inaugurale donnée le 1er novembre 1948, p. 174, à l’Université de Lausanne. Une broch., 22 p., La Concorde, Lausanne, 1949. 332 . J. Brun, Les Conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, p. 242, Presses Universitaires de France, Paris, 1961. 272 égard, Gualandi explique bien la philosophie pragmatique de Lyotard en tant que sophiste : “Pour le sophiste, tout discours – même le plus savant, le discours de la science ou de la philosophie – est inséparable de cette puissance « fictionnante » intérieure au langage, de cette puissance mimétique, imitative, métaphorique, analogisante.” 333 Le discours de la vérité est donc pour Lyotard envahi par cette puissance fictionnante du langage. L’analyse lyotardienne de la philosophie pragmatique du langage consiste à accuser la réduction des discours des formes diverses à un seul, un discours de la vérité qui date de Platon. Car dans la perspective pragmatique contemporaine cette réduction est une triple réduction qui se fait dans les trois instances pragmatiques : le destinateur, le destinataire et la référence. Dans la mesure où le discours théorique qui a pour but d’atteindre la vérité reçoit son autorité d’une référence transcendantale qui est non seulement le modèle de l’Etre mais aussi du Devoir, Lyotard remarque sa religiosité. Pour lui, il n’est que le produit du langage ; alors il n’y a pas de référence qui n’ait recours au langage. C’est pourquoi Lyotard passe de la religiosité du discours théorique au paganisme pluraliste du sophiste. Cette perspective pragmatique le conduit à séparer l’Etre de la conscience et à faire valider l’autorité du premier comme chez Heidegger. En outre, en imposant au langage une puissance radicale, il en arrive à affirmer que le langage donne le sens. De ce point de vue, Lyotard réenchante le monde en dérivant du discours à la figure, de la parole à l’image. Malgré son intention d’entreprendre d’éviter l’illusion théorique, il a attribué l’absoluité au langage lui-même.334 Il y a là la question de la perspective pragmatique du langage ! Vu que ni le sujet ni l’Etre ne donnent le sens du langage, il ne lui reste que le langage. Donc, si le langage lui-même ne donne pas le sens, il ne pourrait pas parler du sens. C’est pourquoi il impose au langage une puissance fabuleuse et radicale. Mais, en citant la phrase de Humboldt qui montre bien le lien entre le langage et l’homme : “« Der Mensch ist nur Mensch durch sprache »”(HRH, p. 69.) et en mettant l’accent sur Mensch, Thévenaz fera remarquer l’humanité du langage : 333 . A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 27. . Cf. J. Poulain, dans son article intitulé “L’expérimentation pragmatique de la raison”, précise la condition de la possibilité du langage : “Si le langage fonctionne comme « esprit absolu » hégélien, c’est dans une finitude aussi absolue que l’est cet esprit. C’est la finitude de ce jugement que l’expérimentation de la raison se doit de respecter en renonçant à se l’approprier une fois pour toutes dans un corps de règles juridiques, morales, politiques ou communicationnelles.”(J. Poulain, “L’expérimentation pragmatique de la raison”, in Penser, au présent, p. 270, Editions L’Harmattan, Paris, 1998.) 334 273 “l’homme devient homme par le langage. Le langage est humain ; la conscience de soi est conscience à hauteur d’homme ; la culture rendue possible par l’équivoque du langage est humanisme. Le langage ne nous hisse pas au-dessus de l’humain, ne nous révèle pas le transcendant et le surhumain.”(HRH, p. 69.) Le langage est en un mot la façon de l’être humain. Le rapport entre les mots et les choses dépend d’une institution ou convention sociale pour la langue conventionnelle, alors qu’il est naturellement accord pour la langue maternelle. Il semble que le langage possède une sorte d’indépendance relative par rapport à la chose au point que le premier conquiert la dernière. Cette ambiguïté du langage entraîne Thévenaz à séparer le monde du sujet : “Les mots ne sont plus simplement rivés aux choses et ne s’effacent pas tout simplement devant elles. Le langage n’est plus seulement la transparence ou le dévoilement des choses à notre conscience.”(HRH, pp. 55-56.) Nous expérimentons ici les désaccords entre les choses variables perpétuellement et les mots invariables, attachés dans leur signification immobile. Dans la mesure où il est opaque, il est indubitable que le langage, écarté des choses, n’est plus d’emblée réduit à la chose réelle. En ce que l’équivoque de ce langage rend possible la culture, Thévenaz dira : “L’équivoque du langage est la condition de la conscience de soi et de la culture.”(HRH, p. 64.) Il est évident que cette ambiguïté du langage n’est pas exclue dans le processus de la recréation de la culture, mais plutôt y pénètre tout entière. Dans cette idée, Thévenaz fait justement remarquer l’ambiguïté radicale du langage : “il y a du jeu entre les choses et les mots, entre les mots et la conscience, et du même coup entre la conscience et les choses, grâce au langage. Le langage se révèle alors dans son ambiguïté première et essentielle. Cette ambiguïté n’est pas surajoutée par la faute des hommes ou par la confusion de leur esprit. Non, déjà comme langage naturel, il est ambigu. Le mot se révèle équivoque : il dit et ne dit pas, il montre et il cache, [...].”(HRH, pp. 56-57.) Cette ambiguïté du langage décolle des significations des mots : “Les significations sont comme des pigeons voyageurs ou de gracieuses colombes qui vont et reviennent, jouent à cache-cache et vous glissent entre les doigts. Nous avions cru que le langage avait la solidité et la consistance des choses, mais non ! il est aérien et subtil.”(HRH, p. 57.) Il prétend ici l’ambiguïté du langage lui-même : elle n’est pas ajoutée par l’homme ou par la faute de son usage, mais pour ainsi dire innée. La signification du langage n’est donc pas fixé, mais fluide, 274 indéterminée. N’est-ce pas que ce décollement du langage des choses nous entraîne à la confusion du langage ou au non-sens ? Il est alors indéniable qu’exprimer par le langage, ce serait entrer dans l’équivoque. Toutefois, à partir de là, il n’ensuit pas que nous devons nous défier du langage. Le langage chez Bergson, loin d’être un révélateur, est plutôt un écran qui nous marque la réalité. En parlant d’inexprimable, Bergson met bien en évidence tout le caractère ambigu du langage. Comme le dit J. Brun, dans la perspective bergsonienne, “d’une part, en effet, le langage est ce par quoi nous nous efforçons de communiquer avec autrui, mais d’autre part, il est ce qui empêche toute communion parfaite, car, en utilisant des mots, il conceptualise l’intuition et, par conséquent, la trahit.” 335 Pour analyser d’inexprimable, il est pour lui indispensable de le conceptualiser et cette conceptualisation le dénature. Car, en l’occurrence, l’analyse fait de son contraire ce qui n’appartient pas à l’intuition. Voilà pourquoi Thévenaz reproche à Berkeley ou Bergson d’être défiant trop vite du langage : “Berkeley accusait le langage d’être abstrait alors que le réel qu’il est censé atteindre est concret et sensible. Bergson l’accusait d’être statique alors que le réel est durée, mouvance, changement, création perpétuelle de nouveauté inexprimable. Non ! Le langage est simplement ambigu par nature : à la fois moyen de communication entre hommes, moyen d’accès aux choses (le seul moyen), mais aussi écran, voile ou obstacle.”(HRH, p. 57.) Nous voyons ici la faculté paradoxale du langage qui est à la fois le moyen de la communication et celui de la rupture. Cette ambiguïté du langage chez Thévenaz est naturelle et alors pénètre dans de telles structures permanentes et invariables. Cette ambiguïté du langage nous invite alors à décoller le lien entre le langage et la chose et celui entre la conscience et la chose qu’ils semblaient former un tout organique fortement lié jusqu’ici. A partir du langage délié, selon Thévenaz, nous verrons un certain intervalle entre les choses et les mots, et aussi entre la conscience et les choses : “La conscience elle-même décolle un peu, prend du jeu, prend ses distances par rapport au monde. Et cela grâce au langage lui-même. Un langage naturel du type langue maternelle faisait de la conscience une conscience adhérente au monde. Un langage équivoque permettra à la conscience de se dégager des choses. Le langage ne cesse pas pour autant d’être le lieu de ma conscience, d’être son corps verbal, mais la relation à ce corps et par lui au monde se transforme considérablement.”(HRH, p. 58.) Ainsi, causé de 335 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 315. 275 l’équivoque du langage, le désaccord entre la conscience et le monde nous conduira à reprendre la relation de la raison avec le sens qui allait de soi jusqu’ici. Le jeu de l’équivoque permet ainsi de dévoiler la distance de la raison avec le sens. Si tel est le cas, n’est-ce pas dire que le sens n’est-il pas issue de la raison philosophique ? Il semble, à première vue, qu’il y ait un sens dans la raison et dans les choses. Mais, au contraire, Thévenaz écrit : “Le sens n’est pas inscrit dans les choses, ou dans la nature de la raison, il est à inscrire. La raison n’est pas donnée : elle a à se donner pour telle.”(CRP, p. 50.) Voilà la différence essentielle entre l’accord et le désaccord du sens avec la raison et avec les choses : c’est la raison qui donne à elle son sens ainsi qu’aux choses leur sens de par sa liberté. En mettant ici entre parenthèses par la méthode phénoménologique le sens, Thévenaz éclaire l’origine du sens. Comme le dit André de Muralt, dans la perspective thévenazienne, “L’accusation de folie est une suspension phénoménologique, mais plus radicale que toute suspension phénoménologique, puisqu’elle suspend le sens même de la raison et des choses[CRP, 59], et révèle la raison à elle-même comme conscience constitutive de soi. La raison est donc libre dans la mesure où elle se donne librement son sens, c’est-à-dire son essence.” 336 Par rapport à la problématique de la constitution de sens, Thévenaz refuse ainsi l’essentialisme métaphysique et plutôt adopte un existentialisme de la liberté. Le sens est en un mot constitué par la liberté de la raison. En ce sens, la mise entre parenthèses du sens de la raison et des choses n’est pas seulement pour Thévenaz « une perte », mais se révèle comme « une liberté conquise », comme « une libération ». En somme, par cette mise entre parenthèses, la raison se sent affranchie en prenant ses distances vis-à-vis du sens. Par la mise entre parenthèses du sens de la raison et des choses, nous reconnaissons maintenant que le sens n’est pas donné d’emblée, mais est ce que doit être donné par la raison. Dans ce cas-là, la raison n’a un sens pour elle que si elle n’accueille pas la possibilité de sa folie. Mais, pour Thévenaz, “la rationalité ne va pas de soi et la folie n’est pas exclue.” Donc, “le sens de la raison se lira en filigrane à travers l’imputation de folie.”(CRP, p. 62.) Si la raison est ainsi en face de la possibilité de sa folie, elle ne peut que soit l’accepter dans sa révolte soit la rejeter par sa liberté. Pénétrée par sa folie tout entière du côté de sa liberté et de sa révolte, pour Thévenaz, la raison voit dans la suspension l’identification entre le sens de sa folie et la folie de son sens : “le 336 . A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 45. 276 sens de la rationalité vers lequel la révolte de la raison est tendue tout entière ne peut se gagner que dans l’acte libre d’une raison, par delà le sens de sa folie ou la folie de son sens.”(CRP, pp. 62-63.) En ce sens précisément, le sens de la raison n’est issue que de son activité libre. Dans cette perspective, Thévenaz est, dit André de Muralt, “nominaliste, c’est-à-dire identifie, avec toute la philosophie moderne, la substance à l’opération, la puissance à l’acte”337. De ce point de vue, l’ambiguïté du langage nous amène à décoller le lien entre le langage et la chose, celui entre la conscience et la chose et celui entre la raison et le sens. Par la suspension, il se dévoile peu à peu que le sens n’est inscrit ni dans la raison ni dans les choses, mais plutôt est à inscrire. Cette inscription se fait par l’activité libre de la raison. Dès lors, la raison est affranchie du sens par la prise de conscience de sa folie possible et l’acte libre de la raison libère à son tour le sens. Même si le langage n’est plus tout simplement naturel en raison de la signification non univoque des mots, en dépit du décollement du sens, il est sens dans la mesure précisément où il repose toujours encore sur la langue maternelle naturelle. 5. LANGAGE ET COMMUNICATION Si nous reconnaissons ainsi l’ambiguïté du langage qui est à la fois « le moyen de la communication et occasion de rupture », comment est possible la communication ? Dans ce contexte, en nous rappelant que de même que des philosophes classiques tombaient dans la divinisation la raison, de même nous retomberions dans celle du langage, pour éviter cet écueil et pour désabsolutiser le langage, il faut, pour Widmer, “confesser la souveraineté de la Parole divine, c’est-àdire reconnaître que nous ne pouvons en faire notre chose et notre bien”338. Dès lors, il nous montre que la philosophie protestante se heurte à la question inévitable : “si le langage du dialogue, la raison du philosophe sont strictement humains, toujours approximatifs et susceptibles d’être corrigés, redressés, n’impliquent-ils pas des structures permanentes, des constantes invariables, qui, pour n’être pas d’origine divine, n’en sont pas moins transubjectives et transhistoriques ? Sinon, comment le 337 . Ibid., p. 58. Il note ici que Thévenaz réduit la substance à l’opération et la puissance à l’acte : “pour Thévenaz, l’essence de la raison est son intentionnalité. Or, comme l’intentionnalité est le propre du connaître humain, cela revient bien à dire que l’acte même de connaître est la « substance » de la raison.”(Ibid., p. 59.) 338 . G. Widmer, “Pierre Thévenaz, croyant philosophe”, op. cit., p. 247. 277 dialogue serait-il encore possible et le travail de la raison valable ?” 339 Il entend montrer ici que la condition humaine devrait supposer de telles structures pour que le travail de la raison soit valable. De la même manière, l’histoire, l’engagement de l’homme dans le monde actuel et l’attitude de l’homme devant Dieu devraient impliquer aussi de telles structures. Selon Thévenaz, l’ambiguïté du langage pénètre dans de telles structures. Il s’agit donc de savoir comment le dialogue est encore possible malgré l’ambiguïté du langage. Dans la mesure où la philosophie protestante dégage les structures constitutives de l’existence, de la raison et de l’histoire, il vaudrait la peine de voir le problème du langage dans la perspective chrétienne. Mais, il n’en reste pas moins que nous ne devons pas chercher une garantie de la parole humaine dans la Parole divine. Si nous reconnaissons que c’est seule la désabsolutisation du langage qui peut nous délivrer de la chaîne équivoque du langage humain, il faudrait aussi reconnaître la souveraineté absolue de la Parole divine qui ne peut pas être abordée par le langage humain. Car sinon il n’y a pas d’autre issue. Nous sommes donc condamnés à reconnaître que, par l’imputation de folie possible, de même que la raison est tout entière humaine, de même le langage l’est. C’est pourquoi nous nous approchons dans la perspective protestante du problème du langage. Alors, notre question est celle-ci : en quoi consiste la désabsolutisation du langage avec la philosophie protestante ? Il nous semble que l’incarnation nous fait connaître les deux points importants. D’abord, c’est par l’incarnation même que Le Verbe fait chair chrétien s’est adressé aux hommes. Mais, le sens divin du Verbe n’est pas directement adressé aux hommes. Car le langage de l’homme est humain et n’est pas le même avec celui de Dieu. Alors, selon Thévenaz, “Dieu n’est accessible à l’homme qu’à travers le langage humain qu’Il a voulu parler et à travers le témoignage écrit ou parlé des Ecritures rédigées par des hommes dans le langage des hommes.”(HRH, p. 71.) Nous pourrons d’ailleurs rencontrer avec Thévenaz dans l’Incarnation de Jésus-Christ la justification de l’image du langage-corps. A partir de là, il est permis de dire : “Toute conscience de soi serait conscience d’incarnation, prise de conscience de son corps, corps verbal et culturel autant que physique. Et la conscience de soi du croyant serait conscience de sa situation de créature ou témoignage rendu à l’Incarnation, puisque Dieu n’a pas élevé l’homme au divin pour lui parler un langage transcendant, mais 339 . Ibid. 278 s’est abaissé et incarné pour lui parler son langage humain.”(HRH, p. 71.) Il y a là l’importance de langage humain qui consiste à son corps physique, verbal et culturel. Dans la perspective chrétienne, le langage est ainsi compris comme le langage humain et langage-corps. Dans le cheminement de sa réflexion, Thévenaz prend constamment et intimement une méthode du dialogue avec nous et avec autres philosophes. Son œuvre nous touche l’intime intériorité et nous fait partager la philosophie de la condition de l’homme. Sa philosophie du dialogue nous ouvre le lieu à entendre une parole humaine qui vient de l’homme et qui retourne à l’homme. La Sainte Bible nous montre que la création du langage appartient à l’homme. Nous pouvons trouver la preuve cruciale par rapport à l’origine du langage dans la Genèse. En somme, après avoir formé de la terre tous les animaux et tous les oiseaux, “… Il (Dieu) les fit venir vers l’homme pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant porte le nom que l’homme lui aurait donné. L’homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs...” 340 Dans la mesure précisément où « tous les noms que l’homme leur donne, ce sont leurs noms », Thévenaz dira : “N’est-ce pas dire que le langage n’a pas été révélé à l’homme, mais qu’il est création humaine ? ”(HRH, p. 71.) Ainsi, de même que la révolution copernicienne désabsolutise l’objet, l’être, de même la philosophie protestante désabsolutise à son tour le langage. Dans la mesure où la relation sujet-objet et le problème du langage sont très intimement liés, il y a pour Schaeffer trois points de vue possibles de la relation du langage avec la communication : “on peut penser que nous joignons à chaque mot utilisé, à chaque phrase prononcée, notre bagage culturel et qu’il influence tellement nos expressions que la communication est impossible. Il y a aussi le point de vue opposé : dès que nous employons un terme quelconque dans un système de symboles linguistiques, il a pour tout le monde une signification commune, absolue et complète parce que nous utilisons tous les mêmes mots. Ce sont deux points de vue extrêmes, tous deux insuffisants. Ou nos expressions sont si marquées par notre expérience passée qu’une communication est impossible, ou chaque terme a automatiquement un sens complet, commun à celui qui parle et à celui qui écoute.”341 En fait, nous ne pouvons prendre ni l’un, ni l’autre parce que l’un nie les faits et l’autre dépasse notre capacité. D’où surgit le troisième point de vue de la 340 341 . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Genèse 2 , 19. . F. A. Schaeffer, Dieu - ni silencieux ni lointain, op. cit., pp. 84-85. 279 communication : “nous apportons notre propre bagage culturel à chaque mot, ce qui lui donne une nuance évidente, cependant, et c’est le troisième point de vue, grâce à la réalité extérieure et l’expérience humaine communes, nos concepts se chevauchent assez pour assurer une communication suffisante - si elle n’est pas exhaustive.”342 Il est indiscutable que nos mots se chevauchent même lorsqu’ils ne sont pas tout à fait justes. Et c’est de cette façon-là que le langage fonctionne pour tous dans la communication. En fait, nous ne pouvons pas connaître de façon exhaustive et parfaite le monde et l’Autre. Cependant, cela n’implique pas d’emblée que notre connaissance ne soit pas véritable. L’homme a la capacité de s’exprimer dans un langage articulé, de communiquer de manière intelligible par la parole et l’écriture. L’homme utilise ce langage dans la communication extérieure comme dans la réflexion intérieure. Cela implique tout au moins qu’il y a des chevauchements dans notre monde externe et dans notre expérience humaine commune. Il s’agit ici non seulement de la présupposition radicale de la possibilité de la communication entre moi et moi-même – la réflexion intérieure, mais aussi de celle qui s’établit entre le moi et l’autre – la communication extérieure. Or, il nous semble que l’unité de toutes les manifestations de la vie humaine a été brisée par la tendance au rationalisme autonome qui date du Moyen Age, en particulier de saint Thomas. Mais, si l’unité de l’expérience externe selon Lyotard est refusée, l’unité de la réflexion interne n’est-elle pas également niée ? Si celle-ci est niée, la pensée ne serait plus possible. Dès lors, dans la mesure où nous utilisons le langage dans la communication extérieure comme dans la réflexion intérieure, nous pourrons rétablir la relation du langage avec la pensée : le langage a toujours déjà précédé les conditions de possibilité de la connaissance au sens kantien du terme. Le langage se trouverait dans le fondement même de la pensée. Nous voyons ici la « priorité généalogique » du langage vis-à-vis de la pensée : faute du langage, la pensée ne peut pas être. La pensée ne peut commencer que dans et par le langage. Car le langage est un organe historique de la raison. La négation de l’unité du langage par la pensée ne peut donc plus être tenue. Nous ne pouvons donc nullement nier ni l’unité de la réflexion ni l’unité de l’expérience. A partir de là, notre problématique doit être transformée : comment pouvons-nous justifier l’unité de l’expérience extérieure? 342 . Ibid., p. 85. 280 Afin d’aborder cette question, il faut d’abord comprendre que ce soit la même chose à la fois pour le langage et pour la connaissance. Aussi longtemps que la chose est là et que je suis là en corrélation avec elle, je peux connaître véritablement, faute de connaître d’une façon exhaustive. Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance exhaustive de la chose pour la connaître véritablement. Cela n’a rien d’étonnant puisque personne ne peut connaître d’une manière absolue. Personne ne connaît à fond, pas même la plus petite chose. Comme dans le domaine linguistique, plus particulièrement dans le domaine épistémologique, un certain nombre de chevauchements nous permettent de communiquer les uns avec les autres. De ce fait, bien que les mots soient colorés par notre bagage culturel personnel, nous pouvons communiquer d’une manière pertinente sinon complète. Comme l’indique bien Lyotard, nous nous heurtons à l’incommensurabilité des phrases qui sont irréductibles et des genres de discours pour autant que nous dépendions du simple accès au concept. Il semble que la communication elle-même exige plus que le simple accès au concept. En faisant attention à la forme de la communication, nous trouvons que la double réflexion demeure déjà dans l’idée même de communication du fait que la subjectivité a sa pensée dans l’intériorité de son existence isolée et cependant en même temps veut se communiquer. Cette contradiction ne se manifeste pas dans une forme directe. Cela revient à dire que nous ne saurons communiquer directement. En ce sens, Kierkegaard affirme que la communication véritable est indirecte en distinguant la communication indirecte qui « communique, ou plutôt transmet, un savoir » de la communication directe qui est « communication d’un pouvoir-devoir ». Dans l’Introduction dans Les Miettes philosophiques(1844), comme J. Brun remarque bien ce point, dans la perspective kierkegaardienne, ce dernier type qu’est la communication éthique “n’a rien à voir avec un système portant sur des concepts objectifs et mettant le sujet entre parenthèses ; ni la science ni le hégélianisme n’accèdent à une communication indirecte pourtant capitale.”343 A la différence de la communication directe, la communication indirecte n’a pas un objet, en sorte qu’elle n’est communiquée que d’une façon existentielle. 344 C’est pourquoi Kierkegaard 343 . J. Brun, “Introduction” in Kierkegaard, Œuvres Complètes. T. VII, op. cit., p. XVI. . Il nous semble que le langage nous permet de parvenir à un transfert existentiel au-delà de la séparation ontique et irréductible. En ce sens, J. Brun dira : “Déploiement et appel de l’homme, telle est la vocation du langage et si λέγειν signifie primitivement rassembler et recueillir, c’est parce que ce déploiement et cet appel s’inscrivent dans une séparation qui les fait naître et sans cesse renaître.”(J. Brun, Les Conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, op. cit., p. 252.) En ce 344 281 n’ignore pas la valeur du paradoxe dans la communication : pour Kierkegaard, le conflit existentiel n’est pas assujetti au principe de la synthèse de la thèse et de l’antithèse de Hegel, mais plutôt il se soumet au paradoxe. Dans la mesure où il ne peut se transmettre comme un savoir à enseigner et à apprendre, comme la communication éthique, le message du christianisme appartient également à la communication indirecte. En outre, comme le montre la philosophie contemporaine, le problème de la communication exige le saut. Car, en raison de la défaillance de la raison universelle, comme le fait Lyotard, “l’homme moderne est donc condamné à trouver la réponse à ses questions en rompant, par un « saut », avec le monde rationnel et en refusant à sa raison toute possibilité de contrôle.”345 C’est pourquoi Kierkegaard met l’accent sur la nécessité du « saut » puisque la communication n’existe ni entre le rationnel et l’irrationnel, ni entre le logique et l’illogique. Ce saut pénètre dans tous les domaines de la pensée moderne : “la foi, exprimée en termes religieux ou non, est ainsi un « saut » irrationnel et indéfinissable.”346 Si nous assumons ainsi la possibilité de la communication par le paradoxe ou par le saut, de la même façon, nous sommes ici au moins obligés de reconnaître que la communication est indirecte. Pour pouvoir parler de la possibilité de la communication après la défaillance de la raison universelle qui la rend possible, nous devrons donc faire appel à la communication indirecte qui serait la méthode radicale même de communiquer les uns les autres. Nous pouvons constater le fait de la communication la plus radicale et la plus indirecte dans la mort de Jésus-Christ qui manifeste l’amour de Dieu envers l’homme et qui accomplit le commandement de l’amour. La communication directe ne peut pas avoir accès à ce mystère. En somme, elle ne saurait l’amour de Dieu que montre la mort de Jésus-Christ. Car le mystère de l’amour de Dieu dépasse la catégorie de la communication directe. Autrement dit, la communication indirecte dit ce que la communication directe ne peut pas dire. Cela revient à dire qu’il y a réduplication du contenu dans cette communication indirecte. sens, nous pouvons dire que la séparation ontologique n’est rien d’autre qu’une distance de transfert existentiel. 345 . F. A. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., p. 58. 346 . Ibid., p. 54. 282 CHAPITRE IV : LA CRISE MODERNE DE LA CULTURE 1. LA SCIENCE ET LA CULTURE La tragédie de l’histoire moderne nous a fait reprendre l’humanisme. La crise de l’humanisme, ainsi que celle de la science, a ébranlé complètement les valeurs de toutes les connaissances. Quant au courant de néo-libéralisme, l’homme contemporain poursuit la diversité culturelle, l’œcuménisme religieux ou la tolérance religieuse dans le contexte de la mondialisation. Nous vivons actuellement dans l’époque de la coexistence de la culture diverse, autrement dit le temps de la culture. Donc, face à cette crise, nous avons l’air d’être destinés à poursuivre le relativisme culturel en refusant l’unité de la culture. Mais, il nous semble que ni le dogmatisme culturel ni le relativisme culturel ne sont suffisants pour en surmonter la crise. Alors, il vaudrait la peine de savoir la source de la crise moderne de la culture. Depuis 1948, l’année où son article intitulée “Présence du passé” 347 a paru, Thévenaz continue à réfléchir aux problèmes posés par la culture : l’humanisme, la culture et l’enseignement. Quelle est la source de la crise contemporaine de la culture? Cette crise est pour lui issue du rapport entre des sciences et la culture. Pour Bridel, Thévenaz aborde alors le problème de cette crise moderne de la culture dans le cadre de la question des rapports du gymnase à l’université puisque les deux ont pour la tâche majeure d’articuler les exigences de la science et de la culture : “Comment articuler les sciences, qui tendent à l’autarcie à mesure qu’elles se spécialisent, et le souci d’unité de l’homme qui refuse de s’enfermer dans sa spécialité ? Ainsi la crise de la culture est-elle caractérisée par l’atomisation et par la brisure de la culture.”348 Cette brisure de l’unité de la culture et de celle du savoir par le développement des sciences nous invitera inévitablement à reconstituer l’unité pour récupérer la valeur et le sens du savoir. C’est pourquoi Thévenaz renverse la 347 . Cf. “Langage et conscience”(1954) et “La philosophie et l’unité de la culture”(1955). Les trois articles ont été publiés dans L’homme et sa raison, vol. 2, La Baconnière, Neuchâtel, pp. 23-96, 1956. 348 . Y. Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, op. cit., p. 189. 283 problématique culturelle des perspectives de la pensée du XIXe siècle qui prétendent l’impossibilité du système. En fait, la révolution philosophique du XXe siècle consiste à reconnaître l’impossibilité du système qui était un caractère majeur de la philosophie du XIXe siècle sur laquelle que règnent, par le développement des sciences, le positivisme et l’épistémologie. A cette époque-là, c’est sur le plan épistémologique que le problème de l’unité du savoir avec la culture se pose. Cependant, depuis l’avènement de la philosophie existentielle de Kierkegaard et de Nietzsche, avec le développement de la phénoménologie husserlienne, les problèmes de la connaissance se muent du plan du sujet connaissant au celui de la conscience ou du sujet existant, bref du plan de la connaissance à celui de l’être ou de l’existence. Dans la perspective de la philosophie existentielle, comme il n’est pas possible de former la multiplicité de l’homme comme un système, celui-ci est renié. Voilà pourquoi la philosophie du XXe siècle se caractérise comme l’impossibilité du système. Mais, pour Thévenaz, cette impossibilité du système ne nous entraîne ni au relativisme, ni au scepticisme ou agnosticisme, mais “au contraire, l’impossibilité actuelle du système est liée, notamment depuis Kierkegaard (car en fait cette révolution remonte à la décomposition du système hégélien), à un approfondissement et à une radicalisation de l’interrogation philosophique qui rend tout scepticisme impossible.”(HRH, p. 81.) Cette impossibilité du système nous permet en effet d’avoir accès plus profond au problème de la connaissance et du fondement qui était un problème majeur de la philosophie du XXe siècle. L’unité entre la science et la culture ne devrait pas être alors cherchée dans une coordination systématique, mais dans le rapport du savoir aux soubassements existentiels, ontologiques ou transcendantaux. “L’unité, dit Bridel, doit être cherchée dans l’homme et non dans son savoir. Le morcellement de ce dernier doit être assumé, car il est insurmontable au niveau de la connaissance. Notre culture est brisée par rapport à son sens et à sa fin [...].”349 Autrement dit, celui qui unifie la philosophie, ce n’est pas le système, mais l’homme. Thévenaz conçoit que l’unité puisse être trouvée dans les deux rapports. D’une part, “l’unité est cherchée dans le rapport du savoir à l’homme tout entier ou même plus exactement dans le rapport de la conscience humaine à son savoir.”(HRH, p. 82.) L’unité entre la science et la culture est pour ainsi dire trouvée dans la conscience de l’humanité par rapport à son 349 . Ibid., p. 190. 284 savoir. A ce point, il ne s’agit pour lui plus de la connaissance autarcique, mais de la connaissance de l’homme conscient. En un mot, il s’agit de “savoir avec, c’est-àdire de savoir avec conscience (de soi)”350 qui est la vraie culture. D’autre part, l’unité est trouvée dans le rapport du savoir à l’histoire ou de l’homme à l’histoire. La philosophie moderne qui pousse l’interrogation philosophique vers des fondements plus radicaux, en fonction de la découverte de l’histoire, est parvenu à renoncer au système ainsi qu’au point de vue de l’éternité. Dès lors, Thévenaz dira : “(elle) établissait un nouveau rapport de l’homme à son passé et à son avenir, mais surtout elle se rendait compte que le problème du fondement était inséparable de celui de la situation hic et nunc de l’homme.”(HRH, p. 83.) Etant donné que la philosophie contemporaine a ainsi chassé le sub specie aeternitatis qui était jusqu’alors la source du fondement, la situation historique est maintenant la source du problème du fondement. A cet égard, l’unité du savoir pourrait être retrouvée dans son rapport avec l’histoire, mais non pas dans son rapport avec l’éternité. A partir de cette découverte de l’historicité de l’homme et alors de la reconnaissance de l’indivisibilité entre le savoir et la situation de l’homme, la demeure de l’unité se déplace d’une synthèse systématique à l’irréductibilité de la différence et de la contingence : “Et l’on voit alors la philosophie s’attacher tout entière non pas à surmonter à tout prix les contradictions et les blessures de l’histoire par une synthèse systématique, mais au contraire à les assumer, c’est-à-dire à chercher le sens même de notre savoir et de notre existence d’homme, à travers ces brisures et au sein de ces ruptures, dans un climat plus dramatique où la valeur suprême n’est plus nécessairement et en premier lieu l’harmonie.”(HRH, p. 83.) En somme, la différence ou le dissentiment, et la contingence deviennent une condition humaine et historique de la connaissance, mais non plus quelque chose à surmonter. Pour Thévenaz, c’est “dans l’irréductibilité de la déchirure ou des différences, dans la contingence de l’hic et nunc” et non pas “dans l’unité ou dans une sorte d’harmonie immanente ou transcendante”(HRH, p. 83.) que l’on cherche donc le sens de la science et de la culture. En un mot, le sens de la science et de la culture reste en situation. La science et la culture en situation sont maintenant spécialisées. Cette spécialisation de la science est une condition humaine et historique du savoir pour en pénétrer le sens et la portée. 350 . Ibid. 285 Dans la mesure où la spécialisation de la science et de la culture en situation va de pair avec la découverte de l’historicité de la conscience, elle nous invitera à assumer la brisure de la culture. En fait, par l’éveil d’une conscience historique nouvelle, nous vivons sous le signe de la culture brisée, à savoir sous la brisure de son sens et de sa fin. Mais, pour Thévenaz, cela n’implique pas la défaillance de la culture : “Nous ne disons pas cela avec pessimisme ou par goût du catastrophisme. Loin de nous l’idée d’un « déclin de l’Occident » ou d’une décadence de la culture. En un sens cette brisure est le témoignage d’une culture plus affinée, d’une conscience plus aiguë.”(HRH, p. 84.) En fait, notre penseur reconnaît que depuis la fin du moyen âge il y a une crise de la culture qui est une crise de l’homme et celle du sens mais reconnaît aussi que cette crise entraîne l’expansion de la conscience de soi : “L’unité et le sens de la culture depuis le siècle des Lumières ou depuis Nietzsche ne vont décidément plus de soi. Le « Dieu est mort » du Gai savoir ouvre le drame du savoir. La « gaîté » du savoir ou l’ingénuité de la culture ne se retrouveront qu’au-delà de la « conscience malheureuse» de Hegel et au-delà de la bonne conscience de la selbstverständlichkeit.”(HRH, p. 85.) En ce sens, Thévenaz a une bonne raison de dire que la brisure de la culture n’entraîne pas sa défaillance, mais plutôt son raffinement, au point qu’elle n’est rien d’autre que la conscience de soi. 2. LA PHILOSOPHIE ET LA CULTURE Dans la mesure où la philosophie contemporaine est en relation avec l’histoire, avec la littérature ou le théâtre, avec la poésie et la mystique, avec la religion ellemême, nous pourrons dire un mariage de la philosophie avec la culture dans la mesure où la philosophie est essentiellement conscience de soi ainsi que la culture l’est : “Elle est, nous dit Thévenaz, un élément capital de toute culture précisément parce qu’elle représente une forme particulièrement aiguë de conscience, mais une forme seulement, parmi d’autres.”(HRH, p. 87.) Nous voyons ainsi dans la conscience de soi le lien intime entre la philosophie et la culture. Dès lors, il lui est permis de dire : “la tâche de la philosophie n’est plus de fournir une unité aux sciences démembrées en leur apportant un fondement commun ou un couronnement par le sommet. Elle est bien plutôt d’éclairer le rapport entre le savoir (aujourd’hui 286 nécessairement spécialisé) et la culture parce qu’elle est elle-même rapport de l’homme à son savoir, science avec conscience.”(HRH, p. 95.) La tâche de la philosophie d’aujourd’hui par rapport à la culture consistera donc à mettre en lumière le rapport entre la culture et son savoir, et non pas à chercher l’unité interdisciplinaire. En ce que la philosophie et la culture se rencontrent dans une conscience de soi, la problématique de la culture serait aussi semblable à celle de la philosophie. A cet égard, Bridel nous montrera plus précisément la ressemblance entre les deux : “Comme l’histoire de la philosophie ne doit pas être transmission ou histoire d’un savoir philosophique représenté par les divers systèmes, la culture ne peut pas être un savoir : elle est rapport à ce savoir, conscience de ce rapport et perpétuelle création de ce rapport et de valeurs comme l’histoire de la philosophie est prise de conscience, perpétuellement à reprendre, des grands problèmes de l’homme. De même qu’une telle vue de l’histoire de la philosophie sauve et restaure l’unité de la philosophie, de même l’unité de la culture est sauvegardée ou rétablie dans sa problématique thévenazienne.”351 L’unité de la culture est ainsi dans la perspective thévenazienne conservée comme celle de la philosophie. En un mot, sans conscience il n’y a pas de culture : “elle, nous rappelle Bridel, n’est pas une « vaguerie », elle n’est pas au-delà ou en-deçà du savoir, mais savoir assumé, con-science (science avec), comme l’histoire de la philosophie, telle qu’elle est conçue par Thévenaz, est problématique assumée, con-science des problèmes.”352 Bref, comme la philosophie, la culture est définie par la conscience des problématiques. Cette conception de la culture est-elle jamais encore valable aujourd’hui que s’affrontent des diverses culturels dans le contexte de la mondialisation ? La problématique de Thévenaz peutelle être adoptée légitimement au phénomène de la culture neuve et diverse ? Certes, il n’ignore pas ces nouvelles dimensions de la culture. Son approche philosophique nous amène aux éléments fondamentaux d’un problème en dépit de diverses origines soit politique soit scientifique. Dans la mesure où la société d’aujourd’hui ne reconnaît nullement une valeur universelle et fondamentale, en particulier en ce que Lyotard proclame la défaillance de grand récit, le savoir se détache de son utilisation et aussi de la culture. Ces oppositions irréductibles nous montreront une nouvelle relation entre la culture et le savoir. En somme, dans la 351 352 . Ibid., pp. 194-195. . Ibid., p. 195. 287 mesure où la culture n’est pas simplement un savoir, mais la conscience que nous prenons de nous-mêmes, du monde et du savoir, Thévenaz parvient à surmonter ces oppositions et à recréer une certaine unité de la culture. En ce sens, nous pouvons dire avec Bridel : “La problématique de Thévenaz trouve toute son actualité lorsqu’elle montre la nécessité où nous sommes de retrouver ce que nous avons appelé ailleurs l’esprit de culture[…], qui est le contraire de l’esprit de doctrine devenu la plaie de notre temps parce qu’il empêche de voir la réalité et en particulier notre condition d’homme[…], parce qu’il vise l’homme qui devrait être, plus que l’homme qui est, le futur, plus que le présent.”353 Nous pouvons trouver ici le mérite de la perspective thévenazienne de la culture : en prenant une distance avec le savoir, celle-ci est définie par la conscience de soi et de son savoir. Dans la mesure où la culture est ainsi la prise de conscience, il semble que les fondements de la position problématique de Thévenaz se trouvent valables par la remise en question des affirmations. Car la culture comme prise de conscience selon lui resterait sans doute l’authentique culture pour tous n’en accompagnant pas de dommage aux profondes mutations de notre société. Dans cette perspective, malgré la diversité immense des problématiques culturelles de notre temps, il semble que la culture puisse être effectivement reprise, dans la perspective de Thévenaz, par la prise de conscience de soi et de son savoir. C’est là que Bridel a l’air d’avoir une bonne raison de prétendre l’inévitabilité de la position de Thévenaz : “Il nous semble que les positions de Thévenaz devraient être reprises, mais dans un cadre plus large et qu’elles montreraient alors leur validité et leur fécondité actuelles, en particulier dans la mesure où elles sont indispensables pour nous sauver du dogmatisme inhumain et stérilisant qui nous menace de toutes parts.”354 Il y a là le mérite radical de la position problématique de Thévenaz qui refuse toutes sortes de dogmatisme et aussi de scepticisme ou d’agnosticisme. La problématique traditionnelle de l’unité de la culture se modifie pour lui d’une façon radicale : non pas dans l’esprit de doctrine, mais dans l’esprit de culture qui reconnaît la condition humaine, il veut rétablir l’unité de la problématique de la culture. Cette problématique ne vise donc pas l’unité réalisée par un seul, mais l’unité nécessaire pour un tout. Thévenaz se propose, d’une telle façon, d’aborder la crise générale de la culture occidentale et de poser la question sur la culture, sur l’humanisme, sur le passé, sur la langue 353 354 . Ibid., pp. 195-196. . Ibid., p. 197. 288 maternelle et sur la conscience de soi en particulier dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement. A ce point, il semble qu’il nous ouvre une voie pour surmonter la crise moderne et générale de la culture. 289 QUATRIEME PARTIE RADICALISATION DE LA RAISON PHILOSOPHIQUE “Si quel qu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou, afin de devenir sage.”1 1 . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, 1Cor., 3,18. 290 Le point de départ de la philosophie moderne est la question de la certitude de la connaissance. Les philosophes modernes, depuis Descartes, visent donc à délimiter la portée et la limite de la connaissance. La motivation philosophique de Descartes consiste à découvrir le point d’appui d’Archimède afin d’établir une connaissance solide. Pour obtenir une connaissance inébranlable, il faudrait présupposer l’absoluité du sujet connaissant. Il en va de même pour Kant, qui affirme aussi l’absoluité du sujet par le conditionnement de l’objet par le sujet dans la Critique de la raison pure. Hegel insiste aussi sur la raison divine, absolue, par opposition à la raison subjective, particulière. En ce moment-là la philosophie du sujet arrive à son sommet. Dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel assimile la connaissance que Dieu a de lui-même dans l’homme à la connaissance que l’homme a de soi en Dieu : “en cette révélation il se trouve que ce n’est pas la raison humaine et sa limite qui connaît Dieu, mais au contraire l’esprit de Dieu dans l’homme…c’est la conscience de soi de Dieu qui se connaît dans le savoir de l’homme.”2 Hegel affirme ainsi l’accord entre la nature humaine et la nature divine en soi par l’idée de la communion de l’esprit avec l’esprit. A proprement parler, pour lui, “la raison est le lieu de l’esprit où Dieu se manifeste à l’homme.”3 Husserl, lui, comme Hegel, prétend établir une Raison téléologique en mettant l’accent sur la raison universelle. La philosophie de la transcendance husserlienne se révèle être l’accomplissement ultime de cette téléologie de la raison. Pourtant, la raison est-elle en vérité l’aliquid inconcussum de la connaissance? Mais, nous sommes aujourd’hui dans une époque de la crise de l’idée philosophique par rapport à la subjectivité et au sujet. La radicalisation de la question philosophique nous conduit à prendre conscience du vide du sujet pur, du moi transcendantal. Habermas déclare que “le paradigme de la philosophie de la conscience de Fichte à Husserl est épuisé en pure perte” 4 . Il met ainsi fin à une philosophie du sujet qui persistait jusqu’à la philosophie transcendantale de Husserl. Dans son analyse sur la « théorie de l’agir communicationnel », il abandonne essentiellement une philosophie du sujet avec la métaphysique occidentale puisque le principe de la subjectivité n’est pas compatible avec l’intersubjectivité qui est constitutive de la rationalité communicationnelle. En mettant en question la 2 . Hegel, Leçons sur philosophie de la religion, IIIe partie : 2. Leçons sur les Preuves de l’Existence de Dieu, trad. par J. Giberlin, p. 33, Seconde Edition, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1970. 3 . Hegel, Leçons sur philosophie de la religion, Ière partie : Notion de la Religion, trad. par J. Giberlin, p. 49, Seconde Edition, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1971. 4 . J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité , op. cit., p. 394. 291 rationalité moderne qui repose sur l’identité du sujet avec lui-même et en rompant avec la raison instrumentale, pour sortir de cette crise moderne, Habermas introduit à sa manière la rationalité communicationnelle. Il semble indéniable que l’expérimentation philosophique de la modernité exige en tout cas la fin de la philosophie du sujet. De plus, aux yeux de Lyotard, nous sommes en présence de l’impuissance de la philosophie, à savoir du tombeau de l’intellectuel. Nous ne savons pas quelle est la meilleure philosophie. L’impuissance de la philosophie signifie qu’elle ne connaît pas de chemin plus sûr pour saisir toujours plus profondément le monde dans sa vérité et sa raison d’être. Une philosophie du désespoir est-elle donc seule possible désormais? Ou bien pouvons-nous espérer la philosophie renouvelée? Si tel est le cas, comment pouvons-nous nous en approcher ? Ces problématiques nous amèneront à reprendre le rapport entre l’homme et sa raison. La crise d’une philosophie du sujet semble être fondamentalement issue de l’absolutisation ou de la réabsolutisation de la raison en la dissociant de l’homme : d’un côté, la raison est divine, absolue, et appartient au ciel. D’un autre côté, l’homme est sur terre. De là suit inévitablement l’auto-aliénation de l’homme et la crise de la subjectivité et du sujet. A ce point, l’incertitude et la crise de la philosophie moderne ne sont nullement étonnantes, mais s’avèrent être l’aboutissement nécessaire de la pensée moderne par rapport au sujet, à savoir de l’absolutisation du sujet, voire de l’assurance d’une croyance infondable qui est radicalement issue de l’inconscience de soi, de l’ignorance de soi. Alors, pour frayer une voie nouvelle qui récupérera le sujet et la philosophie en situation de crise, il faut, nécessairement et préalablement, tenter de les désabsolutiser. Il faut dépouiller sa première enveloppe. Dans ce contexte, nous rencontrerons, d’abord, l’absolutisation de la raison en tant que cause de sa crise. Donc, pour éviter de tomber dans le piège de la réabsolutisation de la raison elle-même, au-delà de la désabsolutisation de l’objet, nous irons jusqu’à celle de la raison. En fin de compte, par la désabsolutisation de la raison, nous trouverons la raison à découvert, en condition et sur terre. A travers la purification de la raison égarée et dénaturée, nous en viendrons à saisir l’essence de la raison véritable et humaine, trop humaine. Lorsqu’elle a perdu ses assurances traditionnelles et alors ne peut plus reposer sur elle-même, la raison découvrira sa condition humaine, en luttant afin de prendre conscience d’elle-même et de ses 292 forces. En fonction de cette tentative de la radicalisation, on arrivera enfin à prendre la nouvelle conscience de soi. Ainsi donc, la philosophie est née au moment où la raison a commencé à se contester elle-même. Par la contestation radicale sur ellemême, la philosophie est appelée à naître de nouveau. A proprement parler, désabsolutisée par la contestation radicale, la raison découvrira qu’une philosophie à hauteur d’homme écarte les systèmes absolus par opposition à la philosophie divine. Dès lors, nous serions enfin en présence de l’exigence et du défi de la philosophie renouvelée. CHAPITRE I : RADICALISATION DE LA PHILOSOPHIE 1. POINT DE DEPART RADICAL A la différence de la théologie qui n’a pas besoin d’assurer la légitimité de son propre fondement, puisqu’elle repose sur la Parole de Dieu, la philosophie en exige la légitimité. Comme la théologie, la philosophie peut porter le droit sur les questions de la théologie : Dieu, l’origine, la nature et la fin de toutes choses. Comme la théologie, la science suppose son objet donné. Mais, comme le remarque André de Muralt, la philosophie qui ne le présuppose pas exige son point de départ : “la philosophie doit prendre son point de départ dans une expérience privilégiée qui lui ouvre immédiatement l’accès de l’être et fonde la portée objective de sa connaissance.” 5 Sans quoi, la philosophie serait destinée à nier toute philosophie. Voilà pourquoi la philosophie doit légitimer son propre point de départ par opposition à la théologie et à la science. Une philosophie, c’est ainsi chercher ce qui est premier ontologiquement, un principe ou ce qui est premier chronologiquement, un commencement. C’est le double sens du premier même qui ouvre d’emblée un double aspect. La philosophie 5 . A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 35. 293 sera donc considérée non seulement comme une science du principe qui est le point d’enracinement originaire de la philosophie, mais aussi comme une science du commencement qui est la question ouverte. La question philosophique du commencement constitue, dans les deux cas, le commencement de l’interrogation philosophique. C’est pourquoi le problème du départ devient donc une question radicale de la philosophie. Car cette problématique de la situation de départ, c’est précisément prendre conscience de la philosophie devenue question radicale pour elle-même. C’est là que la philosophie entreprend de découvrir le fondement même de son entreprise de réflexion plutôt que le premier principe de la réalité. Autrement dit, pour Thévenaz, la philosophie a pour tâche de chercher son point de départ, à savoir le fondement de la réflexion : “La question du point de départ radical ne peut être que la question de la philosophie elle-même ; elle ne peut être que réflexion radicale, c’est-à-dire réflexion sur le fondement de la réflexion.”(HRC, p. 149.) Bref, la problématique du point de départ radical n’est pas autre chose que la question sur le fondement de la réflexion. La question du commencement radicalise ainsi la question philosophique et le problème de l’homme. Certes, le problème du départ remonte aux Grecs qui s’imposent la valeur de la connaissance. Selon Thévenaz, ils (en particulier Parménide) identifient l’être à la connaissance : “le sujet resta relativement pris dans l’objet ; la connaissance demeura consubstantielle au monde : loin de juger l’être, elle était encore jugée par lui. Où se trouve alors la garantie du vrai ? Elle ne peut être que dans la valeur attribuée à l’être. Celui-ci recevra donc des attributs divins.” 6 Pour les Grecs, l’être est le critère du jugement, non pas la connaissance. Or, pour eux, c’est eux-mêmes qui attribuent la valeur à l’être qui possède le trait divin. Les Grecs ne connaissent pas alors la connaissance humaine. Pour eux, “la connaissance est un apanage divin, parce que l’être à connaître est luimême divin.”(VCP, p. 179.) La philosophie grecque était ainsi divine et s’opposait à la philosophie humaine. En d’autres termes, elle ne connaît pas la raison autonome. Voilà pourquoi la philosophie s’affaiblit. Mais, c’est par l’avènement du christianisme que la philosophie retrouvera sa vocation. En reposant sur Dieu vivant et réel, objet de la foi et non de la raison, le christianisme mettra fin à la philosophie divine des Grecs et déclarera le triomphe d’une philosophie nouvelle descendu du monde divin, la philosophie d’ici-bas. En 6 . R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 169. 294 sécularisant la pensée rationnelle, la connaissance, qui était cosmique ou divine pour les Grecs, devient maintenant instrumentale. Dans ce renouvellement, nous pourrons sans doute prévoir en germe la révolution cartésienne. C’est Descartes qui réussit pour la première fois à rester fidèle à la philosophie tout en rompant avec les Grecs au point qu’il aboutit à la connaissance intégrée à l’homme par l’hypothèse du malin génie. “L’hypothèse du malin génie dissocie, dit Thévenaz, brutalement l’être et la pensée et contraint la raison humaine à décoller d’elle-même, à se situer elle-même, à s’assurer elle-même de ses certitudes, en un mot à prendre conscience de son statut dans l’être.”(HRC, p. 221.) Il est maintenant clair qu’aucune évidence ne vient plus de l’objet, mais du sujet pensant. Descartes met ainsi fin à l’illusion de l’objet divin par l’intervention d’un malin génie qui détruit toutes les évidences. A ce point, Thévenaz estime que la pensée moderne se déclenche avec Descartes qui nous fait tourner de l’être à la pensée, de l’objet au sujet : “L’intelligence humaine réussissait, en restant à la hauteur d’ellemême, à hauteur d’homme, à dépasser l’évidence naturelle (et non fondée jusqu’ici) de sa liaison avec l’être, et à la restaurer, bien en deçà, dans l’acte même du moi qui prend conscience de sa pensée.”(HRC, p. 222.) Il est à ce point vrai que Descartes développe et approfondit la conscience de soi. Il a réussi à mettre l’intelligence de l’homme à hauteur d’homme. Cependant, il est regrettable qu’en faisant du cogito l’évidence inébranlable de la connaissance, il retourne à l’assurance grecque qui recourt à la garantie divine dans la troisième méditation. Comme le remarque Thévenaz, Descartes entend rejeter hors de ses considérations philosophiques le Dieu de la foi 7 : “Sitôt posé et fondé le cogito, Descartes n’a rien de plus pressé que de retourner à Dieu, et l’on s’aperçoit bien vite que pour lui l’évidence du cogito ne vise pas tant à fonder la raison qu’à fonder de façon plus philosophique un Dieu rationnel qui à son tour fondera la 7 . En fait, Descartes écrit dans la première partie du Discours de la méthode : “Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu’aucun autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme.”(Descartes, Discours de la méthode, p. 53, Introduction et notes de Etienne Gilson, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1999.) Malgré la grandeur de Descartes qui a pris conscience “de la condition désespérée de la pensée par l’hypothèse du malin génie, puis de sa condition glorieuse par la reconnaissance en elle de l’idée de perfection”, selon R. Schaerer, il “a peut-être eu tort d’assimiler cette perfection à Dieu – encore qu’il s’agisse de ici du Dieu pensé et non Dieu révélé – mais il a eu raison d’admettre qu’une référence supra-humaine était nécessaire pour justifier l’humanité du savoir et que le relatif ne peut apparaître comme tel sans postuler l’Absolu sous une forme ou sous une autre.” (R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 182.) 295 philosophie.”(HRC, p. 298.) Malgré lui, par son détour, il n’est ainsi pas sorti parfaitement de la conception de la philosophie médiévale. En somme, le triomphe d’une philosophie nouvelle conquiert par l’hypothèse du malin génie s’anéantit par le détour du sum ergo Deus est. En procédant du connaître à l’être et puis en allant vers l’Etre par le doute méthodique, face à cet état insupportable du doute, l’expérience du cogito cartésien s’accomplit pour ainsi dire dans le « Je pense donc je suis, donc Dieu est ». Ne pouvant tout savoir ni tout faire, pour que je sache un être fini, en fonction du doute méthodique, Descartes se rend compte que Dieu préexiste avant toute existence et est le garant de toute connaissance. Descartes envisage ainsi que nous ne pouvons assez connaître le Dieu que par la réflexion philosophique. Cette intellectualisation de Dieu devrait être issue de la pensée grecque qui croit pouvoir être sauvée par la connaissance puisque l’ignorance est la cause du péché. La confiance absolue sur la « lumière naturelle » de la raison pénètre tout entière dans la pensée cartésienne : elle permet à Descartes d’atteindre par sa raison la vérité et de formuler « il suffit de bien juger pour bien faire » L’homme lui-même est maintenant, pour Descartes, devenu autosauveur. Ainsi donc, ce Dieu de Descartes en tant que garant de toute connaissance n’a rien à voir avec le Dieu chrétien, Dieu d’Abraham, d’Issac et de Jacob. Comme Adam, Descartes, luimême, a pris l’Arbre de la connaissance, en sorte qu’il a fait disparaître l’Arbre de Vie. C’est à cause de cela qu’il serait obligé de faire de lui-même son sauveur en fonction de la certitude de la lumière naturelle de la raison. Cette lumière intellectuelle est à la fois en nous et devrait avoir son origine dans une source transcendante. Dès lors, d’une part, il a dédivinisé l’objet qui était divin chez les Grecs, mais d’autre part, en divinisant la connaissance, il est retourné à la solution grecque. Voilà il y a un aboutissement d’une inconséquence de Descartes. Pour ainsi dire, il met l’homme à la place de Dieu. Mais, à la différence de Descartes qui pense à l’homme en termes gnosélologiques, Pascal l’est en termes existentiels et religieux. Aux yeux de Pascal, Descartes ne touche pas du tout par la raison l’homme vécu. Car la raison ne peut pas toucher par des preuves le fond du cœur. A la différence de l’expérience du doute cartésien, l’expérience du péché invitera Pascal à s’apercevoir qu’il est celui qui est « injustifiable » par ses propres forces. A partir de cette incertitude et de cette faiblesse surgit l’effroi. C’est pourquoi le terme « l’effroi » est central dans la réflexion pascalienne. D’ailleurs, l’expérience de l’ignorance radicale de son 296 être l’invite à poser les trois interrogations fondamentales : « D’où viens-je ? Où suis-je ? Où vais-je ? ». Il est ici intéressant de comparer cette question avec les questions de Kant : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? ». Et enfin une question qui converge ces trois questions fondamentales : Qu’est-ce que l’homme ? Certes, nous voyons dans ces différentes questions l’opposition entre la position existentielle et la position gnoséologique. Quant à l’idée de Descartes « Je pense donc je suis », si Pascal représente donc “le courant des philosophies du je suis qui cherchent à décrire et à approfondir les expériences vécues au cours desquelles l’homme est confronté à sa condition”, Kant “celui des philosophies du je pense qui s’attacheront à étudier les démarches intellectuelles de la pensée humaine à la lumière des progrès de la science, lesquels impliquent et engendrent à la fois de nouveaux types d’intelligibilité”8. S’il en est ainsi, pourquoi Pascal souligne-t-il plus « je suis » plutôt que « je pense » ? Nous pouvons ici trouver l’importance de la problématique. La question de Kant qui reflète sa préoccupation gnoséologique produit ses trois Critiques : la Critique de la raison pure(1781 : la première édition et 1787 : la deuxième édition ), la Critique de la raison pratique(1788) et la Critique de la faculté de juger(1790). La problématique de Kant ne le conduit pas ainsi à rechercher l’être, mais la démarche de la connaissance. Contrairement à Kant qui porte sur la dimension de la raison plutôt que de l’expérience, Pascal récupère la dimension du vécu à partir de sa problématique. Ses questions l’amèneront à poser une nouvelle question sans réponse : le problème de l’être. Ces questions invitent Pascal à se détourner de la métaphysique pour se tourner vers la psychologie et à se détourner du sommet de la théorie pour descendre à la vallée du réel, du monde vécu. A travers ces problématiques, il entend montrer l’état de l’homme sans Dieu qui est obligé, incessamment sans réponse, de poser une question « pourquoi ceci et non cela » dans la dimension du temps et de l’espace. Mais, l’homme aura envie d’oublier cet état incontournable de l’homme. Cela devrait refléter l’égarement de l’homme. Pour Pascal, qui assume l’état faible et incertain de l’homme et la contingence de sa condition, ce qui importe, c’est donc le problème de l’âme. Lorsqu’il cherche sérieusement une vérité comme le problème central de la vie, il se trouve en présence de l’incapacité de la connaissance et de la science, en particulier au temps 8 . J. Brun, L’Europe philosophe. 25siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 176. 297 d’affliction. En somme ni la connaissance ni la science ne nous consolera puisqu’elles ne peuvent jamais toucher toute la dimension de la vie humaine. C’est à cause de cette ambiguïté et de ce déchirement de l’homme qu’il porte sur le « je suis » plutôt que sur le « je pense ». A partir de cet être contingent, fini et temporel, il voit un être nécessaire, infini et éternel, à savoir le Dieu qui vient vers l’homme pour le sauver de cet état et de cette condition. Depuis Descartes, nous observons ainsi toujours plus l’humanisation de la connaissance. En dévoilant que le recours à l’évidence divine est illicite, la philosophie moderne, qui “a opté pour une pensée sans garantie”(HRC, p. 298.), s’oubliera alors rapidement ce Dieu de Descartes. Car la connaissance humaine s’enracine essentiellement dans sa contingence radicale. En ce sens, Thévenaz écrit : “elle établit la valeur d’être de la connaissance au sein d’une expérience décisive de sa contingence.”(VCP, p. 183.) La contingence de l’homme n’est alors plus la négativité de la philosophie, mais devient la condition “première et souverainement autonome ”(VCP, p. 185.). Car c’est dans la reconnaissance de cette précarité que sa valeur éclate. Pour mieux dire, dans sa contingence radicale, la philosophie perd sa garantie d’une part, mais, d’autre part, gagne de plus en plus sa pureté. D’où surgit le problème du point de départ radical. Face à cette pleine aporie, ce qui est mis en problème, c’est le point de départ lui-même. Car il nous semble qu’il n’est établi qu’en fonction d’un saut sans fondement. A cet égard, il est permis de dire qu’“il n’y aurait pas de commencement possible ou que tout commencement serait fatalement pré-somption non fondée, préjugé”(HRC, p. 148.). On peut confirmer ce point chez J. Brun : “tous les débuts sont les débuts de quelque chose à partir de quelque chose d’autre, ils impliquent un déjà là utilisé comme matériau. C’est pourquoi l’Histoire reste le domaine des débuts, il n’y a pas de véritable Commencement dans l’Histoire.”9 Pour l’hellénisme qui n’assume pas la notion de Création, il n’y a alors qu’un début sans Commencement. 9 . Ibid., p. 10. 298 2. LE RADICALISME CARTESIEN ET LE RADICALISME HUSSERLIEN Descartes et Husserl assurent que la tâche de la philosophie est d’établir le fondement radical et apodictique de la science véritable. Le processus de radicalisation consiste à l’expérience métaphysique du malin génie chez Descartes, alors qu’il consiste à l’expérience de la réduction transcendantale chez Husserl. En nous rendant la confiance que le malin génie nous avait enlevée, le cogito de Descartes confirme la certitude de la pensée : tout acte réflexif implique cet absolu qui n’a pas besoin d’autres garanties. Cette assurance métaphysique de Descartes est retenue dans l’assurance transcendantale de Husserl. Pour éclairer le point de départ radical qui est irréductible, il ne sera pas alors inutile de confronter le radicalisme cartésien et le radicalisme husserlien. L’époché cartésienne ébranle, par l’intervention du malin génie, l’évidence sensible et même rationnelle, et de là l’évidence radicale du fondement jaillit. Cette suspension le fera parvenir à la fin à son point de départ : Descartes s’aperçoit par la suspension une évidence du sum, à savoir, une évidence métaphysique et radicale, soit être trompé, soit ne pas être trompé par le malin génie. Dans sa Seconde Méditation, on peut confirmer ce point : “Il n’y a donc point de doute que je suis s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose.”10 A cet égard, Thévenaz saisit qu’il y a l’accord entre la conscience et l’être dans cette perspective cartésienne : “« Il me semble que je suis » est en effet équivalent à je suis. J’ai conscience d’être donc je suis.”(HRC, p. 155.)11 La pensée de mon être assure en somme « je suis ». Cette évidence apodictique assure au moi sa première prise immédiate et absolue dans l’être. Elle est radicale précisément parce qu’elle est conscience de soi, conscience d’être. L’évidence du « je suis » a pour Descartes une puissance contraignante qui ne m’aliène plus, ne fait plus écran entre moi-même et moi-même. Car selon Thévenaz, “l’artifice du malin génie élimine toute aliénation du moi en révélant que l’abîme 10 . Descartes, Œuvres de Descartes. Tome IX. Méditations et principes op. cit., p. 19. Thévenaz précise plus encore dans la note : “Dans le Discours de la méthode, qui ne connaît pas le malin génie, la conclusion du doute est : je pense donc je suis. Dans les Méditations, précisément à cause de l’expérience métaphysique du malin génie, elle est seulement : je suis, j’existe, autrement dit : je pense être donc je suis.”(HRC, p. 155.) 11 299 fascinant qui menaçait sans cesse de me replonger dans l’illusion ou le néant, l’abîme entre « je me figure que je suis » et « je suis », est tout simplement inexistant.”(HRC, p. 155.) En mettant ici hors de circuit mon rapport à moi-même, Descartes nous montre qu’une évidence première est dans la coïncidence de la conscience avec ellemême. Pour rendre possible l’intériorisation de la conscience, la conscience s’intensifie et se ressaisit dans l’attention en faisant disparaître le monde par le doute méthodique. Le lieu de l’apodicticité radicale est donc le je attentif et intensifié, se saisissant comme sum, en venant à distinguer ce qui était encore confus. De là, le point de départ radical se situera au cœur de la conscience concentrée et centripète. En ce sens, comme le remarque justement Domenico Jervolino, Thévenaz n’assume plus le cogito comme le point de départ de la philosophie réflexive : “Le cogito qui n’est pas pour lui le point de départ de la philosophie rationaliste qui appauvrirait dans la rigueur géométrique de sa démarche les données concrètes de la condition humaine, mais bien une conscience intensifiée de la mise en situation de la raison.”12 Par l’hypothèse du malin génie, Descartes met en cause crise les évidences rationnelles sans les annuler et dès lors, il se heurtera à une crise radicale du sens. Une telle crise l’amènera à déplacer de l’interrogation épistémologique à celle du statut métaphysique de l’homme et de sa raison. Cependant, à la différence de l’époché de Descartes qui concerne mon rapport à moi-même, celle de Husserl mon rapport au monde et vise à faire apparaître le monde sous la forme des significations. Comme chez Descartes, chez Husserl, le point de départ radical était le problème qui le hante. “Husserl, nous dit J. Brun, se trouvait, en effet, en présence de psychologismes et de sociologismes qui prétendaient réduire les fondements du savoir à des « manières de voir », à des « points de vue » explicables par des génétismes, par la psychologie des peuples, par des conjonctures historiques, etc.” 13 La tâche de sa phénoménologie est donc d’établir la philosophie comme une science rigoureuse, en dépassant du psychologisme qui “prétend se fonder sur la simple observation des faits de conscience et constituer l’intériorité de l’esprit à partir d’une espèce d’ingestion du monde extérieur, comme le faisait Condillac avec sa statue”14. C’est pourquoi il pose le problème du fondement originaire du savoir. En effet, pour donner aux sciences un fondement absolu dans ses Méditations cartésiennes, Husserl entend rétablir le 12 . D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 176. . J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 323. 14 . Ibid. 13 300 fondement radical de la réflexion.15 Dans cette démarche, il a trouvé à la logique les fondements des mathématiques et à l’épistémologie les fondements de la logique, à l’ontologie les fondements de l’épistémologie, et à la philosophie de l’histoire les fondements de l’ontologie. En analysant ainsi le problème du fondement de Husserl, Thévenaz observe sa double préoccupation de la phénoménologie comme visée d’un fondement objectif, d’une part, et, d’autre part, comme analyse de la subjectivité de la conscience : “Et très vite Husserl se rend compte que les sciences, même si en fait leurs résultats effectifs sont toujours approximatifs et imparfaits, sont orientées, en intention, vers une objectivité absolue ; si la science est vraiment digne de ce nom, c’est dans cette visée, dans cette idée de la science, et non dans ses résultats ou le contenu de la connaissance scientifique, que réside sa signification, et c’est de ce côté qu’une recherche des fondements aura à se diriger. Ainsi c’est l’intention du savant, c’est-àdire l’intentionnalité de la conscience qu’il faut analyser : le fondement ne pourra se trouver que du côté du sujet.”(HM, p. 39.) Donc, pour “porter son attention simplement et uniquement sur la réalité dans la conscience, sur les objets en tant qu’intentionnés par et dans la conscience, bref sur ce que Husserl appelle les essences idéales”(HM, p. 41.), il faut que la phénoménologie commence par mettre en parenthèses la réalité objective ou l’attitude naturelle. La tâche de la phénoménologie consiste en un mot à rechercher ce qui se manifeste dans la conscience, à savoir l’objet intentionnel de la conscience. Husserl, en approfondissant le problème du fondement16, se rendrait compte que “ce problème était en réalité celui de la philosophie elle-même, ou la philosophie devenue problème à elle-même”(HM, p. 43.). Il découvrait ainsi en fonction de la réduction phénoménologique que le problème du fondement est à la fois un problème majeur et inquiétant de la philosophie elle-même. Pour lui, la réduction ne vise pas simplement à détacher la conscience du monde, mais plutôt, à se dévoiler une liaison intentionnelle entre le monde et la conscience : la vraie figure de la relation, qui est voilée dans l’attitude naturelle, est par la réduction dévoilée. De là, il est évident que 15 . Le problème du fondement est sa préoccupation principale depuis sa Philosophie der Arithmetik (1891) jusqu’à sa mort. 16 . Par rapport au problème du fondement, Heidegger refuse de recourir à la conscience puisque, à son compte, la conscience transcendantale de Husserl nous amène au subjectivisme. Autrement dit, il prétend détourner de la conscience et tourner vers les choses elles-mêmes qui étaient chez Husserl l’objet de la mise en parenthèses. Pour chercher l’origine ou le fondement ontologique, il le prendra à partir de l’être lui-même. Pour Merleau-Ponty, qui entend suivre la position de Heidegger, le point de départ radical n’est également pas la conscience, mais le monde. 301 toutes les connaissances de fait renvoient à l’Ego transcendantal qui est le fondement de leur sens. En ce sens, Thévenaz dira : “La réduction conduit simultanément à « l’évidence apodictique » du je (au cogito, à la conscience de soi) et au mondephénomène intentionné par cette conscience transcendantale, et surtout à leur liaison absolument fondamentale et indissoluble (intentionnalité de la conscience transcendantale).”(HM, p. 46.) Autrement dit, la réduction n’est pas d’éliminer ou de mettre en doute le monde naturel, mais est une conversion d’intentionnalité parce que le monde n’est pas autre chose que l’intentionnalité qui est la structure essentielle de la conscience phénoménologique. Cette double opération de la réduction, qui nous conduit ainsi à « l’évidence apodictique » du je et au monde-phénomène intentionné, l’amènera à son tour à nier l’objet absolu ou la réalité absolue en soi. Dans la mesure où le monde n’est autre qu’une pensée visée par un Je, il s’agit donc pour lui de parler du monde comme phénomène17, mais non plus comme la chose en soi. L’intentionnalité, qui n’est pas attention à la conscience de soi, mais au monde (comme phénomène), fait apparaître donc la relation du monde à sa source transcendantale donneuse de sens : un Je transcendantal est pour lui porteur du Sens. En fonction de l’époché radicalisante, la conscience husserlienne ne parvient pas à se perdre dans le monde, mais le dévoile en ressaisissant comme intentionnalité, plus précisément comme conscience de sens.18 Afin d’éviter de se perdre dans le monde, il est pour lui indispensable de le ressaisir dans l’unité de sa signification ou de se réfugier dans une nouvelle dimension d’intentionnalité. A cet égard, contrairement à Descartes, le point de départ radical de Husserl sera au sein de sa visée centrifuge. Si c’est le cas, d’où vient la différence entre l’époché cartésienne centripète et l’époché husserlienne centrifuge ? Il semble que la différence entre la conscience attentive et la conscience intentionnelle provienne de celle de leur terme à atteindre. Car l’attention réalise la coïncidence de la conscience avec elle-même, alors que l’intention la coïncidence de la conscience avec le monde. C’est dans ces deux types 17 . Selon Thévenaz, “faire apparaître le monde comme phénomène, c’est comprendre que l’être du monde n’est plus son existence ou sa réalité, mais son sens, et que ce sens du monde réside dans le fait qu’il est un cogitatum visé par le cogito. Ce que la réduction fait apparaître, ce n’est pas le cogito tout seul, mais ego-cogito-cogitatum [Méditations cartésiennes, p. 28.], c’est-à-dire la conscience-de-cemonde, la conscience constituant le sens du monde.”(HM, p. 47.) Dans cette nouvelle perspective, le monde n’est qu’un phénomène. 18 . A cet égard, Brun estime que la phénoménologie de Husserl est tombée dans le scientisme : “Pour autant que la phénoménologie husserlienne ait voulu être une saisie de l’intentionnalité et ait fait de la conscience ce qui constitue le sens du monde, il y avait en elle un certain scientisme en puissance…”( J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 326.) 302 de coïncidence que réside la différence des deux points de départ radicaux. Pour Descartes, le cogito n’est autre que la conscience attentive de moi en pensant. Cette expérience métaphysique de l’intervention du malin génie l’invite à transformer cette évidence naturelle en apparence négligeable en passant de la conscience psychologique en évidence apodictique. Mais, il n’en reste pas moins que c’est dans la conscience psychologique que se réalise une coïncidence du moi avec lui-même. C’est dans le sum que la coïncidence radicale entre la conscience et elle-même se réalise par l’attention. Dès lors, l’attention de la conscience nous dévoile que tout acte de pensée s’accompagne d’une conscience de soi embryonnaire. Cette attention parviendra à développer cet embryon en certitude apodictique : pour une conscience attentive, « il me semble que je suis » devient « je suis ». Autrement dit, la conscience de soi devient la prise de la conscience de soi. En ce sens, le rapport à soi est pour Thévenaz dans la perspective cartésienne le point de départ radical : “Le rapport à soi par coïncidence qui est à la racine de tout acte de pensée, qui est l’essence de toute conscience et que l’on néglige par inattention, peut devenir, pour une conscience attentive, le point de départ radical de la métaphysique, à condition que l’attention de la conscience parvienne à en actualiser l’évidence apodictique.”(HRC, p. 159.) Pour une conscience attentive de Descartes, le point de départ radical qu’est le rapport à soi est parvenu par l’attention de la conscience. En revanche, pour Husserl, la conscience est caractérisée comme intentionnelle vers l’objet. Dans la mesure où la conscience de soi ne peut donc être conçue que comme un changement d’intentionnalité, toute coïncidence avec soi par réflexion attentive cartésienne soit pour lui exclue. Donc c’est seulement dans la perspective transcendantale de l’intentionnalité que l’on pourrait parler de coïncidence de la conscience avec elle-même. Mais pour Thévenaz, “cela ne pourrait signifier autre chose que la coïncidence de la conscience transcendantale avec la totalité de son intention, c’est-à-dire avec le monde. Cette coïncidence-là est le véritable point de départ radical chez Husserl : on comprend qu’il soit inaccessible en fait et qu’il ne puisse être que visé. […] Mais le décalage permanent que l’intentionnalité et la réduction maintiennent entre la conscience et elle-même, entraîne une dénivellation permanente entre le naturel et le transcendantale. Le point de départ ne peut donc pas être prise dans l’être, mais acte de reprise ou de constitution transcendantale.”(HRC, p. 161.) Le point de départ radical sera pour ainsi dire au sein de la conscience 303 transcendantale constituant, donnant son sens au monde. Pour mieux dire, l’acte de la conscience de soi comme pouvoir constituant originel deviendra pour Husserl le point de départ de la réflexion philosophique irréductible. En ce sens, nous pouvons dire que le mouvement centripète de la réflexion attentive fonde le mouvement centrifuge vers l’objet. A cet égard, ni chez Descartes, ni chez Husserl, ce moi ne se dévoile comme premier, mais plutôt second. “Il est, nous dit Thévenaz, frappant de voir, chez Descartes comme chez Husserl, que, à peine posé, ce commencement radical se révèle second et que l’apodicticité de cet acte-principe premier se colore immédiatement de contingence. Le moi cartésien prend conscience de son défaut d’être, de sa finitude, de sa dépendance à l’égard de l’Etre infini, qui dans l’ordo cognoscendi vient après, mais qui est pourtant plus premier que lui dans l’ordo essendi. L’Ego transcendantal de Husserl se reconnaît de plus en plus seconde par rapport à la facticité contingente de la Lebenswelt, c’est-à-dire de l’irréfléchi ou du préréflexif.”(HRC, p. 161.) Si Descartes est obligé de mettre ce commencement radical dans la position seconde par rapport à l’Etre infini, Husserl, lui aussi, l’est par rapport à la facticité contingente de la Lebenswelt. Certes, reconnaître la contingence de ce point de départ radical, c’est assumer la contingence de la connaissance et du sens. En outre, Husserl n’a jamais fini de commencer puisqu’il ne commence jamais vraiment à finir, dans la mesure où “la Selbstbesinnung réflexive ricoche perpétuellement en nouvelle intentionnalité, projette de façon toujours plus décisive la conscience vers son monde”(HRC, p. 160.). Bref, il n’y pas assurément de commencement absolu. Il est donc condamné à tout reprendre au commencement. D’ailleurs, Thévenaz découvre que la phénoménologie transcendantale husselienne divinise par la méthode phénoménologique la Lebenswelt. En dépit de toutes les réductions phénoménologiques, pour lui, “le vécu est resté intact et présent jusqu’au bout, et surtout la liaison première et indestructible de la conscience avec le vécu.”(HM, p. 54.) La réduction phénoménologique permet ainsi de faire apparaître l’enracinement de fait dans notre existence vécue. Le vécu qui consiste à insérer la conscience dans la vie, dans le monde, se dévoile maintenant comme le fondement radical de la philosophie. A ce point, Thévenaz écrit : “Mais, même si Husserl, à la fin de sa carrière, plus que jamais se sent un « débutant » et aspirerait à tout reprendre ab ovo, la philosophie enfin consciente d’elle-même et radicalement fondée grâce à la phénoménologie est à ses yeux la seule raison d’être de l’humanité, 304 et sa chance de salut.”(HM, p. 55.) En fonction de la réduction phénoménologique, Husserl en vient enfin à faire du point de départ radical le monde vécu, non pas l’acte de la conscience de soi. Dès lors, le problème du point de départ radical nous amène à celui de la radicalité. Husserl assume qu’il y a « déjà là », un passé, une histoire en se situant au milieu du commencement et de la fin. Donc, pour lui, viser l’« avant », c’est viser une fin dans la mesure où le processus du dévoilement phénoménologique n’est autre chose que la transformation d’une raison latente en raison patente. Donc, aux yeux de Husserl, tout a déjà commencé avant nous et tout est accompli. L’intention de radicalité ne peut manquer de viser finalement à résorber le point de départ et tout présupposé dans la démarche philosophique elle-même. Nous pourrons donc dire que le transcendantalisme selon Husserl trahit par essence un défaut de radicalité. Mais, pour Descartes, il y a le vrai début de ce qui n’est pas encore là. Il n’y a pas alors d’avant puisqu’il désire faire table rase. Il repartit donc à zéro. Car la raison humaine de Descartes est ébranlée jusque dans ses fondements, par l’intervention du malin génie. Cette menace initiale pesant sur la raison elle-même perce de part en part la radicalisation et la métaphysique de Descartes. L’évidence du fondement pour celuici est ainsi substituée par celle de la menace. Sur ce flanc-là, nous pouvons dire que la radicalité du point de départ dépend de la mesure de la radicalité de la mise en question de la raison au départ. Autrement dit, c’est la crise de la raison même qui définit le radicalisme du point de départ. Même si Husserl a sa réelle intention de radicalité, il ne connaît pas cette menace fondamentale qui vise le statut même de la raison dans l’homme : il ne pouvait jamais voir la crise de la raison bien qu’il voie la « crise des sciences européennes ». Car la philosophie commence pour lui à partir de la raison. C’est pourquoi Thévenaz met le problème de la raison avant le philosophari qui est toujours un ensuite : “Mais la radicalité de cet arrachement au primum vivere, la motivation de cet arrachement, détermine toute la démarche philosophique ultérieure. En ce sens le préréflexif détermine bien le réflexif, non pas comme une force latente ou une téléologie cachée, mais seulement par sa capacité d’appeler la raison à se ressaisir d’abord elle-même devant cette menace et à se situer elle-même dans un premier départ qui, par là même, sera radical.”(HRC, p. 165.) Il est donc évident que le problème de la radicalité ne vise pas aux derniers résultats de la connaissance, mais à la raison elle- 305 même. A ce point, nous pouvons dire que Descartes saisit plus juste et plus profond la crise de la raison que Husserl. Cette crise de la raison nourrit foncièrement la philosophie. Autrement dit, pour Thévenaz, la philosophie est née d’une chute. De ce point de vue, il observe la chute de Thalès qui “a levé les yeux vers les astres parce qu’il était tombé”. C’est la raison pour laquelle il n’hésite pas à préciser le lien entre la réflexion et la chute : “d’abord le puits, ensuite la réflexion philosophique”19. Il est vrai que nous sommes d’abord ramenés au puits de Thalès avant de commencer la pensée philosophique. Nous pouvons donc dire avec René Schaerer : “Le seul départ radical, c’est la chute. Ni l’ego substantiel, ni l’ego transcendantal, ni la conscience intentionnelle ne sont premiers : ils surgissent de la menace.”20 Ici, selon Schaerer, Thévenaz nous fait voir la radicalité de la menace : “Il n’y a aucun point d’appui ontologique ni au dehors ni au dedans. Ce que la pensée saisit quand elle se saisit elle-même, c’est un acte : « Je pense », qui renouvelle en le portant à l’absolu l’acte socratique : « Je sais que je ne sais rien ».” 21 En somme, au départ de nous-mêmes, il n’y a ni un objet, ni une substance, mais seulement un acte. A cet égard, Thévenaz dira : “Le mérite de Descartes n’a donc pas été, comme le croit Husserl, d’avoir découvert la subjectivité transcendantale, ni son démérite d’avoir immédiatement gaspillé et reperdu cette précieuse conquête, mais d’avoir expérimenté un point de départ radical qui exclut d’emblée tout recours au transcendantal puisque l’évidence apodictique qui fond de la science est précisément la conscience d’être, la coïncidence de la conscience avec elle-même.”(HRC, p. 164.) A vrai dire, toute la tradition française de l’analyse réflexive, y compris Descartes, nous montre non seulement qu’il y a une autre possibilité de radicalisme philosophique que le transcendantalisme, mais aussi pourquoi il n’y a pas le transcendantalisme dans la philosophie française jusqu’à présent. Cependant, aussitôt que Descartes a dégagé cet acte dans sa pureté et son humanité radicales, il l’a hypostasié malheureusement, et divinisé comme support de l’idée d’infini. Dans la mesure où il reconnaît l’hypothèse d’un faisceau d’intentions issues d’un ego libre et spontané qui existe à la façon d’une monade, Husserl a commis la même faute. En face de l’absence du point d’appui ontologique, la pensée moderne dans son ensemble refuse de prendre l’exigence ontologique. Cependant, si nous 19 . P. Thévenaz, “Discours d’installation comme professeur ordinaire”, p. 44, Publications de l’Université de Lausanne, VII, Lausanne, F. Rouge & Cie, 1950. 20 . R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 172. 21 . Ibid., p. 179. 306 reconnaissons que la philosophie est la réponse épistémologique à l’exigence ontologique, il est permis de dire la priorité du stade de l’exigence ontologique sur celui de la connaissance. De ce point de vue, Thévenaz nous montre que la démarche philosophique doit partir du stade de l’exigence ontologique : “Quand M. Marcel insiste sur ces aspects de la vie spirituelle, que la philosophie jusqu’ici affectait d’ignorer ou s’efforçait de réduire en les caricaturant, il entend montrer que l’exigence ontologique est la racine même de la vie de l’esprit. Une démarche philosophique qui se veut totale doit donc s’amorcer à un stade antérieur à celui du cogito. Descartes et, plus tard, l’idéalisme… ont pu assurer des fondements solides à l’épistémologie ; mais poser la question de l’être au niveau de la connaissance scientifique, c’est déjà le mutiler et se condamner à ne jamais rejoindre cet immédiat hors duquel la question de l’être se détruit elle-même.”(PGM, pp. 239-240.) Ainsi donc, pour éviter la rupture entre la conscience et l’être, il faut commencer d’un stade antérieur à celui du cogito. En somme, c’est la chute, la menace de la raison qui est le point de départ radical, non pas l’ego substantiel, ni l’ego transcendantal, ni la conscience intentionnelle. Pour ouvrir ainsi l’accès au point de départ radical et dégager l’évidence apodictique, Thévenaz a réduit au centre même de l’évidence une couche plus profonde de naïveté. A cet égard, il reproche au transcendantalisme husserlien de mettre l’accent sur la crise des sciences en évitant la crise de la raison et reproche au radicalisme cartésien d’hypostasier et diviniser cet acte « Je pense », malgré qu’il ait expérimenté un point de départ radical. A partir de là, nous parvenons à une découverte importante par rapport au problème du point de départ, dans la mesure où la philosophie réflexive ne peut pas dépasser la condition charnelle de la raison : elle se rend compte qu’il n’y a aucun point d’appui ontologique ni au dehors ni au dedans. Cette absence de la radicalité invite la raison à se mettre elle-même en question. C’est à partir de la crise de la raison que surgit la réflexion philosophique. 3. LA CRISE ET LA CRITIQUE DE LA RAISON 307 Le problème du point de départ radical nous invite ainsi à celui de la critique de la raison. Pour Kant, dans la mesure où la raison est mise en cause par l’expérience, la médiation de celle-ci est sa condition : elle ne peut ni négliger ni refuser son expérience. Kant écrit dans la préface de la première édition(1781) de la Critique de la raison pure : “La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d’être accablée de questions qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine.”22 Dans la mesure où la raison est en effet remplie des représentations diverses de l’expérience : le Je pense au terme kantien accompagne toute sa représentation, nous avons à faire de l’objet de la raison toutes les expériences de l’homme. C’est pourquoi nous avons tendance à le faire du premier principe de la raison. En éprouvant le conflit entre le rationalisme du XVIIe siècle et l’empirisme du XVIIIe siècle qui le fait éveiller de son sommeil dogmatique, Kant est en face de la crise de la raison posée par l’expérience. A partir de cette crise surgira l’immense entreprise critique kantienne. Sa philosophie critique a, essentiellement, pour but de la positivité, mais non pas de la négativité ni de la destruction. Autrement dit, la critique kantien, ce n’est pas pour renverser le dogmatisme métaphysique, mais plutôt pour l’élaborer. En fait, sa philosophie critique vise non pas à nier ou refuser la raison, mais au contraire à la consolider et l’affermir. En d’autres termes, selon Thévenaz, “l’expression critique comme métaphysique de la métaphysique doit faire entendre que le centre de gravité de la révolution kantienne n’est pas dans la critique pour elle-même au sens habituel du mot et que, même si cette critique kantienne signifie l’arrêt de mort d’une certaine métaphysique, elle ne conduit pourtant pas essentiellement à détruire la métaphysique comme telle.”(CMM, p. 218.) Ici, cette expression « métaphysique de la métaphysique » que Kant lui-même a inventé semble refléter bien une telle intention foncière de son entreprise critique, intention qui entreprend de chercher la vraie philosophie qu’est la métaphysique de l’en-deçà. Dans cette perspective, Kant tentera de trouver le fondement inébranlable de la nouvelle métaphysique. A la critique kantienne est donc exclue la raison souveraine : celle-ci s’est soustraite à toute contestation. Il est indiscutable que Kant ne met jamais en question les connaissances objectives ou la valeur de la science. Il part de l’accord entre l’esprit et la réalité qui se trouve pour lui comme une donnée 22 . Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. Tremesaygues et Pacaud, p. 5, P.U.F., Paris, 1997. 308 indubitable ou un fait donné, autrement dit la physique newtonienne. Il ne l’a nullement soumise à sa critique. Il posera alors sa propre question : comment est-il possible que les sciences physiques soient objectivement vraies ? Il a ainsi affaire à établir les conditions de la possibilité de cette objectivité. Alors, pour lui, critiquer la raison, c’est pour trouver les raisons de son accord avec la réalité. Car il est pour lui hors de question que la raison ait raison. D’ailleurs, pour expliquer l’objectivité de la science, Kant délimite sa critique seulement dans le domaine de la raison pure qui précède toute expérience, qui est alors a priori dans nos connaissances. En faisant sienne la conviction que Hume a déjà montré que la nécessité et la validité universelle des lois objectives des sciences physiques ne sauraient être tirées de l’expérience, il s’imaginera alors que quelque chose, qui existe déjà avant l’expérience, doit être cherché uniquement du côté de la raison pure. “Puisque la critique kantienne, nous dit Thévenaz, pose dans ce sens la question du comment, de la condition de possibilité, elle ne peut avoir pour objet que cette raison même, la raison pure.”(CMM, p. 226.) L’objet de la critique kantienne n’est ainsi pas la raison entière, mais seulement la raison pure. D’où l’originalité de la critique kantienne : c’est de poser le problème du comment de la connaissance en dépassant celui du quoi de son objet. Ce lieu du comment n’est autre chose que les conditions de possibilité de toute connaissance vraie. De toute manière, il faut que la raison critique réponde à cette question de ce « comment ». Mais face à cette question, elle se heurte d’emblée à une impasse au niveau épistémologique : elle n’y peut pas poser clairement le fondement de la validité de ses jugements. Voilà, le criticisme kantien exige une métaphysique et est alors bien compatible avec une métaphysique. Selon Thévenaz, “Kant nous dit d’ailleurs lui-même dans une lettre à Marcus Herz, de 1781 (…), non pas que sa critique est une théorie de la connaissance précédant une métaphysique, mais qu’« elle contient une métaphysique de la métaphysique ».”(HRC, p. 178.) Cela nous montre que son entreprise de la Critique de la raison pure ne vise ni à la destruction de toute métaphysique, ni à l’introduction à une nouvelle métaphysique, mais à manifester en elle la coexistence de la métaphysique. La critique kantienne est celle du métaphysicien dans la mesure où elle comporte en elle préalablement une métaphysique. Autrement dit, elle est déjà une métaphysique. De ce fait, Thévenaz estime que la critique kantienne a un double sens : “Si, pour reprendre les termes de Kant, nous regardons maintenant la 309 métaphysique comme « la véritable philosophie », c’est-à-dire comme l’expression de la réflexion la plus profonde sur le monde et sur l’homme, la métaphysique kantienne de la métaphysique nous apparaît alors bien comme une telle réflexion doublement profonde – une réflexion au deuxième degré –, plutôt que comme un dépassement ou une condamnation de la métaphysique en général.”(CMM, p. 218.) De par là même, Kant a en effet relancé la philosophie sur le chemin d’une nouvelle métaphysique. Afin d’exclure toute espèce de dogmatisme, la philosophie tend à dépendre de la confiance aveugle à l’autorité ou à sa propre raison pour se justifier. Mais, pour le philosophe, cette confiance aveugle serait à son tour une pierre d’achoppement de la philosophie. C’est pourquoi Thévenaz indique le danger du rationalisme : “En effet, là où cette confiance ne surgit pas à l’arrière-plan d’un ébranlement ou d’une crise de confiance de la raison, d’une défiance de la raison vis-à-vis d’elle-même, elle se révèle n’être en réalité qu’un dogmatisme camouflé, c’est-à-dire la négation de toute philosophie authentique.”(CMM, p. 219.) Dans la mesure où il s’appuie sur une confiance inébranlable en la raison, le rationalisme est contestable. Car cette confiance n’est que la reconnaissance de l’inauthenticité de la raison. Le point de départ de la philosophie authentique est donc condamné à commencer par reconnaître une crise de confiance à l’intérieur de la raison même. Dans la mesure où elle devrait viser en dernière analyse, non pas ses résultats derniers ou ses prétentions, mais la raison elle-même, la critique de la raison serait le cœur même de toute l’entreprise philosophique. Voilà pourquoi la critique de la raison ou de la connaissance devrait précéder toute affirmation sur l’être pour établir justement la métaphysique. De ce point de vue, Thévenaz nous rappelle que “la philosophie aurait pendant des siècles mis la charrue devant les bœufs, en prétendant édifier des systèmes métaphysiques avant d’avoir éprouvé la valeur de l’outil de connaissance qui devait servir à les édifier”(HRC, p. 167.). Les philosophes devraient faire de la métaphysique avant la critique. Il y a là, pour lui, le mérite de Locke et surtout Kant qui “aurait consisté à réparer cette erreur monumentale, à rétablir (à établir enfin) la priorité de la critique sur la métaphysique, à tracer enfin le chemin d’une méthode saine”(HRC, p. 167.). Thévenaz prétend ainsi la priorité de la critique comme instrument de la connaissance sur la métaphysique avec Locke et Kant. Si tel est le cas, Kant était-il vraiment le premier véritable philosophe critique, le premier qui eût montré suffisamment de prudence critique et de vigilance 310 antidogmatique ? Autrement dit, avant de commencer à édifier quelque système métaphysique, sa critique est-elle assez aiguë pour éprouver l’instrument de la raison ? Mais, pour Thévenaz, il n’en est rien : Kant n’aboutit pas à établir la critique comme le cœur de toute entreprise philosophique. Autrement dit, il n’est pas luimême fidèle au principe fondamental de sa propre critique. Car Kant dit en ces termes : “Le dogmatisme est en ce sens la démarche dogmatique qu’adopte la raison pure sans critique préalable de son propre pouvoir. […] ; ben davantage la Critique constitue-t-elle le dispositif préalable qui est nécessaire pour préparer l’établissement progressif d’une métaphysique solide possédant la valeur d’une science, laquelle doit nécessairement être exposée de façon dogmatique […] et selon la plus stricte exigence de systématicité, par conséquent, sous une forme scolastique (et non populaire)…”23 Kant ne parvient ainsi pas à la conscience aiguë d’une crise de la raison qui ouvra la possibilité d’une philosophie de sa condition humaine. Kant a raison au point qu’il examine l’instrument de la connaissance avant d’être prêt à affirmer quoi que ce soit sur la réalité ou la vérité, mais il n’a pas raison au point qu’il assume les jugements sur la réalité sans aucune critique, qui est son point de départ. En somme, comme le dit Thévenaz, les sciences physiques ne sont pas l’objet de la critique, mais les jugements sur la réalité objective : “Les jugements valables sur la réalité précèdent chez Kant toute critique de la raison et ne sont jamais critiqués. Ils sont le point de départ de toute l’entreprise critique.”(CMM, p. 226.) La critique de Kant ne touche ainsi aucunement les jugements valables sur la réalité comme la condition indispensable de la recherche métaphysique. Car, sans reconnaître ces jugements comme le point de départ, il ne peut pas se mettre à critiquer quoi que ce soit sur la réalité ou la vérité. Dans la mesure où Kant procédait ainsi d’une manière dogmatique et acritique, Thévenaz récuse que ce premier reste toujours encore dans la connaissance réservée à la métaphysique traditionnelle sur la critique. A ce point, il est retombé dans une sorte de dogmatisme toute particulière. Avec la critique de Kant, nous trouvons une double crise de la raison : crise de la raison classique du XVII au début de XVIIIe siècle, crise de la raison de l’Aufklärung chez Kant lui-même. En effet, la raison classique était aux yeux de Thévenaz identique à ordre divin, cosmique, rationnel : “Comme reine de droit divin, comme lien interne de tous les grands édifices spirituels, du cosmos, de l’Eglise, de l’Etat, et aussi des systèmes philosophiques, comme fondement de toute autorité, elle 23 . Kant, Critique de la raison pure, traduction, présentation et notes, par Alain Renaut, pp. 87-88, Aubier, Paris, 1997. 311 régnait sur toute la hiérarchie du système du monde.”(CMM, p. 221.) Thévenaz nous montre que c’est cette raison qui “devint en effet à la fin du XVIIe siècle une tyrannie oppressante, presque étouffante”(CMM, p. 221.). D’où surgit la première crise. En somme, la découverte du télescope et du microscope a ébranlé la sûreté de l’homme et la centralisation toujours plus grande de l’Etat monarchique unitaire a donné lieu à une tyrannie dans toute autorité. Dès lors, on en vient à assigner à la raison humaine la tâche de se libérer de tout ordre existant. La raison découvre ici son rôle tout autre qu’avant : elle cesse d’être simplement l’instrument ou le fondement de l’ordre au XVIIe siècle et apparaît maintenant comme « une arme contre l’autorité et se fait juge de toutes les institutions » : “elle n’est plus la présence de l’ordre transcendant en l’homme, mais un instrument dans la main et au service de l’homme, un pouvoir humain une lumière purement naturelle.”(CMM, p. 222.) La raison n’apparaît pas comme la présence de l’ordre transcendant, mais comme un instrument de la découverte de l’humain à hauteur d’homme. Cette découverte de la science au XVIIIe a ainsi entraîné le passage de l’ordre à l’Aufklärung en imposant le pouvoir merveilleux à l’intelligence de l’homme. Cette apothéose deviendra un signe de la seconde crise puisqu’elle implique en elle une semence de tyrannie malgré que l’esprit critique de l’Aufklärung qui consiste à critiquer ce désordre de fait vise la libération de cette crise. En fait, cette apothéose de l’homme entraîne la transformation de la notion de l’obscurité. Maintenant, pour Thévenaz, “ce qui est ressenti comme obscur, ce n’est plus, comme au XVIIe siècle, ce qui est par trop humain, l’irrationnel en nous – instincts, sens et passions – mais au contraire tout ce qui dépasse l’homme, tout ce qui n’est pas à la mesure de l’homme, tout ce que l’homme n’a pas éprouvé ou créé lui-même.”(CMM, p. 222.) Etant donné qu’on assignait le pouvoir merveilleux à la raison humaine, ce qu’elle ne peut pas être à la portée de la main est obscur. Il semble que la raison critique de l’Aufklärung accomplisse ainsi sa tâche de chasser toute obscurité. Mais, dans la mesure où la Critique de la raison pure de Kant achève l’entreprise critique de l’Aufklärung et en même temps la dépasse, surgit la crise de la raison de l’Aufklärung. D’une part, elle surgit de cette analyse de la relation causale que Hume a bien montré qu’il n’est pas possible de fonder et justifier la nécessité des relations causales exprimées par les lois scientifiques, avec même la théorie newtonienne de la gravitation. La critique de l’Aufklärung est en un mot en face du scepticisme de la philosophie empiriste. D’autre part, cette crise est pour 312 Thévenaz venue des contradictions de la raison avec elle-même que la métaphysique dogmatique du XVIIIe siècle a conduit. Il observe un autre aspect de cette crise dans une lettre à Christian Garve du 21 septembre 1798 que Kant écrit : “« Ce ne sont pas des recherches sur l’existence de Dieu, sur l’immortalité, etc., qui ont été mon point de départ, mais l’antinomie de la raison pure : « Le monde a un commencement – il n’a pas de commencement… Il y a une liberté en l’homme – il n’y a pas de liberté… » C’est cette antinomie qui m’a tout d’abord éveillé de mon sommeil dogmatique et incité à la critique de la raison, pour mettre fin au scandale de l’apparente contradiction de la raison avec elle-même. » […].”(CMM, p. 223.) Cette antinomie de la raison conduit Kant à affirmer “(comme il l’écrit dans la première préface de la Critique) que « … des erreurs avaient divisé la raison avec elle-même » et qu’un « malentendu de la raison avec elle-même qui doit être mis à jour […].”(CMM, p. 223.) Thévenaz fait justement remarquer que c’est là la véritable crise de la raison chez Kant. Cette crise l’amènera à critiquer d’une façon nouvelle contre “la raison critique, par trop humaine, analytique, dissolvante et sceptique du XVIIIe siècle” ainsi que contre “la raison dogmatique, divine et éternelle du XVIIe siècle”(CMM, p. 223.). En effet, comme le dit Thévenaz, la critique kantienne ne vise plus à dissoudre ce qui est constructif, synthétique dans la pensée, mais plutôt à le justifier : “Elle se propose de fonder et de légitimer le rationnel, le systématique ; en un mot : de sauver définitivement la valeur de la raison, de fonder à nouveau un ordre rationnel comme celui du XVIIe siècle, mais reposant sur une base plus solide. Aussi ne s’agit-il plus pour Kant d’incorporer la raison humaine à un ordre éternel déjà existant, ni non plus de démembrer tout ordre rationnel par la critique, mais de montrer par sa critique que, et dans quel sens, tout ordre ne peut être que l’œuvre de la raison humaine, sans pour autant perdre sa valeur objective.”(CMM, p. 223.) Ainsi la critique de Kant a affaire constamment à fortifier la confiance dans la raison et à fonder plus assurément la valeur des contenus de vérité qu’il a pris d’emblée comme des faits qui sont hors de la cause. A cet égard, nous voyons au fond la positivité de la critique kantienne. A ce titre, pour Kant, la raison humaine est toujours considérée comme un tribunal d’instance sur laquelle il porte pour trancher les choses en question. La raison nous apparaît comme un juge qui arbitre des différends philosophiques, qui mettent sur la sellette des accusés. Cette raison comme un juge soustrait elle-même 313 de toute contestation : “elle est au sens propre un point de vue sur les causes qu’elle examine, un point de vue critique sur les crises, sur les problèmes ; elle est hors de question ; elle remplit sa tâche critique à condition de n’être jamais impliquée dans les questions, d’être hors de toute crise.”(HRC, p. 170.) Dans la mesure où elle repose elle-même sur cette mise en question, la critique scientifique ne peut jamais mettre en question les fondements du savoir. Car la raison prend toujours une certaine distance par rapport à la crise ou à la critique sans mettre en problème ellemême. Si nous reconnaissons avec Thévenaz que “toute activité critique de la raison s’enracine en dernière analyse dans la conscience d’une crise de la raison”(HRC, p. 175.), nous découvrons au cœur même de la critique rationnelle la crise de la raison. Il n’y a pas de la critique sans une crise. Bref, c’est de la crise que la critique naît. La critique de Kant se déclenche de la conscience d’une crise. A cet égard, la critique de la raison commence par reconnaître sa crise. Lorsque les accusés comparaissent à la barre, la raison devait d’abord suspendre son jugement. La raison critique commence en effet par suspendre son jugement en se donnant le temps de tirer au clair les questions posées. Dès que le philosophe amorce une critique de la raison, il découvrira d’emblée que c’est la raison elle-même qui comparaît devant le tribunal comme la nouvelle accusée et répond aux questions qu’on lui pose. En ceci, nous parvenons au noyau de cette critique de la raison : “Et devant quel juge ? devant quelle instance ? Devant elle-même. La raison est à la fois juge et partie, critiquante, critère et critiquée, instance questionnante, jugeante et accusée, sujet qui juge et objet jugé ou à juger.”(HRC, p. 171.) Si la raison doit produire par elle-même ses titres à juger ou arbitrer, comment une critique de la raison est-elle encore possible ? Lorsque le juge est mis en question, est-il encore juge ? Malgré que l’instance qui critique subisse une crise, peut-elle encore exercer sa fonction critique ? De là surgit une distinction importante : la critique de la raison par elle-même signifie-t-elle autocritique ou crise de soi ? Autrement dit, il y a là un affrontement irréductible et inévitable entre la raison en tant qu’instance critique qui juge et qui se veut hors de question, c’est-à-dire hors de crise, et l’objet jugé qui est sur la sellette, mis à l’épreuve. Il y a aussi là une tension de l’intérieur de la raison qui éprouve la force de deux positions. En d’autres termes, ou bien le feu de sa critique consumera une instance critique qui se maintienne hors du jeu ou bien il n’est pas assez dévorant pour consumer qu’une instance subsistera. C’est là la question. 314 Dès lors, la critique de la raison nous ramène au problème de l’alternative entre une autocritique de la raison et une crise de la raison. D’un côté, on peut s’imaginer de s’occuper d’un autrui qui est soi-même, après avoir critiqué tel ou tel objet extérieur ou l’autrui. Autrement dit, la raison peut avoir d’elle-même la connaissance critique dans sa méthode, ses critères, son attitude. Dans ce cas-là, comme l’a bien indiqué notre penseur, “… l’intégrité de l’instance critique reste intacte. La critique de soi représente justement un effort non pas pour plonger le soi dans une crise, mais pour sortir de soi, pour se déprendre de soi, pour se projeter sur le plan de l’objet.”(HRC, p. 172.) A partir de là, il s’ensuit que la critique de la raison comme autocritique ouvre le chemin à une critique de la connaissance. Autrement dit, à partir d’une autocritique de la raison surgit seulement une théorie de la connaissance, sans rien parvenir à sa crise. En ce sens, l’autocritique de la raison n’a rien à voir avec sa crise. D’un autre côté, la critique de la raison, à son tour, conduit à une crise de la raison : la crise atteint la raison elle-même. En somme, nous pouvons imaginer la raison-juge impliquée dans l’affaire. En l’occurrence, selon Thévenaz, la raison ne peut plus être juge hors de question : “si la question touche le juge, […], peut-il encore exercer sa fonction comme par le passé, comme si de rien n’était ? Voilà qu’éclate la crise de la critique ! la fonction critique de la raison est en question aussitôt qu’il y a critique de la raison par elle-même poussée jusqu’à la crise de la raison.”(HRC, p. 173.) C’est la fonction d’instance critique même qui est ici radicalement mise en question. Dès lors, la raison est déboutée de sa fonction de juge par son effort de zèle critique qui a poussé la critique jusqu’au soi. De cette crise de la raison surgit cette fois-ci une métaphysique dont l’entrée est la conscience de soi. Si tel est le cas, la raison en crise n’est-elle plus capable d’exercer sa fonction critique? Il n’en est rien. Car pour Thévenaz, “la crise de la raison ne signifie pas la fin de l’activité critique de la raison, mais seulement l’apparition d’une nouvelle activité critique lorsque la raison se sent elle aussi impliquée dans la question, c’està-dire déboutée de ce point de vue absolu d’où elle croyait pouvoir exercer sa critique sans jamais avoir à rendre des comptes, à se rendre des comptes, à ellemême.”(HRC, pp.174-175.) La crise de la raison, c’est une manière dont la raison se ressaisit elle-même dans l’incertitude de ses fondements, non pas le signe de la défaillance de l’activité critique. En ce sens, il semble que la puissance de la critique philosophique soit toujours exactement proportionnelle à l’intensité de la crise de la 315 raison. Nous pourrons donc dire que Kant a pu devenir un grand critique au point que Kant a profondément vécu la crise de la raison. D’une telle crise de la raison naît tout simplement la philosophie. Nous pouvons confirmer ce point dans l’histoire de la philosophie24. Celle-ci nous montre que la philosophie naît ainsi d’une crise de la raison et à son tour la crise renaît de la philosophie parce que celle-ci a en elle-même une partie liée avec la précarité de toute crise. Autrement dit, l’instabilité critique, l’ébranlement, c’est le lieu où s’alimente encore et encore la puissance critique. A supposer que philosopher naisse ainsi d’une crise de l’homme et que le philosophe est alors l’homme de la crise, la philosophie, dans son activité critique, est-elle encore vraiment à même d’être autarcique ? Certes non. Car la philosophie n’est pas du côté de l’autarcie. A la différence de l’autarcie qui n’est qu’une économie fermée, à savoir une fausse autotomie, la véritable autonomie de la raison surgit plutôt de la crise. Car ce n’est dans la crise de la raison que “ces béquilles s’effondrent” et que “naît alors vraiment une conscience de soi qu’on peut qualifier légitimement autonomie”(HRC, p. 184.). Thévenaz distingue ici l’auto de l’autonomie de celui de l’autarcie : “L’auto de l’autonomie n’est le même que celui de l’autarcie ou de l’autocritique, l’un est ouvert, l’autre est fermé. Or le renouvellement de la philosophie, le ravitaillement de la raison est du côté des questions ouvertes et non des réponses qui tranchent. La réflexion philosophique reste une question ouverte.”(HRC, p. 184.) Philosopher c’est en un mot incarner véritablement l’interrogation. Autrement dit, l’incarnation de la philosophie, c’est la question faite chair. La philosophie est donc perpétuellement en question et ne peut pas dépasser le niveau de la problématique. Dans la mesure où la philosophie est en un mot la crise incarnée, la crise est maintenant devenue la condition du renouvellement de la philosophie. Nous allons alors approfondir par l’expérience-choc le problème de la crise radicale de la raison. 24 . Thévenaz nous montre ces conclusions d’autres exemples historiques : “C’est ainsi que la métaphysique platonicienne s’enracine également dans la crise de la raison déclenchée par les sophistes et vécu profondément par Socrate, si profondément qu’elle fut le nerf de sa critique impitoyable... La synthèse thomiste également est née de la crise terrible de la raison et de la foi suscitée par l’arrivée soudaine du Philosophus Aristote et de ses commentateurs arabes, et la métaphysique cartésienne est née tout entière de la crise radicale de la raison exprimée dans l’hypothèse d’un Dieu trompeur et l’intervention du malin génie. Enfin l’Introduction à la métaphysique de Bergson est le rejeton puissant jailli de la crise de l’intelligence qui est l’expérience initiale décisive de Bergson.”(HRC, p. 179.) 316 4. EXPERIENCE-CHOC L’expérience-choc transforme la pensée et le réel. L’expérience postmoderne annonce la fin de l’homme fini, du sujet et de la philosophie. Cette expérience nous incite à réexaminer tout à neuf de l’idée traditionnelle par rapport à ceux-ci. La mort de Socrate contraint Platon à reconsidérer le problème de la cité, de la justice, en le faisant douter les problèmes insoupçonnés jusque-là. Cette expérience oblige Platon à reconsidérer tout le statut de la raison et de la connaissance humaine lorsque celuici cesse de pratiquer la politique de l’autruche en face de la situation non négligeable. Platon prend l’attitude plus fidèle à son expérience qu’à l’idée traditionnelle. Nous pouvons aussi voir chez Kant un autre tournant décisif de l’histoire de la philosophie par l’expérience de choc. Le contraste entre la science newtonienne et la critique empiriste de Hume le faisait réveiller de son assoupissement dogmatique et ajuster le statut de la raison à la vérité d’une science qui avait fait ses preuves. Le progrès de la science moderne forçait la raison humaine à se reconsidérer. Autrement dit, cette expérience décisive par l’évolution de la physique moderne nous oblige à reprendre, de façon nouvelle, la structure et le statut de la raison humaine. Nous pouvons donc dire que l’expérience de choc engendre la demande et la puissance de la transformation du réel en prenant plus profondément conscience d’elle-même. La réflexion philosophique nourrit ainsi ses impulsions décisives et ses éveils salutaires de l’expérience. La raison est ranimée sans cesse par des expériences nouvelles dans une ambiance de crise et d’incertitude : quelles qu’elles soient philosophiques, scientifiques, morales, artistiques, religieuses, les expériences-chocs contestent toujours la raison. L’expérience détient ainsi en philosophie une puissance de choc et une capacité de contestation, par lesquelles la raison est à la fois plus approfondie et plus radicalisée sur elle-même. Tandis que l’expérience rouvre sans cesse la porte des philosophies fermées, la raison tend à s’installer dans l’incontesté qu’elle croit incontestable. Dans la rencontre avec Socrate, Alcibiade a fait une expérience extrêmement choquante qui a pour la première fois secoué sa vie et l’a fait se découvrir lui-même en présence d’un autre. Comme le dit Thévenaz, cette rencontre est pour Alcibiade “un ébranlement intérieur profond”(SA, p. 19.). Une telle expérience bouleversante a permis à Alcibiade de surmonter son autisme, autrement dit de prendre conscience de soi. Il y a là la valeur de l’expérience-choc. C’est la raison pour laquelle Thévenaz 317 souligne le rôle et l’importance de l’expérience-choc en philosophie. La théorie de l’expérience-choc constituera la seconde pensée de notre penseur avec le concept théologique de Parole de la Croix. Comme l’expérience d’Alcibiade dans sa rencontre avec Socrate, celle de Thévenaz dans sa rencontre avec Barth qui récuse la théologie naturelle a dans sa pensée une importance essentielle. Dans ce contexte, en remarquant un des éléments essentiels de la théologie de Barth, Carpenter nous montre comment la théologie de Barth a pu inspirer à la philosophie de Thévenaz : “Attaquer la théologie naturelle, c’est attaquer « la raison divine », c’est-à-dire la raison qui ne voit pas de discontinuité entre la raison de l’homme et la raison de Dieu. C’est précisément cette attaque de la raison divine, implicite chez Barth, implicite aussi saint Paul (par exemple 1Co.1 et 2), qui constitue « l’expérience choc » pour Thévenaz et pour la philosophie.”25 Autant dire que l’entreprise principale de Thévenaz consiste à chasser la raison divine et absolue tout entière dans le champ de la philosophie. A cet égard, le choc de l’expérience chrétienne lui permet de prendre d’autant plus conscience de la spécificité de la philosophie. En face d’une telle expérience-choc, comme pour l’esclave de Descartes,26 on ne peut pas exclure que le choc peut inciter une raison molle et faible à abandonner la lutte et à s’enfoncer plus profond dans son sommeil. En fait, c’est la façon commode d’esquiver les chocs. Toutefois, ce n’est que la politique de l’autruche. Si la raison cède à la tentation de l’abandon, elle perdra son autonomie. Pour résister à cette tentation, il faut que la raison ne rejette pas cette mise en question, mais plutôt en fasse « son problème, le problème philosophique radical ». Donc, on ne peut et ne doit ni le négliger, ni l’esquiver. En bref, l’expérience-choc opère comme facteur de radicalisation philosophique. Dans la mesure où l’expérience-choc fait la conscience reprendre, la réflexion naît d’elle. Pour Thévenaz, la réflexion peut être divisée en deux cas selon l’objet que l’expérience met en question : “Une expérience-choc peut soit mettre en cause les résultats de l’activité rationnelle (tel raisonnement, tel jugement, telle loi), soit appeler la raison elle-même à reconsidérer sa propre situation et la validité de sa 25 . P. Carpenter, “Foi protestante et renouveau de la philosophie”, op. cit., p. 173. . Quant à Descartes, “Ainsi lorsque la peur représente la mort comme un mal extrême et qui ne peut être évité que par la fuite, si l’ambition, d’autre côté, représente l’infamie de cette fuite comme un mal pire que la mort, ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à l’une, tantôt à l’autre, s’oppose continuellement à soi-même, et ainsi rend l’âme esclave et malheureuse.”(Descartes, Les Passions de l’âme, précédé de La Pathétique cartésienne, par J-M Monnoyer, pp. 185-186, Art. 48, Gallimard, Paris, 1988.) 26 318 démarche.”(SR, p. 120.) Dans le premier cas, la raison, qui réfléchit sur l’objet sous l’effet de l’expérience-choc, retient encore la confiance de la raison en elle-même. Notre penseur l’appellera “raison naturelle”, au point qu’elle est “l’instrument de réflexion utilisé quotidiennement ”. Une telle raison “n’a besoin ni de réfléchir sur elle-même ni de se situer dans le monde”(SR, p. 120.). Mais, il faudrait demander : qu’est-ce qui nous autorise à faire confiance à la raison ? Cette question nous amènera à une nouvelle dimension du problème de la raison, à savoir une dimension métaphysique. “Dans le second cas, selon Thévenaz, l’expérience-choc est si choquante que la raison doit se mettre en question et réfléchir sur elle-même. Et cette raison dérangée et préoccupée de se situer dans et par rapport à l’univers, on l’appellera raison philosophique.”(SR, p. 120.) En l’occurrence, il est inévitable de réexaminer le statut de la raison elle-même comme le juge ou le tributaire. Suivant la contestation de la raison philosophique, nous nous heurterons à la condition humaine de la raison à découvert. Mais la raison peut-elle jamais contester sur elle-même par l’expérience-choc ? Au contraire, comme l’a bien montré le doute méthodique de Descartes, ne faudraitil pas dire que nul ne peut douter lui-même qui doute toutes autres choses ? Comme a noté Miéville dans son article intitulé “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur l’Homme et sa raison”, Maurice Gex, en rejetant cette distinction entre l’expérience et la raison, a forcément affirmé l’impossibilité de douter par l’expérience la raison constituante. “Le premier, constatant que Pierre Thévenaz oppose radicalement l’expérience à la raison, rejette cette distinction. « La raison constituante, écrit-il, ne peut jamais être mise en question, puisque c’est elle qui met toutes choses en question. » Il regrette que Pierre Thévenaz n’ait pas fait une place plus grande aux leçons de l’épistémologie contemporaine.”27 En somme, M. Gex fait remarquer que dans la mise en question il y a déjà engagement de la raison constituante : “« …Comment l’expérience en elle-même peut-elle mettre en cause quoi que ce soit, si cette expérience ne cache pas en ses replis une raison constituante alerte et dynamique, qui ne s’épuise en aucune forme fixe ? Qu’on le dise alors, et tout devient clair. »”28 Il affirme ainsi que l’expérience seule ne peut pas mettre en cause n’importe quoi sans l’intervention de la raison constituante. A travers cette distinction d’une raison constituante et d’une raison constituée, il reproche ainsi la position de P. Thévenaz. 27 28 . H.-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 1. . Ibid. 319 En effet, il semble que la raison constituante elle-même ne doive pas être mise en cause afin de contester toutes autres choses. Faute de quoi, comment peut-on douter d’autres choses, y compris la raison elle-même ? Voilà pourquoi mettre en question la raison elle-même semble contradictoire dans un contexte rationaliste. Dans cet article cité, comme Gex, Miéville, lui aussi, prétend l’impossibilité de la mise en question de la raison par elle-même, en reprochant la position de Thévenaz. Car, dans la perspective de Miéville, si la raison peut et doit être mise en question par une opération de la raison, ne pouvons-nous pas ne pas utiliser la raison comme l’instrument de la connaissance ? En d’autres termes, si l’on admet que toute pensée, qui juge quelque chose, relève du pouvoir de la raison, comment la raison déjà mise en question pourrait-elle affirmer quoi que ce soit ? Par conséquent, Miéville dit assurément : “l’opération de la mise en question devient elle-même problématique et ne peut être affirmée comme valable.”29 Car ce serait toute mise en question qui est mise en question. Donc, pour lui, la mise en question de la raison nous empêche de faire une affirmation valable : “Nous serions alors dans une situation qui nous ôterait la possibilité de former un concept valable de ce que Thévenaz appelle un « statut ontologique » de la raison, statut qu’il faudrait, selon lui, pouvoir établir préalablement pour que puisse nous paraître fondée notre confiance en l’instrument de la pensée.” 30 A ce point, il affirme qu’une telle affirmation de Thévenaz est chimérique : “Il est illusoire de croire qu’en demandant à la raison de se mettre ellemême en question, nous pourrions pour ainsi dire prendre nos distances vis-à-vis d’elle et nous libérer de la « contrainte de l’évidence » (…).”31 Ainsi Miéville entend montre l’impossibilité de la mise en question de la raison par elle-même. Dès lors, il rétablira avec assurance la raison comme le principe de cohérence, le critère de l’évidence et le point de départ de la recherche métaphysique. Ces exigences normatives vont élaborer par la raison tout système philosophique en restaurant solidement son propre statut comme l’instrument de la connaissance : “Loin de faire écran à notre vision du Réel par le jeu trompeur des évidences, la raison humaine peut trouver dans le caractère normatif de sa législation interne le moyen de discerner l’erreur et de tenter de la corriger, et c’est par là qu’elle doit être considérée comme la délégation d’un Pouvoir transcendant d’universelle médiation qui joue en l’esprit humain, c’est-à-dire dans les limites propres à la « situation » que 29 . Ibid., p. 4. . Ibid. 31 . Ibid. 30 320 crée l’existence en forme d’humanité.”32 Miéville croit pouvoir isoler au sein de sa relation avec le moi humain ce pouvoir médiateur de la pensée humaine. D’une telle pensée dualiste naissent en effet les faux réalismes philosophiques et théologiques. Ce réalisme précritique comporte anthropomorphisme. La tâche de Thévenaz est de nettoyer complètement ces scories anthropomorphiques pour récupérer la raison en tant qu’homme. C’est pourquoi il doit la raison elle-même mettre en cause. En ce sens, nous dirons l’inévitabilité de la mise en question de la raison sur elle-même. D. Jervolino nous montre bien ce point : “L’idée que la raison puisse se mettre elle-même en question peut paraître contradictoire dans contexte rationaliste et légitimer l’accusation, portée contre Thévenaz, de s’enfermer dans un cercle vicieux, mais elle n’est pas scandaleuse ; ou bien elle constitue un scandale nécessaire, si l’on reconnaît dans la raison l’homme lui-même, et dans la « contradiction » la loi même de l’humain […].”33 Maintenant, il faudrait chercher un sens du monde dans le monde d’ici-bas qui est contingent, temporel, dialectique, mais non pas dans le monde de l’au-delà qui est absolu, éternel. Cependant, après la déclaration définitive de l’incompétence de la raison, est-il à même d’avoir le critère qui permettra de discerner les scories anthropomorphiques de la doctrine chrétienne ? D’où vient ce droit ? Il est indéniable que la philosophie est tout simplement contestation par l’expérience. La contestation s’oriente en fin de compte vers la radicalisation. S’il en est ainsi, pourquoi la contestation des Sceptiques anciens était-elle tombée dans le scepticisme ? Les Sceptiques anciens avaient réussi à contester les contradictions de toutes les philosophies dogmatiques et rationnelles et aussi à montrer qu’une philosophie croyant l’absolu s’empêtre dans des contradictions fatales. Mais, par cette contestation méthodiquement entreprise, ils avaient sombré dans la lâcheté de la philosophie. A proprement parler, la lucidité de cette contestation barrait tous les chemins tour à tour et n’en ouvrait aucune. Malgré leur contestation puissante, pourquoi avaient-ils été condamnés à aboutir au scepticisme ? Parce qu’ils ne poussaient pas la contestation radicale jusqu’au bout. C’est-à-dire qu’ils ne voyaient pas contester la philosophie elle-même. Thévenaz dira : “Ce qui est bien naturel, car le sceptique opère avec la même conception ontologique de la raison et la même conception d’une vérité absolue que les philosophies classiques dogmatiques qu’il condamne.”(CRP, p. 24.) Dès lors, les sceptiques avaient été enfin condamnés à 32 33 . Ibid., p. 7. . D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 182. 321 reconnaître l’impuissance de la philosophie. Car la raison pouvait contester toutes autres choses, mais ne pouvait pas contester elle-même. En ce sens, nous pouvons dire que le scepticisme antique provient de la notion ontologique de la raison. Depuis Descartes, la philosophie moderne poursuivait une voie de radicalisation d’une conscience philosophique. Descartes tentait de trouver l’aliquid inconcussum pour donner un fondement inébranlable, un point de départ radical à la connaissance et à la métaphysique. C’est pour cela exactement qu’il contestait par un malin génie et un Dieu trompeur la raison elle-même jusqu’à l’extrême. Ce doute cartésien dévoile en fin de compte que la conscience est radicalement mise en question. Thévenaz voit ici le prélude de la précarité de l’œuvre rationnelle chez Descartes. De même que Descartes, de même Kant, Kierkeggard, Nietzsche, Husserl, Heidegger, eux aussi, ils parviennent à contester vis-à-vis des systèmes ou des certitudes insuffisamment fondées, et même vis-à-vis d’elle-même en allant même jusqu’au bord du suicide. Cette autocritique impitoyable ouvrait complètement sa crise radicale. A peine que la raison elle-même devient question, le rapport entre la raison et la réalité est en cause. Par l’expérience de la contestation, le rapport de la raison à la vérité ou à la réalité est secoué, de telle sorte que l’on ne peut plus assurer que la raison établit une vérité rationnelle. Néanmoins, si la raison entend répondre à cette interrogation radicale qui se met en cause elle-même, la raison est condamnée à admettre qu’elle est la substance même de la réalité. Certes, dans ce cas-là, l’accord entre la raison et la réalité ne fait pas du tout problème. Or, afin de pouvoir permettre de l’établir, il faudrait que nous l’acceptions d’emblée comme allant de soi ou bien présupposé. Pour se donner une assise ontologique, il faut que la raison s’hypostasie. Cependant, la raison devenue question pour elle-même ne peut ni fonder ni garantir rationnellement ce rapport. Car la raison va s’apercevoir le fait même qu’elle s’identifie inconditionnellement à l’évidence. La contestation méthodique de la philosophie moderne a bien montré que la raison n’est plus inconditionnée. Une fois la faille ouverte entre la raison et le réel, rien ne peut la refermer, ni la cicatriser sans avoir recours à une garantie divine. Cependant, comme le dit Thévenaz, “le recours philosophique à une telle garantie présuppose que la raison humaine peut en quelque sorte pénétrer dans la psychologie divine ou l’entendement divin et trancher ce qui est possible ou impossible à Dieu.”(CRP, p. 23.) De plus, la raison ne peut pas se donner son propre prix à moins qu’elle n’ait recours à telle garantie. Sans celle-ci, la raison ne peut pas établir son 322 propre fondement dans l’être. Il y a toujours là la tentation de la divinisation de la raison. Pour échapper à la divinisation de la raison, il faut prendre conscience de soimême, de sa condition humaine. Tant que la raison est à l’homme, elle ne peut pas être dissociée de l’expérience totale de l’homme. En ce sens, depuis le discours de Paul à Athènes, depuis que la Parole du Dieu chrétien s’est fait entendre de la raison philosophique grecque, celle-ci perçoit une voix étrangère qui n’est pas celle d’une raison. Dans l’Evangile, il est des paroles qui s’adressent directement à la raison philosophique elle-même: “la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu”(I. Cor. 3, 19) Et “Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.”(I. Cor. 1, 19) Et “Tout homme devient stupide par sa connaissance.”(Jér. 10, 14) Si tel était le cas, ne serait-ce pas proclamer la vanité de tout l’effort de la raison tendue vers la sagesse et la vérité? Ici, si l’exigence protestante n’est pas décisive, la raison ne réfléchira pas sur elle-même. Dans ce cas, ce sera l’expérience chrétienne plutôt qu’elle mettra en question et qu’elle soumettra à la critique. Mais si l’expérience est vraiment choquante, ce sera le protestantisme qui, une fois pour toutes, mettra en question la raison. En somme, par l’expériencechoc, la raison se heurtera à la crise radicale. Notons ici que cette expérience-choc est une question posée du dehors à la conscience. Il s’agit de la crise de la raison contestée par la Parole de Dieu. En fait, ces paroles demeurent lancinantes. Le choc de la Parole de saint Paul – la sagesse des Grecs n’est que folie devant Dieu – aurait ouvert une crise de la philosophie, une crise du sens et du bon sens trop naturel et trop inné. Devant la Parole de Dieu, la raison se trouve mise en question de manière décisive : la raison ne peut plus réduire une expérience nouvelle à ses méthodes, ni la maîtriser. Toutefois, elle ne peut se rejeter à l’épreuve puisqu’il est de sa nature d’accepter toute expérience. C’est l’aporie même de la raison. Ainsi donc, ne sommes-nous pas contraints de reconnaître que la sagesse de ce monde ou la sagesse philosophique est du mauvais côté ? Nous pourrons dire qu’elle est « sagesse selon la chair » d’où naît la rivalité, la contestation interminable contre la vérité et établit une échelle sur la terre pour s’élever au ciel. Lorsque l’apôtre Paul proclame la « folie de la prédication »(1 Cor., 1, 21), il coupe le lien traditionnel par lequel la sagesse du monde se croyait unie au divin. 323 A vrai dire, chez Platon ou Aristote, la philosophie embrasse la vie totale de l’homme. Pour Platon, c’est dans l’intelligence rationnelle et également intuitive que l’essence de l’homme rejoint celle de l’univers. De là, par l’intelligence, il cherche à retrouver cette essence de l’homme et de l’univers et s’élève lui-même finalement jusqu’au divin. C’est pour cela que cette intelligence doit être d’origine divine. Quant à l’axiome que le semblable ne peut être connu que par le semblable, nous pouvons donc dire avec Thévenaz : “La vie intellectuelle est une vie divine puisque le semblable connaît le semblable. D’une part, science et sagesse sont indissociables : la vertu est science. Mais d’autre part la science est connaissance de la réalité divine et la sagesse est une ascension vers le divin, « assimilation à Dieu », comme affirme le Théétète de Platon, ou une sorte d’immortalisation, comme dit Aristote.”(HRC, p. 268.) En somme, les Grecs pensaient que la philosophie était totale, à savoir le ciment de l’unité de science, sagesse et religion, et d’ailleurs, à partir de là, que non seulement l’homme pouvait accéder à Dieu, mais qu’il devenait capable de s’identifier à lui. Un philosophe grec a censé la raison comme l’essence de l’univers, à savoir le divin et alors ne connaît pas la raison humaine, autonome. La philosophie grecque est ainsi parfaitement autarcique. Là est toute la question. C’est cette raison divine grecque même qui est maintenant mise en cause par la Parole de Dieu. Le roc de ses assurances primitives est creusé. Car pour Thévenaz, “cette assurance grecque était non seulement une croyance encore à fonder, mais c’était une croyance infondable ; ce n’était vraiment qu’une croyance. De là, l’incertitude et l’angoisse de la philosophie contemporaine, condamné à trouver, comme Socrate ou Descartes, le fondement de la certitude dans la conscience de son incertitude, l’assurance dans l’inquiétude même.”(HRC, pp. 302-303.) En fin de compte, le christianisme, en accusant la sagesse grecque de folie, lui a dévoilé ou démasqué ses assurances implicites. Bref, le christianisme va révéler la raison à ellemême, non comme raison divine, mais comme raison en condition. 324 5. LEGITIMITE DE L’EXPERIENCE CHRETIENNE L’entreprise de Thévenaz est à proprement parler de mettre à jour la condition humaine de la raison philosophique en fonction de l’expérience chrétienne. Dès le début de son manuscrit inachevé, publié sous le titre La condition de la raison philosophique, comme le remarque D. Christoff, Thévenaz montre constamment que “toute expérience est une épreuve de la raison et peut amener celle-ci à se contester ; l’expérience est vie de la raison, et cette épreuve devient toujours plus radicale à mesure que la raison s’affine”. 34 Pour Thévenaz, l’expérience chrétienne est “une « expérience-choc », c’est-à-dire une épreuve qui met en question la raison de manière radicale” 35 . A ce point, l’expérience chrétienne entraînera la raison à se réveiller de son sommeil dogmatique. Elle permettra donc à la raison de se reprendre radicalement. En ce sens, la crise de la raison sera une occasion pour la reprise de conscience de son statut ontologique : la raison humaine placée devant Dieu, en situation, mais non pas la raison divine. Il est donc maintenant question de savoir si l’expérience protestante est vraiment cruciale. Car si l’expérience protestante ou le message de l’apôtre Paul n’est pas assez envahissant, ce qui est mis en question, ce serait l’expérience elle-même, mais non pas la raison. Autrement dit, elle doit être soumise à la critique de la raison. L’expérience protestante-t-elle est assez choquante et valable pour contester comme l’expérience scientifique ou psychologique ou artistique? Nous pouvons parler l’expérience chrétienne inéluctable à titre de l’expérience-choc. Car, de même que quelques grands exemples de l’expérience-choc dans l’histoire de la philosophie, de même l’expérience chrétienne nous fait reprendre notre vie et nos pensées et aussi nous réveiller du sommeil dogmatique. A cet égard, il semble que Thévenaz ait raison de dire que l’expérience chrétienne est assez valable pour contester nos vies et notre connaissance : “… écoutant sans partie pris et sans présupposition le témoignage des apôtres et des évangélistes, nous rencontrons dans l’Evangile un fait et un événement où il est question de nous et où nos vies se trouvent en question, et radicalement en question. Cette mort du Christ sur la Croix est expressément une mort pour moi, pour que ma vie change...”(CRP, p. 28.) En un mot, Jésus-Christ est mort pour mon rachat, à 34 . D. Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE THEVENAZ”, op. cit., p. 231. 35 . Ibid. 325 savoir, pour le pardon des péchés selon la grâce de Dieu. De plus, Thévenaz nous rappelle que la Résurrection est non seulement un fait historique, mais aussi un fait qui a un sens actuel : “La Résurrection n’est pas un mythe, une croyance, […] ; c’est, encore une fois, un fait, pas seulement un fait historique extraordinaire qu’on enregistre comme mémorable, mais un fait par rapport auquel ma vie prend un autre sens. Le témoignage des évangélistes et des apôtres n’est pas le récit naïf et déformant de compagnons qui veulent rester proches de celui qu’ils ont perdu, c’est le témoignage de vies changées dans leur conduite et dans leur signification à propos d’événements qui ont précisément pour sens de changer la vie de tous les hommes.”(CRP, p. 28.) La vie de Jésus-Christ a effectué l’imputation de folie en proclamant la vanité de la raison : Crucifixion et Pâques comme le fait ou l’événement historique mettent en cause l’homme et sa raison. S’il est évident qu’une telle expérience chrétienne conteste ainsi radicalement et tout entier l’homme et sa vie, c’est-à-dire ses pensées, ses sentiments, sa conduite, etc., nous ne voyons aucune raison de l’exclure selon la vocation de la raison qui aurait à accepter toutes les contestations adéquates. En fait, cette expérience n’est-elle pas celle qui est personnelle ou particulière ? Pouvons-nous légitimer la contestation par l’expérience particulière ? Thévenaz observe d’abord chez Maine de Biran comment l’expérience privée et intime lui permet d’établir cette légitimation : “Dans un tout autre registre d’expérience, nous voyons chez un Maine de Biran combien une expérience vécue sur soi-même, l’expérience d’un tempérament hypersensible, peut à son tour être le point de départ d’une métaphysique nouvelle. Ou bien il s’abandonnait aux caprices de ses humeurs changeantes, ou bien, sans éluder cette épreuve permanente, il en tenait compte en apprenant peu à peu à voir d’un œil nouveau l’articulation du corps et de la pensée. Le statut nouveau de la raison par rapport au corps qu’établissait Maine de Biran s’efforçait de rendre justice à une expérience cruciale.”(CRP, pp. 15-16.) Nous pouvons aussi trouver une telle expérience décisive dans “l’évolution de la physique contemporaine” qui “contraint la philosophie à se transformer et à concevoir la structure et le statut de la raison humaine de façon nouvelle”(CRP, p. 16.). Il y a là un lieu de la théorie de l’expérience-choc. En somme, elle nous fait passer de l’incontestabilité à la contestation et de la vérité au mouvement vers la vérité. La théorie de l’expérience-choc n’est en ce sens autre qu’une théorie de la question, du doute. 326 De même que l’expérience du statut nouveau de la raison par rapport au corps de Biran ou de l’évolution de la physique contemporaine est une expérience cruciale qui oblige la raison philosophique à se transformer, de même l’expérience chrétienne l’est au point qu’elle la renouvelle d’une façon radicale. En fait, nous pouvons rencontrer dans l’Evangile la vie de Jésus qui change radicalement l’homme et sa vie, si nous reconnaissons que le christianisme est une réalité. En ce sens, Thévenaz écrit : “Nous savons bien que cette expérience, même si elle n’est pas universelle, même si nous ne l’avons pas faite aussi authentiquement que bien d’autres depuis des siècles, est toujours une expérience totale pour l’homme.”(CRP, p. 28.) Et aussi, nous savons bien que “dans cette expérience il y a un renouvellement, une liberté, un don, une promesse, une espérance, un appel, qui en font l’expérience-choc par l’excellence”(CRP, p. 29.). Si nous reconnaissons que la vie philosophique “n’exclut pas la vie pratique, morale, religieuse ou esthétique”(PSA, p. 307.), nous sommes condamnés à tenir compte de cette expérience chrétienne. Car la philosophie se nourrit de l’existence dans son ensemble. Alors, comment la raison, habituée à se mettre à l’écart d’un groupe, peut-elle arriver à comprendre son rapport avec cette expérience chrétienne ? La raison se rend compte qu’elle se trouve par cette expérience en présence de la contestation inéluctable d’elle-même. En ce sens précisément, Thévenaz dira : “Contestation d’un type nouveau ! Non pas contestation formelle de ses prétentions, de ses méthodes, de ses erreurs, de son assurance exagérée en elle-même, non pas invitation à limiter ses prétentions. C’est bien plutôt une sorte de gêne et de malaise en voyant le vide se creuser autour d’elle.”(CRP, p. 30.) Face à cette étrange situation, la raison est en face de la contestation d’un type nouveau qu’elle n’expérimente jamais jusqu’ici : elle s’aperçoit que c’est elle-même qui est l’objet de la contestation la plus radicale. Car elle ne peut pas refuser cette contestation envers elle-même sans qu’elle se désolidarise de l’homme lui-même et de ses expériences vitales. Par la proclamation de sa folie par la Parole de Dieu « la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu » (I. Cor. 3, 19), la raison, tombée dans l’impasse, demandera immédiatement s’il est légitime de prendre au sérieux l’accusation de folie. En analysant la situation de l’imputation de folie, la raison découvrira d’abord que l’inquisiteur est Dieu. Mais quel Dieu? ou qui nous assure que c’est bien lui? Est-il vraisemblable, raisonnable, de supposer que Dieu puisse parler ainsi à la 327 raison? Sur quoi se fonde cette imputation ? Posant ces questions, la raison s’apercevra toujours plus de sa double position : “De fil en aiguille, la raison s’aperçoit qu’elle est juge et partie et qu’elle est en train d’user du critère de la rationalité ou de la raisonnabilité pour apprécier le fondement d’une imputation qui met en cause précisément la raison comme telle, avec ses prétentions à la sagesse et à la vérité.”(CRP, p. 35.) Dès lors, la raison se découvrira un nouveau fait : elle est la référence universelle du jugement dans tous les cas, y compris dans le cas où la raison elle-même serait en question. L’expérience chrétienne fait ainsi la raison face à la tentation de la révolte pour qu’elle puisse bien garder ses sécurités : “dès que la raison entend, nous dit Thévenaz, une voix étrangère, elle se constitue elle-même médiatrice, elle prend à son compte toute parole. Si une objection est repoussée, la raison se maintient intacte et c’est comme s’il n’y avait au fond ni objection ni autrui. Si l’objection est prise en considération, c’est alors que la raison reconnaît la nécessité de se la faire à ellemême. La raison sait sauvegarder ainsi une autarcie dans laquelle on s’accorde en général à reconnaître un des caractères de la réflexion philosophique.”(CRP, p. 32.) Car elle ne peut trouver en elle-même aucune raison de douter de sa raison. En d’autres termes : “Bien ancrée en elle-même, elle est, écrit De Muralt, sûre de sa bonne conscience et certaine de son bon sens. L’idée de son non-sens, de sa folie possible, ne peut l’effleurer.”36 En somme, la raison n’est sans doute considérée que comme raisonnable dans n’importe quelle situation. Afin d’estimer le fondement de l’accusation, notons ici que de même que dans le cas de la contestation de ses prétentions, de ses méthodes, à savoir des résultats de l’activité de la raison, de même dans celui de la contestation sur la raison elle-même, elle use le même critère qui provient d’elle. Car la raison ne peut jamais prendre un autre critère qu’elle-même. En ce sens, la critique sur le fondement de l’imputation de folie est possible dans le cas seulement où Dieu conteste la validité du jugement de la raison. Mais, on le sait, cette question n’est pas celle de la validité de la raison, mais celle de la raison elle-même et alors est au-delà de la limite de la raison. Autrement dit, il ne s’agit pas non plus d’erreurs de la raison à corriger par l’expérience, mais de l’être même de la raison. La raison s’aperçoit donc qu’elle est impuissante à la question de ce fondement. Plus elle est éloignée de la tentation de la 36 . A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 40. 328 révolte, plus la raison s’approche ainsi de la tentation de l’abdication. Mais, Thévenaz ne peut se résoudre à une telle abdication. Voyons maintenant le noyau de l’accusation de Dieu sur la raison philosophique. Ce que Dieu conteste, ce n’est pas que la raison se trompe ou a outrepassé ses limites, mais ce n’est qu’elle est folle. Si tel est le cas, pour la raison il n’y a que deux voies : d’un côté, ce serait accepter sa folie et par contre, ce serait la refuser, de l’autre. D’une part, accepter sa folie, ce serait entrer dans l’absurde, tomber dans l’abîme de non-sens. L’abdication de la révolte serait sacrifice intelligent, à savoir, désaveu de sa vocation qui est de raisonner. Autrement dit, cela veut dire une raison parfaitement anéantie comme raison puisqu’elle est condamnée à renier ce qu’elle est. Donc, la raison ne peut pas raisonnablement accepter sa folie. A ce titre, la raison tourne vers l’absolutisme rationnel. En fait, la raison est encline à aimer essentiellement s’appuyer sur elle-même. C’est pour cela que la raison aurait ses lois, ses critères qu’elle établit en elle-même par sa puissance, bref, les conditions même de son travail. Contestée par l’expérience, la raison, en apportant en elle-même l’obstacle, en la rationalisant, médiatisera entre l’obstacle et elle-même. En d’autres termes : “La raison, nous dit Thévenaz, aimerait pouvoir se placer ainsi comme une instance au-dessus de l’expérience, qui, en dernier ressort, refuserait énergiquement de se laisser mettre en cause par l’expérience, lorsque cela porterait atteinte à ce qui fait sa loi la plus essentielle, à cette « autonomie » et surtout cet absolu intangible sans lesquels elle se croit en droit de dire qu’elle ne serait plus raison.”(CRP, p. 36.) En d’autres termes, en dépit de cette contestation radicale sur elle-même, pour exercer encore une fois sa fonction d’instance souveraine, la raison est obligée de se reposer sur son bon sens, sur son « essence ». “Mais cela revient, écrit André de Muralt, pour elle à accepter l’expérience telle qu’elle est, sans la dénaturer, et en l’occurrence, à accepter l’imputation de folie, accepter dans la raison d’être folle. Absurde impossibilité : le philosophe chrétien en tant que philosophe, n’a pas d’autre issue : il rejette la Parole divine afin de manifester bien net la raison de sa raison.”37 En l’occurrence, pour accomplir la vocation de la raison, il faut que le philosophe chrétien refuse l’imputation de folie. Car la raison philosophique ne peut pas par nature accepter sa folie. Mais, d’autre part, pour accomplir son désir qui veut devenir médiatrice de toute l’expérience et qui veut les prendre à son compte, elle n’aurait pas à aller contre la vocation de la raison qui est d’être ouverte à toute expérience. La 37 . Ibid., p. 42. 329 raison doit en quelque sorte rendre compte de l’expérience ou tout au moins tenir compte de l’expérience. Rejeter l’imputation de folie, c’est rejeter l’expérience chrétienne ; ce serait désavouer la raison elle-même. La tentation de l’absolutisme rationnel fait ainsi tourner le dos à l’expérience et creuse l’abîme autour d’elle. En ce sens, il est incontestable que la raison doit, par sa nature, répondre à l’imputation de la folie. Car refuser de répondre n’est que l’abandon intellectuel. L’abdication intellectuelle ne peut plus être une solution philosophique et se laisse tomber dans la tentation de suicide. En un mot, ce serait se renier elle-même. Cependant, la raison ne peut pas oublier la déclaration de la parole de Dieu « la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu ». Car l’accusation était trop directe, trop déconcertante pour se laisser oublier. Donc, la raison est mise en situation contradictoire qu’elle doit à la fois abdiquer et accepter sa folie. Face à l’imputation de folie, la raison est complètement tombée dans la confusion, dans une voie sans issue. Cette impasse invitera Thévenaz à reprendre le problème de l’imputation de folie. Comme l’indique bien Muralt, “le premier moment de désarroi passé, Pierre Thévenaz laisse entendre que le problème est mal posé et par conséquent la réponse, les attitudes dramatiques proposées en réponse à l’accusation de folie, inadéquates.” 38 Donc, pour ne garder que le sens, il mettra entre parenthèses la question de l’origine et du pourquoi divins de l’accusation de folie posée à partir de l’expérience vécue. Dès lors, la raison se rend compte que sa folie n’est pas réelle, mais plutôt possible : la question dont il s’agit est la possibilité de folie. Ainsi, l’accusation de folie contraint la raison à envisager la possibilité de sa folie. Car la raison est essentiellement incompatible avec la folie. Autrement dit, la réalité de folie de la raison est hors du problème. Ainsi donc, nous pouvons, maintenant, renouveler notre question : quel est le sens de notre folie possible ? C’est là que nous trouvons un vrai problème : “nul ne peut démontrer à autrui qu’il n’est pas fou. Le pourrait-il à lui-même ? Pas davantage. […] S’il m’est impossible de me prouver à moi-même que ma sagesse n’est point folie, il n’est donc à tout le moins pas radicalement exclu d’emblée que je sois réellement folle sans le soupçonner. Possibilité ouverte, déraisonnable en tout cas, qu’elle n’aurait pas imaginée toute seule, mais possibilité tout de même.”(CRP, p. 39.) En ce sens, nous sommes maintenant condamnés à reconnaître la possibilité 38 . Ibid. 330 de ma folie possible. Ce problème de la possibilité de folie conduira la raison à prendre conscience plus profondément d’elle-même : “Le plus déconcertant, c’est qu’en toute honnêteté, la raison ne voit aucune raison d’exclure cette possibilité de folie et tout naturellement aucune raison de l’admettre non plus. Non seulement la raison est désarmée devant Dieu, mais désarmée vis-à-vis d’elle-même. Par sa révolte même, il lui est heureusement possible d’ignorer Dieu et de traiter cette imputation par le mépris, mais à elle-même elle ne saurait échapper ; et néanmoins elle reste sans prise sur elle-même.”(CRP, p. 40.) Il y a là un vrai visage de la raison exposée inévitablement à découvert du côté de la folie possible, mais non pas une folie réelle. En passant du problème de folie à celui de la possibilité de folie, la raison en vient à constater qu’elle est entièrement à découvert à la menace de la déraison et à une possibilité de folie non éliminable. Donc, dans la mesure où le sens de l’imputation de folie reçue dans la foi est bien la possibilité de la folie de la raison, la raison voit ici que l’indubitable confiance en elle-même est ébranlée. C’est là même où nous voyons aussi la transformation de l’expérience chrétienne en un problème philosophique. Par rapport à la possibilité de folie, il y a pour Thévenaz deux possibilités : soit accepter la possibilité de sa folie, soit la refuser : “Accepter la possibilité de sa folie, ce serait pure folie, ce serait aller contre sa vocation et sombrer dans la déraison. Ne pas se révolter contre l’imputation de folie serait pour la raison le sacrificium intellectus, c’est-à-dire le suicide. Et le suicide absurde, puisque sans raison ! Refuser la possibilité de sa folie serait à son tour déraisonnable : ce serait aller contre l’expérience qui lui montre l’impossibilité de la pleine assurance du bon sens. Et, pour la raison, aller contre l’expérience, c’est encore aller contre sa vocation.”(CRP, p. 40.) Après tout, la raison ne peut pas trancher le problème de folie non exclue : “En mettant Dieu entre parenthèses, la raison n’a pas supprimé le problème qui lui était brutalement posé de l’extérieur : elle en a fait son problème, le problème philosophique radical.”(CRP, p. 41.) En somme, la raison ne peut pas exclure la possibilité de sa folie. A partir de là, le divorce entre l’expérience totale de l’homme et sa raison devient inévitable. Pourtant, c’est véritablement insupportable. Donc, dans la mesure où la raison ne peut ni accepter sa folie ni la refuser, il nous reste à savoir quel est le sens de sa folie possible. 331 6. APORIE FONDAMENTALE DE LA RAISON Maintenant, il paraît évident que la possibilité de folie de la raison est la condition indispensable et non négligeable de l’homme existentiel. La raison est en face de la situation qu’elle ne peut ni l’accepter, ni la refuser sans se nier elle-même. Il y a là l’aporie même de la raison. En fonction de l’imputation de folie, la raison est ainsi plongée dans une aporie proprement métaphysique. L’aporie est fondamentale en ce que la raison ne peut nullement répondre à la question qu’elle se pose. Il nous semble que cette impasse est irrémédiable parce qu’elle n’a aucun chemin ou aucune méthode par lequel nous pouvons en sortir. En d’autres termes, en se reposant sur elle-même, la raison n’a rien d’autre comme fondement qu’elle-même. Ce que Thévenaz entend mettre en question, c’est ce fondement même. Pour préciser la nature de l’aporie fondamentale, il ne serait pas inutile de comparer cette présente expérience à l’expérience cartésienne. Le doute méthodique de Descartes qui a pour but de se défendre contre l’erreur possible, témoigne en effet de l’assurance inébranlable de la raison en elle-même. Autrement dit, étant donné qu’elle est pour Descartes extérieure, cette impasse ne pourrait pas démolir la solide assise de la raison. Le doute du philosophe, de même que le doute méthodique de Descartes, est ainsi une sorte de moyen pour établir la certitude de la connaissance, tandis que l’aporie fondamentale est intérieure et ne conduit nullement au doute puisqu’elle est engagée dans une voie sans issue, sans méthode, sans truc technique. Autrement dit, la raison n’est pas en face d’un problème qui a « des données vérifiables ». En ce que la raison est de par sa nature destinée à ne pouvoir ni accepter ni refuser d’être jugée déraison sans se renier, nous pouvons dire qu’elle restait inconsciente de soi avant d’avoir fait sien ce problème. En ce sens, nous pourrons aussi dire que la raison qui croit ses propres évidences s’ignorait puisqu’elle n’était pas problématique pour elle-même. En l’occurrence, comme le remarque Christoff, “la rationalité demeurait « implicite » à la raison ; allant de soi, n’étant pas mise en question, la rationalité n’était pas explicitée, développée. Mais, être ainsi inconsciente de soi, pour la raison, dont la nature est d’être consciente de tout, c’était rester étrangère à elle-même, c’était être « aliénée » ; comme l’enfant qui, tant qu’il n’est pas conscient de soi, rapporte tout à soi, la raison restait enfermée dans son 332 « autisme » tant qu’elle se croyait absolue.” 39 Toutefois, en prenant conscience qu’elle est maintenant elle-même problématique, la raison en vient à prendre conscience de soi, notamment la conscience de sa propre ignorance de soi. Dès lors, nous pouvons voir que la rationalité vient de l’ignorance de soi. C’est donc la rationalité même qui est mise en question. A partir de cette aporie fondamentale, la raison fait ainsi une expérience d’ignorance de soi en voyant l’abîme dans la raison elle-même, non pas de l’erreur des sens ou de la défaillance technique. Cette expérience d’ignorance par l’accusation de folie possible ébranle complètement la situation existentielle de l’homme : “En face de la possibilité de folie, nous dit notre auteur, la raison fait au contraire une expérience d’ignorance, mais d’une ignorance bien particulière qui est ignorance radicale de soi. Voilà ce qui la trouble : elle est impuissante à savoir, et à se prouver à elle-même, si elle est folle ou non.”(CRP, p. 44.) L’expérience de l’aporie fondamentale lui fait ainsi prendre conscience de l’ignorance de soi. La première conscience vraie que la raison prend d’elle-même est ainsi conscience d’ignorance qui est en même temps ignorance consciente. Ce serait « conscience embryonnaire », à savoir conscience à l’état naissant, conscience en formation. C’est de cette prise de conscience que s’ouvrira la brèche de l’aporie. Nous pouvons bien constater que, depuis Socrate, l’expérience de l’ignorance de soi est non seulement une forme aiguë de la conscience de soi, mais aussi l’un des plus puissants stimulants de la recherche. L’expérience de l’ignorance n’est donc jamais d’emblée l’indication de la lâcheté de la raison, mais plutôt celle d’une nouvelle recherche. Pour préciser cette idée, Thévenaz distingue la conscience d’une impasse d’avec une impasse elle-même : “Une aporie est une aporie, mais la conscience d’une aporie n’est pas une aporie de la conscience, elle est le début d’une nouvelle aventure, sur le plan de la conscience de soi cette fois-ci.”(CRP, p. 46.) Certes, nous voyons ici la fécondité du négatif que Hegel se prenait pour un des caractères de l’esprit. En somme, la conscience d’aporie invite la raison à se rechercher. En ce sens, elle est une condition de la recherche de la raison. “Condition, nous dit Christoff, d’abord, d’authenticité, puisque cette impasse est la condition de la raison. Condition de travail aussi parce que l’expérience de l’impasse rend la raison attentive à l’opacité, à l’ignorance, à l’illusion où elle reste sur elle-même tant qu’elle se croit constituée d’un certain nombre d’évidences – principes, axiomes – qui iraient « de 39 . D. Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE THEVENAZ”, op. cit., p. 235. 333 soi », qui seraient « tout naturels ».”40 La conscience d’aporie n’est ainsi pas le signe de l’abandon de la recherche philosophique, mais celui du renouvellement de la recherche philosophique. Pour éviter cette impasse, la raison est condamnée à assurer qu’elle n’est pas folle. C’est pourquoi la raison a mis en question ce « tout naturel » et cette cohérence qui constituent son sens. L’aporie fondamentale de la raison ou l’impasse intérieure nous conduit ainsi à mettre en question le sens en détachant le « cela va de soi » de la raison parce que celle-ci n’est par sa nature pas folie. Pour dépasser cette impasse, il faut alors mettre en question le sens. Si tout ce qui allait de soi jusqu’ici, tout ce qui était naturel jusqu’ici est ainsi écarté de la raison, cela revient à dire que son assurance naturelle est mise en question. 7. ASSURANCE NATURELLE INFONDABLE L’aporie fondamentale de la raison se situe en dehors de l’erreur et en dehors du doute cartésien : elle doit être trouvée au sein même de la raison. Si la folie ne peut pas appartenir par nature à la raison, d’où vient la folie ? Dans son aporie, la raison prend conscience qu’il y a comme un point aveugle dans l’œil de la raison : c’est ce point où la raison est reliée à la réalité par un accord implicite. Tel point doit se faire du domaine du « cela va de soi » un modèle que jamais on ne prend explicitement sous le feu de la conscience. Mais, en fonction du problème de l’aporie fondamentale, la raison se rend compte qu’elle se heurte à la crise de son essence et de son sens. En d’autres termes : “La raison qui se croyait jusqu’ici l’instance critique souveraine s’aperçoit par conséquent qu’elle ne se connaissait pas, qu’elle était enfermée dans la certitude de sa raison naturelle et que cette certitude l’aveuglait sur son propre compte.”41 Elle découvre ainsi qu’une assurance naturelle, qui est évidente sans doute jusqu’ici, ne va pas de soi. Nous allons donc mettre à jour le problème d’une assurance naturelle. Alors, il s’agit ici de savoir quel est le rapport d’un point aveugle de la raison avec l’expression « cela va de soi ». “« Tout naturel », « cela va de soi » : les 40 41 . Ibid. . A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 45. 334 expressions, d’après Thévenaz, indiquent que cette assurance et cette assise incontestée font comme partie de la nature même de la raison. Evidence innée et implicite qui est autant dire l’essence même de la confiance que la raison a en ellemême. […] C’est en ce sens que le Socrate des dialogues platoniciens vise l’accord avec soi-même qui est accord avec le λόγος, accord avec les autres pensées et accord avec l’être. En dernière analyse, c’est à une sorte de substantialité du logos que se réfère implicitement le « cela va de soi », à une sorte de sens-nature ou de rationalitéessence de la raison.”(CRP, p. 48.) En somme, « cela va de soi » est censé être comme ce qui est attaché à la raison elle-même. Nous pouvons ici voir que « cela va de soi » implique la substantialité du logos, qui sera refusée radicalement toujours plus dans la philosophie moderne. L’entreprise du doute méthodique cartésien et la critique kantienne reposent tout entières sur cette assurance naturelle, à savoir sur un soubassement d’évidences implicites et de certitudes toutes naturelles. Car, jusque-là, la rationalité et le sens du monde ne sont jamais ni mis en doute ni mis en cause. Alors, pour eux, la raison suppose l’accord implicite qu’elle a avec elle-même et le monde. L’accord avec la réalité, ou bien l’assise ontologique, est précisément fait de ce domaine du « cela va de soi ». Mais, par l’imputation de folie, la raison « à découvert » ne peut manquer d’admettre que la rationalité et le sens du monde ne vont pas de soi : “Tout un domaine d’ignorance de soi, nous dit Thévenaz, affleure à la conscience (car l’extension de l’ignorance de soi coïncide exactement pour la raison avec le domaine du tout naturel jamais encore thématisé comme tel).”(CRP, p. 49.) L’ignorance de soi pénètre pour ainsi dire dans tous les domaines de la raison, y compris le domaine du « cela va de soi ». Donc, la raison se rend compte qu’il y a un écart entre elle-même et le « cela va de soi ». Pour surmonter l’ignorance de soi, ou pour mieux dire, pour s’affranchir par rapport à l’implicite, ou pour révéler des nouvelles dimensions de conscience, il faut donc mettre entre parenthèses toute couche d’évidences naturelles que la conscience n’envahit pas parce qu’elle va de soi. Dès que nous mettons le « c’est tout naturel » entre parenthèses, nous découvrons tout d’abord que le rapport entre la raison et la rationalité ne va plus de soi. La raison aurait donc à le mettre en question. Dès lors, en ce que la couche des évidences naturelles et le sens-essence ou nature, non contestés jusque-là, constituent l’assise fondamentale de la raison, celle-ci ne peut dorénavant plus faire fond sur eux. Car la raison se trouve mise en cause dans son fondement par elle-même en s’y faisant apparaître à elle-même. Donc, ce qui fait 335 problème, c’est l’être même de la raison et le statut de l’évidence rationnelle. La raison « à découvert » se détache ainsi de la rationalité et du sens. Cela nous conduira à changer l’idée de la rationalité et du sens. Dès maintenant, pour Thévenaz, “la rationalité n’est pas donnée, elle est à fonder. Le sens n’est pas inscrit dans les choses, ou dans la nature de la raison, il est à inscrire. La raison n’est pas donnée : elle a à se donner pour telle. Ceci est de la plus radicale importance : car en tout premier c’est une lumière jetée sur l’imputation de folie possible.”(CRP, p. 50.) L’imputation de folie possible a mis à découvert, par la réduction, ce monde du « sens » et du « cela va de soi », à savoir cette séparation entre la raison et le sens, et celle entre la raison et la rationalité. Etant donné que le sens « folie » ne peut donc pas être inscrit « par nature » dans l’essence de la raison, il doit être cherché du côté de la folie du sens soi-disant naturel qui semble garantir toute son activité. A cet égard, la conscience implicite de soi surgit par la réduction d’une ignorance de soi sous le « cela va de soi ». Dès lors, si nous assumons la rationalité à fonder, le sens à inscrire, et la raison à se donner pour telle, le miracle du tout naturel ou le mirage de l’évidence naturelle s’évanouit. Car l’assurance naturelle se dévoile être comme une assurance inconditionnée et celle-ci, cette fois-ci, comme seulement une croyance encore non fondée. Dans la mesure où l’assurance naturelle provient d’une croyance non fondée, il devient maintenant évident que le point aveugle de la raison se trouve dans le « cela va de soi ». Nous pouvons donc dire que la folie de la raison se cache dans l’évidence naturelle et alors la critique de la raison se fonde sur le « cela va de soi ». De ce point de vue, par la découverte de la notion de la rationalité à fonder, nous avons vu qu’il y a une obscurité dans l’assurance naturelle. Cela signifie que la raison ne se suffit plus à elle-même. Précisément parlant, sous l’imputation de folie possible, l’essence de la raison a éclaté, et l’autarcie de sa nature est secouée à l’expérience-choc. Là où il se dévoile que l’autarcie de la raison, conçue comme une instance absolue de l’expérience, est une autonomie inauthentique et qu’elle sombre nécessairement dans un autisme qui la livre aux déterminismes de l’inconscience de soi. C’est dans cette autonomie que la raison puise une assurance qui “lui permet de se définir elle-même comme le critère dernier, l’instance souveraine capable de résoudre tous les problèmes qui se posent à elle et d’atteindre à toute vérité concernant les choses humaines et divines ”42. Il y a là aboutissement de l’aporie 42 . Ibid., p. 40. 336 fondamentale de la raison en face de l’imputation de la folie possible : l’assurance naturelle sur laquelle la raison s’appuie pour trancher par elle-même tous les problèmes et atteindre à toute vérité est maintenant ambiguë et a alors à se fonder mais est infondable. Mais, cette autarcie de la raison n’est qu’une autonomie inauthentique. D’ailleurs, l’obscurité de l’assurance naturelle ne peut pas être améliorée puisqu’elle est innée et implicite à l’essence même de la confiance que la raison a d’elle-même. CHAPITRE II : EXPLICITATION DE LA CONSCIENCE DE SOI 1. LA METHODE REFLEXIVE ET L’INTENTIONNALITE Afin d’éviter de tomber dans l’autisme et dans une autonomie inauthentique, il faut tout d’abord expliciter la conscience de soi. Car l’assurance naturelle sur laquelle la raison repose devrait être venue de l’inconscience de soi ou de l’ignorance de soi. En ce cas, la raison semble être menacée jusqu’à son fondement et alors tombée en crise radicale. C’est la raison pour laquelle René Schaerer, dans son article à propos de la thèse de Pierre Thévenaz intitulée “L’âme du monde, le devenir et la matière chez Plutarque”, indique le danger de l’inconscience : “le pire criminel est en effet semblable à l’honnête homme endormi, a dit Platon longtemps avant Freud, car « il n’est pas d’infamie ni d’extravagance dont il soit exempt »(République 571d).” Il écrit encore une fois un peu plus tard : “Rien n’est plus dangereux que l’état d’inconscience ; la vertu distraite, instinctive et sans philosophie ne vaut guère mieux que le crime.”43 En ce sens, nous ne pouvons manquer de reconnaître le danger de l’état de l’inconscience. En fait, l’état d’inconscience n’est autre chose que celui de 43 . R. Schaerer, “Sur l’origine de l’âme et le problème du mal dans le platonisme. A propos d’une thèse de doctorat”, in RTHPH, Nouvelle série, T. XXVII, pp. 70 et 72, Lausanne, 1939. 337 l’autisme. Pour surmonter l’ignorance de soi, il faut d’abord la reconnaître. Il s’agit maintenant de la dévoiler. Dans la mesure où le sujet ne peut se saisir lui-même que par un retour sur soi, sa recherche commence par la méthode de la réflexion. La méthode réflexive est en un mot régression et réduction. Comme nous l’avons vu, il y a deux sens à la réflexion : soit un mouvement centrifuge qui part “d’une sorte d’unité originaire, insaisissable comme telle” et qui aboutit “à un foisonnement grandissant et à une prolifération autour du centre originaire, à un jeu de reflets à l’infini”, soit un mouvement centripète qui va “de la multiplicité vers l’unité” : “le sujet alors, de dispersé ou diverti qu’il était, se convertit, se recueille, se simplifie et se ramasse en son centre”(HRC, p. 104.). Pour préciser les deux sens de la réflexion qui ont l’air d’aller dans le sens inverse, nous pouvons tenir compte des courants de la philosophie moderne qui sont engagés dans un long débat sur le sens et la valeur de la réflexion : la réflexion méditative cartésienne, la méthode réflexive de la Réforme de l’Entendement, le transcendantalisme kantien, le Selbstbewusstsein de l’idéalisme postkantien, la répétition kierkegaardienne, l’analyse réflexive de Maine Biran et de Jules Lagneau, l’intuition- réflexion de Bergson, l’acte réflexif de Lavelle, la réflexion à la seconde puissance de Gabriel Marcel. En outre, en dépit de la structure intentionnelle de la conscience, nous pouvons assumer la réflexion dans la méthode phénoménologique dans la mesure où les actes de réflexion s’y intègrent. En un mot, il y a deux mouvements de la réflexion : mouvements vers l’intérieur et vers l’extérieur de la conscience qui explicitent la conscience implicite de soi. Il est à ce point indiscutable que la méthode réflexive qui explicite la conscience de soi est un des sujets majeurs de la philosophie moderne. Dans la mesure où la méthode réflexive nous amène ainsi au passage de la conscience implicite de soi à la conscience explicite de soi, il s’agit ici de savoir si ce passage comporte un saut ou une continuité dans son développement. Au point que la méthode phénoménologique est le processus du passage par l’intentionnalité qui est la structure essentielle de la conscience, elle va essentiellement de pair avec une analyse réflexive, à savoir une analyse immanente. En ce sens, Thévenaz dira : “La « mise entre parenthèses » (la réduction) est une façon de rendre explicite l’acte implicite en réduisant à l’état implicite l’objet trop explicite dans lequel la conscience s’absorbait entièrement.”(HRC, p. 109.) Dans ce mouvement du retournement centripète, l’acte de la conscience implicite s’explicitera toujours plus. 338 A cet égard, nous pouvons donc dire que la phénoménologie de Husserl est la philosophie réflexive, infinie, parce qu’elle est partout, par une régression et une reprise infinie, visée d’une conscience de soi. C’est en ce sens qu’elle reste ouverte et inachevée par ce caractère intentionnel de la conscience qui est ouverte sur le monde. Afin de préciser le problème du passage de la conscience implicite à la conscience explicite, il faudrait alors mettre en lumière la méthode de la réduction. La réduction phénoménologique de Husserl consiste à passer de la réflexion psychologique à la réflexion transcendantale : son dynamisme centrifuge envahit le fond de la réflexion de part en part, visant des essences transcendantes. La réduction phénoménologique vise à expliciter le monde objectif vers lequel la conscience s’oriente. Dans la mesure où les couches de ce monde objectif se déplient du sujet, pour expliciter la source radicale de la connaissance, il faut distinguer une conscience immédiate de la conscience réfléchie qui serait à considérer comme une sorte de contrôle de soi. Il s’agit maintenant de préciser les notions d’immédiateté et de réflexion sans dédoublement. Pour que la connaissance soit objectivement valide, il faut le contrôle de la réflexion ou d’une conscience objective. A cet égard, Thévenaz dira : “Une conscience immédiate aurait donc besoin d’un semblable regard porté sur soi pour acquérir droit de cité en philosophie et la conscience réfléchie serait à concevoir comme une sorte de d’autopsie, d’inspection, ou de contrôle de soi.”(HRC, p. 111.) Dans cette perspective, notre penseur nous propose de voir de façon nouvelle la relation entre l’immédiateté et la réflexion, en fonction de la conversion de la notion de cette dernière : “toute immédiateté ou coïncidence de la conscience avec soi ne peut apparaître que comme une rechute du réfléchi dans le préréflexif, de la conscience de soi dans un état d’inconscience irrémédiablement subjective. La défiance des philosophes pour toute forme de psychologisme s’enracine dans cette notion de l’immédiateté. Cependant est-on vraiment condamné à cette conception « optique » de la conscience de soi comme regard porté sur soi, et à la conception de l’immédiateté qu’elle implique ? Si la réflexion n’était pas un regard et s’interprétait au contraire en termes d’action, ne serait-il pas possible d’envisager un passage de l’immédiat au réfléchi où le réfléchi serait encore une forme d’immédiat et où l’immédiat ne serait pas nécessairement et uniquement psychologique ?”(HRC, p. 111.). Face à la défiance des philosophes envers la conception psychologique de l’immédiateté, Thévenaz propose ici d’accéder à la réflexion « en termes d’action », 339 non pas en termes de regard, afin de passer de l’immédiat au réfléchi : par la conversion du concept de la réflexion, il entend montrer la rencontre de l’immédiat avec le réfléchi dans le champ de la philosophie. Dans la mesure où la philosophie est essentiellement une réflexion, elle impliquerait expressément un dédoublement de la conscience. Mais, à la différence de la conscience philosophique, la conscience psychologique comme une conscience immédiate ou non réfléchie est pour notre penseur la seule forme de conscience de soi sans redoublement. En dépit de l’apparente contradiction dans les termes, nous pouvons demander s’il y a en philosophie une immédiateté non dédoublée même pour une conscience réfléchie. Car selon Thévenaz, on peut y avoir une telle conscience de soi sans dédoublement : “Une telle conscience de soi sans dédoublement aura évidemment des racines psychologiques, mais on peut montrer qu’elle dépasse d’emblée la simple immédiateté psychologique et qu’une réflexion qui ne serait pas regard mais action peut réaliser une sorte de promotion de l’immédiat à un degré supérieur, proprement philosophique.”(HRC, p. 112.) Thévenaz nous montre ici que la réflexion, en dépassant par l’acte réflexif lui-même le plan psychologique d’où elle part, fait surgir immédiatement la conscience explicite de soi. C’est là même qu’il exprime la possibilité du passage de l’immédiateté psychologique à l’immédiateté de la conscience de soi sans dédoublement. Si la conscience psychologique coïncide tout naturellement avec ellemême, la conscience dite philosophique coïncide par l’acte réflexif avec elle-même. De la même façon, pour Descartes, nous pouvons trouver, par l’acte réflexif, cette conscience de soi sans dédoublement. La recherche cartésienne d’une certitude première, certitude qui est une évidence immédiate, c’est, en un mot, expliciter l’acte même de l’esprit qui prend conscience de soi. Par l’intensification, il prend conscience, à l’instant même où il doute, de l’actualité de sa pensée, c’est-à-dire de l’acte de sa prise de conscience. C’est cet acte qui assure l’apodicticité de l’immédiateté du cogito. Car dans l’acte de la prise de conscience de Descartes, selon Thévenaz, “cette réflexion ne fait pas apparaître la moindre trace de dédoublement en conscience réfléchissante (ou sujet) et conscience réfléchie(ou objectivée).”(HRC, p. 113.) En fait, l’acte de penser de Descartes ne considère pas une conscience pensante comme un objet nouveau. Il voit simplement que la réflexion fait surgir l’immédiateté dans un acte et dans une actualisation. Si l’on décolle donc du présent, la certitude apodictique du cogito s’évanouit totalement. 340 En ce sens, notre auteur pourra dire que c’est dans l’action réflexive même que l’immédiat s’actualise en réfléchi : “la réflexion est une manière d’atteindre un immédiat explicite et fondé ; l’explicitation réalise l’amplification ou l’intensification d’une conscience embryonnaire et pour ainsi dire implicite parce qu’infinitésimale.”(HRC, p. 115.) Thévenaz précise ainsi que la réflexion nous permet d’atteindre l’immédiat explicite et que cette explicitation réalise à son tour profondément et richement une conscience embryonnaire et implicite. Pour que le passage de l’immédiat implicite à l’immédiat réfléchi se réalise sans saut et sans régression à l’infini, l’immédiat devrait se réaliser ou s’expliciter lui-même. Par l’auto-réalisation de l’immédiat, la conscience peut dépasser son caractère psychologique sans sacrifier son caractère immédiat 44 . Il est alors clair que le dédoublement de la conscience et la régression à l’infini ne sont plus inhérents à toute réflexion authentique. Il est donc possible d’assumer et de fonder un immédiat réfléchi en dépassant l’immédiat psychologique. Cette problématique de l’immédiateté nous a ainsi amenés à la question du soi implicite et du soi explicite. Pour expliciter plus profondément la conscience de soi, nous allons opposer deux types de réflexion utilisés pour le passage de la conscience implicite à la conscience explicite : l’un est la méthode d’analyse phénoménologique fondée sur l’intentionnalité, et l’autre la méthode d’analyse réflexive fondée sur l’attention. La réflexion, fondée soit sur l’intentionnalité, soit sur l’attention, vise à mettre la conscience en possession d’elle-même. Cependant, en ce que l’intentionnalité est la réflexion vers l’objet, la conscience, en se projetant hors d’elle-même, est dépossédée d’elle-même par son essence même. Pour Thévenaz, la réduction phénoménologique ne permet pas de la récupérer : “La conscience, prisonnière de sa propre intentionnalité, ne peut éviter de se perdre complètement dans l’objet visé qu’en se réfugiant – seule issue – dans une nouvelle dimension d’intentionnalité : le transcendantal. Mais comme le retour sur soi chez les phénoménologues ricoche perpétuellement en intentionnalité nouvelle, la conscience ou bien n’a plus d’attache avec l’être ou bien se définit ontologiquement comme un néant (chez Sartre).”(HRC, p. 117.) Dans la perspective phénoménologique, la 44 . Thévenaz en arrive ici à une nouvelle compréhension de la conception de l’immédiateté : “L’immédiat n’est donc plus simplement le donné premier et marginal comme chez Brentano ; il est, comme la « donnée immédiate » de Bergson, ce que l’on crée ou recrée par un long effort d’intuition, d’attention ou de réflexion. L’immédiat est un « donné » synthétique parce qu’il se donne à luimême.”(HRC, p. 116.) Cela revient à dire qu’il est impossible que la démarche réflexive aboutisse à un donné fixe, quoique l’on régresse si loin. On ne peut arriver qu’à l’originel mais non pas un donné. 341 conscience est en somme à découvert par sa structure intentionnelle et ne devient enfin rien. Autrement dit, la conscience ne peut plus posséder son essence en ellemême. L’explicitation de la conscience de soi amène ainsi Thévenaz à la philosophie du néant de Sartre. Notre penseur observe que la méthode de la réduction phénoménologique pénètre chez Sartre jusque dans la réflexion, jusqu’à l’Ego transcendantal de Husserl. Par la réduction sartrienne, la conscience intentionnelle se heurtera à une nouvelle phase : “Ainsi se maintient en elle un « nœud d’opacité» insurmontable, comme dit Sartre dans la critique pénétrante qu’il a faite de l’Ego transcendantal de Husserl [La Transcendance de l’Ego. Recherches philosophiques, VI, 1936-37]. Il faudra la radicalisation sartrienne pour que la conscience, conçue d’une part comme un « néant » et, d’autre part, comme une « conscience (de) soi », devienne translucide de part en part.”(HRC, p. 110.) Pour pouvoir éliminer le nœud d’opacité de la conscience, Thévenaz se propose ici de réintroduire une conscience immédiate de soi au fur et à mesure de la radicalisation de Sartre.45 Nous voyons maintenant que la conscience immédiate de soi est un facteur unique pour trancher le nœud d’opacité de la conscience intentionnelle. Le dynamisme centrifuge de la conscience intentionnelle de Husserl parvient, par la radicalisation phénoménologique de Sartre, à la néantisation de l’Ego transcendantal d’une part et d’autre part à dévoiler la dimension de la conscience immédiate de soi. Précisons maintenant la conscience immédiate de soi. N’oublions pas d’abord que la conscience de soi n’est pas épistémologique mais toujours métaphysique parce que le retour à soi exige inévitablement le doute méthodique ou la réduction phénoménologique. Autrement dit, “ce retour n’est qu’un dérivé ou un mode du projet intentionnel”, bref dans le retour à soi, “il n’y a pas d’immédiateté réflexive”(HRC, p. 118.). Au point qu’elle est l’attitude première et naturelle vis-àvis du monde, la phénoménologie n’aboutit pas à une ontologie explicite. Néanmoins, pour Thévenaz, “elle tend à faire du primat dans l’ordo cognoscendi un primat dans l’ordo essendi. Elle qualifie d’attitude « naïve » celle par laquelle, emportés par l’intentionnalité, nous nous engloutissons dans l’objet.”(HRC, p. 119.) Il y a là la « naïveté » de la phénoménologie : en se perdant dans l’objet, la conscience se livre plus profondément à l’intentionnalité elle-même. Autrement dit, 45 . En ce sens, B. Hort remarque bien : “L’attention et la récupération réflexive demeurent à l’horizon de la pensée de Pierre Thévenaz, mais l’ombre de la critique sartrienne de l’égologie, qui fait du « je » un pur néant qui éclate, vidé de toute dimension intérieure, en conditionne (et en complique) désormais le développement.”(B. Hort, Contingence et intériorité, op cit., p. 95.) 342 l’intentionnalité seule restera. Afin d’atteindre une conscience de soi plus originelle, inversement, il faut donc que l’on passe de l’objet au sujet transcendantal. En ceci, Thévenaz parvient à dire que la conscience de soi est réflexive : “Si cette conscience immédiate de soi n’était qu’implicite, elle ne saurait naturellement jamais être la première attache de la conscience à son propre être et à l’être en général.”(HRC, p. 119.) La conscience immédiate de soi ne doit donc pas être simplement implicite : elle doit être réflexive. En ce sens précisément, nous pourrons dire avec Thévenaz que “l’intentionnalité est la structure chronologiquement première de la conscience, mais la réflexion sa structure ontologiquement première ou originelle”(HRC, p. 119.). A partir de là, nous ne pouvons plus assumer cette prise ontologique sous la forme où l’envisageaient en particulier Descartes et Bergson. En somme, le problème de la conscience de soi est en face du nouveau stade, autrement dit la conversion du plan : la conscience de soi ne nous introduit pas à une assurance dans l’Etre, mais plutôt à la conscience de la condition humaine. C’est pourquoi nous sommes condamnés à repenser le problème de la conscience de soi. En somme, le cadre d’une ontologie classique n’explicite plus la conscience de soi dans la situation humaine. Pour remplir cette tâche nouvelle, Thévenaz essaie de faire une combinaison entre l’analyse réflexive et la phénoménologie : “L’analyse réflexive a une juste conception de la réflexion, mais peut-être une notion caduque ou insuffisamment élaborée de l’être ; la phénoménologie une juste conception de l’être, mais une conception trop objectiviste ou insuffisante de la réflexion.”(HRC, p.120.) C’est par l’association des deux méthodes, qui se fécondent l’une par l’autre qu’il voit ici une voie nouvelle de la pensée philosophique : Thévenaz note ici que ces deux méthodes ne sont pas juxtaposées en deux secteurs infranchissables, mais plutôt interpénétrantes. Autrement dit, il essaie la jonction de l’intentionnalité avec l’acte réflexif. Pour lui, étant donné que la structure réflexive de la conscience est plus radicale ontologiquement que l’intentionnalité, celle-ci doit s’encadrer dans celle-là. C’est pourquoi il se propose d’interpréter l’intentionnalité à partir de la réflexion à la différence de Husserl, Sartre ou Merleau-Ponty qui interprètent la réflexion à l’aide de l’intentionnalité : “L’intentionnalité, nous dit Thévenaz, peut bien être dévoilante et constituante du monde objectif, il n’en reste pas moins que la conscience de soi immédiatement réfléchie est encore un pouvoir constituant plus originel, un fait plus primitif.”(HRC, p.120.) Dès lors, la pensée de Thévenaz évite de retomber dans une 343 conception insuffisante de l’analyse réflexive et dans une conception trop objectiviste de la méthode phénoménologique. La recherche de la conscience de soi nous manifeste que l’intentionnalité s’enracine ainsi dans le champ de la réflexion, non pas dans l’Etre sur lequel une ontologie classique se porte. Voilà, il y a là le primat de la réflexion sur l’intentionnalité phénoménologique : la réflexion de la conscience de soi qui est le pouvoir constituant du monde ne naît pas de l’intentionnalité, mais l’inverse. Notre penseur insiste ainsi sur le primat de la conscience de soi sur la conscience du monde. “En d’autres termes, écrit R. Schaerer, il conviendrait de remonter, par delà les structures transcendantales et les visées intentionnelles, à ce pouvoir constituant de la conscience de soi que la démarche réflexive seule peut atteindre, pouvoir qui surgit à l’origine de nous-mêmes et de notre univers, comme un acte à la fois créateur et menacé.” 46 Ici, nous pouvons voir les intentions et les implications profondes de Thévenaz qui se poursuivront en fin de compte dans la philosophie sans absolu. L’explicitation de la conscience de soi se fait ainsi par la méthode réflexive et l’intentionnalité : si la première relève du rapport à soi, la dernière relève du rapport au monde. En fonction de la jonction de ces deux méthodes, en évitant de retomber dans une conception insuffisante de la méthode réflexive et une conception trop objectiviste de la méthode phénoménologique, Thévenaz présente une nouvelle voie de la pensée philosophique : le primat de la réflexion sur l’intentionnalité phénoménologique. Ce primat de la réflexion nous conduira à prendre plus profondément conscience de la situation humaine et alors de nous-mêmes dans notre condition humaine. En ce sens, Ricoeur remarquera que le projet de la philosophie thévenazienne est en route, en devenir : “la philosophie de Pierre Thévenaz, parce qu’elle est une rigoureuse philosophie de la réflexion, ne peut achever son mouvement vers l’en-deçà…” 47 A cet égard, il nous fait prendre conscience du primat de la philosophie de l’insécurité sur la philosophie de l’être. La première précède et introduit la dernière, non pas l’inverse. 46 47 . R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 173. . P. Ricoeur, “Pierre Thévenaz. Un philosophe protestant”, op. cit., p. 25. 344 2. LA SITUATION DU DEPART : UNE έποχή RADICALE La philosophie veut, en dernier ressort, parvenir à l’incontestable ou à la vérité par la contestation permanente. En ce sens, la contestation est à la fois un facteur essentiel de la réflexion philosophique et un élément de la radicalisation de l’entreprise philosophique. Afin d’être fidèle à l’expérience qui éveille la raison ellemême, elle doit se donner constamment un autre statut par la contestation. Si la raison humaine est ouverte toujours au renouveau de l’expérience, elle se transforme et est sans cesse renouvelée par sa contestation. En ce sens, Thévenaz dira : “L’incontestable est-il le mirage de la philosophie, la carotte suspendue devant le nez de l’âne pour le faire avancer, tandis que la contestation serait l’histoire réelle, la démarche effective d’une réflexion philosophique millénaire ?”(CRP, p. 18) Pour mieux dire, “non seulement la contestation à titre négatif ou polémique est un élément essentiel de la réflexion philosophique, mais elle mérite qu’on s’interroge sur son apport positif à une radicalisation de l’entreprise philosophique.”(CRP, p. 19) La contestation est ainsi non seulement une arme pour des combattants, mais surtout un élément inévitable à une radicalisation de la philosophie. Il est indéniable que l’histoire de la philosophie est celle de la contestation48 qui poursuit la radicalisation du problème philosophique. Or, dans le cheminement vers la radicalité, le questionnement philosophique a tendance à être en face d’un scepticisme larvé ou d’un irrationalisme autodestructeur. Cette tendance est en relation intime avec la situation du départ qui nous amène à celui de la conscience de soi. C’est pourquoi nous allons analyser le problème de la situation du départ. Comme nous l’avons vu, en ce que la prise de conscience commence par expliciter la conscience de l’aporie, la recherche de la situation de départ va donc de pair avec la méthode de la prise de conscience. Celle-ci fera apparaître la situation du départ. Expliciter la conscience de l’aporie, c’est donc préciser le problème de la situation de départ qui est le problème de l’enracinement de la pensée. Mais, il 48 . Nous pouvons confirmer ce fait dans l’histoire de la philosophie avec Thévenaz : “Antilogie du sophiste, doute radical et systématique du sceptique, doute méthodique et « hyperbolique » de Descartes, critique de Kant qui fait comparaître la raison devant un tribunal inflexible, contestation systématique de l’absolu et de la métaphysique chez les relativistes et les positivistes, έποχή phénoménologique, voilà autant d’exemples qui montrent que la contestation en philosophie, lorsqu’elle devient radicale, ne signifie pas une sorte d’hypertrophie du négatif, de stérilisation ou de blocage de la réflexion : elle peut parfois imprimer un élan rénovateur et libérateur à la réflexion, la conduire vers une radicalité plus fondamentale.”(CRP, pp. 18-19.) 345 semble que le philosophe parle peu ou ne parle pas de cette situation de départ sauf comme d’un tremplin. Thévenaz précise pourquoi : “Il tend à l’escamoter, et c’est naturel puisque cette structure est pré-philosophique et qu’il a le sentiment très net qu’elle est trop personnelle et contingente, que l’important n’est pas là mais plutôt dans la démarche de réflexion et dans l’effort de fondation (de recherche des fondements rationnels) qui vient ensuite.”(CRP, p. 74.) Le philosophe ne doit pas négliger la signification philosophique de cette situation de départ. Car sinon, une philosophie naîtra uniquement de l’application d’une méthode à cause de son apanage contingent. En essayant ainsi de cerner le lieu et l’importance de la situation de départ, Thévenaz met l’accent sur sa contingence naturelle. Mais, dans la contingence de la situation de départ il voit surgir « une exigence de fondement » et « un appel à la nécessité » au lieu de « la gratuité subjective de l’expérience » : “Cette contingence n’est pas un caractère donné et essentiel de cette expérience. C’est l’expérience d’un manque de nécessité, d’un vide qui réclame impérieusement d’être comblé. En cela cette contingence n’est pas du tout exclusive d’un fondement nécessaire. On pourrait parler ici de nécessité embryonnaire, non encore explicitée : de même que pour Leibniz la perception est une aperception encore confuse, la contingence serait ici une nécessité encore enveloppée, infiniment petite, appelée à se déployer en nécessité rationnelle, en conscience de nécessité.”(CRP, p. 76) C’est pourquoi le philosophe ne doit pas remettre en question la situation de départ, mais plutôt tenter de fonder et consolider la situation de départ. Il s’agit donc de la situation de départ même qui est essentiellement problématique : étant donné que la situation de départ n’est pas fondée, elle demeure contestée essentiellement. A cet égard, nous pouvons dire que le philosophe repose sa recherche sur l’assurance incertaine et non fondée. En ce sens, le problème de la situation du départ est un problème inévitable du philosophe. Si nous voyons dans la situation de départ la réalité d’une conscience embryonnaire de soi, il s’agit maintenant de savoir comment faire surgir cette conscience embryonnaire. A la différence de la conscience implicite de soi, la conscience embryonnaire est le premier surgissement de la conscience de soi. Si tel est le cas, comment passer de la conscience implicite à la conscience embryonnaire et explicite ? En d’autres termes, comment faire surgir une conscience de soi de la raison sous l’effet de l’imputation de la folie ? 346 Thévenaz observe ici que la conscience de soi accompagne la conscience implicite lorsqu’on saisit les résultats par la raison en toute connaissance rationnelle du monde : “Dans la conscience de l’objet de pensée 2 + 2 = 4, il y a implicitement la conscience : « je suis raison » ou « j’opère comme raison » ou « la raison est accordée à la réalité » ou toute autre expression d’une conscience de soi de la raison. Mais elle reste implicite et surtout inutile dans le travail rationnel lui-même.”(CRP, p. 79.) Nous voyons que la conscience implicite existe tout comme la conscience explicite. Toutefois, le fait existant de conscience implicite n’assure immédiatement pas sa transformation en conscience explicite. Ce qui est ici explicite, c’est seulement le fait qu’il y ait une conscience implicite, mais pas la conscience implicite ellemême. Il faudrait distinguer : d’une part la conscience explicite de sa conscience implicite et d’autre part la conscience implicite elle-même. Ici, il se peut que ce problème de l’entremêlement inextricable puisse être tranché, en embrouillant l’implicite et l’explicite, c’est-à-dire en disant que “mais bien entendu, c’est moi, ce n’est que moi, je ne suis qu’une seule et unique conscience”(CRP, p. 80.). Mais, Thévenaz n’accepte pas cette solution, puisqu’il se rend compte que ce dédoublement n’est pas irrémédiable, par les phénoménologues, en particulier Husserl et Sartre. Il s’agit donc maintenant de savoir comment passer de l’implicite à l’explicite. Sommes-nous condamnés alors à nous installer dans ce dédoublement de la conscience pour rendre possible le passage de l’implicite à l’explicite ? Quant aux phénoménologues, tout passage de l’implicite à l’explicite s’opérait par une sorte de conversion ou de réduction. On pourrait parvenir sans doute à expliciter l’implicite par la réduction de l’objet. Thévenaz précise ce point : “Si la conscience implicite nous est donnée comme accompagnement d’une conscience intentionnelle (donc explicite) d’objet, il ne sera possible d’expliciter la conscience implicite qu’en mettant hors circuit la conscience d’objet. Dès lors, la conscience, prenant dans le champ de sa visée ce qui restait implicite, est à même de le dévoiler, de le faire passer du latent au patent.”(CRP, pp. 80-81. ) Nous voyons ici qu’il est possible de passer l’implicite à l’explicite sans dédoubler la conscience. A première vue, il semble que ce passage explicite, par la mise hors circuit de l’objet, la conscience implicite. Toutefois, pour Thévenaz, les phénoménologues se trompent au point précisément qu’ils imaginent que cette explicitation ne consiste qu’à une conversion en une conscience intentionnelle d’objet. Car dans ce cas-là, “ce qui revient 347 purement et simplement à opérer une conversion d’intentionnalité de l’objet visé sur un nouvel objet qui est le sujet implicite mais qui, du fait d’être visé, deviendrait objet en même temps qu’explicite. Si tel était vraiment le cas, il n’y aurait naturellement de conscience explicite que dédoublée.”(CRP, p. 81.) Mais, dans la mesure où il y a une conscience explicite non dédoublée, à savoir la conscience de soi, on peut voir que ce n’est pas nécessairement le cas. En outre, par l’accusation de folie, la raison perd jusqu’à son assurance vitale. En somme, cette accusation pénètre de part en part en tout domaine de la raison sans aucune exception. Donc, comme toutes les méthodes de la raison doivent être réduites, la méthode de réduction par la raison doit l’être en dernière analyse également. La raison est en fin de compte ramenée à sa condition toute nue, réduite d’une façon radicale. Cette problématique de notre penseur l’amènera à ressaisir d’une façon plus profonde et originale la méthode phénoménologique, en dépassant les trois réductions : eidétique, phénoménologique et transcendantale. En se laissant touchée par l’accusation de folie, pour lui, la raison “subit une réduction radicale”(CRP, p. 81.) Cette réduction nous amènera à l’impasse intérieure : “A qui lui servirait une simple conversion d’intentionnalité : c’est l’intentionnalité comme telle, en même temps que toutes les prétentions méthodiques de la raison, qui sont en cause.”(CRP, p. 82.) Tandis que les trois réductions opérées jusqu’ici ont pour effet de faire apparaître la conscience, la réduction de l’intentionnalité comme telle ne fait pas apparaître une nouvelle intentionnalité, mais plutôt fait tomber la raison dans une aporie fondamentale. Par cette réduction radicale qui éclate par sa radicalité les trois premières réductions, la conscience sera en face d’une nouvelle situation. Il s’agit donc d’une conscience dévoilée par les trois réductions déjà mentionnées. En somme, nous sommes arrivés, par l’imputation de la folie, à un renversement radical : “la réduction n’est plus un artifice méthodique de la raison, manipulé par elle, mais elle est devenue la condition même de la raison.”(CRP, p. 82.) Pour Thévenaz, la notion de la réduction au terme des phénoménologues ne touche pas la raison comme telle puisque ces trois réductions – phénoménologique, eidétique, transcendantale – proviennent de celle-ci. En un mot, dans la perspective phénoménologique, réduire, c’est pour faire apparaître la conscience, mais non pas la réduire. Mais, c’est la conscience elle-même qui est maintenant radicalement réduite 348 par l’imputation de folie possible. Une telle réduction49 sera alors maintenant une condition du dévoilement de la nouvelle situation de la raison. Dès lors, au fur et à mesure que la conscience implicite de soi se transforme subitement par la réduction en conscience de condition de la raison, la conscience se mettra à reconnaître la réduction radicale comme situation de départ, comme sa condition fondamentale. Mais, pour Thévenaz, même si « dés-implicitée » par la réduction, la conscience devient conscience de condition, la conscience implicite ne devient pas immédiatement une conscience explicite, mais seulement une conscience embryonnaire de soi et de sa condition : “La réduction de la raison, déclenchée par l’accusation de folie, dévoile la conscience embryonnaire de condition non dédoublée.”(CRP, p. 83.) Si cette conscience est d’abord conscience d’ignorance, il s’agit d’une ignorance de soi. En ce sens, pour Thévenaz, la conscience de condition n’est d’abord qu’une conscience d’ignorance de soi. C’est la réduction même qui fait surgir une conscience explicite de soi encore embryonnaire, mais non dédoublée. En s’éveillant ainsi à elle-même par la réduction radicale, la raison parvient enfin à prendre conscience de sa nouvelle condition : c’est sa conscience « embryonnaire » qui est conscience de condition. En d’autres termes, l’expérience de l’ignorance de soi fera prendre à la raison conscience de sa condition qui est devenue une question pour elle-même. En amplifiant et explicitant sa conscience « embryonnaire », la raison sera donc à même de se détacher de son aporie. Lorsqu’elle a ainsi réduit ses propres certitudes, la raison prend conscience de sa condition et cette prise de conscience de sa condition implique que la raison ne part pas de rien, ou d’une table rase, ou d’un point de départ absolu. Nous pouvons maintenant voir que le point de départ absolu n’est qu’illusoire et le point de départ de rien ou d’une table rase n’est que faute. “Cette situation de départ, nous dira Christoff, n’est donc pas un néant pur, ou encore une plate-forme de principes indiscutables, soigneusement inventoriés, que l’on pourra oublier au fur et à mesure 49 Cette méthode de réduction se distingue nettement de celle de Descartes ou de Husserl. Thévenaz observe que les réductions successives cartésiennes dans la Première Méditation représentent « une manière de sérier les difficultés » et « de les éliminer successivement » pour arriver à la connaissance certaine : “Après la situation initiale de doute et d’incertitude, Descartes réussit par réduction à atteindre une nouvelle situation de départ, celle du cogito qui lui assurera une récupération possible des certitudes et de la rationalité du monde désormais ancré dans le cogito et garantie par Dieu.”(CRP, p. 102.) Après avoir montré que la réduction cartésienne le fait parvenir à la situation de départ, il continue à montrer que la réduction husserlienne le fait atteindre également la situation de départ : “Chez Husserl, la réduction ne nous fait pas passer d’une situation d’incertitude à une situation de certitude, elle nous fait décoller du monde et nous ouvre le champ nouveau de la conscience transcendantale, source de sens.”(CRP, p. 103.) A la différence d’une telle réduction de Descartes ou de Husserl, la méthode de la réduction selon Thévenaz ne nous fait jamais décoller de notre situation de départ, mais nous y fait ancrer de plus en plus solidement. 349 qu’on construira le système. La situation de départ ne se laisse pas abandonner, elle est la condition même que la raison assume, et qu’elle ne perd pas.”50 C’est par de là même que nous pouvons arriver à comprendre d’une façon nouvelle la situation de départ : celle-ci est la condition de la raison. Cette condition, c’est la conscience de soi, le rapport à soi. A la différence de la réduction de Descartes et Husserl, Thévenaz introduit ainsi une réduction radicale dont la méthode ne nous décolle pas de la situation de départ. C’est-à-dire, par la réduction, le fait que nous sommes enracinés solidement dans la situation de départ se dévoile toujours plus explicitement : “La situation de départ, nous dit Thévenaz, n’est ni éliminée ni surmontée. Elle subsiste, non pas dans la forme encore embryonnaire où la conscience la saisit, mais comme une condition qui se confirme à mesure que la réflexion avance.”(CRP, p. 103.) A mesure que toute évasion devient de moins en moins possible, la situation de départ se radicalise et devient notre condition. Cette situation fait de plus en plus corps avec nous et fait le monde extérieur en tant que condition de l’homme assumée assimiler de plus en plus à l’homme. A ce point, il est évident que cette situation n’est pas donnée, mais plutôt toujours plus assumée. A partir de là même, on arrive à un nouveau plan par rapport à la thèse de la possibilité de folie qui était, pour la raison, au départ seulement une possibilité logique non exclue, non pas un fait d’expérience : la condition de folie possible est pour Thévenaz maintenant reconnue comme un fait et assumée comme telle par le mouvement de la conscience : “La conscience en s’explicitant n’a pas transformé une folie possible en folie effective, elle a transformé une simple possibilité logique envisagée en une possibilité assumée et par là-même en une condition de fait.”(CRP, p. 105.) La philosophie ne peut se maintenir dans le domaine des possibilités ou des probabilités, en sorte qu’elle ne pouvait manquer de transformer la possibilité en fait réel. Vu que le possible ne peut pas se réaliser par la seule puissance de la pensée, celle-ci devrait assumer les possibilités en condition de fait. En bref, la condition de folie possible de la raison est devenue celle de fait. Dans cette idée, analysons maintenant l’influence que l’imputation de folie exerçait sur la relation entre la raison et le sens. En effet, le sens même de l’entreprise de la raison, c’était de découvrir un sens dans le monde. La raison ne doutait donc pas jusqu’ici qu’il y avait du sens dans le monde et qu’elle avait un 50 . D. Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE THEVENAZ”, op. cit., p. 239. 350 sens : avant que la raison ne prenne conscience de sa folie, ce fait n’est pas mis en cause. Mais, par l’imputation de folie, en envisageant la possibilité logique de la folie, la raison parvient à mettre entre parenthèses le sens du monde, le sens de la raison qui ne faisait pas problème et était tout naturel. “L’expérience chrétienne de la possible folie de la raison, l’accusation de folie portée par l’Apôtre contre la sagesse de ce monde, écrit Jervolino, représente alors une époché nouvelle et plus radicale, une mise entre parenthèses non plus du « fait » ou du « monde », mais du « sens », une rupture qui est en même temps la condition, selon l’intention profonde de toute authentique réduction phénoménologique, pour qu’apparaisse le vrai sens de ce qui est « réduit » : dans ce cas, le sens humain de la raison, le sens du sens.” 51 L’accusation de la folie contre la sagesse de ce monde nous apporte en un mot une suspension du sens. Nous nous heurtons ici à un fait très important : “Mais comme le sens est la substance même de la raison, c’est en somme elle-même qu’elle a mise entre parenthèses. C’est une έποχή radicale qu’elle a opérée, la plus radicale qui, à vues humaines, puisse être entreprise.”(CRP, p. 59.) De là, la raison prend pour la première fois ses distances vis-à-vis de son propre sens. La mise entre parenthèses du sens peut la faire tomber dans le non-sens et la déraison desquels la raison voulait précisément se défendre. Un vent de folie la fait se familiariser avec le non-sens et la déraison. Si tel est le cas, sommes-nous tombés, par la mise en question radicale, dans le scepticisme ou l’irrationalisme autodestructeur, au point que, par l’έποχή radicale du sens, la raison se retrouve à découvert du côté du non-sens ? Mais, au contraire, la méthode de réduction phénoménologique nous permet d’éviter radicalement le risque de scepticisme ou d’irrationalisme52. Car la méthode de réduction consiste non pas à mettre en doute mais à mettre entre parenthèses ce qui jusqu’alors ne l’avait jamais été. En effet, la suspension de sens vise non pas à annihiler l’effort ou la valeur de la raison, mais à proprement parler à problématiser la raison elle-même. En fin de compte, l’imputation de la folie possible permet à la raison de prendre conscience que ce dont il s’agit ici, c’est son être même, son statut ontologique. D’ailleurs, l’interrogation de la mise en question philosophique n’est pas sceptique par essence et n’est pas nécessairement destructrice de l’évidence. 51 . D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 182. Husserl précise que “cette époché phénoménologique, ou cette mise entre parenthèses du monde objectif, ne nous mettent donc pas face à un pur néant. Au contraire, ce que nous nous approprions, et justement par ce biais, ou, plus précisément, ce que moi qui médite je m’approprie par ce moyen, c’est ma vie pure avec toutes ses visées et tous ses vécus purs, c’est-à-dire la totalité des phénomènes au sens de la phénoménologie.”(Husserl, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, présentation, traduction et notes par MARC De Launay, pp. 63-64, PUF, Paris, 1994.) 52 351 C’est simplement le rapport de la raison aux évidences qui se modifie fondamentalement par l’interrogation. En fait, la contestation sceptique et irrationaliste n’est radicale négativement que par sa volonté destructrice. A cet égard, grâce à la mise entre parenthèses révélante, nous sommes amenés au déplacement du problème de la raison : le passage de la raison-instance à la raison-être. Opérées à partir d’une situation de départ, toutes les réductions marquent les étapes de l’explicitation de la conscience de soi. A cet égard, la méthode de la réduction va de pair avec l’amplification de la conscience de soi. Dans la mesure où la conscience implicite de la raison se dévoile par la réduction, nous pouvons dire que celle-ci devient la condition d’une nouvelle conscience de soi. La raison ne pourra alors se détacher de l’aporie qu’en explicitant sa conscience embryonnaire de condition. La situation de départ et la réduction nous permettent de prendre une conscience embryonnaire : la raison commence pour la première fois à se regarder d’un œil nouveau et à comprendre sa condition en situation. Husserl vise aux réductions eidétiques et transcendantales de la raison elle-même pour faire apparaître la conscience transcendantale mais ne réduit pas la conscience elle-même. Mais, il s’agit ici de mettre entre parenthèses la raison elle-même. Mise entre parenthèses, la raison elle-même est appelée à se reprendre elle-même. Donc il n’y a pas d’autre chemin que celui de la conscience de soi. L’appel à une nouvelle conscience de soi commencera par faire éclater l’autisme de la raison puisque celui-ci enferme la raison dans l’ignorance de soi. 3. BRISURE DE L’AUTISME Ce terme d’autisme que Thévenaz a emprunté en psychologie est utilisé pour indiquer tout simplement l’état mental de l’individu sans aucun contact avec la réalité en l’appliquant au domaine de la philosophie. “L’autisme, nous dit Thévenaz, par définition, s’ignore lui-même parce que le soi s’est vraiment perdu en lui-même, plongé dans une subjectivité sans référence objective externe.”(CRP, p. 51.) Or, l’autisme de la raison est évidemment contradiction dans les termes puisque la raison est critique par nature et donc ouverte à autrui. Néanmoins, il n’en reste pas moins que nous sommes à même de parler de l’autisme de la raison dans la mesure où nous 352 pouvons parler de l’autisme d’un enfant et d’un aliéné : “Si l’on parle de l’autisme d’un enfant qui n’a pas encore conscience de son moi (découvert peu à peu grâce à la réciprocité des consciences et à l’expérience-choc d’autrui), si l’on peut parler de l’autisme d’un aliéné qui s’enferme en lui-même et perd la conscience de soi, il sera permis également de parler de l’autisme de la raison.”(CRP, p. 51.) Notre penseur assure ainsi que cet autisme est déjà répandu en nous. Alors, il s’agit maintenant de briser avec les psychologues un tel autisme. Mais, l’autisme ne peut jamais se briser lui-même. Pour briser l’autisme, il faut que survienne un choc surgi de l’extérieur. Donc, Thévenaz dira : “la raison n’aurait aucune raison de sortir de son autisme par elle-même. Aucun effort de radicalisation consciente de l’autocritique la plus aiguë ne parviendrait à l’entamer. L’autocritique ne fait que vous enfermer encore davantage dans l’autisme.”(CRP, p. 53.) Dans la mesure où elle ne peut pas découvrir en elle-même de raison de douter de son bon sens dans n’importe quelle situation, la raison ne peut être jetée hors d’elle-même par aucune expérience qui la conteste de l’extérieur. Donc, il est clair que la philosophie critique n’est pas en dehors de l’autisme, parce que l’autocritique ne peut jamais s’approcher de l’autisme par elle-même et qu’elle occupe toujours encore l’instance critique et le centre critique : “Aucune autocritique, nous dit Thévenaz, si impitoyable qu’elle puisse être, ne peut réduire l’autisme, ni entamer jamais l’instance critique ; car plus on renforce l’autocritique, plus on renforce et absolutise l’instance critique, l’auto, donc l’autisme.”(HRH, p. 171.) Pour autant qu’elle occupe la place du jugement, la raison critique ne peut ni sortir d’elle-même, ni avoir aucune raison de sortir de son autisme. Alors, comment la raison pourra-t-elle se libérer de son autisme ? Il est ainsi évident que la raison ne peut pas briser son autisme dans, par et d’elle-même, parce qu’elle ne peut manquer de s’appuyer sur une assurance naturelle qu’elle ne connaît pas. Si nous reconnaissons que la raison ne peut nullement dépasser l’autisme à elle seule et que, d’ailleurs, l’auto-critique ne nous en donne pas la sortie et, plutôt, fait renforcer seulement l’autisme, pour cela, qu’est-ce qu’il faut ? Dès lors, la réponse se donne : ce serait la crise de soi qui provient de l’expériencechoc. Alors, de cette expérience-choc chrétienne, en particulier de l’imputation de folie, Thévenaz s’orientera maintenant vers l’éclatement de l’autisme. Car, pour lui, l’imputation de folie lui fait, pour la première fois et une fois pour toutes, prendre conscience de son autisme. Dès que la raison est lancée hors d’elle-même par elle- 353 même, son autisme de fond lui est brusquement dévoilé. Autrement dit, la raison se rend compte qu’elle ne coïncidait plus avec elle-même. Ce décentrement en tant qu’autisme brisé permet donc à la raison de prendre conscience de soi. Nous pouvons donc voir que c’est par l’expérience-choc même que l’autisme de la raison éclate et de là, une nouvelle conscience de soi surgit. Pour échapper au point aveugle de sa vision, nous voyons l’expérience-choc de l’apôtre Paul qui bouleversa radicalement sa vie dans l’Evangile. L’apôtre Paul qui était sur le chemin de Damas, afin d’amener à Jérusalem ceux qui suivent la voie de Jésus-Christ, ne vit brusquement plus à cause de l’éclat d’une grande lumière venant du ciel. Comme à l’instant où Ananias imposa les mains sur Saul, “il tomba de ses yeux comme des écailles, et il recouvra la vue”53, les écailles de la raison seraient à son tour tombées par l’expérience-choc et elle retrouvera la vue. Cela veut dire que le remède du point aveugle de la raison peut être assuré, comme la guérison d’un aveugle, par l’intervention divine. Il est indéniable que le christianisme s’est consacré à décentrer la raison par l’imputation sur la sagesse humaine en fonction de la Parole de Dieu : cette imputation « la sagesse des Grecs n’est que folie devant Dieu » avait ouvert une crise du sens et du bon sens trop naturel et trop inné, ainsi que celle de la philosophie. Par le choc de cet événement, la rationalité a été contrainte à descendre dans l’histoire et le sens est exposé entièrement devant le non-sens : “C’est, écrit Thévenaz, parce qu’il est historique que ce non-sens est libérateur : il arrache la raison à son dernier reste d’inconscience, de sommeil dogmatique et d’évidences trop naturelles. Sans ce vent de folie de l’événement dérangeant et choquant ou de la contingence irréductible, la raison resterait attachée à son bon sens inconscient qui, s’il n’est plus inscrit dans un monde transcendant, l’est dans sa structure transcendantale.”(HRH, p. 171.) En somme, afin que l’autisme soit brisé, il est inéluctable d’actionner un choc extérieur. Ici, c’est la Parole de Dieu qui s’opère comme le choc extérieur. La réalité de la contingence, d’une histoire intraduisible rationnellement, ou le choc d’un événement fera éclater l’autisme tout en laissant radicalement à découvert la raison. La raison dans l’histoire parviendra ainsi à une crise radicale de sens en elle-même, en suivant l’abîme du non-sens possible dans sa contingence. Le processus de l’explicitation de la conscience de soi va ainsi de pair avec la brisure de l’autisme de la raison. Autrement dit, le mouvement de l’émancipation de 53 . La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Actes des apôtres 9, 18. 354 la raison se met à réduire les diverses formes autistiques de la rationalité. En premier lieu, nous mettons entre parenthèses la raison point de vue. En fait, la raison s’identifiait à son sens. Nous pouvons voir pour Husserl que la raison est donneuse de sens et elle est restée en dehors de l’objet de toutes les contestations. En d’autres termes, la raison était un centre de perspective. La raison en tant que point de vue était, par nature, « inconditionnée » : “elle n’avait pas de condition, comme les choses et les êtres et les hommes avaient leur condition de choses ou leur condition humaine. Elle n’était pas soumise à des conditions extérieures à elle ; elle était point de vue absolu ou inconditionné.”(CRP, p. 95.) Cela revient à dire que la raison était au-delà des choses et de leur condition. Autrement dit, la raison hissait elle-même, par la critique de l’objet ou par l’autocritique, au-dessus d’elle-même. Cette raison ne peut pas parvenir à se rejoindre elle-même ni à coïncider avec elle-même : “Une raison qui voit mais n’a pas conscience de soi est un point de vue sur elles, et si elle prétend se voir, se juger, se critiquer elle-même, c’est qu’inconsciemment, ne pouvant sortir de son autisme, elle érigera vite un petit observatoire implicite d’où elle se contemplera ou se critiquera.”(CRP, p. 95.) En fonction de sa réflexion critique, la raison s’aperçoit ainsi peu à peu qu’il y a un lieu de l’ignorance de soi, l’absence de conscience de soi en elle-même. Autrement dit, toute l’activité critique de la raison lui permet de se confirmer dans son autisme. Dans la mesure où l’autisme n’a qu’une conscience implicite à cause de l’ignorance de soi, il n’a pas de conscience de sa condition, pourrait-on dire. En ce sens, Thévenaz dira : “N’avoir qu’une conscience implicite de soi, c’est ne pas avoir conscience de sa condition, c’est, inconsciemment, rester dans un état de noncondition.”(CRP, p. 96.) En effet, la raison inconditionnée n’est d’autre que l’ignorance de soi. Or, si la raison est folle, ce n’est pas parce qu’elle est logique, selon notre auteur, “c’est bien plutôt dans le rapport qu’elle entretient avec sa logique : elle s’identifie entièrement à elle, n’a aucune distance par rapport à elle, bref aucun rapport à soi. L’autisme se caractérise par cette absence de conscience de soi. L’autiste est aliéné, mais aliéné dans son propre monde et son propre moi. Alors que pour l’homme sain d’esprit toute conscience d’objet est toujours accompagnée d’une conscience implicite de soi (parfois explicite), l’autiste ne l’a pas encore ou ne l’a plus : et c’est bien pourquoi il est aliéné.”(CRP, p. 93.) En somme, la raison inconditionnée est celle qui n’a pas conscience de soi et n’a qu’une conscience 355 implicite de soi. Elle marque en ce sens l’absence du rapport à soi qui est une sorte d’ignorance de soi. A partir de cette idée, Thévenaz se met à ébaucher une phénoménologie de la raison autiste dans son manuscrit inachevé. La raison autiste est celle qui ne prend pas conscience de soi et se renferme en elle-même. Cette raison se situe elle-même comme la raison point de vue, la raison instrument, la raison assimilatrice, la raison déductive, la raison preuve, et la raison divine. En premier lieu, la raison point de vue ne peut pas avoir la conscience explicite d’elle-même, puisqu’elle n’a qu’une conscience implicite de soi en raison de l’ignorance d’elle-même dans son autisme. Alors, pour réduire la raison point de vue, nous avons à repartir de la suspension radicale du sens qui est suspension de la raison elle-même. Car le sens de la raison allait de soi jusqu’ici et alors n’est jamais remis en cause. On découvrira que cet observatoire est abattu, à son tour, d’un coup par la suspension de sens. Car c’est exactement le juge lui-même que la question touche. A vrai dire, la raison est mise en cause et est « impliquée dans l’affaire ». La raison se sentira plonger dans la situation comme le font les hommes ou les choses, et ne sera pas non plus hors de question comme le tribunal. Nous pouvons donc dire que la réduction radicale de la raison point de vue dévoile enfin la conscience en situation ou la condition de la conscience ou la conscience de soi explicite. Dès lors, la conscience de soi surgit et l’autisme disparaît. C’est-à-dire, l’autisme brisé accompagne la conscience de soi. Le passage de l’autisme à la conscience de soi en vertu de la réduction revient à signifier la nouvelle dimension. En deuxième lieu, il y a la raison instrument sur la raison point de vue. Si la raison se met au travail sur un point de vue implicite, elle semble être utilisée comme la raison instrumentale : “il lui apparaîtra, nous dit Thévenaz, qu’il y a un centre de référence ou de perspective qui est son « moi » (implicite) et qui exerce une activité rationnelle de critique ou de contrôle, qui manipule des concepts, qui tire au clair les contradictions. La raison est alors l’organe, ou l’organon, de ce moi, l’outil ou l’instrument qui permet à ce moi implicite de mieux entrer en contact, plus profondément, plus réellement, avec les choses ou les êtres.”(CRP, p. 97.) En somme, la raison est un instrument qui est au service de l’homme pour consolider la vérité, pour construire l’objet ou pour édifier des systèmes. 54 Toutefois, par 54 Comme l’image de la raison instrument, on peut imaginer l’image de la raison assimilatrice qui dévore à belles dents toute réalité. Ce qui est étonnant, c’est que la raison ne se casse jamais les dents en digérant les réalités les plus coriaces. Autrement dit, l’instrument de digestion est à toute épreuve. 356 l’expérience de l’aporie fondamentale de la raison et de la suspension du sens, la raison instrumentale est réduite radicalement. Autrement dit, la raison ne peut plus être un instrument parce qu’elle n’a aucune utilité technique dans la mesure même où la conscience de l’aporie fondamentale marque une conscience de l’impuissance instrumentale. D’ailleurs, par la réduction de la raison point de vue, le support implicite d’une activité instrumentale s’effondre du même coup puisqu’un outil ne travaille que pour quelqu’un. Dès lors, la désinstrumentalisation de la raison dévoile encore une fois la conscience de condition. L’explicitation de la conscience de soi surgit pour ainsi dire de l’éclatement de la raison point de vue et de la brisure de la raison instrument. En troisième lieu, il s’agit de la raison divine. La tentation de la divinisation de la raison se présente de façon permanente. Dans la philosophie classique, comme on le sait bien, la raison de l’homme était parcelle d’une raison cosmique ou divine. L’homme dans l’antiquité dépassait par la raison sa limite, même jusqu’à voir le monde par l’œil de Dieu. L’homme parvient ainsi à la sagesse divine par la sagesse de ce monde. En ce sens, la sagesse de ce monde, autrement dit, la raison philosophique permet à l’homme d’échapper à sa triste condition existentielle. C’est la raison divine de la sagesse grecque qui confère au sage son autarcie. Mais, d’après notre penseur, “dans cette admirable autarcie nous devons reconnaître l’autisme d’une divinité qui n’est pas en situation comme le Jupiter des Mouches, mais, qui ne connaît pas de condition…”(CRP, p. 99) Pour ainsi dire, la raison philosophique des Grecs était divine, inconditionnée, et, alors, resté dans l’autisme. A partir de la Renaissance et au XVIIIe siècle, cette conception classique de la raison divine perd ses attaches divines sans pour autant perdre son autisme : ou bien la raison demeure une raison survolante ou bien elle devient une raison instrument aux yeux de Kant et des philosophes du XVIIIe siècle si bien qu’ils ne disent plus de la raison divine. En somme, l’autisme de la raison reste intact et le même qu’avant sauf dans le cas de Kant qui ouvre des perspectives toutes nouvelles par la révolution copernicienne. Thévenaz a saisi exactement ce phénomène : “Ils n’ont fait que séculariser une raison divine, mais la bonne conscience de cette raison humaine ou même athée témoigne du même autisme, de la même « inconscience » : elle se conserve soigneusement tous les apanages de la raison divine de jadis. Elle est donc La raison comme estomac peut mordre toutes ses proies par ses dents incassables en aucun cas. Pour Thévenaz, “Sartre a fait justice de cette conception de la raison. (Situations 1.) Mais la réduction radicale fait de la raison une raison exposée à la morsure des choses, exposée à être dévorée ou engloutie par la réalité.”(CRP, p. 98.) 357 restée divine malgré ses protestations d’athéisme.”(CRP, p. 100.) Ce mouvement de la sécularisation de la raison va de pair avec le dépouillement de la divinité de la raison et celui-ci est la condition de la conscience de soi. Nous pouvons voir ici le passage de la philosophie divine à la philosophie de la condition humaine. Néanmoins, comme l’indique bien Jervolino, nous nous heurtons à la tentation constante d’une divinisation de la raison : “A côté du mouvement de sécularisation de la raison, produit par le dynamisme historique même de l’expérience chrétienne et orienté dans le sens d’une prise de conscience de son caractère contingent et fini, d’une fondation de sa valeur autonome dans sa coextensivité à la condition humaine, existe un même mouvement de « sécularisation », mais opposé : la persistance sous forme laïcisée de l’idéal grec d’une « raison divine ».”55 En ce sens, les apanages de la raison divine subsistent toujours encore, malgré le mouvement de sa sécularisation. Pourtant, pour se détacher parfaitement de la divinité de la raison, il faut la réduction radicale de sens : pour autant que la raison ne connaisse pas la réduction du sens, elle risque toujours de tomber dans l’autisme. A cet égard, la réduction radicale est indispensable pour pouvoir l’affranchir de cette prétention divine ou excessive. De là, la raison sera en fin de compte réduite à son humanité : en prenant de plus en plus, par sa réduction purificatrice, conscience de soi, la raison commence à voir son humanité. L’humanité, c’est maintenant sa condition même. Si tel est le cas, assumer l’humanité comme la condition de la raison, n’est-ce pas à dire immanquablement que la condition de l’homme est triste et tragique ? En quatrième lieu, il y a la raison absolue. La raison croit être un objet absolu ou un sujet absolu, aussi longtemps qu’elle vit perdue inconsciemment en elle-même. Les philosophes depuis Descartes avaient tendance à porter la réflexion philosophique sur le sujet absolu. Le substantialisme de la raison exilé de l’objet absolu s’était abrité dans le sujet absolu à partir de la critique kantien de l’idée de substance. Nous pouvons trouver sans doute des exemples dans la philosophie moderne et contemporaine : les idéalistes comme Fichte, les transcendentalistes qui assumaient l’existence d’un Je pur ou Ego transcendantal en tant que centre de l’activité absolue de la raison, et les philosophes de l’analyse réflexive qui considéraient la conscience de soi comme une création active de soi par soi. Mais, comme l’indique Thévenaz, “tout en faisant déjà reposer la raison, non pas sur une 55 . D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 181. 358 essence mais sur une conscience, ou comme dira Sartre sur un absolu d’existence, cette conscience représentait un nouvel absolu, une sorte de point privilégié où la raison établissait ou découvrait son inscription dans l’être, son assise ontologique.”(CRP, pp. 107-108.) La raison se plaçait ainsi dans un centre de subjectivité absolue avec lequel elle coïncidait parfaitement, qu’elle saisissait de l’intérieur et qui lui assurait une prise ontologique absolue et immédiate. En un mot, l’absolutisme de la raison pénètre toujours dans toutes ces positions. Certes, dans ce cas, elle restait encore autiste, inconsciente d’elle-même et de sa folie possible. Mais, de même que la raison n’est pas un objet absolu, de même elle n’est pas davantage un sujet absolu. La prise de conscience de sa folie possible fait éclater l’autisme de la raison et la déboute de son point de vue absolu. Nous appellerons désabsolutisation ce mouvement décisif par lequel s’opère une transformation intime du rapport de la raison à elle-même ; le sujet de la connaissance se voit alors d’un œil nouveau. Selon l’objet de la réflexion, il y a deux désabsolutisations et une similitude profonde entre les deux mouvements : la désabsolutisation de l’objet par la révolution copernicienne de l’objectivité et la désabsolutisation du sujet par la révolution copernicienne de la subjectivité. D’abord, voyons la désabsolutisation de l’objet. Dans la révolution copernicienne de la Critique de la raison pure, Kant radicalise le problème des fondements et questionne sur le statut de la raison humaine. Cette interrogation conduit à une humanisation de la raison en rompant avec la conception classique de la raison divine et substantielle. Il avait chassé la notion d’objet absolu, car il avait découvert que les conditions de possibilité de la connaissance scientifique ne reposaient pas dans la chose en soi, mais dans la structure même du sujet connaissant. Il niait alors la chose en soi comme une réalité absolue : “La référence à l’en soi ou à l’absolu est, nous dit Thévenaz, supprimée. L’objet absolu est expulsé hors de la connaissance, hors de la philosophie. Ou plus exactement l’objet est désabsolutisé au profit du sujet qui est le fondement de la nécessité objective.”(CRP, p. 115.) Nous pouvons donc dire que l’objet absolu est complètement dépendant du sujet et alors n’est plus une essence en soi. Cela veut dire que la raison classique perd tout à fait son appui cosmologique et ontologique. Nous pouvons voir ici pour la première fois la rupture entre la raison et la réalité en soi. Dès lors, pour Thévenaz, “Kant procède à la déréalisation radicale de l’en-soi, qui n’est plus objet de connaissance parce qu’il n’est plus raison substantielle et qui n’est plus raison 359 substantielle parce qu’aucune intuition intellectuelle n’est possible, aucun accord intime et naturel entre la raison et les objets extérieurs.”(HRH, p. 166.) Kant visera donc à déréaliser l’objet absolu par le retournement copernicien. Mais, n’oublions pas ici que Kant n’exclut l’objet absolu de la philosophie que pour renforcer le sujet transcendantal qui devient un sujet absolu. Il réussit ainsi à désabsolutiser l’objet par le sujet. Nous pouvons voir aussi chez Husserl la désabsolutisation de l’objet qui découle de l’intentionnalité puisque cette dernière ébranle le centre de l’objet absolu. Par l’intentionnalité de la conscience, selon Thévenaz, “la notion même d’une réalité en soi ou d’un objet absolu devient absurde, impensable en tout cas ; et d’autre part l’idée(cartésienne, par exemple) d’une conscience fermée sur elle-même qui ne percevra pas le monde lui-même et qui aurait pour première tâche de s’assurer qu’elle perçoit bien la réalité « en original », est également exclue.”(HM, p. 48.) En somme, pour Husserl, la désabsolutisation de l’objet consiste à analyser le phénomène de la conscience qui est essentiellement intentionnelle. De là, nous pouvons voir que la désabsolutisation de l’objet s’opère de la part du sujet ou de la conscience. Comme Kant, Husserl fait ainsi du sujet transcendantal la citadelle sur laquelle toute la connaissance s’appuie. Mais, maintenant, il s’agit du statut de la raison qui se croyait divine et absolue. La rupture entre la raison et la chose en soi conduit Kant à la nouvelle compréhension sur la connaissance et la réalité : “cette déréalisation de l’en-soi, cette désabsolutisation de l’objet de connaissance est en fait bien moins une transformation de l’objet qu’une modification radicale du statut de la raison et, partant, de l’homme. Ici, encore, c’est la raison philosophique qui s’attaque résolument à un fond d’inconscience subitement dévoilé.”(HRH, p. 167.) C’est cette foncière inconscience d’une raison divine que Kant accuse. A partir de la rupture de la raison avec l’en-soi qui est l’objet absolu de la connaissance, Kant en vient enfin à détacher la raison du divin et à l’humaniser. Car la raison divine se dévoile comme l’illusion transcendantale. De là surgit l’autonomie foncière de la raison. La raison devient pour ainsi dire un pur pouvoir de l’esprit humain. La raison peut se donner sa loi par sa puissance de spontanéité, par les structures a priori. En posant le problème du fondement, et en prenant conscience de sa finitude et de sa situation, il est vrai que Kant a ainsi désabsolutisé la raison elle-même et l’a humanisé. 360 Cependant, de même que nous pouvons dire que la raison philosophique de Platon était innée aux réalités intelligibles ou, inversement, que les intelligibles étaient innés à la raison, de même nous aurons à en dire maintenant de la raison critique de Kant : “elle, écrit Thévenaz, est consubstantielle à ses propres structures ; elle est ses structures, elle est innée à ses propres structures a priori,… Autrement dit ces structures a priori sont données, sont comme une essence du sujet ; il y a un ensoi du soi, comme les intelligibles étaient la substance même de la raison. C’est dire que cette raison innée à elle-même, ce sujet absolu a une assurance en l’évidence rationnelle, qui reste naïve et infondée.”(HRH, p. 169.) Une raison innée à elle-même ou un sujet absolu est censé être toujours encore comme une sorte de substance ou essence. Mais, innée à elle-même, la raison est celle qui n’a pas encore le rapport à soi, la conscience de soi : elle fait fond sur sa propre évidence sans aucun doute. C’est l’auto-référence qui empêche la raison de se voir elle-même. Autrement dit, l’innéité de la raison à elle-même implique la raison inconsciente ou l’autisme de la raison, comme nous l’avons au plus haut. Comme l’indique bien notre penseur, “être inné à soi-même c’est être inconscient, c’est ne pas se voir soi-même. Comme l’œil, qui a un point aveugle, la raison, sur un point, reste inconsciente, comme aliénée en elle-même ; c’est le point précisément où elle s’appuie implicitement, où une assurance infondée l’aveugle tout en prétendant la soutenir.”(HRH, p. 170.) En ce sens, nous pouvons parler de l’autisme de cette raison. L’autisme ne peut pas être réduit par aucune critique. Nous pouvons voir ici que la place de l’intelligence antique est remplacée par les structures de la raison. Autrement dit, Kant n’avait fait que la moitié du travail. En somme, pour Thévenaz, “l’instance critique elle-même qui déréalise l’en-soi et trace les limites de la raison, cette instance n’est soumise à aucune critique ; ses décrets sont sans appel.”(HRH, p. 169.) Même si la raison critique a chassé l’objet absolu, le sujet transcendantal ou la raison absolu qui critique et juge, reste ainsi intact. Pour critiquer ou juger quelque chose, il faut que la raison s’appuie sur ses propres structures inébranlables puisque l’en-soi ou la réalité en soi a été éliminé. C’est pourquoi Kant tire, en dehors de toute historicité, une assurance d’une connaissance universelle et objective. L’accord entre la raison et l’évidence n’est donc pour lui aucunement touché. Il s’agit maintenant de désabsolutiser la raison elle-même qui a désabsolutisé l’objet. 361 4. DESABSOLUTISATION DE LA RAISON Pour soutenir l’entreprise de la connaissance, Kant s’appuie sur les structures a priori et universelles de la raison. Maintenant, de la même façon, ne faut-il pas poursuivre la même critique du côté du sujet et de l’instance critique elle-même? Autrement dit, ne faut-il pas dépasser l’intention de la révolution copernicienne de Kant et tourner notre regard vers l’intérieur ? De même que s’opère la désabsolutisation de l’objet en fonction du conditionnement de l’objet par le sujet, de même s’exige pour Thévenaz maintenant le conditionnement du sujet par le sujet luimême : “Cependant, le sujet pur, le Je transcendantal, qui est le nœud central des formes a priori de l’esprit, est le support de l’unité non seulement du moi, mais de la raison et du monde des objets. Le sujet ou la raison peut donc faire fond avec pleine assurance sur sa propre structure a priori : c’est le point solide où s’ordonne l’ordre de l’univers et où s’assure fondamentalement toute connaissance. La raison est maîtresse de son rapport au réel puisque le réel n’est réel que par la nécessité de ces formes a priori.”(CRP, p. 115.) Ainsi, pour Kant, ces structures a priori sont données comme une essence du sujet. Si nous acceptons la raison comme une instance, elle est hors de question. Le sujet de Kant reste ainsi absolu, autrement dit, un point de vue absolu sur le monde, même sur un monde déjà désabsolutisé par la révolution copernicienne. N’oublions pas ici que comme la révolution copernicienne est désireuse que l’objet se règle sur le sujet, l’absoluité des formes a priori n’est jamais entamée. Bref, rien ne peut entamer ou contester le sujet en tant que fondement de l’objet et de l’objectivité. Le renversement copernicien est ainsi content de désabsolutiser l’objet par le conditionnement de l’objet par le sujet. En dépassant la limite de renversement copernicien de Kant, voyons maintenant le conditionnement du sujet par le sujet lui-même. Comme nous l’avons vu plus haut, l’imputation de folie marque la liquidation de l’absolu du côté du sujet. Sans elle, cette liquidation de l’absolu n’a jamais sans doute pu être envisagée sérieusement par la raison. Mais, pour Thévenaz, par l’intervention de l’imputation de folie possible, la raison s’est transformée : “il fallait que fût mise en cause l’instance critique elle-même, sa compétence et son statut, il fallait que l’instance 362 critique se reconnût elle-même à découvert du côté d’une folie possible et qu’elle en tînt compte. Une raison ne peut être instance critique que si elle ne pose pas le problème de sa folie possible, si elle se croit innée à elle-même.”(CRP, p. 116.) Il y a là l’importance de l’imputation de folie possible. La raison ne doit pas s’arrêter à michemin l’interrogation philosophique sur les fondements. Cet effort radicalisateur fait voir à la raison sa condition humaine : “La raison n’a pas communication avec l’absolu : elle est humaine mais, en tant qu’humaine, elle ne porte pas non plus l’absolu en elle-même ; elle n’est pas une instance absolue non plus.”(HRH, p. 170.) Une raison point de vue qui se tient elle-même pour absolue ne connaît pas la possibilité de sa folie et alors seule autiste. C’est par l’imputation de folie que la raison est appelée à reconnaître radicalement l’impossibilité d’une raison point de vue, d’une raison maîtresse du réel. L’accusation de folie liquide en un mot le sujet absolu. Comme l’objet, le sujet absolu est cette fois-ci expulsé de la raison. C’est éliminer une nouvelle couche d’assurance naïve et infondée dans son innéité. Cette humanisation de la raison explicitera la condition de la raison et son historicité en chassant l’intemporalité et l’inconditionné qui sont attachées au sujet absolu. De là, la raison s’aperçoit que son instance critique à découvert par l’imputation de folie possible ne peut plus être soutenue. Néanmoins, si la raison veut toujours être instance critique, elle doit donc anéantir l’imputation de folie possible. Cela nous explique bien les raisons pour lesquelles Kant ne pousse pas jusqu’à la désabsolutisation du sujet : en dépit de son grand pas dans la désabsolutisation, à savoir du renversement valable du statut de l’objet, comme Kant ne pouvait jamais rencontrer la folie possible avec le problème des conditions de possibilité de la connaissance rationnelle et scientifique, il ne pouvait jamais trouver la raison de désabsolutiser la raison. Pour mieux dire, la raison chez lui reste transparente à ellemême, innée à elle-même pour que la chose en soi soit conditionnée par le sujet connaissant et que le sujet soit instance critique. Cependant, en présence de l’imputation de sa folie possible, la raison à découvert constate qu’elle n’est plus translucidité pure ni instance souveraine, comme nous l’avons vu précédemment. C’est-à-dire qu’elle a reconnu une foncière opacité en elle-même. L’hypothèse du malin génie de Descartes a ébranlé les évidences absolues de la connaissance. Car elle ne permet plus à l’homme de s’absolutiser. Elle rend aussi possible la conscience de soi par la découverte de la part de l’homme dans la connaissance. Pour Thévenaz, cette découverte permet de se passer de l’apothéose du 363 sujet jusqu’alors indispensable pour assurer le fondement certain de la connaissance : on se met à prendre conscience, “de façon d’abord tâtonnante”, que “la part de l’homme dans la connaissance n’est pas fatalement le péché originel de la pensée ou sa malédiction, ni le vice premier à surmonter”, mais au contraire “une condition positive de la connaissance (et même, chez Descartes, de son apodicticité)”( HRC, p. 193.). C’est la raison pour laquelle Thévenaz l'entend intégrer à sa théorie de la désabsolutisation de la raison. Le mouvement de la désabsolutisation de la raison va donc de pair avec la découverte de la part de l’homme : “Dès que la part de l’homme n’est plus conçue comme une aliénation du sujet et une altération de l’objet, l’homme n’a plus besoin de se porter lui-même à l’absolu pour atteindre la vérité ; le sujet se voit autrement lui-même et du même coup la vérité tend à changer de statut : de coéternelle à Dieu qu’elle était (Deus = veritas), elle devient vérité créée, pour parler le langage de Descartes.”(HRC, p. 194.) A mesure que des évidences absolues sont mises en problème par la menace du malin génie, par la découverte de la part de l’homme, Descartes unie la création des vérités éternelles et le nouveau statut du moi dans la conscience du je pense dans les Méditations. Pour éviter d’être la victime de cet absolu inconscient, soit de cogito transparent, soit d’instance critique, soit d’ego transcendantal ou d’absolu d’existence, il faut que la raison aille jusqu’à se demander si elle a raison. Autrement dit, elle a à opérer une époché radicale sur elle-même, de son sens radical. Dans ce cas, elle ne sera pas sans doute retombée dans la tentation de la raison divine et absolue dans ces résidus méconnaissables, avec sa tendance à l’inconscience. Face à l’événement historique et contingent, la raison se reconnaîtra maintenant elle-même contingente. En ceci, la raison pourra arriver à rejeter la vieille raison divine et an-historique : “Le sens qui est, nous dit Thévenaz, celui de son entreprise et de son activité reste en suspens, suspendu à l’acte même de la conscience qui l’affirme. La raison fait l’expérience radicale d’être entièrement à découvert et exposée, exposée au non-sens au lieu d’être posée dans le sens, et se demande : ai-je encore raison ?”(HRH, p. 172.) Pour ne pas être sacrifiée par la raison divine et an-historique, il faut que la raison reconnaisse qu’elle est complètement historique et contingente, conditionnée par la réduction radicale sur elle-même. La raison à découvert est maintenant lancée au non-sens. Au fur et à mesure qu’elle côtoie la folie possible, la raison assume sa situation de non-sens possible. De même qu’il est évident que nous sommes enveloppés par le non-sens dans le monde, 364 de même il est évident qu’il y a du sens au sein de la contingence et de l’historicité : “Mais ce sens, nous dit Thévenaz, est lui-même un sens « en condition » et non plus un sens dernier. Les vérités de cette raison humaine et historique restent des vérités, mais autrement situées, autrement fondées.”(HRH, p. 174.) La raison en vient à abandonner maintenant sa prétention absolue et insensée. Ce n’est pas la déclaration de la défaillance de la raison, mais celle de sa condition humaine. De là même, l’autisme de la raison serait guéri. La désabsolutisation permet ainsi à la raison de prendre conscience d’elle-même qui est en condition. Autrement dit, elle ne nous conduit ni à l’irrationalisme ni au scepticisme, mais plutôt, à proprement parler, fait éclater l’autisme de la raison. Ainsi donc, malgré la condition charnelle de l’homme et de sa raison, Thévenaz affirmera que la raison peut maintenir sa vocation universaliste, en identifiant la raison à l’homme à partir de la prise de conscience des exigences du protestantisme qui dédivinise et désabsolutise la raison. Dans la mesure où notre penseur amplifie infiniment la conscience par une époché radicale et décentre la raison, nous pouvons trouver ici une inspiration augustinienne sur la condition de la raison philosophique. 5. CONSCIENCE DE SOI Descartes a découvert le cogito comme le point de départ d’une connaissance inébranlable par la méthode réflexive. Si bien qu’il a bien commencé, il est retombé dans le substantialisme à cause de son saut irréfléchi à partir du cogito jusqu’à « un je pensant », ou jusqu’à Dieu. Accepter le cogito comme le fondement de la connaissance est autre chose, y voir l’expression de la conscience de soi, et par là d’une métaphysique valable. En éliminant progressivement les préjugés et les incertitudes de l’esprit, l’expérience du doute de Descartes fait couper par l’effacement successif tous les ponts avec le monde extérieur. Par rapport à cette expérience négative de Descartes, Thévenaz remarque un sens tout différent de sa réflexion : “au moment où le monde extérieur s’anéantit, soudain la conscience de soi éclôt d’elle-même et l’expérience réflexive va chercher, par un effort de volonté et d’attention, à intensifier et à amplifier ce premier germe de conscience de 365 soi.”(HRC, p. 89.) Cela revient à dire que Descartes n’a pas saisi le sens de la découverte par l’expérience du doute. Pour expliciter la conscience de soi dans le cogito, il passe du cogito au sum. Certes, le passage de la conscience immédiate de l’acte de penser à l’existence implique chez Descartes que l’action de ma pensée assure suffisamment mon existence : “De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.” “Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense…”56 En ce sens, Thévenaz dira : “La seule garantie de cette vérité est la conscience immédiate, amplifiée en conscience de son existence. L’unique garantie réside dans l’acte « se faisant », dans la pensée en train de se penser. Dès qu’on prendrait le cogito en dehors du « se faisant », toute certitude s’évanouirait.”(HRC, p. 92.) Si l’on détache le cogito de l’instant même de la prise de conscience, tout s’évanouit. Nous ne pouvons et devons saisir le cogito qu’à partir de l’«action de pensée». Pour ainsi dire, en dehors de l’acte de pensée, le cogito ergo sum perdra non seulement sa certitude mais aussi son sens. En revalorisant ainsi le sens de cette expérience de Descartes, dans son article intitulé “La conscience de soi dans le cogito cartésien” 57 et en soulignant l’intensification de conscience de soi, Thévenaz nous montre que Descartes est tombé dans le substantialisme réaliste. En fait, la conscience réflexive du cogito ergo sum n’est autre chose que conscience de la coïncidence entre moi pensant et moi étant, entre moi réfléchissant et moi réfléchi. Autrement dit, comme l’a bien indiqué Husserl, Descartes s’appuie sur “le fait que même un je doute présuppose le je suis”58 . En bref : “Cogito signifie donc : j’ai conscience d’être.”(HRC, p. 92.) A partir de là, le cogito se dévoile comme une substance en ce que mon acte de penser n’a besoin autre chose que de moi-même pour exister. C’est dire que l’assurance de son existence est dans l’action de pensée en tant que telle. Descartes a en quelque sorte considéré la conscience de soi ou la pensée comme la substance dans le 56 . Descartes, Œuvres de Descartes. Tome IX. Méditations et principes, op. cit., pp. 19 et 21. . Thévenaz, “La conscience de soi dans le « cogito cartésien »”, in L’homme. Métaphysique et conscience de soi, Neuchâtel, La Baconnière, 1948, pp. 17 à 35, Coll. Etre et Penser, XXVII. Republié in L’homme et sa raison, t. 1, op. cit., pp. 85-101. 58 . Husserl, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, op. cit., p. 65. 57 366 « cogito ergo sum ». En bref, le cogito ergo sum lui-même est pour Descartes l’affirmation de l’existence d’une substance59. Par une intensification continue de la conscience de soi, Descartes en vient à son tour au contraire à reconnaître que la pensée n’est pas la substance. Le je pensant comme substance est pour lui suspendu à l’actualité de ma pensée, en sorte qu’il ne peut subsister au-delà du présent dans les Premières Réponses et la Troisième Méditation. Lorsque Descartes se demandait dans la Troisième Méditation “si j’étais l’auteur de ma naissance et de mon existence”60, comme le dit Thévenaz, il devait entendre savoir “s’il avait en lui la puissance de conserver son existence”(HRC, p. 96.). Mais, selon notre penseur, Descartes se rend compte que “certain qu’il est que « rien ne peut être en moi dont je n’aie quelque connaissance » [les Premières Réponses.]”(HRC, p. 96.). Dès lors, il dira : “Dans mon impuissance à découvrir, en ma conscience actuelle de penser, la puissance de conserver mon existence, je découvre maintenant que je ne suis pas l’auteur de mon être. L’intensification de la conscience de soi conduit Descartes à la connaissance qu’il est, en tant que chose pensante, une substance finie, «une chose imparfaite, incomplète et dépendante d’autrui »[Troisième Méditation].”(HRC, pp. 96-97.) De la sorte, par l’intensification de la conscience de soi, Descartes approfondit la notion du cogito comme existencesubstance et amplifie sa conscience de soi comme substance finie en découvrant qu’il n’y a pas en sa pensée de cette puissance de conserver son existence. Alors, le je pensant ne suis plus une substance au sens où Descartes l’avait définie. La reconnaissance de cette imperfection de la substance pensante ne signifie pas une restriction apportée au sum mais tout au contraire son explicitation. En développant cette idée, Descartes introduira l’idée de l’infini de l’idée du fini, non pas l’inverse : “je suis donc, Dieu est”61. Comme le dit Thévenaz, dans la perspective cartésienne, le point de départ de ce passage est ainsi le je pensant et fini : “je découvre dans mon sum une imperfection qui est la marque d’une perfection que je ne suis pas. Dans la conscience de ma finitude, dont témoigne mon doute 59 . A la différence de Descartes, Merleau-Ponty pense que le « Je pense » ne contient pas complètement le « Je suis », puisque “ce n’est pas le Je pense qui contient éminemment le Je suis, ce n’est pas mon existence qui est ramenée à la conscience que j’en ai, c’est inversement le Je pense qui est réintégré au mouvement de transcendance du Je suis et la conscience à l’existence.”(M. MerleauPonty, Phénoménologie de la perception, p. 439, Gallimard, Paris, 1945.) 60 . Descartes, Œuvres de Descartes. Tom IX. Troisième Méditation, op. cit., p. 38. 61 . Descartes, Œuvres philosophiques. Tome I(1618-1637), Regulae, XII, op. cit., p. 148. Descartes précise ici le sens de « sum ergo Deus est » : “ainsi, j’ai beau pouvoir conclure avec certitude, à partir du fait que je suis, que Dieu est, je ne puis pourtant pas affirmer, de ce que Dieu est, que j’existe moi aussi.”(Ibid.) 367 même, est présente l’idée d’infini. Cette présence m’était restée inaperçue jusqu’ici, comme le cogito était d’abord inaperçu tant que mon attention était restreinte et ma conscience embryonnaire.”(HRC, p. 98.) En d’autres termes, nous pouvons dire que la présence de l’infini s’était cachée dans l’absence de la conscience de la finitude. En fonction de l’explicitation de la conscience de soi, Descartes s’aperçoit que l’homme et sa pensée sont imparfaits et refuse alors la définition de l’homme par l’essence absolu des scolastiques. En ce sens, nous pouvons comprendre autrement le sens de Cogito ergo sum, sum ergo Deus est : “la démarche des Méditations est moins une découverte de Dieu ou une preuve de l’existence de Dieu qu’une désabsolutisation de la raison et la reconnaissance de sa finitude humaine devant l’Infini.”(HRH, p. 154.) Dans cette idée, Thévenaz reprend à son compte la méthode de la démonstration ontologique de Descartes : il se dévoile ici que la conscience de la finitude est ainsi coextensive à celle de l’infini. Par une intensification de la conscience d’être de Descartes, nous découvrons donc en nous le sens plein de notre être. En somme, contrairement à Descartes, dans la conscience de la finitude, ne faudrait-il dire que la perfection de Dieu soit la condition de la connaissance de l’imperfection de notre être et que Son infinité soit celle de notre fini ? Car, dans la réalité, quand nous ne reconnaissons pas la perfection infinie de Dieu, nous ne pouvons pas connaître notre imperfection. C’est-à-dire que la connaissance de la perfection infinie de Dieu doit précéder celle de notre imperfection.62 Notons ici avec Thévenaz que la notion d’un infini se dévoile aussi primitive et immédiate que le cogito ergo sum lui-même : “Si elle n’est pas première dans l’ordre des raisons, elle l’est dans l’ordre de l’être. L’on voit pour la première fois, à l’intérieur même de l’ordo cognoscendi, se manifester l’ordo essendi.”(HRC, p. 98.) C’est pourquoi Descartes ordonne l’ordo cognoscendi en le situant par rapport à être infini. Autrement dit, la prise de conscience de sa finitude, c’est situer son être par rapport à Dieu infini dans l’ordre des réalités. Nous pouvons donc voir que l’intensification de la conscience de moi me permet de sortir du moi. 62 . Comme le remarque Brun, en procédant du connaître à l’être, Descartes va enfin vers l’Etre. Car Descartes prend conscience de sa finitude : “De même, puisque j’éprouve que je suis un être fini ne pouvant tout savoir ni tout faire, il faut que j’aie en moi l’idée d’infini ou de parfait en fonction de laquelle je me sens imparfait. J’ai donc bien en moi l’idée d’infini et du parfait avant celle du fini et de l’imparfait. Cette idée d’infini ne peut venir ni de moi-même ni des choses qui sommes finis et imparfaits, il est en effet impensable que du moins puisse naître le plus. Je ne peux donc tenir cette idée de parfait que du Parfait lui-même, c’est-à-dire de Dieu...”(J. Brun, L’Europe philosophe. 25siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 172.) 368 Cependant, cette amplification progressive ne peut jamais aboutir à faire passer mon être du fini à l’infini. Car l’idée d’infini, pour Descartes, creuse une distance ontologique infranchissable entre le fini et l’infini. C’est-à-dire, la notion d’infini fait apparaître le vide du sum. Par l’intensification de la conscience d’être, nous parvenons, paradoxalement, à la conscience d’un défaut d’être. La méthode réflexive, psychologique à sa source, ramène ainsi Descartes à l’affirmation métaphysique de l’être infini. Autrement dit, l’intensification et l’amplification de la conscience de soi lui permettent de conquérir l’intégrité du moi et la synthèse métaphysique. Pour Thévenaz, le processus philosophique est ainsi celui de la prise de conscience de soi. La philosophie n’est donc pour lui autre chose qu’“une méthode de la prise de conscience”(CRP, p. 70.). Face à l’aporie, la raison approfondira et amplifiera progressivement, par la méthode, la conscience d’aporie. A cet égard, la démarche d’explicitation sera pour Thévenaz “assez analogue à celle de Descartes dans les deux premières Méditations, car l’expérience du doute est à sa façon également une expérience de la conscience de soi, de sa progressive intensification et de son explicitation croissante”(CRP, p. 72.). La méthode d’explicitation est à proprement parler celle de la prise de conscience de soi. En ce sens, l’expérience de l’imputation de folie possible est une méthode de l’explicitation de la conscience de soi. Car en explicitant la conscience d’aporie, cette expérience nous conduira à l’intensification de la conscience de soi. La thèse de la possibilité de folie nous permet de renouveler le rapport de la raison à elle-même. L’explicitation de la conscience de soi, déclenchée par l’accusation de folie, nous a amené à comprendre le renouvellement du point de départ de la raison : le point de départ n’est ni absolu, ni inébranlable, mais se trouve plutôt dans une situation de certitudes problématiques à élucider. Cette situation de départ est maintenant devenue la condition irrésistible de la raison. En un mot, cette condition, c’est le rapport à soi, la conscience de soi. Par cette transformation des simples possibilités logiques en condition de fait, le rapport à soi est appelé à être modifié profondément : l’explicitation de la conscience de soi établissait un rapport nouveau de la raison avec elle-même, à savoir rapport à soi. Mais, notons ici que le rapport à soi est différent de la compréhension parfaite de soi et l’intelligence de tout ce qui est rationnel ou rationalisé dans les philosophies classiques. En fait, on croyait que la raison allait de soi et avait d’en soi avant la 369 réduction radicale de la raison. En un mot, la raison était substance pensante ou la réalité substantielle : chez Descartes la raison est Cogito, et chez Kant sujet transcendantal. Pourtant, l’expérience de la réduction radicale arrache la raison à soi qui était vraiment identifié jusqu’alors et l’explicitation de la conscience de soi fait la raison parvenir une fois pour toutes à révéler ce qu’il n’y a pas d’en soi. L’établissement du rapport à soi commence donc d’abord par saper la notion traditionnelle du soi. Par la réduction radicale, ce qui est réduit, c’est l’essence même de la raison, sa réalité soi-disant substantielle. Thévenaz précise donc que la raison n’est pas définie par l’essence, mais par le rapport à soi : “Toute son essence reflue dans sa conscience. La raison « n’est » pas autre chose que le rapport que, dans une conscience de soi toujours mieux explicitée, elle entretient ou établit avec elle-même. La conscience de soi épuise l’essence de la raison, constitue désormais toute sa « substance », toute sa réalité substantielle. L’en soi du soi ne serait donc que l’aliénation d’un soi ignorant de soi, inconscient de soi ou insuffisamment conscient de soi.”(CRP, p. 106.) En bref, c’est l’en soi du soi même qui est ici réduit. La raison parvient à un rapport à soi conscient en passant soi inconscient en fonction de cette réduction. C’est par l’effondrement de la substantialité de la raison que la dimension nouvelle du rapport à soi ouvre. Car l’en soi du soi ou le substantialisme de la raison ne peut marquer en dernier ressort que l’ignorance de soi. La raison innée à ellemême dans la philosophie classique, selon Thévenaz, était celle qui “coïncidait avec elle-même par le simple fait qu’elle existait, elle était transparente à elle-même et maîtresse d’elle-même”(CRP, p. 107.). Autrement dit, la raison innée à elle-même est celle qui est dans un centre de subjectivité absolue, autiste, inconsciente d’ellemême et aussi de sa folie possible. En présence de l’imputation de folie possible, la raison réduit maintenant ce centre de l’absoluité subjective afin de surmonter son innéité à elle-même. Pour Thévenaz, la raison prend conscience par cette réduction qu’elle ne peut fixer ni son rapport au réel ni le rapport absolu à elle-même : “La conscience de cette impossibilité, c’est la conscience même de la folie possible. En ce sens une raison « réduite » est une raison qui fait l’expérience de sa propre opacité à elle-même. Il n’y a pas de transparence intime absolue : la raison se fait ombre à elle-même, nous faisons écran sur nous-mêmes.”(CRP, p. 108.) Il est maintenant évident que le rapport à soi de la raison n’est pas celui qui est transparent à elle-même, mais celui qui fait écran par rapport à soi-même. Nous pouvons voir ici l’obscurité de la 370 conscience de soi63. Il y a là l’importance du thème malebranchiste « Vous n’êtes point votre lumière à vous-mêmes »(Ibid., p. 110.). Jetée hors d’elle-même par l’accusation de folie, la raison voit maintenant l’accord complet avec elle-même éclater et s’aperçoit qu’elle ne peut plus être sa propre lumière à elle-même. Dans la première méditation de ses Méditations chrétiennes, Malebranche précise que nous ne sommes point à nous-mêmes ni notre raison ni notre lumière : “Il me semble que le plus grand bien que je possède présentement, c’est ma Raison ; et que si j’étais à moi-même la cause de mes lumières, et de mes connaissances, je serais en même temps la cause de la perfection du mon être.”64 Et, un peu plus tard, il nous rappelle l’état de l’homme qui n’est que ténèbres : “Tu ne connais point clairement tes sensations, quoi qu’elles soient en toi et une même chose avec toi. D’où vient cela ? si tu es ta lumière à toi-même, si ta substance est intelligible, si ta substance est lumière illuminante, car je t’accorde qu’elle est lumière, mais lumière illuminée. Sache donc que tu n’es que ténèbres, que tu ne peux te connaître clairement en te considérant, et que jusqu’à ce que tu te voies dans ton Idée ou dans celui qui te renferme toi et tous les êtres d’une manière intelligible, tu seras inintelligible à toi-même.”65 Comme l’a justement saisi Malebranche, nous sommes condamnés à reconnaître l’imperfection de l’homme et de sa raison. L’homme ne peut pas être en lui-même lumière et n’est en lui-même qu’opacité. La raison et l’homme se dévoilent maintenant comme non transparents. Cette absence de translucidité de la raison à soi-même n’est qu’un autre nom pour l’impossibilité de mesurer exactement le rapport de la raison à la réalité dernière et de se donner son véritable prix. La raison prend conscience de l’impossibilité d’un rapport immédiat avec soi, d’une innéité à soi. C’est dire qu’il n’y a pas de soi autarcique. Autrement dit, il n’y a qu’un rapport à soi. La conscience de soi est ainsi en dernière analyse réduite au rapport à soi. Thévenaz dira qu’elle est la conscience de condition, condition par rapport à elle-même : “elle se saisit comme rapport. Non 63 . Pour Merleau-Ponty aussi, “la conscience que j’ai de voir ou de sentir”, c’est “l’effectuation même de la vision” qui “se saisit dans une sorte d’ambiguïté ou d’obscurité”(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., pp. 431-432.). Selon lui, “puisqu’elle ne se possède pas et au contraire s’échappe dans la chose vue. Ce que je découvre et reconnais par le Cogito, ce n’est pas l’immanence psychologique, l’inhérence de tous les phénomènes à des « états de conscience privés », le contact aveugle de la sensation avec elle-même, – ce n’est pas même l’immanence transcendantale, l’appartenance de tous les phénomènes à une conscience constituante, la possession de la pensée claire par elle-même, – c’est le mouvement profond de transcendance qui est mon être même, le contact simultané avec mon être et avec l’être du monde.”(Ibid., p. 432.) Pour ainsi dire, pour lui, je ne suis ni pure conscience ni absolu d’existence. La conscience me trouvera donc dans la situation historique. 64 . Malebranche, Œuvres Complètes. Tome X. Méditations Chrétiennes et métaphysiques, édité par Henri GOUHIER et André ROBINET, p. 11, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1967. 65 . Ibid., p. 18. 371 pas comme rapport donné ou comme rapport qui s’établit entre deux termes, mais comme rapport à créer et à récréer sans cesse : ce rapport exprimant le fait d’expérience de ce « découvert par rapport à elle-même ». Crise radicale de sa substantialité ! La raison liquide simultanément et radicalement son « objectivisme » et son « autisme ».”(CRP, p. 109.) Nous devons donc, selon cette conception, proclamer le désaccord radical de nous avec nous-mêmes dans la conscience. Par la réduction de sa substantialité, la raison ne peut faire cercle avec elle-même sans qu’elle retombe dans une forme d’absolutisme ou d’autisme. Alors, la raison, qui n’est pas censée être comme la substance, mais comme le rapport, se dévoile comme un soi découvert par rapport à elle-même. 6. UN AUTRUI VERITABLE Dans la perspective naturaliste traditionnelle, autrui est censé être comme un objet à côté d’autres dans la nature. En fait, avec le souffle de la connaissance de la nature, nous sommes bien accoutumés à comprendre cet autre homme. A peine que cet homme-chose m’apparaît comme un alter ego, le moi prend conscience que l’homme-chose n’est ni un objet naturel, ni un objet neutre. Autrement dit, c’est abandonner à le voir par le regard qui connaît la nature. En considérant lui-même comme une chose, en se découvrant conscience temporelle et historique, le moi luimême considéré comme un objet de la nature dépasse à son tour l’isolation de l’individu que Descartes se croyait de son moi. C’est un autre moi qui me conditionne maintenant essentiellement. Le moi s’aperçoit qu’il fait corps avec autrui et avec une situation historique. Selon Sartre, en montrant que “le recours à autrui est condition indispensable de la constitution d’un monde”66, dans les Méditations cartésiennes et dans Formale une Tranzendantale Logik, Husserl croit parvenir à réfuter le solipsisme dans l’existence d’autrui. Pour Sartre, “autrui est toujours là comme une couche de significations constitutives qui appartiennent à l’objet même que je considère ; en bref, comme le véritable garant de son objectivité. Et comme notre moi psychophysique est contemporain du monde, fait partie du monde et tombe avec le monde 66 . Sartre, L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, op. cit., p. 278. 372 sous le coup de la réduction phénoménologique, autrui apparaît comme nécessaire à la constitution même de ce moi.” 67 Néanmoins, aux yeux de Sartre, Husserl ne réussit pas à échapper au solipsisme dans la mesure où il réalise la liaison fondamentale à autrui par la connaissance : “la seule façon d’échapper au solipsisme serait, ici encore, de prouver que ma conscience transcendantale, dans son être même, est affectée par l’existence extramondaine d’autres consciences de même type. Ainsi, pour avoir réduit l’être à une série de significations, la seule liaison que Husserl a pu établir entre mon être et celui d’autrui est celle de la connaissance ; il ne saurait donc, pas plus que Kant, échapper au solipsisme.”68 En somme, l’existence d’autrui n’est pour Husserl mesurée que par la connaissance. En ce qu’il se limite ainsi le rapport entre moi et autrui seulement dans le champ de la connaissance, Husserl a l’air de ne pas surmonter le solipsisme. Comme Sartre, Lyotard, lui aussi, reproche à Husserl de tomber dans le solipsisme en indiquant les contradictions de l’idéalisme transcendantal sur lequel ce dernier s’appuie : “Mais comme le sujet transcendantal n’est pas différent du sujet concret, l’idéalisme transcendantal paraît, en outre, devoir être solipsiste. Je suis seul au monde, ce monde lui-même n’est que l’idée de l’unité de tous les objets, la chose n’est que l’unité de ma perception de chose, c’est-à-dire des Abschattungen, tout sens est fondé « dans » ma conscience en tant qu’elle est intention ou donatrice de sens (Sinngebung).”(PH, pp. 30-31.) Mais, l’expérience de l’objectivité et de l’autrui conduit Husserl à se détacher de cet idéalisme monadique. Dans la cinquième méditation de Méditations Cartésiennes, pour résoudre les problèmes transcendantaux du monde objectif, Husserl pose le problème du solipsisme transcendantal : “Lorsque moi, le moi méditant, je me réduis par l’έποχή phénoménologique à mon ego transcendantal absolu, ne suis-je pas […] devenu par là même solus ipse et ne le resté-je pas tant que, sous l’indice « phénoménologie », j’effectue une explicitation de moimême ?” 69 La philosophie transcendantale invite Husserl à déboucher sur la problématique d’autrui. Car pour lui, le problème de l’existence d’autrui semble ouvrir la sortie du solipsisme : “Mais qu’en est-il alors d’autres ego ? Ils ne sont pourtant pas de simples représentations et des objets représentés en moi, des unités synthétiques d’un processus de vérification se déroulant « en moi », mais justement 67 . Ibid. . Ibid., p. 280. 69 . Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Lévinas, p. 148, Nouvelle édition, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1996. 68 373 des « autres ».”70 Dès lors, Husserl aura pour tâche de se rendre compte “du sens de l’intentionnalité explicite et implicite, où, sur le fond de notre moi transcendantal, s’affirme et se manifeste l’alter ego.” 71 Lyotard observe que dans la perspective husserlienne, à la différence des choses, un autre ego s’explicite ainsi, par la phénoménologie transcendantale, au niveau du moi transcendantal : “L’altérité de l’autre se distingue de la transcendance simple de la chose en ce que l’autre est un moi pour lui-même et que son unité n’est pas dans ma perception, mais dans luimême ; en d’autres termes l’autre est un moi pur qui n’a besoin de rien pour exister, il est une existence absolue et un point de départ radical pour lui-même, comme je le suis pour moi.”(PH, p. 31.) En bref, l’autre en tant qu’alter ego, comme un moi transcendantal, pour Husserl, est une existence absolue qui « n’a besoin de rien pour exister ». Cependant, à la différence du moi-même qui peut être « présenté et justifié directement », pour Husserl, l’autre comme alter ego, par contre, ne peut être donné que par une expérience indirecte. En ce sens, Husserl dira : “Au point de vue phénoménologique, l’autre est une modification de « mon » moi (…).”72 Il aboutit ainsi au fondement de la compréhension de l’autre. Comme l’ego transcendantal, l’autrui est la source du sens et de l’intentionnalité et alors ne peut pas être l’objet de la réduction. Pour Lyotard, l’autre comme une existence absolue ne peut ainsi pas être réduit par l’époché phénoménologique : “Dans le cas du sujet, et par conséquent de l’autre en tant que sujet (alter ego), on ne peut pas réduire l’existence réelle à un corrélat intentionnel puisque ce que j’intentionalise quand je vise autrui, c’est précisément une existence absolue : ici être réel et être intentionnel sont fondus.”(PH, p. 32.) Alors, il s’agit de savoir comment je perçois autrui comme un alter ego, mais pas comme un objet même si je le perçois comme objet du monde. Pour Lyotard, ce rapport avec autrui peut être établi à deux niveaux : d’une part le niveau des consciences transcendantales et, d’autre part, le niveau du corps. Lyotard nous montre d’abord que ce rapport avec autrui au niveau des consciences transcendantales n’élude pas le solipsisme : “Si en effet on s’obstine à poser le rapport avec autrui au niveau des consciences transcendantales, il est clair que seul un jeu de destitution ou de dégradation réciproque peut s’instituer entre ces consciences constituantes. L’analyse sartrienne du pour-autrui, qui est faite 70 . Ibid., p. 149. . Ibid. 72 . Ibid., p. 187. 71 374 essentiellement en termes de conscience, s’arrête inévitablement à ce que MerleauPonty nomme « le ridicule d’un solipsisme à plusieurs ». « L’autre, écrit Sartre, comme regard n’est que cela, ma transcendance transcendée »(Etre et néant, 321.).”(PH, p. 79.) En reprochant ainsi que l’analyse sartrienne de l’autrui au niveau de la conscience transcendantale le conduit ainsi à tomber dans le solipsisme, pour éviter celui-ci, Lyotard prétend que ce rapport avec autrui doit être établi sur l’accord entre le niveau de la conscience transcendantale et le niveau du corps. Car, pour lui, le sujet transcendantal n’est que le sujet concret : “Il existe donc une condition fondamentale pour que la compréhension d’autrui soit possible : c’est que je ne sois pas moi-même pour moi une pure transcendance. Ce point a été établi à propos du corps.”(PH, p. 79.) De la même manière, pour Lyotard, la présence de l’autre sera établie par rapport au corps : “La présence de l’autre se traduit par ma honte, ma crainte, ma fierté, et mes rapports avec autrui ne peuvent être que du mode destitutif : amour, langage, masochisme, indifférence, désir, haine, sadisme.”(PH, p. 79.) A ce titre, Lyotard estime que cette compréhension de l’autre de Sartre n’est pas suffisante. C’est pourquoi Lyotard se tourne vers le niveau du corps selon MerleauPonty pour éclairer le problème du rapport avec autrui. En modifiant cette interprétation sartrienne, Merleau-Ponty nous ouvre le nouveau plan de la problématique d’autrui : “Autrui me transforme en objet et me nie, je transforme autrui en objet et le nie, dit-on. En réalité le regard d’autrui ne me transforme en objet, et mon regard ne le transforme en objet, que si l’un et l’autre nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous nous faisons l’un et l’autre regard inhumain, si chacun sent ses actions non pas reprises et comprises, mais observées comme celles d’un insecte.”73 Il comprend ici l’autre au niveau du corps tel que Lyotard le suit. A l’instar de la philosophie de la Lebenswelt de Husserl qui constitue sa dernière philosophie, Lyotard retrouve la notion centrale de la phénoménologie : l’intentionnalité. Mais il précise : “il ne s’agit évidemment pas de l’intentionnalité d’une conscience transcendantale : c’est plutôt celle d’un « Leben » comme disait Husserl, l’intentionnalité d’un sujet profondément enfoui dans le monde primordial, et c’est pourquoi Merleau-Ponty en cherche la source dans le corps lui-même.”(PH, p. 60.) Par cette transposition de l’intentionnalité, Lyotard aboutit enfin à l’identification entre le sujet transcendantal et le corps avec MerleauPonty. 73 . Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 414. 375 Ainsi donc, Lyotard prétend comprendre dans la perspective merleau-pontienne le problème de l’autre : “Il faut descendre au-dessous de la pensée d’autrui et retrouver la possibilité d’un rapport originaire de compréhension, faute de quoi le sentiment de solitude et le concept de solipsisme eux-mêmes n’auraient aucun sens pour nous. On doit par conséquent découvrir antérieurement à toute séparation une coexistence, du moi et d’autrui dans un « monde » intersubjectif, et sur le sol de laquelle le social lui-même prend son sens.”(PH, p. 80.) En fait, pour Merleau-Ponty, le social est censé être comme dimension de mon être, mais non pas comme objet : “Il nous faut donc redécouvrir, après le monde naturel, le monde social, non comme objet ou somme d’objets, mais comme champ permanent ou dimension d’existence : je peux bien m’en détourner, mais non pas cesser d’être situé par rapport à lui.”74 Cela revient à dire que l’autre coexiste en un mot pour moi. La pensée de MerleauPonty prend alors le monde pour unique et intersubjectif. Mais, Lyotard refuse cette idée phénoménologique au point qu’elle maintient la source du sens dans l’entredeux du subjectif et de l’objectif. Car dans ce cas-là, “elle n’a pas vu que l’objectif (et non l’existentiel) contient déjà le subjectif comme négation et dépassement, et que la matière est elle-même sens.”(PH, p. 122.) Lyotard voit ici le retrait de la phénoménologie par rapport aux philosophies hégélienne et marxiste. Mais, à la différence des philosophes contemporains qui comprennent le problème d’autrui à deux niveaux : le niveau de la conscience transcendantale et celui du corps, Thévenaz aborde d’une façon nouvelle ce problème. Pour lui, pour atteindre la conscience de soi, il faut notre relation intime avec Dieu : “Et ce moi qui voyait devant lui ou discernait mal au loin, à la limite de la nature et de l’horizon humain, cet être suprême, cet objet transcendant, Dieu, « cela métaphysique » comme disait Marcel – ce moi qui cherchait désespérément à établir une relation avec lui comme avec une réalité objective cachée et insaisissable, il s’aperçoit que ce Dieu n’est pas un objet éternel, il fait l’expérience qu’il adhère à lui sur un plan plus profond que celui de la connaissance naturelle et objective, et que cette relation avec Dieu fait partie de la condition humaine, est constitutive de l’existence humaine ellemême.”(HRH, p. 112.) Nous voyons ici la priorité du lien de nous avec Dieu sur lequel tous les autres s’appuient. Pour prendre conscience de soi, en dépassant d’un autre moi qui se conditionne essentiellement, il faut être en communion avec Dieu. Dans la mesure où le rapport avec Dieu prime ma connaissance de Dieu, Thévenaz 74 . Ibid., p. 415. 376 remarque la rencontre des philosophes athées avec des philosophes croyants : “L’athée Sartre n’est plus un athée sans Dieu, dont le moi ne rencontre jamais l’objet Dieu et qui conclut par un constat de non-existence. En fait, il ne décolle pas un instant de Dieu ou plutôt de son idée, il est un athée avec Dieu, mais avec un Dieu absent, un homme envahi ou transi par l’absence de Dieu.”(HRH, p. 113.) Sartre ne nie en somme pas l’existence du Dieu mais Sa présence. Car il n’a pas de relation avec Dieu. Il y a là l’importance de la relation qui précède la connaissance. Pour Thévenaz, menacée par l’imputation de folie, la raison rencontre pour la première fois un autrui qui est son accusateur : “Le Logos qui l’accuse n’est pas le même que son propre logos à elle. C’est vraiment un autrui, son premier autrui. Car lorsque ma raison dans la rencontre quotidienne dialogue avec une autre raison, celle de mon voisin ou de mon interlocuteur, que ce soit dans le dialogue de la lecture ou dans la discussion vivante et parlée, c’est encore toujours la même raison que je rencontre…”(CRP, p. 91.) Il entend ici montrer que ma raison n’est pas essentiellement jamais différente avec une autre raison d’autrui. Pour ainsi dire, la raison ne rencontre pas un autrui véritable dans les autres hommes. Donc, dans le dialogue avec une autre raison, autrement dit, dans le monologue, il n’y a pas de l’interlocuteur. En outre, il nous montre que l’univers n’est pas non plus un autrui véritable : “L’univers lui-même qui nous dépasse et nous englobe ne serait que notre monde clos indéfiniment élargi, mais cet univers ne serait jamais un autrui pour nous, il ne serait que le lieu de notre moi. Cette attitude a un nom : elle est l’autisme.”(CRP, p. 91.) Dans la mesure même où nous ne pouvons pas prendre conscience de notre moi dans notre dialogue avec l’univers, celui-ci n’est pas un autrui véritable. Lorsque nous sommes dans le rapport avec l’univers, nous ne pouvons pas sortir de l’autisme. De la même façon, nous pouvons dire avec Thévenaz que la raison philosophique, elle aussi, est autiste en ce qu’elle n’a pas encore rencontré de véritable autrui : “Dans la mesure même où la raison, dans son dialogue avec ellemême, avec les autres raisons et avec l’univers, ne perçoit pas d’autre langage que le sien, dont l’écho amplifié à l’infini lui revient de toutes parts, n’est-elle pas inconsciemment prise dans son autisme ? N’est-ce pas à travers cet autisme qu’il faudrait comprendre par exemple l’autarcie revendiquée par le sage antique et en général par la philosophie tout entière ? Toute autarcie ou prétention à l’autarcie ne trahit-elle pas un penchant à l’autisme et à une certaine fermeture ?”(CRP, p. 92.) 377 Dans la mesure où la raison ne peut jamais mettre en question elle-même, elle doit être déjà plongée dans l’autisme. Toutes les critiques ne sont en somme que l’autocritique de la raison elle-même. Cependant, sans la conscience de soi, l’autocritique de la raison n’est pas possible. Si nous assumons cet autisme de la raison, n’est-ce pas que nous reconnaissons là la « folie » imputée ? Comme la raison philosophique n’a rien d’autre langue que la sienne avant qu’il y ait l’accusation de folie par le Logos qui est la Parole de Dieu, elle doit être autiste. C’est ici même que nous découvrons le sens de la folie possible de la raison que nous avons demandé plus haut. Ebranlée complètement par l’accusation de sa folie possible, comme l’indique justement André de Muralt, la raison découvre que “sa prétendue suffisance, sa prétendue autonomie, sa bonne conscience prétendument innée, son assurance dite ontologique, en un mot, son autisme, était sa véritable folie”75. La folie véritable de la raison, c’est son autisme même. L’imputation de folie permet ainsi à la raison de découvrir la folie qui était déjà la sienne avant qu’elle s’en reconnaisse et de voir alors la confiance illimitée en soi-même éclater. Ici, la raison reconnaît également que sa prétention ne peut pas être absolue. C’est par là même qu’elle s’en guérit en déterminant le sens de sa folie possible. Dans la mesure où l’autisme de la raison est sa véritable folie, elle se rend compte qu’elle est à son tour aliénée en soi-même. Par l’imputation de folie, d’une part, la raison voit ainsi en elle-même son aliénation et en arrive à découvrir d’autre part pour la première fois autrui véritable. En l’occurrence, la raison qui prend conscience de la menace par l’accusation de folie voit que son autisme éclate brusquement, elle-même à découvert. Il est maintenant possible que la raison soit folle, aliénée, précisément parce qu’elle ne peut jamais éviter une imputation de folie par la force d’elle-même. Cette possibilité même fait transformer le rapport de la raison à elle-même. Pour que cette aliénation soit vaincue, il faut que la raison reconnaisse que son accusateur a bien raison et, alors, qu’elle reprenne sérieusement son aliénation comme une réalité véritable, non pas comme la contingence improbable. En ce sens, Thévenaz dira : “Se rendant compte que son accusateur a raison, elle guérit de sa folie, et lui prouve qu’elle peut ne pas être folle.”(CRP, p. 94.) A peine que la conscience de soi surgit, l’autisme est ainsi surmonté. L’expérience de l’autisme brisé, ce n’est plus l’expérience de l’autrui réel que Sartre 75 . A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 46. 378 ou Merleau-Ponty ou Lyotard dit. Nous pouvons dire avec André de Muralt que “c’est là l’étonnant, la même expérience chrétienne accuse la raison de folie et guérit la raison de sa folie secrète” 76 . C’est pourquoi nous disons que l’expérience chrétienne est une méthode effective et vivante qui nous délivre de notre autisme qu’est notre véritable folie. CHAPITRE III : LA CONDITION HUMAINE DE LA RAISON 1. LA CONDITION DE LA CONSCIENCE DE SOI La raison autiste et de la folie possible se plaçait dans un centre de subjectivité absolue. En l’occurrence, en raison de l’absence de conscience de soi, elle a été aliénée à la fois de monde et de soi-même. Il était donc inévitable de réduire le caractère autoréférentiel de la raison pour échapper à plonger dans le piège du soi dénaturé et faux. Par la réduction, l’autisme de la raison a éclaté. Dévoilée par la brisure de son autisme, l’opacité de la raison à elle-même ne nous a pas conduits à l’abîme du désespoir, mais plutôt au chemin pour surmonter l’aliénation de la raison vis-à-vis d’elle-même. La raison ne coïncide maintenant plus avec elle-même puisque son autisme est brisé par l’imputation de la folie. S’il en est ainsi, en dépit du désaccord de la raison avec elle-même, la conscience de soi est-elle jamais possible ? Comment pouvons-nous parvenir à prendre conscience de soi ? Notre tâche consistera donc à mettre en lumière la condition de la prise de la conscience de soi. En posant la question de la folie possible, nous parvenons en fin de compte à faire saillir un autre sens de condition : quelle est la condition d’une raison qui n’est pas possible de se donner à elle-même son prix ? 76 . Ibid. 379 Comme nous l’avons vu, la raison divine n’est autre chose que l’ignorance de soi, autrement dit l’inconscience de sa condition. Cependant, aussitôt que la raison se voit arrachée à cette bonne conscience du « cela va de soi », à cette inconscience, l’éveil de la conscience de soi révèle progressivement à la raison sa condition de folie possible. Autrement dit, la possibilité de folie ou l’autisme inconscient d’ellemême se révèle comme la condition de la conscience de soi, non pas comme l’obstacle de la conscience de soi, au cours de la radicalisation philosophique. En somme, pour Thévenaz, par l’expérience chrétienne, la raison se rend compte qu’elle est humaine et que, en tant qu’humaine, elle n’est pas non plus une instance absolue. La prise de conscience de soi et sa conscience de condition invitent ainsi la raison à renoncer cette instance divine et absolue. De là, selon lui, la raison se décentre : “décentrer la raison en la désabsolutisant est le seul moyen de ne pas lui donner l’occasion de devenir excentrique et la seule façon de lui permettre de se saisir comme rapport à soi. L’homme n’est pas un être qui serait d’emblée inné à luimême, il est en chemin.”77 Ainsi, de même que l’autisme brisé permet à la raison de prendre conscience de soi, de même le mouvement du décentrement de la raison rend possible à son tour la réflexion consciente de soi et un retour à soi. Maintenant, il apparaît que le décentrement est pour la raison « à découvert » essentiel. En fonction d’être ainsi posé le problème du champ sémantique de la raison, le mouvement du décentrement a été déclenché. A ce point, nous pouvons comprendre le problème d’autrui de P. Ricoeur dans sa Philosophie de la volonté : “On se ferait une idée absolument fausse du Cogito en le concevant comme la position de soi par soi : le soi comme autonomie radicale, non seulement morale mais ontologique, est précisément la faute. [...] alors que le Soi, pris en ce sens spécial, est le moi dépaysée loin de l’être ; le Soi est le moi aliéné.”78 Nous ne pouvons pas imaginer le rapport à soi sans le rapport à autrui. En ce sens, Thévenaz affirmera la simultanéité et la coexistence entre le rapport à soi et le rapport à autrui : “l’aliénation n’a des chances d’être vaincue que si la relation à soi est en même temps relation à autrui [cf. P. Ricoeur, Philosophie de la volonté, p. 32 sqq].”(CRP, p. 110.) L’expérience de l’autisme brisé en fonction de l’imputation de folie possible nous fait rencontrer immanquablement autrui réel. Dire que l’aliénation 77 . J. Brun, “un exégète de la raison”, op. cit., p. 26. . P. Ricoeur, Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, p. 32, Aubier, SaintAmand, 1988. 78 380 de la raison est vaincue, n’est-ce pas donc reconnaître le rapport à autrui dans le rapport à soi ? Il est maintenant notoire que le rapport à soi n’est ni un rapport à la substance ou ni celui au sujet absolu. La raison est rapport à soi, mais un rapport à élucider. Le rapport à soi était égocentrique en ce que, comme point de vue ou instrument, la raison se décentrait de sa subjectivité vers l’objet, l’objectivité. Mais, par la suspension du rapport égocentrique à soi, le changement du centre comme point de référence est exigé inévitablement. Autrement dit, la raison est lancée hors d’ellemême par la réduction de l’égocentrisme. Celle-ci fera surgir pour la raison un nouveau centre. D’après notre penseur, “c’est la Parole de Dieu qui a interpellé l’homme, qui l’a touché au cœur, qui a déclenché la nouvelle prise de conscience. Lorsqu’il s’agissait de la folie possible, la raison n’avait affaire qu’à elle-même, à l’éventualité logique de la folie ; maintenant une référence nouvelle surgit à l’horizon de la conscience et c’est vers elle et à partir d’elle que se déploie le dynamisme de la réduction.”(CRP, p. 111.) La raison doit maintenant abandonner la place du centre d’initiative dans la recherche et d’autonomie dans la démarche qu’elle l’était jusqu’ici : pour soutenir son initiative, la raison s’appuyait en effet sur la raison divine dans le plan de la recherche des vérités rationnelles. L’intervention du Dieu jusqu’ici n’était que comme un appui pour garantir effectivement l’initiative de la raison. Mais, lorsqu’il s’agit du rapport à soi, le sens du rapport se renverse sous l’expérience-choc par la Parole de Dieu. Désabsolutisée en fonction de l’accusation de sa folie possible reçue dans la foi, la raison s’expérimente l’ignorance radicale de soi qui ne peut pas se défendre contre cette accusation et découvre un chemin pour atteindre la véritable connaissance de soi : “« quelque chose » nous empêche de nous replier dans l’autisme de l’amour-propre, quelque chose déchire le voile et dévoile l’ignorance de soi. Ce quelque chose n’est pas ce que cherchait la raison, ce n’est pas le Dieu auquel pouvait aspirer la raison. Non, ce quelque chose se dévoile à la raison comme ce qu’elle ne cherchait pas, ne pouvait chercher. Il se dévoile comme ce qui cherche la raison, la bouscule, la touche, la juge et l’appelle à sortir d’elle-même. Le rapport à soi passe par Dieu ou plutôt c’est de Dieu qu’on vient à soi…”(CRP, p. 111.) Nous voyons ici que la conscience de soi véritable présuppose immanquablement l’expérience d’un autrui réel et extérieur. Car sinon, la raison ne peut pas sortir de l’inconscience de soi. C’est pourquoi un véritable autrui, Dieu 381 précède la conscience de soi. Dans le plan du rapport à soi et de la condition, donc, ce qui a initiative, c’est Dieu, non plus la raison : l’initiative de la conscience de soi passe de la raison au Dieu. Précisément parlant, selon les Ecritures, c’est Dieu qui nous éclaire véritablement rapport à soi, la conscience de soi : “mais maintenant que vous avez connu Dieu ou plutôt qu’il vous a connus… ” 79 Nous pouvons voir ici, avec Thévenaz, le renversement de la relation : “La priorité de cette connaissance que Dieu a de l’homme (et donc de la raison) ne détermine pas la raison dans son travail rationnel, dans l’établissement des vérités rationnelles, mais elle est le centre de référence du rapport de la raison à elle-même : elle intervient comme élément décisif dans la conscience que la raison prend de sa condition (cf. Héb. 4, 12).”(CRP, p. 112.) Dans la mesure où cette priorité – capable de mettre la raison elle-même en question – s’opère ainsi comme l’élément crucial pour que la raison prenne conscience de sa condition, le rapport à soi est à son tour décentré. A partir de cette conscience de la priorité et du décentrement, la raison qui expérimente la présence et l’efficacité de la Parole de Dieu, se rend compte que “c’est dans l’attitude vis-à-vis de cette Parole de Dieu que peut se fonder et se comprendre une attitude vis-à-vis de soi désillusionnée, désautisée, désubjectivisée”(CRP, p. 112.). En un mot, la raison aboutit à la connaissance véritable du rapport à soi dans la conscience de sa condition et c’est la connaissance que Dieu a de l’homme qui la rend possible. Cette expérience-choc radicale permet à la raison de prendre conscience “de la précarité de son assise, de la fragilité du rapport à soi implicite”(CRP, p. 113.). De là, éveillée ainsi d’un sommeil dogmatique, la raison s’engage maintenant de sang-froid dans l’aventure nouvelle : elle cesse d’être une instance souveraine et en vient à se connaître d’une façon nouvelle et radicale dans sa vérité et dans sa condition humaine et instable. Dès lors, elle voit son autisme éclater. En ce sens, il faudrait dire : “L’expérience chrétienne a été un choc décisif mais n’a été au fond qu’une occasion pour la raison de sortir d’elle-même.”(CRP, p. 67.) Mise radicalement en question par la Parole de Dieu, la raison se dévoile comme en condition humaine et fragile. De ce point de vue, l’explicitation de conscience de soi se concrétise par la réintégration de la raison en l’homme. Nous aimerions alors mettre en lumière la condition humaine de la raison. 79 . La Bible de Jérusalem, Galates 4,9. cf. I Corinthiens 8, 3 ; 13, 12, Nouvelle édition revue et augmentée avec 96 planches hélios et 16 planches couleurs, Zodiaque, 1994. 382 2. LA CONDITION ANTHROPOLOGIQUE DE LA RAISON L’explicitation de la conscience de soi nous permet ainsi de passer de l’essence à la condition. Par la réduction de la raison absolue par elle-même, la raison entre en condition. Comme nous l’avons vu, l’imputation de folie l’empêche même d’avoir une essence, de s’appuyer sur son essence. La raison transformée ne se considérera plus comme l’essence de l’animal raisonnable, ou comme l’étincelle divine infuse en l’homme. En fonction de la réduction de l’essence, la raison en condition se dévoile à découvert. Qu’est-ce que la raison en condition? L’orientation de la pensée se décide à l’origine par la condition au point que la recherche de celle-ci oriente d’une façon radicale et globale sa propre mentalité. Voilà pourquoi il faut expliciter la condition de la raison. Par la désabsolutisation de l’objet et du sujet, la raison trouve sa condition et en vient à la reconnaître. Pour comprendre cette condition, il faut, d’abord, admettre que la condition de la raison soit différente d’une autre condition en général qui devient absolue la condition ellemême et qui constate sa relativité à cette question. Cette condition ne devient en quelque sorte pas un absolu qui conditionne la raison. Car la condition de la raison n’est pas la description d’une situation objective qui la détermine. Il s’agit ici de prendre conscience de la condition de la raison. La réduction de la raison point de vue inconditionnée, de la raison instrumentale ou de la raison divine, c’était la condition de la prise de conscience de soi. La raison en condition n’est ni divine, ni surhumaine. La raison en condition qu’est rapport à soi, conscience de soi embryonnaire, aboutira alors à coïncider avec le tout de l’homme dans sa condition ambiguë. Pour mieux dire, cette condition n’est autre chose qu’une conscience d’humanité, ou une humanité consciente. Pour Thévenaz, “la raison réduite est consciente de ne pouvoir ainsi se donner son prix, et surtout un tel prix. Au contraire, elle est en condition en tant qu’elle est à hauteur d’homme et qu’elle établit pour la première fois le rapport de la raison à elle-même ou le rapport de la raison à l’homme.”(CRP, p. 121.) Dire que la raison est en condition, c’est reconnaître l’ambiguïté de sa condition et de son rapport à soi. La raison, comme l’homme prenant conscience de lui-même, est désormais non plus divine mais n’est 383 que créature comme l’homme. Bref, la raison en condition, c’est la raison à hauteur d’homme. D’ailleurs, si l’homme est un être historique qui vit dans des situations données, la raison ne peut plus être une faculté de l’homme qui tire l’homme hors de lui-même selon l’idée antique, hors de sa condition. Plutôt, la raison est exactement humaine en ce qu’elle ne survole jamais des situations humaines mais en est elle-même solidaire. En ce sens, J. Brun dira : “La tâche de la philosophie ne consiste pas, par conséquent, à nous faire évader dans quelque lieu spirituel, mais à nous faire prendre conscience que la raison humaine est en situation…”80 La raison réduite était ainsi ramenée dans sa situation ou sa condition, autrement dit son « humanité », réintégrée à l’homme croyant, pensant, sentant, imaginant, vivant. En ce sens, Thévenaz écrit : “La raison consciente de soi, la raison qui a un rapport à soi et une condition, c’est tout simplement l’homme ; ce n’est plus la raison de l’homme ou la raison en l’homme, jouant avec l’homme, jouant contre les autres facultés, le divin matant l’animal en l’homme.”(CRP, p. 122.) C’est pourquoi nous dilatons la raison par sa nature jusqu’aux dimensions de l’expérience totale de l’homme. Quand la raison prend une conscience explicite de soi et alors prend conscience de sa condition, la raison s’identifie ainsi parfaitement à l’homme. La reconnaissance de sa situation, c’est pour la raison ne pas se voir au-dessus de l’homme, mais c’est se voir l’homme. La raison se reprend par les réductions successives comme totalité de l’homme. En ce sens, notre penseur dirait qu’“il y a toutes chances qu’une raison plus consciente d’elle-même soit une meilleure raison, et que l’humanité de la raison soit le fondement d’un rationalisme plus vrai, en même temps que d’une doctrine de l’homme, d’une anthropologie ou d’un humanisme plus profond”(HRH, p. 152.). C’est seulement la raison consciente de soi qui peut reconnaître que son humanité est le fondement du rationalisme. En vertu de cette découverte nouvelle de la raison, nous sommes maintenant en mesure de donner à l’homme animal raisonnable. La coïncidence de la raison avec l’homme, pour Thévenaz, ce n’est pas au niveau de l’essence, de la substance ou de la nature comme dans le cas de la philosophie classique, mais au niveau de l’homme tout entier qui est retrouvé : “L’homme n’est pas raison, mais si sa raison prend conscience de sa condition, au lieu de s’isoler et de se désolidariser d’elle, elle retisse l’unité de l’être humain, la solidarité de toutes les facultés dans une même condition : 80 . J. Brun, “Un exégète de la raison”, op. cit., p. 16. 384 à la limite la raison devient l’homme en reconnaissant sa condition humaine, en devenant humaine.”(CRP, p. 123.). En ce que la raison est réintégrée à l’homme, au lieu de s’opposer ou de se superposer à lui, nous pouvons dire que la raison est à son tour un animal humain. En un mot, la raison n’est pas l’instrument de vérité au service de l'homme, mais le tout de l’homme. Autrement dit, c’est dire que l’humanité s’envahit dans tout le domaine de la raison. De la même façon que l’homme prend conscience tout entier de lui-même et de sa condition, la raison, cette fois-ci, prend conscience d’elle-même. A cet égard, nous sommes amenés à assumer l’animalité de la raison conformément à celle de l’homme. Il s’agit donc de convertir l’homme à la raison, non pas l’inverse. La découverte de la raison « en condition » ou cette identification de l’homme à la raison dans la conscience explicite de soi nous permet ainsi de voir exactement l’humanité de la raison. L’humanisation de la raison nous amène immanquablement à son animalité. Désormais la raison est tout entier coextensive à l’homme, non pas une partie ou une faculté de l’homme. La réintégration de la raison en l’homme nous permet ainsi de reprendre en un sens nouveau la définition traditionnelle de l’homme comme animal raisonnable. 81 Thévenaz nous montre que dans la conception traditionnelle de « l’homme animal doué de raison », la raison est censée être comme “une parcelle divine implantée en l’homme, un instrument mis à sa disposition pour sortir de sa condition d’animal et participer à la connaissance et à la condition divines”(HRH, p. 153.). Ainsi la raison avait un statut divin, non pas un statut humain : “elle était le point de vue absolu dont l’homme se jugeait gratifié, l’œil divin grâce auquel l’homme prétendait voir la réalité dernière.”(HRH, p. 153.) En considérant ainsi la raison comme substantielle, la philosophie antique était avide de convaincre l’animal en l’homme par l’élément divin : la raison élevait par sa divinisation l’homme au-dessus de l’animal et le faisait entrer dans la cité divine. Dans ce contexte, la formule fameuse « l’homme est doué de raison » signifie, selon Thévenaz, “que la raison n’est pas humaine par essence, mais divine, non pas historique, mais éternelle, et que la raison ne peut en aucun cas constituer la base spécifique d’une anthropologie proprement dite”(HRH, p. 160.). La conception classique de la raison a ainsi tiré l’homme hors de l’animalité. En d’autres termes : “Par la raison, l’homme s’évade hors de l’animalité qui était sa condition corporelle, 81 . Quant à notre penseur, “la ratio caractérise non plus l’essence mais la condition de l’homme : ce n’est pas un attribut de l’homme, mais sa manière d’être…, je dirais même sa conscience d’être.”(HRH, p. 152.) 385 hors du temps et de l’histoire où se déroulait sa vie et qui la limitaient, hors de l’espace qui le localisait, hors de son individualité qui le particularisait : il échappe à toute contingence et à toute condition.”(HRH, p. 160.) En un mot, par la raison, l’homme comme animal raisonnable n’est ni humaine, ni historique, mais divin. De même que l’assurance de la raison est pour Thévenaz carrément ontologique au point qu’elle est issue simplement de ce que la raison est assurée parce qu’elle est et que la pensée et l’être se coïncident dans cet est, de même la définition de l’homme l’est : “homme animal raisonnable est une définition dynamique qui marque le chemin de réalisation de l’homme ; ce chemin fait finalement sortir l’homme né dans l’animalité de l’humanité elle-même. La définition est donc théologique, cosmologique, ontologique...”(HRH, p. 162.) Pour les Grecs, la définition de l’homme comme animal raisonnable n’est ainsi pas anthropologique parce qu’ils ne connaissaient pas d’histoire par la divinisation de la raison. Voilà pourquoi la définition classique de l’homme ou l’assurance de la raison est théologique et ontologique. La définition humaine par rapport à homme n’est alors pour eux pas possible. Dans cette perspective, si l’homme conditionné est animal, si l’homme inconditionné grâce à la raison est tout simplement Dieu. Pour les Grecs, l’homme est ainsi celui qui est destiné à, d’une part, sortir de l’animalité et d’autre part, procéder vers la connaissance divine pour atteindre la dernière réalité, à savoir la vérité. La raison des Grecs était d’essence divine et était alors censée être comme un sujet absolu, comme un être en soi et comme un point de vue. Tout naturellement, une telle raison ne pouvait avoir qu’une parfaite bonne conscience d’elle-même. Cela veut dire une parfaite ignorance ou inconscience d’elle-même. Par l’expérience de la conscience de soi se révèle peu à peu à la raison sa condition de folie possible. On verra ici l’équivoque de ce rationalisme classique qui assigne à la raison le statut inadéquat et contradictoire. A vrai dire, le statut divin de la raison empêche à l’homme de prendre conscience de sa réelle situation et de sa mise en question. Mais il se dévoile maintenant comme l’illusion majeure de la raison en fonction de la prise de conscience de son humanité. Il est donc notoire que le statut ontologique de l’homme se retrouve dans ce nouveau rapport à sa raison désabsolutisée. Cette ambiguïté provient du concept contradictoire de la raison : celle-ci est à la fois l’essence même de l’homme et un point de vue absolu et divin sur lequel toute l’entreprise de la connaissance humaine s’appuierait. Si nous admettons que cette 386 définition ontologique par rapport à l’homme est infondée et est d’ailleurs incapable de fonder, elle ne peut plus être supportable. Si la définition de l’homme propre ni par l’animalité, ni par la divinité n’est possible, pouvons-nous atteindre la définition anthropologique par rapport à l’homme ? Dans la mesure où l’équivoque de cette définition issue de celle de la raison, il nous faut commencer par mettre en cause le concept contradictoire de la raison. Nous aurons donc affaire à la raison qui prend, pour les Grecs, le point de vue divin et inconditionné. Le seul chemin pour sortir de cette contradiction, c’est la raison en condition. L désabsolutisation de la raison dévoile que l’homme est un être en condition. Notons ici que l’être humain ne peut légitimement parler de la condition humaine que si sa raison elle-même a pris conscience de sa condition. Il s’agit donc pour la raison de prendre conscience sa condition. Ainsi donc, pour Thévenaz, il ne s’agit plus de dévoiler l’essence de l’homme, mais d’expliciter sa condition : “Parler de condition humaine en ce sens, c’est éviter le double écueil de l’absolutisime métaphysique et du relativisme antimétaphysicien. C’est non pas relativiser l’homme, mais le laisser à découvert : ce qui est reconnaître qu’il n’est en tous cas pas divin ni diabolique. La réduction de la raison par ellemême fait de l’homme un être à la fois profondément « raisonnable » et radicalement historique, la rationalité s’enracinant non pas dans l’absolu mais en l’homme ; non pas dans l’éternité, mais dans le hic et nunc d’une conscience temporelle, dans l’historicité de la conscience. La condition humaine, c’est de reconnaître que l’homme n’a pas essence et qu’il n’est pas inné à soi-même.”(CRP, p. 125.) Sous le choc d’une expérience radicale, l’homme apprend pour lui à renoncer à soi-même, se désessentialise, et aussi apprend à reconnaître qu’il n’est pas simplement lui-même, mais en condition. De ce fait, la conception traditionnelle de la raison selon laquelle l’homme se hissait au statut divin est remplacée par la conception du statut humain : la raison descend du statut d’un absolu au statut de l’homme. Maintenant, un statut divin, ce n’est qu’un mensonge à soi et que la malcompréhension du statut de la raison. Maintenant, en vertu de la prise de conscience de lui-même et de sa condition, l’homme n’est pas déchiré entre l’animalité et la raison, mais plutôt entre la raison et Dieu. Car, par l’imputation de folie possible et par la réduction de la raison absolue et divine, la raison se dévoile comme coextensive à l’homme. Pour mieux dire, la raison n’est pas l’essence de l’homme, mais sa condition. La raison est le tout de la 387 condition de l’homme. Elle est en un mot “l’homme prenant conscience de luimême”(HRH, p. 154.). Dans la mesure même où la raison est réintégrée à l’homme, l’homme peut être défini comme vraiment un animal raisonnable. Cependant, même si l’homme est vraiment animal raisonnable et la raison vraiment l’homme, il est indéniable que nous ne sommes pas d’emblée hommes et raisonnables. C’est dans le désaccord immédiat entre l’homme et sa raison que nous pressentons un germe d’inquiétude et de mystère avec la définition la plus généralement admise « animal raisonnable ». En somme, pour être homme et raisonnable, comme le dit Thévenaz, il faut tant d’effort : “cette essence de nousmêmes, la raison, nous ne la sommes pas ; il nous faut peiner pour l’atteindre, car elle n’est que virtualité en nous, simple possibilité offerte.”(HRH, p. 140.) Cela veut dire que l’homme ne s’identifie pas d’emblée avec la raison qui est son essence. De là, le rapport de l’homme à sa raison se modifiera. En défi de la définition de l’homme « animal raisonnable », nous sommes amenés dans ce détachement de l’homme de son essence. Autrement dit, pour Thévenaz, nous sommes en face du paradoxe de la définition : “Si être homme ce n’est pas encore posséder une nature, une essence, mais une invite à devenir homme dans le sens où Pindare ou Nietzsche disaient : deviens qui tu es, alors c’est reconnaître en somme ce paradoxe déconcertant que l’essentiel n’est pas encore dit quand on a défini l’essence de l’homme.”(HRH, p. 140.) Nous sommes ici en présence de la difficulté de la définition de l’homme. Thévenaz nous rappelle ici qu’il ne s’agit pas de nous mais de l’homme en général, de l’humanité par rapport au problème de cette définition : “Cette définition, quelle qu’elle soit, ne croise pas encore notre vie, ne mord pas sur notre être, ne s’inscrit pas dans notre destinée. Je ne suis ni plus homme ni moins, ni plus ni moins raisonnable, en déterminant l’essence de l’homme et en décrétant qu’il est animal raisonnable. Une définition de l’homme, je dirai plus : l’essence de l’homme ( de quelque façon qu’on le définisse) ne peut pas être à hauteur d’homme.”(HRH, p. 141.) Il y a là la question. Alors, notre question est celle-ci : Pourquoi est-il difficile de définir de la sorte l’homme ? A cette question Thévenaz répond : “C’est comme si une définition de l’homme ne pouvait jamais se suffire à elle-même, se contenter d’elle-même, c’est comme si elle se faisait éclater elle-même et se prolongeait en question.”(HRH, p. 141.) Voilà pourquoi la définition de l’homme nous apparaît toujours insatisfait. Et c’est à cause de cela que des réponses ont l’air de s’écarter toujours un peu ou même 388 incontestablement de la question. A partir de cela, dans la mesure où l’homme est celui qui doit devenir, il faudrait que l’essence de l’homme se substitue au rapport de l’homme avec lui-même. D’ailleurs, en raison de la difficulté de la définition de l’homme, la question « qu’est-ce que l’homme ? » nous amènera à son tour à modifier notre attitude vis-à-vis de nous-mêmes. En quelque sorte, il faut que nous prenions position vis-à-vis de nous-mêmes. Alors, la question « qu’est-ce que l’homme ? » donne naissance aux trois transformations : la transformation du statut de la raison questionnante elle-même, de l’homme questionné, et du sens de la question. D’abord, cette question évoque la transformation du statut de la raison questionnante elle-même. “Toute question du type : qu’est-ce que … tel ou tel objet ? suppose, selon Thévenaz, une raison instrument de recherche, comparable à un œil qui fouille les choses, mais sans se voir jamais lui-même. En tant qu’organe au service d’un moi qui cherche ou qui juge, en tant que raison critique, raison arbitre ou raison critère du vrai, elle est un instrument qui, tout en étant lui-même hors de jeu, doit arbitrer le jeu.”(HRH, pp. 143-144.) De même que notre œil est pour nous un instrument qui voit hors de lui-même, en tant que notre point de vue absolu, en ne se voyant pas lui-même, de même la raison est un instrument qui juge hors d’ellemême, en tant que point de vue absolu sur les choses. C’est par là même que nous pouvons voir la raison d’essence divine qui est à l’origine grecque. Les Grecs croyaient pouvoir se hisser par la raison à un point de vue absolu sur la réalité, comme par les yeux de Dieu. L’homme « animal raisonnable » est alors pour eux censé être comme un animal qui a une étincelle divine, à la différence des autres animaux. La raison était un instrument divin, mis à la disposition de l’homme chez Platon ou Aristote. Il est indéniable que la raison n’est plus essentiellement divine depuis longtemps, mais seulement une faculté de notre esprit. Avant que la raison prenne conscience de sa vraie situation par la mise en question de l’homme, elle était ainsi destinée à commencer par se croire divine. Car, par le regard d’une raison-instrument, l’homme ne peut pas se voir lui-même et ne peut pas savoir qu’il fait corps avec sa raison : “Ce n’était, écrit Thévenaz, pas l’œil de l’homme qui voyait l’essence de l’homme ; et quand l’homme se demandait ce qu’était l’homme, il commençait par s’affubler d’un œil nouveau, d’un œil absolu, pour regarder de l’extérieur sa propre essence ; en d’autres termes, par une fiction inconsciente, il mettait hors circuit, dans l’homme en question il était, une raison- 389 instrument, il détachait de lui sa raison, intangible dans son absolu, une raison que rien ne devait jamais sérieusement mettre en question.”(HRH, p. 145.) En somme, pour que l’homme se voie de l’extérieur son essence et devienne alors un observatoire absolu, il se tirait de lui-même la raison. Autrement dit, l’homme n’ait rien à voir avec sa raison. Toutefois, pouvons-nous poser jamais la question de l’homme dans ces conditions neutres ? Même si la question « qu’est-ce que l’homme ? » concerne carrément l’homme, ne peut-elle nullement le toucher? Lorsque nous sommes en face de la question qui nous tourmente et surtout la question est assez forte et intense pour nous ébranler, cette interrogation nous fait reconnaître l’ébranlement de tout l’essentiel en nous. C’est pourquoi lorsque nous posons la question de l’homme, le point de vue absolu ne peut pas être maintenu légitimement. Encore que l’œil ne se voit pas lui-même, peut-il être encore un regard braqué vers l’extérieur ? De cette question, Thévenaz nous montre que la question de l’homme invite cet œil nécessairement à se reconnaître englobé dans la question de l’homme : “Par quoi il faut entendre que le statut de l’œil, c’est-à-dire le statut de la raison, se transforme. Le questionneur croyait pouvoir rester indemne comme un juge qui arbitre impunément et le voilà lui-même impliqué dans l’affaire, mis en cause.”(HRH, p. 146.) Lorsque l’œil prend conscience d’être l’œil de l’homme, c’està-dire au moment où la raison prend conscience de son humanité, le statut de l’œil, à savoir celui de la raison se transforme. C’est reconnaître que l’œil et la raison ne sont ni l’instrument neutre de l’homme ni un critère absolu. En d’autres termes, la raison se reconnaît partie intégrante de l’homme et en question avec lui. Donc, pour Thévenaz, “… chercher ce qu’est l’homme a pour premier effet inattendu de réintégrer pour ainsi dire la raison dans l’homme, de la désinstrumentaliser et de la désabsolutiser.”(HRH, p. 148.) Cette problématique de la définition de l’homme nous conduit ainsi à la désintrumentalisation et à la désabsolutisation de la raison en la réintégrant dans l’homme. Cette transformation du statut de la raison questionnante nous entraîne cette foisci à celle de l’objectif que vise cette question. Par la raison humaine trop humaine, nous sommes appelés à reprendre conscience de notre rapport avec l’homme ou avec nous-mêmes. La raison partage immanquablement la destinée de l’homme puisqu’elle est humaine. A ce point, la raison désabsolutisée, qui se reconnaît ellemême humaine, redécouvre l’homme dans son humanité. A vrai dire, l’essence de l’homme cherchée jusqu’ici ne nous semble par la désabsolutisation de la raison 390 qu’une notion inadéquate et même sans doute contradictoire. Car, comme le dit justement Thévenaz, “… en parlant d’essence on se réfère ici encore, implicitement et nécessairement, à un point de vue absolu : soit à celui d’un Dieu qui, du haut de sa transcendance, contemple et connaît les essences, soit à celui d’une raison-instrument qui, d’un observatoire extérieur, juge le monde, détermine ou découvre l’essence des choses en s’imaginant pouvoir toujours impunément, dans le cas de l’homme aussi, s’abstraire de l’objet qu’elle examine.”(HRH, p. 149.) Si tel est le cas, pour une raison désabsolutisée, pouvons-nous reprendre la notion de l’essence de l’homme ? Etant donné que la question de l’homme n’est jamais un épiphénomène par rapport à l’homme et que le point de vue absolu par une raison-instrument s’est dévoilé illusoire, la signification de la question : qu’est-ce que l’homme ? ne recherche plus carrément une essence. En effet, aux yeux de la raison désabsolutisée, cette notion d’essence cache ce qui est effectivement en question. Dans ce cas-là, qu’est-ce qui est véritablement ici en question ? C’est tout simplement la situation de la raison par rapport à l’homme ou de l’homme par rapport à la raison. Alors, répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? », pour notre penseur, “c’est dégager clairement le nouveau statut de la raison que la mise en question de l’homme implique, entraîne fatalement avec lui ; c’est définir la situation de la raison dans l’homme et dans l’univers ; c’est établir enfin ce que seule sans doute cette question permet d’établir : un rapport organique entre la raison humaine et l’homme, entre la raison et son expérience. Ce rapport constitue déjà la détermination la plus « essentielle » de l’homme, qui exprime, on le voit bien, plutôt sa condition que son essence.”(HRH, p. 150.) En un mot, le rapport de la raison avec l’homme est celui de la condition. Ainsi, par la mise en question radicale de l’homme, une raison humaine est amenée au problème du rapport à elle-même, à savoir de la conscience de soi. C’est dans la prise de conscience de soi-même que la raison se désinstrumentalise et se désabsolutise en renonçant à un recours divin. La conscience de soi n’est donc rien d’autre que l’expression de cette coïncidence entre la condition de l’homme et celle de la raison. Autrement dit, c’est manifester la réintégration de la raison dans l’homme dans la mesure où la raison et l’homme se pénètrent de part en part l’un l’autre. Une nouvelle attitude de l’homme vis-à-vis de sa raison va donc de pair avec l’abandon de la référence absolue de la raison-instrument. Dès lors, quant à Thévenaz, “l’homme et la raison se définissent non pas dans l’absolu, par leur essence, mais au sein d’une situation à reconnaître, 391 par une nouvelle prise de conscience qui est l’activité même de la raison.”(HRH, p. 151.) Lorsque nous considérons la question de l’homme comme une question véritable et non pas un épiphénomène, nous arrivons ainsi à une prise de conscience radicale par la question de l’homme sur lui-même. Ici, nous ne pouvons manquer de nous demander avec Widmer : “Qui a provoqué dans le cours de l’histoire « cette prise de conscience » de l’homme par lui-même, cette « transmutation interne de l’homme » par la réflexion sur soi, cette interrogation de l’homme sur lui-même ? Qui a forcé l’homme à faire un retour sur lui-même, à opérer une conversion de l’univers des objets au cœur de sa subjectivité ? Le christianisme.”82 C’est pourquoi Thévenaz fouillait de fond en comble la répercussion de l’événement de la Bible sur la marche des idées pour rétablir l’assise solide de la philosophie protestante. Enfin, la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? » dépend des questionneurs. Autrement dit, cette réponse n’est pas la même parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre les questionneurs : la réponse de Descartes est dissemblable à celle de Pascal, la réponse de Kierkegaard à celle de Sartre, la réponse du politicien à celle de l’ethnologue, etc. C’est la raison pour laquelle il nous faut saisir le rapport authentique entre la raison et l’homme. Pour Thévenaz, la raison n’est pas un instrument en marge de l’homme. Il affirme que la raison est tout de l’homme en montrant que c’est tout l’homme qui raisonne : “… lorsque tout l’homme est en question, lorsque la question est suffisamment intense pour que la raison soit impliquée, alors c’est tout l’homme qui répond. Et si tout l’homme répond, c’est que la raison ne peut plus être une partie ou une faculté de l’homme, mais qu’elle est tout l’homme ou tout entière humaine.”(HRH, p. 157.) Il y a là l’authentique réintégration entre l’homme et sa raison. Mais, si la raison n’est qu’un instrument, l’homme ne rejoindrait aucunement lui-même. Cependant, pour une raison désabsolutisée, la référence à la raisoninstrument s’est déjà révélée illusoire. Cela implique l’inévitabilité du passage de l’essence à la condition. Dès maintenant, la raison n’est plus l’essence de l’homme, mais la condition de l’homme. Si la raison est le tout de cette condition, il faut reconnaître que l’homme peut être défini comme animal raisonnable. Ainsi peut se préciser la tâche du philosophe qui consiste à réintégrer la raison en l’homme afin de permettre, en un sens nouveau, de reprendre la définition de l’homme comme animal rationnel : “Mais si d’abord la raison n’est qu’humaine, si cela signifie qu’elle se 82 . G. Widmer, “Pierre Thévenaz, croyant philosophe : son œuvre et la théologie”, op. cit., p. 234. 392 situe elle-même parce qu’elle a pris conscience d’elle-même, alors nous pouvons dire que seulement dans cette prise de conscience de soi la raison est tout l’homme, et l’homme tout entier raisonnant. L’homme ne se définit plus par une essence (essence qui n’existe que pour une raison instrument, pour le point de vue absolu de la raison), mais par une manière d’être total de sa raison qui s’exprime dans la conscience de soi ou dans sa conscience d’être, la conscience de son être d’homme.”(HRH, p. 157.) Si l’homme se définit ainsi par une manière d’être totale de sa raison qui s’exprime dans la conscience de soi, également la philosophie par une manière d’être totale de la raison. Bref, c’est dans la prise de conscience de soi que la raison est tout de l’homme. A partir de cette conscience de la condition, la séparation de la conscience surgit. Autrement dit, il y a deux sortes de conscience de soi : d’une part, l’inconscience de soi, et d’autre part, cette conscience radicale d’un être sans essence. Dans le cas de l’inconscience de soi, l’homme se croit être un être qui est d’emblée inné à soi, alors que dans le cas de la conscience radicale de soi, il se saisit comme rapport à soi. Dès lors, nous pouvons arriver avec notre penseur à une nouvelle compréhension de l’homme : l’homme n’est plus un animal raisonnable ou un être conscient de soi, mais plutôt un être, à découvert par rapport à lui-même, qui prend conscience de sa condition, en cessant d’être. D’une part, cela veut dire qu’il n’est pas un point de vue absolu ni une essence en soi, ni un sujet absolu. D’autre part, cela signifie qu’il n’est pas entièrement conditionné, ce qui serait encore une fois le considérer comme un être en soi plutôt que comme une conscience de soi.83 En ce sens, H. Arendt dira que “le problème de la nature humaine, problème augustinien (quaestio mihi factus sum, « je suis devenu question pour moi-même ») paraît insoluble aussi bien au sens psychologique individuel qu’au sens philosophique général.”84 Il ne s’agit donc pas de rechercher l’essence de l’homme. En outre, pour retrouver l’essence, il faut reposer sur la raison instrumentale qui n’est qu’un type d’autisme. Le protestantisme a ainsi contribué d’une façon décisive à trouver une totale et pleine humanité de la raison. En fait, l’orientation du protestantisme est à l’origine issue de son humanité parfaite. Dans cette orientation, Thévenaz a voulu entendre la voix de l’homme et prendre la parole humaine. Car il voulait nous faire véritablement partager l’inquiétude, la faiblesse, la faillibilité de l’homme en se 83 . A cet égard, parler de condition humaine, c’est éviter le double écueil de l’absolutisme métaphysique et du relativisme antimétaphysique. 84 . H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. par Georges Fradier, p. 19, Calmann-Lévy, Paris, 1961. 393 détachant des faux absolus. Il a alors rendu toute expérience humaine à l’humanité entière. En un mot, lorsque nous reconnaissons la liaison nécessaire entre l’expérience et la philosophie, la philosophie n’est qu’anthropologie. Thévenaz cite ici l’œuvre de Paul Haeberlin : “« Toute philosophie est philosophie « de l’homme »… Ce qui est vu, ce n’est pas l’homme, c’est l’être, mais ce qui suscite la vision, c’est l’homme dans sa problématique. » [Das Wesen der Philosophie, Ed. Reinhardt, Munich, 1934, pp. 156-157.]”(PSA, p. 310.) Car sans sujet et sans expérience de l’homme la philosophie ne surgit point. En réintégrant ainsi la raison en l’homme, la condition humaine de la raison s’explicite. La raison n’est maintenant pas au-dessus de l’homme, mais tout de l’homme ; alors partage l’inquiétude, la faiblesse, la faillibilité de l’homme. C’est sur cette condition-là que la raison fonde toute sa prétention. 3. LA RADICALISATION DE LA PHILOSOPHIE L’accusation de la folie s’opère comme un facteur de la radicalisation philosophique. La démarche de cette radicalisation nous fait connaître l’aporie fondamentale de la raison et prendre conscience de l’ignorance radicale de soi. Surmonter cette ignorance de soi ou inconscience de soi, c’est aller de pair avec l’explicitation de conscience de soi. Cette explicitation commence par briser l’autisme de la raison qui est ignorance de soi. La prise de conscience de soi provient ainsi de la désabsolutisation de la raison parce que la raison absolue est la source de l’aliénation de soi dans la mesure où elle est inconditionnée et inconsciente de soi. L’autisme brisé et la désabsolutisation de la raison nous montrent que la raison est à découvert en condition. La condition de la raison se joint à celle de l’homme et ne peut pas la dépasser. Face à l’imputation de folie possible, la raison est révélée exactement à hauteur d’homme et coextensive à l’homme. Bref, la raison devient maintenant la condition de l’homme, non pas son essence, grâce à la désabsolutisation de la raison. Toute la tentative de l’explicitation de la conscience de soi opérée jusqu’ici nous a amenés de l’expérience radicale à la conscience de condition. Si tel est le cas, cette explicitation de la conscience de condition, a-t-elle 394 dénoué l’impasse? Avons-nous résolu l’aporie fondamentale de la raison qui était notre point de départ ? Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit d’une aporie parce qu’en fait il n’y a ni problème véritable ni espoir de solution : l’aporie, qui était l’impossibilité de prouver sa non-folie et d’échapper à l’imputation, fait la raison rester coincée. Nous reconnaissons ici que l’imputation de folie qui a lancé la raison dans une impasse intérieure ne l’a pas fait un problème, mais l’a explicité toujours plus. D’ailleurs, la conscience d’aporie parvient enfin à la conscience désabsolutisée par la méthode de la réduction radicale. Surgie face à l’imputation de folie, la conscience de cette aporie a-t-elle résolu l’aporie? Nous sommes ici amenés à constater une chose très importante : nous sommes conduits jusqu’ici par la spiritualité de la solution pour sortir de l’aporie, non pas celle de l’interprétation. Autant dire que c’est ce point de vue même qui nous a jetés dans le chemin sans issue. De ce fait, en saisissant exactement le caractère de l’aporie, Thévenaz nous suggère que nous fassions de l’aporie la condition, non pas un problème : “Cependant, ce qui s’est modifié, c’est que par l’explicitation de la conscience de condition, l’aporie a perdu de plus en plus son caractère de « problème insoluble ». La raison au premier abord considère une aporie comme un problème ardu dont la solution lui échappe: c’est dire qu’elle se considère comme un instrument et un point de vue absolu. Mais, à mesure que la raison se désabsolutise, l’aporie devient condition.”(CRP, p. 127.) Considérer l’aporie comme un problème, mais non comme une condition, c’est alors aux yeux de Thévenaz le faux problème qui est mal posé : “Prendre conscience de sa condition, c’est se rendre compte que le problème que se posait la raison classique et qu’elle prétendait résoudre était mal posé : la notion même de fondement ontologique de la raison est peut-être une fausse notion, posant un faux problème.”(CRP, p. 25.) A vrai dire, ce qui reconnaît cette aporie comme une condition permanente ne désamorce jamais la virulence de la contestation. Plutôt, c’est la prise de conscience qui a désamorcé la virulence agaçante d’un problème non résolu. Dès lors, la tâche de la raison consiste à approfondir la conscience de sa condition, non pas à efforcer de sortir de l’aporie : c’est confirmer et assumer la situation aporétique de départ, ce n’est pas l’éliminer. Par ce passage de la conscience de l’aporie à la conscience de condition, notre penseur en vient enfin à une nouvelle conclusion par rapport à l’aporie : la raison la reconnaît maintenant comme sa condition permanente. 395 En résumé, l’expérience-choc s’opère comme facteur de radicalisation philosophique. En raison de l’accusation de la Parole de Dieu contre la raison philosophique, la raison était coincée. Face à l’imputation de folie possible, la raison ne pouvait ni l’accepter, ni la refuser puisque tous les deux cas tombaient dans la déraison. C’est là même l’aporie fondamentale de la raison. Pour sortir de cette impasse, la raison commence par expliciter la conscience de soi. L’explicitation de la conscience de soi va de pair avec la désabsolutisation de la raison. Car la lutte pour la désabsolutisation invoquée par l’impulsion protestante s’inscrit dans le processus de la conscience de soi. Au cours de l’explicitation, la raison est tout d’abord en face de l’ignorance radicale de soi. La première conscience explicitée est alors conscience d’ignorance de soi ou conscience implicite qui est opacité intérieure. Cette conscience embryonnaire est devenue une condition. En s’explicitant cette conscience opaque, la conscience embryonnaire de condition s’est de plus en plus dilatée. A partir de cette prise de conscience embryonnaire de condition, c’est maintenant la rationalité même qui s’est trouvé suspendue par la réduction radiale. Désormais, la rationalité implicite devient explicite en tant que rationalité à fonder. De là, le sens implicite de la raison est mis en question puisque le « cela va de soi » rationnel est mis entre parenthèses. En somme, nous pouvons observer que le sens apparaît du lieu où il ne va pas de soi. En fonction de la suspension du sens, la raison expérimente la première conscience opaque, l’ignorance de soi et son impuissance. En raison de l’impossibilité d’éliminer l’éventualité de la folie possible, le mouvement de l’explicitation de la conscience de soi ne vise nullement à convaincre la raison d’impuissance, mais plutôt la conduit à une prise de conscience progressive de la condition de la raison. Face à la situation qui fait radicalement problème la raison elle-même, celle-ci est maintenant tombée dans l’incertitude irrécusable de son essence. Mais cette situation éveille en la raison une conscience d’elle-même, précisément parlant, la conscience de sa condition. Par sa désabsolutisation, la raison se découvre ainsi en condition, à savoir la condition de l’homme. Autrement dit, « la raison, c’est l’homme » se dévoile. Au fur et à mesure que la raison s’humanise, l’aporie devient condition. Maintenant, ce qui prend pour l’aporie comme problème, c’est apparaître comme le faux. La tâche de la raison n’approfondit désormais que la conscience de sa condition. L’éveil de la raison par la conscience de la condition marque un progrès 396 dans la position du problème de la raison. La radicalisation de la philosophie consiste de la sorte à passer de la conscience d’aporie à la conscience de condition. C’est dire que la radicalisation est composée de déproblématiser la question philosophique, la question de la philosophie elle-même au lieu de poser un problème fondamental. La radicalité serait donc à chercher bien du côté de la conscience de condition plutôt que du côté de la solution de l’aporie. La raison en condition prend conscience qu’elle est en face d’un autrui. Ce rapport avec son autrui, en éclatant son autisme, éclaire d’une façon nouvelle sa propre relation avec elle-même, autrement dit son rapport avec l’homme. Il y a là la philosophie devenue anthropologie. Dans la démarche d’intériorisation, Thévenaz va mettre à jour le caractère multidimensionnel de l’anthropologie qui se dévoile explicitement de plus en plus. CHAPITRE IV : INTERIORISATION 1. L’IMPOSSIBILITE DE LA METAPHYSIQUE Par la rencontre avec Barth qui tente de chasser la théologie naturelle, il a pour tâche de briser la raison divine dans la philosophie. En se limitant, dans son article “Philosophie et Théologie”, « à l’histoire de la philosophie et l’élaboration d’une logique formelle » le domaine de la philosophie, Barth affirme l’impossibilité de la métaphysique. Pourtant, par contre, Thévenaz qui est inspiré de sa réflexion, tente constamment un dialogue entre la philosophie et la théologie, ou entre la métaphysique et le protestantisme depuis 1942 où il écrivit son article « Théologie 397 barthienne et philosophie »85 jusqu’à sa mort en 1955. Tout au long de l’itinéraire de sa pensée, il essaie une nouvelle synthèse de la relation entre la philosophie et la théologie. Une telle réflexion peut-elle avoir un caractère métaphysique ? La philosophie se renouvelle par la remise en question incessante. Face à la contestation, elle est obligée de trouver sa justification à partir d’elle-même et en elle-même. Or, le développement de la science de notre temps qui menace la métaphysique traditionnelle nous conduira à refuser la métaphysique. Mais, nous ne pouvons pas abandonner la métaphysique dans la mesure où elle reste encore la plus menacée des disciples de l’esprit humain. C’est là qu’une novelle métaphysique s’ouvrira : à partir de la prise de conscience de la fragilité de l’homme, la métaphysique de la fragilité s’ouvrira. Cette métaphysique de la fragilité nous “éclairera sur un aspect essentiel de la destinée humaine”(MDH, p. 33.). Elle s’établit alors sur la fragilité et l’insécurité de la condition de l’homme. De là, surgit le problème de son incertitude. Dans la mesure où la métaphysique est tout simplement “l’effort où l’homme s’engage tout entier pour dépasser la facticité du fait” 86 , il conviendrait de réexaminer la possibilité de la métaphysique face à la crise de la métaphysique. Comme l’indique bien Schaerer, la métaphysique de Thévenaz se développe en trois étapes d’approfondissement selon trois exigences successives : “1° une exigence d’intériorité, par rejet des garanties extérieures et adoption définitive de la méthode réflexive ; 2° une exigence de relativité, par rejet des garanties extérieures et intérieures et mise en question des absolus quels qu’ils soient ; 3° une exigence de dépassement par rejet de toute norme fixe et de tout donné stable : fondement, substance, être, par refus de l’ontologie classique, par élaboration d’une doctrine de l’acte pur et aboutissement à une philosophie protestante.” 87 Ici, nous pouvons prévoir une philosophie du retour sur soi, une philosophie de l’intériorité. En se dépouillant ainsi de plus en plus d’elle-même, la métaphysique voit, en fin de compte, disparaître en elle toutes ses garanties et toutes ses assurances. Ne sommesnous donc pas condamnés à déclarer la défaillance de la métaphysique ? Faute de quoi, n’est-ce pas une chance pour la redécouverte de la métaphysique ? 85 . Comme le note bien B. Hort, Thévenaz ne voyait pas bien en 1942 que le barthisme est “un obstacle fondamental à l’intériorisation”. En somme, pour Hort, il reconnaît que “« la théologie barthienne, (…), ne semble avoir guère de penchant ni pour une « gnose » ni même pour une fusion augustinienne ou malebranchiste de foi et raison dans une Sagesse où nature et surnature s’interpénétreraient » […].”(B. Hort, Contingence et intériorité, op. cit., p. 65.) 86 . A. de Waelhens, “Pierre Thévenaz Historien de la philosophie et philosophe”, op. cit., p. 186. 87 . R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 166. 398 Pour Kant, la métaphysique consiste à trois questions : Dieu existe ou n’existe pas, l’âme est mortelle ou immortelle, et libre arbitre est mythe ou existe. Ces questions dépassent le statut de la raison. C’est la raison pour laquelle Kant demandera : la métaphysique est-elle possible ? A cette question, Kant répond certes qu’elle est impossible. Mais, il s’agit ici de savoir si à qui il a demandé. Autrement dit, à qui a-t-il reconnu le droit de décider du possible et de l’impossible ? Kant répond à cette question tout au début de l’introduction à la Critique de la raison pure (première édition) : “…, bien que toute notre connaissance s’amorce avec l’expérience, il n’en résulte pas pour autant qu’elle dérive dans sa totalité de l’expérience.”88 Kant nous évoque ici qu’il y a une autre source de la connaissance sauf l’expérience : “L’expérience nous enseigne certes que quelque chose possède telle ou telle propriété, mais non pas qu’il ne puisse en être autrement. S’il se trouve donc, premièrement, une proposition dont la pensée inclut en même temps sa nécessité, c’est un jugement a priori […] Deuxièmement : l’expérience ne donne jamais à ses jugements une universalité véritable ou rigoureuse, mais seulement une universalité supposée ou comparative (par induction), …” 89 Autrement dit, l’expérience ne nous renseigne que sur le fait de l’être, mais non pas sur le devoir de l’être. C’est pourquoi l’expérience ne donne pas l’universalité véritable et la vraie nécessité. La raison va donc pour lui à l’encontre de l’expérience. A proprement parler, pour obtenir la “nécessité et l’universalité rigoureuse”qui sont donc “des critères sûrs d’une connaissance a priori”90, Kant est obligé de déclarer la limitation de l’expérience. Car pour lui, l’universalité empirique n’est qu’“une intensification arbitraire de la validité, faisant passer de celle qui vaut dans la plupart des cas à celle qui vaut dans tous…”91 Ici, nous pouvons voir combien Kant attache à la raison : c’est à la raison qu’il a adressé ses questions. Dans ce cas-là, pourquoi Kant doit-il s’efforcer de satisfaire la raison ? D’après L. Chestov, cette question « la métaphysique est-elle possible ? » ne conduit Kant qu’à se préoccuper de la raison elle-même : “A quelle source l’humanité souffrante peut-elle puiser l’eau de vie (n’oubliez pas que d’après Kant la métaphysique traite de Dieu, de l’immortalité de l’âme et du libre arbitre) ? Mais Kant ne songe qu’à plaire à la raison, à laquelle Dieu, l’âme et le libre arbitre 88 . Kant, Critique de la raison pure, traduction, présentation et notes, par Alain Renaut, op. cit., p. 93. . Ibid., pp. 94-95. 90 . Ibid., p. 95. 91 . Ibid. 89 399 importent peu.”92 Car Kant ne peut pas dépasser la limite de la raison. De là même, Kant, qui prend conscience de la limitation et de l’impuissance de la raison par rapport à la question métaphysique, est obligé de déclarer l’impossibilité de la métaphysique comme science93. Par conséquent, Kant a rejeté l’expérience en tant que source de la connaissance métaphysique. A cet égard, Kant devait s’apercevoir de l’impuissance et de l’inutilité de la raison devant le problème de la connaissance métaphysique qui dépasse le principe de contradiction. Face à cette antinomie qui a l’air d’exclure toute possibilité de réponse, selon Chestov, Kant doit s’arrêter, “car ici plus rien ne nous intéresse : l’homme n’a plus rien à faire, plus rien à chercher là où les questions restent nécessairement sans réponse.” 94 En outre, Kant a découvert l’arbitraire en métaphysique : “… l’unique source des vérités métaphysiques est le jubere, et tant que les hommes ne participeront pas au jubere, il leur semblera que la métaphysique est impossible. Kant ne s’est détourné de la métaphysique que parce qu’il avait entrevu en elle le terrible jubere, ce jubere qu’il a traduit (et avec raison) par un mot que tout le monde a en horreur : « l’arbitraire ».”95 Ici, jubere marque le désir ou la volonté qu’une chose se passa. Si l’unique source des vérités métaphysiques est ainsi le désir ou la volonté, la métaphysique en tant que science devrait être rejetée. C’est pourquoi Kant déclare que la métaphysique rationnelle traditionnelle est impossible. C’est dans cette perspective que le positivisme et certains néo-kantiens du XIXe et du XXe siècles, en interprétant la philosophie transcendantale de Kant comme une simple théorie de la connaissance, ont proclamé la fin de la métaphysique. Une telle interprétation ne reflète-t-elle pas bien l’intention essentielle de Kant ? Faut-il réellement s’arrêter là ? N’y a-t-il pas d’issue ? Si l’on se tire des liens enchaînés aux vérités générales et nécessaires, ne peut-on pas penser autrement ? Si l’on décharge les vérités générales et nécessaires de la métaphysique, celle-ci n’est-elle pas possible ? Dans ce contexte, Chestov remarquera cette possibilité dans une nouvelle perspective : “S’il se trouvait, au 92 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 96. . Comme Kant, Hegel, qui a pensé Kant jusqu’au bout, prétend également l’impossibilité de la métaphysique. Mais, à la différence de Kant, cette impossibilité ne vient pas de la limite de la raison. Plutôt, nous savons bien que Hegel reproche à Kant de mettre en question des limites de la raison humaine. Alors, il en conclut que la métaphysique est impossible parce que Dieu, l’immortalité de l’âme et le libre arbitre n’existent pas. A ce point, Hegel est plus radical que Kant. La métaphysique de Hegel qui est ainsi issue de la raison pratique de Kant ne fait pas fond sur la raison théorique, mais sur la raison pratique pour prouver l’existence de Dieu. Pour Hegel, la raison pratique se situe au milieu de la raison théorique, mais non plus à côté de la raison théorique. 94 . L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 305. 95 . Ibid., p. 297. 93 400 contraire, que l’homme soit capable de « réapprendre », de se transformer, de se rééduquer de façon à se libérer du besoin d’obtenir des réponses n’ayant qu’un seul sens à toutes les questions ? Si l’homme parvenait même à sentir que de telles réponses, bien qu’elles l’eussent consolé et même réjoui autrefois, sont en réalité la malédiction de son existence, cette vanité à laquelle les créatures sont assujetties malgré elles, soupirant et comme en travail jusqu’à ce jour ?(Rom. VIII, 20-22).”96 Si Kant n’oubliait pas de penser à l’Ecriture sainte en méditant sur les rapports entre la science et la métaphysique, il ne perdrait pas la raison d’être de la métaphysique. Car la métaphysique ne nous amène plus à des raisonnements généraux et nécessaires, mais plutôt nous fait voir la liberté primordiale de toute la création. D’ailleurs, à la différence des sciences positives qui ont abouti à des résultats incontestables, la métaphysique ne nous a rien donné de solide, de certain. Dans la mesure où elle est un instrument utile qui pénètre dans le monde caché, elle a sa propre valeur. De ce fait, nous pouvons chasser les objections de Kant contre la métaphysique : nous n’abandonnons pas la métaphysique en ce que celle-ci ne nous a pas donné une seule vérité obligatoire pour tous, mais plutôt, que nous pourrons redécouvrir la nature de la métaphysique qui n’a rien à voir avec des vérités obligatoires. A partir de là, Chestov dira : “« De par sa nature », la métaphysique ne veut pas et ne doit pas nous donner de vérités obligatoires pour tous. Il y a plus même : sa tâche consiste entre autres à déprécier les vérités des sciences positives ainsi que l’idée même de contrainte en tant que signe de la vérité. Si donc l’on se décide à confronter, comme le voulait Kant, la métaphysique et les sciences positives, il faut renverser le problème et poser la question à peu près de cette manière-ci : en recherchant les sources de l’être, la métaphysique n’a pu trouver la vérité universelle et nécessaire, tandis qu’en étudiant ce qui découle de ces sources, les sciences positives ont découvert nombre de « vérités ».”97 A partir de là, il semble que les « vérités » des sciences positives ne soient que des vérités fausses ou tout au moins passagères. En ce sens, sans la métaphysique qui porte sur les derniers problèmes de l’être, le progrès des sciences positives a l’air d’être impossible. 96 97 . Ibid., p. 305. . Ibid., p. 334. 401 2. LE DEPASSEMENT DE LA METAPHYSIQUE En dépit de ces prétentions de l’impossibilité de la métaphysique, il est indéniable que nous avons encore la métaphysique au point précisément qu’elle dépasse sans cesse soit du réel empirique à la réalité transcendante, soit de l’être à la conscience, soit de l’en-deçà à l’au-delà ou au contraire de l’au-delà à l’en-deçà. Dans la mesure où la métaphysique consiste d’une façon générale à dépasser d’un objet à l’autre en contestant le premier, selon la direction du dépassement, il y a deux aspects de la transcendance : d’une part, il y a le dépassement vers l’objet ou la nature qui peut s’appeler méta-physique ou sur-nature, autrement dit la métaphysique de l’objet. Nous pouvons le voir dans le platonisme qui dépasse de la réalité empirique pour accéder à la connaissance des réalités divines et transcendantes. D’autre part, il y a le dépassement vers le sujet ou l’esprit comme dans le cas de Kant. Autrement dit, c’est la métaphysique de l’esprit. D’abord, voyons le dépassement vers l’objet. Par le mouvement du dépassement, la métaphysique est liée intimement au dynamisme de la pensée philosophique qui démolit la réalité pour avoir accès à une réalité plus essentielle et plus fondamentale. Pour parvenir aux évidences supérieures, les Grecs entreprennent de dépasser les évidences sensibles qui sont variables. Autrement dit, ils s’efforcent de chercher l’être véritable invariable derrière les changements incessants de la nature. En s’apercevant de la faillibilité de la connaissance sensible, ils se tournent vers un ordre éternel, intelligible et même divin. Par ce dépassement de l’être variable à l’être invariable, ils s’imaginent qu’un monde est l’être intelligible et l’être se définit par son accord foncier avec une pensée transcendante. Le monde métaphysique consiste donc pour eux à la cohérence et à l’unité de l’intelligence et de l’être. A cet égard, Thévenaz écrit : “Ce monde transcendant est appréhendé par une connaissance ellemême transcendante, c’est-à-dire qui s’est élevée au niveau (divin) de la réalité à connaître. En ce sens la philosophie était un effort de divinisation, d’immortalisation ou de réintégration à un monde divin au sein duquel l’intelligence et l’être se trouveraient véritablement de plain-pied.”(HRC, p. 212.) En ce sens, cette parfaite adéquation de l’être avec la pensée, c’est à la fois l’idéal secret de la métaphysique et la condition de la possibilité de la connaissance véritable sur le plan métaphysique de l’être, de l’objet, et de l’essence. 402 Cependant, l’intelligence est-elle vraiment liée ainsi à la réalité physique ? S’il en est ainsi, qu’est-ce que le fondement de la liaison naturelle de l’être et de l’intelligence ? Au premier abord, lorsque le dépassement du physique au métaphysique s’est opéré, l’intelligence est devenue son lieu « nature » dans la métaphysique de l’être. Le dépassement de la métaphysique sera donc à l’encontre de la métaphysique de l’être : il signifie le dépassement de la nature, le mouvement vers l’intérieur et en profondeur. Dans la mesure où l’accord naturel de l’être et de l’intelligence est mis en question, ce dépassement consistera à détacher l’intelligence de l’être. A ce titre, Thévenaz dira : “Le dépassement de la méta-physique tendra à arracher l’intelligence à t