CRITIQUE DE LA RAISON VUE A TRAVERS DES PENSEES DE J

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UNIVERSITE PARIS VIII – VINCENNES-SAINT-DENIS
Département de philosophie
LIEUX ET TRANSFORMATIONS DE LA PHILOSOPHIE
CRITIQUE DE LA RAISON VUE A TRAVERS DES
PENSEES DE
J. -F. LYOTARD ET P. THEVENAZ
Présentée et soutenu publiquement par
Lee Chul-Woo
le 30 janvier 2007
Directeur de thèse : M. Jacques Poulain
Jury
M. Olivier Abel
Président Faculté libre de théologie Protestante de Paris
M. Domenico Jervolino Université de Naples
M. Henri Blocher
Faculté de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine
AVANT-PROPOS
Si J. -F. Lyotard, qui est un des représentants d’un courant de la pensée française
dit post-modernité, met en problème la raison universelle et unificatrice, P.
Thévenaz, se situant dans la période juste avant l’apparition du postmodernisme, vise
à mettre en cause la raison essentiellement humaine. Pour nous qui vivons au temps
postmoderne, il est important de mettre en question la légitimité de cette « idéologie
intellectuelle » qui s’appelle « postmodernisme ». Notamment, à cause de
l’expiration de la raison universelle et de la négation de la subjectivité, selon
Lyotard, le problème de la communication doit être réexaminé. Il s’agit donc
d’interroger la possibilité de la rationalité du postmodernisme, considéré selon des
penseurs anglophones comme néo-irrationalisme. Le trait essentiel de la philosophie
de Lyotard consiste justement en une évaluation nouvelle des phénomènes de la
modernité. Si l’on accepte la perte de la crédibilité des grands récits comme l’idée de
l’émancipation de l’homme que Lyotard déclare, on se heurte à la délégitimation du
savoir. Il s’agit donc de connaître le fondement de la légitimité après le déclin des
métarécits et la perte de la raison universelle qui les rend possibles. C’est notre
problématique. Si nous refusons la raison universelle théoriquement, ainsi que
pratiquement, nous ne pouvons manquer de déclarer la mort de la philosophie au
sens où nous devons cesser de philosopher. C’est pourquoi il faudra réviser le statut
de celui qui pose la question.
Si le pessimisme spéculatif est un aboutissement de la réflexion philosophique et
celui de la recherche philosophique de Lyotard qui efforce de remplir l’exigence de
la légitimité du savoir, ne faudrait-il pas dire que dans la philosophie qui se fonde sur
la sagesse humaine, il n’y a aucun salut ni aucune solution. A proprement parler, la
philosophie, c’est, sans cesse, contester, poser la question. Néanmoins, si les
philosophes s’efforcent de trouver un salut philosophiquement conquis, ils aboutiront
soit à se diviniser pour leur attribuer une pleine puissance (par l’assimilation à Dieu
comme chez Platon, par la science et la technique qui permettent de dépasser notre
condition, etc.), soit à confirmer leur impuissance. La divinisation de l’homme ou
son absolutisation n’est possible que si nous ayons confiance en la sagesse de
l’homme, à savoir la sagesse de la chair. Mais, selon le terme de Sartre, elle n’est
qu’un mensonge à soi, à savoir l’ignorance de soi. En ce sens, la croyance qui est à
1
même de frayer, par la réflexion philosophique de l’homme lui-même, une voie du
salut ou de la solution, ce n’est qu’une illusion.
Face à la crise de la raison, Lyotard en arrive à déclarer la mort de la philosophie
par les voies de post-modernité expérimentale, alors que Thévenaz en vient à
prétendre la nécessité de la philosophie par l’analyse réflexive dans une perspective
chrétienne et à élaborer en fin de compte l’autonomie de la philosophie. Notons ici la
différence et l’importance de la perspective et de la méthode qui définissent le
contenu et la direction de la philosophie. Il s’agit d’un passage d’un philosophe
incroyant à un philosophe croyant. A travers l’expérience-choc qui suscite la
transformation radicale de la direction de la pensée, nous ne pouvons manquer de
remarquer le rôle crucial du motif religieux dans la réflexion philosophique. C’est le
protestantisme qui est le motif central de la pensée thévenazienne. L’imputation de
folie «la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu » pénètre dans toute la
démarche de sa pensée philosophique. En contestant radicalement la raison ellemême, elle rend possible l’explicitation de la conscience de soi et la radicalisation de
la philosophie. Par l’accusation de folie, la raison prend conscience de l’ignorance de
soi et son autisme éclate à son tour par la prise de la conscience de soi. Lorsque
l’autisme éclate, la raison prend une nouvelle conscience de soi : la raison se trouve
en condition, à hauteur d’homme. Elle se révèle pour la première fois à découvert
devant Dieu, à proprement parler dans le rapport à Dieu. Dans une telle démarche, la
raison en condition humaine rencontre les tentations majeures : celle de la neutralité,
de l’indifférence, de la restitution de l’absoluité et des limites. Pour éviter ces
tentations et atteindre l’autonomie de la philosophie, il faut la conversion de la
raison. Car seule la raison, qui est en condition et qui prend conscience de sa
vocation qu’évoque l’impulsion protestante, peut être libérée de ces tentations
permanentes, de la charge de la foi philosophique qui fait de Dieu ou de l’absolu
l’objet de la réflexion. A partir de cette perspective chrétienne, qui est la philosophie
de la vocation et de la responsabilité, surgit la philosophie autonome. Notre thèse
sera donc à la fois une approche anthropologique sur l’homme et la réexamination du
statut ontologique de la raison dans cette perspective chrétienne.
2
Remerciements
Je tiens à remercier vivement ma femme Yoon-Joo pour son soutien laborieux,
mes parents, ma tente Yoon-Jeong Sherry-Moon, monsieur le professeur Jacques
Poulain de Paris VIII, qui a dirigé ma réflexion philosophique depuis le DEA, et mes
amis : Sang-Woo qui m’a conduit à Jésus-Christ, Rosny, Daniel, Emmanuel, Martine,
Yvelise, Christophe et Julie, Marlaine, Clotilde et Renée-Lyse pour la lecture et la
correction de cette thèse, tous ceux qui m’ont aidé pour que cette thèse voie le jour,
et mon Seigneur, Dieu de Jésus-Christ qui a inspiré à ma pensée.
3
CRITIQUE DE LA RAISON VUE A TRAVERS DES PENSEES DE
J.F. LYOTARD ET DE P. THEVENAZ
TABLE DES MATIERES
Avant-propos
1
Remerciements
3
Sommaire
4
Liste des sigles
9
Introduction
11
I. La philosophie et le christianisme
11
II. Division du sujet
18
III. Méthodologie
35
1. Dialectique ou antithèse
35
2. Participation ou séparation
40
Première partie
De la modernité à la postmodernité
Chapitre I : Sources de la modernité
46
47
1. Aufklärung
47
2. Absolutisation de la raison
55
3. La pensée de « se retourner » et la rationalité
57
4. Humanisme
62
Chapitre II : Le passage du modernisme au postmodernisme
1. Ligne de démarcation : modernité et post-modernité
4
63
63
2. La dérive de la parole à l’image : réenchantement du monde
68
3. Le sens du mot « post-»
73
Chapitre III : La condition postmoderne
78
1. La crise de la légitimation du savoir
78
2. L’incommensurabilité : vision du monde de la séparation
81
3. Le litige ou le différend
84
4. Délégitimation
93
Chapitre IV : La crise de la modernité et le problème de
la communication
98
1. Le consensus ou la paralogie
98
2. La communication ou la différence
106
Deuxième partie
Neutralisation
114
Chapitre I : Dilemme de l’homme moderne
115
1. Condition de l’homme moderne et son état
115
2. Démission du système
121
Chapitre II : Neutralisation du jugement
123
1. Critique du sujet moderne
123
2. La sensibilisation de la raison
127
3. Le jugement réfléchissant
133
4. La pensée du sublime et l’ontologie négative
151
Chapitre III : La séparation entre l’ontologie et l’éthique
155
1. L’irréductibilité de la phrase prescriptive à la phrase normative
156
2. L’écart entre la phrase cognitive et la phrase éthique
162
5
Chapitre IV : La vérité sans la Vérité
172
1. La vérité et l’évidence
172
2. Qu’est-ce que la vérité ?
180
3. La vérité et le désir
189
4. Le passage du vrai au juste
207
5. La signification de la vérité
214
Troisième Partie
La crise de la culture occidentale
Chapitre I : Histoire et conscience
220
221
1. La fin de l’Histoire
221
2. Une révolution véritable de la philosophie
228
3. Historisation de la raison
232
4. Crise de l’humanisme
239
Chapitre II : La raison et la contingence
250
1. La contingence de la raison
250
2. Pluralisme
254
Chapitre III : Langage et conscience
258
1. L’ontologie des phrases
258
2. Langue maternelle et conscience
262
3. Langage et homme
267
4. L’ambiguïté du langage
271
5. Langage et communication
276
Chapitre IV : La crise moderne de la culture
282
1. La science et la culture
282
2. La philosophie et la culture
285
6
Quatrième Partie
Radicalisation de la raison philosophique
Chapitre I : Radicalisation de la philosophie
290
293
1. Point de départ radical
293
2. Le radicalisme cartésien et le radicalisme husserlien
299
3. La crise et la critique de la raison
307
4. Expérience-choc
317
5. Légitimité de l’expérience chrétienne
325
6. Aporie fondamentale de la raison
332
7. Assurance naturelle infondable
334
Chapitre II : Explicitation de la conscience de soi
337
1. La méthode réflexive et l’intentionnalité
337
2. La situation du départ
345
3. Brisure de l’autisme
352
4. Désabsolutisation de la raison
362
5. Conscience de soi
365
6. Un autrui véritable
372
Chapitre III : La condition humaine de la raison
379
1. La condition de la conscience de soi
379
2. La condition anthropologique de la raison
383
3. La radicalisation de la philosophie
394
Chapitre IV : Intériorisation
397
1. L’impossibilité de la métaphysique
397
2. Le dépassement de la métaphysique
401
3. Réflexion et transcendance vers l’intérieur
420
4. La métaphysique et la morale
441
7
Cinquième Partie
La philosophie de la vocation et de la responsabilité
Chapitre I : La philosophie sans absolu
445
446
1. La liberté et l’acte
446
2. L’homme et l’absolu
454
Chapitre II : La condition chrétienne de la raison
471
1. Unité dialectique de la raison et de la foi
471
2. La condition chrétienne de la raison humaine
483
3. Les tentations de la raison en condition
495
4. La vocation de la raison renouvelée
500
5. La conversion de la confiance
505
Chapitre III : L’autonomie de la raison philosophique
510
1. La transformation de la notion de la liberté
510
2. La metanoia de la raison philosophique
515
3. L’intelligence et la responsabilité
523
4. L’autonomie de la philosophie
533
Conclusion
548
Bibliographie
561
8
Abréviations des ouvrages de Jeans François Lyotard et de Pierre
Thévenaz
AC
P. Thévenaz, “L’athéisme contemporain : CAMUS et SARTRE”
APC
P. Thévenaz, “L’affrontement de la philosophie et du christianisme”
AJ
J.-F. Lyotard, Au juste
CMM
P. Thévenaz, “La critique comme métaphysique de la métaphysique”(Trois
leçons sur Kant)
CP
J.-F. Lyotard, La condition postmoderne
CRP
P. Thévenaz, La condition de la raison philosophique
DF
J.-F. Lyotard, Discours, figure
DI
J.-F. Lyotard, Le Différend
DMF
J.-F. Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud
DP
J.-F. Lyotard, Des dispositifs pulsionnels(Nous citons la 2e éd., Christian
Bourgois Edit., 1980 et Editions Galilée, 1994)
ERL
P. Thévenaz, “L’expérience réflexive de la liberté”
EL
J.-F. Lyotard, Economie libidinale
HJ
J.-F. Lyotard, Heidegger et « les juifs »
HM
P. Thévenaz, De Husserl à Merleau-Ponty
HRC
P. Thévenaz, L’Homme et sa raison. Raison et conscience de soi
HRH
P. Thévenaz, L’Homme et sa raison. Raison et histoire
HU
J.-F. Lyotard, “Histoire universelle et différences culturelles”
IH
J.-F. Lyotard, L’inhumain
IP
J.-F. Lyotard, Instructions païennes
LAS
J.-F. Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime
LL
J.-F. Lyotard, “Logique de Lévinas”, in Collectif, Textes pour Emmanuel
Lévinas
MDH
P. Thévenaz, “Métaphysique et destinée humaine”, in L’Homme.
Métaphysique et transcendance
MIP
J.-F. Lyotard, Misère de la philosophie
MP
J.-F. Lyotard, Moralités postmodernes
PDPC
P. Thévenaz, “De la philosophie divine à la philosophie chrétienne”
PE
J.-F. Lyotard, Pérégrinations
PEE
J.-F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants
9
PH
J.-F. Lyotard, La phénoménologie
PGM
P. Thévenaz, “La philosophie de M.GABRIEL MARCEL. Une
métaphysique de la présence et de la fidélité”
PSA
P. Thévenaz, “La philosophie en suisse allemande. L’œuvre philosophique
de M. Paul Haeberlin”
RP
J.-F. Lyotard, Rudiments païens
SA
P. Thévenaz, “Socrate et Alcibiade – ou la rencontre philosophique”
SR
P. Thévenaz, “Situation de la raison. Essai de philosophie protestante”
TBP
P. Thévenaz, “Théologie barthienne et philosophie”
TD
J.-F. Lyotard, Témoigner du différend
TI
J.-F. Lyotard, Tombeau de l’intellectuel et autres papiers
VCP
P. Thévenaz, “Valeur de la connaissance philosophique”
10
INTRODUCTION
I. LA PHILOSOPHIE ET LE CHRISTIANISME
Il est indubitable que l’essence de la philosophie est de rechercher la vérité.
Cela implique qu’elle n’est pas vérité. Elle a donc besoin d’un instrument pour avoir
accès à la vérité. La sagesse serait conducteur qui y guide la philosophie. On dira
alors que la philosophie est l’amour de la sagesse. La tâche de la philosophie
consistera donc à acquérir la sagesse et l’intelligence. La philosophie est-elle
véritablement capable d’acquérir la sagesse ? Si c’est vrai, d’où la puise-t-elle ?
Selon la Bible, “Mais la sagesse, où se trouve-t-elle ? Où est l’emplacement de
l’intelligence ? L’homme n’en connaît pas le prix ; Elle ne se trouve pas dans la terre
des vivants.” Néanmoins, s’il y a la sagesse et l’intelligence dans notre esprit, il
faudrait alors encore poser une question : “Qui a mis la sagesse dans le secret (du
cœur), ou qui a donné l’intelligence à l’esprit ? ”1 La raison philosophique qui est
ouverte à toute expérience, est par sa nature, condamnée à y répondre. Car, si elle
refuse d’y répondre, ce serait aller contre sa vocation.
Avant d’y répondre, notre question est d’abord de savoir si la philosophie peut
jamais établir une véritable connaissance par sa propre méthode. Si elle est la
recherche de la vérité, la philosophie n’est pas une fin, mais un processus, non pas un
arrêt, mais un mouvement et non pas une paix, mais une inquiétude. Etant
essentiellement en route, elle exige un point de départ. Or, il nous semble que la
philosophie contemporaine qui est complètement exposée à la contingence ne peut
plus avoir le point de départ certain et inébranlable, comme l’a eu Descartes ou
Hegel ou Husserl. Elle ne peut pas, nous semble-t-il, enracinée dans une certitude
1
. La Sainte Bible, Job 28,12-13 ; 38, 36, Nouvelle version segond révisée, Alliance Biblique
Universelle, 1981.
11
inébranlable sauf si elle s’appuie sur une sorte de croyance. Le point de départ, qui a
perdu le fondement de son être, aura au moins besoin d’une sorte d’échafaudage qui
le soutiendra, au lieu du substrat inébranlable. En tout cas, ce point de départ devrait
être dans la raison elle-même.
Dans son Introduction de Sagesse cartésienne et Religion : Essai sur la
connaissance de l’immortalité de l’âme selon Descartes, J. Russier pose une question
importante par rapport à la sagesse : “La sagesse selon Descartes, celle du philosophe
qui pousse aussi loin que possible l’effort pour dégager des enseignements de la
raison les lumières nécessaires à la conduite, peut-elle se suffire à elle-même, ou
doit-elle en définitive recourir à la foi ?” 2 Il s’agit ici de la compétence et de la
capacité de la raison. D’où une polarisation radicale : d’une part on pense que la
sagesse du philosophe se suffit à elle-même pour éclairer la connaissance et l’action
et d’autre part, on croit qu’elle ne se suffit pas à elle-même et alors doit recourir à la
foi. Pour Descartes, il semble que la sagesse du philosophe se suffise à elle-même
dans la mesure où il arrive à la connaissance de l’existence de Dieu à partir de la
conscience de l’existence du je pensant. C’est pourquoi sa philosophie est un
rationalisme.
De même que les philosophes antiques, Platon, Aristote, Plotin…, de même les
philosophes modernes, Descartes, Malebranche, Leibniz…, n’ont pas douté que la
raison humaine se suffise à elle-même. Car ils croyaient que la raison est divine et
alors toute-puissante. La pensée humaine veut, donc, sans aucune hésitation, se
soumettre à la raison. A partir de là, comme le remarque Léon Chestov, “L’honnêteté
intellectuelle a conduit Spinoza et après lui Leibniz, Kant et tous les philosophes des
temps modernes à la conviction que la Bible ne contient pas la vérité, qu’elle se
réduit à une morale, que la révélation est une imagination fantastique, tandis que les
postulats de la raison pratique ont une haute valeur et sont très utiles.”3 Mais, pour se
débarrasser à son tour des postulats de la raison pratique de Kant, ne faut-il pas
envoyer à l’abîme l’honnêteté intellectuelle ?
L’honnêteté intellectuelle n’est une vertu que si le pouvoir de la raison est
légitime. C’est pourquoi Hegel absolutise la raison. Selon Chestov, “Hegel parlait
volontiers de la révélation, de l’incarnation de Dieu et de la religion absolue, et son
2
. Jeanne Russier, Sagesse cartésienne et Religion. Essai sur la connaissance de l’immortalité de
l’âme selon Descartes, p. 1, PUF, Paris, 1958.
3
. Léon Chestov, Athènes et Jérusalem. Un essai de philosophie religieuse, p. 291, Trad. De Boris de
Schloezer, Aubier, 1993.
12
honnêteté intellectuelle est hors de doute. Hegel pouvait trahir Schelling, mais il
servait la raison de toute son âme et de tout son cœur.”4 Car l’honnêteté intellectuelle
consiste à se soumettre à la raison. Nous consentons ici que de même que Spinoza et
Kant, de même Hegel n’interprète la Bible que pour se servir de la raison. Autrement
dit, leur interprétation est assujettie à l’emprise de la raison et n’est faite que dans les
limites de la raison. A ce point, il n’y a pour la raison que deux possibilités : d’une
part, rejeter la Révélation comme un fantasme, et d’autre part, la rationaliser pour
pouvoir l’expliquer. Mais, le premier est d’aller contre la nature de la raison, le
dernier est de dépasser sa compétence et sa capacité. Cela ne revient-il pas à dire que
la paresse ou la lâcheté constitue l’essence de la raison ? Mais, assumer sa lâcheté,
c’est exprimer son abandon, son désespoir. Cela met la raison dans le paradoxe :
même si elle ne veut pas recevoir sa lâcheté, la raison doit la reconnaître.
Cependant, pour Kierkegaard, la prise de conscience de la lâcheté humaine
devant la folie et la mort devient plutôt positive à un moment. Cette prise de
conscience l’amène à se tourner vers Job en se détournant de Hegel en voyant le
réveil humain dans le désespoir. C’est pourquoi il prétend que le désespoir est pour
lui la source de la philosophie. Il est vrai que la raison ne veut pas s’abandonner
jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement tombée dans le désespoir. Comme le dit
justement Chestov, “elle ne se termine que là où commence le désespoir, où la raison
montre avec évidence que l’homme se trouve devant l’impossible, que tout est fini
pour toujours, que la lutte est devenue inutile, c’est-à-dire lorsque l’homme a
conscience de son impuissance totale.”5
Ce serait une intuition première de Pierre Thévenaz (1913-1955) qui orientera
toutes les démarches ultérieures de sa réflexion. C’est même l’intuition de la fragilité
de l’homme. En acceptant, d’une part, le sens socratique qui fait de la conscience de
soi une donnée de notre condition et d’autre part la tendance d’une philosophie de la
conscience, il remet en question ce qui ne voudrait pas être contesté : la confiance
inébranlable et absolue en la raison. La métaphysique de Thévenaz commence alors
par prendre conscience de la précarité de notre condition. Face à la situation de
l’incertitude à découvert, il élaborera « une métaphysique de l’insécurité » qui
puisera les conditions de son renouveau dans cette menace. A partir de là, Thévenaz
en vient à désabsolutiser le sujet même par le dépassement de la métaphysique. Cette
4
. Ibid., p. 292.
. L. Chestov, Spéculation et Révélation, trad. par Sylvie Luneau, préf. De N. Berdiaeff, p. 149, L’Age
d’Homme, Lausanne, 1981.
5
13
désabsolutisation du sujet nous conduira au pessimisme spéculatif. Elle passe par le
centre des courants du postmodernisme. Exposé à cette menace, le postmodernisme,
en adorant la valeur de l’individualité et de la pluralité, se heurte au danger du
relativisme extrême et du scepticisme. Vu qu’il n’y a ni de Vérité, ni de Chemin,
dans le temps postmoderne, on affirme qu’il n’y a que des vérités sans la Vérité et
qu’il n’y a pas d’impasse. Il semble en apparence que cette tendance nous apporte la
maximisation de la liberté et fournit une brèche à l’impasse. Mais, en vérité, elle ne
nous rend que les doubles peines : tantôt elle ne touche point l’état de l’homme
qu’est la misère, et ne touche que ses résultats superficiels. Elle ne nous donne alors
pas la consolation et le refuge lors de notre détresse. Tantôt, de là, elle nous donne
implicitement le désespoir radical.
De ce fait, pour avoir accès à ce problème d’une façon nouvelle et très
différente, nous aimerions faire apparaître une nouvelle dimension de la pensée : la
philosophie chrétienne. Or, la philosophie et le christianisme semblent très différents
et d’ailleurs incompatibles l’un l’autre. C’est pourquoi nous posons le problème de la
possibilité de la philosophie chrétienne. Cette question nous fait tomber dans un
dilemme dans la mesure où nous ne pouvons répondre ni oui ni non. Pour qu’elle soit
possible, il faut qu’il y ait un compromis entre la philosophie et le christianisme.
Mais, dans ce cas-là, on s’efforcera de trouver, pour Thévenaz, “un adoucissement à
ces exigences qui s’affrontent trop rudement, mais alors ce modus vivendi ne peut
être fondé que sur une théologie mutilée ou une philosophie mutilée”(APC, p. 129.).
Sinon, on doit reconnaître une incompatibilité foncière entre la philosophie et le
christianisme en conservant l’exigence de pureté.
On connaît bien depuis longtemps l’affrontement entre la philosophie et le
christianisme qui a l’air d’être incompatible réciproquement et même de se méfier
invinciblement de l’un à l’autre. C’est la raison pour laquelle Thévenaz dira : “On
s’imagniera volontiers que la philosophie est par essence fondée sur une raison
incroyante parce qu’autonome et sur une attitude irréligieuse, sinon franchement
antireligieuse, et que d’autre part l’attitude du chrétien est par essence aphilosophique sinon antiphilosophique.”(APC, p. 129.) Dans la mesure où la
philosophie et le christianisme ont tous deux le même objet, l’incompatibilité entre
eux devrait être trouvée dans leur réponse différente donnée à un même problème. Or,
selon Thévenaz, “comme il ne peut pas y avoir, pour un problème unique, deux
réponses contradictoires qui soient simultanément justes, on est convaincu de se
14
trouver acculé à une alternative exclusive.”(APC, p. 130.) L’union de la philosophie
avec le christianisme ne semble donc pas être possible sous l’exigence de sa pureté
ou de son intransigeance exclusive sans retomber dans le syncrétisme ou dans
l’éclectisme. Bref, la philosophie et le christianisme ont l’air d’être incompatibles
mutuellement. N’est-il donc pas obligé d’admettre l’impossibilité de la philosophie
chrétienne ?
Mais, au contraire, à partir de cette similarité de l’objet, n’est-il pas sans doute
possible d’harmoniser les exigences philosophiques et les exigences chrétiennes qui
semblent en apparence incompatibles ? Car, d’une part, de même que la philosophie
chrétienne n’a donc rien à voir avec le syncrétisme ou l’éclectisme, qui tente de les
compromettre et n’est alors pas venue de l’éclectisme philosophique, de même que le
philosophe prétend qu’il y a une incompatibilité entre les deux plutôt qu’il essaie de
les compromettre réciproquement. D’autre part, pour que le croyant refuse la raison
autonome ou la philosophie à cause de l’incompatibilité, il devrait reposer sur la
conception de la philosophie. Pour qu’il essaie de compromettre ou synthétiser avec
la philosophie, il faut admettre que la philosophie l’envahit. En ce sens, le croyant ne
peut ni refuser la philosophie, ni compromettre avec la philosophie sans la
conception de la philosophie.
En outre, n’oublions pas que la philosophie n’a pas, par définition, affaire
seulement à la raison incroyante. “Nul parmi les grands philosophes, nous dit
Thévenaz, n’a jamais pensé que la réflexion philosophique autonome soit
méthodiquement ou en principe liée à l’incroyance, même si tous se servaient de leur
raison pour critiquer la religion de leur temps. Et d’ailleurs nul d’entre eux n’avait le
sentiment que l’autonomie de la raison en fût compromise.”(APC, p. 132.) En
somme, la laïcisation de la raison n’est pas venue de la philosophie païenne, mais, au
contraire, de l’œuvre même du christianisme dans la mesure où “il a peu à peu pris
conscience que la philosophie ne devait plus se prendre pour l’équivalent d’une
religion, pas plus que le christianisme n’avait le droit de se prendre pour l’équivalent
d’une philosophie”(APC, p. 132.). Notons que cette tentative de séparation entre les
deux ne vient pas de la philosophie, mais plutôt du christianisme. C’est par le
christianisme même que la notion de la raison incroyante est inventée, mais non pas
par les philosophes. Pour éviter les deux écueils de l’exclusivisme et du syncrétisme,
il ne faudrait donc pas comprendre que la philosophie et le christianisme soient
“doctrines tout achevées à confronter et à harmoniser”, et “deux méthodes données
15
en quelque sorte par définition pour résoudre un seul et même problème”(APC, p.
132.). Il ne s’agit en somme pas d’essayer d’harmoniser des doctrines ou des
méthodes. Cette idée que la philosophie et le christianisme sont des doctrines et des
méthodes différentes accompagne la tentative de l’accommodement. En fait, cette
idée exige immanquablement soit le modus vivendi, soit l’exclusion réciproque.
Dès lors, nous sommes arrivés à reprendre le problème de la philosophie
chrétienne : il est inévitable que la position du problème de la philosophie chrétienne
soit modifiée. Il n’y a plus de problème de la philosophie chrétienne si l’affrontement
entre la philosophie et le christianisme s’évanouit. Avant d’essayer de trouver le
modus vivendi, Thévenaz trouve qu’il y a un lieu de la tension entre les deux dans
l’expérience chrétienne, “d’une tension accrue entre elles, qui reflète sur le plan
intellectuel la tension eschatologique de l’homme qui vit dans le temps chrétien,
entre la chute et la rédemption, devant la Croix”(APC, p. 136.). D’où surgit la
philosophie chrétienne qui anéantira une exigence d’une harmonisation ou d’un
compromis entre les deux.
A partir du problème de cet affrontement, Thévenaz voit ainsi les exigences de
la raison et celles de la foi se rencontrer dans l’expérience chrétienne. Comment y
rencontrer ces exigences ? : “Pour qu’il y ait réelle rencontre entre un véritable
christianisme et une véritable philosophie, ces exigences ne doivent pas être des
données irréductibles, mais elles doivent s’éprouver l’une l’autre dans une mise en
question réciproque. Par leur affrontement, théologie et philosophie se découvriront
simultanément dans l’humanité de leur condition, dans leur précarité essentielle et
par là même précisément prendront conscience à la fois de leur force et de leur tâche
respective.”(APC, p. 136.) En somme, dans l’expérience chrétienne, la philosophie et
la théologie prendront conscience qu’elles ne sont pas à leurs yeux autarciques en
tant que telles. Ce serait la condition de la philosophie chrétienne. Au fur et à mesure
qu’elles consentiront à perdre leur assurance autarcique en elles-mêmes, elles
essayeront d’accepter le dialogue en tension en conservant les exigences de la raison
et celles de la foi.
Si tel est le cas, comment le dialogue entre la raison et la foi est-il possible ?
Cette question ne peut pas être remplacée par le dialogue entre le croyant et le
philosophe en nous-mêmes. Car, selon Thévenaz, “c’est la tension entre l’homme
appelé et l’homme tenté de ne pas répondre, et c’est le même homme, c’est le
croyant, mais un croyant qui est philosophe. Pour lui, le problème de la philosophie
16
chrétienne devient celui de la responsabilité chrétienne du philosophe. La réflexion
philosophique est le lieu de sa vocation, c’est en elle qu’il se sent appelé, c’est par
elle, par conséquent, qu’il doit répondre. La foi est le « canal » de l’appel, la
philosophie le lieu de la réponse. Sa responsabilité tout à fait propre, c’est de bien
remplir sans trahison sa vocation de philosophe.”(APC, pp. 136-137.) La mise en
problème de la philosophie chrétienne dévoile ainsi avec clarté que la philosophie est
le lieu de la réponse selon l’exigence de la foi. La rencontre entre les exigences de la
raison et celles de la foi engendre donc la responsabilité du philosophe à répondre.
Ainsi donc, il ne s’agit plus de tension des exigences opposées et irréductibles
entre elles, mais maintenant de celle vis-à-vis de soi-même qui lutte entre le vieil
homme et le nouvel homme ou entre l’homme naturel et l’homme intérieur. En
d’autres termes, il ne s’agit plus d’opposition entre le philosophe et le croyant, mais
entre l’incroyant et le croyant qui sont en nous. Dans la mesure où le protestantisme
conserve cette tension entre l’incroyant et le croyant en nous, une synthèse plus
puissante entre les deux pourrait être réalisée par l’exigence de la responsabilité
chrétienne dans la philosophie proprement protestante. Maintenant, la réponse à
l’appel, ce n’est pas d’affaiblir, mais de réaliser l’exigence de la philosophie.
Comme la révolution copernicienne, la réflexion philosophique de l’intellectuel
chrétien constitue également un dialogue intérieur de la sorte. Si celle-là invoque la
conversion de la pensée de l’objet au sujet en chassant les êtres absolus, celui-ci, de
la même façon, la conversion de la pensée de l’ancien homme au nouvel homme en
se laissant dépouiller de toutes ses idoles. L’entreprise de la philosophie
thévenazienne consiste à les briser dans le domaine de la philosophie. C’est là même
que Thévenaz, en tant que philosophe du dialogue, se rejoint avec d’autres
philosophes. Certes, il veut être un philosophe responsable comme croyant qui est né
de nouveau. C’est pourquoi il se nourrit, tout au long de sa vie, au fond de sa pensée
philosophique du dialogue avec Dieu. Autrement dit, c’est la parole de Dieu qui est
constamment la source radicale de sa pensée.
II. DIVISION DU SUJET
Comme le remarque Habermas dans l’Introduction de Théorie de l’agir
communicationnel. Tome I : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, au
17
fur et à mesure que “la pensée philosophique provient du devenir réflexif de la raison
incorporée dans la connaissance, dans la parole et dans l’action”, on peut dire que “le
thème fondamental de la philosophie est la raison” 6 . En ce sens, ce travail va
poursuivre le chemin véritable de la critique de la raison humaine. J.-F. Lyotard a fait
l’expérience de la misère de l’être humain en son temps au XXe siècle. Cette
expérience le fait remettre en question radicalement le discours de la modernité qui
lui semble produire une fois pour toutes la misère de l’homme et de la société
contemporains.
Dans cette perspective, on peut rencontrer deux philosophes qui prennent
position de la critique radicale de la raison : si J. -F. Lyotard, qui est un des
représentants d’un courant de la pensée française 7 dit post-modernité, déclare la
déchéance de la raison universelle, P. Thévenaz, se situant dans la période qui
précède immédiatement l’apparition du postmodernisme, vise à mettre en cause la
raison essentiellement humaine. C’est pourquoi nous voulons comparer la position de
deux philosophes : la perspective philosophique de J. -F. Lyotard avec celle de P.
Thévenaz à propos du problème de la critique de la raison à travers le
postmodernisme et le christianisme. Nous allons éclairer l’analogie et la différence
entre les deux tout en cherchant l’issue des intelligents qui restent en impasse. En
fonction de cette tentative, nous arriverons à la nouvelle compréhension à propos de
l’homme et sa raison, et, en fin de compte, entendrons découvrir la possibilité de la
philosophie renouvelée et faire apparaître l’autonomie de la philosophie à travers la
critique de la raison anthropologique et la philosophie de la vocation et de la
responsabilité de P. Thévenaz.
L’homme postmoderne ne croit plus, selon Lyotard, les grands récits comme
l’émancipation de l’homme, la réalisation de l’Esprit auxquels l’homme moderne
recourrait pour légitimer ou critiquer ses connaissances et ses actes. De plus,
l’homme et le monde aujourd’hui sont ébahis de voir d’une part la puissance
6
. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. Tome I : Rationalité de l’agir et
rationalisation de la société, (1981), p. 17, trad. J. M. Ferry, Fayard, Paris, 1987.
7
. En résumant les trois spécificités de la pensée de Lyotard, Salanskis nous montre que celui-là est un
des représentants de la philosophie française dans la mesure où il en succède à la propre méthode : la
singularité de Jean-François Lyotard est « d’abord » un militant politique, et en deuxième lieu, son
rapport à la science, et à la philosophie logicienne dans la « philosophie française », et à la fin, la
relation de Lyotard avec le thème juif (Jean-Michel Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du
différend”, in Les Temps Modernes, n°599, cf. 90-98 et p. 93, 1998.). Et, d’ailleurs, il croit que le
parcours de Lyotard est celui qui se dévoile à son sens “un trait essentiel de l’orientation de la
philosophie française : son autonomie par rapport à la tradition continentale au sens strict (de Kant à
Heidegger), autonomie qui se marque là où cela compte le plus, dans le choix et l’élaboration de ce
qui est tenu comme problème”(Ibid., p. 96.).
18
épouvantable et destructrice des armes et d’autre part, à cause de cela, la fragilité du
monde actuel qui pourrait tomber d’un seul coup en poussière. Dès lors, une double
grande angoisse nous couvre : d’un côté l’impossibilité de contrôler les armes
destructrices et l’impossibilité de connaître quand et où la terreur et la guerre
arrivent. Cette angoisse nous invite à chercher avidement la sécurité et le salut. Si
elle doit entrer tout entière dans le problème d’aujourd’hui et si ses causes ne sont
pas indifférentes des résultats de l’expérimentation totale de l’homme quant à l’idée
des Lumières (malgré ses divers avantages), pour s’affranchir d’elle et nous fournir
la solution de rechange, il faut que la philosophie puisse tout d’abord en poser d’une
façon radicale la question, en en touchant le noyau. Dans la mesure où Thévenaz met
en problème la raison elle-même comme l’instrument de la connaissance avec Kant
et à son tour, en le dépassant, pousse sa critique de la raison jusqu’au bout, sa
problématique et sa position philosophique nous éclaireront sur la solution de
l’angoisse et de l’insécurité dans la société postmoderne.
A vrai dire, nous sommes tous confrontés à l’emprise de la post-modernité dans
tous les domaines. Si le postmoderne prend une place de plus en plus importante
dans les débats philosophiques, en nous situant à l’époque postmoderne malgré nous,
nous avons pleinement le droit d’interroger la légitimité de cette « idéologie
intellectuelle » qui s’appelle « postmodernisme ». En particulier, nous aimerions
réexaminer le problème du savoir, de la vérité, de la communication, chez Lyotard,
qui proclame l’expiration de la raison universelle et la négation de la subjectivité
dans la société postmoderne. Cette analyse de ces problèmes qui dominent la société
postmoderne passe par la mise au jour de la condition postmoderne et du problème
de la légitimité.
Alors, pour Lyotard, à cause de la défaillance de l’idée de l’émancipation de
l’humanité qui gouvernait la pensée et l’action des XIXe et XXe siècles, le
postmoderne est caractérisé comme l’abandon de la confiance assumée à l’égard des
discours de la modernité, « grands récits », « métarécits », « métadiscours ». Cette
expérience postmoderne l’invite à reprendre le problème de la légitimité du savoir
puisqu’il domine le discours de la modernité. C’est pourquoi dans La Condition
postmoderne, qui traite de la crise des « grands récits », Lyotard met en question la
« légitimité » du savoir dans la société et la culture contemporaines. En somme,
d’une part, il semble que l’expérience barbare du 20ème siècle, comme Auschwitz,
Goulag, la première et la deuxième guerre mondiale…etc., nous amène à la tragique
19
constatation que nous ne pouvons plus légitimer épistémologiquement les « grands
récits » qui poursuivent radicalement l’émancipation de l’homme. Cela revient à dire
que la légitimité du vrai s’ébranle profondément. Dès lors, d’autre part, l’idée de
l’émancipation de l’homme, qui était l’idéal moderne, autrement dit, l’horizon du
progrès et de sa légitimation, fait faillite. La légitimité du juste se déstabilise ainsi
cette fois-ci. C’est pour cela qu’il refuse la puissance de la théorie qui dirige la
pratique.
Lyotard insistera alors que la raison universelle ou unificatrice qui rend possible
« grands récits », « métarécits », « métadiscours » comme l’idéal du moderne doit
avoir disparu. Refuser la raison universelle théoriquement aussi bien que
pratiquement, c’est déclarer la mort de la philosophie rationaliste, de sorte qu’on doit
cesser de philosopher, ou bien creuser le « tombeau de l’intellectuel » selon
l’expression lyotardienne. Autrement dit, la déclaration de la défaillance de la raison
universelle ou le refus de l’universalité des grands récits ne donne lieu qu’à l’antiphilosophie. Disons que la crise de la raison universelle que Lyotard pose montre en
réalité un symptôme du processus de liquidation du rationalisme, si l’on entend par le
rationalisme la double prétention de faire de la raison humaine le statut suprême et
exclusif du jugement et de lui attribuer la capacité d’une connaissance exhaustive et
parfaite des choses. Ce qui fait la situation de la raison paradoxale et inquiétante. Il y
a lieu ici de réexaminer son statut ontologique et la légitimité de sa démarche.
En raison de la perte de la crédibilité des « grands récits » sur lesquels tous les
récits se portent, pour Lyotard, nous nous heurtons à la délégitimation à « l’horizon
de la légitimité ». D’où notre problématique : quel est le fondement de la légitimité
de la connaissance et de la vérité après le déclin des « métarécits » et la perte de la
raison universelle comme leur contenant? En ce qui concerne la question de la
légitimité du savoir, vu qu’il a déclaré la déchéance de la raison universelle qui rend
possible métadiscours, il est condamné à chercher une nouvelle route qui est
différente de celle que les philosophes rationalistes ont poursuivie. Etant donné qu’il
a dénoncé ainsi la route de la raison pour atteindre la légitimité du savoir, il
s’inspirera du tournant langagier, tournant qui est la révolution de la philosophie du
XXe siècle en croyant que le langage remplacera la raison. Il est indubitable que ce
tournant lui a donné les lumières pour sortir de cette caverne sans la raison.
Par rapport à la question de la légitimité, la réponse du penseur postmoderne
passe ainsi par une réflexion sur le langage qui s’inspire notamment de la théorie de
20
jeux de langage de Wittgenstein. L’avantage de la théorie du langage de ce dernier
est de poser la multiplicité comme point de départ. C’est-à-dire qu’il n’y a pas
d’unité entre les jeux de langage et ceux-ci ne peuvent pas se réduire aux autres. La
définition lyotardienne de la condition postmoderne peut donc être exprimée par
l’intraduisibilité des jeux de langage ou par irréductibilité d’un langage à l’autre.
Parce que nous n’avons aucune chose commensurable entre des genres différents ou
des jeux de langage après la défaillance de la raison universelle ou unificatrice qui
les unifie. Au cours de notre examen de la question de la légitimité du savoir, nous
rencontrerons donc la condition postmoderne comme l’incommensurabilité des
genres de discours divers. En raison de cette incommensurabilité des jeux de
langage, toute tentative de résoudre la question de la légitimité du savoir devra donc
tenir compte de cette multiplicité fondamentale des jeux de langage que Wittgenstein
accepte et justifie. Détourné de l’unité et l’universalité de la raison, Lyotard va
chercher à trouver la légitimité à partir de cette multiplicité des jeux de langage.
A partir de là, nous en venons à poser la question du fondement de la légitimité.
On peut trouver cette problématique aussi dans la philosophie allemande et anglosaxonne. Jürgen Habermas, qui est aux antipodes de la philosophie lyotardienne qui
déclare la fin de tout discours d’émancipation que la raison universelle le rend
possible et qui n’abandonne pas la confiance de la raison, entend compléter le projet
moderne à travers la rationalité communicationnelle ou le consensus. C’est par le
consensus qu’il élabore une pragmatique philosophique qui explique l’action
humaine et la société à travers une théorie de l’action langagière. Comme Habermas,
Richard Rorty, lui aussi semble tenir la théorie de la vérité pour consensus en suivant
la philosophie de la pragmatique de J. Dewey.
Contrairement à ce qu’Habermas et Rorty prétendent, Lyotard refuse de faire du
fondement de la légitimité le consensus universel. Tout en renonçant à faire du
consensus obtenu par discussion le critère d’opérativité, Lyotard prétend, au
contraire,
respecter
l’hétérogénéité
des
jeux
de
langage
puisqu’ils
sont
incommensurables. Dans la mesure où le consensus consiste immanquablement à
réduire un jeu de langage à l’autre, il observe la possibilité de la violence dans le
processus de la discussion pour le produire. A cet égard, pour lui, le consensus n’est
pas le fondement de la légitimité du savoir.
D’ailleurs, Lyotard nous montre à son tour que le principe de la performativité,
qui semble vraisemblable, n’est pas réellement le fondement de la légitimité dans la
21
société post-industrielle. Il explicite que la science ne peut pas devenir le fondement
d’autres choses, ni d’elle-même. Le principe de performativité ne peut donc pas
devenir le critère de la légitimité. Car l’efficacité de l’optimisation en tant que telle
ne peut pas nous donner le critère du jugement par quoi l’efficacité en soi est bonne,
vraie ou juste. En outre, à ses yeux, à l’essor déroutant des sciences et des techniques
correspond le déclin des « grands récits ». Cela revient à dire qu’il y a une certaine
relation entre l’un et l’autre. Pour retrouver la légitimité nouvelle dans la société
postmoderne, il faut donc adopter cette approche.
Une telle analyse lyotardienne par rapport à la légitimité du savoir dans la
société et la culture postmodernes le conduit enfin à se proposer de la délégitimation.
Donc, la légitimité dont il s’agit est remplacée par la délégitimation par
l’introduction des termes de “l’activité différenciante, ou d’imagination, ou de
paralogie dans la pragmatique scientifique actuelle”(CP, p. 105.). Car ce qui se fait
jour ici, c’est plutôt le concept de l’hétérogénéité ou de la multiplicité qui peut nous
faire jouir de nouveaux jeux de langage. Si tel est le cas, la paralogie peut-elle jamais
être le fondement de la légitimité du savoir ? Il s’agit donc “de savoir si une
légitimation est possible qui s’autoriserait de la seule paralogie”(CP, p. 98.). Pour
engendrer quelque chose de nouveau ou encore d’inconnu, à savoir de nouveaux jeux
de langage, il propose ce principe de la paralogie, du dissentiment. Car pour lui c’est
par là même qu’opère quelque chose. En d’autres termes, c’est là que la
délégitimation demeure par l’activité différenciante. La problématique de la
légitimité du savoir dans la société postmoderne aboutit enfin à la délégitimation.
C’est le principe de la paralogie qui la dévoile en nous libérant la violence
accompagnée par le consensus.
En raison de cette déchéance du discours théorique, Lyotard deviendra, tout au
long de sa vie, un avocat du sentiment et de la sensation au lieu de devenir
l’adorateur de la raison universelle et unificatrice, et un témoignage du différend au
lieu d’être défenseur du consensus. En bref, il est un philosophe qui traduit en termes
pragmatiques la Culture en général, la science, la politique, l’esthétique, la
philosophie, etc., en mettant en évidence le différend des genres de discours. A cet
égard, dans son article intitulé “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, en
guise de la conclusion, J.-M. Salanskis résume bien la philosophie de Lyotard : “Pour
me résumer, Jean-François Lyotard s’est philosophiquement inscrit comme le
22
gardien du différend.” 8 Dans Le différend, qu’il dit son « livre de philosophie »,
Lyotard validera alors les droits du multiple contre l’Un, du différend contre le
consensus. Sa pensée y consistera à valoriser la multiplicité des genres de discours et
des régimes de phrases.
Ainsi donc, pour Lyotard, la croyance que nous pouvons réduire « raison
multiple » ou « langage multiple » à une raison ou un langage, ce n’est que l’illusion
grammaticale ou transcendantale. Les conséquences que la méfiance de la raison
universelle nous apporte donnent lieu à une désabsolutisation de la raison
philosophique. En un mot, Lyotard refuse l’esprit absolu ou la raison absolue
hégélienne. La tâche de sa philosophie consiste donc à chasser, par sa conception
pluraliste des jeux de langages, les illusions transcendantales de la totalisation et de
l’unité de la raison absolue qui étaient au sein de la pensée moderne. Dans Le
postmoderne expliqué aux enfants, Lyotard nous montre bien qu’une raison
particulière ne peut pas être réduite à l’autre et alors affirme la séparation de la
raison. La séparation de la Science et de l’Etat que Paul Feyerabend demande
implique la confusion des raisons, la raison d’Etat et la raison de savoir qui sont
incommensurables l’une à l’autre et alors c’est cette confusion même qu’il remet en
cause. Pour Lyotard, “La confusion des raisons n’a pas d’excuse raisonnable. Elle
repose sur le projet très « moderne » d’une langue universelle, c’est-à-dire d’un
métalangage capable de recueillir sans reste toutes les significations établies dans les
langages particuliers. Ce doute jeté sur « la raison » ne vient pas des sciences, mais
de la critique du métalangage, c’est-à-dire du déclin de la métaphysique (et donc
aussi de la métapolitique).”(PEE, p. 103.) Il met ici en cause le projet moderne qui
subsume la multiplicité de la langue ou de la raison sous une seule langue ou une
raison universelle. Ce projet n’est pour lui qu’une illusion transcendantale. C’est
pourquoi il affirme qu’une « métaprescription » unifiant chacun des jeux de langage
ne peut pas être. Il met donc l’accent sur la multiplicité de la raison, à savoir, la
raison théorique, la raison pratique, la raison esthétique, la raison politique, etc.
Lyotard, comme Derrida, en défendant de la sorte d’une façon enthousiaste la
condition post-moderne, va jusqu’à déclarer la fin de la philosophie.
Cependant, la prétention de Lyotard sur cette séparation de la raison présuppose
encore l’absolutisme de la raison pour autant qu’il dépende de l’essence de la raison
et non pas de la condition de celle-ci. Car la raison a essentiellement tendance à
8
. J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 118.
23
vouloir devenir un point de vue inébranlable qui juge toutes les autres choses, même
si elle est une raison particulière et irréductible. Il nous semble qu’elle présuppose
implicitement la possibilité et la capacité de sa connaissance exhaustive sur l’objet. Il
reste pour lui, en quelque sorte, encore la croyance non fondée que la raison
philosophique peut parvenir parfaitement à la vérité ou à la réalité, même si elle est
confinée dans la sphère spéciale, à savoir la sphère de l’art. Donc, c’est par là même
qu’il paraît paradoxalement tomber dans l’abîme d’une réabsolutisation de la raison
faute de considérer la condition humaine de la raison, malgré son projet de la
désabsolutisation de la raison. La cause semble en provenir, en dernière instance, de
l’absence d’une critique radicale et exhaustive de la raison malgré qu’il ait dépouillé
les illusions transcendantales de la raison absolue par sa critique de la raison. Pour
échapper à ce piège, il faut donc critiquer préalablement jusqu’au bout la raison.
Notre tâche consistera à la critiquer plus radicalement, plus profondément avec
Thévenaz.
De son côté, comme l’a fait Lyotard, Pierre Thévenaz, lui aussi, qui fait de la foi
biblique la source et la motivation de sa philosophie, dévoilait derrière les systèmes
l’incertitude. Il diagnostique que le système n’est pas possible dans le temps moderne.
Cette impossibilité du système est pour lui l’issue en particulier de la philosophie de
Kierkegaard qui récuse tous les systèmes des pensées logiques de Hegel. Cette idée
de Kierkegaard repose sur celle fondamentale qu’il est impossible d’établir la
diversité de l’être humaine comme un système. A cet égard, P. Thévenaz et J.-F.
Lyotard se rejoignent sur le diagnostic, mais la méthode et la direction de la solution
sont radicalement différentes l’un de l’autre. Tandis que la contestation sur le
système en tant que réalisation de la raison plonge Lyotard dans le scepticisme
spéculatif, pour Thévenaz, elle débouche sur une radicalisation de l’interrogation
philosophique.
En tout cas, nous sommes en présence de l’inévitabilité du choix dans le temps
postmoderne : il ne s’agit pas ici de l’alternative entre la doctrine du consensus selon
Habermas ou Rorty et celle du différend selon Lyotard, mais de celle entre la Vérité
et les vérités, entre le Chemin et les chemins, entre la Délivrance et la délivrance,
entre l’Espérance et l’espérance. Les premiers reposent sur la déclaration que ni
l’effort intellectuel de l’homme, ni les institutions sociales ne peuvent nous en donner,
alors que les derniers reposent au contraire sur la croyance qu’ils peuvent nous y
faire parvenir. Dans la mesure où il a bien montré qu’il n’y a pas de Vérité, de
24
Chemin puisque l’on a perdu la légitimité du discours théorique à cause de la
défaillance de la raison universelle, Lyotard se détourne des premiers et se tourne
immanquablement vers les derniers en espérant trouver le chemin du salut, de la
solution. Au contraire, en affranchissant la raison humaine des liens, Thévenaz
poursuit les premiers qui rendent possibles les derniers.
Autant dire que le mouvement de la philosophie moderne se dirige vers l’autoémancipation de l’homme et la sécularisation du monde. Nous sommes condamnés à
reconnaître le rôle important que le christianisme joue dans ce processus.
Notamment, nous pouvons trouver ce point à partir de “l’idée de la création et de la
critique biblique de l’idolâtrie, du refus d’adorer les puissances cosmiques et de
s’incliner devant les divinités de la cité antique, refus qui avait déjà valu aux
premiers chrétiens, outre les persécutions et le martyr, également diverses
accusations, parmi lesquelles celle d’athéisme” 9 . Une telle prise de conscience
consacrera Pierre Thévenaz à élaborer sa philosophie protestante et l’amènera à se
tourner vers la philosophie de la condition humaine. En somme, la philosophie de
Thévenaz relève profondément de la prise de conscience.
Comme l’a fait Lyotard, Thévenaz, lui aussi, a vivement expérimenté la
souffrance et la misère de l’homme contemporain à cause de la Guerre et des
meurtrissures. En outre, cette expérience lui a fait confirmer que l’homme ne peut
pas trouver lui-même sa propre solution. Car, à ses yeux, la souffrance, la mort et le
non-être sont issus des racines de tout penser de la médiation. En somme, ces misères
de l’homme sont enracinées dans le rationalisme, l’idée du salut par le savoir.
Logocentrisme, qui dominait le centre de la pensée occidentale, ne peut pas éviter la
responsabilité de ces misères. Car elles ne sont rien d’autre que leurs aboutissements.
C’est pourquoi la raison, qui s’occupait sans faute de l’instance de la tribune
jusqu’ici, est à son tour mise en question.
Ainsi, le problème du mal que les philosophes croyaient trancher se dévoile
inguérissable parce que la solution en est au-delà de la portée de l’homme. En
d’autres termes, tous les domaines de la science humaine pouvaient parvenir à
diagnostiquer les problèmes, mais l’expérience tragique contemporaine nous a bien
montré que l’homme ne peut ni empêcher ni guérir le Mal qui se manifeste comme la
guerre, les meurtrissures, etc. A cet égard, ne faudrait-il donc pas abandonner l’effort
9
. Domenico Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, in Revue de Théologie
et de philosophie, 3e série, T.XII, p. 183, Lausanne, 1975.
25
intellectuel de l’homme ? Mais, cet abandon ne serait plus pour lui ni le signe du
désespoir ni celui de la fin ultime, mais plutôt celui du nouveau commencement et de
la solution véritable. Voilà pourquoi sa philosophie consiste à affirmer l’engagement
social et politique du christianisme. Comme le remarque B. Hort, la pensée de
Thévenaz s’engage dans la situation : “Comment le chrétien vivant dans le monde
contemporain, et héritant simultanément d’un horizon spirituel certain et de
meurtrissures venues de la Guerre et de l’extension de la torture (…), meurtrissures
qui le remettent en question fondamentalement, peut-il créer la nouvelle attitude que
la conjoncture exige de sa foi ?”10 Sa philosophie a ainsi pour tâche d’incarner le
christianisme dans la situation culturelle et historique. Cette préoccupation de
Thévenaz le conduit à se tourner vers l’en-deçà, la transcendance vers l’intérieur. La
source de ce caractère qui qualifie sa première philosophie est issue de Decoster,
Bergson, Lavelle, La Senne, etc.
Dans la mesure où Thévenaz a ainsi mis en lumière l’historicité de l’homme et
sa raison, il est solidaire de la révolution philosophique de notre époque. En effet, il
approfondissait la réflexion sur la nature de l’homme et sur sa destinée par ses deux
œuvres centrales : L’homme et sa raison : raison et conscience de soi et L’homme et
sa raison : raison et histoire. 11 Sa révolution philosophique consiste à dialoguer
d’une part avec Dieu de Jésus-Christ et d’autre part avec des philosophes : Socrate,
Descartes, Kant, Husserl, Heidegger, etc. Dans ce dialogue, on pourra rejoindre
l’histoire des rencontres du christianisme et des philosophies qui est l’un de ses trois
repaires centraux de la réflexion.12 Dès lors, notre penseur nous éveillera la vocation
philosophique qui pose sans cesse des questions, notamment par la méthode réflexive
et la description phénoménologique.
Il est indéniable que l’histoire de l’affrontement entre le christianisme et les
philosophies fait les grandes rivières dans la pensée occidentale depuis l’époque
gréco-romaine. A cet égard, en délibérant l’influence de l’événement chrétienne sur
l’idée philosophique, Thévenaz s’approche d’une façon originelle de l’histoire de ce
10
. Bernard Hort, Contingence et intériorité. Essai sur la signification théologique de l’œuvre de
Pierre Thévenaz, p. 75, Editions Labor et Fides, Genève, 1989.
11
. Ces deux volumes sont soigneusement édités par les amis de P. Thévenaz à La Baconnière
Neuchâtel, 1956 et publiés dans la collection « Etre et penser » dont il fut le fondateur et l’inspirateur.
12
. On peut y trouver les trois repaires centraux de la réflexion thévenazienne et leurs enchaînements
avec Widmer : “histoire des rencontres du christianisme et des philosophies ; les transformations de la
raison ; les responsabilités du croyant philosophe”(G. Widmer, “Pierre Thévenaz, croyant philosophe :
son œuvre et la théologie”, Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, T. XXXIV, p. 233,
Strasbourg, 1958.).
26
dialogue entre le christianisme et les philosophies. Par la mise en question incessante
sur les illusions de la philosophie, le christianisme consacre l’homme à prendre
conscience de lui-même. Le christianisme met ainsi à jour la condition véritable de
l’homme en chassant les illusions de celui-ci. Dans la mesure où la tâche de la
philosophie est de dévoiler la condition de l’homme, non plus l’essence de l’homme,
le christianisme a joué un rôle important pour l’accomplir en transformant la raison,
pourrait-on dire.
On peut observer que la révolution mentale dans l’histoire de la philosophie
occidentale s’est opérée par le christianisme dans les deux aspects. D’une part, à la
différence de la philosophie grecque qui absorbe le sujet dans l’objet en tant que
« représentation objective des choses » ou identique les deux, comme le caractérise
bien E. Bréhier, “le christianisme connaît des sujets vraiment autonomes,
indépendants de l’univers des objets dont toute l’activité ne s’épuise pas à penser
l’univers, mais qui ont une vie propre, vie de sentiment et d’amour intraduisible en
termes de représentation objective.”13 L’univers du christianisme n’est pas celui des
objets qui sont des représentations des choses, mais celui de vie.
D’autre part, on peut trouver la révolution opérée par le christianisme par
opposition à l’univers des Grecs, le cosmos des Grecs est “un monde pour ainsi dire
sans histoire, un ordre éternel, où le temps n’a aucune efficace”, tandis que celui du
christianisme est “un monde créé de rien, une destinée que l’homme n’a pas à
accepter du dehors, mais qu’il se fait lui-même par son obéissance ou sa
désobéissance à la loi divine, une nouvelle et imprévisible initiative divine pour
sauver les hommes du péché, le rachat obtenu par la souffrance de l’Homme-Dieu,
voilà une image de l’univers dramatique, où tout est crise et revirement, où l’on
chercherait vainement un destin, cette raison qui contient toutes les causes, où la
nature s’efface, où tout dépend de l’histoire intime et spirituelle de l’homme et de ses
rapports avec Dieu”14. Le cosmos du christianisme, en bouleversant ainsi celui des
Grecs sans histoire, soulève l’idée de l’univers dramatique. En contestant les valeurs
religieuses de la philosophie, le christianisme entraîne ainsi la philosophie à atteindre
à l’autonomie de la raison. On pourra donc dire que le christianisme libère au sens
rigoureux la philosophie de ses illusions, du désenchantement du monde. On arrivera
13
. Emile Bréhier, Histoire de la philosophie. I. Antiquité et Moyen âge, p. 432, Presses Universitaires
de France, Paris, 1981 ; 8e édition « Quadrige », 1997.
14
. Ibid., p. 433.
27
ici à la révolution de la philosophie : l’accomplissement de l’autonomie de la
philosophie.
Pour chasser complètement les illusions possibles et atteindre à l’autonomie de
la philosophie, il faut pousser jusqu’au bout la critique de la raison. La pensée
principale de Thévenaz porte sur une critique de la raison comme un instrument de la
connaissance philosophique. Il trouve d’abord chez Kant la désabsolutisation de
l’objet. Autrement dit, par la révolution copernicienne de Kant, il note que les faux
absolus sont détrônés. Cependant, la critique kantienne ne va pas jusqu’au bout : il
réussit à détrôner les faux absolus sur le plan de la raison théorique, mais les
demande encore une fois sur le plan de la raison pratique.
Toutefois, sous le choc du christianisme, l’absolu est une fois pour toutes
expulsé dans la sphère de la philosophie, dans la sphère pratique ainsi que dans la
sphère théorique. Selon Lyotard, l’expérimentation totale par la raison humaine
témoigne à découvert de la misère humaine et d’ailleurs de la déchéance de la
confiance de l’homme en sa raison. Autrement dit, c’est l’intelligence qui devient
question pour elle-même. Il s’avère que le monde se trouve à l’envers. C’est
pourquoi Thévenaz se demande : “ne serait-ce pas proclamer la vanité de tout l’effort
de la raison tendue vers la vérité et la sagesse ?”(CRP, p. 33.) Si tel est le cas, ne
peut-on pas ici au moins manquer d’admettre que la sagesse de l’homme ou la raison
humaine est une folie ? L’apôtre Paul, lui aussi, déclare la folie de la sagesse
humaine : “la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu”(I Cor. 3,19.) N’estce pas dire que “la philosophie est contestée, menacée, secouée jusque dans ses
fondements”(HRC, p. 316.) ? Alors, le problème dont il s’agit ici, c’est la raison
philosophique ou l’intelligence humaine.
L’expérience-choc reste lancinante. On ne peut ni la refuser, ni la négliger. En
dépit de cette expérience-choc qui ébranle de plus en plus redoutablement la raison
elle-même, la raison ne s’abandonnera pas par sa nature à se rendre maîtresse de tous
les problèmes. Car si elle en perd le contrôle, elle ne peut plus les reposer à sa
manière. Cependant, dans l’avertissement de La condition de la raison philosophique,
comme le disent les éditeurs, face à cette expérience nouvelle, la raison devant la
Parole de Dieu est enfin radicalement mise en question : “ elle ne peut la réduire à
ses méthodes et la maîtriser, et cependant elle ne peut se refuser à l’épreuve puisqu’il
est de sa nature et de sa rigueur d’accepter toute expérience.”( CRP, p. 10.) La
critique de la raison de Thévenaz dépasse celle de Kant au point qu’elle est radicale.
28
Cette mise en question décisive exige inéluctablement la réexamination de la raison.
Pour mieux dire, il s’agit ici de reprendre le statut de la raison comme une instance
de tribune ou un juge.
Selon l’objet de la réflexion, l’expérience-choc est séparée en deux cas : tantôt
contester les résultats de l’activité rationnelle, tantôt mettre en question la raison ellemême. Dans le premier cas, la confiance de la raison en elle-même se maintient,
tandis que dans le deuxième cas elle se met en cause. Donc, la crise de la raison
instaurée par l’expérience-choc, déplace le problème de la raison de la critique des
résultats, de la raison-instance, à la raison-être. Autrement dit, la critique radicale de
la raison exige la transition ontologique. La raison n’a d’autre fondement qu’ellemême, mais c’est ce fondement même qui est maintenant contesté. Dès lors, elle sera
consciente qu’elle n’a en elle-même ni de fondement ni de point de départ radical.
Voilà l’aporie fondamentale de la raison qui surgit naturellement et nécessairement.
Pour Thévenaz, c’est de là même que commence la véritable philosophie.
En ce sens, la critique de la raison commence par prendre conscience d’ellemême. En particulier, le point de départ n’est rien d’autre que l’éveil de la condition
radicale de la raison. Vu que ses assurances traditionnelles sont perdues, la raison
serait destinée à découvrir le fondement de sa condition humaine. Comme le dit
justement les éditeurs de La condition de la raison philosophique, ce qui est donc
pour Thévenaz important, c’est “cet effort de radicalisation, cette « mise en question
radicale » qu’il ne cesse de soutenir à travers toute son œuvre, en suscitant et en
délimitant les problèmes”(CRP, p. 11.). La question est en un mot de chercher la
racine ontologique de la raison. Dans ce contexte, Henri-L. Miéville explique bien la
position de notre philosophe qui se marquera dans sa dernière pensée : “Il s’agit
pour lui de « situer » la raison, c’est-à-dire de lui assigner par un examen critique
poussé jusqu’au bout sa place et sa fonction dans une réalité humaine dont elle fait
partie et dont elle subit les limitations, voire la déchéance due au péché.” 15 Cela
revient à dire que la raison est enracinée dans l’homme corrompu. Pour Thévenaz,
c’est Kant le premier qui humanise la raison.
Face à l’expérience-choc inévitable, la raison rencontre une autre crise : crise du
sens. Car cette expérience nous conduit, cette fois-ci, à la mise en cause de la
signification elle-même de la raison qui n’est pas encore contestée, par une époché
15
. Henri-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz : Notes sur L’homme et sa raison”, in Revue de
Théologie et de Philosophie (en abrégé dans les notes : RTHPH), 3e série, T. XII, p. 2, Lausanne,
1962.
29
radicale, “qui met entre parenthèses non pas les attributs du sens, mais le sens luimême”16. L’expérience de la Parole de Dieu fait ainsi dévoiler que la rationalité ne va
pas de soi et qu’il y a un sens de la folie et une folie possible du sens, comme celle de
la raison. En l’occurrence, le sens est envahi par la folie de la raison comme un peu
de levain fait lever toute la pâte. Le sens n’est pas en dehors de la folie, mais est avec
celle-ci. Donc, ce qui est en question ici, c’est le fondement de la raison et le sens
lui-même, à savoir son ontologie.
Ainsi, dans une perspective méthodologique, la réflexion thévenazienne se
trouve dans le prolongement de la critique kantien d’une part et d’autre part de la
phénoménologie husserlienne. Mais, comme le remarque Brun, la réflexion de
Thévenaz va plus loin que celle de Kant et de Husserl. En somme, elle nous permet
de “jeter une lumière très vive sur les demi-démarches des contestations
contemporaines qui se multiplient depuis Marx, Nietzsche et Freud mais qui oublient
de se mettre elles-mêmes en question : la contestation du sens nous a fait oublier de
poser le problème du sens de la contestation. Or la contestation de Thévenaz se veut
radicale et refuse de se contenter de demi-mesures : elle demande que la raison qui
conteste soit elle-même contestée.”17 Il y a là la radicalité de la contestation ! Cette
fente entre la raison et le sens se creuse et la raison n’a rien à voir avec le sens
comme une île isolée. L’avènement du relativisme, qui nie la possibilité de la
découverte de l’Universel donnant le sens à l’individuel, témoigne bien ce
phénomène.
De plus, selon Thévenaz, face à la folie de la raison il n’y a que deux
possibilités : soit accepter la possibilité de sa folie, soit la refuser. Mais, ni l’accepter
ni la refuser ne nous donne la solution de ce problème. Car le premier “serait aller
contre sa vocation et sombrer dans la déraison. Ne pas se révolter contre l’imputation
de folie serait pour la raison le sacrificium intellectus, c’est-à-dire le suicide. Et le
suicide absurde, puisque sans raison !” Et le dernier serait “à son tour déraisonnable :
ce serait aller contre l’expérience qui lui montre l’impossibilité de la pleine assurance
du bon sens. Et pour la raison, aller contre l’expérience, c’est encore aller contre sa
vocation.”(CRP, p. 40.) En un mot, la raison se trouve en présence de la situation de
ne pas pouvoir ni accepter ni refuser la possibilité de sa folie. Donc, la possibilité de
16
. J. Brun, “Un exégète de la raison”, in Préface à De Husserl à Merleau-Ponty, p. 15, Ed. La
Baconnière, Neuchâtel, 1966.
17
. Ibid., pp. 10-11.
30
la folie de la raison est maintenant la condition indispensable mais non négligeable
de l’homme existentiel.
De ce fait, la crise de la raison, qui est la situation critique de la raison
humaine, exige immanquablement la nouvelle réflexion de l’homme : l’homme, être
fini et personnel, n’est pas pour lui-même un point de référence suffisant. La raison
ne peut donc trouver la réponse par elle-même à cette autocritique de la raison
humaine, interrogation radicale qu’au moment où elle est la substance même de
l’univers et de la réalité. Le problème dont il s’agit est de savoir comment l’homme
peut l’établir. Or, si l’on ne l’admet pas d’emblée comme allant de soi ou comme
présupposé, rien ne pourra permettre de l’établir. En fait, il semble qu’il n’y ait pas
d’autre issue que « cela va de soi » de la raison comme substance. A peine est-elle
devenue question pour elle-même, la raison est conduite inévitablement à mettre en
question ce rapport avec « cela va de soi ». Dans ce cas, rien ne peut plus le fonder
ou le garantir rationnellement puisque l’approbation inconditionnée que la raison
donne à « cela va de soi » n’y suffit plus. En bref, la raison se situe dans la situation
inextricable de la crise inéluctable et remarquable élevée par l’imputation de folie.
D’où surgit la philosophie de la crise qui nous ébranle sous l’incertitude et
l’inquiétude. Conformément à l’origine grecque du mot, “cette krisis comporte à la
fois ébranlement et examen, crise et critique étroitement imbriquées l’une dans
l’autre.”(CMM, p. 219.) Ces deux traités étymologiques de la crise reflètent bien le
leitmotiv de la philosophie. C’est à partir de cette crise même que la philosophie
commence. Mais, étant donné que le rationalisme porte essentiellement sur une
confiance en la raison, cette confiance ne peut pas être ébranlée dans n’importe
quelle situation. En ce sens, on pourra dire qu’elle n’est autre chose qu’un
dogmatisme dissimulé d’où ne surgit pas la crise radicale de la raison. Cela nie toute
philosophie authentique. Voilà pourquoi nous sommes condamnés à abandonner la
confiance en la raison afin de reconnaître la crise radicale de la raison. C’est
reconnaître la raison en condition humaine et intégrée en l’homme.
La philosophie de la crise nous fait regarder de la sorte la limite et la condition
de l’homme. Maintenant, on reconnaît que la critique de la raison pure et la critique
de la raison pratique sont à l’origine égales au point qu’elles sont toutes dans la
situation de l’homme. Donc, la raison ne peut ni oublier sa condition, ni assumer les
données dans son travail même, bien que cela soit la tentation majeure de la raison.
Mais, si la raison n’admet pas sa condition en insistant sur sa neutralité et son
31
indifférence, elle ne retourne qu’à l’inconscience de soi : “Désormais la neutralité et
l’indifférence de la raison, qui caractérisaient traditionnellement la souveraine liberté
et maîtrise de la raison, deviennent l’expression d’un refus de condition, d’une
défaillance de la conscience, d’un voile jeté sur la lucidité.”(CRP, p. 138.) Car la
prétention de la neutralité et l’indifférence impliquent l’absoluité de la raison. Cette
prétention ne nous ramènera enfin qu’à l’irrationalisme. En reposant sur la situation
de l’homme, il n’y a que deux voies : d’une part, désabsolutiser la raison et, d’autre
part, prendre conscience de ses responsabilités. La philosophie de Thévenaz
consistera donc à mettre en évidence ces deux voies.
La désabsolutisation de la raison a pour objet de briser l’autisme de la raison,
non de se livrer au scepticisme ou à l’irrationalisme. Car la raison qui reste dans son
autisme devrait mener l’homme au rationalisme injuste. Pour lui, il y a diverses
formes d’autisme de la raison : la raison point de vue, la raison instrumentale, la
raison divine, la raison absolue. Or, ni le rationalisme ni l’irrationalisme ne peuvent
nous affranchir de ces autismes. Car si le premier n’est qu’un dogmatisme dissimulé
en tant que raison point de vue et raison instrumentale, le dernier n’est rien d’autre
que la déclaration de la défaillance de la sagesse et du pouvoir intellectuel de
l’homme.
C’est pour cela que Thévenaz se tourne vers une nouvelle issue : le
protestantisme. Pour lui, c’est l’entreprise majeure du protestantisme qui transforme
et renouvelle le statut de la raison absolue ou divine. A proprement parler, le
protestantisme a pour tâche de déplacer de la raison divine à la raison humaine. La
philosophie de Thévenaz poursuivra donc au fond l’humanisation de l’homme et de
sa raison. Il croit pouvoir établir le statut de la raison des prémisses que ni
l’expérience, ni la raison ne peuvent lui fournir : son statut ontologique ne saurait
être fourni que d’une certaine interprétation de la révélation par la foi protestante.
Car, selon lui, la raison autonome ne peut pas déterminer son statut ontologique, en
dépit de son affirmation forte par rapport à l’autonomie de la raison philosophique.
Si l’on reconnaît le protestantisme “en tant que réalité sociologique”, “en tant que
valeur ou force de civilisation, qui a agi sur la philosophie”( HRC, p. 315.), ne
faudrait-il donc pas dire la transformation de la philosophie par le choc du
christianisme et la condition de la raison désabsolutisée ou du philosophe croyant sur
le statut de la réflexion philosophique devant Dieu ? Ne pourrait-on parvenir à la
transformation radicale de la philosophie dans le champ du christianisme ?
32
S’il en est ainsi, peut-on en trouver l’exemple historique ? Comme le remarque
Miéville, Thévenaz, en tant que philosophe croyant, ne doute pas que “la foi
chrétienne a bouleversé la tradition philosophique grecque et tout rationalisme
philosophique qui s’en inspirerait encore, lorsqu’elle proclama comme un fait
unique, dominant toute l’histoire humaine, la venue du Christ, sa mort et sa
résurrection, pour le « salut » de l’humanité passée, présente et à venir” 18 . C’est
l’essentiel pour le philosophe croyant. Le protestantisme peut-il, comme le veut
Thévenaz, devenir le lieu d’un renouveau de la philosophie ? Nous qui vivons dans
l’âge postmoderne pouvons-nous trouver des traces présentes de sa philosophie
comme une solution de rechange de l’époque qui vient ?
Pour Thévenaz, c’est la foi protestante qui est la source de l’inspiration d’une
philosophie vigoureuse et en même temps ouverte au dialogue. Il la fait donc le point
de départ de la recherche philosophique. Nous allons donc examiner la relation entre
la raison et la foi dans une nouvelle perspective. Le problème de la relation entre la
raison et la foi remonte en effet à l’aube du christianisme qui a deux positions
contraires entre les deux : l’une est positive, l’autre négative. Justin Martyr, dans le
point de vue positif, a conçu “le platonisme comme un guide du christianisme”, alors
que Tertullien, en demandant “Qu’est-ce qu’Athènes a à voir avec Jérusalem ? ” a
pris la perspective négative. La Réforme, qui est proche de la position de Tertullien
qui dit que “« depuis Jésus-Christ il n’y a place pour la curiosité, depuis l’Evangile
plus besoin d’autre recherche »”, refusera donc “la conception érasmienne de la
nature humaine, libre et non corrompue”19. Pour nous, le christianisme n’a rien à voir
avec le platonisme dans la mesure où il déclare la corruption parfaite de l’homme à la
différence du dernier. Autrement dit, pour le christianisme, il faudrait dire la
corruption de l’intelligence, du sentiment et de la volonté. Si tel est le cas, cela ne
revient-il pas à dire l’inutilité de l’effort intellectuel ou de la recherche
philosophique ? Si nous reconnaissons que l’homme est corrompu avec Tertullien,
Augustin, et Calvin20, nous serions en face d’une autre perspective nouvelle que la
18
. H.-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 8.
. Peter Carpenter, “Foi protestante et renouveau de la philosophie”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p.
170, Lausanne, 1975.
20
. Selon la Confession de Genève(1537) : “Nous reconnaissons l’homme en sa nature être du tout
aveugle, en ténèbres d’entendement, et plein de corruption et perversité de cœur, tellement que de soimême il n’a aucune connaissance de pouvoir comprendre la vraie connaissance de Dieu comme il
appartient, ni de s’adonner à bien faire.” (G. Farel, “Confession de foi” (1537), in La vraie piété, p.
46, Genève, Labor et Fides, 1986.) Comme montre bien cette confession de foi, celui qui est né de
nouveau en Jésus-Christ reconnaît que la nature de l’homme est entièrement corrompue.
19
33
philosophie occidentale, qui est provenue de l’Athènes, poursuivait. Dans ce cas, la
philosophie est-elle condamnée à renoncer à la recherche de la vérité ? Dans la
perspective chrétienne, Jésus-Christ et l’Evangile ne sont ni l’objet de la curiosité ni
le fil conducteur de la vérité, mais la Vérité elle-même. C’est pourquoi Thévenaz ne
fait pas appel à la raison philosophique, mais à la foi protestante afin d’atteindre à la
Vérité.
Comme Lyotard, Thévenaz dénonce alors la raison absolue et divine qui permet
aux philosophes d’aboutir au divin. Car la raison absolue et divine aveugle la
condition véritable de la raison humaine. Autrement dit, elle n’est que l’ignorance de
soi. Alors, il se propose de passer d’une raison divine à une raison en condition. Dans
l’introduction de L’Homme et sa raison. Raison et conscience de soi, P. Ricoeur
résume bien cette pensée de Thévenaz sur la raison philosophique : “la conversion
philosophique proposée et pratiquée par Thévenaz est celle d’une « raison absolue en
Dieu » en « raison humaine devant Dieu » [L’historicité de la raison, II, p. 164.] ; le
« en Dieu » de la vision en Dieu selon Malebranche se convertit dans le « devant
Dieu » de l’existence authentique selon Kierkegaard. La question se pose de savoir si
et comment le « devant Dieu » fait encore partie de cette réflexion philosophique en
tant que philosophique.”21 La raison « devant Dieu » est celle qui est en situation et
connaît sa condition humaine. Cela revient à dire qu’elle reconnaît la contingence du
sujet pensant comme le cogito cartésien ainsi que celle de son existence. De là, en
dédivinisant et humanisant la raison, il ira en direction du décentrement du sujet.
Cela approfondira le problème de la contingence de la raison.
De ce point de vue, la pensée de Thévenaz qui se résume, en désabsolutisant la
raison, à la conversion de la « raison absolue en Dieu » en « raison humaine devant
Dieu », nous semble-t-il, va apporter une lumière perçante à la pensée lyotardienne
ainsi qu’au postmodernisme bien que celui-ci soit trop actuel pour être clarifié.
Alors, il s’agit de savoir si et comment la raison humaine devant Dieu peut atteindre
au savoir et à la Vérité dans la culture du postmodernisme, considéré selon des
penseurs anglophones et allemands comme néo-irrationalisme. Or il semble que la
raison dégagée du sujet selon Lyotard ignore sa condition humaine et replonge alors
implicitement dans la réabsolutisation de la raison malgré lui. Cette idée débouche
enfin sur une non-philosophie. A supposer que la raison pour laquelle on ne manque
21
. Paul Ricoeur, “Pierre Thévenaz. Un philosophe protestant”, in Préface à L’Homme et sa raison.
Raison et conscience de soi, Cahiers de philosophie, « Etre et penser », n° 46, p. 23, Ed. Baconnière,
Neuchâtel, 1956.
34
pas de replonger dans la non-philosophie provienne, en dernier ressort, de la
réabsolutisation de la raison, quelle que soit la forme, ne pouvons-nous chercher en
la philosophie la brèche de l’impasse et de l’angoisse de la situation postmoderne par
la désabsolutisaton et par la purification de la raison ?
III. METHODOLOGIE
1. DIALECTIQUE OU ANTITHESE
La méthode de recherche marque elle-même l’apanage d’une pensée. En
conférant à la réflexion un accent original de radicalité, Thévenaz est toujours fidèle
à la philosophie réflexive. Pour bien comprendre la direction de sa pensée
philosophique, il serait important de remarquer une double crise de son époque :
d’une part, la crise des situations politiques comme Auschwitz, la Seconde Guerre, la
Résistance…etc., et d’autre part celle de la philosophie idéaliste française. Car ces
situations ne sont pas indifférentes avec sa démarche philosophique. En fait, il ne
cherche pas la cause foncière de ces crises à l’extérieur, mais à l’intérieur ; alors, sa
méthode philosophique est conduite par la phénoménologie de son époque.
Thévenaz saisit justement que les révolutions profondes en la philosophie
proviennent d’une innovation de méthode bien plus que d’illuminations
métaphysiques. C’est la raison pour laquelle il met à jour la relation intime entre la
philosophie et la méthode. Selon lui, “ce qui se veut pure innovation de méthode,
sans présupposé, emporte avec soi et fait apparaître tôt ou tard des options
métaphysiques fondamentales. La valeur de la méthode se révélera alors simplement
comme proportionnelle à l’ampleur de la philosophie ou à la multiplicité des
philosophies dont elle a pu devenir l’inspiratrice et l’aliment.”(HM, p. 32.) En ce
sens, prendre une spécifique méthode, c’est de prendre une spécifique philosophie,
une spécifique vision.
35
Alors, Thévenaz prétend rejeter toute méthode préalable à la démarche
d’explicitation de la condition de la raison philosophique22. Car la méthode est pour
lui la condition même de la connaissance : “un des principes les plus sacrés de la
méthodologie – et surtout de la méthodologie philosophique – c’est bien de ne pas
imposer une méthode préalable unique, tout élaborée, successivement à tous les
objets d’expérience auxquels nous appliquons notre recherche, mais au contraire de
laisser pour ainsi dire l’objet particulier, ou l’expérience, poser et formuler ses
exigences et nous guider dans la découverte de la méthode appropriée.”(CRP, p. 71.)
En somme, dans la mesure où la méthode marque pour lui déjà elle-même une sorte
de détermination, il ne veut pas accepter aucune méthode préalable à la démarche qui
explicite la condition de la raison. C’est la raison pour laquelle la recherche de la
méthode est la méthode de recherche. Voilà pourquoi on souligne tant l’importance
de la méthode dans la philosophie.
Dans l’ « Introduction » d’Œuvres Complètes, T. VII, Miettes philosophiques. Le
concept d’Angoisse. Préface, J. Brun précise la différence entre la dialectique
hégélienne et la dialectique kierkegaardienne : “La dialectique hégélienne cherchait à
opérer la synthèse des contradictoires, la réconciliation des contraires, le
dépassement de toutes les oppositions ; la dialectique kierkegaardienne, au contraire,
dénonce les ambitions d’une telle entreprise en soulignant le caractère irréconciliable
des oppositions, la signification profonde des expériences du déchirement, la portée
métaphysique et religieuse du paradoxe et du scandale. Face à ce palais d’idées que
constitue le système hégélien, demeure cette chaumière qu’habite l’Individu ; la faute
et le mal restent irréductibles à toute synthèse dialectique.”23 Si Hegel souligne la
synthèse et la réconciliation, Kierkegaard, au contraire, une tension irréconciliable,
l’Exception. La dialectique est pour Hegel un instrument effectif qui est capable de
réconcilier le conflit et l’opposition. Pour lui, il n’y a aucune opposition ni aucune
antinomie qui n’y sont pas assujetties. Mais, comme l’indique bien Brun, le principe
de la synthèse de l’opposition de la thèse et de l’antithèse, qui est tout puissant, a fait
ne pas voir la tension existentielle de l’homme : “une tension entre ce que l’homme
est et ce que l’homme n’est pas, tension qui demeure par-delà toutes les synthèses
22
. Comme l’indique bien Hort, “Pierre Thévenaz infère, au gré de son insistance sur la prise de
conscience, une épistémologie de la spécificité. Son objectif est de garantir l’indépendance
méthodologique de sa discipline en même temps que de l’offrir au dialogue avec d’autres instances, et
notamment ici la foi.”(B. Hort, Contingence et intériorité, op. cit., p. 29.)
23
. J. Brun, “Introduction”, in S. Kierkegaard, Œuvres Complètes. T.VII. Miettes philosophiques. Le
Concept d’Angoisse. Préfaces, 1844, trad. de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, p.
XIII-XIV, Editions de l’Orante, Paris, 1973.
36
dialectiques ou historiques” 24 . Il y a là l’aveugle de la synthèse dialectique qui
semble absolue ! Vu qu’il a conféré la souveraineté absolue à la raison dialectique,
Hegel n’a pas pu éviter l’aveuglement théorique. Mais, Kierkegaard, en nous faisant
voir la tension existentielle de l’homme, nous affranchit de cette ignorance qui
devrait donner lieu au danger totalitaire.
Dans la mesure où Kierkegaard met ainsi en évidence qu’il y a des oppositions
irréconciliables et irréductibles de l’une à l’autre, Lyotard, qui refuse la dialectique
comme la synthèse de l’opposition de la thèse et de l’antithèse chez Hegel, est plus
proche de Kierkegaard que de Hegel. Mais, par rapport aux oppositions
irréconciliables et irréductibles, au lieu de dire du mal et de la faute, Lyotard parlera
des jeux de langage et des genres de discours. Auschwitz est pour lui un événement
absolu qui est irréductible à un stade négatif dans le processus de la synthèse
dialectique. Au lieu de la nécessité de la négativité pour la réalisation de la Raison
dans l’histoire, il prend alors plutôt la méthode de la rhétorique affirmative. Dans
Rudiments païens, en analysant la pragmatique philosophique, il prétend interrompre
la terreur du discours théorique qui est indiscernable du discours religieux. Car,
comme le dit Gualandi, le discours théorique selon Lyotard “prétend recevoir son
autorité d’une référence qui existe indépendamment du langage qui la façonne, d’une
référence « transcendante » qui n’est pas seulement le modèle de l’Etre mais aussi du
Devoir.”25 C’est pourquoi il prétend dépasser la religiosité de la philosophie comme
le discours théorique. Dès lors, il se tourne vers le paganisme pluraliste du sophiste
qui refuse une conception totalitaire de la raison. C’est par cette contestation contre
la raison totalitaire et unificatrice que Lyotard en arrive ainsi à prétendre la
philosophie pluraliste. Comme Kierkegaard, Lyotard active ainsi l’antithèse en
refusant la synthèse et la réconciliation entre les oppositions, en particulier dans la
tension existentielle de l’homme.
Comme Kierkegaard et Lyotard, Thévenaz, lui aussi, dénonce la synthèse
dialectique et insiste sur l’activation de l’antithèse. Pour lui, de même que
l’expérience est vie de la raison, de même la méthode est la vie et la conduite de la
raison. Lorsque l’expérience amène la raison à se contester, celle-ci se défend à sa
propre manière. En faisant sienne la négativité, elle commencera à rationaliser
l’obstacle et sera elle-même intermédiaire entre l’obstacle et elle-même. En un mot,
24
25
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, p. 289, Editions Stock, Paris, 1988.
. Alberto Gualandi, Lyotard, p. 32, Les Belles Lettres, Paris, 1999.
37
la contestation, ce serait la condition de la raison, à savoir celle de sa nourriture et de
son développement. L’affrontement permanent contre l’obstacle, c’est aussi la
condition de la raison. C’est la méthode phénoménologique qui permet de faire de
cet affrontement une position philosophique dans la mesure où elle est liée
intimement à l’originalité de l’attitude d’affrontement.
En ce sens, afin de se tirer de la dialectique hégélienne, il se propose de prendre
une méthode phénoménologique. Car, comme le remarque justement Daniel
Christoff, l’affrontement sans la phénoménologie est enclin à inviter la raison à
réconcilier ou synthétiser les opposés : “Sans la phénoménologie, cet affrontement
pourrait, par exemple, prendre une forme dialectique ; non pas de cette dialectique
par laquelle la raison médiatrice trouve toujours en elle-même son antithèse et
résorbe celle-ci en se développant, mais d’une autre dialectique, dans laquelle la
raison viendrait se heurter constamment à un obstacle étranger à elle-même et en
reviendrait enrichie. En devenant ainsi dialectique, la philosophie tantôt absorbe le
point de vue religieux, tantôt devient elle-même philosophie religieuse ; elle ne
gagne pas son indépendance.”26 Tant que la philosophie devient dialectique, elle ne
peut pas éviter de prendre le point de vue religieux. Car la raison sans la réduction
radicale est prête à retourner, me semble-t-il, constamment à de tels schémas
dialectiques. Dans cette perspective, on pourra dire que la méthode et la philosophie
sont une et même chose.
La pensée de Thévenaz s’oriente essentiellement vers la philosophie sans absolu.
Cela implique qu’elle commence par radicalement rechercher la méthode plutôt que
par chercher la réponse ou la solution. Voilà pourquoi il met l’accent sur
l’importance de la méthode. Thévenaz voit l’éclatement de la dialectique chez saint
Anselme. Pour les dialecticiens du XIe siècle, la dialectique était prise pour se suffire
à elle-même. En d’autres termes, ils croyaient pouvoir parler et penser selon les
règles de la grammaire et de la logique sans s’occuper du Dieu qui se révèle.
Contrairement à cela, pour Thévenaz, “Saint Anselme prend conscience, dans son
argument ontologique, que l’on ne pense pas de façon neutre : si l’existence de Dieu
découle de son essence, c’est dire que Dieu a fait irruption dans la dialectique ellemême. Là où l’on croyait manipuler des idées, des voces, voici qu’une attention plus
soutenue découvre un être réel. L’autarcie de la dialectique éclate : la dialectique
26
. Daniel Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE
THEVENAZ”, in Etudes de Lettres, Tome5, série II, p. 234, Faculté des lettres de l’université de
Lausanne, Lausanne, 1962.
38
n’est pas un absolu, elle est contrainte de se situer devant Dieu.”(HRC, p. 318.) C’est
pourquoi on doit reprendre la dialectique comme la méthode. La méthode dialectique
perd sa force absolue dans la condition humaine. Avec Thévenaz, nous déclarons ici
l’éclatement de l’autarcie de la dialectique. En ce sens, nous vivons, comme
l’indique bien Lyotard, dans l’époque de la lassitude de la « théorie ». Nous sommes
prétendument enveloppés par antithèse de la fin de l’histoire, de l’homme, de la
philosophie et de la métaphysique.
En ce sens, autant dire que le refus de l’antithèse a contribué à apporter la crise
éthico-politique de la société contemporaine. Si bien que d’une part nous
reconnaissons l’utilité de la méthode dialectique dans le plan ontologique, d’autre
part, nous sommes condamnés à reconnaître l’impuissance de cette méthode dans le
plan existentiel. L’absolutisation de la méthode dialectique de Hegel nous a conduit
enfin à oublier l’existence des oppositions irréconciliables telle que la faute, le mal et
l’alternative entre l’attitude esthétique pour qui il n’y a ni bien ni mal, et celle qui
reconnaît l’existence d’un Bien et d’un Mal. Si Lyotard propose l’activation de la
différence, nous proposons l’activation de l’antithèse pour parvenir à la vérité
véritable en évitant le nihilisme. Le différend nous apporte la diversité sans unité et
la haine et la perdition, tandis que l’antithèse de Thévenaz nous confère le respect de
la diversité dans l’unité et le respect réciproque, comme le corps est un et a plusieurs
membres. Si le premier respecte le nombre des membres du corps, le dernier tous les
membres du corps qui ne forment qu’un seul corps malgré leur nombre. Voilà entre
les deux il y a une grande différence. On ne peut pas imaginer la main détachée du
corps, l’œil détachée du corps… etc. Néanmoins, par exemple, si l’on envisage la
tête sans corps ou le pied sans corps, on n’est que folie et ne peut les expliquer
véritablement. Dans la pensée de Lyotard, il y a une division dans le corps, alors que
dans celle de Thévenaz il n’y a pas de division dans le corps, mais seulement
distinction.
De ce point de vue, dans la mesure où ils ont rejeté la méthode dialectique
hégélienne qui a toute puissance, Lyotard et Thévenaz se rejoignent. Mais, la
direction qu’ils poursuivent est complètement différente. Face au conflit entre les
individus, entre les sociétés, entre les nations, le premier veut délivrer par l’activation
du différend l’homme postmoderne qui est enveloppé de l’angoisse et de l’insécurité,
de la terreur totalitaire de la raison universelle, de la dialectique. Pour lui, l’homme
moderne est un individu isolé comme des îlots. De là, Lyotard dénonce la tentative
39
qui entreprend de lier des îlots : dans le domaine du discours théorique, il prétend
l’irréductibilité entre des genres de discours puisqu’il y a une incommensurabilité
entre eux. Enfin, il en vient à valider l’activité différenciante, le différend, la
paralogie. Cependant, pour Thévenaz, qui est fidèle à poser des questions au lieu de
chercher à trouver la solution, l’individu est les membres de Christ, chacun pour sa
part, non pas un être isolé. La méthode de l’antithèse est pour lui fidèle à la condition
humaine de la raison. La raison absolue et divine ne peut pas être fidèle à cette
antithèse puisqu’elle entend synthétiser ou réconcilier toutes les oppositions, y
compris les oppositions qui sont irréductibles, le conflit existentiel de l’homme.
Donc, c’est par l’antithèse que la raison est dédivinisée, désabolutisée et en propre
situation humaine. C’est là que la raison engagée se situe.
2. PARTICIPATION OU SEPARATION
L’opposition ou le conflit implique au fond la séparation. Car sans la séparation,
il n’y a ni l’opposition, ni le conflit, ni l’affrontement. Le rapport dialectique
présuppose donc une telle séparation. Mais, n’oublions pas ici que la séparation n’est
pas le rejet de la relation, mais encore une sorte de relation. Dans son œuvre intitulée
Transformation de la philosophie française, E. Bréhier nous le montre bien : “Une
séparation, si elle est sentie, ne signifie pourtant pas l’absence de tout rapport. ”27
Plutôt il faudrait dire que la séparation est un des motifs majeurs de la réflexion
philosophique au point qu’elle invoque l’exigence de l’unification : “Mais la
négation de la continuité, la conscience aiguë de la séparation amène à une sorte de
contrepartie dialectique. La séparation, dans la philosophie moderne, présente en
effet des traits bien particuliers. Assurément, l’on pourrait dire qu’elle a toujours été
le fond et la raison d’être de la philosophie. Car la fonction de la philosophie a
toujours été la recherche d’une unité ou d’une unification.”28 En ce sens, on pourrait
dire que la séparation n’est pas l’indice de l’absence de la relation, mais celle de la
relation dialectique. Car, dans la mesure où nul ne saurait dire “la séparation entre les
classes sociales, entre les nations, entre le divin et l’humain, entre l’homme et le
monde s’il n’y avait quelque rapport d’affinité entre les choses séparées, non pas une
27
28
. E. Bréhier, Transformation de la philosophie française, p. 237, Flammarion, Paris, 1950.
. Ibid., p. 236.
40
relation purement extérieure, mais une relation interne”, nous sommes tout au moins
condamnés à reconnaître que “s’il en est ainsi, il s’opère une marche dialectique qui
renvoie de la séparation à la liaison”29. On peut ainsi pressentir la possibilité de la
liaison dans la séparation. Ce serait une méthode de la preuve ontologique de
Descartes qui prend conscience de l’infini dans la conscience de ma finitude.
Si depuis Platon la philosophie le plus souvent peut être caractérisée de la
philosophie de la participation, l’existentialisme irait pour la première fois à
l’encontre de cette philosophie, à savoir celle de la séparation. Dans son article
intitulé “L’actualité de Pierre Thévenaz”, J.-Claude Piguet montre bien que la
philosophie de Thévenaz est de part en part celle de la séparation : “La première idée
fondamentale de Thévenaz consista donc à « penser » jusqu’au bout la séparation –
je ne dis pas ici l’« idée » de séparation, mais la séparation réelle.”30 C’est pourquoi
il utilise la méthode d’affrontement dans toute sa démarche philosophique pour éviter
toute sorte de syncrétisme. Afin d’échapper à “l’erreur fondamentale de la raison qui
cède au mirage de la participation avant que de s’être affermie dans son état de
séparation”, il faudrait rechercher “une méthode « rationnelle » qui permît de
« penser » la séparation réelle, sans passer par le détour des idées qu’on peut se faire
sur elle”31. Voilà pourquoi Thévenaz porte sur la méthode phénoménologique qui
prétendait commencer par le réel, mais non pas par son idée. En somme, pour lui, la
séparation réelle est le motif puissant de sa réflexion philosophique.
Pour éviter la tentation du syncrétisme, en se détachant de la philosophie de la
participation, Thévenaz veut ainsi rester méthodiquement jusqu’au bout dans la
philosophie de la séparation. Dans la mesure où un problème est “déjà porteur, en
tant que problème, d’une solution, sitôt qu’il est posé”, Piguet fait justement
remarquer que la problématique elle-même est déjà de participation : “Poser un
problème, c’était donc pour Thévenaz entrer déjà dans le monde de la participation,
donc déjà trahir la tâche philosophique.”32 C’est pourquoi Thévenaz entreprend de
commencer sa pensée philosophique dans un nouveau champ. A partir de cette
philosophie de la participation, surgit la philosophie du sujet et du prédicat, si l’on
peut diviser les philosophies de la sorte. Sa démarche philosophique consistera alors
à dénier une telle philosophie du sujet et du prédicat.
29
. Ibid., p. 237.
. J.-Claude Piguet, “L’actualité de Pierre Thévenaz”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p. 200, Lausanne,
1975.
31
. Ibid.
32
. Ibid.
30
41
D’une part, Thévenaz refuse une philosophie du sujet puisqu’elle est la
philosophie de la participation. Il est indiscutable qu’une philosophie du sujet prend
son appui fondamental sur celui qui expérimente et énonce du monde, des autres et
de lui-même. En ce sens, on peut dire que la philosophie du sujet s’ancre dans la
relation vécue intentionnellement. “Cette relation, nous dit Piguet, est celle de
l’expression. Par exemple, Bergson a été à cet égard une philosophie du sujet. Son
point de départ est en même temps l’expérience du moi profond et la relation
expressive qui lie cette expérience vécue (et vécue à toutes sortes d’étages) à sa
transcription dans la lettre et dans l’esprit d’une œuvre de philosophie.”33 En ce que
la philosophie du sujet porte ainsi sur le sujet de l’énonciation qui juge l’expérience,
on peut dire avec Piguet que “son point de départ est d’une façon ou d’une autre
l’acte de juger” 34 . Dans la mesure où, sans le jugement du philosophe, une
philosophie du sujet n’est pas possible, celle-ci implique la philosophie de la
participation. Certes, on peut en trouver le prototype dans la philosophie de cogito de
Descartes qui s’engage dans la philosophie du sujet en partant du cogito comme le
sujet pensant et jugeant.
A l’opposition de la philosophie du sujet qui porte sur celui qui juge et énonce et
qui relie le sujet à son œuvre de philosophie, il y a une philosophie du prédicat qui
porte sur le contenu énoncé, sur quelque chose prédiquée. Alors, une philosophie du
prédicat ou de l’attribut se lie à son œuvre écrite. En ce sens, si une philosophie du
sujet est de nature expressive, pour Piguet, une philosophie du prédicat
représentative : “Le prédicat a pour tâche de représenter la réalité, son être est donc
de représentation, donc, lui aussi, de participation.”35 Vu que le prédicat n’est autre
chose qu’une représentation de la réalité, de même qu’une philosophie du sujet, de
même une philosophie du prédicat est déjà une philosophie de la participation. Nous
pouvons trouver une telle philosophie du prédicat dans l’épistémologie scientifique,
ainsi que chez Russell. De même que la philosophie du sujet, l’origine de cette
philosophie est de Descartes. Mais, tandis que la philosophie du sujet relève de
Descartes jugeant ou pensant, la philosophie du prédicat du « jugé » ou
du « pensé » de Descartes.
Cependant, Thévenaz rejette une philosophie du prédicat ainsi que celle du sujet
parce que tous les deux tombent en fin de compte dans la philosophie de la
33
. Ibid., p. 201.
. Ibid.
35
. Ibid., p. 202.
34
42
participation. Ni la philosophie du sujet ni la philosophie du prédicat ne peuvent être
une solution concernant le problème de l’opposition, du conflit. C’est pourquoi
Thévenaz poursuit une nouvelle philosophie que Piguet nommera la propriété la plus
remarquable de sa philosophie, philosophie qui “est d’avoir été, ou en tout cas
d’avoir cherché à être, une philosophie du complément direct”36. Cette philosophie
entraînera la révolution de la méthode de Thévenaz.
Or, la philosophie de Thévenaz semblait avoir un peu les deux dans sa
philosophie. Car d’une part, notre penseur ressemblait à une philosophie du sujet
dans la mesure où il “cherchait en effet un chemin propre (la transcendance vers
l’intérieur) qui était né d’une réflexion sur Augustin, sur Descartes (le cogito), sur
Maine de Biran et donc aussi sur Bergson en partie”. D’autre part, en même temps,
dans la mesure où il “exerçait sans cesse sa réflexion sur des thèmes concrets, sur
des
thèmes
philosophiques
(des « philosophèmes »),
qu’il
saisissait
phénoménologiquement comme contenus de pensée, comme « idées » au sens
cartésien : comme de simples « phénomènes de conscience »”37, il ressemblait aussi
à une philosophie du prédicat.
Mais, Thévenaz dépasse une philosophie du sujet ainsi que celle du prédicat en
ce qu’il prend appui sur la chose elle-même dont il est question, mais non plus sur
celui qui parle et sur ce qui est dit. C’est pourquoi il élabore une philosophie du
complément direct. Dans la mesure où la chose n’est pas celle en tant que dite, mais
celle sur laquelle un chacun parle, pour Piguet, une philosophie du complément
direct “cherche « derrière » ceux qui parlent, et « derrière » ce qu’ils disent, l’objet
tel qu’il est visé, et non pas tel qu’il est contenu ni dans un énoncé ni dans la
conscience subjective qui est celle de celui qui énonce” 38 . Mais, au point que
Thévenaz cherche quelque chose avant d’exprimer par la parole, Piguet indique que
le mot « derrière » n’est pas tout à fait juste : “Pour lui, le « complément direct » de
la philosophie précède : c’est lui qui est sur le devant de la scène où se joue la
comédie philosophique ; et la comédie philosophique, c’est à la fois ce que les
acteurs disent, et ce qu’ils sont quand ils se prétendent acteurs et disent quelque
chose. Si donc on appelait « le philosophe » celui qui parle, si l’on appelait « la ou
les philosophies » ce qui se trouve dit à chaque fois et comme contenu dans les
œuvres de philosophie, alors, dirait Pierre Thévenaz, l’objet propre de la philosophie
36
. Ibid., p. 201.
. Ibid., p. 202.
38
. Ibid., p. 203.
37
43
précède les philosophes et tous les énoncés contenus dans les philosophies.”39 En
montrant ainsi la préexistence de l’objet propre de la philosophie qui est « sur le
devant de la scene », il nous semble que Thévenaz suggère la philosophie du
complément direct au lieu de la philosophie du sujet et celle du prédicat. Il est, à cet
égard, permis de dire que c’est une avant-scène que la pensée thévénazienne
cherchait, non pas un arrière-plan.
A la fin, pour mieux comprendre cette philosophie du complément direct chez
Thévenaz, nommée par Piguet, ce dernier se réfèrera à la position théologique de
Karl
Barth qui porte sur la “primauté de la Révélation sur tous les appareils
théologiques, philosophiques ou métaphysiques montés par la raison humaine ” 40 .
Car la théologie de Barth n’est ni celle du sujet ni celle du prédicat, non pas que la
philosophie de Thévenaz ne l’est. Selon Piguet, cette primauté “n’a donc été pour
Barth qu’une manière de marquer cette préséance absolue du « complément direct »
qu’est Dieu, contre les prétentions subjectives des hommes que nous sommes, et
contre les prétentions de nos jugements à vouloir enserrer en eux, comme des
contenus, la vérité”41. Dans ce sens-là, Piguet prétend que Barth ne refuse pas la
philosophie elle-même : “La fameux « refus » de la philosophie chez Barth est donc
moins un refus de la philosophie que celui de certaines formes communes à la
philosophie et à la théologie, et ces formes sont celles que j’appelais : les
philosophies (ou les théologies) du sujet et celles du prédicat.”42. En somme, pour
Piguet, d’une part, Barth rejetait une théologie du sujet puisqu’elle est “celle qui part
de l’expérience religieuse, prend appui exclusif sur elle, l’étend, l’intensifie jusqu’au
point où, ainsi gonflée, elle rejoint par ses propres vertus Dieu lui-même”43. D’autre
part, Barth refusait également une théologie du prédicat qui se fonde sur les contenus
du jugement parce qu’elle “serait une théologie qui placerait le jugement humain à la
place du décret divin, et prétendrait régenter celui-ci par celui-là”44. Si le libéralisme
théologique de la fin du XIXe siècle était le modèle d’une théologie du sujet, la
théologie catholique représentait une théologie du prédicat.
Barth a ainsi rompu avec une théologie du sujet ainsi qu’une théologie du
prédicat. Car, pour lui, une théologie du sujet et du prédicat ébranle le primat absolu
39
. Ibid.
. Ibid., p. 204.
41
. Ibid.
42
. Ibid.
43
. Ibid., p. 203.
44
. Ibid.
40
44
du Dieu de Jésus-Christ qui est à même de nous affranchir de l’emprise de la
théologie du sujet et celle du prédicat. Ce primat absolu du Dieu de Jésus-Christ
permet à Thévenaz d’établir une philosophie du complément direct, en évitant une
philosophie du sujet et une philosophie du prédicat qui sont une philosophie de la
participation. Une telle philosophie du complément direct qui est Dieu passe par sa
démarche philosophique.
45
PREMIERE PARTIE
DE LA MODERNITE A LA
POSTMODERNITE
46
CHAPITRE I : SOURCES DE LA MODERNITE
1. AUFKLÄRUNG
Le modernisme qui découle du développement de la science naturelle, de la
Réforme et de la Renaissance est le plus souvent caractérisé par l’« Aufklärung ». On
pourrait en trouver la source chez Nicolas de Cues qui se rattache d’une part toujours
au néo-platonisme du Moyen Age et d’autre part dévie la vision du monde
jusqu’alors. En somme, avec Nicolas de Cues, la conversion radicale de la Culture
commence en renversant la Culture du Moyen Age : une conversion de la Culture de
l’écoute à celle du regard. Comme en remarque bien le trait majeur J. Brun, “Dans
les monastères et dans les églises, on avait écouté la lecture de la Parole de Dieu, les
seigneurs avaient écouté les troubadours et les trouvères, le peuple avait écouté des
conteurs sur les places publiques et les étudiants avaient écouté leurs maîtres. Voici
qu’avec Nicolas de Cues il s’agit de regarder ; certes il s’agit de regarder à Dieu,
mais ce verbe sera vite utilisé dans sa construction transitive et appliqué à la nature :
désormais on va commencer à se détourner de l’écoute de la Parole pour s’attacher à
regarder le monde.”45 Les yeux des philosophes modernes se tournent ainsi de plus
en plus vers le monde depuis la Renaissance. Cela reflète bien le désir de voir le
monde des hommes à l’époque, sans se limiter à l’écoute de la Bible. Cette tendance
se représentera dans divers domaines : l’art, l’architecture, les découvertes de
continents, l’astrologie, les sciences naturelles, la médecine… En ce sens, on peut
dire que le temps moderne est l’époque qui ouvre et lit « Le Livre du monde »46 au
terme de Brun. En passant de l’époque de l’écoute à celle du regard, l’homme
moderne s’éloignera toujours plus de Dieu et portera les fruits de son regard. Alors,
pour assurer la certitude de la connaissance sans la garantie divine, il va entreprendre
d’être fidèle à la capacité de la raison humaine.
C’est pourquoi les philosophes modernes s’appuyaient d’une part sur la raison et
d’autre part sur l’expérience. Plus on est fidèle à la raison et l’expérience comme
l’instrument pour atteindre à la vérité, plus on s’éloignera de la Révélation des
45
46
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 142.
. Cf. Ibid., pp. 139-259.
47
Ecritures. Pour établir la certitude de la connaissance, les ressources de la lumière
naturelle deviendront de plus en plus infaillible. En lisant « Le Livre du monde », les
philosophes modernes continueront à se fortifier ainsi la capacité et l’efficacité de la
raison et de l’expérience pour conquérir de plus en plus le monde, tout au long de
l’histoire de la philosophie. En revanche, le Dieu vivant et présent se substitue à
l’affirmation déiste qui affirme que “Dieu est l’Horloger qui a fabriqué la machine du
monde selon des lois à mettre au jour”47. En se détachant de l’écoute de la Parole,
l’homme moderne en arriverait à retrouver son pouvoir intellectuel qui lui semble
être capable de satisfaire ses désirs et ses besoins. Les Lumières osent alors à mettre
l’homme à la place du maître de la Nature et de la société. Maintenant, l’homme
devient le sujet de la transformation de soi-même, de la nature et de la société. Car
on pense qu’il possède pour ainsi dire lui-même toute-puissance de la raison. Ainsi
les Lumières mettront toujours plus l’homme au centre de l’univers.
Dès lors, on l’a glorifié comme un Etre suprême et on lui a rendu grâce. Mais,
dans ce cas, la Bible dira : “… mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et
leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils
sont devenus fous.”48 En quel sens sont-ils devenus vains dans leurs raisonnements ?
Selon la Bible, ce sont les hommes qui “ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible
par des images représentant l’homme corruptible” et qui “ont remplacé la vérité de
Dieu par le mensonge” et qui “ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur...”49
Mais, ayant refusé d’écouter la Parole, l’homme moderne ne manquera pas d’élever
sa raison pour avoir confiance dans sa voie. J. Brun observe justement que “Ce culte
de la raison et de l’expérience se prolonge dans cette idée nouvelle que l’homme est
perfectible et que l’Histoire peut et doit ouvrir la voie au Progrès” 50 . D’où
l’optimisme que l’homme peut être délivré, grâce à la raison et l’expérience, de
l’erreur, des superstitions et des fanatismes. Les Lumières ont ainsi chassé
rapidement la culpabilité de l’homme selon l’idée que l’homme est perfectible et
alors capable de faire le Bien. Maintenant dans la perspective des Lumières,
l’homme est capable d’être autosauveur de toute faute. Pour ainsi dire, c’est l’homme
qui fait les dieux qui permettent de le sortir de l’erreur et de la faute.
47
. Ibid., p. 212.
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Romains 1, 21-22.
49
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Romains 1, 23 et 25.
50
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 212.
48
48
En vertu de cette foi en la perfectibilité de l’homme et des progrès de l’esprit
humain, comme le remarque bien J. Brun, “L’autorité de la raison se substituait ainsi
à la raison de l’autorité.”51 On consolidera donc d’autant plus la capacité de la raison
en soulignant l’autorité de la lumière naturelle. Il affirmera que cette lumière
naturelle est capable d’éclairer toutes les ténèbres. On pense donc que la raison
naturelle peut arriver, par le raisonnement, à la vérité éternelle qui appartenait à la
Révélation. D’ailleurs, le développement de la science de la nature dans différents
pays en Europe soutiendra et renforcera cette idée de l’universalité de la raison
naturelle. 52 Pour Brun, “Cet internationalisme de la science conduit souvent à
confondre le nécessaire rationnel avec le collectif et à tenir pour vrai ce qui fut
considéré comme tel par tous et partout ; la notion de Révélation de la vérité se
trouve ainsi éliminée au profit d’une évidence et d’une clarté qui servirent souvent de
masque à de banales superficialités considérées par beaucoup comme des conquêtes
définitives du « bon sens ».”53 Ainsi, c’est par le développement de la science que la
notion de la vérité est passée de celle de Révélation à celle de l’Etre, la Réalité.
En se rompant de la source divine, on se mit à penser que la vérité vient de
l’homme lui-même ou du monde, non pas d’une certaine source transcendantale.
Kant est un philosophe représentant qui cherche en l’homme la vérité et le sens.
Influencé forcément par les Lumières, Kant savait bien que l’homme ne peut pas se
mettre à la place de Dieu. Donc, comme Descartes, il déthéologise la nature ainsi que
l’homme. A la différence de saint Thomas qui met Dieu au centre de la nature et qui
Le fait la source de la science, Kant met l’homme au centre du monde au lieu de
Dieu, en disant que Dieu n’est plus la source de la science. Comme l’indique
Brun, pour saint Thomas, “« les choses sont selon la vérité telles que Dieu les a
ordonnées selon sa science. Or ces choses sont causes et mesures de notre science »,
notre entendement ne mesure pas les choses de la nature, il est mesuré par elles ; il
s’agit donc d’accueillir la vérité telle qu’elle est…”54 En récusant cette idée de saint
Thomas que Dieu donne le sens aux choses selon Sa sagesse, Kant affirme
51
. Ibid., p. 214.
. Gadamer va jusqu’à dire que les sciences naturelles sont la Tour de Babel. En vue de montrer la
multiplicité du langage, il cite un texte de l’Ancien Testament qui raconte l’histoire de la construction
de la Tour de Babel et prend cette histoire comme point de départ. Dès lors, il se demande : “la Tour
de Babel ou ce qui pourrait l’égaler, de quoi a-t-elle l’air dans notre monde aujourd’hui ? ” A cette
question, selon lui, “cette réponse est la science, et plus particulièrement ce que nous appelons
aujourd’hui « les sciences », à savoir avant tout les sciences naturelles.”(Hans-Georg Gadamer, “La
diversité des langues et la compréhension du monde”, in Penser au présent, pp. 99 et 100, Editions
L’Harmattan, Paris, 1998.)
53
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 216.
52
49
évidemment que c’est l’homme qui donne une signification au monde. Contrairement
à ce que saint Thomas va de l’objet à l’homme puisque celui-là donne le sens à celuici, Kant renverse ce sens : aller de l’homme à l’objet. Ce renversement du sens de
Kant montre bien le trait distinct de sa théorie de la connaissance qui porte au fond
sur l’humanisme au point qu’il met l’homme à la source de l’opération de la
connaissance, en rompant avec la source divine de celle-ci.
En abandonnant ainsi la voie de saint Thomas, il ne peut pas se tourner vers
l’empirisme de Hume puisque celui-ci conduit au scepticisme. En somme, la
connaissance peut être commencée par l’expérience, mais seule par là même, on ne
peut pas parvenir au rationnel. Maintenant, étant donné qu’il abandonne la source
divine de saint Thomas ainsi que la source empirique de Hume, il ne peut se tourner
que vers l’intérieur de l’homme. Voilà pourquoi Kant, en dépassant une théologie
ainsi qu’avec un empirisme, s’oriente vers le rationalisme qui enracine dans
l’humanisme. Ses trois Critiques commencent par mettre l’homme au centre de la
Critique de la raison pure et de la Critique de la raison pratique. C’est l’homme qui
est juge et un tribunal d’instance. De là, le rapport entre le Livre du Monde et
l’homme ou le rapport entre l’objet et le sujet s’inverse. Le Livre du Monde ou
l’objet ne donne pas des leçons de lecture à l’homme, mais, au contraire, c’est
l’homme ou le sujet qui y construit des textes ou l’objet. Pour lui, l’objet en soi est
inaccessible par les catégories de l’entendement. C’est pourquoi Kant avait déclaré
être la chose en soi inconnaissable. En se détournant alors de l’objet lui-même, il ne
manque pas de s’arrêter à la construction de la carte de l’entendement pour aboutir à
la vérité qui est au-delà de la portée de l’homme. En un mot, ce n’est pas Dieu qui
nous donne le sens des choses, mais l’homme. Donc, sa tâche d’une théorie de la
connaissance et d’une morale consistera à rechercher l’intérieur de l’homme qui en
est la source véritable. Pour ainsi dire, Kant entreprend de puiser en l’homme luimême la vérité et le sens des choses. Cette idée consistera l’essence du concept des
Lumières de Kant.
Le concept d’« Aufklärung » se trouve, pour la première fois, dans la réponse à
la question de Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Kant écrit : “Les lumières,
c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable.
L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite
d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient
54
. Ibid., p. 248.
50
non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution
et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude! Aie le courage
de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.(VIII, 35)”55
La réponse de Kant à cette question représente bien son intention de vouloir faire un
pas assuré par l’usage suffisant de son propre entendement qui est capable de le faire
sortir de l’erreur. Cette devise des Lumières marque bien le but majeur de la
philosophie kantienne et l’essence de l’humanisme. Kant nous encourage à être fiers
de nous-mêmes puisque nous pouvons arriver à la capacité à nous servir de notre
entendement par l’éducation et puisque, dès lors, nous pouvons éviter l’erreur et la
faute.
Aux yeux de Kant, afin de sortir de sa minorité sous le régime des tuteurs, il
suffit de se servir de son entendement. Pour ce faire, il faut que l’homme prenne
conscience de soi-même et de sa capacité. Dans ce contexte, Françoise Proust résume
brièvement la thèse des Lumières dans l’introduction de Vers la paix perpétuelle que
signifie s’orienter dans la pensée? ; Qu’est-ce que les Lumières? et autres textes de
Kant : “Les lumières sont l’éducation de et à la raison. La raison éclairée est la raison
éduquée à la raison, la raison majeure, qui n’a plus besoin d’une révélation extérieure
et sensible, mais qui peut se mettre d’elle-même en rapport avec les vérités
spirituelles.” 56 En un mot, les Lumières présupposent la confiance de la raison
éclairée et sans l’aide de la Révélation. Pour lui, la raison est pour ainsi dire à la fois
un tuteur et un contenu de l’enseignement. Pour l’éduquer, la raison n’a pas besoin
d’autre chose qu’elle-même. En bref, la raison est une unique source d’elle-même de
laquelle elle puise toutes choses, y compris ce qui est transcendantal et éternel. Au
fur et à mesure de cette idée, Thévenaz observe les transformations que l’Aufklärung
suscite : “L’Aufklärung avait relativisé l’ordre éternel de l’au-delà, c’est-à-dire
l’avait ramené et fait tomber dans l’en-deçà, dans le temporel, dans l’humain, le
subjectif et l’empirique. Chez Kant, nous trouvons le rétablissement de l’éternel, de
l’objectif, de l’a priori, mais fondé dans l’en-deçà même, dans l’homme même, dans
les lois mêmes de la raison, humaines et pourtant éternelles.”(CMM, pp. 223-224.) Il
y a là la révolution copernicienne de Kant qui se détourne de l’objet et se tourne vers
l’homme ! A proprement parler, sa théorie de la connaissance va de l’homme à
55
. Kant, Vers la paix perpétuelle, Que signifie si orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les
Lumières ? et autres textes, Introduction, notes bibliographie et chronologie par Françoise Proust trad.
Jean-François Poirier et Françoise Proust, p. 43, Flammarion, Paris, 1991.
56
. Ibid., pp. 5-6.
51
l’objet, non pas l’inverse. Maintenant, le Livre du monde n’est qu’un livre écrit par
l’homme, en sorte que ce n’est pas le Livre lui-même qui se lit, un livre écrit. On voit
chez Kant la confiance inébranlable dans la raison.
De cette confiance surgit la perspective ou l’anticipation optimiste par rapport au
progrès de l’humanité. Le projet de l’Aufklärung consiste donc à démystifier le
monde par la faculté de la raison. Comme l’ont bien indiqué Horkheimer et Adorno,
“De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour
but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre,
entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant partout.
Le programme de « Aufklärung » avait pour but de libérer le monde de la magie.”57
L’Aufklärung qui s’oriente vers le progrès nous invite ainsi à avoir une croyance
audacieuse qui est capable de dominer exhaustivement par la raison le monde
extérieur. Car pour libérer l’homme et le monde de la magie et de la peur, il faut que
l’homme en soit le maître. Donc, selon le programme de « Aufklärung », l’homme
deviendrait sans faute par l’éducation de la raison, par le progrès maître de lui-même,
de l’autre et du monde. Le modernisme se développe ainsi dans la confiance du
projet de l’Aufklärung. Le projet moderne arrivera à son comble dans la raison
absolue de Hegel.
A partir de toutes ces analyses, nous sommes enfin arrivés à deux
aboutissements très importants des Lumières. Il y a, d’une part, la divinisation du
collectif, l’adoration de la Volonté générale malgré sa régionalisation, en identifiant
le rationnel au général qui est à la base de tous les totalitarismes que Lyotard veut en
éviter la terreur. Cela signifie que les Lumières assurent en un mot la victoire des
réalistes. D’autre part, il y a la fragmentation des volontés générales en des volontés
particulières par l’entreprise de démystification libératrice par la raison, en
reconnaissant la pluralité des volontés générales. Cette idée nous amènera à affirmer
le primat du sentimental sur le rationnel et de plus en plus à rattacher la nature
humaine à la Nature en s’éloignant de la Raison. « Les Lumières » mettront enfin la
Nature sur la place de la mère de toutes choses au lieu de la Raison. Comme le
remarque J. Brun, “la nature a tout crée, elle est bonne et artiste, elle sait ce qu’elle
fait, mais elle est aussi inégale, imprévisible, et protéiforme. Cela explique que
plusieurs de ces hommes des Lumières, comme Diderot, Mirabeau, Restif de la
57
. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques.
trad. Eliane Kaufholz, p. 21, Ed. Gallimard, Paris, 1974.
52
Bretonne ou Choderlos de Laclos appartiennent aux Lumières mais écrivent des
œuvres dans lesquelles se manifestent la violence passionnelle ou l’érotisme le plus
licencieux, chaque personnage donnant libre cours à ses instincts « naturels ».” 58
Ainsi, l’Aufklärung, en dépit de son projet qui porte sur la confiance inébranlable en
la raison, engendre paradoxalement la valorisation de la Nature et du sentiment en
dévalorisant rapidement la Raison.
Cette tendance pousse jusqu’à affirmer le primat de la Nature sur la morale
puisque tout vient de la Nature. Comme l’écrit J. Brun, aux yeux de Sade, “chacun de
nous est comme un volcan qui doit pouvoir librement exploser en exprimant sa
nature qui vient elle-même de la Nature ; les notions de normal et de pathologique se
trouvent donc récusées comme autant de préjugés, car puisque la nature est mère de
toutes choses, il n’existe aucun belvédère moral du haut duquel nous pourrions nous
placer au-dessus d’elle et la juger.”59 Donc, dans la perspective de Sade, la morale
perd complètement sa place puisqu’elle ne peut pas venir de la nature qui en est sa
mère. On peut trouver cette position aussi chez Michel Foucault. Selon cette idée que
“toute chose vient de la nature et alors rien n’est contre nature”60, il va écrire ses
œuvres philosophiques : Naissance de la clinique. Une archéologie du regard
médical(1963), Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences
humaines(1966), L’Achéologie du Savoir(1969), Histoire de la sexualité, t. II : La
Volonté de savoir(1976) ;t. II : Le Désordre des familles. Lettres de cachet des
archives de la Bastille(1983) ; L’Usage des plaisirs, et t. III : Le Souci de
soi(1984)… etc. Le primat du passionnel sur le rationnel, de la Nature sur la Raison,
de la Nature sur la morale découle des fleuves de l’Aufklärung et en récuse à son
tour le projet malgré lui. De ce point de vue, les descendants de l’Aufklärung
s’inversent la révolution copernicienne de Kant qui va de l’homme à l’objet et duquel
découle l’idée de l’Aufklärung. Maintenant, contrairement à ce que Kant dit que
l’homme est donneur du sens, ils prétendent que c’est l’objet ou la Nature qui
engendre toutes choses.
Cependant, si l’on suit cette position qui est la conséquence de l’Aufklärung, on
ne manque pas d’être bourreau de chacun, en maximisant la gratification de son désir
qui est la réalisation de sa propre nature et de sa propre liberté. Car la maximisation
de la satisfaction du désir n’en peut pas désaltérer la soif et plutôt n’invoque sans
58
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 225.
. Ibid., p. 226.
60
. Ibid.
59
53
cesse qu’un nouveau désir. Ceux qui vivent selon le désir ne s’affectionnent qu’aux
désirs. La Bible précise ce point : “Mais chacun est tenté, parce que sa propre
convoitise l’attire et le séduit. Puis la convoitise, lorsqu’elle a conçu, enfante le
péché ; et le péché, parvenu à son terme, engendre la mort.”61 En neutralisant d’une
façon sournoise sa conduite, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et
l’orgueil de la vie qui viennent du monde nous conduiront immanquablement à la
boue de la perdition.
Il s’agit ici des fruits des Lumières. A cet égard, on est condamné à reconnaître
l’estimation de J. Brun par rapport aux Lumières : “Ainsi, tous les déchiffreurs du
Livre du Monde sont finalement conduits aux pires contradictions, car ils pensent
que le sens naît de ce livre lui-même, que tous les messages se trouvent en lui et qu’il
n’est chargé d’en transmettre aucun sinon celui-ci : Tout est naturel.”62 On voit enfin
l’aboutissement tragique et contradictoire des Lumières malgré eux. Cette position
porte au fond sur l’idée que la Nature ou le monde lui-même est celui qui donne le
sens. De cette idée, les Lumières ont paradoxalement engendré d’une double manière
les conséquences du contraire : tantôt d’une manière de la divinisation du collectif et
tantôt d’une autre de la régionalisation de cette Volonté générale afin de la guider
rationnellement qui engendrent le pluralisme des cultures. Si Sade et Foucault ont cru
que le sens vient du monde, de la Nature, Lyotard a cru que le sens vient du langage.
A cet égard, celui-ci a refusé d’une part de toute sa force la divinisation du collectif,
de la Volonté générale, de la Raison universelle, mais d’autre part, il suivait la
deuxième conséquence des Lumières, c’est-à-dire la régionalisation de la Volonté
générale, de la Raison qui lui fait affirmer le pluralisme de la culture.
Cependant, Thévenaz est à l’encontre d’une telle pensée rationnelle de
l’Aufklärung qui “prétendait tout concilier en affadissant tout”63. Car celle-ci n’est
pour lui pris que pour autarcique. Pas plus qu’un veau en métal fondu, la raison et
l’expérience qui sont considérées comme les deux veaux d’or ne peuvent pas nous
conduire au chemin du salut, de la délivrance, lors de notre détresse. D’ailleurs, cette
position de la raison l’amènera immanquablement à absolutiser sans cesse ellemême. Malgré le projet propre du désenchantement de l’Aufklärung, l’absolutisation
de la raison la conduira de nouveau à une nouvelle magie, en lui donnant la place
souveraine par sa propre faculté capable de juger et critiquer tout autre chose. La
61
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Jacques 1, 14-15.
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 226.
63
. Jean Villard, “Souvenirs d’un étudiant”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p. 186, Lausanne, 1975.
62
54
tâche de la pensée thévenazienne consiste donc à désenchanter exhaustivement le
monde en désabsolutisant la raison divine.
2. ABSOLUTISATION DE LA RAISON
Autant dire que la philosophie est une recherche de, par et pour la raison. A ce
titre, la confiance en la raison ne pouvait pas être mise en doute. De là, la raison
entreprendra de s’asseoir sans cesse à la place de Dieu. Car, dans la tradition de la
pensée humaine, pour Léon Chestov, “la méfiance à l’égard de la raison a toujours
été considérée comme un crime de lèse-majesté.” 64 Pour Platon, le plus grand
malheur de l’homme était de devenir mislogos. Pour les Grecs, le plus grand malheur
de l’homme, c’est de perdre confiance en la raison, tandis que pour les chrétiens,
c’est au contraire de mettre la raison à la place de Dieu. Il y a là un affrontement
irréconciliable entre l’hellénisme et le christianisme.
Cette tendance qui veut mettre la raison à la place de Dieu continue jusqu’à la
philosophie moderne. Spinoza et après Spinoza, les représentants de l’idéalisme
allemand ont ainsi mis l’essence impersonnelle à la place du Dieu de Jésus-Christ.
En se détachant de Celui-ci, les philosophes religieux ont besoin du juge suprême
auquel ils doivent s’adresser avec leurs craintes et leurs doutes. Tout cela nous met
dans cette alternative : ou bien prendre la raison qui nous fait connaître les vérités
scientifiques, ou bien prendre Dieu de Jésus-Christ qui a crée le ciel et la terre. Celui,
qui abandonne le Dieu qui est la source d’eau vive, ne peut manquer de prendre la
raison en tant que juge suprême. Sinon, il devrait se laisser au scepticisme. Il pourra
atteindre par cette raison aux vérités compréhensibles, contraignantes et obligatoires
selon les lois immuables. Pour lui, la raison deviendra donc une conseillère suprême
qui écoute et, répond aux cris de nos doutes et, de nos effrois. Mais, tout comme
ceux qui conseillent quelque chose n’en supporte pas les conséquences, elle ne l’est
pas également. Il y a là la question !
C’est Kant qui fait de la raison un tribunal d’instance ou un juge. Kant a inventé
les lois immuables telles qu’il appelle les formes a priori de notre sensibilité. En
distinguant entre les intuitions sensibles comme la réceptivité des objets et
64
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 117.
55
l’entendement comme la spontanéité de la pensée, Kant montre que celles-là peuvent
être pensées par les catégories de celui-ci. A cet égard, pour lui, les catégories de
l’entendement ne peuvent s’appliquer qu’aux phénomènes. Autrement dit, ce qui est
constitué par la perception et la pensée, ce n’est pas du tout l’objet lui-même, mais
l’objet-phénomène. En celui-là chassant en dehors du champ de la connaissance,
Kant en vient à refuser de faire de la science toutes les idées auxquelles ne
correspond aucune réalité empirique : l’âme, le monde et le Dieu. Car elles ne
peuvent pas être vérifiées.
Force est de constater que la théorie de la connaissance de Kant se limite
rigoureusement au cadre de la science vérifiable. Pour Kant, la confiance en la raison
n’est pas ébranlée. Pour Hegel, critiquer la raison soit théorique, soit pratique, était à
ses yeux un péché mortel contre la philosophie. C’est pourquoi il se moquait de la
critique de la raison de Kant. La confiance en la raison ne peut pas être ébranlée.
Dans la mesure où Kant et Hegel, ainsi que Husserl subordonnent les actes de pensée
au contrôle critique de la raison, leur pensée présuppose l’évidence et l’infaillibilité
de la raison ; la constitution du sens est alors issue du sujet, mais non pas de l’objet.
Ils ont inébranlablement confiance en la raison qui veut être toujours plus juge et
créateur de tout ce qui existe. Autrement dit, ils conservent l’exigence d’unité du
rationalisme qui a gardé toute sa puissance sur les esprits.
Mais, comme le remarque bien E. Cassier, il semble qu’en passant au XVIIIe
siècle, “cet absolutisme de l’unité de la pensée perde sa puissance, se heurte à de
multiples obstacles et soit amené à des concessions” 65 . En somme, l’unité et
l’immutabilité de la raison s’y mettent à être ébranlées par la pénétration de la foi.
On voit chez Kierkegaard la raison faillible selon son caractère imparfait et fini. En
reprochant à Hegel de prétendre l’infaillibilité de la raison humaine, Kierkegaard ne
cachait pas la résistance intérieure vis-à-vis de la philosophie hégélienne. De plus,
étant donné qu’il a vu le Symposium grec derrière Hegel, il était en lutte non
seulement contre Hegel, mais aussi contre Aristote et Platon, contre Socrate luimême qui voyaient la source de la vérité dans la raison.
Kierkegaard renverse la pensée grecque qui considérait le pire malheur de
l’homme comme être mislogos. Dans son article intitulé Kierkegaard philosophe
Religieux, comme le note Chestov, dans la perspective kierkegaardienne, “le plus
grand malheur qui puisse arriver à l’homme, c’est d’accorder son entière confiance à
65
. Ernst Cassier, La philosophie des Lumières, p. 56, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1966.
56
la raison. Dans tous ses écrits, Kierkegaard répète de mille façons que la tâche de la
philosophie consiste à échapper au pouvoir de la raison et à trouver en soi l’audace
de chercher la vérité dans l’Absurde et le Paradoxe.” 66 En d’autres termes, pour
Kierkegaard, l’accusateur de la raison n’est point celui qui a le plus grand malheur,
mais plutôt celui qui arrive au seuil de la recherche de la vérité. Un misologos selon
lui c’est donc une voie qui cherche la vérité. Au contraire, devenir un contempteur de
la raison selon Hegel et Husserl, c’est insupportable. Parce que c’est cela qui nous
rend pire. Voilà il y a là une grande différence entre Kierkegaard et Hegel, entre
Kierkegaard et Husserl, tout comme l’est la différence entre l’hellénisme et le
christianisme.
Il s’agit ici de l’infaillibilité de la raison humaine. Kierkegaard refuse
l’absolutisation de la raison de Hegel. La proclamation de Hegel « le réel est le
rationnel et le rationnel est le réel », ne signifie-t-elle que c’est lui-même qui a édifié
le réel ? Mais, paradoxalement, on voit ici la faiblesse de son être spirituel. Car,
comme l’indique bien Chestov, “Hegel ne concevait pas le moindre doute sur la
justesse de ses procédés de recherche de la vérité, de même que ces doutes
n’effleurent jamais la grande majorité d’entre nous.” 67 Cet aveuglement de Hegel
devrait le conduire à avoir confiance absolue en la raison.
3. LA PENSEE DE « SE RETOURNER » ET
LA RATIONALITE
C’est Hegel qui a commencé à inaugurer le discours de la modernité. Selon lui,
le concept de la modernité est en relation intime avec celui de la rationalité. Comme
le remarque Habermas, “Hegel fut le premier philosophe à développer en toute clarté
un concept de la modernité ; c’est pourquoi il nous faut remonter à lui pour
comprendre la signification qu’avait la relation interne entre modernité et rationalité,
signification qui allait de soi jusqu’à Max Weber et qui est aujourd’hui remise en
question.”68 Il est incontestable que la rationalité est ainsi un élément essentiel de la
modernité dans le temps moderne. Mais dans le temps postmoderne, cette relation
66
. L. Chestov, Spéculation et Révélation, op. cit., p. 134.
. Ibid., p. 141.
68
. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, douze conférences, trad. C.
Bouchindhomme et R Rochlitz, p. 5, Gallimard, Paris, 1988.
67
57
s’ébranle radicalement. Nous sommes aujourd’hui en face de l’écart de la relation
interne entre modernité et rationalité. Donc, d’abord, nous aimerions mettre à jour
cette signification de la modernité par rapport à la rationalité et la cause de l’écart
entre les deux.
Kant comprenait la philosophie comme un regard en arrière. Lorsqu’il disait de
Dieu, de l’immortalité de l’âme et du libre arbitre, il voyait les fondements même de
la philosophie être détruits. En somme, il essayait de dire des problèmes
métaphysiques par la philosophie, mais il ne pouvait ni comprendre, ni concevoir
Dieu par la raison pure. Il est alors contraint à présupposer l’existence d’un Etre
suprême dans le domaine de la raison pratique. C’est pourquoi il déclare que Deus ex
machina est la plus absurde des suppositions. Alors, il a repoussé les idées
métaphysiques en dehors du domaine de la connaissance. Mais, où se trouve le
fondement de cette assurance ? Deus ex machina est pour lui exigé pour le besoin
théorique, mais il n’est pas vérifié. La recherche des problèmes de la métaphysique
amène Kant à l’abîme. En d’autres termes, la pensée de « se retourner » l’invite à
être confronté à une difficulté insoluble.
De là, il s’ensuit que se retourner ou regarder derrière soi, c’est d’entrer dans
l’obscurité. Lorsqu’elle regarde en arrière, la philosophie est destinée à être médusée.
Comme le dit Chestov, la parabole de la Méduse montre éloquemment ce point : “La
tête de la Méduse ne présente aucun danger pour l’homme qui va droit son chemin
sans regarder en arrière, mais elle pétrifie celui qui se retourne vers elle. Penser sans
regarder en arrière, créer la « logique » de la pensée qui ne se retourne pas : la
philosophie, les philosophes comprendront-ils jamais que c’est en cela que consiste
la tâche essentielle de l’homme, que c’est là la voie qui mène vers la « seule chose
nécessaire » ?” 69 C’est pourquoi Chestov affirme que la philosophie n’est pas un
regard en arrière. En somme, il a pénétré “l’inertie, la loi de l’inertie qui est à la base
de la pensée qui regarde en arrière”70. Autrement dit, la pensée qui regarde en arrière
nous rend immobile. « Se retourner et regarder derrière soi », c’est en un mot
supposer la nécessité de ce qu’on cherche à voir.
Mais, ni l’homme, ni un « Etre suprême » ne peut échapper au pouvoir de la
nécessité. Pour être libérée de l’esclavage de la nécessité, la philosophie est obligée
d’aller de l’avant sans se retourner pour regarder quoi que ce soit. Car, selon
69
70
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op., cit., p. 344.
. Ibid.
58
Chestov, “la pensée qui se retourne en arrière ne nous conduira pas aux sources de
l’être.” 71 Comme Aristote s’est retourné en arrière, Kant l’a été. Les successeurs
d’Aristote et de Kant se sont également retournés en arrière. En un mot, ils sont
devenus les captifs éternels de l’arkhê. Se retourner ou regarder derrière soi ne nous
conduit ni à l’origine de l’être ni à la libération de la nécessité, mais seulement à la
prison de la nécessité. Voilà pourquoi la philosophie ne doit pas se retourner, mais va
de l’avant pour regarder n’importe quoi.
Commencer par soi-même, c’est donc toujours présupposer l’absoluité de la
pensée. Pour Descartes qui trouve la vérité inébranlable dans la connaissance de luimême, à savoir dans l’existence même du doute, l’absoluité de la pensée marque
l’impossibilité de nier la pensée. Penser, c’est exister : il perçoit son existence en
fonction de sa pensée comme la seule réalité immédiatement certaine. Ce « réfléchir
à partir de soi-même » peut être considéré dans les deux approches différentes.
D’une part,
il y a l’approche des rationalistes ou humanistes qui considèrent
l’homme comme totalement indépendant, autonome. Pour eux, l’homme “peut
atteindre l’ultime vérité, en construisant un pont dont il serait le premier pilier audessus d’une gorge sans fin, c’est-à-dire dont l’autre bord serait situé à… l’infini.”72
Mais, les philosophes existentialistes comme Kierkegaard ou Sartre ont découvert
l’absurdité de la vie de l’homme fini, en sorte qu’aucun universel ne peut pour eux
venir de l’homme. Pour eux, une telle démarche rationaliste ou humaniste n’est
qu’illusoire.
Mais, d’autre part, il y a l’approche chrétienne. A partir du diagnostic des
philosophes existentialistes sur la vie humaine et sur le monde, le chrétien a une
bonne occasion de dire le « réfléchir à partir de soi-même ». Kierkegaard oppose la
philosophie grecque à la philosophie chrétienne selon la différence de la source : la
première fait de l’étonnement sa source, tandis que la dernière fait du désespoir sa
source. De là, tous les deux vont à l’encontre de l’un à l’autre. Kierkegaard suit la
seconde qui commence là où toutes les possibilités de la première sont terminées, en
refusant la première qui entraîne à la raison et au savoir. En somme, il voit le
surgissement de la philosophie dans le désespoir. Car, pour lui, cette impuissance du
savoir le fait voir “quelque chose de définitif, d’apaisant, de mystique même” 73 .
C’est pourquoi Kierkegaard recourt à la foi seule en survolant toutes les
71
. Ibid., p. 105.
. Francis A. Schaeffer, Démission de la raison, p. 88, Ed. M.B., Genève, 1993.
73
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 253.
72
59
connaissances rationnelles par la raison. Car la foi ne regarde pas en arrière tandis
que la pensée consiste essentiellement à se retourner, à regarder en arrière.
A la différence de l’approche rationaliste, le christianisme, qui refuse le
rationalisme, non pas la rationalité, propose une réponse cohérente à tous les
problèmes de la vie. C’est dans le christianisme qu’on pourrait retrouver la rationalité
contestée et perdue, y compris l’unité de la pensée. Thévenaz cherche à fonder
l’unité de l’esprit humain dans sa pensée pour surmonter le conflit stérile qui menace
l’unité de la raison croyante. Dans sa rencontre avec la phénoménologie et la pensée
existentielle, il élabore alors, selon André de Muralt, “la pensée religieuse à une
conception plus traditionnelle de l’enseignement évangélique” – “ce qui peut paraître
une exception dans l’Europe contemporaine”74. Si la méthode phénoménologique lui
permet de renouveler la transcendance divine, la pensée existentielle d’expliciter la
condition humaine qui est finie et imparfaite. A cet égard, la pensée
phénoménologique et existentielle consacre à renouveler sa réflexion religieuse avec
la rencontre de la théologie de Karl Barth. Sa préoccupation n’est pas de concilier la
connaissance religieuse avec la connaissance philosophique, mais de proposer en un
mot la philosophie pratique en portant sur l’unité de l’esprit humain dans la pensée
existentielle et la méthode phénoménologique.
On peut trouver cette idée de l’unité aussi dans la pensée de H.-L. Miéville.
Quant à son idée que distinguer est une chose et séparer autre chose, il conçoit dans
son livre intitulé Vers une philosophie de l’Esprit ou de la Totalité que “l’âme et le
corps sont distincts mais non séparés, puisqu’au contraire ils forment un seul être
humain vivant ”75. Autrement dit, “Comme l’âme et le corps, l’esprit et la matière,
Dieu et le monde, en un mot l’un et le multiple, sont distincts mais non séparés,
puisqu’au contraire ils forment l’unité de la totalité de l’être.”76 En mettant ainsi en
évidence la différence entre distinguer et séparer, Miéville affirme chez philosophe
l’inévitabilité de l’unité de l’esprit. Autrement dit, sans la conscience de l’unité de
l’esprit, il n’y a pas de philosophe. Ainsi, dans la perspective existentielle et
phénoménologique, non pas dans la perspective rationaliste, l’unité de l’esprit est
ainsi soutenue. Il y a là la tâche de la philosophie de Thévenaz. Si tel est le cas,
pourquoi le rationalisme ne peut-il pas soutenir l’unité de l’esprit humain ?
74
. André de Muralt, Philosophes en suisse française, p. 212, Editions de la Baconnière, Neuchâtel,
1966.
75
. Henri-Louis Miéville, Vers une philosophie de l’Esprit ou de la Totalité, Réflexions et recherches,
p. 186, Alcan, Paris, 1937, cité par Muralt, in Philosophes en suisse française, op. cit., p. 22.
76
. A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 22.
60
Il est indubitable que « réfléchir à partir de soi-même » est la condition de la
pensée humaine. L’approche rationaliste n’explique pas la phrase existentielle de
l’homme et nous conduit enfin à l’abîme par la pensée qui regarde en arrière. Cet
aboutissement du rationalisme est en relation intime avec son origine. Le
rationalisme ne s’enracine, à son origine, pas dans l’aristotélisme, mais dans la
réalité. Il est une doctrine de ceux qui n’admettent d’autre autorité que celle de la
raison dans tous les domaines. Donc, les rationalistes reposent radicalement sur la
croyance de la raison pour arriver à la réalité, à la vérité et à la morale. Autrement
dit, ils pensent pouvoir assez commencer à partir de la faculté de leur raison,
n’admettant pas autres sources que ceux de la raison. A l’opposition du rationalisme,
la rationalité est en relation avec la validité de la pensée ou la possibilité de
l’inférence. Le christianisme réhabilite la rationalité en la rendant à l’homme à
découvert. “Laisser l’homme à découvert, nous dit Brun, n’est pas le relativiser, mais
éviter
l’écueil
de
l’absolutisme
métaphysique
et
celui
du
relativisme
antimétaphysicien. L’homme est, certes, raisonnable et historique mais sa rationalité
ne s’enracine nulle part ailleurs qu’en lui-même, elle ne plonge ni dans l’absolu, ni
dans l’éternité, mais seulement dans l’historicité de sa conscience. L’homme n’est
donc pas une essence en soi, ni un point de vue absolu ; c’est le propre de
l’inconscience de soi que de se croire un être qui est d’emblée inné à lui-même et qui
s’aperçoit absolument lui-même.”77 Il est évident que la rationalité est ainsi dans la
conscience historique. A cet égard, la rationalité qui porte sur le rationalisme doit
être purifiée par la désabsolutisation de la raison.
Dans cette perspective, nous n’acceptons pas la position de philosophie
religieuse de Reymond qui “considère la Révélation chrétienne comme « source de
rationalité »[ A. Reymond, Philosophie spiritualiste, Vol. II, p. 396, F. Rouge,
Lausanne, 1942], dans la mesure où elle se laisse incorporer dans un système
rationnel” 78 . C’est là que André de Muralt voit le paradoxe de la philosophie
chrétienne, “puisque d’une part, en tant que chrétienne, elle puise sa rationalité dans
la Révélation surnaturelle [Reymond, Philosophie spiritualiste, Vol. II, p. 396.], et
que, d’autre part, en tant que philosophie, elle reste soumise « au plus ample informé
et, par suite, sujette à révision »[Ibid., 394.]”79. Etant donné qu’il voit son origine
divine dans l’immanence de la critique rationnelle, Reymond est convaincu que le
77
. J. Brun, “un exégète de la raison”, op. cit., p. 17.
. André de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 33.
79
. Ibid., p. 34.
78
61
progrès des sciences ou de la raison assure le fondement de la certitude et alors va
jusqu’à dire que le développement de la critique rationnelle explicite le véritable sens
du révélé sur lequel elle s’appuie. Certes, comme le dit André de Muralt, “Etrange
aveuglement, répondra Pierre Thévenaz quelques années plus tard, inévitable
inconscience d’une raison aux prétentions divines, qui n’a pas encore conçu, sous le
choc révélateur de la foi, la possibilité de sa folie, c’est-à-dire de sa déraison !”80
Reconnaître ainsi le caractère transcendant de l’origine divine dans la raison, ce n’est
que manifester l’inconscience de soi de la raison. En termes de Thévenaz, cette
raison reste intacte par la folie possible en fonction de l’imputation de la Parole de
Dieu.
4. HUMANISME
Dans la mesure où il confère une suprême autorité à la raison de l’homme, le
rationalisme soutient essentiellement et foncièrement l’humanisme. Les deux ne sont
pas séparable. Sans le rationalisme, l’humanisme devrait aller à l’antihumanisme.
Donc, l’humanisme ne peut être conçu que par le rationalisme. Dans ce contexte,
l’humanisme ou anthropocentrisme, selon le concept des Lumières, est le fondementmotif dominant de la pensée moderne. La source de l’humanisme provient du projet
moderne qui tente de désenchanter, par la raison, le monde théologisé du Moyen
Age. Certes, la nourriture radicale de la pensée de l’humanisme date de la
philosophie grecque de l’Antiquité qui recherchait d’une façon rationnelle sur toutes
les choses existantes. La raison philosophique grecque qui s’incarne, à nos yeux,
dans les synthèses grandioses de Platon ou d’Aristote croyait indubitablement son
prix et sa vocation.
Cependant, les Grecs n’entendaient pas la raison autonome de l’homme
puisqu’ils prenaient la raison pour tenir l’essence divine : la raison de l’homme était
comprise comme la parcelle d’une raison cosmique ou divine qui est survenu dans
l’être humain. Par la raison, l’homme se dépasse lui-même et voit le monde par l’œil
de Dieu. Cette raison divine de la sagesse grecque confère au sage l’αύτάρχεια,
80
. Ibid.
62
autarcie qui est différente avec l’autonomie et qui n’est pas à hauteur d’homme.
C’est dans cette autarcie que l’autisme d’une divinité de la raison s’engendre. En
particulier, la confusion entre l’autonomie et l’autarcie invoque la fausse croyance de
l’homme et de sa sagesse, autrement dit l’autosuffisance de la sagesse humaine. A
cet égard, la philosophie grecque n’arrivait pas à comprendre l’essence de l’homme
et le statut véritable de la raison philosophique.
Pour ce qui concerne la nature de l’homme, Hobbes a pris une attitude naïve :
“La nature de l’homme est la somme de ses facultés naturelles, telles que la nutrition,
le mouvement, la génération, la sensibilité, la raison etc. Nous nous accordons tous à
nommer ces facultés naturelles ; elles sont renfermées dans la notion de l’homme
que l’on définit un animal raisonnable.”81 Ainsi, l’humanisme qui fait fond sur le
rationalisme ne peut pas manquer d’établir l’humanisme naïf mais sans fondement.
En bref, cette définition biologique, psychologique est celle qui est vue et prise d’en
bas. D’où ne vient pas la grandeur de l’homme. Même s’il sache mettre l’homme au
centre de l’univers, l’humaniste ne sait pas pourquoi l’homme est grandeur et digne
et doit être respecté et aimé. Car ni la biologie ni la psychologie ne peuvent donner le
prix véritable de l’homme. Mais, dans une perspective chrétienne, il est venu d’en
haut : “Dieu créa l’homme à son image : Il le créa à l’image de Dieu” Et nous
pouvons aussi trouver l’identité de l’homme dans la Bible : “Par la grâce de Dieu je
suis ce que je suis”82 . Ainsi, il est indéniable que le christianisme contribue à la
redécouverte de l’homme.
CHAPITRE II : LE PASSAGE DU MODERNISME AU
POSTMODERNISME
81
. Hobbes, De la nature humaine, p. 24(§ 4), trad. du Baron d’Holbach, Introduction de Emilienne
Naert, Quatrième édition, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1999.
82
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Genèse 1, 27. Et 1 Corinthiens 15, 10.
63
1. LIGNE DE DEMARCATION :
POSTMODERNITE
MODERNITE ET
Le postmodernisme serait une sorte de phénomène culturel contemporain
postérieur au modernisme. Cependant, ce que nous devons noter ici, c’est que la
distinction entre les deux se fait non selon la division du temps, mais plutôt selon la
méthode de la pensée. Selon cette dernière, on peut pressentir qu’il y a deux aspects
dans la ligne de démarcation. D’un côté, le postmodernisme est déjà en germe dans
le modernisme. A proprement parler, il ne fait que revivifier un trait essentiel du
modernisme, c’est-à-dire l’esprit de la critique vivante par la raison. De l’autre côté,
il signifie la rupture radicale avec le modernisme dans le sens où le postmodernisme
avale le modernisme et alors où il n’y a pas de continuation entre les deux. Dans ce
contexte, Gianni Vattimo explique bien le trait postmoderne qui est ainsi double : “le
post-moderne se caractérise non seulement comme nouveauté par rapport au
moderne, mais plus radicalement comme dissolution de la catégorie de nouveau,
comme expérience d’une « fin de l’histoire », et non plus comme la présentation d’un
autre stade, plus progressif ou plus régressif peu importe, de cette même histoire.”83
En un mot, il est indubitable que le postmoderne se situe dans le double horizon qui
se fait par la continuité et la discontinuité.
Le courant postmoderne est ainsi caractérisé par la relation entre le moderne et le
postmoderne. En face du déclin de la tradition critique marxiste, J. Habermas et J.-F.
Lyotard “accordent toujours une importance centrale à cette relation de
« méconnaissance » structurale où sont pris le capitaliste et le travailleur, et
réélaborent cet antagonisme à partir également des apports du linguistic turn et plus
précisément : avec les catégories de l’analyse pragmatique du langage, qui viennent
ainsi, manifestement, relayer le paradigme de la conscience sur lequel se fondait
l’ancienne « critique de l’idéologie ». La « seule » différence est que, là où l’un
nommera
le
« différend ».”
conflit
84
« communication
déformée »,
l’autre
l’appellera
En somme, d’une part, les deux philosophes qui vivent dans le
temps du tournant langagier qui peut être appelé la révolution prennent la méthode de
l’analyse pragmatique du langage, mais d’autre part, par rapport à la modernité, ils
83
. Gianni Vattimo, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne,
trad. de l’italien par Charles Alunni, p. 10, Ed. de Seuil, Paris, 1987.
84
. Plinio Walder Prado Jr., “Argumentation et esthétique. Réflexions autour de la communication et
du différend”, in Habermas, la raison, la critique, coll. « Procope », p. 42, Ed de Cerf, Paris, 1996.
64
prennent une position contraire l’un l’autre : le premier prend l’aspect de la
continuité, alors que le dernier l’aspect de la discontinuité. Dès lors, Jürgen
Habermas soulève la philosophie de la communication par le consensus comme sa
stratégie, tandis que Lyotard la philosophie de la différence par la paralogie comme
sa stratégie. Alors, notre question est la suivante : le conflit du XXe siècle est soit
celui de la communication déformée soit celui du différend ? Cette analyse nous
permettra d’approfondir la compréhension du postmodernisme.
Etant donné que le conflit est venu de la déformation de la communication, pour
Habermas, le dernier héritier de l’école de Francfort, il s’agit de le reconstruire, non
pas de le liquider. Il conserve donc la connaissance comme l’émancipation dans sa
philosophie. Au contraire, ce courant de la philosophie contemporaine de Lyotard, G.
Vattimo, etc., a déclaré la fin de tout discours d’émancipation et alors de
l’universalité de la raison sur laquelle il fait fond, en poussant jusqu’au bout
l’attitude critique de Marx, Nietzsche, Freud et Heidegger. En ouvrant un débat dans
son discours de réception du « Prix Adorno » en 1980, Habermas reprochait alors
fortement aux postmodernistes d’être des néo-conservateurs dangereux. Il indique
d’une façon sévère le danger de ce courant hypercritique qui est « particulièrement
insidieux » : “les néo-conservateurs sont de nouveaux sophistes qui s’« inclinent »
devant la puissance de la science et de la technique modernes, et réduisent tout
discours autour du juste et du vrai à un simple « jeu de langage », à un exercice
rhétorique d’auto-persuasion.”85
En ce sens, dans son article intitulé “La modernité : un projet inachevé”,
Habermas précise que la postmodernité “se présente délibérément sous les traits
d’une anti-modernité”86. Habermas entend montrer ici que les postmodernistes vont à
l’encontre de la modernité. Pour ce faire, il précise la notion « moderne » : “C’est
d’abord à la fin du Ve siècle que le terme « moderne » fut utilisé pour la première
fois, aux fins de distinguer du passé romain et païen un présent chrétien qui venait
d’accéder à la reconnaissance officielle. A travers des contenus changeants, le
concept de « modernité » traduit toujours la conscience d’une époque qui se situe en
relation avec le passé de l’Antiquité pour se comprendre elle-même comme le
résultat d’un passage de l’ancien au moderne. […] « Moderne », on pensait aussi
85
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 16. Bien qu’il ne remarque pas directement aucun nom parmi les
néo-conservateurs, “certains ont reconnu dans ce portrait une attaque implicite contre l’auteur de La
condition postmoderne.”(Ibid. pp. 16-17)
86
. J. Habermas, “La modernité : un projet inachevé”, in Critique ; vingt ans de pensée allemande,
(Traduit de l’allemand par Gérard Raulet), p. 950, oct, 1981.
65
l’être du temps de Charlemagne, au XIIe siècle et à l’époque des Lumières – c’est-àdire à chaque fois qu’un rapport renouvelé à l’Antiquité a fait naître en Europe la
conscience d’une époque nouvelle.” 87 La modernité est alors caractérisée par
l’autofalsification ou autocritique obligatoire et aussi l’anticipation infinie et
persistante vers la nouveauté. C’est-à-dire, l’esprit du modernisme, c’est le
mouvement qui se nie sans cesse lui-même et s’oriente vers la nouveauté. En bref, la
modernité s’avance par la carotte de « la nouveauté » et par le bâton de « la
critique ».
Dès lors, le projet de la modernité que les philosophes des Lumières ont formulé
au XVIIIe siècle, ce serait consister, quant à Habermas, “à développer sans faillir
selon leurs lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes de la
morale et du Droit et enfin l’art autonome, mais également à libérer conjointement
les potentiels cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de
les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des
conditions d’existence” 88 . Pour trancher l’aporie de la culture contemporaine,
Habermas ne renonce ainsi pas à la modernité et à son projet mais au contraire, il
prétend réviser, reconstruire : “nous devrions tirer des leçons des égarements qui ont
marqué ce projet et des erreurs commises par d’abusifs programmes de dépassement.
Peut être est-il possible, en s’appuyant sur l’exemple de la réception de l’art, de
suggérer à tout le moins un moyen d’échapper aux apories de la modernité
culturelle.” 89 Pour ainsi dire, pour lui, les égarements et les erreurs de la culture
contemporaine ne sont pas la menace de la défaillance de la modernité, mais la
promesse de la critique et de la nouveauté. De la sorte, Habermas n’abandonne pas la
confiance en la raison universelle qui est capable de suggérer un moyen d’éviter aux
apories de la modernité. Il tente plutôt de compléter le projet des Lumières à travers
sa propre méthode, la rationalité communicationnelle. C’est pourquoi en fonction du
principe du « consensus », il élabore une théorie de l’action spécifiquement
langagière en donnant lieu à une pragmatique philosophique qui lui permet
d’appréhender généralement l’activité humaine et la société. Richard Rorty, lui aussi,
semble tenir la ligne d’Habermas qui prend “«la théorie de la vérité comme
consensus »” et donne des “« leçons de progressisme »”90. Il récuse la position de
87
. Ibid., p. 951.
. Ibid., p. 958.
89
. Ibid., p. 963.
90
. R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, in Critique, p. 578, mai, 1985.
88
66
Lyotard qui prétend la liquidation de la modernité qui consiste à la rationalité et au
progrès. Comme le remarque bien Gualandi, Rorty fait noter à Lyotard que “sa
critique radicale des Lumières, de la rationalité et du progrès risque de jeter le bébé –
la rationalité philosophique – avec l’eau du bain. Selon Rorty, cette radicalité critique
ne peut être d’ailleurs que « rhétorique », puisque leur échange d’opinions, courtois
et démocratique, est la preuve même de cette rationalité discursive.”91 En somme, le
problème de la critique radicale de Lyotard est pour lui le délaissement de la
rationalité philosophique qui rend possible la communication.
Cependant, à la différence de la position de Habermas qui défend la modernité
contre ceux qu’il appelle les néo-conservateurs et Rorty qui semble prendre une
position analogue avec le premier, Lyotard entreprend de nous montrer que le projet
moderne a fait faillite : “ce projet dont Habermas dit qu’il est resté inachevé, qu’il
doit être repris, renouvelé. Mon argument est que le projet moderne (de réalisation de
l’universalité) n’a pas été abandonné, oublié, mais détruit, « liquidé ». Il y a plusieurs
modes de destruction, plusieurs noms qui en sont les symboles. « Auschwitz » peut
être pris comme un nom paradigmatique pour l’« inachèvement » tragique de la
modernité.”(PEE, p. 38.) Pour Lyotard, il est indubitable que « Auschwitz »
témoigne de l’échec du projet moderne, de l’« Aufklärung », voire de la défaite de
l’humanisme.
Nous avons vu la ligne de démarcation entre le modernisme et le
postmodernisme dont ce débat a opposé deux positions antagonistes en comparant
Habermas, Rorty et Lyotard. Cette opposition passe certes par le centre de la culture
contemporaine et marque bien sa situation qui est en face de la crise et de l’aporie.
Elle semble irréconciliable malgré quelques analogies puisque tandis que les néomodernistes comme Habermas, Rorty et Apel maintiennent la connaissance comme
l’émancipation de l’humanité et alors ont confiance en l’universalité et l’unité de la
raison ou en la rationalité philosophique, les postmodernistes n’acceptent, au
contrarie, ni l’idée de l’émancipation ni la raison universelle. Donc, pour trancher le
conflit ou le problème entre les partenaires, Habermas poursuit « le consensus » par
la rationalité communicationnelle, alors que Lyotard « le différend » par la différence
à cause de l’absence des critères communs. C’est pourquoi ce dernier se tourne vers
l’espace de l’art qui n’exige pas l’universalité et l’unité de la raison dont le discours
théorique en a besoin, pour parler de la vérité de l’art.
91
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 17.
67
2. LA DERIVE DE LA PAROLE A L’IMAGE :
REENCHANTEMENT DU MONDE
Ce virement du discours théorique à l’espace de l’art ouvre et conduit la
première pensée de Lyotard. A partir de la déclaration de la défaillance du discours
théorique, il s’intéressera au sujet des problèmes du langage, de l’art et de
l’inconscient en passant d’une période du Discours, figure(1971). Lyotard, en tant
que sophiste, critique la Vérité philosophique et élabore la pragmatique
philosophique du langage comme maître des jeux de langage et des genres de
discours. Lyotard est ainsi par excellence sophiste en ce que Alain Badiou nous
montre bien le caractère du sophiste : “Car ce que le sophiste, ancien ou moderne,
prétend imposer, c’est précisément qu’il n’y a pas de vérité, que le concept de vérité
est inutile et incertain, car il n’y a que des conventions, des règles, des genres du
discours ou des jeux de langage.” 92 Il met en lumière alors dans la perspective
sophistique le rapport entre la vérité et le langage. Cette entreprise nous conduit au
centre du problème du langage.
La pragmatique philosophique de Lyotard est en relation intime avec les
sciences du langage. Elle est tout d’abord inspirée de Charles Morris qui introduit le
mot « pragmatique » “pour désigner une discipline qui étudie les effets
communicationnels du langage indépendamment de la valeur « syntactique et
sémantique » des énoncés échangés, c’est-à-dire indépendamment de la cohérence
logique et de la vérité « de ce qui est dit » dans le discours”. L’objet spécifique est
donc, pour lui, “l’ensemble des effets de croyance, de conviction et de persuasion
que les mots induisent chez les partenaires qui interagissent par le langage.”93 La
pragmatique a alors pour but de décrire d’une manière neutre des phénomènes du
langage. Cette pragmatique est développée par Lyotard autour de trois instances
principales : “La première de ces instances est désignée par les expressions de
« narrateur », « locuteur », « émetteur », « destinateur », et représente donc le pôle
actif, la source du message linguistique. La seconde, l’instance passive et réceptive
92
93
. Alain Badiou, Conditions, p. 62, éd. du Seuil, Paris, 1992.
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 28.
68
qui est symétrique de la première, est désignée tantôt par les expressions de
« narrataire » et de « locutaire », tantôt par celles de « réception » et « destinataire ».
La troisième instance, qui dénote le contenu ou même l’objet du message, est
désignée comme « narré », « diégèse », « référent » ou « référence ».”94 En bref, ces
trois instances pragmatiques – « destinateur », « destinataire » et « référence » –
constitue le caractère commun de tout discours. C’est de cette idée qu’il analyse la
relation entre la vérité et le langage.
Après avoir ainsi établi l’instrument de l’analyse du langage, Lyotard l’applique
dans tous les domaines du discours. Avec cet instrument, il se met à opposer le
discours de l’art et de la politique au discours philosophique pour expliciter le
rapport entre la vérité et le langage. Lyotard entend montrer que la condition de la
vérité du premier n’est plus l’adéquation à la référence comme le dernier l’est. Si le
dernier est le discours qui a pour enjeu le vrai, le premier est celui qui a pour enjeu le
beau et le juste. En d’autres termes, cela revient à dire que le premier n’a rien à voir
avec le vrai. A partir de là, c’est dans le discours de l’art que Lyotard présente le
nouveau rapport entre la vérité et le langage. En d’autres termes, en se référant à la
doctrine de la mimèsis de l’Idée du Bien de Platon, il affirme le renversement du
rapport du langage à sa référence dans Rudiments païens : quel que soit le matériau
d’une œuvre, pour Lyotard, l’art théorique, qui “fait subir à la référence de son
discours un sort qui n’est pas moins singulier que celui qu’il impose à son
destinataire”(RP, p. 242.), paraît avoir besoin d’“une référence indépendante de ce
qu’il peut en dire. Elle a porté bien des noms depuis l’Idée du Bien jusqu’à
l’Infrastructure ou l’Etre. Mais tous les systèmes et les anti-systèmes qui ont pu et
pourront faire valoir leur droit au Vrai n’y arriveront qu’au prix d’inverser la relation
de leur œuvre de langage avec ce dont elle parle.”(RP, p. 243.) Ce n’est que par le
renversement de la relation du langage avec ce dont il parle dans le discours de l’art
que l’on peut parler de la vérité, c’est-à-dire la vérité de l’art.
Pour Lyotard, c’est à partir de ce renversement de la relation constructive du
langage à sa référence où vient principalement la mauvaise foi du théoricien. En
somme, il entend faire valider l’autorité de l’Etre comme référence en inversant
l’autorité de l’auteur comme énonciateur. Nous sommes tous pour Lyotard sous le
coup d’un récit. Pour mieux dire, il prétend la préexistence d’un récit avant notre
naissance et son existence permanente après notre mort : “Comme narrateur,
94
. Ibid.
69
narrataire ou narré d’un récit qui vous implique, vous êtes placé sous la dépendance
de ce récit. Et de fait nous sommes toujours sous le coup de quelque récit, on nous a
toujours déjà dit quelque chose, et nous avons toujours été déjà dits.”(IP, p. 47.) Il y
a là la pragmatique narrative de Lyotard qui ne se manifeste sa puissance de discours
qu’en devenant récit en acte. En d’autres termes, comme le remarque Gualandi, la
puissance du discours de la vérité ne peut se déployer qu’“en se mettant en scène
comme s’il était un discours de fiction”95. En l’occurrence, on n’est jamais dans le
vrai ou faux, mais toujours séducteur ou séduit.
Donc, dans la mesure où toutes les créations du philosophe sont fiction de non
fiction, comme le dit bien Gualandi, “Grâce à la fiction de non fiction, l’énonciateurnarrateur ne se croira plus l’autorité de son propre discours car il déléguera cette
autorité à sa référence même. C’est donc l’Etre qui s’exprime par le moyen de son
discours et non plus le narrateur qui feint et façonne l’Etre par sa narration. […]
C’est dans ce rapport imitatif entre l’Etre et le Devoir que le sophiste découvre la
fiction de non fiction la plus insidieuse, celle qui est à l’origine de la terreur.”96 Voilà
pourquoi Lyotard se détourne de l’Idée de Platon et de la religiosité de la philosophie
qui sont considérées comme la terreur théorique et se tourne vers le paganisme
démocratique pluraliste du sophiste. En somme, il coupe tout le lien à la référence
transcendante, qui est à la fois le modèle de l’Etre et celui du Devoir, dans le
domaine du discours théorique ainsi que dans le domaine du discours pratique.
En outre, Lyotard attribue le péché originel à la théorie de la mimèsis de l’Etre et
du Devoir de Platon qui est composé de dériver le Devoir de l’Etre ou le « normatif »
du « descriptif ». Car on est pour lui exposé à la tentation totalitaire de la terreur à
partir de cette dérivation. Pour mieux dire, à mesure de la théorie de l’Idée totalitaire
de l’Etre, le crime par excellence de la philosophie “se manifeste par l’injonction qui
fait que ce qui est conforme à l’Idée doit aussi être, et ce qui n’est pas conforme à
l’Idée ne doit pas être, c’est-à-dire doit fuir, se taire, disparaître, crever”97. Selon
Lyotard, il y a là l’origine de la terreur théorique. C’est pourquoi Lyotard cherche à
tellement refuser le discours théorique. En somme, il insiste sur la rupture entre le
dénotatif et le prescriptif, alors que Platon les identifie selon sa théorie de l’Idée.98
95
. Ibid., p. 27.
. Ibid., p. 32.
97
. Ibid., p. 33.
98
. Selon Lyotard, “Platon pense que, si on a une vue « juste » ( c’est-à-dire vraie) de l’être, à ce
moment-là on peut retranscrire cette vue dans l’organisation sociale, avec des intermédiaires certes (la
psychè par exemple), mais néanmoins, le modèle reste la distribution même de l’être, il faut que la
96
70
Car il croit que la terreur théorique concerne la terreur pratique malgré les
multiplicités des désastres de notre époque. Il note en quelque sorte le destin de ceux
qui ne sont pas conformes à cette Idée totalitaire de Platon : “Ces impies-là le sont
deux fois : ils ne connaissent aucune limite à leur frénésie d’avoir plus ; et ils ne
doutent pas d’obtenir par des présents que les dieux eux-mêmes ferment les yeux sur
leur convoitise. Ils sont maîtres en flatterie, cajolerie, maîtres enjôleurs, ensorceleurs,
(je cite, je cite), mauvais maîtres, ils sont devins, sorciers, tyrans, rhéteurs, chefs de
guerre, initiés enfin des sophistes. Des menteurs. Tuez-les deux fois, ils ne paieraient
pas encore assez leur infamie…”(IP, p. 52.) En attribuant ainsi ce procès pour
totalitarisme à Platon, pour éviter la terreur théorique et en même temps pratique,
Lyotard prétend abandonner l’Idée totalitaire de l’Etre qui se voudrait mesure de
toute chose.
C’est pourquoi il déclare la rupture avec le genre théorique ou critique : “Le
moment est venu d’interrompre la terreur théorique… Le désir du vrai, qui alimente
chez tous les terrorismes, est inscrit dans notre usage le plus incontrôlé du langage,
au point que tout discours paraît déployer naturellement sa prétention à dire le vrai,
par une sorte de vulgarité irrémédiable. Or le moment est venu de porter remède à
cette vulgarité, d’introduire dans le discours idéologique ou philosophique le même
raffinement, la même force de légèreté, qui se donne cours dans les œuvres de
peinture, de musique, de cinéma dit expérimental, évidemment aussi dans celles des
sciences.”(RP, p. 9.) Pour Lyotard, il est temps de rompre sous l’emprise du discours
théorique depuis Platon qui donne naissance à la terreur théorique en réduisant les
formes discursives diverses à une seule, une forme qui dit le vrai. Il est alors pour lui
temps de raffiner le discours idéologique ou philosophique dans le domaine
expérimental. Pour le raffiner, il faut savoir en quoi consiste le mal.
Lyotard entend donc confirmer l’origine de tous ces maux afin de les exterminer.
La tâche de sa réflexion, c’est alors “d’identifier ce mal radical en extirpant ses
racines théoriques, racines qui se trouvent bien évidemment chez Platon” 99 . En
somme, il affirme que le mal radical est venu de la réduction du Devoir à l’Etre, du
discours prescriptif qui a pour enjeu le juste au discours cognitif qui a pour enjeu le
vrai. Car de cette réduction du discours prescriptif au discours descriptif dérive pour
lui toute autre réduction. Lyotard trouve donc que ce mal radical est issu du
société répète pour elle-même cette distribution qui sera aussi bien distribution de capacités, de
responsabilités, des valeurs, des biens, des femmes et ainsi de suite.”(AJ, p. 47.)
99
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 34.
71
métalangage dans la mesure où celui-ci “sacrifie dans chaque cas la pluralité des
formes et des buts du discours à trois valeurs théoriques étroitement connexes : la
vérité, l’unité et la finalité”100. Il y a là le problème du métalangage qui accompagne
tous les maux du discours théorique. Le métalangage contribue en quelque sorte à
neutraliser la vérité, l’unité et la finalité au nom du tous.
S’il en est ainsi, il s’agirait de détruire la théorie. Mais il ne semble pas facile de
la détruire. Car afin de détruire la théorie, il faut qu’on prenne position contre elle.
Autrement dit, la critiquer, ce n’est pas la détruire mais plutôt la compléter ou au
moins ne pas l’anéantir. De plus, Lyotard prétend que la façon du silence ne la détruit
pas, puisque “le silence marche de pair avec la terreur théorique, il en est complice et
garant.”(RP, p. 28.) En un mot, ni la critique ni le silence ne peuvent la détruire. Si
tel est le cas, comment pouvoir la détruire ? Lyotard en trouve la brèche dans ce
passage de Jenseits de Freud. Dans la mesure où même si Freud ne se dit pas un
instant ce qui ne peut parler, il entend parler quand même, Lyotard fait remarquer
que ce n’est pas sa parole qui est une dérision de la théorie, mais sa parodie : “La
destruction de la théorie ne peut avoir lieu que selon cette parodie ; elle ne consiste
nullement à critiquer la théorie, puisque la critique est elle-même un Moment
théorique dont on ne saurait attendre la destruction de la théorie.”(RP, p. 29.) Il est
alors contraint à renoncer à la tentative de la destruction de la théorie. Autrement dit,
il faut sortir en dehors du moment théorique. Dès lors, il dira enfin en ces termes :
“L’apathie théorique n’est pas un état dépressif, elle s’accompagne de la plus grande
intransigeance à l’égard des discours qui se placent sous la loi du vrai et du
faux.”(RP, p. 30.) Autrement dit, l’apathie théorique n’a rien à voir avec le vrai du
discours ni son faux. Cela revient à dire qu’elle est pour lui incommensurable avec le
genre théorique qui a pour enjeu le vrai. En ceci, Lyotard passe du discours théorique
ou du genre théorique au discours de l’art qui n’a rien à voir avec le vrai.
Ainsi donc, l’expérience postmoderne montre que la pensée moderne de l’unité
et de la totalité ne peut plus être soutenue. Cette fin de la modernité, qui est
caractérisée par les Lumières, exige l’inéluctabilité du passage du modernisme au
postmodernisme. Cela nous invite à refuser à son tour les présuppositions de la
modernité et les métarécits qui en dérivent. Car pour Lyotard, ce sont les
métadiscours qui rendent possibles le passage de l’Etre au Devoir, de la description à
la prescription. Lyotard l’appelle le péché originel de Platon ou l’essence de la
100
. Ibid.
72
terreur théorique. Donc, Lyotard déclare la défaillance du discours théorique qui a
soutenu la modernité. Cette démarche du renversement de la modernité constituera
alors les contenus de la postmodernité qui en est l’aboutissement logique. En ce sens,
on peut dire que la postmodernité est à la fois la continuité et la discontinuité de la
modernité. Le monde postmoderne, qui fait le deuil de la modernité, exige donc le
renouvellement du but, de la valeur et du sens qui domine le monde moderne.
3. LE SENS DU MOT « POST- »
Si la philosophie de la communication suit les voies du néo-modernisme, cette
philosophie de la différence celles de la post-modernité. Pour expliciter encore plus
le trait de la postmodernité lyotardienne, il ne serait pas inutile de préciser le sens de
« post- ». En fait, Lyotard évoquait le débat sur le postmodernisme qui a marqué les
années 80 dans le domaine de l’art, de la littérature et de la philosophie. Dans La
condition postmoderne, Lyotard, en situant la crise des grands récits dans le cadre de
l’informatisation des sociétés occidentales, selon Finn Frandsen, “se sert, à quelques
exceptions près, du terme « postmoderne » pour mettre l’accent sur la relation interne
existant entre le moderne et le postmoderne”101. Lyotard y précise le sens du mot
« postmoderne » : “Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont
affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts, à partir de la fin
du XIXe siècle.”(CP, p. 7.) En somme, la culture postmoderne n’est plus assujettie
aux règles des jeux de la modernité. “Un artiste, un écrivain postmoderne est, nous
dit Lyotard, dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il
accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne
peuvent pas être jugés au moyen d’un jugement déterminant, par l’application à ce
texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que
l’œuvre ou le texte recherche. L’artiste et l’écrivain travaillent donc sans règles, et
pour établir les règles de ce qui aura été fait. […] Postmoderne serait à comprendre
selon le paradoxe du futur (post) antérieur (modo).”(PEE, p. 33.) Ainsi, mettre la
101
. Finn Frandsen, “L’honneur de penser”, Niels Brügger, Finn Frandsen, Dominique Pirotte, (éds),
Lyotard, les déplacements philosophiques, avec un avertissement de Jean-François Lyotard, Traduit
du danois par Emile Danino, p. 14, De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 1993.
73
différence entre la modernité et la post-modernité au point, ce sont des règles des
jeux. Tandis que le moderniste qui en assume la valeur est assujetti rigoureusement
aux règles, le postmoderniste qui n’en assume pas la valeur travaille à établir plutôt
les règles du futur sans règles présentes. Autrement dit, “Selon Lyotard, l’individu
postmoderne opère en l’absence de toute règle afin de projeter les règles de ce qui,
dans la perspective de l’avenir, semblera nécessaire...” 102 En ce sens, ce mot
« postmoderne », en allant du futur au présent par le paradoxe du futur antérieur,
renverse la direction du moderne qui part du passé, en passant du présent, va vers le
futur. Ce sens du mot « post- » nous montre que le postmoderne est sur la
prolongation de la modernité dans la mesure où il désigne l’essence de la modernité,
la critique et la nouveauté. Il n’y a pas ici l’originalité du postmoderne puisque le
sens du mot « post- » partage celui de la modernité. Si tel est le cas, quelle est la
singularité du postmoderne ? Autrement dit, il s’agit maintenant de connaître les
lieux de la rupture ou de la transformation par rapport à la modernité.
La singularité du postmoderne exige la rupture avec la modernité. Mais, sans la
modernité il n’y a pas de postmodernité. Donc, il ne s’agit pas ici d’exclure la
modernité. Pour trouver la singularité du postmoderne, il faut d’une part reconnaître
la modernité et d’autre part trouver les lieux de la rupture avec elle. C’est pourquoi
dans les Moralités postmodernes Lyotard tente d’expliquer le concept postmoderne
par une réécriture par opposition au moderne qui est l’écriture. Cette stratégie permet
de lui trouver des lieux pour la transformation de la modernité sans l’exclure. De
cette idée, Lyotard dira que cette différence n’est pas celle du temps, mais celle du
mode de pensée. En comparant la fable à la modernité, il nous montre ce point : “La
fable qu’on a entendue n’est pas récente ni originale. Mais je la prétends
postmoderne. Postmoderne ne signifie pas récent. Il signifie comment l’écriture, au
sens le plus large de la pensée et de l’action, se situe après qu’elle a subi la contagion
de la modernité et qu’elle a tenté de s’en guérir. Or la modernité non plus n’est pas
récente. Elle n’est même pas une époque.”(MP, p. 89.) Cela revient à dire que ce
n’est pas possible de distinguer par le temps entre le moderne et le postmoderne. La
modernité n’est pas chronologiquement distinguée de la postmodernité, mais elle est
plutôt pour lui “un mode (c’est l’origine latine du mot) dans la pensée, dans
l’énonciation, dans la sensibilité”(PEE, p. 46 ; HU, p. 559.). En un mot, elle est “un
102
. Anthony J. Cascardi, Subjectivité et modernité, traduit de l’américain, par Philippe de Brabanter,
p. 365, Presses Universitaires de France, Paris, 1995.
74
autre état de l’écriture, au sens large.”(MP, p. 89.) Alors, Lyotard, dans
L’inhumain(1988) définit son travail comme une réécriture de la modernité. Selon
lui, “Réécrire peut consister en ce geste… qui fait repartir l’horloge à zéro, qui fait
table rase, le geste qui inaugure d’un coup le début de l’âge nouveau et la nouvelle
périodisation. Cet usage du « re- » a le sens d’un retour au point de départ, à un
commencement qu’on suppose exempt de tout préjugé parce qu’on imagine que les
pré-jugés résultent seulement du stockage et de la tradition de jugements qu’on a
précédemment tenus pour vrais sans les avoir re-considérés.”(IH, p. 35.) On peut
trouver ici le passage du « post- » au « ré- ». Le sens du « postmoderne » serait alors
déplacé par le « ré- » qui semble vouloir dire un retour au point de départ.
Mais, en remarquant que cette périodisation du moderne avec le postmoderne,
du modernisme avec le postmodernisme, et de la modernité avec le postmodernité se
base sur la conception moderne du temps, il se propose d’accepter tout autrement ce
« ré- » avec celle-ci. En somme, pour en clarifier cette toute autre acception, Lyotard
se sert d’un terme psychanalytique, une « per-laboration » 103 : “Lié de façon
essentielle avec l’écriture, il ne signifie nullement un retour au commencement mais
plutôt ce que Freud a nommé une « per-laboration », Durcharbeitung c’est-à-dire un
travail attaché à penser ce qui, de l’événement et du sens de l’événement, nous est
caché constitutivement, non seulement par le préjugé passé, mais aussi bien par ces
dimensions du futur que sont le projet, le pro-gramme, la pro-spective, et même la
pro-position et le propos de psychanalyser.”(IH, p. 35.) Lyotard veut nous montrer
que ce « ré- » signifie de la sorte « un travail interminable » afin de dévoiler ce qui
nous est caché du passé et du futur.
En ce sens, “réécrire la modernité” s’entend pour Lyotard de façon fréquente
comme le sens de “la remémoration”(IH, p. 36.) de l’histoire, “comme s’il s’agissait
de repérer et d’identifier les crimes, les péchés, les calamités engendrés par le
dispositif moderne – et finalement de révéler le destin qu’un oracle, au début de la
modernité, aurait préparé et accompli dans notre histoire.”(IH, p. 36.) Autrement dit,
103
. Frandsen écrit : “En psychanalyse, la perlaboration ou Durcharbeitung ne correspond pas à
l’activité intellectuelle qui prend conscience d’un conflit psychique, mais signifie plutôt un vécu
affectif du conflit comme moment dynamique dans l’histoire de l’individu. « Il faut donner au patient
le temps de s’absorber dans le trouble à présent reconnu, et lui donner le temps de l’élaborer », écrit
Freud dans Remémoration, répétition et élaboration[…]. Dans cette formulation, c’est la locution
« donner le temps » qui est décisive pour Lyotard. La perlaboration est en dernière instance
perpétuelle, c’est un travail sans fin, interminable. C’est en cela qu’elle ressemble au genre de
discours philosophique, qui ne « peut formuler sa règle qu’à la fin, s’il y a une fin ».” (Cf, F.Frandsen
“L’honneur de penser”, op. cit., p. pp. 29-30.)
75
« réécrire la modernité » a, pour lui, le sens de l’anamnèse : “Réécrire… concerne
évidemment l’anamnèse de la Chose. Pas seulement de celle qui est le coup d’envoi
d’une singularité dite « individuelle », mais de la Chose qui hante « la langue », la
tradition, le matériau avec, contre et dans lequel on écrit.”(IH, p. 42.) En d’autres
termes, « réécrire la modernité » n’a rien à voir avec le postmodernisme ou la
postmodernité, mais plutôt est dans la modernité : “La postmodernité n’est pas un
âge nouveau, c’est la réécriture de quelques traits revendiqués par la modernité, et
d’abord de sa prétention à fonder sa légitimité sur le projet d’émancipation de
l’humanité tout entière par la science et la technique. Mais cette réécriture, (…), est à
l’œuvre, depuis longtemps déjà, dans la modernité elle-même.”(IH, p. 43.) En un
mot, le postmoderne comme cette réécriture est déjà impliqué dans le moderne du
fait que la modernité comporte en soi une impulsion à s’excéder en un état autre
qu’elle-même. Lyotard voir ainsi la prolongation de la modernité dans la
postmodernité : “Par constitution, et sans trêve, la modernité est grosse de sa
postmodernité.”(IH, p. 34.) C’est pourquoi Lyotard n’accepte pas la périodisation de
l’histoire selon la conception moderne du temps.
A partir de ces analyses, on pourra dire qu’il n’y a pas de postmodernité sans la
modernité ni au-dehors de la modernité. On peut donc prévoir que le sens de « post» chez Lyotard “ne signifie pas un mouvement de come-back, de flash-back, de
feed-back, c’est-à-dire de répétition, mais un procès en « ana- », un procès d’analyse,
d’anamnèse, d’anagogie, et d’anamorphose, qui élabore un « oubli initial »”(PEE, p.
126.). Il n’est pas seulement un mouvement de répétition simple du passé, mais
plutôt celui d’un travail interminable afin de dévoiler ce qui nous est caché ou oublié.
Tel est l’avantage du déplacement du préfixe « post- » en « ré- ». Dès lors, nous
pouvons dire que le postmodernisme est d’une façon paradoxale un processus
d’exclusion du « post- » qui projette sans cesse, dans la perspective de l’avenir,
quelque chose de nouveau ou d’inconnu. Le « post- » signifie en ce sens l’essence de
la modernité qui veut faire du fondement d’un nouveau progrès tout ce qui est
existant à travers la réflexion critique. Voilà pourquoi il dit que “réécrire la
modernité, c’est résister à l’écriture de cette supposée postmodernité.”(IH, p. 44.) En
bref, à travers cet affrontement entre le moderne et le postmoderne, Lyotard entend
montrer que le postmoderne est un processus infini du dévoilement de ce qui est
caché, en dépouillant le « post- » qui poursuit la nouveauté constamment selon le
paradoxe du futur antérieur
76
Le postmoderne peut se comprendre en fin de compte par la critique de la
modernité dans un double sens : “premièrement, il représente l’aboutissement de
tendances ancrées dans le paradigme de la modernité ; deuxièmement, le
postmoderne est le lieu des transformations qui nous restent accessibles par le biais
d’une réinterprétation de l’époque moderne.”104 En un mot, le postmoderne porte les
fruits de la modernité et en même temps ses transformations. En ce sens, il ne
signifie pas tout simplement une tendance indépendante de la pensée après la
modernité, mais plutôt sa prolongation et
son approfondissement par le travail
interminable. En d’autres termes, dans la mesure où il veut dire la poursuite
incessante des nouvelles règles selon la nécessité du futur, le mot « post- » signifie
l’essence de la modernité. La pensée de Lyotard porte ainsi sur les voies de la
postmodernité éclectique ou expérimentale.
Mais, ce sens du mot « post- » ne marque que la prolongation de la modernité,
mais n’aboutit pas à nous donner la singularité de la postmodernité. C’est pourquoi il
renonce à la distinction entre le moderne et le postmoderne selon la conception
moderne du temps. Dès lors, il cherche une nouvelle voie qui permet de rompre avec
la modernité mais qui ne l’exclut pas. Cette pensée de Lyotard le conduit à
approfondir d’autant plus le sens du postmoderne par déplacement du « post- »
au « ré- ». Dans la mesure où le moderne est « un autre état de l’écriture », le
postmoderne signifie pour ainsi dire « réécrire la modernité ». Donc, le mot « post» signifie maintenant que la postmodernité n’est pas un âge nouveau, mais la
réécriture de la modernité en faisant repartir l’horloge à zéro. Le mot « ré- » ne
signifie pas ici simplement répétition, mais un procès en « ana- » qui élabore un
« oubli initial » dans la perspective psychanalytique. C’est pourquoi Lyotard définit
son travail comme une réécriture de la modernité. Donc, en excluant le sens du
mot « post- », il prend le sens du « ré- » qui lui semble définir encore bien le
postmoderne. Il y a là la singularité de la postmodernité.
De cette analyse de l’idée de la postmodernité, nous allons expliciter la condition
postmoderne dans le chapitre prochain. Cette analyse de la condition postmoderne se
consacrera à approfondir la compréhension de la situation postmoderne qui est
caractérisée comme la fin du sujet, celle de l’histoire et celle de l’homme à cause de
la défaillance de la raison universelle. Dans cet épuisement des paradigmes
explicatifs, les postmodernistes ne manquent pas d’entrer par la porte étroite pour
104
. A. J. Cascardi, Subjectivité et modernité, op. cit., p. 18.
77
avoir accès au problème de la légitimité du savoir. Une telle porte les conduira à
l’irrationalisme puisqu’elle renonce à l’universalité et à l’unité de la raison et, cette
fois-ci, au pessimisme spéculatif puisqu’elle est trop étroite pour qu’elle ne puisse
entrer aux voies de salut par le savoir, à la différence des néo-modernistes qui
maintiennent encore la connaissance comme émancipation.
CHAPITRE III : LA CONDITION POSTMODERNE
1. LA CRISE DE LA LEGITIMATION DU SAVOIR
Le postmodernisme est caractérisé par la crise du savoir. Au 20e siècle,
l’exigence de la transformation du statut du savoir provient de l’expérience
ontologique. Autant dire que la philosophie consiste à établir la légitimité
épistémologique par rapport à l’exigence ontologique. Or, on ne peut légitimer
épistémologiquement l’exigence ontologique ni au niveau inférieur, ni au niveau
supérieur. Comme le dit bien Lyotard, nous vivons dans l’époque de la lassitude de
la « théorie ». La fin de l’histoire, la fin de l’homme, la fin de la philosophie, la fin
de la métaphysique, prétendument, nous sommes enveloppés tout entier par
antithèse. Tout cela est pour Lyotard issue de la crise des « grands récits », du
principe de l’incommensurabilité des genres du discours en tant que sa cause. Donc,
pour sortir de cette crise, le nouveau statut du savoir s’exigera dans la société
postmoderne. Car il est question du statut moderne de la connaissance qui est
universel et unitaire. S’il en est ainsi, après le déclin des « grands récits », pouvonsnous encore légitimer le savoir ? Si c’est possible, en quoi consiste la légitimité du
savoir ?
Tout d’abord, précisons le problème de la crise des « grands récits » qui lui
semble être un trait majeur du postmodernisme. Selon Lyotard, les « grands
78
récits » sont “récit chrétien de la rédemption de la faute adamique par l’amour, récit
aufklärer de l’émancipation de l’ignorance et de la servitude par la connaissance et
l’égalitarisme, récit spéculatif de la réalisation de l’Idée universelle par la dialectique
du concret, récit marxiste de l’émancipation de l’exploitation et de l’aliénation par la
socialisation du travail, récit capitaliste de l’émancipation de la pauvreté par le
développement techno-industriel.”(PEE, p. 47 ; HU, p. 560.) Les « grands récits »
sont en un mot des histoires de promesse et ils, en dépit de leur diversité, se tournent
vers un même sujet, à savoir l’émancipation de l’homme. En somme, ils sont d’une
part le récit spéculatif ou théorique qui a pour but d’atteindre la vérité et d’autre part,
le récit pratico-politique qui a pour but d’atteindre la justice.
Cependant, ces deux récits de la modernité, malgré leur but commun de
l’émancipation de l’homme de tous les liens, ont pour Lyotard engendré un résultat
contraire, à savoir la terreur tragique : si le totalitarisme stalinien est l’exemple du
récit pratique et le totalitarisme heideggérien celui du récit théorique. Il affirme qu’il
y a une connivence de la pensée moderne avec la terreur au point que le stalinisme
qui succède à la pensée de la praxis et Heidegger qui est un héritier de la pensée
idéaliste allemande ont légitimé la violence de l’Etat contre l’individu.
A cet égard, il affirme que ce sont ces « grands récits » qui donnent lieu à la
crise de la société et de la culture postmoderne. C’est pourquoi il insiste sur
l’ébranlement de la crédibilité du grand récit : “Le grand récit a perdu sa crédibilité,
quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné : récit spéculatif, récit de
l’émancipation.”(CP, p. 63.) C’est pourquoi il met en question le grand récit. Etant
donné que le postmoderne désigne pour Lyotard l’état de la culture après les
transformations, son travail consiste donc à situer « ces transformations » par rapport
à la crise des « grands récits ». En particulier, Lyotard note ici un type de récit qui a
historiquement fonctionné comme métadiscours de légitimation. Lyotard entend, en
bref, par « postmoderne » l’incrédulité à l’égard des métarécits. A la différence des
sociétés traditionnelles qui sont soutenues par une vision centralisée du monde,
destinée à légitimer efficacement la domination en vigueur, Habermas, lui aussi,
déclare la défaillance de la forme traditionnelle de légitimation de la domination :
“Ce qui est nouveau, c’est bien plutôt un niveau de développement des forces
productives qui rend permanente l’expansion des sous-systèmes d’activité rationnelle
par rapport à une fin et remet ainsi en question la forme de légitimation de la
domination par une interprétation cosmologique du monde qui est le propre de ces
79
civilisations.” 105 Si nous assumons les diagnostics de Lyotard et de Habermas, il
s’agit de savoir si nous pouvons légitimer le savoir après le déclin des grands récits.
Si c’est possible, comment le légitimer ?
Dans ce cas-là, quel est le fondement du projet moderne ? En observant le déclin
de la confiance par rapport à l’idée d’un progrès qui domine la pensée et l’action des
occidentaux des XIXe et XXe siècles et qui est l’idée majeure de la modernité,
Lyotard met à jour d’abord que cette idée n’est qu’une croyance : “Cette idée d’un
progrès possible, probable ou nécessaire, s’enracinait dans la certitude que le
développement des arts, des technologies, de la connaissance et des libertés serait
profitable à l’humanité dans son ensemble.”(PEE, p. 122.) Nous notons ici deux
points : l’un relève de la certitude et l’autre l’humanité dans son ensemble. En
d’autres termes, d’une part, l’idée du progrès enracine dans le sol de la croyance, non
pas dans le sol du fait. D’autre part, elle lance « au nom de tous ».
Cette croyance sur le progrès possède ainsi une valeur dans une perspective
totalitaire. Autrement dit, c’est l’émancipation de tous les hommes qui est le
fondement du projet moderne. Dans ce point de vue, malgré “des controverses, et
même des guerres, entre libéraux, conservateurs et « gauches »”, Lyotard dit
assurément que “toutes les tendances se rencontraient dans la même croyance que
les initiatives, les découvertes, les institutions n’ont quelque légitimité qu’autant
qu’elles contribuent à l’émancipation de l’humanité”(PEE, p. 122.). Dans ce
contexte, l’idée de l’émancipation de l’humanité devient le fondement de la
légitimité de tout autre chose. Cependant, pour Lyotard, après « Auschwitz », elle
entre en question à son tour. D’ailleurs, dans la mesure où des grands récits même
produisent la terreur au nom de tous, il prétend résolument les liquider. En ce sens,
ce qui pose problème, c’est le projet moderne en tant que tel. Donc, l’idée universelle
qui est l’idéal du moderne ne peut plus être supportable, pas plus que tous les
« métarécits » qui portent sur elle ne peuvent être tenus. Autrement dit, c’est le
fondement de la légitimité du savoir qui est ici ébranlé.
Le problème de la légitimité du savoir dans la société postmoderne n’est en fait
que celui de son fondement. C’est l’absence du fondement de légitimation des grands
récits que Lyotard soulève en critiquant la modernité. Il déclare alors l’expiration de
la légitimité de l’émancipation de l’homme à laquelle le moderne vise : “La
105
. J. Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », p. 29, Editions Gallimard, Paris,
1973.
80
modernité, depuis au moins deux siècles, nous a appris à désirer l’extension des
libertés politiques, des sciences, des arts et des techniques. Elle nous a appris à
légitimer ce désir parce que ce progrès, disait-elle, devait émanciper l’humanité du
despotisme, de l’ignorance, de la barbarie et de la misère.[…] Mais il est devenu
impossible de légitimer le développement par la promesse d’une émancipation de
l’humanité tout entière. Cette promesse n’a pas été tenue.”(PEE, p. 148.) Ici, Lyotard
explicite que le projet moderne – l’émancipation de l’humanité, la promesse de la
liberté –, en fin de compte, est un échec puisque cette promesse d’émancipation ne
peut plus légitimer le développement qui devrait émanciper l’homme de toutes les
chaînes selon le projet moderne. Dans ce cas-là, notre question est celle-ci : qu’est-ce
qui donne lieu à la crise du fondement de la légitimité du savoir ? Cette question
nous conduira d’autant plus profondément au centre de la situation postmoderne qui
est caractérisée comme la délégitimation. A partir de là, nous serons amenés au
centre de la pragmatique philosophique de Lyotard.
2. L’INCOMMENSURABILITE : VISION DU MONDE DE
LA SEPARATION
Lyotard a bien montré que des grands récits ont perdu leur validité dans l’époque
postmoderne puisqu’il n’y a pas de fondement qui la compose. De là, on se trouve en
présence de la fin des discours de légitimation de savoir qui ont fini par engendrer
des désastres historiques, tels que Auschwitz, les goulags... etc. La fin ou le déclin
des grands récits et la crise de légitimation de la connaissance, invitent Lyotard à se
tourner vers le tournant langagier de la philosophie allemande et anglo-saxonne. Car
il lui semble éclairer une nouvelle route du récit en détruisant des grands récits. Il
cherche à trouver une sorte du discours de la légitimité à partir de la théorie des jeux
de langage du second Wittgenstein qui lui évoque l’inspiration intime dans la mesure
où les Recherches philosophiques de Wittgenstein nous montrent qu’il n’y a pas
d’unité du langage et que le sens des jeux de langage est déterminé par l’usage.
Après avoir fait le deuil des grands récits modernes qui sont composés de l’idée de
l’unité et de la totalité, il adopte la théorie de la multiplicité du langage qui lui
semble être capable de faire dépasser la défaillance du projet moderne. Donc, pour
lui, il ne s’agit pas d’améliorer ou de reconstruire le projet moderne, mais de
81
recommencer à partir de zéro, de l’état de table rase. L’avantage de cette théorie des
jeux de langage lui semble le rendre possible. Car cette théorie des jeux de langage
commence pour Lyotard par poser la multiplicité comme point de départ. Comme
l’indique Finn Frandsen, “Même si les différents jeux de langage s’enchevêtrent en
se combinant, il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Ces jeux de langage sont dotés
chacun de leurs règles propres et ne peuvent se réduire aux autres.”106 Autrement dit,
cet avantage de la théorie des jeux de langage consiste à l’irréductibilité des jeux de
langage, qui coupera tous ses liens de la réduction d’un jeu de langage à l’autre à
cause de l’absence de ce qui rend possible la réduction entre eux. Il est, en un mot, le
principe de l’incommensurabilité.
Comme des jeux, les phrases sont pour Lyotard également intraduisibles.
D’ailleurs, il nous rappelle que la traduction est un jeu de langage ainsi qu’un autre
jeu de langage : “Les jeux n’ont pas entre eux beaucoup de traits communs, un coup
fait au bridge ne peut pas être « traduit » en un coup fait au tennis. Il en va de même
des phrases, qui sont des coups dans des jeux de langage : on ne « traduit » pas une
preuve mathématique dans une narration. La traduction est elle-même un jeu de
langage.”(TI, p. 64.) Cette incommensurabilité des jeux de langage marque
l’impossibilité de la traduction ou de la réduction en ce que des régimes de phrases
sont hétérogènes et qu’il est impossible de les soumettre à une même loi sauf à les
neutraliser. Car pour lui, “A chacun de ces régimes correspond un mode de
présentation d’un univers, et un mode n’est pas traduisible dans un autre.”(DI, n°
178.) Lyotard nous montre que ni les jeux divers de langage ni les régimes différents
des phrases ne sont traduisibles, réductibles.
Il nous rappelle d’ailleurs que le principe de l’incommensurabilité passe par la
philosophie française des dernières années : “si elle a été postmoderne de quelque
manière, c’est qu’elle a mis à travers sa réflexion sur la déconstruction de l’écriture
(Derrida), sur le désordre du discours (Foucault), sur le paradoxe épistémologique
(Serres), sur l’altérité (Lévinas), sur l’effet de sens par rencontre nomadique
(Deleuze), c’est qu’elle a mis ainsi l’accent sur les incommensurabilités.”(TI, p. 85.)
Malgré la diversité d’un mode, on peut trouver ici un trait commun chez les
philosophes français récents : l’incommensurabilité. Ainsi, cette incommensurabilité
est pour Lyotard un trait essentiel de la condition postmoderne. N’oublions pas que
ce qui a ici échoué, c’est la croyance en la traduisibilité des jeux de langage qui
106
. F. Frandsen, “L’honneur de penser”, op. cit., p. 23.
82
constitue la présupposition nécessaire afin d’être capable de communiquer.
Autrement dit, la croyance de la traduisibilité des jeux de langage qui rend possible
la réduction d’un jeu de langage à l’autre n’a pas de fondement. S’il en est ainsi,
n’est-ce pas à déclarer que la possibilité de la communication est niée? Si l’on
n’assume pas la traduisibilité des jeux de langage, où pourrons-nous trouver la
légitimité de la communication ?
Pour reconnaître la possibilité de la communication, il faut refuser d’accepter la
thèse de l’incommensurabilité et de l’intraduisibilité du langage ou de la culture chez
Lyotard. C’est pourquoi Rorty rejette la notion d’une langue intraduisible. Cette
notion
est
pour
« inapprenable »”
107
lui
“« insoutenable,
si
« intraduisible »
veut
dire
. Contrairement à ce que Lyotard affirme, il entreprend alors de
remarquer la traduisibilité du langage ou de la culture. A la différence de Lyotard,
pour Rorty, des différences culturelles ne sont pas intraduisibles. Rorty nous montre
alors le principe de la traduisibilité : “Si je peux apprendre une langue indigène,
même si je ne peux pas trouver l’équivalent exact de leurs expressions en français, je
peux, par contre, expliquer convenablement en français pourquoi les indigènes disent
ces choses étranges. Je peux offrir le même type de commentaire sur leurs phrases
qu’un critique littéraire ferait de poèmes écrits dans une nouvelle langue ou un
historien du « barbarisme » de nos ancêtres. Les différences culturelles ressemblent
aux différences entre théories anciennes et nouvelles (ou « révolutionnaires »), mais
à l’intérieur d’une même culture.” 108 En ce sens, les différences culturelles ne
marquent pas pour lui l’intraduisiblité des jeux de langage comme chez Lyotard qui
prétend l’incommensurabilité entre elles, mais plutôt la traduisibilité dans une même
culture. De cette idée, il prétend l’unité du langage.
Mais, Lyotard qui se nourrit de la théorie des jeux de langage du second
Wittgenstein l’a nié. Il est vrai que Lyotard tire l’impossibilité de l’unité des jeux de
langage de Wittgenstein : “ Il n’y a pas d’unité du langage, mais des îlots de langage,
chacun d’eux régi par un régime différent, intraduisible dans les autres.”(TI, p. 61.)
Par rapport à cette pensée lyotardienne, en indiquant que celui-ci a mal compris
Wittgenstein, Rorty se propose de distinguer entre les deux thèses suivantes : “1) il
n’existe pas de langue universelle, qui fournisse un idiome dans lequel on puisse
traduire toute nouvelle théorie, tout idiome poétique ou toute culture indigène. 2) Il y
107
108
. R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, op. cit., p. 572.
. Ibid., pp. 572-573.
83
a des langues inapprenables. La première thèse est familière à Kuhn, à Wittgenstein
et aux anthropologues. C’est un corollaire de la position pragmatiste selon laquelle il
n’y a pas de structure métaphysique permanente, anhistorique qui puisse tout
assimiler. La seconde thèse me paraît incohérente.”109 Ainsi, étant donné qu’il exclut
la seconde thèse, il ne lui reste que la première thèse : la négation de l’existence de
langue universelle qui rend possible la traduction.
Or, pour Rorty, la négation de la langue universelle ne signifie pas
l’impossibilité de l’unité de langage. C’est pourquoi il recommande “la construction
de voies qui, avec le temps, joindront l’archipel au continent”110, contrairement à ce
que Lyotard tire les divisions insurmontables entre les îlots à partir de la théorie des
jeux de langage de Wittgenstein. Pour construire ces voies en face de l’absence de
méta-règles, en refusant la position de Lyotard qui insiste sur l’incompatibilité entre
un langage et l’autre quant aux systèmes incompatibles de règles linguistiques, il
suggère alors une nouvelle compréhension par rapport au langage : “Ces voies ne
prennent pas la forme de manuels de traduction, mais plutôt d’un savoir-faire
cosmopolite dont l’acquisition nous permettra de nous déplacer entre les régions de
notre propre culture et de notre propre histoire, par exemple, entre Aristote et Freud,
entre le jeu de langage de la prière et celui du commerce, entre les idiomes d’Holbein
et de Matisse.” 111 En somme, pour éviter de tomber dans une méta-technique, il
suggère que l’apprentissage d’une langue n’soit censé être que l’acquisition d’un
savoir-faire. En somme, pour Rorty, la construction des voies qui rendent possible le
déplacement d’un jeu de langage à l’autre est limitée à acquérir le savoir-faire.
3. LE LITIGE OU LE DIFFEREND
A partir de là, nous sommes maintenant invités à entrer dans le centre de la thèse
de l’incommensurabilité de Lyotard. Pour Rorty, l’idée de l’incompatibilité entre un
langage et l’autre amène Lyotard à distinguer des questions de fait et des questions
de langage. Alors, il croit que c’est par cette distinction même que Lyotard justifie sa
thèse d’incommensurabilité. En fait, pour préciser cette distinction entre le fait et le
109
. Ibid., p. 573.
. Ibid.
111
. Ibid.
110
84
langage, Lyotard introduit la distinction entre « litige » et « différend »,
« dommage » et « tort » dans son œuvre Le Différend 112 : “Le plaignant porte sa
plainte devant le tribunal, le prévenu argumente de façon à montrer l’inanité de
l’accusation. Il y a litige. J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est
dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. Si le
destinateur, le destinataire et le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme
s’il n’y avait pas de dommage(n° 9). Un cas de différend entre deux parties a lieu
quand le « règlement » du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles
alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome.”(DI, n° 12.)
En somme, si, dans le cas où il y a litige, on prend des choses à argumenter et à
prouver, dans le cas où il y a différend, on ne peut ni argumenter ni prouver. Le
différend est alors à la réalité du tort qui a perdu les moyens de la preuve et de
l’argumentation.
Or, ni argumenter ni prouver n’appartient à la phrase cognitive qui peut être
vérifiée ou réfutée : “la phrase : Il n’y a plus de victime (qui est tautologique avec la
phrase : Il n’y a plus de différend) n’est pas une phrase cognitive.”(DI, n° 36.) En
somme, c’est la question de la victime et du tort qui révèle le différend mais celui-ci
est sans moyens de montrer le tort subi. On peut voir ici en même temps dommage et
tort, matière à litige et matière à différend. Dans ce même contexte, selon Lyotard,
“le différend n’est pas matière à litige, le droit économique et social peut régler le
litige entre les partenaires économiques et sociaux, mais non le différend entre la
force de travail et le capital.”(DI, n° 13.) Autrement dit, à la différence du cas du
litige, il n’y a pas de tribunal qui règle le conflit entre les partenaires dans le cas du
différend. “Il s’agit, nous dit Gerald Sfez, là de deux inscriptions, dont l’une est
l’inscription du litige et l’autre l’inscription du différend. Entre elles, il y a béance.
La force de phrase que recèle la force de travail doit trouver un tout autre idiome. Lui
faire droit, c’est découvrir un autre tribunal, entendons à la fois une autre instance de
tribunal et une autre instance que celle du tribunal.”113 Ainsi, Lyotard reconnaît une
112
. Comme le remarque Salanskis, on rencontre en cette œuvre philosophique “une lecture profonde
et singulière des grands textes, une esquisse de traduction des termes de la philosophie française dans
l’idiome analytique, une reconstruction « politique » de l’ontologie ou plutôt de l’a-ontologie
heideggérienne, une tentative de généralisation païenne du judaïsme, et un langage d’une lucidité
rarement égalée pour dire la dureté, l’irréconciliation de l’histoire-l’économie-la politique”( J.-M.
Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 98.).
113
. Gérald Sfez, “Les écritures du différend”, in Jean-François Lyotard. L’exercice du différend, Sous
la direction de Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner, Gérald Sfez, p. 14, Presses Universitaires de
France, Paris, 2001.
85
telle étrange relation entre les deux inscriptions, celle du dommage et celle du tort,
celle du litige et celle du différend.
Après avoir ainsi précisé ces différences entre le litige et le différend, Lyotard
entend montrer cette fois-ci l’exemple du différend sans aucun litige pour encore
plus expliciter la singularité du différend : “Le différend attaché aux noms nazi, à
Hitler, à Auschwitz, à Eichmann, ne put pas être transformé en litige et réglé par un
verdict. Les ombres de ceux à qui non seulement la vie, mais l’expression du tort qui
leur était fait avaient été refusées par la Solution finale continuent à errer,
indéterminées. En formant l’Etat d’Israël, les survivants transformaient le tort en
dommage et le différend en litige, ils mettaient un terme au silence auquel ils étaient
condamnés en se mettant à parler dans l’idiome commun du droit international public
et de la politique autorisée. Mais la réalité du tort subi à Auschwitz avant la
fondation de cet Etat restait et reste à établir, et elle ne peut pas l’être parce qu’il est
du tort de ne pouvoir être établi par consensus[…].”(DI, n° 93.) En somme, la réalité
du tort subi à Auschwitz ne serait à établir que par le différend, non pas par la
transaction ou par le consensus. Parce qu’elle n’est pas le cas de litige qui peut
arriver au consensus, mais le cas du différend qui n’a pas de tribunal à la juger. C’est
pourquoi Lyotard indique l’invalidité du déplacement du différend au litige. On peut
voir que la préoccupation majeure de Lyotard au sujet de différend se manifeste ici :
ne pas réduire le différend au litige.
D’ailleurs, en observant l’anéantissement de la phrase juive, Lyotard approfondit
d’autant plus la compréhension du différend. Selon lui, “Entre le SS et le juif il n’y a
même pas de différend, parce qu’il n’y a même pas un idiome commun (celui d’un
tribunal) dans lequel un dommage au moins pourrait être formulé, serait-ce à la place
d’un tort[…]. Il n’y a donc pas besoin d’un procès, même parodique. […]. La phrase
juive n’a pas eu lieu.”(DI, n° 160.) Cet anéantissement de la phrase juive est selon
Sfez “directement lié à ce qui, d’un tort sans dommage reconnu et d’un différend
sans litige, signale l’existence d’un tort qu’on peut dire extrême parce qu’au-delà du
différend”. Il continue à dire : “La relation de renvoi du dommage au tort marque
ainsi une corrélation entre le litige et le différend qui en fait le ressort : le différend
paraît, à bien des égards, dépendant d’un rapport de reconnaissance qui se marque
dans sa trahison même en dommage.”114 Tout cela nous montre que la question dans
114
. Ibid., p. 15. En fait, comme le dit Sfez, “c’est à l’épreuve d’Auschwitz que Lyotard découvre le
différend”(Ibid., p. 15) : “ce qui fait la différence de fond entre politique de domination (où le tort est
86
le différend demeure ouverte. En d’autres termes, le différend est “l’état instable et
l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut
pas l’être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en
appelle aussi à des phrases possibles en principe.”(DI, n° 22.) En un mot, le différend
est pour Lyotard dans l’indétermination par opposition au litige. En somme, il fait de
l’état instable sa demeure.
Ainsi donc, Lyotard définit le différend par opposition au litige. A la différence
d’un litige qui est à même de le régler par voie de négociation, “un différend serait,
écrit Lyotard, un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être
tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux
argumentations. Que l’une soit légitime n’impliquerait pas que l’autre ne le soit pas.
Si l’on applique cependant la même règle de jugement à l’une et à l’autre pour
trancher leur différend comme si celui-ci était un litige, on cause un tort à l’une
d’elles (au moins, et aux deux si aucune n’admet cette règle). Un dommage résulte
d’une injure faite aux règles d’un genre de discours, il est réparable selon ces règles.
Un tort résulte du fait que les règles du genre de discours selon lesquelles on juge ne
sont pas celles du ou des genres de discours jugé/s.”(DI, p. 9.) En somme, tandis
qu’on est capable de régler le litige par voie de négociation, on ne peut pas trancher
le différend par voie de négociation. Car à la différence du cas de litige qui est à
même d’appliquer la même règle à matière à procès, on ne peut pas l’appliquer dans
le cas du différend. La tâche de la philosophie selon Lyotard n’est pas alors de
transformer les différends en litiges, d’activer la différence.
A partir d’une telle notion de différend, on peut prévoir l’implication de ses deux
prémisses : “Etant donné 1° l’impossibilité d’éviter les conflits (l’impossibilité de
l’indifférence), 2° l’absence d’un genre de discours universel pour les régler ou si
l’on préfère la nécessité que le juge soit partie, trouver, sinon ce qui peut légitimer le
jugement (le « bon » enchaînement), du moins comment sauver l’honneur de
penser.”(DI, p. 10.) Le différend implique ainsi l’inévitabilité des conflits de
l’humanité et sans remède à cause de l’absence de moyen de les transiger. D’où se
pose cette question : comment sauver l’honneur de penser ? Peut-on parler encore
l’honneur de penser malgré l’impuissance de la solution du problème ? Autrement
reconnu comme dommage) et politique d’anéantissement (où le dommage lui-même est radié
d’existence et donc toute possibilité de faire appel du dommage au tort) et montre qu’il faut évaluer la
politique de domination depuis celle, sans commune mesure, d’anéantissement.”(Ibid., p. 16.)
87
dit, comment le différend peut-il être traité, différend qui est le conflit inguérissable à
cause de l’absence des genres du discours universel ?
La réponse de Lyotard à cette question « comment sauver l’honneur de penser
? » consiste à déclarer le tombeau de l’intellectuel dans Le postmoderne expliqué aux
enfants : “Je ne propose pas un « parti intellectuel », j’écris son Tombeau. […] Le
déclin des idéaux modernes, qu’analyse Adorno dans Négative Dialektik, entraîne
avec lui une vacance des intellectuels (style Zola ). Considère les méprises tragiques
auxquelles ont succombé ceux qui n’ont pas voulu reconnaître la profondeur de la
crise : Sartre, Chomsky, Negri, Foucault. Et n’en ris pas. Il faut inscrire ces
égarements au tableau de la postmodernité.”(PEE, p. 114.) Dans le Tombeau de
l’intellectuel et autres papiers, Lyotard remarque avec l’idée de postmodernité le
rôle des intellectuels : “… notre rôle de penseurs est d’approfondir ce qu’il en est du
langage, de critiquer l’idée plate d’information, de révéler une opacité irrémédiable
au sein du langage lui-même.”(TI, p. 84.) Pour Lyotard, la tâche de l’intellectuel sera
ainsi limitée à la recherche du langage. Dès lors, il dira que le langage “n’est pas un
« instrument de communication », c’est un archipel hautement complexe formé de
domaines de phrases à régimes si différents qu’on ne peut pas traduire une phrase
d’un régime (une descriptive par exemple) en une phrase d’un autre (une évaluative,
une prescriptive)”(TI, p. 84.). Cela revient à dire qu’il n’y a pas de métalangage qui
rende possible le passage et la traduction entre les genres de discours.
Mais, Lyotard nous rappelle ici que l’absence d’un métalangage ne veut pas dire
celle de rapport entre des genres de discours.115 En d’autres termes, après la fin des
genres du discours universel, il s’agit pour Lyotard de bien enchaîner une phrase sur
une phrase : “En montrant que l’enchaînement d’une phrase sur une phrase est
problématique et que ce problème est la politique, ériger la politique philosophique à
l’écart de celle des « intellectuels » et des politiques. Témoigner du différend.”(DI, p.
11.) Ainsi, les genres de discours universel sont pour Lyotard remplacés par le
rapport entre des genres de discours. D’ailleurs, dans la mesure où les genres de
discours ou les régimes de phrases sont composés de l’enchaînement d’une phrase
sur l’autre, ne peut-on pas dire que la pensée a le droit de pouvoir dire son honneur ?
En d’autres termes, la tâche de la philosophie n’est maintenant rien d’autre que
115
. Mais, l’absence du langage universel, qui unifie tous les discours, ne veut pas dire celle d’une Idée
de justice qui est “valable universellement en tant qu’elle ne dépend pas d’un régime particulier mais
régule les genres de discours qui les entrelacent tous, dans le différend même qui les oppose. La métajustice du respect des incommensurabilités se substitue au métalangage introuvable qui voulait les
unifier.”( Olivier Dekens, Lyotard et la philosophie (du) politique, p. 48, Editions Kimé, Paris, 2000.)
88
d’éclairer cet enchaînement entre des phrases diverses. Dans la mesure où enchaîner
une phrase sur une phrase est problématique, à savoir philosophique et en même
temps politique, la tâche de sa pensée serait maintenant d’établir la politique
philosophique.
Pour éclairer l’enchaînement entre des phrases, Lyotard se propose de distinguer
ces deux tâches différentes : “D’une part la tâche, disons de témoigner du différend,
de l’intervalle, c’est-à-dire d’inscrire dans le texte lui-même quelque chose qui ne
devrait pas pouvoir s’y inscrire, et de faire droit ainsi à ce qui n’a pas lieu. Cela, c’est
une tâche de la pensée. Il est vrai que nous avons aussi une tâche que j’attribue plutôt
à la fonction intellectuelle, et qui est, autant que possible, d’intervenir quant à la
communauté humaine, ou aux communautés humaines. Cette tâche est tout autre,
d’un autre registre, avec un autre enjeu. Intervenir pour que les différends trouvent, si
possible, leur tribunal ; et donc inventer, en effet, un idiome pour que ces différends
soient « traitables »… Donc, en ce second sens, on peut parler de conciliation. Mais
elle n’est pas la tâche de philosophie en tant que pensée et écriture.”(TD, p. 119.)
Etant donné qu’il n’y a pas de tribunal qui arbitre légitimement le conflit entre deux
parties selon les règles des genres de discours, pour pouvoir dire le différend,
Lyotard prétend prendre une voie indirecte, c’est-à-dire une façon de problématiser
en montrant l’impossibilité de la transaction du tiers. La tâche de la pensée n’est pas
donc pour lui de réconcilier le différend en le transformant en le litige, mais plutôt
d’en témoigner et d’en inventer l’idiome, qui rend possible l’enchaînement d’une
phrase sur l’autre pour que ces différends soient traitables.
Par la thèse d’incommensurabilité et d’intraduisibilité des phrases d’un régime à
l’autre, Lyotard devait être ainsi sceptique à la tentative pragmatiste libérale, qui tient
l’histoire pour le triomphe de la persuasion sur la force. Car l’histoire serait pour
Lyotard dans la perspective pragmatiste traitée toujours comme un processus de
litige plutôt qu’une suite de différends. Mais, aux yeux de Lyotard, il y a là la
question. Voilà pourquoi Lyotard a tendance à réduire tous les discours à seulement
un différend. Comme le remarque Gualandi, cette idée lyotardienne sera réputée par
Hans-Georg Gadamer dans une conférence tenue en 1994 au Collège International
de Philosophie de Paris : “En s’affichant partisan de la morale du dialogue et de la
compréhension mutuelle, Gadamer se plaignait en effet de la mauvaise tendance
qu’ont certains « peuples » à transformer toute discussion en un « différend ».”116
116
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 17.
89
Rorty, lui aussi, reproche à Lyotard de remplacer le litige par le différend : “le
libéralisme politique revient à suggérer qu’on essaye de substituer le litige aux
différends autant que possible, et qu’il n’y a pas de raison philosophique a priori
pour que cet effort ne réussisse pas, tout comme (n’en déplaise au Christianisme, à
Kant et à Marx) il n’y a pas de raison a priori pour que cet effort aboutisse.”117
Rorty, qui déclare ainsi la défaillance de la raison pure de Kant, estime que le modèle
du tribunal de Lyotard est semblable à celui de la raison pure de Kant en disant que
“c’est […] une mauvaise idée – et en fait une idée qui sent son kantisme – de penser
l’enquête philosophique sur le modèle d’un procès devant un tribunal”118. On pourra
dire ici avec Gadamer et Rorty que Lyotard diminue le domaine de la recherche
philosophique au point qu’il réduit tous les discours ou toutes les discussions au
différend.
Dans ce contexte, Rorty se propose de penser autrement du concept de la
rationalité. En récusant Lyotard qui semble considérer la notion de la rationalité
comme l’application de critères communs selon le modèle d’un procès devant un
tribunal, il prétend exclure des critères pré-établis pour juger les idées et les pratiques
nouvelles, selon la suggestion de Dewey : celui-ci “suggérait que nous pensions la
rationalité non comme l’application de critères (comme dans un tribunal), mais
comme l’aboutissement à un consensus (comme dans une assemblée populaire)”119.
En se dépouillant du concept de la rationalité le caractère donné auquel l’on se réfère
pour émettre un jugement, il suggère de le prendre pour le caractère qui conduit à
aboutir à l’accord. En suggérant ainsi une telle nouvelle idée par rapport à la notion
de la rationalité, il la réhabilite : “Vu notre conception non-critique de la rationalité,
nous ne sommes pas enclins à diagnostiquer l’irrationalisme ; puisque pour nous,
« rationnel » veut dire simplement « persuasif » et « irrationnel » « évoquant la
force ».” 120 Une telle conversion de la notion de la rationalité reflète sa tendance
réformiste, mais non pas révolutionnaire dans le domaine philosophique ainsi que
dans le domaine politique. Ce raffinement du concept de la rationalité semble la
situer dans un centre de la contingence. En somme, dans la mesure où il provient du
champ empirique, le concept de la rationalité selon Rorty est différent de celui selon
117
. R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, op. cit., p. 575.
. Ibid.
119
. Ibid.
120
. Ibid., p. 578.
118
90
les rationalistes (Diderot et Voltaire…) qui rejettent la source religieuse et empirique
et qui n’accordent la valeur qu’à la raison et à son raisonnement.
Cette conversion du concept de la rationalité le conduira ainsi à reprendre dans
le domaine de l’expérience le problème du langage. La rationalité dans le domaine
du langage n’est pas caractérisée par l’application des règles des jeux données mais
par la capacité qui permet aux joueurs de faire un jeu de langage. De ce point de vue,
tandis que Lyotard affirme l’incommensurabilité du langage, Rorty insiste sur l’unité
du langage quant à la thèse de l’aptitude : “le langage n’a pas plus de nature que
l’humanité ; les deux n’ont qu’une histoire. Il y a autant d’unité ou de transparence
du langage qu’il y a volonté de converser plutôt que de se battre.”121 Autrement dit,
pour lui, l’unité n’est plus celle préétablie, mais celle à établir par la discussion, tout
comme la rationalité n’est pas l’application des critères préétablis, mais
l’aboutissement au consensus par la discussion. Ainsi, il prétend pouvoir aboutir au
consensus libre en fonction du remplacement de la force par la persuasion et de la
conversion du différend en le litige. A cet égard, le pragmatiste ne considère pas la
compétence du langage comme la maîtrise de règles, mais comme la thèse de
l’aptitude avec les joueurs d’un jeu de langage, au lieu de celle de
l’incommensurabilité de Lyotard qui prétend les îlots linguistiques incompatibles.
Donc, pour Rorty, les îlots linguistiques de Lyotard ne sont maintenant que “des
ensembles différents de croyances et de désirs” ou, dans une vision holiste du
langage (Quine-Davidson), “des différences d’opinion – le genre de différences qui
peuvent être résolues par la discussion”122. Donc, pour le pragmatiste, la différence
des cultures ou des discours n’est que celle des croyances dissemblables, mais non
pas le différend chez Lyotard.
Dans cette perspective, on peut reformuler le désaccord de Rorty avec Lyotard :
la défaillance de la modernité du dernier sera réduite à la perte de la croyance par le
premier. Autrement dit, elle est, selon Rorty, réduite à “un déclin de la foi dans la
capacité de trouver un ensemble de critères unique que tout le monde pourrait
accepter quel que soit le temps ou le lieu, avec un seul jeu de langage qui en quelque
sorte peut faire tout ce que les autres jeux de langage ont pu faire”. Il continue :
“Mais la perte de ce dessin théorique illustre simplement le fait que l’une des
manifestations accessoires de la civilisation occidentale – la métaphysique – prend
121
122
. Ibid., p. 575.
. Ibid., pp. 575 et 576.
91
fin.” 123 Rorty nous montre ici que la crise du projet théorique ne signifie pas
d’emblée la défaillance du projet moderne, mais ne marque qu’il n’y a pas d’un seul
grand discours commensurable. Ainsi, à la différence de Lyotard qui déclare la
défaillance de la modernité, il déclare la déchéance de la croyance métaphysique.
Pour lui, cet échec de la métaphysique “ne nous empêche pas de faire une distinction
utile entre persuasion et force”124. Après le déclin de la métaphysique, un progrès
social est pour lui encore possible et alors le projet moderne persiste.
Cependant, dans la “Discussion entre Jean-François Lyotard et Richard Rorty”,
en remarquant qu’il n’y a pas de litige entre lui-même et Richard Rorty mais un
différend, Lyotard précise que des genres de discours sont incommensurables, mais
non pas la pluralité des langues : “Vous pouvez parler d’un événement quelconque
dans plusieurs genres de discours – vous pouvez le raconter pour faire rire, pour
persuader, pour persuader que vous l’avez vu, pour persuader que vous êtes un bon
témoin, vous pouvez l’expliquer pour convaincre votre auditeur, vous pouvez vouloir
faire pleurer. Voilà ce qui suffit à classifier des genres de discours. Je dis qu’on peut
toujours passer d’un genre à l’autre, changer de genre, mais qu’on ne peut pas
traduire. Ce n’est pas une opération de traduction, c’est une opération de
transcription.”125 Ainsi, pour lui, entre des genres de discours il y a une différence
fondamentale
qui
est
incommensurable.
Le
différend
provient
de
cette
intraduisibilité, non pas du passage. Il prétend donc qu’il n’y a qu’une diversité de
genres de discours.
Ainsi, pour Lyotard, entre des genres de discours qui sont définis par des règles
incompatibles, il y a des îlots qui sont isolés et sont incapables de créer des ponts.
Dans la mesure où il suit la nouvelle voie qui n’est ni précédent, ni règles préétablie,
on peut dire que Lyotard dépasse la frontière de la modernité. Il affirme en quelque
sorte qu’il y a entre les genres de discours et les régimes de phrases
“l’incommensurabilité, l’hétérogénéité, le différend, la persistance des noms propres,
l’absence d’un tribunal suprême”(DI, n° 182.). En d’autres termes, il n’y a plus de
métalangage qui rend possible la réduction d’un genre à l’autre. Pour établir la
justice du respect de l’hétérogénéité des régimes de phrases, Lyotard aborde ce
problème à travers la question de la légitimité, autrement dit la délégitimation du
savoir. Pour respecter l’hétérogénéité et la diversité, en déclarant la perte de la
123
. Ibid., p. 576.
. Ibid.
125
. “Discussion entre Jean-François Lyotard et Richard Rorty”, in Critique, p. 581, mai, 1985.
124
92
légitimité, après le déclin du discours universel dans la société postmoderne, il va se
tourner rapidement vers la délégitimation qui lui semble activer le différend.
4. DELEGITIMATION
Si le projet moderne ou l’idée de l’émancipation est en réalité liquidée dans le
récit théorique ainsi que dans le récit pratique, il s’agit désormais de savoir où se
trouve le fondement de la légitimité après le déclin des « grands récits » qui fondent
la légitimité de tous les récits. A cause de l’incommensurabilité et de l’irréductibilité
des jeux de langage ou des genres du discours qui semblent impliquer l’effondrement
de la condition de la communication, Lyotard se trouve en présence de la crise de la
légitimité. Alors, il analyse, d’abord, le moteur du déclin des « grands récits » qui se
révèle comme les résultats postmodernes. A cette déchéance des récits correspond, à
vrai dire, un effet de l’essor des sciences et des techniques. A proprement parler, on
peut envisager une relation entre l’incrédulité postmoderne vis-à-vis de celui-là et de
celui-ci. Cette analyse lyotardienne lui permet de déclarer la fin parfaite du discours
de la légitimité du savoir. Donc, nous allons d’abord diagnostiquer les causes de la
crise et nous allons nous en approcher de la solution selon Lyotard. Alors, notre
première question est comme suit : qu’est-ce qui a causé la crise de la légitimité ?
Afin d’aborder cette question, notre auteur postmoderne commence par mettre
au jour la corrélation des tendances invoquées avec le déclin de la puissance
unificatrice et légitimante des grands récits de l’émancipation : “L’impact que la
reprise et la prospérité capitaliste, d’une part, l’essor déroutant des techniques, de
l’autre, peuvent avoir sur le statut du savoir est certes compréhensible. Mais il faut
d’abord repérer les germes de « délégitimation » et de nihilisme qui étaient inhérents
aux grands récits du XIXe siècle pour comprendre comment la science
contemporaine pouvait être sensible à ces impacts bien avant qu’ils aient lieu.”(CP,
p. 63.) Tentons donc, tout d’abord, avec Lyotard, de déceler les germes de
« délégitimation » et de nihilisme, avant de rechercher la corrélation entre eux.
Il recèle d’abord dans le dispositif spéculatif une sorte d’équivoque par rapport
au savoir : “La science positive n’est pas un savoir. Et la spéculation se nourrit de sa
suppression. De cette façon, le récit spéculatif hégélien contient en lui-même, et de
93
l’aveu de Hegel, un scepticisme à l’endroit de la connaissance positive.”( CP., 64.)
Ainsi, l’analyse de Lyotard sur la philosophie spéculative qui cache en elle-même le
scepticisme l’amène à dévoiler la présupposition de l’énoncé spéculatif qui lui
semble l’engendre : “un énoncé scientifique est un savoir si et seulement s’il se situe
lui-même dans un processus universel d’engendrement…Il lui suffit de présupposer
que ce processus existe (la Vie de l’esprit) et que lui-même en est une expression.
Cette présupposition est même indispensable au jeu de langage spéculatif.”(CP, p.
64.) Il trouve que toute la philosophie spéculative ne peut manquer de présupposer ce
processus universel d’engendrement. Car cette présupposition définit de règles
indispensables pour jouer au jeu spéculatif. Selon Lyotard, “Une telle appréciation
suppose premièrement que l’on accepte comme mode général du langage de savoir
celui des sciences « positives », et deuxièmement que l’on estime que ce langage
implique des présuppositions (formelles et axiomatiques) qu’il doit toujours
expliciter. En des termes différents, Nietzsche ne fait rien d’autre quand il montre
que le « nihilisme européen » résulte de l’auto-application de l’exigence scientifique
de vérité à cette exigence elle-même.”(CP., pp. 64-65.) Cela revient à dire que c’est
le savoir scientifique lui-même qui pose problème. C’est pourquoi Lyotard trouve un
procès de délégitimation qui a pour moteur l’exigence de légitimation et le germe de
nihilisme du savoir scientifique.
Le moteur de la délégitimation provient pour Lyotard de cette crise du savoir
scientifique qui a pour but vrai. Selon lui, d’une part, “La « crise » du savoir
scientifique dont les signes se multiplient dès la fin du XIXe siècle ne provient pas
d’une prolifération fortuite des sciences qui serait elle-même l’effet du progrès des
techniques et de l’expansion du capitalisme. Elle vient de l’érosion interne du
principe de légitimité du savoir. Cette érosion se trouve à l’œuvre dans le jeu
spéculatif…”( CP., p. 65.) La crise du savoir scientifique vient ainsi de la fragilité du
savoir en soi et provoque l’érosion du dispositif spéculatif. Après avoir montré la
crise de la légitimité qui provient du savoir scientifique lui-même, Lyotard nous
montre à son tour l’autre procédure de légitimation : celle-ci qui vient “de
l’Aufklärung, le dispositif de l’émancipation, sa puissance intrinsèque d’érosion” fait
d’emblée problème dans la mesure où “Sa caractéristique est de fonder la légitimité
de la science, la vérité, sur l’autonomie des interlocuteurs engagés dans la pratique
éthique, sociale et politique”(CP, p. 66.). La légitimation qui provient de
94
l’Aufklärung, elle aussi, est en crise puisqu’elle justifie la légitimité du savoir en
fondant sur la justice.
Mais, selon Lyotard, il n’y aucun rapport logique entre un énoncé descriptif qui
a une valeur cognitive et un énoncé prescriptif qui a une valeur pratique. Car entre
les deux énoncés il n’y a pas de règles communes. En prétendant ainsi distinguer la
différence entre l’ordre ontologique et l’ordre déontologique, il soutient
l’intraduisibilité des jeux de langage. Dès lors, Lyotard dira : “la science joue son
propre jeu, elle ne peut légitimer les autres jeux de langage. Par exemple, celui de la
prescription lui échappe. Mais avant tout elle ne peut pas davantage se légitimer ellemême comme le supposait la spéculation.”(CP, p. 66.) Car il n’est pas possible de
prouver le passage d’un énoncé descriptif à un énoncé prescriptif. En outre, il ajoute
que la légitimation ne peut venir ni de la “pratique langagière” des gens ni de “leur
interaction communicationnelle”(CP, p. 68.). Lyotard déclare ainsi la défaillance
parfaite de la légitimité du savoir dans le monde postmoderne. Ni le savoir
scientifique,
ni
l’Aufklärung,
ni
la
pratique
langagière,
ni
l’interaction
communicationnelle ne nous confèrent la légitimité du savoir.
En ce sens, Lyotard n’hésite pas à dire que “ce travail de deuil a été accompli. Il
n’est pas à recommencer”(CP, p. 68.). Autrement dit, à cause de la crise de la
légitimité de la vérité et de la justice, il ne nous reste que la délégitimation.
Maintenant, on peut dire sans doute avec Lyotard que la délégitimation provient
après tout de l’érosion du discours spéculatif et également de l’érosion intrinsèque de
l’Aufklärung. En un mot, le projet moderne lui-même devient une problématique.
Paradoxalement, il devient à la fois le dispositif auto-fondateur et le dispositif autodestructeur. Lyotard nous a ainsi montré que les fondements de la légitimité du
discours
de
la
modernité
l’incommensurabilité.
C’est
ont
fait
pourquoi
faillite
il
quant
à
se tourne vers
son
principe
de
la voie de la
« délégitimation » dans le temps postmoderne.
Dès lors, notre deuxième question est posée : si tel est le cas, comment résoudre
la crise de la délégitimation ? Nous poursuivons quelques méthodes qu’impose
Lyotard. A propos du problème de la légitimation du savoir, puisque le recours aux
grands récits est exclu, Lyotard en trouvera la brèche dans les petits récits qui ne
dépendent pas de la raison universelle : “on ne saurait donc recourir ni à la
dialectique de l’Esprit ni même à l’émancipation de l’humanité comme validation du
discours scientifique postmoderne. Mais […] le « petit récit » reste la forme par
95
excellence que prend l’invention imaginative, et tout d’abord dans la science.”(CP.,
p. 98.) La validation du discours scientifique dans le temps postmoderne exige alors
pour Lyotard un nouveau dispositif au lieu de l’émancipation de l’humanité. Etant
donné qu’elle ne peut pas être puisée dans une fontaine close des grands récits, la
validation du discours est destinée à être cherché dans une autre fontaine. Celle-ci est
pour lui des petits récits. Le diagnostic lyotardien de la perte des « grands récits » ne
signifie en effet rien d’autre que leur multiplicité et leur hétérogénéité sous des
formes éclatées et fermées sur elles-mêmes. Cette chute des « grands récits » selon
Lyotard correspond tout simplement à la promotion des deux autres genres du
discours, à savoir le cognitif et l’expressif. Si l’on veut rendre compte de ce
phénomène au moyen des catégories habermassiennes du cognitif, du normatif et de
l’expressif, “on caractérisera les petits récits individuels comme expressifs, par
opposition à la nature foncièrement normative des « grands récits »”126, dit Raulet.
Dans la mesure où
les petits récits échappent à l’emprise des grands récits et
respectent la multiplicité et l’hétérogénéité, il lui semble qu’ils valident le discours
scientifique après la défaillance des grands récits.
En raison de l’éclatement des normes universalistes de la Raison qui
distinguaient le vrai et le faux, le juste et l’injuste, la divergence des « petits récits »
domine selon lui la condition postmoderne et est aussi devenue la forme dominante
et conductrice de la communication. Mais, Lyotard reconnaît lui-même que les petits
récits sont gouvernés par un élément métaphysique : “Il y a dans la narratologie
générale un élément métaphysique non critiqué, une hégémonie accordée à un genre,
le narratif, sur tous les autres, une sorte de souveraineté des petits récits, qui leur
permettrait d’échapper à la crise de délégitimation.”(PEE, p. 41.) En somme, la crise
de délégitimation ne peut être évitée que si la souveraineté des petits récits soit
admise. Ainsi, Lyotard assume qu’un élément métaphysique ne peut pas et ne doit
pas être exclu dans le discours des petits récits afin que celui-ci soit validé. A cet
égard, la souveraineté des petits récits fait surmonter non seulement la crise de
délégitimation, mais aussi est la condition du narratif valable.
Ainsi donc, à cause de l’expiration de la raison universelle, Lyotard introduit
aussi la raison particulière qui se dirige vers la divergence des petits récits. En notant
que Popper et Adorno, qui n’en restent pas moins les derniers représentants du projet
126
. Gérard Raulet,“Critique de la raison communicationnelle”, in Habermas, la raison, la critique,
coll. « Procope », p. 94, Ed. de Cerf, Paris, 1996.
96
moderne, c’est-à-dire les derniers héritiers de la philosophie de l’Aufklärung, quittent
la raison universelle et ne mettent en relief que la raison particulière, Lyotard nous
montre que la validation du discours se maintient que dans les deux sphères
particulières qui ne peuvent être réduites l’un à l’autre : “Même les derniers partisans
de l’Aufklärung, comme Popper ou Adorno, n’ont pu, à l’en croire, en défendre le
projet que dans des sphères particulières de la vie, celle de la politique pour l’auteur
de The open society, celle de l’art pour celui de Aesthetische Theorie.”(PEE, pp. 1415.) Tous les deux assurent et soulignent la raison particulière, l’un la raison
politique, et l’autre la raison esthétique. En fait, Lyotard met l’accent sur cette raison
particulière avec eux en rejetant le totalitarisme hégélien et marxiste et prenant la
méthodologie pragmatique, mais il ne sera pas d’accord avec leur optimisme de la
démocratie libérale qui fait fond toujours encore sur des grands récits pour chercher
sa légitimité. Le discours de la légitimité selon Lyotard est ainsi repris par la
perspective du pluralisme. La crise de la délégitimation ne peut être surmontée que
par la raison particulière dans la perspective pluraliste. Maintenant c’est la raison
particulière qui rend valide les petits récits ; pour qu’ils soient validés, il faut
présupposer leur souveraineté.
Ces petits récits portent sur la différence et la dissemblance qui vont à l’encontre
du consensus. Si c’est la raison particulière qui en rend possible la validité, en quoi
consiste le fondement de la légitimité dans la société pluraliste ? C’est la crise
contemporaine de la légitimité du savoir qui anime la pensée de Lyotard et de
Habermas. Si Habermas nous donne la solution du consensus, Lyotard le principe
d’analogie, à savoir paralogie. Cette comparaison nous conduira au centre du
problème de la légitimité.
CHAPITRE IV : LA CRISE DE LA MODERNITE ET
LE PROBLEME DE LA COMMUNICATION
97
1. LE CONSENSUS OU LA PARALOGIE
Face à la même situation, la crise des grands récits de la modernité, Lyotard et
Habermas ont la proximité du point de départ, mais leur solution est tout à fait
différente. De cette crise de la modernité, Habermas entreprend d’éliminer du récit
de la modernité tout risque de terreur. Donc, il s’agit de saisir l’origine de la crise du
récit de la modernité. Afin d’éviter la crise des métarécits de la modernité, Habermas
prend ainsi la méthode de la réforme en redéfinissant la relation entre les jeux de
langage théorique et pratique et leur limite. En somme, il a la conviction que le
consensus universel selon le critère de la vérité et de la justice peut nous donner la
solution du problème social. Pour lui, la vérité et la justice obtiennent alors “la
fonction de « principes régulateurs »”127 dans ces jeux de langage et le consensus est
ainsi digne d’une Idée régulatrice kantienne. C’est de cette nouvelle définition
pragmatique et langagière du principe critique que Habermas soutient que “le grand
récit théorico-pratique de la modernité se « démocratise » et, tout en gardant intacte
sa fonction sociale et historique émancipatrice, s’assure par avance contre toute
risque de retombée dans la terreur.” 128 Ainsi, Habermas entreprend de nous
émanciper par la reconstruction d’un paradigme explicatif de la terreur de la
modernité. Autrement dit, il maintient encore l’idée de la connaissance comme
émancipation en conservant l’Idée kantienne.
Comme Habermas, Lyotard, lui aussi entreprend de réconcilier la politique de
l’opinion avec la politique de l’Idée kantienne dans Au juste. Mais, il reproche à
Habermas de s’appuyer sur ce critère formel du consensus pour la réconciliation
entre les deux. Car pour lui, ce recours au consensus ne manquera pas de retomber
dans l’atmosphère du scepticisme : “comme le dit Pascal, ce qui est juste, c’est ce
qu’on a jugé qui était juste et sur quoi tout le monde tombe d’accord. Et dans ces
conditions il est vrai qu’il n’y a plus de politique possible. Il n’y a plus que le
consensus.”(AJ, p. 155.) Lorsque l’on assigne au consensus selon Habermas la valeur
d’une Idée régulatrice kantienne, “on finit même par donner à la délégitimation une
valeur de droit, en légitimant a priori ce en quoi seul le sophiste a foi, la
convention.”129 Mais, comme l’indique bien Lyotard, “La règle de la convention fait
127
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 71.
. Ibid., p. 72.
129
. Ibid., p. 73.
128
98
qu’on sera obligé de s’incliner … devant le nazisme.”(AJ, p. 143.) Lyotard nous
montre ici que cet échec terrible est en relation avec une telle théorie formelle et
transcendantale de la vérité selon Habermas130 qui légitime d’une façon inévitable
l’horreur. Lyotard critique alors le fondement méthodologique du critère du
consensus de Habermas puisqu’il risque de légitimer d’une façon théorique la
terreur. A ce titre, il tient à chasser complètement le transcendantal qui confère l’Idée
régulatrice de la connaissance et de l’action. En d’autres termes, Lyotard entend ne
reconnaître comme le savoir que ce qui vient d’en bas, de l’inférieur, pour déraciner
la terreur théorique.
Cette limitation du savoir conduit ainsi Lyotard à aller à l’encontre de la
démarche qui avait conduit Habermas à poser la question des conditions d’un
consensus universel. Autrement dit, il indique que le principe du consensus est
insuffisant à deux égards comme critère de validation : “Ou bien il est l’accord des
hommes en tant qu’intelligences connaissantes et volontés libres obtenues par le
moyen du dialogue. C’est sous cette forme qu’on le trouve élaboré par Habermas.
Mais cette conception repose sur la validité du récit de l’émancipation. Ou bien il est
manipulé par le système comme l’une de ses composantes en vue de maintenir et
d’améliorer ses performances.”(CP, p. 98.) Dans la mesure où il est l’accord des
hommes qui porte sur le récit d’émancipation incrédule et est manipulé par la
performativité du système, le principe du consensus est nécessaire mais pas suffisant
comme le critère de la validation. Pour ces raisons, Lyotard affirme qu’il est
impossible d’élaborer le problème de la légitimité par un consensus universel issu du
Diskurs.
En outre il indique que des présuppositions dans le principe du consensus
universel sont fausses : “tous les locuteurs peuvent tomber d’accord sur des règles ou
des métaprescriptions valables universellement pour tous les jeux de langage, alors
qu’il est clair que ceux-ci sont hétéromorphes et relèvent de règles pragmatiques
hétérogènes.”(CP, p. 106.) Insister sur le caractère «hétéromorphe » des jeux de
langage, c’est en fait rejeter leur validité universelle et alors dire l’impossibilité de la
130
. Gualandi indique la faiblesse et l’abstraction de la théorie critique de Habermas dans la mesure où
“elle présuppose une articulation faible et artificielle entre le droit et le fait, articulation qui la rend
d’un côté trop abstraite et de l’autre trop factuelle”(Ibid., p. 72.). En somme, “Son caractère abstrait
résulte de ce qu’elle ne respecte pas suffisamment les différences entre les jeux de langage : elle finit
par les totaliser en se proposant elle-même comme ce récit théorique qui dit la vérité de toute pratique
politique concrète et qui écrase sa singularité sur une idée abstraite d’émancipation. Sa factualité
résulte en revanche du fait qu’elle n’offre aux partenaires qu’un signe très faible de ces Idées de vérité
et de justice qui devraient les orienter dans le « chaos des opinions ».”( Ibid., pp. 72-73.)
99
réduction d’un jeu de langage à l’autre. Pour faire renoncer à la terreur qui semble
provenir “des métaprescriptions communes à tous ces jeux de langage” et d’“un
consensus révisable, comme celui qui règne à un moment dans la communauté
scientifique”, dans la mesure où il peut “embrasser l’ensemble des métaprescriptions
réglant l’ensemble des énonces qui circulent dans la collectivité”(CP, p. 105.), il faut
donc reconnaître l’hétérogénéité des jeux de langage. De ce point de vue, la
confiance accordée au consensus serait pour Lyotard aussi aveugle qu’illusoire : “Le
consensus est devenu une valeur désuète, et suspecte. Ce qui ne l’est pas, c’est la
justice. Il faut donc parvenir à une idée et à une pratique de la justice qui ne soit pas
liée à celles du consensus.”(CP, p. 106.) Lyotard nous montre ici que le problème de
la légitimité n’est pas soutenu par un consensus universel. Etant donné qu’il n’est pas
capable de réduire un jeu de langage à l’autre, l’idée de justice est finalement
comprise comme celle d’une justice de multiplicité mais non plus comme celle d’une
justice du consensus universel. Comme l’indique justement Brun, un consensus “ne
peut être que le reflet d’une opinion versatile et sujette à toutes les puissances
trompeuses de l’imagination”131. La vérité comme un consensus se trouvera alors en
présence du relativisme qui ouvre en fin de compte la porte au scepticisme.
Donc, pour Lyotard qui souligne la divergence des jeux de langage, il ne s’agit
plus de réduire un jeu de langage à l’autre, mais d’établir autrement le rapport entre
eux. Ce rapport n’est ni celui de la réduction ni celui de la traduction à cause de
l’absence de métajeu de langage. Dès lors, il s’agit d’enchaîner les jeux de langage
ou les phrases. Alors, comment les enchaîner ? Cette problématique implique
l’indétermination et la contingence de l’enchaînement. Lyotard pose ainsi le
problème de l’indétermination, qui anime les recherches philosophiques de
Wittgenstein comme le motif conducteur et la question de la contingence impliquée
au cœur du travail du langage. Autrement dit, c’est la contingence de la structure de
l’enchaînement qui compose les jeux de langage et les phrases.
De cette approche pragmatique du langage, Lyotard en vient à prétendre la
paralogie comme le principe de l’enchaînement des jeux de langage et des phrases.
Car pour lui, “le consensus n’est qu’un état des discussions et non leur fin. Celle-ci
est plutôt la paralogie. Ce qui disparaît avec ce double constat (hétérogénéité des
règles, recherche du dissentiment), c’est une croyance qui anime encore la recherche
de Habermas, à savoir que l’humanité comme sujet collectif (universel) recherche
131
. J. Brun, La philosophie de Pascal, p.107, n°2711, PUF, Paris, 1992.
100
son émancipation commune au moyen de la régularisation des « coups » permis dans
tous les jeux de langage, et que la légitimité d’un énoncé quelconque réside dans sa
contribution à cette émancipation.”(CP, p. 106.) L’hétérogénéité des règles des jeux
témoigne pour Lyotard l’échec du consensus qui n’est légitimé que par la
contribution à l’émancipation de l’humanité. Car lorsque Lyotard demande où se
trouve la légitimité, après les métarécits, le consensus obtenu par discussion fait
violence à l’hétérogénéité des jeux de langage, c’est-à-dire à l’élément même qui
peut nous permettre d’introduire le principe d’incommensurabilité dans les genres du
discours. C’est pourquoi il dit que “le seul consensus dont nous ayons à nous soucier
[…] est celui qui peut encourager cette hétérogénéité, ces « dissensus »”(PE, p. 87.)
Pour échapper à anéantir l’hétérogénéité des jeux de langage, Lyotard affirme que la
paralogie n’est que le seul consensus.
Après avoir montré que le consensus ne donne pas la légitimité du savoir,
Lyotard note à son tour le principe de la performativité qui ne semble pas être sans
rapport avec le problème de la légitimité dans le temps postmoderne. Car en raison
du développement des sciences et des techniques, les décisions et les normes de la
parole et de l’action tendent de plus en plus à être légitimées par leur efficacité dans
la mesure où la raison scientifique “n’est pas questionnée selon le critère du vrai ou
faux (cognitif), sur l’axe message/référent, mais selon la performativité de ses
énoncés, sur l’axe destinateur/destinataire (pragmatique)”(PEE,
p. 100.). A cet
égard, le seul critère possible dans le temps postmoderne semble être pour Lyotard
celui de l’efficience et de la performativité.
Mais, il s’aperçoit que cette performativité ne garantit pas la justice et qu’à la
place de “la normativité des lois” est placée “la performativité des procédures”. En
ce sens, le “« contrôle du contexte », c’est-à-dire l’amélioration des performances
réalisées
contre
les
partenaires”
pourrait
“valoir
comme
une
sorte
de
légitimation”(CP, pp. 76 et 77.). Une telle légitimation par le fait est donc soutenue
par les techniques : elle porte sur l’horizon de la procédure qui fortifie l’emprise des
techniques contre la réalité. Donc, pour Lyotard, ce sont les techniques qui
permettent de pouvoir « disposer du savoir scientifique et de l’autorité
décisionnelle » : “Ainsi prend forme la légitimation par la puissance. Celle-ci n’est
pas seulement la bonne performativité, mais aussi la bonne vérification et le bon
verdict. Elle légitime la science et le droit par leur efficience, et celle-ci par ceux-là.
Elle s’autolégitime comme semble le faire un système réglé sur l’optimisation de ses
101
performances.”(CP, p. 77.) Face à la multiplicité des choix dans ce monde
postmoderne, il est vrai que le décideur ne pense et juge que par ce critère de la
performativité. Mais, aux yeux de Lyotard, cette solution pragmatiste semble revêtir
une sorte de nouveau totalitarisme dans la mesure où elle est de connivence du
pouvoir avec les formes contemporaines de la technique et de la science. Lyotard
critique alors d’une façon aiguë l’idéologie techno-scientifique qui prend forme de la
légitimation par la puissance.
En critiquant ainsi contre la légitimation par la puissance des techniques,
Lyotard met en évidence que le principe d’optimisation de la performativité n’est pas
le critère de la légitimité du savoir. Lyotard refuse alors, au nom de
l’incommensurabilité, cette tentative de contourner le fondement même de la
légitimité en optimisant les performances du système par de nouvelles technologies :
“Le jeu de langage technique, le jeu de la performativité, n’acceptent que l’efficacité
comme critère de jugement. Il leur est toutefois incapable de dire pourquoi
l’efficacité en soi est bonne, vrai ou juste. L’application de ce critère d’efficacité est
purement, opératoire.”132 En somme, l’efficacité est le critère du jugement, non pas
celui de légitimité. Lyotard met ainsi à jour que le principe de la performativité ne
peut pas être le critère de la légitimité pas plus que le consensus universel.
De ce qui précède, on peut résumer l’affrontement entre Habermas et Lyotard ou
entre le consensus et la paralogie. Pour Habermas, cette crise de la légitimation du
savoir dans le temps contemporain “ne peut être dépassée qu’en définissant les
limites exactes du jeu de langage des sciences de la nature, limites qui le séparent du
jeu de langage de la morale et de la politique qui est fondé non pas sur l’action
efficace, mais sur la compréhension, sur l’interprétation en vue de l’établissement
d’un nouveau consensus”133, tandis que pour Lyotard, “il ne s’agit pas de définir une
limite nette entre ces deux jeux de langage, mais de trouver un principe d’analogie
qui permette de passer de l’un de ces jeux de langage à l’autre sans pourtant avoir
recours à un métalangage universaliste ou au critère de l’efficience et de la
performativité.134 Quant au point de vue lyotardien, on pourrait dire que “la condition
postmoderne
est
celle
de
l’incontournable
impossibilité
de
légitimation,
fondationaliste ou épistémologique des savoirs : elle impose la reconnaissance de
leur prolifération, de leur croisement, mais sans autre « raison » que des « raisons »
132
. F. Frandsen, “L’honneur de penser”, op. cit., p. 23.
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., pp. 70-71.
134
. Ibid., p. 71.
133
102
locales et fragmentaires.”135 Ce qui se révèle au cours de cette analyse, c’est même la
« paralogie » ou le « dissentiment » qui permet de transir de l’un de ces jeux de
langage à l’autre. Donc, pour Lyotard, c’est la paralogie qui éclaire le problème de la
légitimation.
C’est à partir de ce principe d’analogie même que Lyotard entreprend de lier le
jeu de langage de la justice au jeu de langage de la vérité scientifique afin de
s’approcher du problème de la légitimité. Lyotard trouve dans la science
postmoderne un modèle de légitimation qu’est la paralogie : “En s’intéressant aux
indécidables, aux limites de la précision du contrôle, aux quanta, aux conflits à
information non complète, aux « fracta », aux catastrophes, aux paradoxes
pragmatiques, la science postmoderne fait la théorie de sa propre évolution comme
discontinue, catastrophique, non rectifiable, paradoxale. Elle change le sens du mot
savoir, et elle dit comment ce changement peut avoir lieu. Elle produit non pas du
connu, mais de l’inconnu. Et elle suggère un modèle de légitimation qui n’est
nullement celui de la meilleure performance, mais celui de la différence comprise
comme paralogie.”(CP, p. 97.) De ce fait que la science postmoderne nous donne le
modèle de la légitimation, à savoir celui de la différence, Lyotard nous rappelle sans
doute que “l’équilibre énergétique dont dépend la survie d’un système naturel est lié
à une condition plus fondamentale que celle de l’augmentation de la puissance et de
la performativité”. Et “Cette condition est définie par la capacité d’«ouverture » du
système, par sa capacité à accueillir de la « différence » et de la « nouveauté », car
ces facteurs d’ouverture lui permettent d’augmenter son information locale en
diminuant son entropie globale.”136 Au fur et à mesure du principe de l’analogie, à
partir de la théorie des systèmes ouverts de la science Lyotard s’approche ainsi du
problème de la justice. De cette analogie, il entend montrer que, comme les sciences
naturelles, la politique nécessite une pragmatique de la légitimation qui a tendance à
garantir les droits de la pluralité et de la différence. Il va d’autant plus développer la
question de cette analogie et de passage d’un jeu de langage à l’autre dans Le
différend.
Le jeu de langage de la science contemporaine se pratique selon Lyotard en deux
types de pragmatiques différentes et complémentaires : « coups normaux » et « coups
extraordinaires ». En remarquant que les premiers “développent des méthodes et des
135
. Carrilho, Manuel Maria, Rhétoriques de la modernité, p. 18, Presses Universitaires de France,
Paris, 1992.
136
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 75.
103
hypothèses consolidées et […] font appel au consensus d’une communauté
scientifique très structurée et institutionnalisée”, alors que les dernières
“bouleversent le jeu de langage de la science jusque dans ses règles les plus
fondamentales”, Lyotard compare ces dernières aux paralogies “dans ce qu’elle a de
plus radicalement innovateur”. Notamment, dans la mesure où ces « coups
extraordinaires » de la recherche scientifique “tendent même à transformer la
pragmatique de l’épreuve en une discussion sur les métarègles qui président au jeu de
langage de la science”, Lyotard conclut que “tout comme pour la science
contemporaine, la situation politique postmoderne est celle où les « partenaires
sociaux » sont appelés à participer directement à la discussion sur les méta-règles qui
ordonnent les jeux de langage auxquels ils prennent partie dans leur vie sociale,
professionnelle, privée”137. Lyotard veut nous montrer ici que le jeu de langage de la
politique postmoderne, tout comme celui de la science contemporaine s’engage de la
discussion sur les métarègles et s’ouvre à la nouveauté et à la différence. C’est en
fonction du principe de la paralogie que le jeu de langage de la justice, comme celui
de la vérité scientifique devrait être validé. En ceci, il soutient que le problème de la
légitimation du savoir dans le temps postmoderne est garanti par la double analogie
entre le jeu de langage pratique de la politique et celui théorique de la science.
Mais, dans ce cas, qui légitime cette analogie théorique entre la politique
postmoderne et la science contemporaine ? Car selon Lyotard, entre ces deux jeux
de langage, il y a différence et incommensurabilité : on ne peut pas réduire de l’un à
l’autre. Néanmoins, s’il est possible de passer d’un jeu de langage cognitif au jeu de
langage prescriptif, qui garantit ce passage ?
Si la légitimation du savoir est pour Lyotard soutenue par la paralogie, comment
celle-ci le légitime-t-elle ? Le problème de la légitimité consiste donc à faire
apparaître la différence des divers jeux de langage, notamment entre des dénotatifs
(les jeux de langage de la science contemporaine) et des prescriptifs (les jeux de
langage de la politique postmoderne). C’est par le contraste entre les dénotatifs et les
prescriptifs que leur différence devrait être encore davantage explicitée. Ainsi, la
méthode d’analogie cesse de voir leur relation comme la dérivation et plutôt souligne
leur différence. Par cette méthode, Lyotard a souligné dès le début de cette étude la
différence “non seulement formelle, mais pragmatique”(CP, p. 104.) entre des
dénotatifs et des prescriptifs dans la pragmatique scientifique. En mettant l’accent sur
137
. Ibid., pp. 75-76.
104
cette différence, Lyotard fait remarquer l’exigence des prescriptifs dans la
pragmatique scientifique : “La pragmatique scientifique est centrée sur les énoncés
dénotatifs… Mais son développement postmoderne met au premier plan un « fait »
décisif : c’est que même la discussion d’énoncés dénotatifs exige des règles. Or les
règles ne sont pas des énoncés dénotatifs, mais prescriptifs, qu’il vaut mieux appeler
métaprescriptifs pour éviter des confusions (ils prescrivent ce que doivent être les
coups des jeux de langage pour être admissibles).”(CP, pp. 104-105.) En mettant
ainsi en lumière la différence entre les deux, Lyotard nous montre ainsi que lors de la
discussion, la pragmatique scientifique, qui porte sur les énoncés dénotatifs, exige
une fois pour toutes les règles qui sont les énoncés prescriptifs.
Dans ce cas-là, pour Lyotard, c’est la paralogie qui fait apparaître les prescriptifs
dans la pragmatique scientifique : “L’activité différenciante, ou d’imagination, ou de
paralogie dans la pragmatique scientifique actuelle, a pour fonction de faire
apparaître ces métaprescriptifs (les « présupposés »), et de demander que les
partenaires en acceptent d’autres. La seule légitimation qui rende recevable en fin de
compte une telle demande est : cela donnera naissance à des idées, c’est-à-dire de
nouveaux énoncés.”(CP, p. 105.) En somme, l’activité de paralogie fait dévoiler des
présupposés dans la pragmatique scientifique et fait les partenaires recevoir la
différence mais non pas atteindre enfin le consensus universel. C’est à partir de cette
paralogie même que se produit quelque chose d’inconnu, non vécu à partir de ce qui
est connu ou vécu. En ce sens, le savoir postmoderne a un nouveau sens : “Le savoir
postmoderne n’est pas seulement l’instrument des pouvoirs. Il raffine notre
sensibilité
aux
différences
et
renforce
notre
capacité
de
supporter
l’incommensurable. Lui-même ne trouve pas sa raison dans l’homologie des experts,
mais dans la paralogie des inventeurs.”(CP, pp. 8-9.)
Le monde postmoderne exige ainsi la pragmatique de la légitimation pour
respecter la différence et la diversité et dès lors la transformation du sens de savoir.
Ce savoir n’est pas celui comme émancipation, mais celui comme raffinement de la
sensibilité aux différences. Le savoir postmoderne trouve sa raison dans cette
paralogie qui nous rend supportable toujours plus l’incommensurable en soulignant
encore davantage la différence. Il y a là un lieu où la question de la communication
se pose d’une façon nouvelle dans le temps postmoderne.
105
2. LA COMMUNICATION OU LA DIFFERENCE
Si le problème du savoir dans l’époque postmoderne n’est légitimé que par la
paralogie,
celle-ci
est-elle
possible
d’être
une
condition
de
la
communication d’aujourd’hui qui est caractérisée par l’incertitude et l’ambiguïté ?
Dans ce contexte, Jacques Poulain dira : “L’incertitude qui affecte nécessairement la
connaissance philosophique du conditionnement verbal de la vie et de la
connaissance
humaine
rejaillirait
nécessairement
sur
les
résultats
de
la
communication eux-mêmes. L’homme ne pourrait savoir ni pourquoi l’accord
communicationnel avec soi et avec autrui permet de voir et de connaître, ni pourquoi
il doit éviter le désaccord.”138 Si la communication est possible, qu’est-ce qui la rend
possible, en dépit de cette ignorance ou de cette incertitude ? Quelle est la condition
de l’accord communicationnel avec soi et avec autrui ? La paralogie selon Lyotard la
rend-elle possible ?
Afin que la communication entre les divers discours soit possible, il faut tout au
moins un point commensurable entre eux. Habermas, qui prétend la possibilité de la
communication rationnelle, demande alors aux arts et à l’expérience de jeter un pont
au-dessus de l’abîme qui sépare le discours de la connaissance, celui de l’éthique et
celui de la politique. Cette pensée de Habermas porte sur l’unité de l’expérience et
sur la raison communicationnelle qui la rend possible. Donc, après le déclin des
métarécits, Habermas se propose de reconstruire un paradigme explicatif pour établir
la philosophie de la communication selon le paradigme de l’intersubjectivité. D’après
lui, “La raison communicationnelle s’affirme dans la force de cohésion inhérente à
l’entente intersubjective et à la reconnaissance réciproque ; elle circonscrit par là
même l’univers d’une forme de vie communautaire.” 139 Pour rendre possible la
communication, il faut, nous semble-t-il, tout d’abord l’entente intersubjective et la
reconnaissance réciproque. C’est la raison communicationnelle qui en assure la
possibilité et sur laquelle s’établit une relation réciproque entre Ego et autre. Selon
lui, “Ego entre alors dans une relation interpersonnelle, qui lui permet de rapporter à
lui-même en adoptant la perspective d’Alter, dans la mesure où il participe à une
interaction.”140 Habermas se propose ainsi de créer la conscience de soi qui embrasse
138
. Jacques Poulain, La neutralisation du jugement ou la critique pragmatique de la raison politique,
p. 10, L’Harmattan, Paris, 1993.
139
. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 383.
140
. Ibid., p. 352.
106
en son propre sein la perspective de l’autre. La théorie de l’agir communicationnel
pose ainsi une conscience intersubjective.
Habermas nous montre alors que la raison communicationnelle présuppose la
possibilité d’un échange intersubjectif. Il situe l’avantage de la théorie de l’agir
communicationnel sur la philosophie transcendantale. Car il lui semble adéquat
d’établir un paradigme de l’intersubjectivité qui échappe à définir la position de
l’Autre par le désir. Faute de quoi, comme le remarque bien Cascardi, il faudrait que
“l’Autre reste présent dans un état de soumission, comme preuve de la subjectivité de
l’ego, comme objet, donc, du désir du sujet” 141 . Ici, “L’« intersubjectivité » doit
s’accomplir de manière telle que ces sujets dépassent et maintiennent à la fois les
différences que crée le désir ; tout comme Kojève s’était aperçu que, dans la lutte
opposant le maître et l’esclave, l’Autre devait être « assimilé » de telle façon qu’il
conserve son identité en la mienne. Toutefois, puisque les besoins de l’Autre sont
identiques aux miens, la demande de reconnaissance qui s’exprime dans le domaine
de l’intersubjectivité est également la recette d’une lutte perpétuelle, d’une guerre
incessante.”142 Ainsi, si l’on définit la position de l’Autre en fonction du désir, on se
trouvera en présence de la guerre incessante l’un à l’autre pour remplir chaque
besoin. En effet, c’est à cause de cela que Habermas n’accepte pas la définition de
l’Autre par le désir : “Habermas omet la question du désir ; au mieux envisage-t-il le
désir comme une menace extérieure pesant sur l’autonomie du sujet rationnel. Il y a
donc perte du potentiel de transformation du désir, de son orientation vers « l’audelà » qui peut se révéler dans et par la reconnaissance d’autres sujets concrets : ce
potentiel est abandonné dans le cadre d’une critique radicale de la « philosophie
transcendantale ».”143 En ce sens, pour éviter de définir par le désir la position de
l’Autre, Habermas est obligé de faire fond sur la philosophie transcendantale.
En refusant de définir l’Autre comme l’objet du désir, Habermas s’orientera vers
la reconstruction de la connaissance en s’appuyant sur la théorie de l’agir
communicationnel située sur la philosophie transcendantale : “Dans sa résolution des
antinomies caractéristiques du sujet par rapport à un monde d’objets, Habermas a en
substance réduit l’Autre à une variation purement empirique ou « perspective » du
moi, réduction qui est elle-même symptomatique de la tentative que fait Habermas de
reconstruire la totalité de la connaissance en se basant sur la possibilité qu’a la
141
. A. J. Cascardi, Subjectivité et modernité, op. cit., p. 344.
. Ibid.
143
. Ibid., p. 340.
142
107
conscience rationnelle d’accéder à des « règles » pratiques.” 144 En réduisant ainsi
l’Autre à « une variation purement empirique ou perspective du moi », la raison
communicationnelle selon Habermas semble nous parvenir à l’entente intersubjective
et à la reconnaissance réciproque. Cette définition sur l’Autre le conduit à
transformer la relation du sujet avec un monde d’objets. Dans la mesure où l’activité
communicationnelle dépend des ressources que lui fournit le monde vécu des
participants de l’interaction dans les formes d’une rationalité communicationnelle,
Habermas rationalise le « monde vécu ». Pour lui, la rationalisation nous permet
d’évaluer le « contenu normatif » sauvegardé par la théorie de la communication,
dont la connaissance peut être fondée selon lui.
C’est pourquoi il prétend reconstruire le normatif sur la base de la discussion qui
promeut l’agir communicationnel. Pour reconstituer ainsi le contenu normatif de la
modernité, selon lui, “il faut admettre que les trois éléments dont se composait la
« dialectique de la raison » se séparent ; en effet, la subjectivité, principe de la
modernité, devait également en déterminer le contenu normatif ; la raison centrée sur
le sujet produisait du même coup des abstractions qui scindaient en deux la totalité
morale ; et pourtant, seule l’autoréflexion – qui procédait de la subjectivité, tout en
visant à en dépasser les étroitesses – était supposée pouvoir s’affirmer comme
puissance de réconciliation.”145 En séparant ainsi les trois éléments de la dialectique
de la raison : « la subjectivité », « la raison », et « l’autoréflexion », il se tire du
« contenu normatif » de la modernité une théorie de l’agir communicationnel et puise
inversement dans la compétence des sujets communicants une vision normative de
cette modernité.
Dès lors, Habermas considère un paradigme de l’intersubjectivité, orientée vers
le consensus universel, comme la condition pragmatique de la communication : “’est
désormais dans les conditions d’un réseau, à la fois plus large et plus dense, de
l’intersubjectivité engendrée par le langage, que s’accomplissent le devenir-réflexif
de la culture, la généralisation des valeurs et des normes, l’individuation accentuée
des sujets sociaux, en même temps que se développent la conscience critique, la
formation autonome de la volonté et l’individuation, et que se renforcent enfin les
éléments de rationalité jadis attribués à la pratique des sujets.”146 La philosophie de
la communication est ainsi conduite à consolider les éléments de la rationalité pour
144
. Ibid., p. 341.
. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 410.
146
. Ibid., p. 408.
145
108
en fortifier l’accomplissement. Elle présuppose alors l’unité de l’expérience du
sujet ; c’est la raison communicationnelle qui la rend possible ; et c’est la subjectivité
qui détermine le contenu normatif de la modernité qui n’est pas encore désagrégé.
Habermas parvient ainsi à reconstruire un paradigme explicatif de la communication
en se séparant de l’irrationalisme.
Mais, Lyotard réfute cette thématisation de Habermas sur la communication en
suivant une indication d’Albrecht Wellmer : “Ma question est de savoir à quelle sorte
d’unité songe Habermas. La fin visée par le projet moderne est-elle la constitution
d’une unité socioculturelle au sein de laquelle tous les éléments de la vie quotidienne
et de la pensée viendraient trouver place comme en un tout organique? Ou bien le
passage qu’il faut percer entre les jeux de langage hétérogènes, ceux de la
connaissance de l’éthique, de la politique, est-il d’un autre ordre qu’eux? Et si oui,
comment serait-il capable de réaliser leur synthèse effective ?”(PEE, p. 16.) A cette
question, Lyotard répond : “La première hypothèse, […], ne remet pas en cause la
notion d’une expérience dialectiquement totalisante ; la seconde est plus proche de
l’esprit de la Critique du jugement, mais elle doit comme celle-ci subir le sévère
réexamen que la postmodernité impose à la pensée des Lumières, à l’idée d’une fin
unitaire de l’histoire, et à celle d’un sujet.”(PEE, p. 16.) En somme, pour lui, ni une
unité socioculturelle ni le passage entre les jeux de langage hétérogènes n’ont subi la
contestation de la postmodernité qui accuse le totalitarisme et la Raison totalitaire.
Car l’expérience postmoderne selon Lyotard fait apparaître des illusions
transcendantales de la totalisation et de l’unité hégéliennes qui sont les motivations
principales des philosophies spéculatives modernes. Pour mieux dire, ce qui est
maintenant contesté, c’est le fondement de la totalisation elle-même puisqu’elle ne
peut plus tenir à cause de l’expérience tragique moderne.
C’est à partir de la totalisation de l’ensemble des connaissances qui est, pour
Lyotard, posé le problème de la délégitimation du savoir dans le temps postmoderne.
Donc, il prend les distances à l’égard des philosophes qui visent à justifier
spéculativement toute vérité. En interrogeant sur la condition d’une vraie
communauté aujourd’hui, il refuse de répondre par la méthode de la communication
qui lui semble incorrecte. Car la communication est pour lui une traduction.
Autrement dit, pour la communication dans le discours de la connaissance, il est
nécessaire de traduire. Quel qu’il soit, sans aucune traduction du discours, il semble
qu’il n’y ait pas de communication. De cette idée, dans Pérégrinations, Lyotard
109
précise son désaccord avec certains philosophes allemands et anglo-américains qui
font de la communication la condition d’une vraie communauté. : “Communiquer
fait question parce qu’il faut traduire. On peut être traduit, on peut se traduire soimême, peu importe ici. Dans tous les cas, il faut faire un transfert d’idiome à
l’idiome, à la fois national (« naturel ») et personnel. […] Reste qu’il est de la
définition d’une langue qu’elle soit traduisible dans une autre langue (connue). C’est
pourquoi je ne crois pas que la communication mérite aujourd’hui un soin particulier
: on ne voit pas que les communautés humaines soient menacées dans leur existence
par l’intraduisibilité de leurs langues.”(PE, pp. 85-86.) La possibilité de la
communication est en crise pour autant qu’elle soit comprise comme une traduction.
C’est à cause de cela que Lyotard n’accepte pas d’imposer un privilège à la
communication. Il nous semble alors qu’elle ne peut pas être une condition d’une
communauté à cause de l’intraduisibilité entre des jeux de langage. Pour lui, ce sont
maintenant les régimes des phrases qui débordent la communication. Si tel est le cas,
malgré l’intraduisibilité des régimes des phrases, comment peut-on communiquer
avec quelqu’un d’autre ?
Donc, il s’agit maintenant de trouver un autre domaine, c’est-à-dire domaine
sans aucune traduction ni aucune réduction. C’est dans le discours de l’art que
Lyotard le trouve. La question de la communicabilité ne peut donc se poser lorsqu’il
s’agit de ces phrases-sentiments. Si tel est le cas, comment est-elle possible la
communication dans le domaine de l’art ? Dans Misère de la philosophie, en disant
que “le sentiment est une phrase” et en l’appelant “phrase-affect”, Lyotard nous
montre que la phrase-affect est une phrase “inarticulée”, phrase qui “présente un
univers”(MIP, p. 45.). Dans cette idée, Lyotard recherchera la condition de la
possibilité de la communication dans le domaine de l’art. Pour que le discours de
l’art soit communicable, de même que le sentiment du beau, de même le sentiment
du sublime semble présupposer une communauté de goût. Celle-ci n’est pour lui
qu’une Idée de la raison, spéculative ou pratique : “Le sensus communis reste donc
une hypotypose : il est un analogue sensible de l’euphonie transcendantale des
facultés, qui ne peut faire l’objet que d’une Idée, et non d’une intuition. Ce sensus
n’est pas un sens, et le sentiment qui est censé l’affecter (comme un sens peut l’être)
n’est pas commun, mais seulement communicable en principe. Il n’y a pas de
communauté sentimentale assignable, de consensus affectif de fait.”(MIP, p. 41.)
Lyotard fait remarquer ici que cette présupposition du sensus communis pour être
110
communicable ne vient pas de l’intuition, mais de l’Idée de la raison. Il affirme alors
l’absence d’une communauté sentimentale. Le recours à cette communauté
sentimentale n’est qu’une illusion transcendantale.
Résumons les deux points de vue de l’approche communicationnelle. D’une
part, la théorie de la communication habermassienne a pour tâche de reconstruire les
conditions de possibilité de l’intercompréhension par le langage, et de fonder ainsi
une théorie de l’agir communicationnel. Alors elle revient à la pragmatique
universelle et dépend, en dernier ressort, de la norme de laquelle on peut donc
dégager le fondement du consensus communicationnel. Pourtant, comme l’estime
justement Raulet, “cette dépendance de la base normative par rapport à ses
actualisations est à la fois la force et la faiblesse de Habermas, tout comme elle était
déjà la force et la faiblesse de la première Théorie critique. Celle-ci avait besoin de
trouver dans la société elle-même un garant de son intérêt cognitif (potentiellement
du moins), mais Horkheimer devait dès 1937 en admettre l’absence. C’est aussi le
point où se révèle ce qu’on peut appeler l’aporie de la théorie habermassienne : rien
ne garantit que la rationalisation dont dépend l’actualisation du « contenu normatif »
débouche sur une pratique communicationnelle de nature à le réaliser dans un
consensus. Si elle débouche sur un éclatement généralisé, la rationalité
communicationnelle doit en jouer le jeu.”147 A cet égard, on reconnaît que la théorie
de la communication habermassienne n’est pas suffisante. En somme, nous sommes
contraints à reconnaître le clivage écarté entre la rationalisation qui nous autorise à
évaluer le « contenu normatif » et une pratique communicationnelle qui en est propre
à la réalisation dans un consensus.
D’autre part, le point de vue du différend lyotardien consiste à mettre en relief
l’incommensurabilité entre des jeux de langage, à détecter l’hétérogénéité des cas
étouffés sous une prétendue universalité et à en témoigner. Toutefois, en dépit de
l’avantage de l’activation et du respect de la différence inéliminable et irréductible,
Lyotard se transpose au-dessus de la limite de la raison, en raison du refus de
métarécit totalisant, du parti pris pour l’incommensurabilité des régimes de phrases
et des genres de discours, et de la défense d’un concept pluraliste de raison. Mais, le
différend que pose sans cesse Lyotard ne semble apporter aucune solution : si
présenter l’imprésentable et l’insaisissable par la pensée est la tâche post-moderne,
comme l’a bien indiqué St. Paul, on est finalement condamné à tomber dans “la
147
. G. Raulet, “Critique de la raison communicationnelle”, op. cit., p. 101.
111
maladie des discussions et des disputes de mots”. Et il est indubitable que “De là
naissent l’envie, la discorde, les calomnies, les mauvais soupçons, les contestations
interminables d’hommes à l’esprit corrompu, privés de la vérité, et qui considèrent la
piété comme une source de gain”148. En somme, l’activation et le témoignage du
différend ne donnent lieu qu’à la guerre incessante et au conflit inguérissable. D’un
côté, il pourrait sans doute éviter le danger de la terreur totalitaire en renonçant à la
Raison universelle, mais, d’autre côté, a ouvert une voie des contestations
interminables et a alors établi la relation interpersonnel comme celle du combat.
Ainsi, il nous semble que comme la théorie de la communication habermassienne, le
différend lyotardien est également insuffisant. On pourrait dire ici que ni le
rationalisme ni l’irrationalisme, ni le totalitarisme ni l’individualisme ne sont une
stratégie suffisante face au déclin des « métarécits ».
Cet affrontement entre le modernisme et le postmodernisme a ainsi fait
apparaître le problème central du discours philosophique contemporain. La
modernité philosophique tient la forme d’un récit de légitimation du savoir.
Autrement dit, il s’agit de savoir le fondement de l’ensemble des connaissances. A la
différence de Habermas qui se consacre à la prolongation de ce projet moderne, en
conservant encore la confiance de la capacité de la raison critique et héritant de la
« dialectique de la rationalisation », Lyotard révèle les apories du projet moderne en
refusant la raison universelle, et prétendant liquider le projet moderne.
Dans cette perspective, l’homme moderne est arrivé à la conclusion que le secret
de tout réside, d’une façon ou d’une autre, dans le langage. En ce sens, nous vivons à
l’âge de la sémantique. Il est évident que cela nous amène à l’anti-philosophie. Car là
où les mots sont définis dans le domaine de la raison, le langage ne conduit qu’au
langage et c’est tout. Non seulement la certitude des valeurs a disparu mais encore
celle de la connaissance. Dès lors, dans son Tractatus logico-philosophicus, 149
Wittgenstein prétendra : “Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.”(T, §
7.) Pour lui, on ne pouvait parler que des propositions scientifiques naturelles qui
étaient les seules à pouvoir être formulées : “Il y a assurément de l’indicible. Il se
montre, c’est le Mystique.”(T, § 6. 522.) Concernant la question métaphysique et
morale, il ne trouvait alors que le silence parce qu’on ne peut énoncer une chose en
148
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, 1Timothée 6, 4-5.
. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, (désormais
on l’appellera T), Traduction, préambule et notes de Gilles Gaston Granger, Editions Gallimard, Paris,
1993.
149
112
dehors du monde connu des sciences naturelles. Voilà pourquoi Wittgenstein dit que
notre seule tâche est de définir les mots qui, de toute manière, n’abordent pas le
domaine de la signification et de la valeur des choses. Néanmoins, l’homme avait
désespérément besoin de valeurs, d’éthique et d’un sens du monde. Mais, il ne
trouvait que le silence à ce niveau. A cause de cela, nous nous heurtons à
l’incertitude de la connaissance et tombons dans le pur cynisme dans le domaine de
l’épistémologie. La connaissance doit être exhaustive car il n’y a personne nulle part
pour nous fournir des modèles universels. L’universel ou la certitude doit se trouver
dans notre propre conversation, dans une phrase. C’est là que l’homme moderne
demeure bloqué, qu’il le sache ou non.
113
DEUXIEME PARTIE
NEUTRALISATION
114
CHAPITRE I : DILEMME DE L’HOMME MODERNE
1. CONDITION DE L’HOMME MODERNE ET SON ETAT
Sous les influences des Lumières, la philosophie moderne prolonge la ligne de la
dénonciation de toute transcendance et de tout sacré en divinisant l’homme soit par
l’Histoire, soit par la science, soit par l’action, soit par la technique. Dans la pensée
moderne s’imprègnent alors de telle ou telle façon les scientismes et la notion de fait
d’où les ramifications de science se développent. Dès lors, on fera son idole du fait
dans tous les types des positivismes. Autant dire que la philosophie moderne est
basée sur ces faits divers : le fait naturel, le fait social, le fait psychologique, etc. Le
culte des idoles du fait s’oriente vers deux grandes lignes de force : la première, à
laquelle correspondent les sociologismes, la philosophie analytique et le
structuralisme, reconnaît la vérité une et universelle, alors que la seconde, à laquelle
correspond l’existentialisme, ne reconnaît pas l’unité de la vérité. Ces deux lignes
s’opposent l’une à l’autre du côté de la direction mais chacune soutient la
valorisation de l’autre. Elles semblent viser à l’émancipation de l’humanité “quant
aux inconditionnels de la liberté d’expression, du droit à toutes les « différences », de
la libération sexuelle et de la banalisation des drogues”150. Pour obtenir la liberté
inconditionnelle, en chassant alors tous les dogmatismes répressifs, elles nous
permettent de prendre conscience que l’homme se trouve tout seul sans recourir à
Dieu et alors l’auteur de son sort. La proclamation de la libération semble apporter
d’autant plus à l’homme la gratification de désir et le bonheur.
Mais, il est indéniable que cette libération a plutôt apporté à l’homme une
désespérance, mais non pas l’espérance. Plus il s’éloigne de Dieu, plus l’homme est
destiné à parvenir au salut par lui-même. En fait, en faisant fond sur les sciences de
la nature, de l’homme, il cherchait à trouver le chemin de l’auto-émancipation. Mais
l’expérience postmoderne nous témoigne bien l’échec de ce projet comme Lyotard
l’a bien montré. Le cri de Nietzsche a éloquemment montré la vrai figure de la
condition de l’homme du XXe siècle. Dans Le Gai Savoir, après avoir annoncé la
150
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 327.
115
mort de Dieu, l’Insensé s’écrie : “Nous l’avons tué, – vous et moi ! Nous tous, nous
sommes ses assassins ! […] Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette
terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où
la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans
cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et
un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? ”151 Il y a là la
condition de l’homme moderne qui est l’enfant des Lumières. Si tel est le cas, n’estce pas que la libération apporte à l’homme une désorientation et un désespoir ?
Autrement dit, ce que l’homme veut tellement, ce n’est pas de lui apporter la joie et
l’espérance, mais plutôt la tristesse et le désespoir. Alors, afin d’acquérir la
libération, l’homme doit-il payer la perte de l’espoir ? En un mot, l’homme moderne,
qui quitte la source transcendantale et du sacré, est destiné à être content de la
libération désespérée.
Ces conséquences négatives ne sont rien d’autre que des divers avatars du
positivisme. Le projet de celui-ci qui fait de l’homme lui-même l’être porteur d’une
lumière a fini par engendrer malgré lui l’anti-humanisme qui parvient à déclarer la
mort de l’homme. A ce point, il semble que l’homme moderne se heurte à une
corruption fatale. J. Brun dira que nous ne pouvons pas échapper à ce mal fatal qui
est venu du péché originel : “Nous ne pouvons nous démettre de nos responsabilités
devant le problème politique et pourtant nous nous retrouvons, à notre tour, devant
les machiavélismes nécessaires, les violences inévitables, les impuissances
insurmontables.”152 Nous pouvons trouver cette limite de l’homme dans les paroles
de Socrate : «connais-toi toi-même ». “Le « connais-toi toi-même », nous dira J.
Grondin, n’a pas plus chez Kant que chez les Grecs le sens d’une connaissance
introspective de la subjectivité, mais celui d’une reconnaissance des limites de la
raison humaine. « Connais-toi toi-même » signifie bien « reconnais que tu n’es qu’un
mortel et non un dieu ».”153 Comme Socrate, les philosophes modernes, eux aussi,
prennent conscience de la lâcheté de la nature de l’homme. Dans la deuxième partie
des Dialogues sur la Religion naturelle, Hume psalmodie la faiblesse de l’homme :
“Créatures finies, faibles et aveugle, nous devons nous humilier devant son auguste
151
. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, in Œuvres, p. 132, trad. de l’allemand par Henri Albert et trad.
révisée par Jean Lacoste, Editions Robert Laffont, Paris, 1993.
152
. J. Brun, A la recherche du paradis perdu, p. 150, Presses Bibliques Universitaires, Lausanne,
1979.
153
. J. Grondin, “La renaissance de la raison chez Kant”, in La renaissance de la raison en Grèce, sous
la direction de J.-F. Mattéi, Actes du congrès de Nice mai 1987, p. 19, Presses Universitaires de
France, Paris, 1990.
116
Présence et, conscients de notre fragilité, adorer en silence ses infinies perfections
que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a pas entendues, et qu’il n’est pas entré dans
le cœur de l’homme de concevoir.”154 En fait, il est indéniable que la faiblesse et la
précarité sont le partage de l’homme. En ce sens, J. Villard dira dans son article
intitulé “Souvenirs d’un étudiant” : “Pourtant, cette expérience-choc, loin d’écraser
l’homme, le rend à lui-même. […] Pour la raison, il s’agit d’être encore plus lucide et
consciente d’elle-même : consciente que, définitivement, elle n’a pas en elle-même
de fondement ni de point de départ radical. Ici commence la véritable philosophie :
élucidation de l’expérience humaine, dans son incurable précarité et sa prodigieuse
diversité.”155 C’est pourquoi il faut commencer par reconnaître la limite de la raison
pour éclairer la condition de l’homme moderne. Ecarté de Dieu, tout comme chez
Nietzsche, l’homme trouve lui-même qui a perdu la destination et n’est plongé que
dans le désespoir156.
Mais, la recherche de la condition de l’homme n’est qu’un diagnostic de la
situation extérieure qui l’entoure. Autrement dit, elle ne touche pas l’état intérieur de
l’homme. Qui suis-je ? Pour répondre à cette question, à l’instar Pascal qui distingue
deux notions radicalement différentes, nous pouvons distinguer deux notions, l’état
et la condition de l’homme dans la mesure où tandis que le premier relève de
l’intérieur de l’homme, le dernier de son extérieur, c’est-à-dire du monde ou de la
situation sociale qui nous entoure et nous conditionnera. L’homme sans Dieu est
pour lui celui qui est jeté dans le monde malgré lui. En somme, il est celui qui a “le
sentiment-abrupt-de-se-trouver-là ”, “l’épreuve de l’abandon” et “l’expérience
permanente que peut faire l’homme d’être « injustifiable », d’avoir à assumer son
existence sans avoir fait son exister, de se trouver par conséquent embarqué sans
avoir choisi ni son point de départ ni son lieu de destination…”157. En un mot, l’état
de l’homme, égaré et perdu, n’est pleinement que le fait du hasard. Il y a là la
154
. D. Hume, Dialogues sur la Religion naturelle, introduction, traduction et notes par M. Malherbe,
pp. 91-92, Seconde édition corrigée et augmentée, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1997.
155
. J. Villard “Souvenirs d’un étudiant”, op. cit., p. 187.
156
. Comme le dit bien Pascal, “La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La
connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le
milieu parce que nous y trouvons, et Dieu, et notre misère.”(Pascal, Pensées, par Philippe Sellier,
nouvelle édition, n° 225, Mercure de France, Saint-Amand, 1976.) Comme le note Brun, “Sa se
rapporte ici à l’homme sous-entendu et signifie par conséquent notre, il faut donc comprendre : La
connaissance de Dieu sans celle de notre misère fait l’orgueil. La connaissance de notre misère sans
celle de Dieu fait le désespoir.”(J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 102.) Si nous ne
reconnaissons pas Dieu, notre misère devrait nous conduire au désespoir. Car il n’y a pas d’autre issue
que d’en sortir.
157
. J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 48.
117
contingence de la condition de l’homme. La question de Pascal « Qui suis-je ? » nous
conduit à être en face de la tragique de l’état de l’homme en montrant que cette
question reste sans réponse. En somme, il nous fait voir la nudité de l’homme sans
fard.
Cependant, a contrario, le doute méthodique que Descartes pose dans les
Méditations nous semble donner la certitude. En fait, pour parvenir à la certitude et
pour établir la vérité, il doute complètement de toute source de la connaissance, à
savoir sensation, imagination, et même la raison. Son doute n’est pourtant pas luimême une fin, mais le seul moyen de parvenir à la certitude. Un tel doute
intellectuel, selon Brun, “n’a rien à voir avec le doute dévorant que l’on trouve chez
un Kierkegaard, un Dostoïevski ou un Nietzsche, chez qui le doute, loin de fonder
l’être comme dans le je pense donc je suis, l’accable et le consume”. Et
“L’expérience d’un tel doute qui nous oppresse, dans la mesure où il ne nous permet
pas de parvenir grâce à la science à des vérités pour lesquelles il vaille de vivre ou de
mourir, ne peut qu’engendrer l’effroi.”158 Il y a là le désespoir de l’intellectuel, en
particulier celui de Lyotard.
Descartes renvoie la raison ou la pensée à Dieu qui est l’auteur de l’entendement
et aussi au monde grâce à la science. Dieu est donc pour lui le garant de la validité du
vrai. Dieu n’est ni un dieu trompeur ni un « malin génie », mais “celui qui a mis en
moi ces « semences de vérités » que sont les idées claires et distinctes, idées qui sont
« innées », qui sont nées avec moi mais qui ne sont pas nées de moi. C’est donc dans
et par la raison que Dieu m’a crée à son image, car ces semences de vérités sont la
marque de Dieu sur son ouvrage.”159 Il nous semble que cette création de l’homme
dans une perspective rationaliste anéantit la Croix et le sang de Jésus-Christ. Alors le
Dieu de Descartes n’a rien à voir ni avec la chute ni avec le salut ni avec la
rédemption. En disant que l’homme partage l’image de Dieu grâce à la toutepuissance de sa raison, il nous fait oublier l’état essentiel de l’homme.
A cet égard, Descartes ne reste encore aux yeux de Pascal que dans les ténèbres
impénétrables dans la mesure où il ne voit pas l’état de l’homme. En d’autres termes,
Descartes ne sait pas que “nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous
qu’incertitude”160. Faute de quoi, il devrait reconnaître que “l’homme reste toujours
lié au monde par le silence et par l’effroi, aussi longtemps qu’il se tourne le dos à
158
. Ibid., p. 49.
. Ibid., p. 78.
160
. Pascal, Pensées, op. cit., n° 20.
159
118
Dieu” et que “L’homme est toujours englouti par le monde qui l’entoure et ce n’est
pas la connaissance qui lui permettra de s’en délivrer pour le dominer, car la pensée
du monde ne supprime pas le lien existentiel que nous avons avec lui.”161 Il y a là la
ruse de la raison qui nous fait croire que nous pouvons être maîtres de la nature par la
connaissance. D’où viennent l’orgueil naturel de la raison et sa prétention à tout
comprendre. Mais, néanmoins, la connaissance ou la pensée ne peut enlever l’état de
l’homme sans Dieu qui est « effroi, effroyable ».
C’est pourquoi Pascal se détourne de la perspective scientifique ou rationnelle
par rapport aux vérités et se tourne vers la perspective existentielle. Car, pour Pascal,
les vérités scientifiques ne viennent que de la déduction et de la démonstration de la
raison, mais “n’ont rien à voir avec la Vérité à laquelle nous aspirons dans notre
détresse et ce n’est pas la connaissance d’une théorie scientifique qui sera capable de
nous consoler dans les moments d’affliction”162. En somme, les vérités scientifiques
n’assurent pas aux yeux de Pascal les vérités vécues. Pascal, en tant que grand
mathématicien et grand physicien avait passé longtemps dans l’étude des sciences
abstraites, mais il n’a vu que “le peu de communication” et il a vu que “ces sciences
abstraites ne sont pas propres à l’homme”
163
. L’expression « le peu de
communication » de Pascal s’applique à ce que les sciences abstraites nous
communiquent. Pour mieux dire, comme l’indique justement Brun, les sciences
abstraites “ne communiquent que des vérités abstraites, pour lesquelles il ne vaut pas
de vivre ni de mourir”. En ce sens “elles ne communiquent, nous dit Brun, que fort
peu de choses, car les connaissances qu’elles transmettent sont impuissantes à
transfigurer notre existence, à nous justifier et à nous montrer le port où nous
pourrions jeter l’ancre(…). Il manque à la science la dimension essentielle, la Vérité
à l’intérieur de laquelle l’homme aspire à se situer.”164 Ainsi, Pascal ne nie pas la
science, mais définit de toute évidence sa limite. En vérité, les vérités scientifiques
sont incapables de nous métamorphoser de l’état de la misère. Car pour autant que
nous ayons recours aux vérités scientifiques, nous ne pouvons pas voir cet état.
En ce sens, nous pourrons dire l’aveuglement des vérités scientifiques. Voilà
pourquoi Pascal a bonne raison de dire que l’homme sans Dieu est plongé dans
161
. J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 52. En ce sens, l’homme sans Dieu ne manquera pas
de crier en ces termes : “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.”(Pascal, Pensées, op. cit.,
n° 233.)
162
. J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 79.
163
. Pascal, Pensées, op. cit., n° 566.
164
. J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 80.
119
l’ignorance radicale. Car à cause de la folie des vérités scientifiques, il ne saurait ni
lui-même, ni le monde, ni toutes choses qui y sont. D’ailleurs, il ne sait ni d’où il
vient ni où il va ni pourquoi il vit. Cette ignorance devrait se prolonger dans tous les
domaines de la connaissance et de la vie. Il y a là l’état de l’homme qui est “plein de
faiblesse et d’incertitude.”165 L’univers reste pour toujours en silence. Il ne donne
aucun message à l’homme. Si nous reconnaissons que “rien n’est si important à
l’homme que son état” 166 , nous ne devons pas le substituer à sa condition en
l’embrouillant. C’est pourquoi nous soulignons l’état de l’homme vis-à-vis de sa
condition. Si nous ne retournons pas à l’abîme de l’état de l’homme, égaré et perdu
dans le monde, nous sommes condamnés à être enchaînés à cette myopie et à cette
cécité malgré nous. Donc, pour bien comprendre soi-même et le monde, il faut
retourner à l’état de l’homme.
Lorsque nous reconnaissons l’état de l’homme sans Dieu, nous ne manquons pas
également d’assumer l’aveuglement et la misère de l’homme qui évoquera l’effroi
issu de l’ignorance terrible sur tout l’univers et sur lui-même. Pour en sortir,
Descartes prend certes les voies de la science. En somme, la géométrie et la
mécanique contribuent pour lui à dominer la nature, à savoir l’étendue et le temps.
Cependant, au contraire, elles nous invitent pour Pascal à prendre conscience de
notre propre mesure sans l’unité et alors ne nous plongent que dans l’état de la
misère. Car selon Brun, “la pensée et la compréhension du monde ne nous guérissent
pas des liens déroutants et tragiques qui nous attachent à lui. Voilà donc l’état de
l’homme : un état de misère qui n’a rien à voir avec la situation de pauvreté dans
laquelle se trouvent ceux qui sont économiquement démunis. Mais la tragédie de
l’état de l’homme se redouble de l’insouciance et de l’oubli que l’homme témoigne à
l’égard de cette tragédie, car il se détourne du métaphysique pour s’attacher au
sociologique et au psychologique qui l’en divertissent. Ou, en termes pascaliens,
l’homme se détourne de son état pour ne s’intéresser qu’à sa condition.”167 Autant
dire que les philosophes contemporains, soit les philosophes postmodernistes soit les
philosophes néo-modernistes, se préoccupent du sociologique et du psychologique
qui relève de la condition de l’homme plutôt que le métaphysique qui relève de l’état
de l’homme. La préoccupation sur cette condition nous invite à oublier implicitement
la nudité et la misère de l’homme qui constituent encore plus les éléments essentiels.
165
. Pascal, Pensées, op. cit., n° 681.
. Ibid.
167
. J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 54.
166
120
Mais, il est évident que l’indifférence et l’oubli n’enlèvent pas l’effroi et la détresse
qui nous enveloppent. En outre, il faudrait dire que ni les institutions sociales ni la
science ni la technique ne guériront notre état misérable, mais plutôt feront apparaître
la superficialité et la déformation de la vie. Il y a là la question. Dans ce cas, l’état de
misère de l’homme reste encore intact. Car il demeure au-delà de la science. Ainsi, la
philosophie rationaliste ou d’humanisme nous fait détourner le dos de l’état de
l’homme et fait tourner vers sa condition.
2. DEMISSION DU SYSTEME
Cette analyse de la condition de l’homme nous invitera immanquablement à
chasser tous les dogmatismes qui l’y enferment et alors à renier le système et l’unité
de la philosophie. Pour les rationalistes, l’« autonomie » veut dire l’indépendance par
rapport à ce que Dieu nous dit. Ils veulent trouver la liberté dans les sciences et les
arts placés en situation d’autonomie puisqu’ils se quittent de Dieu. Mais, ayant voulu
être autonome, ils avalent non seulement le Dieu, mais la liberté, et même l’homme.
Cette pensée date de Thomas d’Aquin qui prétend la chute imparfaite. Il admet que la
volonté de l’homme est déchue, mais il pense que son intelligence ne l’est pas. Nous
reconnaissons ici avec F. Schaeffer que “Cette conception limitée de la Chute,
contraire à la Bible, est la cause de bien des difficultés. Ainsi, dans un domaine de sa
vie, celui de l’intelligence, l’homme est considéré, maintenant, comme
indépendant, « autonome »”168. Saint Thomas a ainsi ouvert la voie à un humanisme
« autonome » et à une philosophie « autonome ». Comme le dit saint Thomas,
l’homme est-il jamais autonome ? Est-il libre de choisir telle ou telle réponse de la
question qui s’est présentée à lui ?
Ce concept d’autonomie de saint Thomas s’est chez Kant encore plus agrandi.
Lorsque Kant se demande si Dieu existe, si l’âme est immortelle, si la volonté est
libre, il s’aperçoit que “si la volonté n’est pas libre ou bien si cette liberté est
douteuse, alors il n’est pas donné à l’homme de choisir quand il s’agit de l’existence
de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Quelqu’un ou quelque chose a déjà tranché
168
. F. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., p. 13.
121
sans lui la question de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme : qu’il le
veuille ou non il est obligé d’accepter la réponse qui lui sera présentée.” 169 Pour
Kant, la doctrine de l’immortalité de l’âme ou de la liberté enracine dans une
réflexion philosophique qui prend sa source dans l’analyse des possibilités humaines.
Pour démontrer la liberté de la volonté par la réflexion philosophique, la
métaphysique de Kant est ainsi tombée dans la contradiction qu’il doit décider
l’existence de Dieu avant même qu’il sait Dieu.
Depuis Kant, Thévenaz voit l’insatisfaction profonde du philosophe qui est issue
de la découverte de la contradiction essentielle du rationnel. Dans son article intitulé
“La critique comme métaphysique de la métaphysique”, Thévenaz note le
dépassement de Kant à partir du système : “L’insatisfaction naît de la tension
intérieure de la raison, de la situation nouvelle de l’homme, elle fermente dans toute
la philosophie moderne, la tient dans l’inquiétude et l’angoisse, et l’empêche ainsi
(sauf chez Hegel) de jamais se fermer en un système. Souvent on s’indigne et l’on
accuse d’irrationalisme la philosophie d’aujourd’hui, et l’on ne voit pas qu’en réalité
elle a source dans un rationalisme d’un nouveau genre qui, lui, s’appuie sur la
structure antinomique de la raison kantienne. En effet, la raison kantienne contient
dans son essence une force explosive capable de faire sauter tous les
systèmes.”(CMM, pp. 247-248.) Nous pouvons ainsi voir qu’à partir de Kant, la
tentative de la récupération de l’en-deçà se déclenche et se continue jusqu’à la
philosophie contemporaine qui fait de l’histoire et de la contingence le problème
cardinal.
Au cours de cette récupération de l’en-deçà depuis Kant, la problématique a été
changée : en faisant disparaître l’idée de grâce et de révélation, le rationalisme
substitue la grâce opposée à la nature jusque-l’à la liberté. En ceci, il s’établit
toujours plus solidement sur ses propres positions en voulant imposer à l’homme la
liberté totale et inconditionnelle. L’homme luttera sans cesse pour une telle liberté :
“puisqu’il n’existe ni Dieu ni ordre universel pour restreindre sa liberté, il cherche à
s’accomplir complètement ; pourtant, en même temps, il ressent comme un enfer son
état de prisonnier d’un système. Tel est le dilemme de l’homme moderne.”170 Car, à
proprement parler, pour jouir de la liberté totale, il ne peut pas se sortir de la prison
169
170
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 131.
. F. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., p. 61.
122
d’un système. A peine qu’il en quitte, il sera condamné à tomber dans l’abîme du
désordre. Cela revient à dire que le système est la condition nécessaire de la liberté.
Dans ce contexte, Bernard Chouraqui insistera sur l’incompatibilité entre la
logique et la liberté : “Car là où finit la logique commence la liberté, car là où
commence la liberté finit la logique.” 171 Nous sommes ici obligés d’assumer la
logique afin d’accomplir d’une façon parfaite sa liberté. Il est vrai que la logique
restreint la liberté, mais il est aussi vrai que nous ne pouvons pas imaginer celle-ci
sans celle-là. Il y a là le dilemme de l’être humain qui est d’une façon rationnelle
indépassable. Ainsi, la problématique de la relation de la liberté avec le système nous
fait connaître au fond le dilemme de l’homme. Nous pourrons dire enfin que ce
dilemme est la condition de l’homme. C’est de cette façon d’être de la raison que le
dilemme de l’homme provient. Il paraît indéniable que ce dilemme est enraciné dans
la pensée de saint Thomas qui considère l’homme comme autonome et indépendant
grâce à l’intelligence qui n’est pas déchue.
Pour sortir de ce dilemme, il faut donc renoncer à la position de saint Thomas
qu’est un rationalisme. Le seul chemin, ce n’est pas de suivre celui de
l’irrationalisme, mais la nouvelle position au-delà de cette opposition, à savoir
position qui la dépasse. C’est pourquoi nous sommes appelés à tenir compte de la
position de la Réforme qui “fait sienne, sans la restreindre, la conception biblique de
la Chute. Dieu est le Créateur de l’être humain qui est tout entier déchu, y compris
son intelligence et sa volonté. En opposition à la théorie de Thomas d’Aquin, la
Réforme enseigne que Dieu seul est « autonome ».” 172 En somme, rien n’est
« autonome » sans Dieu qui a crée l’homme tout entier à son image : l’esprit, âme et
le corps. Dans la pensée de la Réforme, Dieu est uniquement autonome et c’est en
Lui seul que l’homme est autonome et peut parvenir à découvrir l’unité de sa
personne. Etant donné que la vérité ne s’obtient que par la foi, l’homme ne peut
parvenir par la philosophie à la vérité.
171
. Nathalie Baranoff-Chestov, Vie de Léon Chestov. I. L’homme du souterrain 1866-1929, trad. Par
Blanche Bronstein-VINAVER, p. 13, Edition de la différence, Paris, 1991.
172
. F. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., pp. 21-22.
123
CHAPITRE II : NEUTRALISATION DU JUGEMENT
1. CRITIQUE DU SUJET MODERNE
Dans la mesure où Descartes dédramatise dans une perspective gnoséologique la
situation de l’homme jeté dans le monde, il paraît évident qu’il n’a pas de dimension
de la subjectivité. Car la perspective gnoséologique a tendance à exclure
immanquablement le « cœur » de l’homme puisque la raison qui revêt l’image divine
devrait ignorer le cœur pour être maître des choses. La pensée de Descartes, qui ose
tirer le je suis du je pense puisque le dernier implique le premier, ne peut pas dévoiler
cet état de l’homme. Car pour autant que Descartes dépende de la lumière naturelle
de la raison, il ne peut pas arriver à éclairer cet état effroyable de l’homme. En
d’autres termes, le doute cartésien ne peut pas éclairer la subjectivité de l’homme
puisqu’il ne vise qu’à la découverte du sujet pensant qui n’est fait que par la pensée
ou par le doute. En somme, il nous permet d’éviter de parler du vrai visage de
l’homme en nous faisant attention à la sécrétion de la pensée. Donc, l’expérience du
doute cartésien ne saurait la solitude que celle de Pascal sent à cause de l’absence de
réponse à la question « Qui suis-je ? ». C’est pourquoi Descartes ne parle pas de la
délivrance de la solitude humaine, mais de la délivrance de l’incertitude et du préjugé
de la connaissance.
Comme la plupart des philosophes modernes, Hume recherche également la
nature humaine plutôt que la condition humaine comme le relève la philosophie
contemporaine. Il veut rechercher la vérité par la méthode expérimentale dans les
sciences comme les autres empiristes. En fonction de cette méthode expérimentale
qui est pour lui méthode indubitable, il fait de l’objet de l’étude l’essence de
l’homme, comme celle des choses : Il ne pose pas une question « Qui est
l’homme ? », mais celle « Qu’est-ce que l’homme ? ». Comme le dit bien J. Brun,
dans la perspective de Hume, “L’homme n’est plus abordé comme un qui ? mais
comme un quoi. Hume commence donc par évacuer implicitement le sujet, par
conséquent il n’est pas étonnant que, en définitive, il déclare n’avoir trouvé rien de
tel. Hume veut ouvrir la voie à une psychologie quasi scientifique, tout comme
l’avait fait Newton en physique, sans faire appel à des hypothèses mais en partant de
124
l’observation des phénomènes.”173 Une telle chosification de l’homme l’amènera à
immanquablement dénoncer le concept du sujet comme personne en le réduisant un
tas de perceptions, à savoir de sensations, d’impressions et d’images. Bref, Hume
évacue la notion du sujet en introduisant la méthode expérimentale dans les sujets
moraux. Dès lors, nous pouvons aussi voir cette tendance dans les anti-humanismes
contemporains qui “dénonceront les notions d’identité et de moi en réduisant le sujet
à un faisceau de structures inscrites dans le champ du savoir ou dans celui de
l’Histoire” 174 . En poussant ainsi la théorie de l’empirisme jusqu’au bout, nous
finissons par aboutir à la solitude désespérée et alors à une mélancolie en
abandonnant le sujet. Dans cette perspective, nous pouvons dire que la fin du sujet
moderne n’est paradoxalement que les corollaires inéluctables du rationalisme et de
l’empirisme.
Nous ne pouvons trouver pour la première fois la philosophie du sujet dans le
sens rigoureux qu’avec Hegel. Les temps modernes sont caractérisés pour Hegel au
nom de la subjectivité qui sera le principe des temps nouveaux. Habermas écrit : “A
partir de ce principe, il explique en même temps la supériorité du monde moderne et
la fragilité qui l’expose aux crises ; en effet, ce monde est vécu à la fois comme celui
du progrès et comme celui de l’esprit aliéné à lui-même. C’est pourquoi la première
tentative visant à conceptualiser la modernité est, tout aussi originairement, une
critique de la modernité.” 175 Habermas saisit ici l’essence de la modernité qui se
crique elle-même pour en définir le concept. En d’autres termes, la modernité
s’établit par l’autocritique de la subjectivité qui constitue sa supériorité et en même
temps sa faiblesse. La découverte du principe de la subjectivité de Hegel, c’est
évidemment de frayer le chemin vers le centre de la modernité.
Dans La raison dans l’histoire, en remarquant que l’Esprit se fait lui-même son
objet et son contenu, Hegel prend son essence pour la liberté : “Ainsi, de par sa
nature, l’Esprit demeure toujours dans son propre élément(bei sich) - autrement dit, il
est libre. La nature de l’Esprit se laisse connaître par son opposé exact. Nous
opposons l’Esprit à la matière. De même que la substance de la matière est la
pesanteur, de même la liberté est la substance de l’Esprit.”176 Cela revient à dire que
la liberté est l’unique vérité de l’Esprit. Dans la mesure où l’essence de la
173
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 208.
. Ibid., p. 211.
175
. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 19.
176
. Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. Kostas
PAPAIOANNOU, p. 75, 10/18, Paris, 1965.
174
125
subjectivité est la liberté, Hegel écrit sans hésitation: “Le principe du monde
moderne est, en général, la liberté de la subjectivité.”177 La tâche de la philosophie de
Hegel consistera alors à la réaliser. Pour lui, l’histoire n’est rien d’autre que le
processus de déploiement de soi de l’Esprit qui s’y manifeste.
Dans cette idée, en éliminant tout ce qui empêche de réaliser la liberté de la
subjectivité, c’est-à-dire le hasard, l’esprit subjective ou le sentiment humain qui
nous donne trop souvent le particulier, Hegel entend chercher l’universel dans
l’histoire : “Nous devons le saisir avec la raison car la raison ne peut trouver de
l’intérêt dans aucun but fini particulier, mais seulement dans le but absolu.”178 Cette
pensée de Hegel présuppose l’unité divine de la Raison pour l’organisation de
l’histoire universelle de l’humanité. Mais, elle n’a rien à voir avec la raison humaine
en situation. Autrement dit, l’unité du sujet selon Hegel est a priori dans la Raison.
Comme l’indique bien G. Cottier, “la raison en nous est tributaire de l’humaine
condition avec ses multiples limitations et servitudes. La question qui se pose est :
quels sont les rapports entre la Raison et l’humaine raison? Hegel tranche a priori en
éliminant le second terme.”179 A cet égard, la raison hégélienne n’est pas à hauteur
d’homme, mais à hauteur de Dieu. Alors, Hegel sépare l’homme de sa raison. C’est à
partir de là que surgit l’aliénation radicale de l’homme moderne. Pour surmonter
l’aliénation virtuelle, il faut donc que l’on exclue la raison divinisée et la rende à
l’homme comme le prétend Thévenaz.
Pour Lyotard, les récits de la modernité, qui sont récit de l’émancipation et celui
de la réflexion spéculative, ont contribué à légitimer la violence totalitaire. Ils ont
pour ainsi dire la responsabilité de la terreur de ce siècle. Selon lui, avec la fin des
récits de la modernité, le sujet moderne prend fin : “Dans le totalitarisme stalinien, le
sens et le but de l’art, de la science et de la morale sont soumis au récit
« émancipateur » du prolétariat, de l’humanité travailleuse, seul sujet véritable de
l’histoire. Dans le totalitarisme spéculatif heideggérien, toutes les formes du savoir et
de l’action, les facultés universitaires et les institutions politiques, reçoivent leur sens
d’une conception unitaire de l’existence humaine, interprétée comme subjectivité
temporelle et libre, comme Dasein individuel et collectif se « projetant » de façon
177
. Hegel, Principes de la philosophie du droit, ou Droit naturel et science de l’Etat en abrégé, trad.
R. Derathé, p. 283, §. 273, N. 24, J.Vrin, Paris, 1993.
178
. Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 48.
179
. Georges Cottier, Histoire et connaissance de Dieu, p. 53, Ed. Universitaires Fribourg, Fribourg,
1993.
126
autonome dans la conscience de sa mort et de sa finitude historique.” 180 En
prétendant ainsi la connivence de la modernité philosophique avec la terreur, Lyotard
fait définitivement le deuil de ces récits modernes qui consistent, d’une part, à “toute
idée d’unité et de totalité, toute hypothèse d’un Sujet de l’histoire” et, d’autre part, à
“s’engager dans la sauvegarde de la pluralité langagière dans le gardiennage des
différences qui séparent le jeu de langage de la vérité scientifique de celui de la
justice, le discours de la littérature et de l’art de celui du droit, de la morale et de la
politique”181. Lyotard n’accepte ainsi ni le sujet historique du stalinisme ni le sujet
existentiel de Heidegger.
Dans cette perspective, en déclarant la fin du sujet moderne, Lyotard précise
l’identité du nous qui essaie de penser cette situation de défaillance dans son exposé
intitulé “Histoire universelle et différences culturelles” : “Nous qui tentons de penser
cela, sommes-nous condamnés à n’être que des héros négatifs ? Il est clair au moins
qu’une figure de l’intellectuel (Voltaire, Zola, Sartre) se brouille avec cette
défaillance. Elle était soutenue par la légitimité reconnue d’une Idée de
l’émancipation, et elle a accompagné bon an mal an histoire de la modernité. Mais la
violence de la critique opposée à l’école dans les années soixante suivie par la
dégradation inexorable des institutions d’enseignement dans tous les pays modernes,
montre assez que le savoir et sa transmission ont cessé d’exercer l’autorité qui faisait
écouter les intellectuels quand ils passaient de la chaire à la tribune.”(PEE, p. 63 ;
HU, p. 568.) A ce titre, Lyotard devait écrire le Tombeau de l’intellectuel et autres
papiers, avant de la parution de son exposé intitulé “Histoire universelle et
différences culturelles”. Ainsi, la critique du sujet moderne le conduira à rapidement
sensibiliser la raison en refusant le logocentrisme qui présidait la pensée occidentale.
2. LA SENSIBILISATION DE LA RAISON
A la différence des philosophes académiques, Lyotard fait des données de la
pensée philosophique les événements de notre époque. Le diagnostic lyotardien
constitue donc le contenu de sa philosophie. Il observe un phénomène commun dans
180
181
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 68.
. Ibid.
127
tous les domaines de la vie et de la pensée, notamment la sensibilisation de notre
temps : “la globalisation industrielle et médiatique, la « métropolisation » de la
planète et sa contemporaine « désertification », la perte de l’enfance, le refoulement
de l’angoisse et de la mort, l’oubli de la différence sexuelle, l’« évidemment » de
l’intimité et de l’individualité”. Pour notre penseur, ces événements sociaux, éthiques
et existentiels sont les signes “d’un phénomène progressif d’anesthésie collective et
généralisée, d’insensibilité croisante face à la donnée sensible, face au sentiment et à
la sensation”182. En somme, nous nous trouvons en présence de l’apathie tout entière
dans l’époque postmoderne.
Ce diagnostic conduit Lyotard à renoncer à la philosophie conceptuelle et à
prétendre prendre la philosophie intuitive et sensible pour avoir accès à la réalité.
Lyotard estime alors que le logocentrisme inspiré par Platon et Hegel est pénétré
dans notre société de consommation, société de la sensibilité. Au lieu de
rationalisation de la vie et de l’agir, il entend devenir un avocat de la sensation. Car
ce processus de rationalisation de la société de la consommation contemporaine
devrait évoquer un nouveau danger totalitaire. Face à la sensibilisation de la raison
qui lui semble être un phénomène dominant dans le temps postmoderne, la pensée de
Lyotard consistera à affirmer la supériorité de la sensibilité par rapport à la raison. Il
cherchera alors à trouver le lieu de la pensée dans l’art qui lui semble être libère du
danger totalitaire. Donc, il s’agit pour lui de la légitimité de la critique esthétique de
la philosophie. En d’autres termes, comment pouvoir soutenir la supériorité de la
sensibilité par rapport à la raison dans la réflexion et la pensée ?
Pour avoir accès à la légitimité de la critique esthétique, par la méthode
pragmatique, Lyotard cherche à trouver une règle universelle de tous les genres de
discours à laquelle on se soumet dans la culture contemporaine. Après avoir passé du
champ de la raison au champ de la sensibilité, Lyotard observe que c’est « gagner du
temps » qui est “un but constamment poursuivi” dans la société contemporaine.
Donc, ce qui n’assujettit pas à cette règle dans tous les domaines du savoir et de
l’action, est considéré comme “inutile et désuet”et “objet de mépris”. Or, au point
que la philosophie en tant que phrase de pensée “ne permet aucunement
d’économiser du temps”, “semble donc dépourvue de tout but déterminé”, et “ne suit
aucune règle prédéterminée permettant de juger de son échec ou de sa réussite”183,
182
183
. Ibid., p. 24.
. Ibid., pp. 87 et 88.
128
Lyotard dira qu’elle est un discours sans genre ou un non-genre discursif. Pour
mieux dire, la pensée ne gagne pas le temps, mais plutôt se soumet au temps.
Mais, pour Lyotard, cette absence de ce but prédéterminé ne signifie pas
l’insignifiance du discours philosophique. Car, à la différence de tous les autres
discours, la philosophie fait fond sur cette règle de jeu quasi-paradoxale qui n’a pas
préalablement été fixée et qui se donne la règle à elle-même dans le processus de la
réflexion et du jugement. Il y a là la faiblesse et en même temps la force de la
philosophie qui découlent de soi. D’une part, dans la mesure où la philosophie est “la
recherche d’un ordre constituant qui donne sens au monde, à la société, au discours ;
elle est la folie de l’Occident, elle ne cesse de soutenir ses recherches en savoirs et en
politiques, au nom du Vrai et du Bien”(RP, p. 227.), Lyotard reconnaît la faiblesse
constitutive de la philosophie qui ne permet ni le but préalable ni la règle
prédéterminée.
D’autre part, il entreprend de montrer qu’une telle « passivité sensible » de la
réflexion est à son tour la force de la philosophie qui découvre une absence, un rien.
Dans la mesure où “l’événement est ce qui dessaisit le « Je pense », suspend la
synthèse, la « mise en situation », la série ordonnée des phrases”, la philosophie est
selon Lyotard guidée par le sentiment plus profondément que par la faculté de la
synthèse de l’entendement. A ce sentiment de l’événement, Lyotard attribue une
double valeur dans la réflexion esthétique, en critiquant la Critique de la faculté de
juger de Kant. Il distingue ces deux sortes d’opérations dévouées à la réflexion : “des
opérations de guidage”, qu’il a appelées “heuristiques pour l’activité transcendantale
de la pensée”, et “des « sensations », qui informent la forme sur son « état »”(LAS, p.
22.) et qu’il a appelées réflexives. Cette articulation des deux opérations de la
réflexion : opération heuristique et réflexive permet d’imposer une double valeur
dans la réflexion esthétique.
D’abord, voyons l’aspect réflexif dans la réflexion esthétique chez Lyotard. En
saisissant qu’il y a un déplacement sémantique du terme « esthétique » dans la
troisième Critique de Kant qui traite « la problématique de l’analyse des jugements
sur le beau et le sublime » par rapport à son usage dans la première qui traite « la
problématique des formes pures a priori de la sensibilité », Lyotard précise cette
différence entre les deux : “Esthétique signifie d’abord, dans la problématique des
conditions d’une connaissance en général, la saisie des données de l’intuition
sensible dans les formes a priori de l’espace et du temps. Dans la troisième Critique,
129
le terme désigne le jugement réfléchissant lui-même en tant qu’il intéresse
exclusivement cette « faculté de l’âme » qu’est le sentiment de plaisir et de
peine.”(LAS, p. 22.) En ce sens, il dira que “Dans la sensation, la faculté de juger
juge subjectivement, c’est-à-dire réfléchit l’état de plaisir ou de peine où se sent la
pensée actuelle”(LAS, p. 29.) et que la sensation est alors “déjà un jugement
immédiat, de la pensée sur elle-même”(LAS, p. 23.). Dans la réflexion esthétique du
beau et du sublime, Lyotard trouve que la sensation est pour ainsi dire un jugement
originaire sans médiation.
La réflexion esthétique de Lyotard a ainsi montré que le sentiment est l’état
subjectif de la pensée. N’oublions pas ici que le sentiment n’est pas à côté de la
pensée, mais entré dans la pensée. Alors, selon Lyotard, “Que le sentiment sublime
soit subjectif signifie qu’il est un jugement réfléchissant et qu’à ce titre il n’a aucune
prétention à l’objectivité d’un jugement déterminant. Il est subjectif en ce qu’il juge
selon et de l’état du sentiment, de façon tautégorique… Le sentiment esthétique dans
la singularité de son occurrence est le subjectif pur de la pensée, c’est-à-dire le
jugement réfléchissant en lui-même.”(LAS, p. 40.) En somme, c’est le sentiment
esthétique qui est l’« état » de la pensée ou son aspect subjectif. De cette idée,
Lyotard affirme que la philosophie ne possède le sens affirmatif qu’elle ne peut être
poursuivie que dans la perspective pragmatique du langage par rapport à la recherche
des conditions transcendantales qui lui donnent un sens et le rendent possible : “les
conditions de possibilité de la philosophie ne sont jamais données une fois pour
toutes car elles sont soumises à l’occurrence contingente des phrases, suspendues à
l’« ek-stase temporelle » – l’interruption, le vide, le rien – du Arrive-t-il ?, vouées à
l’écoute de l’événement.” 184 Ainsi Lyotard bouleverse par sa philosophie de la
pragmatique l’interprétation du « transcendantal » de Kant. Le sentiment, qui
possède une valeur réflexive, nous permet ainsi de voir une absence, un rien et une
passivité qui sont “autant de signes de sa faiblesse intrinsèque mais aussi de sa
capacité à accueillir l’événement.”185 C’est cette passivité sensible ou ce sentiment
de l’événement qui est utilisé en guise de la pensée, mais non pas une règle de
synthèse de l’entendement.
Examinons l’autre trait de la réflexion que Lyotard a appelé heuristique, à la
suite de Kant. Lyotard note l’aspect heuristique de la réflexion que Kant introduit
184
185
. Ibid., p. 89.
. Ibid., p. 90.
130
dans la Critique de la raison pure, dans l’Appendice à l’Analytique des principes.
Selon lui, Kant “appelle réflexion, Ueberlegung, « l’état d’esprit où nous nous
préparons d’abord à découvrir, ausfindig zu machen, les conditions subjectives qui
nous permettent d’arriver à des concepts »[…].”(LAS, p. 41.) Etant donné que la
sensation est entrée tout entière dans la réflexion, elle pénètre à son tour dans tous les
actes de la pensée. La réflexion s’élaborera pour Lyotard alors elle-même dans
l’esthétique subjective : “la réflexion est aussi le laboratoire (subjectif) de toutes les
objectivités. Sous son aspect heuristique, la réflexion semble donc être le nerf de la
pensée critique en tant que telle.”(LAS, p. 41.) En séparant le phénomène de l’objet
en soi, la pensée critique de Kant est exigée de se situer dans le territoire de la
sensibilité un certain usage de « concepts », non pas dans celui de l’entendement.
L’aspect heuristique de la réflexion invite Lyotard alors à poser une question
d’une domiciliation. Car selon lui, “c’est sur le sentiment qu’elle éprouve tandis
qu’elle procède aux synthèses élémentaires nommées « titres » ou « concepts de la
réflexion » que la pensée se guide […], s’oriente pour déterminer le ou les domiciles
facultaires qui autorisent chacune de ces synthèses.”(LAS, p. 46.) En somme, la
réflexion part du sentiment mais s’oriente vers les synthèses de la pensée et c’est
sous les « titres » ou les « concepts de la réflexion » que les synthèses de la pensée
s’opèrent. Nous voyons ici le double aspect de la réflexion dans la mesure où elle
“n’est rien que le sentiment, plaisant et / ou pénible, que la pensée a d’elle-même
tandis qu’elle pense, c’est-à-dire qu’elle juge, ou synthétise”(LAS, p. 47.). La
réflexion qui n’est pas séparable du sentiment se prépare à synthétiser la pensée.
Or, dans la mesure où les « titres » ou les « concepts de la réflexion » sont pour
lui considérés “comme des assemblages spontanés de « représentations », comme des
« comparaisons » floues, non encore domiciliées, pré-conceptuelles, senties”(LAS, p.
47.), la domiciliation des synthèses fait problème. Lyotard en trouvera le modèle
dans l’esthétique. Car celle-ci a affaire aux lieux pré-conceptuels, non domiciliés qui
sont ceux de la sensation. Plongée dans la sensation, la réflexion accomplira alors les
synthèses de la pensée dans l’esthétique qui est “une sorte de pré-logique
transcendantale”, puisque celle-ci “n’est faite que de la sensation qui affecte toute
pensée actuelle en tant qu’elle est simplement pensée”(LAS, p. 48.). Dans cette
analyse, Lyotard trouve enfin que le mouvement de la domiciliation s’opère dans la
présence subjective de la pensée à soi, “la pensée se sentant penser et se sentant
pensée, ensemble. Et comme penser est juger, se sentant jugeante et jugée, d’un
131
même coup”(LAS, p. 48.). Lyotard souligne ainsi l’aspect heuristique de la réflexion
en analysant la question que Kant pose dans l’Appendice de la première Critique.
Au fur et à mesure de cette analyse, la question des conditions a priori de la
connaissance de Kant n’est pas pour Lyotard celle des conditions constitutives de la
connaissance, mais plutôt celle de la construction de la connaissance puisqu’il s’agit
ici de ces lieux sûrs des synthèses, à savoir les catégories de l’entendement et les
formes pures de l’intuition. En d’autres termes, pour Lyotard, il ne s’agit pas de
savoir comment les conditions constitutives de la connaissance sont engendrées, mais
comment « leur usage légitime peut être découvert ». Donc, selon lui, “C’est
pourquoi la réflexion, en assurant cette tâche, remplit une fonction qui n’est pas
constitutive, mais bien « heuristique ». Bien plutôt que d’une généalogie, il faut donc
voir dans ce moment réflexif le mouvement d’une sorte d’anamnèse de la pensée
critique elle-même s’interrogeant sur sa capacité de découvrir le bon usage des lieux
transcendantaux qu’elle a déterminés dans la « Théorie transcendantale des
éléments » que forment l’Esthétique et la Logique.”(LAS, p. 49.) Ainsi, c’est par la
fonction heuristique que Lyotard voit la synthèse de la pensée entre les lieux de la
sensation et les lieux transcendantaux s’accomplir dans l’esthétique, non pas par la
fonction constitutive. 186 A cet égard, il semble que Lyotard échappe à l’illusion
transcendantale de Kant qui attribue la condition possible de la connaissance à l’a
priori et au transcendantal.
Face aux événements sociaux, éthiques et existentiels d’anesthésie collective et
généralisée dans le temps postmoderne, Lyotard prétend ainsi l’esthétisation de la
philosophie. Car il lui semble que l’esthétique qui ne dépend pas de la règle
préétablie et qui est immédiate peut légitimer la valeur du savoir après le déclin du
logocentrisme. C’est pourquoi, en distinguant le double aspect de la réflexion, il
souligne en particulier l’aspect heuristique de la réflexion qui est cognitive et
inventive. Cet aspect heuristique permet de rompre avec la source transcendantale de
la connaissance et rend possible la synthèse entre le sentimental et le transcendantal.
En fonction de cet aspect, comme le dit Gualandi, “le sentiment met au défi la pensée
de lui fournir un abri, en la forçant à aller là où il n’y a aucune catégorie préétablie,
en lui donnant l’occasion d’exercer une faculté plus profonde que celle vouée à
186
. Selon Lyotard, c’est dans ce moment heuristique où l’aspect tautégorique de la réflexion se
manifeste. Il en voit des signes “dans l’occurrence plus fréquente d’opérateurs comme la régulation
(dans « l’Idée régulatrice », ou le « principe régulateur »), le guidage (dans le « fil conducteur »),
l’analogie (dans le « comme si »), qui ne sont pas des catégories, mais qu’on peut identifier comme
des tautégories heuristiques”(LAS, p. 49.).
132
l’application des règles de l’entendement. C’est par ce pouvoir « domiciliateur » préconceptuel et pré-logique, par cette faculté qui procède par analogie en interprétant
les « signes de sentiment » comme s’ils étaient des phrases d’un idiome inconnu, que
les sentiments en souffrance, les différends qui agitent notre temps ont une chance de
trouver une expression.”187 C’est pourquoi il faut écouter le différend. Il nous reste
alors le problème de l’écoute de phrases sans règle prédéterminée, sans précédent.
En montrant par cette analogie transcendantale-langagière que le sentiment
pénètre plus profondément que les catégories de l’entendement sous l’aspect
heuristique de la réflexion qui amène la pensée jusqu’au lieu qui n’a pas de règle
préétablie, Lyotard impose la valeur au sentiment dans le temps postmoderne. En ce
que le sentiment conduit la pensée au lieu pré-conceptuel et pré-logique, Lyotard
l’appelle la faculté cachée et profonde où la pensée y naît. En ce sens, le jugement
réfléchissant esthétique est pour lui la faculté originale et authentique de la pensée.
Donc, il s’agit ici de savoir comment le jugement réfléchissant rend-il possible le
passage entre les genres hétérogènes et l’écoute de phrases sans règle préétablie.
3. LE JUGEMENT REFLECHISSANT
Au fur et à mesure que la méthode wittgensteinnien d’analyse des phrases
raffine la philosophie transcendantale kantienne, Lyotard veut retisser la philosophie
critique par la façon de l’analyse des phrases, c’est-à-dire par une réinterprétation
langagière des notions transcendantales et par la soumission de l’« Idée critique »
kantienne à l’analyse du langage. Lyotard a élaboré cette analogie transcendantalelangagière tout au long de ses travaux des années 80. Le différend de Lyotard repose
entièrement sur cette analogie originale. La philosophie critique kantienne, qui a pour
tâche d’analyser les jugements cognitifs, éthiques et esthétiques, et les conditions a
priori de la connaissance pour les justifier, se réactualise par cette analyse
lyotardienne. En somme, ces conditions de Kant sont par l’analyse du langage
définies par des relations déterminées entre les facultés humaines et ses
représentations en remplaçant la faculté humaine par le régime de phrase, et la
représentation par la phrase.
187
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 91.
133
Or, les régimes de phrases ou les genres de discours sont multiples et ont de
diverses règles et buts qui sont incommensurables. Cette hétérogénéité des régimes
de phrases ne permet pas de passer d’un régime de phrase à un autre. C’est pourquoi
Lyotard met en question des « passages » entre ces genres hétérogènes dans
l’introduction à la troisième Critique de Kant. Il observe d’abord ce qui permet de
passer d’un genre de discours à l’autre : “Et la « faculté » de juger, en raison même
de son ubiquité, c’est-à-dire du fait qu’elle est appelée chaque fois qu’il faut valider
une phrase par une présentation, y apparaît comme une puissance de « passages »
entre les facultés, au point qu’il lui sera reconnu un privilège majeur en matière de
capacité d’unification, en même temps qu’un défaut majeur en matière de capacité de
connaître un objet qui lui soit propre, à savoir : qu’elle n’a pas d’objet
déterminé.”(DI, p. 190.) Lyotard précise que c’est la faculté de juger qui rend
possible des « passages » entre ces genres hétérogènes. Dans la mesure où elle est les
“capacités de connaissance au sens large, c’est-à-dire capacités d’avoir des
objets”(DI, p. 190.), la faculté de juger est au sens kantien une faculté de connaître
qui est composée de la sensibilité, de l’entendement, de la faculté de juger et de la
raison. Si tel est le cas, comment la faculté de juger rend-elle possible le passage
entre les genres hétérogènes ?
Les genres de discours seront pour lui comme une île. Alors, pour rendre
possible le passage, selon Lyotard, “la faculté de juger serait, au moins pour partie,
comme un armateur ou comme un amiral qui lancerait d’une île à l’autre des
expéditions destinées à présenter à l’une ce qu’elles ont trouvé (inventé, au vieux
sens) dans l’autre, et qui pourrait servir à la première de « comme-si intuition » pour
la valider. Cette force d’intervention, guerre et commerce, n’a pas d’objet, elle n’a
pas son île, mais elle exige un milieu, c’est la mer, l’Archepelagos, la mer principale
comme se nommait autrefois la mer Egée.”(DI, p. 190.) En somme, à la différence
des autres facultés, la faculté de juger ne trouve pas son objet dans le champ, mais se
trouvera pour ainsi dire dans un milieu entre des îles. C’est pourquoi il l’appelle
« archipel », qui est uniquement un symbole. Tandis que l’entendement, la raison et
la sensibilité “trouvent leur objet dans le champ, les uns y délimitent un territoire, les
autres un domaine”, la faculté de juger “ne trouve ni l’un ni l’autre, elle assure les
passages entre ceux des autres. Elle est plutôt la faculté du milieu, dans lequel toutes
les circonscriptions de légitimité sont prises. Bien plus, c’est elle aussi qui a permis
de délimiter les territoires et les domaines, qui a établi l’autorité de chaque genre sur
134
son île.”(DI, pp. 190-191.) A la différence de toutes les autres facultés qui ont leur
objet correspondant, il semble que la faculté de juger assure les passages entre les
genres hétérogènes puisqu’elle est la faculté du milieu qui n’a aucun objet
correspondant.
Afin de préciser le problème de ces passages, Lyotard introduit la distinction
kantienne entre jugement déterminant qui est la puissance de fermeture et jugement
réfléchissant qui est la puissance d’ouverture. Si le premier est « apodictique » dans
la mesure où il y a un concept et une règle d’appliquer à un cas singulier donné, le
deuxième « hypothétique » dans la mesure où il n’y a ni un concept ni une règle
d’application adéquate à un cas inconnu et singulier et où le jugement est alors
contraint de les inventer. En ce sens, si le jugement déterminant relève du genre de
discours de la science et du droit, le jugement réfléchissant le genre de discours
esthétique. Comme le remarque Gualandi, “c’est à cette Faculté de juger de façon
réfléchissante, créative et « artistique », que Lyotard assigne la tâche d’ouvrir un
passage entre les différents genres de discours, de dire ce qu’il n’est pas possible de
dire, de phraser le différend.”188 En vertu de cette distinction de la double puissance
du jugement, le problème du jugement nous amène ainsi à celui du jugement
esthétique.
A la différence du jugement déterminant qui est assujetti aux règles déterminées,
le jugement réfléchissant concerne « un cas d’inconnu et singulier » pré-conceptuel
comme la sensation kantienne qui n’est pas assujetti à quelque règle, c’est-à-dire sans
aucune intervention de l’entendement en tant que pur apparaître ou présentation par
un destinateur inconnu. L’esthétique de Kant analyse d’une part la sensation par son
enchaînement au concept dans l’Esthétique transcendantale de la Critique de la
raison pure, et fait d’autre part l’analyse transcendantale du sentiment du beau et du
sublime dans la Critique de la faculté de juger. Nous notons ici le changement du
terme entre les deux Critiques. Car cette distinction entre la sensation et le sentiment
lui confère le fil conducteur de la pensée esthétique. Les opérations de la réflexion
seront ainsi éclairées par l’analyse des enjeux de la critique de la faculté de juger
esthétique. La question est donc de savoir comment la pensée esthétique est possible.
Pour rendre possible la pensée esthétique, Kant se propose d’utiliser les catégories de
l’entendement dans le domaine de la faculté de juger ou des jugements esthétiques
ainsi que dans le domaine de la raison théorique et de la raison pratique. En d’autres
188
. Ibid., p. 101.
135
termes, pour guider la pensée esthétique et ses synthèses, il faut la capacité
réfléchissante libre dans le territoire esthétique. Kant a donc besoin de l’appareil du
“filtrage des Analytiques esthétiques par les catégories ” qui pouvait “apporter à
l’intelligence des jugements esthétiques”(LAS, p. 61.). Pour mieux dire, pour
analyser le sentiment du beau et du sublime, il faut “une topique réfléchissante”(LAS,
p. 62.) dans le territoire esthétique aussi que dans le territoire de la connaissance. Ce
serait la raison pour laquelle “la table des catégories est utilisée comme schème
structurant de la recherche à la fois dans la seconde et la troisième critique : Kant
aurait compris – silencieusement et sans s’en expliquer jamais – la valeur
interprétative du logique”189. Kant applique en fait les catégories de l’entendement
dans le domaine de la raison pratique ainsi que dans le domaine de la faculté de juger
en croyant que la table des catégories de l’entendement se sert du fonctionnement
interprétatif par rapport à un jugement esthétique qui émane de l’immédiateté
tautégorique du sentiment. Comme le remarque Salanskis, “cette immédiateté
tautégorique, en tant qu’elle est la réflexivité philosophique elle-même, vaut en effet
par ailleurs comme outil ultime d’orientation : en la réflexivité, le sujet accède à une
différenciation originaire (de thèmes, d’enjeux, de fins) à partir de laquelle il peut
commencer à disposer la cohérence de quoi que ce soit.”190 Comme Kant, il veut
également maintenir la valeur de la table des catégories de l’entendement. Car sinon,
pour lui, elle ne peut plus être l’outil interprétatif.
A la différence de Kant qui reconnaît ainsi la valeur interprétative de la table des
catégories, Lyotard semble implicitement refuser par l’analogie esthétique la fonction
interprétative de la table des catégories. Mais, dans ce cas, comment la construction
philosophique du rapport entre le pré-logique et le logique est-elle possible ? Dans ce
contexte, Salanskis, qui veut retenir la forme de la table des catégories pour la
méditer, pose une question : “le discours de l’infléchissement vers la paradoxalité191
de l’usage des catégories pour le déchiffrement du sentimental, de l’esthétique, du
réflexif fait-il implicitement barrage à la reconnaissance de la dimension
interprétative du logique, rejoignant ainsi, de façon surprenante, la voix unanime du
positivisme, de l’objectivisme, et du logicisme contemporains ? ”192 Pour retenir la
fonction interprétative de la logique, il est, nous semble-t-il, obligé d’appliquer les
189
. J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 111.
. Ibid., p. 110.
191
. Kant considère l’intervention pré-catégoriale, heuristique de la réflexion comme paradoxale.
192
. J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., pp. 111-112.
190
136
catégories de la connaissance au jugement esthétique qui émane de l’immédiateté du
sentiment.
Cependant, en disant que la capacité de ce filtrage de l’entendement engendre
une violence, Lyotard affirme ne pas pouvoir directement appliquer les catégories de
l’entendement aux jugements esthétiques ou le jugement déterminant au jugement
réfléchissant. Car, pour lui, la réflexion esthétique n’a pas besoin de chercher sa
propre condition de possibilité puisqu’elle est la faculté de juger elle-même : “Avec
l’esthétique, la réflexion semble n’avoir besoin, pour juger réflexivement, que de la
capacité de réfléchir. Sa condition a priori est, logiquement, réduite à ce presque rien
qui se nomme « faculté », ici celle de sentir, c’est-à-dire de juger im-médiatement. Il
y a là une sorte de simplicité, de pauvreté dans la condition a priori du jugement
esthétique, qui approche de la pénurie.”(LAS, p. 61.) En ce sens, la condition de
possibilité ne prend plus pour Lyotard problème dans le champ de l’esthétique. Car
“Le sentiment esthétique pur n’a pas les moyens de construire les conditions a priori
de sa possibilité, par définition, puisqu’il est immédiat, c’est-à-dire sans moyen
terme.”(LAS, p. 63.) C’est pourquoi le sentiment esthétique n’a pas les « lieux » de
comparaison de la pensée. Lyotard nous montre de la sorte que l’application directe
des catégories de l’entendement sur le sentiment esthétique n’est que vaine.
Dès lors, il s’ensuit qu’il n’est pas possible de se servir des catégories du
jugement de la connaissance pour régler notre jugement esthétique. Plutôt, au
contraire, selon Lyotard, c’est le jugement esthétique qui éprouve « l’exactitude des
règles » empiriques, mais non pas des lois a priori déterminées. En ce sens, il dira
que “Le filtrage (ou le « forçage ») catégoriel ne ferait en somme que suggérer a
contrario la nécessité d’introduire un « principe de discrimination subjectif »
permettant de faire un bon usage des catégories.”(LAS, p. 62.) Il ne s’agit pas ici de
bien directement appliquer les lois a priori dans le champ esthétique, mais de faire
un bon usage des catégories. Car lorsqu’il s’agit d’appliquer les catégories de
l’entendement au sentiment esthétique, de même que le concept, de même le
sentiment est exigé de se sacrifier. Le filtrage du sentiment esthétique par la catégorie
ramène la dernière au-delà de son fonctionnement déterminant dans le champ de la
réflexion. On voit ici le renversement des rôles entre la pensée et les catégories.
Autrement dit, le concept pur de l’entendement sert de principe de discrimination
pour l’orientation de la pensée plutôt que la dernière sert du premier pour analyser le
sentiment esthétique. C’est selon Lyotard ce principe de discrimination qui rend
137
possible un bon usage des catégories. Si tel est le cas, qu’est-ce qui requiert le
filtrage du sentiment esthétique par la catégorie ?
Nous avons vu que l’immédiateté du sentiment esthétique précède des
interventions de la réflexion et des catégories de l’entendement. De cette priorité du
sentiment sur la pensée, Lyotard trouve que “c’est l’immédiateté réflexive elle-même,
la tautégoricité – en vertu de laquelle l’état et le sentiment de l’état sont le même –
qui rend nécessaire le filtrage par les catégories”193. Cette immédiateté de la réflexion
nous montre qu’il y a des lieux de la réflexion qui est irréductible au contenu
notionnel des catégories objectives. Donc, lorsqu’on applique la catégorie au
sentiment esthétique, la paradoxalité se produit de cette nature de la réflexivité qui
est immédiate et préforme. Alors, notre question est celle-ci : comment expliquer la
combinaison paradoxale de singularité du sentiment et d’universalité du concept ?
Autrement dit, y a-t-il un rapport d’harmonie analogue entre l’entendement et la
sensibilité ?
Dans la mesure où ces deux facultés sont appelées à juger de l’objet beau d’une
nature ou de l’art, ce rapport consistera alors à l’activité de la connaissance sans
intervention d’aucun concept par rapport à l’objet et au sujet. D’une part, par rapport
à l’objet, le jugement esthétique est “singulier, contingent et libre car l’unité et la
finalité qu’il découvre dans l’objet beau ne sont pas l’effet des catégories et des
principes de l’entendement mais seulement le reflet de l’état « sentimental et
subjectif » d’harmonie où nous nous trouvons en contemplant les formes sensibles”.
D’autre part, par rapport au Sujet, le jugement esthétique, au-delà d’une simple
inclination sensible, “véhicule une exigence de partage et de communicabilité
intersubjective du sentiment de beauté qui lui confère des caractères de nécessité et
d’universalité analogues à ceux du jugement de connaissance [LAS, p. 30-33.]”194. Si
tel est le cas, qu’est-ce qui assure l’exigence de partage universel du jugement
esthétique ? Est-il cette double déduction objective-subjective du jugement
esthétique ?
Pour répondre à cette question, Lyotard commence par préciser, d’abord, la
condition de possibilité du sentiment esthétique. Il n’est prêt à reconnaître que le
goût et le sentiment sublime qui sont « dénués de tout intérêt ». C’est-à-dire que cette
condition de possibilité du sentiment est établie au titre de sa qualité. Il lui semble
193
194
. Ibid., p. 108.
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 105.
138
que le goût exige un partage immédiat dans la mesure où “cette exigence ou cette
attente est inscrite à même la sensation, sans nulle médiation extrinsèque”(LAS, p.
231.). Autrement dit, le sentiment du goût marque une “immédiateté d’une demande
de partage sans médiation”(LAS, p. 232.). A partir de cette analyse critique, Lyotard
nous rappelle l’importance de cette double immédiation qui se fait au double titre de
la quantité et de la modalité desquelles se demandent l’universalité et la nécessité :
“Envisagée selon la catégorie de quantité, la demande de partage réclame,
directement, pour le jugement sur le beau, une universalité elle-même immédiate.
Selon la modalité, elle exige spontanément que sa nécessité soit admise sans
discussion.”(LAS, p. 232.) En ce sens, pour lui, “l’analyse de la demande
d’universalité et celle de la demande de nécessité convergent toutes deux dans la
notion d’un partage possible du goût.”(LAS, p. 232.) Alors, c’est l’immédiateté de la
réflexion qui caractérise le partage intersubjectif de ce jugement esthétique, non pas
l’universalité du concept car ce partage se fait sans règles ni critères préétablis du
beau. Lyotard a montré ainsi que cette double immédiation selon la quantité et la
modalité a la responsabilité de la légitimité du goût. Alors, la question est celle-ci :
l’accord transcendantal est-il justifié par l’exigence du jugement du goût, exigence
immédiate du partage intersubjectif de ce jugement esthétique ?
Pour fonder cet accord transcendantal, c’est sur le sens commun que Kant fait
fond. Dans la mesure où il est pour Kant “l’univers de la communicabilité en lequel
se transmet et retentit l’universalité subjective” 195 , le sens commun possède une
valeur fondative qui forme cette universalité. En ce sens, il ne provient pas de
l’expérience, mais d’une fondation transcendantale, autrement dit l’Idée du
suprasensible que Kant nomme. Pour lui, c’est sur le suprasensible même qui
fondent l’ordre épistémologique, l’ordre éthique et l’ordre esthétique. Lyotard
analyse l’Idée du supra-sensible qui apparaît dans la Critique de la raison pratique.
Pour lui, “elle est le concept, « vide théoriquement », mais qui conditionne la
possibilité
même
de
la
moralité,
d’une
« causalité
empiriquement
inconditionnée »[…]. Cette Idée de supra-sensible n’est cependant aucune des Idéeslimites propres à chaque domaine ou territoire… Le supra-sensible vient garantir que
des capacités de penser profondément hétérogènes, théorique, pratique, esthétique,
sont cependant en affinité les unes avec les autres.”(LAS, p. 258.) Ainsi, pour Kant,
c’est l’Idée du supra-sensible qui joue le rôle de la concordance de ces trois fonctions
195
. J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 112.
139
différentes. Le jugement du goût s’appuie alors chez Kant sur l’Idée du suprasensible qui est le principe d’unisson de tous les jugements hétérogènes.
Donc, il s’agit ici de savoir si le sentiment esthétique s’accorde à cette Idée. Le
jugement esthétique est guidé par une « mesure subjective », mais, c’est le principe
du substrat supra-sensible qui donne cette mesure. Ici, Lyotard trouve que le principe
d’unisson est sans fondement. En somme, la raison que ce principe du substrat suprasensible donne cette meure au jugement esthétique est, pour lui, celle-ci :
“Simplement parce qu’il garantit, avant tout schème, toute règle et toute norme, que
la synthèse du divers, même le plus hétérogène, est toujours possible. Y compris la
synthèse du divers des facultés elles-mêmes, imagination, entendement, raison
théorique, vouloir, sentiment.”(LAS, p. 260.) Cette analyse permet à Lyotard de
prétendre que l’exigence d’un sens commun du goût n’assure pas l’accord
transcendantal. C’est pourquoi il reproche à Kant avoir recours au sens commun
esthétique pour fonder cet accord transcendantal. Cette analyse quantitative de la
prétention à l’universalité nous montre ainsi la rupture de la sensation avec l’Idée.
Dans la mesure où il n’a ni la même règle ni le même critère, le jugement esthétique
du goût qui est la sensation ne présuppose pas l’accord avec autre ou partenaire.
Alors, qu’est-ce qui nous permet de juger la valeur de ce jugement esthétique ?
A l’absence de l’accord transcendantal, cette problématique le conduira à poser
le problème du passage du jugement esthétique qui juge toujours sans médiation du
concept et désire son partage universel. Selon Lyotard, rendre possible le passage, ce
n’est pas le sens commun esthétique, mais c’est l’analogie. Le sens commun
esthétique “n’autorise en effet aucune tentative de réduction empirique et de
fondation sociologique ou anthropologique du jugement esthétique, mais seulement
un raisonnement par analogie, raisonnement où tout se passe comme si cette libre
harmonie des facultés était le signe de l’unité « nouménale » de l’âme, comme si ce
consensus qui se produit dans la communauté esthétique était le signe de l’unité
suprasensible de tous les êtres libres dans le règne des fins...”196 A cet égard, c’est par
cette analogie que la faculté de juger fait apparaître les passages entre les genres de
discours hétérogènes. Dans cette idée, Lyotard nous montre que la légitimation
transcendantale de Kant sur les jugements esthétiques ne repose que sur le comme
si…, à savoir l’analogie qui respecte les différents régimes des phrases et
l’instrument d’une communication avant toute règle.
196
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 106.
140
Ainsi donc, Lyotard met à jour par l’analogie que c’est “l’accord « harmonieux
et libre » des facultés qui justifie chez Kant l’exigence d’une communicabilité a
priori du jugement esthétique”197. Il nous montre d’ailleurs que c’est un jugement
réfléchissant qui rend possible l’accord esthétique des facultés : “Il suffit donc que le
goût exige son partage possible pour faire signe que la pensée réfléchissante, dans
son rapport le plus subjectif avec soi et le plus immédiat avec l’objet (la forme), est
naturellement à l’unisson avec soi-même en général et avec les données en
général.”(LAS, p. 261.) Cet unisson transcendantal est garanti par “la pensée
réfléchissante qui en découvre le principe sous le nom de substrat suprasensible”(LAS, p. 261.). La prétention du partage possible du jugement esthétique ne
peut donc être légitimée ni par l’expérience ni par le consensus. C’est pourquoi
Lyotard dit que “La partageabilité est un caractère transcendantal du goût, et elle
exige à son tour un supplément transcendantal, l’Idée du supra-sensible”(LAS, p.
262.). Lyotard nous montre ainsi que c’est la pensée réfléchissante qui assure le
principe de l’unisson transcendantal sur lequel un « sensus communis » se fonde. En
fonction de l’analogie, ce jugement réfléchissant enchaîne pour ainsi dire le monde
des phénomènes à celui des noumènes et la Faculté de connaître à celle de désirer.
En ce sens, Lyotard dira que c’est le jugement par analogie qui est le lieu de
passage. Comme le dit Gualandi, il est le lieu où “le passé « sédimenté » dans une
tradition de règles, critères et conventions s’ouvre au futur de l’Idée ; il est le lieu
d’un échange entre les déterminations finies qui constituent le langage – régimes des
phrases et genres de discours – et l’Etre infini et incommensurable qui s’exprime
comme sensation et sentiment. Le jugement réfléchissant est enfin le cœur de la
« finitude critique » car il est le seul moyen dont dispose la Pensée pour phraser cet
événement sans précédent qu’est notre présent.” 198 Au-delà de l’instrument de la
réflexion simple sur l’art, il semble que le jugement réfléchissant occupe ainsi la
place centrale de la pensée critique de Lyotard.
De cette analyse, Lyotard en vient à se proposer de réserver le jugement
réfléchissant dans le domaine de l’esthétique. Car pour lui, le jugement réfléchissant
pourrait s’exercer plus radicalement lorsqu’elle touche la dimension infiniment
proche à l’objet de l’esthétique, à savoir dimension « quasi ontologique ». Autrement
dit, la puissance réfléchissante du jugement est pour lui saisie radicalement par la
197
198
. Ibid., p. 105.
. Ibid., p. 111.
141
redécouverte de la profondeur de la sensibilité qui est singulier et sans précédent, audelà de la distinction entre l’esthétique de la sensation et celle du sentiment. En ce
sens, on peut dire que Lyotard s’approche d’autant plus de la chose en soi de Kant.
La philosophie du jugement de Lyotard, qui s’enracine ainsi dans cette dimension
profonde de la sensibilité semble “découvrir la voie sur laquelle le côté actif et
déterminant de la Pensée s’ouvre à son côté réceptif, passif et réfléchissant et où le
langage a enfin une chance de se réconcilier avec son Dehors” 199 . Dans cette
perspective, l’esthétique est pour Lyotard, par la philosophie du jugement, le lieu du
contact de la pensée avec cet Autre et celui de la communication avec ce Dehors du
langage.
C’est pourquoi Lyotard souligne l’importance essentielle du jugement en tant
que point de départ de la pensée critique. En somme, comme le remarque Gualandi,
le jugement est pour Lyotard “ce « germe de sens » où la pensée se réfléchit en ellemême et le sentiment qui l’affecte se traduit en langage”. En ce sens, “Le jugement
réfléchissant est ce fondement infondé, ce « don de la nature » où s’enracine l’acte le
plus originaire et authentique de la pensée, où s’enracine la Pensée elle-même en tant
qu’exercice de réflexion critique.” 200 Le jugement comme le fondement plus
originaire et authentique de la pensée est au sens kantien à la fois le jugement
déterminant qui rend possible une analogie avec les Idées supra-sensibles comme le
fondement ultime et le jugement réfléchissant en tant qu’acte subjectif qui juge
conformément à cela. Kant tranche ainsi par l’analogie de l’Idée le problème du
rapport entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant.
Mais, pour résoudre l’antinomie du goût, et éminemment l’antinomie de la
faculté de juger, pour Lyotard, l’hétérogénéité doit être respectée : “Le nom que porte
cette transaction, c’est celui de « fil conducteur (Leitfaden) »[…]. Le fil conducteur
est la façon dont le jugement réfléchissant, attentif aux singularités laissées de côté
par la phrase cognitive, les « épiant » pour y rechercher un ordre, y présuppose
librement cet ordre, c’est-à-dire juge comme s’il y en avait un.”(DI, p. 194.) Donc, le
fil conducteur fait dévoiler ce qui est caché ou exclu par la règle de la phrase
cognitive et présuppose le juge au lieu d’un tribunal universel. Alors, qu’est-ce qui
apporte le fil conducteur au jugement réfléchissant ?
Après Auschwitz, selon Lyotard, ce n’est plus l’Idée suprasensible qui inspire le
199
200
. Ibid., p. 107.
. Ibid., p. 112.
142
jugement réfléchissant. Si tel est le cas, quel fil conducteur pourrait inspirer le
jugement réfléchissant ? A cette question, il se tourne vers l’Idée de la nature qui
semble l’autoriser à juger sans droit ni un tribunal universel. Mais, lorsqu’il s’agit
d’une Idée de nature et de fin, pour Lyotard, “il (le veilleur critique) ne peut pas
présenter un ceci ostensible pour valider cette autorisation. Il peut présenter un
« comme-si ceci », un analogon, un signe. Ce signe est son sentiment, le sentiment
qu’on doit et qu’on peut juger même en l’absence de droit.”(DI, p. 196.) A cet égard,
ce sont les signes qui fournissent un fil conducteur au travail du jugement
réfléchissant. Dans la mesure où ces signes ne se découvrent que grâce à la faculté de
juger, ils signalent cette Idée en fonction du sentiment, du symbole.
Face à l’absence d’harmonie suprasensible, Lyotard demandera : “si aucun fil
conducteur ne guide les expéditions du jugement, comment celui-ci se retrouve-t-il
dans le labyrinthe des passages ? Les analoga seraient de pures fictions, forgées pour
quels besoins ? Cela même est impossible : ce sont les passages qui circonscrivent
les domaines de légitimité et non ceux-ci qui préexisteraient aux passages et les
toléreraient.”(DI, p. 196.) De là, il en arrivera à conclure comme suit : “Quelle que
soit l’acception donnée à l’Idée de nature, on n’y a droit que sur des signes, mais le
droit au signe est donné par la nature. Même une nature dénaturée et des signes de
rien, même une a-téléologie postmoderne, n’échapperaient pas à ce circulus (n°
182).”(DI, p. 196.) Si l’Idée de nature nous fournit le fil conducteur, nous devrions
reconnaître qu’il n’y a pas de la sortie de ce cercle. C’est pourquoi Lyotard répond
que ce sont des passages qui inspirent au jugement réfléchissant en autorisant au
veilleur critique de naviguer parmi ces îles.
Arrivé à ce point par l’analogie, Lyotard trouve à son tour la capacité
mystérieuse de la Faculté de juger qui permet de naviguer entre les différentes îles.
Comme le remarque Gualandi, “Cette Faculté étrange – « sans terrain, ni domaine
propre » suggère Kant dans la troisième Critique – cette capacité mystérieuse de
naviguer dans cette mer de personne qui délimite et en même temps relie les « îles
d’ordre » de l’archipel de notre savoir, c’est la Faculté de juger.”201 En somme, c’est
cette Faculté de juger qui permet de phraser sans règle préétablie les genres de
discours qui sont incommensurables. La philosophie transcendantale en vient enfin à
rencontrer, par l’analyse du langage, l’archipel des passages des genres de discours et
des régimes de phrases.
201
. Ibid., p. 99.
143
Mais, si ce sont « les passages réfléchissants » qui circonscrivent les domaines
de légitimité, et si c’est la Faculté de juger qui autorise au guetteur critique
de naviguer parmi ces îles discursives, on est obligé de renouveler la compréhension
sur le jugement réfléchissant. Pour Lyotard, ces jugements réfléchissants ne peuvent
être compris que par de deux façons. D’une part, le jugement réfléchissant ne peut se
comprendre comme uniquement un instrument de la philosophie. Cette solution
conduirait Lyotard à “renier sa conception radicalement critique et pluraliste de la
philosophie, en transformant ce non-genre de discours en un « genre absolu », en un
méta-discours surplombant les jugements des autres genres de discours”202. En ce
sens, il n’est pas convenable de réserver le jugement réfléchissant dans le champ de
la philosophie.
D’autre part, le jugement réfléchissant sera maintenant compris comme “ce qui
caractérise la Pensée dans toutes ses formes, scientifiques, artistiques, politiques et
philosophiques” 203 . Mais, pour Lyotard, il est invraisemblable que le jugement
réfléchissant est ainsi conçu comme la Pensée dans toutes ses formes. Car ce
jugement réfléchissant “se révèle inséparable d’une conception univoque de la
Pensée-langage, comme inséparable de la thèse selon laquelle les jugements de l’art
ou de la politique ne sont ni plus ni moins vrais que ceux de la science ou de la
philosophie” 204 . Pour prendre cette solution, il faut reconnaître l’univocité de la
Pensée-langage dans les jugements de la politique ou de l’art ainsi que ceux de la
science ou de la philosophie. Mais, Lyotard préfère une solution équivoque que celle
univoque. Car il lui semble que cette solution permet de réfuter une conception de la
vérité selon la doctrine consensualiste qui est l’accord de la pensée avec les Autres. A
la différence du jugement de la science qui est seuls jugements « déterminants », ce
jugement réfléchissant conçu en tant que Pensée de toutes formes doit juger sans
aucune règle ni aucun consensus. De plus, “cette solution pourrait effectivement
fournir de bonnes raisons à la critique lyotardienne des théories consensualistes de la
vérité comme celle d’Habermas, à condition pourtant de faire du jugement cet acte
autonome (précédent de droit toute règle extérieure et tout consensus intersubjectif
qui prétendraient le fonder de fait) où la Pensée se réfléchit elle-même comme si elle
était en accord et en harmonie – et non pas en conflit – avec un Autre.”205 C’est
202
. Ibid., p. 117.
. Ibid.
204
. Ibid.
205
. Ibid., p. 118.
203
144
pourquoi, en récusant ainsi cette conception de la vérité comme l’accord de la pensée
avec elle-même, Lyotard prend la solution « équivoque » que celle univoque de la
conception de la Pensée-langage.
Néanmoins, Lyotard n’empêche pas de reconnaître que pour tracer ses passages,
le jugement réfléchissant exige l’intervention des Idées suprasensibles dans
l’expérience. Car, s’il n’y a ni l’unité ni la systématicité des Idées suprasensibles,
nous ne pouvons pas invoquer même le secours de la métarègle. Lyotard rejette toute
l’Idée de l’unité et de la totalité mais l’exige à son tour pour que le jugement
réfléchissant puisse s’exercer. Comment sortir de ce dilemme ? C’est ce dilemme qui
fera Lyotard tourner à la philosophie de la Différence. Pour Lyotard, c’est cette Idée
d’unité qui l’a enfermé dans le dilemme. Pour sortir de ce dilemme, il faudrait donc
renverser d’une part la fonction « régulatrice » de l’Idée finaliste kantienne qui unifie
et totalise et établir, d’autre part, la fonction « régulatrice » de l’Idée de Différence
qui respecte la divergence et l’incommensurabilité. Mais Lyotard a-t-il réussi à sortir
par cette Idée de Différence de cette impasse ? Alors, il s’agit ici de trouver l’Idée
sans finalité.
Pour accéder à cette question, Lyotard se met à reprendre l’analyse kantienne de
la téléologie dans le beau et le sublime 206 dans l’Analytique du sublime de la
Critique de la faculté de juger de Kant. Pour lui, à la différence du beau, le sublime
n’a pas de fin : “La finalité naturelle ne sera faite que d’une texture de « fils
conducteurs, de Leitfäden » […]. Mais c’est l’un de ces fils que tire le geste léger de
la subreption esthétique. Or le sublime coupe le fil, interrompt l’allusion, aggrave la
subreption.”(LAS, p. 222.) De là vient que le sublime ne relève pas de la finalité
naturelle, mais de la finalité subjective, tel que l’exprime Kant, “« une finalité
subjective qui ne repose pas sur un concept d’objet » […]”(LAS, p. 224.). En bref,
dans le lexique kantien, le sublime “se nomme « le sentiment de l’esprit,
Geistesgefühl » […]”( LAS, p. 224.), par opposition au goût qui est le sentiment de
l’objet.
A partir de cette analyse kantienne du sublime qui n’est pas naturel mais
subjectif, Lyotard se trouve en présence du paradoxe d’une esthétique sans formes
sensibles et imaginatives puisque “le processus d’art doit être compris selon la mise
206
. Selon Lyotard, il y a une différence entre le goût et le sentiment sublime : “A l’encontre du goût,
qui n’est possible qu’autant qu’une nature, dans et hors l’esprit, se chiffre en formes et en bonne
« proportion », le sublime ne doit rien à quelque écriture chiffrée ni à un « sensus communis ».”(HJ,
p. 78.)
145
en relation d’une matière et d’une forme.”(IH, p. 150.) Pour Kant, l’imagination
comme la faculté de la présentation subit le désastre dans le sentiment sublime :
“Comme toute présentation consiste dans la « mise en forme » de la matière des
données, le désastre subi par l’imagination peut s’entendre comme le signe que les
formes ne sont pas pertinentes pour le sentiment sublime. Mais dès lors, qu’en est-il
de la matière, si les formes ne sont plus là pour la rendre présentable ? Qu’en est-il
de la présence ?”(IH, p. 148.) Pour sortir de ce paradoxe, Kant va s’orienter vers “le
principe qu’une Idée de la raison se révèle en même temps que l’imagination se
montre impuissante à former les données. Dans la « situation » sublime, quelque
chose comme un Absolu, un absolu soit de grandeur, soit de puissance, est rendu
quasi perceptible […] grâce à la défaillance même de la faculté de présentation. Cet
Absolu est, selon la nomenclature de Kant, l’objet d’une Idée de la raison”(IH, p.
148.). Alors, il s’agit, pour Lyotard, de savoir si ce glissement de l’imagination à la
raison pure laisse place à une esthétique.
Si Kant voit dans le sentiment sublime le signe négatif d’une transcendance
propre à l’éthique, Lyotard y voit le rapport entre la nature comme le destinateur de
messages sensibles et l’imagination comme le destinataire se briser. En somme, selon
Lyotard, le sublime pour Kant “ne peut pas être le fait d’un art humain, ni même
d’une nature qui serait « en intelligence » (par son « écriture chiffrée », – les formes
belles qu’elle propose à l’esprit) avec notre sentiment. Au contraire, dans le sublime,
la nature cesse de s’adresser à nous dans cette langue de formes, dans ces
« paysages » visuels ou sonores qui procurent le pur plaisir du beau et inspirent le
commentaire comme tentative de déchiffrement.”(IH, p. 149.) En somme, le sublime
n’appartient ni à la nature ni à la sensation, mais à l’esprit. En ce sens, nous pouvons
dire que le sentiment sublime est différent de celui du beau qui “procède d’une
« convenance » entre la nature et l’esprit, c’est-à-dire transcrit dans l’économie
kantienne des facultés, entre l’imagination et l’entendement. Ce mariage ou, du
moins, cette fiançaille propre au beau est cassé par le sublime.”(IH, p. 149.) C’est à
l’intérieur même de la brisure de l’imagination que l’Idée de raison pure pratique – la
Loi et la liberté – se signale en “une quasi-perception”(IH, p. 149.). En somme, c’est
par le sentiment sublime qu’une telle convenance traditionnelle entre l’esprit et la
nature éclate.
Ici, Lyotard voit la fin de l’esthétique s’annoncer au nom de la destination finale
de l’esprit. En d’autres termes, l’Idée de raison pure pratique ne s’annonce que par la
146
brisure du sublime dans le champ esthétique : “Sacrificielle en tant qu’il requiert que
la nature imaginative (dans l’esprit et hors de lui) doit être sacrifiée dans l’intérêt de
la raison pratique (ce qui ne va pas sans des problèmes spécifiques quant à
l’évaluation éthique du sentiment sublime).”(IH, p. 149.) Pour ainsi dire, Kant
prolonge l’intérêt éthique dans le champ esthétique. Mais, à ces considérations,
Lyotard qui veut revivre l’esthétique pose une question : qu’en est-il d’un art, non
pas d’une pratique morale dans ce contexte d’un tel désastre ?
En face du problème de la présentation qui est le cas de tout art, Lyotard
commence à indiquer que le processus d’art compris selon la mise en relation d’une
matière et d’une forme n’est qu’une présupposition, voire un préjugé de l’esthétique
du beau qui reste actif dans l’analyse kantienne. Contrairement à ce que la matière
n’est
qu’objet
d’un
plaisir empirique,
mais
individuel,
non partageable
universellement, “la forme représente un cas, le cas le plus simple et peut-être le plus
fondamental, de ce qui constitue, selon Kant, la propriété commune à tout esprit : sa
capacité (son pouvoir, sa faculté) de synthétiser des données, de rassembler le divers,
la Mannigfaltigkeit, en général.”(IH, p. 151.) Selon lui, c’est la forme même qui rend
possible le partage du sentiment du beau par le jugement réfléchissant esthétique et
qui est alors “les conditions mêmes de la présentation”(IH, p. 151.). Lyotard nous
rappelle ainsi que l’idée d’une convenance entre la matière et la forme comme la
présupposition de l’esthétique du beau est en crise dans l’art contemporaine.
A cause du déclin de l’idée d’une convenance naturelle entre la matière et la
forme déjà impliqué dans l’analyse kantienne du sublime, Lyotard sera amené à
rechercher une nouvelle relation entre l’esprit et la matière : il observe qu’il y a
encore cette esthétique des timbres et des nuances qui dépendent du goût
individuel et de ses idiosyncrasies dans la peinture et la musique. Car celles-ci ont
pour enjeu d’approcher la présence sans recourir aux moyens de la présentation :
“Nous pouvons parvenir à déterminer une couleur ou un son en termes de vibrations
selon la hauteur, la durée, la fréquence.”(IH, p. 151.) Donc, face à cette crise
profonde, dans la perspective de Lyotard, l’art contemporain a pour enjeu unique de
“bouleverser les principes qui régissent l’esthétique du beau afin d’approcher la
présence de ce qui ne pourra jamais être représenté, mais qui nous est signalé par ce
qui précède toute forme : la sensation, le temps, l’Etre, l’Idée. De quelle façon
s’approcher de la présence ? ” 207 Il s’agit donc de savoir comment l’esprit peut
207
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 138.
147
mettre en relation avec la matière sans recourir aux moyens de la présentation. Cette
question entraînera Lyotard à approfondir les réflexions sur le sublime et sur la
présence en tant que sublime esthétique.
Pour accéder à cette question, Lyotard commence par inverser cette relation
entre la matière et la forme : il se met à briser toute tentative d’établir le rapport de la
matière avec la forme afin de rendre à la matière sa propre valeur. Il s’agit donc de
chercher la présence du sans-forme : “Ce point concerne précisément la matière,
j’entends : la matière dans les arts, c’est-à-dire aussi bien la présence.”(IH, p. 150.)
Ici, la matière est pour ainsi dire la présence sans forme, ni finalité. Mis à part de
l’esprit, la matière n’est plus un matériau pour remplir l’exigence de la forme, mais
“serait essentiellement ce qui n’est pas adressé, ce qui ne s’adresse pas à l’esprit (ce
qui n’entre aucunement dans une pragmatique de la destination communicationnelle
et téléologique). Le paradoxe de l’art « après le sublime », c’est qu’il se tourne vers
une chose qui ne se tourne pas vers l’esprit, qu’il veut une chose, ou qu’il en veut à
une chose, qui ne lui veut rien. Après le sublime, on se trouve après le vouloir. Sous
le nom de matière, j’entends la Chose. La Chose n’attend pas qu’on la destine, elle
n’attend rien, elle n’en appelle pas à l’esprit.”(IH, p. 154.) D’où se pose la question
de la relation entre l’esprit et la matière.
Selon lui, l’esprit établit le rapport avec la Chose par la question, alors que la
matière “ne questionne pas l’esprit, elle n’a nul besoin de lui, elle existe, ou plutôt
elle insiste, elle siste « avant » le questionnement et la réponse, « en dehors » d’eux.
Elle est la présence en tant qu’imprésentable à l’esprit, toujours soustraite à son
emprise. Elle ne s’offre pas au dialogue ni à la dialectique.”(IH, p. 154.) Lyotard rend
ainsi la matière à sa propre place avant la mise en relation avec l’esprit. Nous voyons
ici le renversement de la relation entre la matière et l’esprit dans le champ esthétique.
Un tel intérêt pour la matière après le sublime, qui éclate la relation entre la matière
et l’esprit, accompagne de la sorte le paradoxe de l’art : en s’éloignant de plus en
plus de l’esprit, il s’approche de plus en plus de la matière qui n’est pas présentable.
C’est pourquoi pour accéder à la présence Lyotard prend une méthode par la
négation. Car cette présence, “l’instant qui interrompt le chaos de l’histoire et
rappelle ou appelle seulement qu’« il y a » avant toute signification de ce qu’il y
a”(IH, p. 97.), est déjà dénaturée par l’intervention de l’esprit, à savoir l’engagement
du ministère de l’entendement qui synthétise et enchaîne les formes et les phrases.
L’esthétique du sublime consistera alors à bouleverser la place et la valeur assignées
148
à la forme et à la matière par l’esthétique du beau. De là, une voie d’approcher la
présence de ce qui est imprésentable est ouverte par la méthode « hypercritique » de
laquelle Kant se sert dans l’Analytique du sublime. En somme, elle consiste à
“suspendre la synthèse des formes et l’enchaînement des phrases par un contraste, un
sursaut, une césure, un vide, une catatonie, une stase, un épanchement”. A cet égard,
pour Lyotard, “La présence n’est en effet qu’un nom pour ce qui est constamment
oublié, forclos, menacé, par les intrigues intersubjectives du langage, par les
« synthèses numériques » de la techno-science, par l’affairement qui domine notre
vie moderne obsédée par l’angoisse « de ne pas perdre du temps ».” 208 Ainsi, la
présence est pour lui approchée de par la suspension de la synthèse des formes209 et
de l’enchaînement des phrases.
En outre, il semble que les technologies nouvelles exigent immanquablement le
changement de la conception de l’art. Car c’est par elles que les machines
contemporaines ont l’air d’arriver à accomplir des opérations mentales : “saisie de
données en termes d’information et leur stockage (mémorisation), réglage des accès
à l’information (ce qu’on appelait « rappel »), calcul des effets possibles selon les
programmes, en tenant compte des variables et des choix (stratégie).”(IH, p. 60.)
Cela revient à dire que les technologies nouvelles contemporaines dépassent du
projet de l’Esthétique transcendantale de Kant qui voulait décrire les conditions
initiales de l’enchaînement de l’esprit avec une matière. Pour Lyotard, dans ce
monde dominé par le logocentrisme de la science et de la technique, l’enjeu est alors
“« de se rendre disponible à l’invasion des nuances, de se rendre passible au
timbre » afin de se soustraire à « l’agressivité », à « la mainmise210(le mancipium) »,
à « la négociation » qui sont le régime de l’esprit », afin de sauver l’individualité et
la singularité « irrépétable », la chair sensible de l’expérience” 211 . Pour sauver la
valeur des singularités irremplaçables et des différences ineffables, il va à l’encontre
du logocentrisme et de la science par l’esthétique du sublime. Car les données
208
. Ibid.
. Lyotard en trouve l’exemple chez les avant-gardes artistiques qui élaborent l’esthétique du
sublime par l’esthétique des timbres et des nuances. Il énumère les artistes et les musiciens de ce
siècle dans L’inhumain qui s’engagent dans une lutte acharnée contre l’arrogance de la forme et du
concept : “de Debussy à Boulez, Cage ou Nono par Webern ou Vares”(IH, p. 153.).
210
. Lyotard note la mainmise techno-scientifique dans l’époque contemporaine. Pour lui, “la science
est essentiellement et immédiatement identifiée à une technè, produisant cet agencement monstrueux
de nombres et pièces métalliques, cette énorme machine de captation et capitalisation des énergies, de
transformation et manipulation de l’Etre, qu’on appelle Gestell ou techno-science[HJ, p. 143.].” (A.
Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 147.) Selon Lyotard, “tekhnè est l’abstrait issu de tiktô qui signifie
engendrer, générer (les tekontès, les géniteurs ; le teknon, le rejeton). ”(IH, p. 62.)
211
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 139.
209
149
sensibles (couleurs, sons) “sont ainsi rendues indépendantes du lieu et du moment de
leur réception « initiale », réalisables à distance spatiale et temporelle, disons :
télégraphiables.”(IH, p. 60.) Ainsi, par les technologies actuelles qui permettent de
reproduire à l’infini ces conditions initiales, la conception esthétique de Kant – « il y
a une réception « initiale » – n’est plus soutenue. En ce sens, ne faudrait-il pas donc
déclarer la déchéance de la voie de l’esthétique du sublime, de laquelle Lyotard
entend trouver la sortie de la crise de l’art contemporain ?
Face à la situation de la désolation théorique et pratique par l’emprise absolue de
la techno-science, Lyotard ne peut pas empêcher de reconnaître “le sentiment
mélancolique de notre être-là, le sentiment de notre existence séparée pour toujours
de toute essence, le sentiment – désespérément non mystique ? – que l’art sublime
dans un fantasme de sensation qui ne nous veut rien, qui ne nous force à rien, mais
qui est là, comme une sainte présence”212. En somme, Lyotard fait remarquer que
l’état contemporain que domine la techno-science est alors en bref celui de la
forclusion ontologique qui déshumanise l’espèce humaine dans la mesure où le but
ultime de l’histoire de l’humanité “n’est dicté à l’homme et à sa science ni par un
idéal de vérité, de conscience et de rationalité, ni par un projet eschatologique
d’émancipation, mais par une sorte d’inconscient universel qui est traversé par les
mêmes oppositions qui animent l’« inconscient humain », la vie et la mort, l’amour
et la haine, l’enfance et la vieillesse, la différence des sexes.”213 Lyotard reconnaît
ainsi l’inconscient universel de l’Etre. C’est l’aveuglement sur le monde, l’Autre et
soi-même qui engendre la mélancolie qui serait le motif de l’art. Mais, il paraît
évident que cette conception totalitaire de la techno-science est aux antipodes de ce
que Lyotard a en effet prétendu de la puissance paralogique, imaginative et créative
de la science dans La condition postmoderne.
De
là,
la
conception
de
l’art
accompagne
inévitablement
quelques
inconvénients : le sens de l’art est dépendant de celui négatif de la science et alors
l’espace et le sens de l’art ineffable se réduisent de plus en plus au fur et à mesure
que la puissance de la techno-science grandit. Lyotard, lui-même, n’a pas évité
ces inconvénients. D’ailleurs, si l’espace et le sens de l’art se contrôlent par la
techno-science, nous sommes condamnés à reconnaître que l’esthétique du sublime
s’attache au côté de la matière, du destinateur inconnu de la phrase-sensation. Voilà
212
213
. Ibid., p. 141.
. Ibid., p. 151.
150
pourquoi Lyotard distingue la forme de la couleur qui est du côté de la matière : “La
forme (ou la figure) peut toujours, de près ou de loin, être rapportée à une disposition
intelligible et être ainsi dominée, en principe, par l’esprit. Mais la couleur, dans son
être-là, paraît défier toute déduction. Comme le timbre en musique, elle paraît défier
l’esprit, elle le défait. C’est cette défection de la capacité d’intrigue que j’aimerais
appeler âme. Loin d’être mystique, elle est plutôt matérielle. Elle donne lieu à une
esthétique d’« avant » les formes. Esthétique de la présence matérielle qui est
impondérable.”(IH, p. 163.) La pensée de Lyotard sur le jugement réfléchissant
aboutit, à la fin, à l’Esthétique de la présence matérielle, esthétique qui précède les
formes comme la couleur. Lyotard a ainsi montré que le sublime artistique est la
présence.
De ce point de vue, le jugement réfléchissant s’occupe la place centrale de sa
pensée critique au-delà des finalités, des règles et des critères. C’est pourquoi il fait
du jugement réfléchissant le point de départ et d’arrivée de la réflexion critique en
trouvant par l’analogie une « relation circulaire » entre le jugement et l’Idée. Le
jugement réfléchissant est à la fois l’instance qui permet de dépasser la distinction
entre les deux domaines de l’esthétique et de réconcilier la pensée avec son Autre, le
langage avec son Dehors, dans le domaine de l’art comme dans celui de la science.
Dans cette perspective, il dira : “L’idéal philosophique n’est donc pas de faire
système, mais de juger les prétentions à la validité de toutes les « connaissances »
(que j’appelle phrases), et cela dans leurs rapports respectifs aux fins essentielles de
la raison humaine.”(E, p. 20.) La doctrine du jugement réfléchissant que Lyotard
redécouvre dans l’analyse des trois Critiques de Kant semble accomplir de la sorte
l’enjeu majeur de sa philosophie critique en dépassant du dogmatisme et de la
métaphysique.
Mais, comme l’indique bien Gualandi, après avoir ainsi lancé le défi du
jugement, Lyotard semble abandonner ce thème pour laisser la place à une
« ontologie négative » sublimant ce que le jugement était appelé à dépasser : “le rien,
le vide, la fracture qui s’ouvrent à chaque occurrence de phrases, et où risque de
retomber à tout instant de temps notre époque, époque de l’atomisation, de la
délégitimation et du nihilisme.”214 Ainsi, là où le thème du jugement est dépassé, une
ontologie négative s’établit. La préoccupation de Lyotard passe du jugement
réfléchissant à l’ontologie négative de l’imprésentable. Il s’agit alors de savoir la
214
. Ibid., p. 114.
151
profondeur de ce virage de Lyotard puisqu’elle nous conduit au centre de sa pensée
critique.
4. LA PENSEE DU SUBLIME ET L’ONTOLOGIE
NEGATIVE
Même s’il passe du jugement réfléchissant à l’ontologie négative, il ne cesse pas
de ranger ce premier du côté de l’art par opposition au jugement déterminant qui est
du côté de la science. Mais, dans la mesure où la situation de crise généralisée de la
culture contemporaine ne peut être réfléchie qu’au niveau d’une pensée du sublime
qui est la dimension plus profonde de l’esthétique et d’une ontologie négative, en se
détournant du jugement réfléchissant, Lyotard fait ce virage sentimental vers le
sublime.
Ce virage conduira la pensée politique de Lyotard lui-même à la crise grave.
Dans le domaine politique, à cause de la défaillance dans la synthèse du jugement et
du dénouement du concept et du sensible, Lyotard ne peut manquer de reconnaître :
“sublime est cet instant de vide, ce moment de fracture, où tous ces différends
(ontologiques, épistémologiques, politiques) réprimés par le discours totalitaire de la
techno-science, trouvent enfin, non pas un idiome qui leur donne expression positive,
mais un signe de leur existence hétérogène et incommensurable, un témoignage de
leur présence irréductible : épiphanie négative.”
215
Dès lors, le jugement
réfléchissant est chez Lyotard domicilié d’une façon nouvelle. Selon lui, l’âme de
l’homme est “dans le désert comblé de la désolation. Et c’est à partir de cet état des
lieux de l’âme, que la question de la communauté, de l’être-ensemble, peut et doit
être posée maintenant.”(LE, p. 87.) En ce sens, “Si la faculté de juger demeure, nous
dit maintenant Lyotard, ce n’est pas dans la forme, utile au système, de l’exercice de
la citoyenneté, mais dans la loneliness, dans la désolation.” 216 En critiquant la
« Faculté de juger » d’Arendt qui est “en acte concrètement et librement dans la
société contemporaine, « dans la prolifération des initiatives et des institutions
civiles, notamment aux Etat-Unis »”, Lyotard la définit alors comme une “puissance
de juger concrètement, radicalement, sans théorie ni critère, et qui est partagée par
215
216
. Ibid., p. 145.
. Ibid., p. 128.
152
tout esprit(LE, 86.)”217. En précisant de cette différence théorique et pratique avec la
définition d’Arendt par rapport à la Faculté de juger, Lyotard prétend ne pas pouvoir
opposer à toute forme de totalitarisme une politique localisée. Cette critique
lyotardienne sur la « Faculté de juger » d’Arendt le conduira à reprendre toute sa
réflexion politique en cherchant une alternative véritable à la nouvelle idéologie
totalitaire d’après Auschwitz.
Face à cette mélancolie ontologique, Lyotard poursuit les réflexions politiques
au niveau d’une pensée du sublime. Dans L’enthousiasme. La critique kantienne de
l’histoire, Lyotard montre l’affinité entre le critique en général comme réflexif et
l’historico-politique : “l’un et l’autre ont à juger sans avoir la règle du jugement, à la
différence du juridico-politique (qui a la règle du droit, en principe)... La relation est
même peut-être plus qu’une affinité, une analogie : le critique (toujours au sens
kantien) est peut-être le politique dans l’univers des phrases philosophiques, et le
politique peut-être le critique (au sens kantien) dans l’univers des phrases sociohistoriques.”(E, p. 11.) C’est pourquoi Lyotard prétend l’affinité entre la critique
réflexive et le politique. Cette interpénétration entre les deux invite Lyotard à
réfléchir le sublime politique.
En fonction de cette analogie, en comparant le sentiment de Kant au moment de
la révolution française et celui de Lyotard lui-même au moment de l’Evénement de
mai, il affirme que le sublime politique est l’enthousiasme : “La philosophie du
politique, c’est-à-dire la critique ou la réflexion « libres » sur le politique, se montre
elle-même politique en discriminant les familles de phrases hétérogènes présentant
l’univers politique et en se guidant sur les « passages » (« fil conducteur », écrit
Kant) qui s’indiquent entre elles (par exemple l’« enthousiasme » en 1968, comme
Kant analyse celui de 1789 ?).”(E, p. 13.) Pour ainsi dire, c’est cet enthousiasme qui
donne naissance à ces passages “qu’il faut faire pour phraser l’historico-politique”(E,
p. 54.). Alors, dans la pensée kantienne sur l’historico-politique, Lyotard observe les
trois choses : la nature de l’enthousiasme qui est sans forme, imprésentable, la valeur
de l’enthousiasme qui permet de valider la phrase dans l’expérience historique de
l’humanité et qui est « un signe sublime de l’Idée » sans « aucune forme particulière
de la nature », et le rapport de l’enthousiasme qui requiert un sens commun avec la
critique en montrant que “L’intemporalité et le fortuit viennent rappeler le caractère
nécessairement, déterminément, indéterminé du « passage » entre la nature (la
217
. Ibid., p. 127.
153
Révolution et l’aspect pathologique du sentiment qu’elle suscite) et la liberté (la
tension vers l’Idée morale du bien absolu qui est l’autre aspect du même
sentiment.) ”(E, pp. 76-77.) Ainsi, selon Lyotard, l’enthousiasme est un signe
sublime de l’Idée qui est imprésentable dans le domaine politique. Pour ainsi dire,
c’est l’enthousiasme qui est le fil conducteur des passages, non pas la faculté de juger.
De même que dans le domaine scientifique, artistique à cause de l’absence de la
Faculté de juger,
de même dans le domaine politique, le différend devient
maintenant la doctrine principale. C’est pourquoi la pensée de Lyotard devient d’une
façon consistante un double témoignage du différend : “Témoignage en faveur des
« parts maudites » minorisées, non comprises par le grand discours rationnel
occidental : le corps libidinal, la mort-jouissance, le signe tenseur, la ruse vénale
sophistique, les petits récits, la phrase éthique juive, l’art sublime, la Sehnsucht de
l’amour, etc. Mais aussi témoignage en faveur du possible, de la multiplicité des
arrangements de monde et de finalités, de l’hétérogène : refus de céder à la
normalisation de l’universel.” 218 Ainsi, la pensée de Lyotard vise à minimiser la
souffrance de ce qui est minoritaire par la réduction qui dénie l’hétérogène. Donc,
pour Lyotard, il s’agit maintenant de témoigner le différend en trouvant son idiome.
Il faut que le différend aboutisse à un nouvel idiome qui n’est pas encore pour le
phraser. Mais, selon lui, ce n’est pas possible dans la politique puisque son enjeu,
“selon lequel se formulent les différends comme litiges et leur « règlement »”(DI, n°
201.), est mis en cause : “Quel que soit ce genre, du seul fait qu’il exclut les autres
genres, que ce soit par interdiction (esclaves et femmes), par neutralisation
autonymique, par rédemption narrative, etc., il laisse un « reste » de différends non
réglés et non réglables dans un idiome, reste d’où la guerre civile du « langage » peut
toujours revenir, et revient en effet.”(DI, n° 201.) Phraser les différends, aux yeux de
Lyotard, ce n’est ainsi possible ni dans la phrase philosophique ni dans la phrase
politique. C’est pourquoi il renonce à faire du langage l’instrument de la
communication dans le cas du différend.
Dans cette perspective, la déclaration de Lyotard semble réfuter le jugement
réfléchissant en tant que Pensée de toutes formes. Car, ici, comme l’indique
justement Gualandi, le jugement réfléchissant ne peut “se donner qu’une « règle
négative » montrant ce qu’une phrase en souffrance n’est pas”219. Pour phraser les
218
219
. J.-M. Salanskis, “Jean-François Lyotard, le gardien du différend”, op. cit., p. 117.
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 121.
154
différends, il faut chercher l’idiome qui signale leur limite inexprimable. Avec
Lyotard, nous sommes ici condamnés à reconnaître l’au-delà de la limite exprimable
du différend. Dès lors, “la nécessité de phraser se transforme alors dans
l’impossibilité a priori de trouver un idiome quelconque capable d’exprimer le
différend, et la Faculté de juger se sacrifie elle-même pour une Idée qui n’est même
plus celle de Différence mais seulement celle d’Imprésentable[LAS, 226].”220 En ce
sens, le renversement de Lyotard est incompatible avec les tâches du jugement
réfléchissant, reconnu comme essentiellement pensée-langage. Car on ne peut
manquer de reconnaître l’existence de l’Idée qui est imprésentable par la faculté de
juger, telles quelles la présence comme le sublime esthétique, l’enthousiasme comme
le sublime politique. Cette Idée est pour ainsi dire indiquée par le négatif du
jugement réfléchissant.
Ainsi donc, ni le jugement réfléchissant ni le sublime ne lui fournissent une
solution de la crise contemporaine dans le domaine de la politique. C’est pourquoi
“Lyotard se serait engagé à sauver, de façon quelque peu mélancolique, non pas sa
foi révolutionnaire, mais plutôt l’« enthousiasme » qu’elle lui avait procuré”221. Si tel
est le virage dans l’aspect subjectif, dans l’aspect théorétique, ce virage politique de
Lyotard va jusqu’à récuser radicalement l’activité critique elle-même puisqu’elle lui
semble à son tour avoir une « fonction du système ». En fin de compte, étant donné
qu’elle a renoncé à “cette « instance de la médiation » qu’est le jugement
réfléchissant, la pensée de Lyotard retombe dans cette illusion, qui était déjà celle de
Discours, figure, de croire pouvoir sortir du langage et toucher directement son
Dehors”222. Ainsi, en présence de l’esthétisation de la philosophie dans la condition
post-moderne, il est obligé de reconnaître le dehors du langage, qu’est l’espace de
l’art, qu’il a abandonné par le tournant langagier dans La condition postmoderne.
Dans cette perspective, on peut résumer : d’une part, le virage lyotardien du
jugement réfléchissant à l’ontologie négative semble indispensable afin de sublimer
ce que le jugement est obligé de dépasser, tel que le vide, le rien… etc. Donc, la
rencontre lyotardienne avec le vide, le rien est à la fois le moment de l’annihilation
de la faculté de juger, la place centrale de sa pensée critique et le motif du virage à
l’ontologie négative. A l’absence de la faculté de juger, la situation de crise
contemporaine ne peut être approchée qu’au niveau d’une pensée du sublime et
220
. Ibid., p. 120.
. Ibid., p. 130.
222
. Ibid.
221
155
d’une ontologie négative. Cette pensée du sublime et l’ontologie négative le
conduisent enfin à expliciter l’existence de l’Idée qui est imprésentable en fonction
de la faculté de juger et alors font dévoiler l’incompatibilité entre la faculté de juger
et l’ontologie négative. Il y a là la mélancolie ontologique de Lyotard.
CHAPITRE III : LA SEPARATION ENTRE
L’ONTOLOGIE ET L’ETHIQUE
1. L’IRREDUCTIBILITE DE LA PHRASE PRESCRIPTIVE A
LA PHRASE NORMATIVE
De même que dans le domaine scientifique, artistique et politique, de même dans
le domaine éthique à cause de l’absence de la Faculté de juger, le différend devient la
doctrine principale. C’est le différend qui garantit au niveau langagier l’irréductibilité
de notre expérience éthique de la liberté et de la loi morale. Cette irréductibilité de la
phrase prescriptive à la phrase normative sera maintenant un critère au niveau
langagier de la relation éthique. Donc, la relation éthique authentique est pour
Lyotard asymétrique, singulière et immédiate. Toutefois, de cette idée, Lyotard se
heurte au problème de l’explication de la différence des phrases prescriptives, la
différence entre l’ordre du nazi de « tuer le juif » et celui de l’étranger de « donner à
boire » ou entre l’ordre du Dieu de « sacrifier son fils à Abraham » et celui de
quelqu’un de « fermer la porte ». En d’autres termes, comment les prescriptions sontelles légitimées ?
Lyotard attribue cette différence des prescriptions à l’ensemble des particularités
langagières propres à un individu donné. En somme, cette question est celle de
“l’incommensurabilité des idiolectes (besoins, désires, usages, etc. ) (n° 56)”(DI, n°
242.)223. Mais, dans ce cas, l’idiolecte, malgré son incommensurabilité, peut-il avoir
223
. Dans plusieurs passages du Différend, Lyotard nous montre que ces prescriptions sont idiolectales.
Cf. (DI, n°56, 93, 144, 145, 162, 164, 169, 203, 206, 242.)
156
jamais un idiome commun ? En distinguant deux pôles extrêmes de tous les genres
comme le discours de connaissance et le discours de l’inconscient, Lyotard affirme
que “la phrase rationnelle présente l’univers qu’elle présente, la phrase passionnelle
co-présente des univers incompossibles”(DI, n° 143.). Selon lui, ce sont les
incompossibles qui “font symptôme” et qui “font idiolecte, pour parler la langue de
Wittgenstein”(DI, n° 144.). Dès lors, en disant que le corps « propre » est un nom de
la famille des idiolectes, Lyotard remarque que la douleur exclusive de ce corps n’est
pas communicable. Car elle est pour lui “comme la voix de Dieu : « Tu ne peux pas
entendre Dieu parler à autrui ; tu ne l’entends que s’il s’adresse à toi » (Fiches : §
717). Wittgenstein ajoute : « C’est une remarque grammaticale ». Elle circonscrit ce
qu’est un idiolecte : « je » suis seul à l’entendre. L’idiolecte tombe facilement sous le
coup du dilemme (n° 8) : si votre vécu n’est pas communicable, vous ne pouvez pas
témoigner qu’il existe, s’il l’est, vous ne pouvez pas dire que vous êtes le seul à
pouvoir témoigner qu’il existe.”(DI, n° 145.) Il nous veut montrer sans doute que
l’idiolecte est incompossible et alors n’est pas communicable. Néanmoins, s’il est
communicable, qu’est-ce qui l’autorise ? Autrement dit, qu’est-ce qui permet de
sortir de ce paradoxe de l’idiolecte ?
Afin de sortir de ce dilemme, Lyotard se met à analyser la phrase normative
puisque “La question de l’autorité se joue sur la phrase normative”(DI, n° 204.).
Dans cette analyse, Lyotard fait remarquer que la légitimation de l’autorité fait
problème : “Les essais de légitimation de l’autorité conduisent au cercle vicieux (j’ai
autorité sur toi parce que tu m’autorises à l’avoir), à la pétition de principe
(l’autorisation autorise l’autorité), à la régression à l’infini (x est autorisé par y, qui
est autorisé par z), au paradoxe d’idiolecte (Dieu, la Vie, etc., me désigne pour
exercer l’autorité, moi seul suis le témoin de cette révélation).”(DI, n° 203.) La
problématique de la légitimation de l’autorité dévoile ainsi l’aporie de sa déduction
et l’incommensurabilité de la phrase normative aux autres.
Cette problématique dans la phrase éthique l’invite à préciser la relation entre la
phrase prescriptive et la phrase normative. “La norme est, nous dit Lyotard, ce qui
fait d’une prescription une loi. Tu dois accomplir telle action formule la prescription.
La normative ajoute : C’est une norme édictée par x ou y (n° 155). Elle prend la
phrase prescriptive en citation. On se demande d’où x et y tiennent leur autorité. Ils la
tiennent de cette phrase, qui les situe à l’instance destinateur dans l’univers autorisant
la prescription. Celui-ci a pour référent la phrase prescriptive, qui se trouve par là
157
autorisée.”(DI, n° 204.) Lyotard indique ici le danger de la phrase normative qui
prétend jeter un pont entre le juste et le vrai. En somme, selon lui, “En préfixant la
prescriptive d’un : C’est une norme édictée par y que x doit accomplir telle action, la
normative arrache x à l’angoisse de l’idiolecte (Abraham ou Schreber…), qui est
aussi la merveille de la rencontre de l’autre et un mode de la menace de
l’Ereignis.”(DI, n° 206.) Lyotard nous avertit ici que la réduction de la phrase
prescriptive « sacrifie ton fils » à la phrase normative « Tu dois sacrifier ton fils »
décharge au destinataire l’angoisse de l’idiolecte. Dans la mesure où une phrase n’est
obligatoire que si son destinataire est obligé, Lyotard entend dire que l’ordre reçu par
Abraham de sacrifier son fils est “une affaire d’idiolecte”(DI, n° 162.). C’est
pourquoi il sépare l’obligation de l’ordre et prétend l’irréductibilité de la phrase
prescriptive à la phrase normative. A cet égard, Lyotard nous rappelle que
l’obéissance à l’ordre n’est pas communicable mais est une affaire d’idiolecte. Alors,
si l’obligation ne provient pas de l’ordre, d’où vient-elle ?
Dans ce contexte, il distingue entre « il faut » et « Tu dois » au point que le
premier ne s’oblige pas à la différence du dernier qui s’oblige : « il faut enchaîner
n’est pas Tu dois enchaîner ». A partir de l’analyse de cette différence entre les deux,
Lyotard parvient à préciser la relation entre l’obligation et les genres du discours :
“L’obligation n’aurait lieu qu’avec les genres, qui prescrivent des enjeux : tu dois
enchaîner comme ceci pour arriver à cela… L’obligation n’aurait lieu qu’avec son
comment, les genres fixeraient celui-ci selon des enjeux. L’obligation serait
hypothétique : si tu veux ou désires ou souhaites…, alors tu dois… Toujours sous la
condition d’une fin à atteindre, qui est ce que prescrit l’enjeu du genre.”(DI, n° 174.)
Pour ainsi dire, sans genres ou avant genres, il n’y a pas d’obligation. Autrement dit,
ce sont les genres de discours qui apportent des obligations selon ses enjeux, non pas
les règles qui forment les régimes des phrases. D’où se pose la question de
l’autorisation de l’obligation. Autrement dit, qui est-ce qui autorise l’obligation ?
Lyotard note d’abord que la légitimation de l’obligation est axée sur nous qui
impliquons l’identification entre je et tu : “C’est une norme pour y que « il est
obligatoire pour x d’accomplir l’action α » […]. Le régime républicain a pour
principe de légitimité que le destinateur de la norme, y, et le destinataire de
l’obligation, x, soient le même.”(DI, n° 155.) D’où vient la commutabilité des deux
instances et d’où la formulation de l’autorisation : “Leurs noms x et y sont en
principe parfaitement commutables au moins sur les deux instances, le destinateur de
158
la normative et le destinataire de la prescriptive. Ils se trouvent alors unis en un
même nous, celui qui se désigne du nom collectif « les citoyens français ».
L’autorisation se formule alors : Nous édictions comme une norme que c’est une
l’obligation pour nous d’accomplir l’action α.”(DI, n° 155.) Telle est en bref une
prescription obligatoire. Mais, Lyotard voit la dissimilation d’une double
hétérogénéité dans cette identification, dans la construction d’un nous homogène.
D’abord, il voit qu’il y a l’hétérogénéité qui est liée aux pronoms. Autrement dit,
entre la phrase normative : « Nous, peuple français, édictions comme norme que » et
la phrase prescriptive : « Nous, peuple français, devons accomplir l’action α », les
deux nous occupent la différente position sur les instances de chacune des deux
phrases : la première est « le destinateur de la norme » ; la deuxième « le destinataire
de l’obligation ». En somme, selon Lyotard, “D’un côté : Je déclare ; de l’autre : Tu
dois. Le nom propre masque ce déplacement, et le nous aussi, parce qu’il peut réunir
je et tu. Reste que, dans l’obligation, je est l’instance qui prescrit, et non celle à qui
s’adresse la prescription. On peut faire la loi et la subir, mais pas « à la même
place », c’est-à-dire pas dans la même phrase. Il faut en effet une autre phrase
(normative) pour légitimer la phrase prescriptive. De cette seule dualité naît déjà un
soupçon sur l’identité de celui qui dit le droit avec celui auquel le droit
s’applique[…].”(DI, n° 155.) Etant donné que la phrase prescriptive ne peut pas être
légitimée par elle-même, pour la légitimer, il lui faut autre phrase, autre position.
Cette hétérogénéité des phrases montre l’impossibilité de la commutabilité. Si la
phrase prescriptive est légitimée par la phrase normative, la dernière est-elle à son
tour légitimée de quoi ?
Il est maintenant temps de préciser la différence de la phrase prescriptive avec la
phrase normative par rapport à la question de la légitimité malgré leur ressemblance.
Pour Lyotard, “Il suffit à la norme d’être formulée pour être la norme et pour que
l’obligation qu’elle norme soit légitimée. Son destinateur est aussitôt le législateur, le
destinataire de l’obligation aussitôt tenu de respecter la prescription. La performative
effectue la légitimation de l’obligation en la formulant. Nul besoin d’enchaîner sur la
norme pour avérer sa légitimité.”(DI, n° 155.) En somme, l’obligation du destinataire
est légitimée par la formulation à la norme et sa légitimité est effectuée par la
performative du destinataire. Telle est là la singularité de la phrase normative.
Autrement dit, “L’obligation en elle-même, au sens éthique strict, n’a pas besoin de
l’autorisation d’une norme pour avoir lieu, c’est l’inverse […] : en légitimant la
159
prescription, on supprime la dissymétrie de l’obligation, qui distingue le régime de la
phrase prescriptive. Mais c’est précisément une fonction ou du moins un effet de la
normative que de symétriser la situation de l’obligé.”(DI, n° 206.) En somme,
l’obligation ne nécessite pas l’autorisation d’une norme, mais c’est une norme qui
nécessite l’autorisation de l’obligation. En bref, la normative est légitimée par la
formulation à la norme.
A partir de cette distinction entre la phrase normative et la phrase prescriptive,
Lyotard entreprend maintenant d’établir la pureté des phrases prescriptives. A la
différence de Kant qui considère la prescription morale comme le résultat d’une
transaction de représentations du pouvoir intellectuel, Lyotard l’attribue au nom
d’une famille de phrases particulières. Par opposition à Kant qui élabore cette
obligation éthique, Lyotard indique ici qu’il y a une confusion entre le genre de
discours et le régime de phrase. Voilà pourquoi Lyotard reproche à Kant de
subordonner la phrase prescriptive du genre du discours au régime de phrases 224.
Selon lui, “Cette faculté d’ordonner et d’obéir en toute liberté, quelles que soient les
circonstances, ne peut manquer de faire songer à l’autonomie de la volonté qui est
pour Kant « le principe unique de toutes les lois morales et des devoirs qui y sont
conformes »[…].”( LL, p. 129.) En somme, la philosophie pratique de Kant soumet
la phrase prescriptive au régime normatif. Lyotard refuse ce glissement par la
réinterprétation langagière des notions transcendantales de Kant.
En outre, Lyotard voit chez Lévinas une telle tendance de Kant225 au point que le
souci du premier qui entend “sauvegarder la spécificité du discours prescriptif” a
ressemblance avec “le soin que Kant met dans la deuxième Critique à rendre les
principes de la raison pratique indépendants de ceux de la raison théorique”(LL, p.
224
. Lyotard distingue les « genres de discours » des « régimes de phrase » dans l’aspect de leur
fonction. Comme le dit bien Gualandi, “un régime de phrase s’instaure par une sorte d’action quasicausale exercée rétroactivement par une phrase sur les instances présentées par l’univers de la phrase
qui la précédait, action qui détermine le rôle que les instances « destinateur, destinataire, sens et
référent » jouent dans cet univers, et qui soumet ainsi la phrase à un régime de phrase – à une faculté –
particulière. Les genres de discours, en revanche, exercent leur action non pas rétroactivement, vers le
passé, mais en avant, vers une fin à réaliser dans le futur.”(A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 97.). C’est
par ce un caractère final que Lyotard distingue un régime de phrase d’un genre du discours
225
. Lyotard remarque la tendance kantienne de Lévinas : “L’Auteur d’Autrement qu’être paraît bien
s’accorder avec celui de la Critique de la raison pratique pour interdire que la maxime de volonté, si
elle doit être morale, puisse être inférée à partir d’énoncés décrivant le contexte empirique, qu’il soit
psychologique, social ou historique, et puisse être justifiée par les divers « intérêts » qu’il comporte.
De tels énoncés, qui seraient dénotatifs, ne manqueraient pas de faire comprendre l’acte comme l’effet
de causes, et par-là même ils lui retireraient sa spécificité d’être une cause non causée, à laquelle il
doit de n’être pas un phénomène objet d’une science de ce qui est, mais l’expression, insaisissable par
aucune intuition sensible, d’une liberté nouménale. Cette assimilation, pour tentante qu’elle soit, doit
pourtant être rejetée.”(LL, p. 129.)
160
129.). Autrement dit, à l’instar de Kant qui entreprend de déduire les principes
propres de la raison pratique ne dépendant pas de ceux de la raison théorique dans la
Critique de la raison pratique, Lévinas, lui aussi semble essayer de trouver la
justification logique de la phrase prescriptive par elle-même. C’est pourquoi Lévinas
affirme vigoureusement la radicalité de l’éthique comme philosophie première.
Dans la fin de son livre intitulé Ethique comme philosophie première, Lévinas
pose des questions ontologiques afin de donner la radicalité à l’éthique : “Etre ou ne
pas être – est-ce là la question ? Est-ce la première et la dernière question ? L’être
humain consiste-t-il à s’efforcer d’être et la compréhension du sens de l’être – la
sémantique du verbe être – est-elle la première philosophie s’imposant à une
conscience qui d’abord et d’emblée serait savoir et représentation conservant son
assurance dans l’être-pour-la mort, s’affirmant comme lucidité d’une pensée pensant
jusqu’au bout, jusqu’à la mort et qui, jusque dans sa finitude – déjà ou encore bonne
et saine conscience sans question quant à son droit d’être –, est ou angoissée ou
héroïque dans la précarité de sa finitude ? Ou la première question ne se lève-t-elle
pas de la mauvaise conscience ? ”226 Cette question montre ainsi que l’éthique ne se
déduit pas de l’ontologie : “Question du sens de l’être – non pas l’ontologie de la
compréhension de ce verbe extraordinaire, mais l’éthique de sa justice. Question par
excellence ou la question de la philosophie. Non pas : pourquoi l’être plutôt que rien,
mais comment l’être se justifie.” 227 Lévinas élabore ainsi l’éthique comme la
philosophie première : la question de la philosophie est de savoir la légitimité de
l’être plutôt que son sens.
Cette pensée de Lévinas incite Lyotard à reprendre la conception du langage et
de l’Etre. Lyotard précise que “l’ontologie n’est enfin qu’un autre mot pour le
métalangage portant sur les énoncés descriptifs”(LL, p. 128.). Donc, pour lui,
l’éthique comme les énoncés prescriptifs ne peut venir de l’ontologie comme les
énoncés descriptifs. En ce sens, Lyotard remarque que la tension propre à l’œuvre de
Lévinas est celle du “statut à donner aux rapports entre les énoncés prescriptifs et les
énoncés descriptifs, donc entre l’éthique et la logique propositionnelle ou
spéculative”(LL, p. 127.). Dès lors, Lyotard en arrive à affirmer le primat du
prescriptif, qui “justifie en dernière analyse qu’il faille juger, et qu’il faille une
226
. E. Lévinas, Ethique comme philosophie première, pp. 107-108, Editions Payot & Rivages, Paris,
1998.
227
. Ibid., pp. 108-109.
161
philosophie pour juger en justice.”228 Car il lui semble que la phrase prescriptive, le
tu dois, est le “fondement de notre « être ensemble » éthique et politique”229. En ce
sens, Lyotard prétend le primat de la prescription comme le fondement de la
coexistence.
Dans ce contexte, Derrida fait justement remarquer que “la phrase prescriptive,
elle, exige une phrase ultérieure, une phrase de plus. Cette phrase de plus, c’est au
destinataire, ici, au lecteur, qu’elle revient ; c’est à lui donc ici à nous, qu’il revient
d’enchaîner, fût-ce, comme il est dit ailleurs, d’une « dernière phrase ».”230 Lyotard
dira : “C’est pourquoi l’on a coutume de dire que l’obligation comporte la liberté de
l’obligé. C’est une « remarque grammaticale », elle porte sur le mode
d’enchaînement qui est appelé par la phrase éthique.”(DI, n° 155.) En notant un tel
lien entre l’obligation et la phrase éthique, Derrida précisera que c’est à nous de
l’enchaîner : “Si l’on l’entend comme une obligation, la phrase éthique « il n’y aura
pas de deuil » suppose, de façon quasi grammaticale, donc, qu’une phrase vienne en
réponse du côté de quelque destinataire. D’avance elle l’appelle.”
231
Il est
indiscutable que la phrase prescriptive qui est ainsi comprise comme l’obligation
exige la réponse du côté du destinataire. S’il n’y a aucune réponse du côté de
destinataire, l’enchaînement de la phrase éthique ne serait pas possible.
Comme nous l’avons vu plus haut, pour Lyotard, à l’absence de la faculté de
juger, dans le domaine éthique aussi, comme dans des autres domaines, le différend
devient le principe majeur. Il a alors mis à jour que notre expérience éthique de la
liberté et de la loi morale est au niveau langagier irréductible. Il a éclairé la relation
éthique asymétrique, singulière et immédiate en fonction d’expliciter la différence
subtile entre la phrase normative et la phrase prescriptive. Dès lors, en nous
avertissant que la réduction de la phrase prescriptive à la phrase normative décharge
au destinataire l’angoisse de l’idiolecte, il a affirmé l’irréductibilité de la phrase
prescriptive à la phrase normative et la pureté de la première par rapport à la dernière.
Dès lors, en critiquant Kant et Lévinas qui sont enclins à soumettre la phrase
prescriptive des genres du discours au régime normatif, Lyotard a élaboré dans la
perspective de la coexistence éthique et politique le primat de la prescription. Si tel
228
. Olivier Dekens, Lyotard et la philosophie (du) politique, op. cit., p. 19.
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 95.
230
. J. Derrida, “Lyotard et nous”, in Jean-François Lyotard. L’exercice du différend, sous la direction
de Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner Gérald Sfez, p. 173, Presses Universitaires de France, Paris,
2001.
231
. Ibid., p. 173.
229
162
est le cas, notre question est celle-ci : comment une prescription en général a-t-elle
l’autorité d’obliger son destinataire ?
2. L’ECART ENTRE LA PHRASE COGNITIVE ET LA
PHRASE ETHIQUE
Cette problématique de légitimité de la prescription nous conduira au problème
de la déduction. “Légitimer la loi, ce serait, nous dit Lyotard, la déduire.” “Répondre
à cette question serait déduire la prescription”(DI, p. 174.). Or, il semble que la
phrase prescriptive ne puisse pas être déduite sans perdre sa spécificité. Lyotard
analyse la question de la déduction du principe moral de Kant dans la Critique de la
raison pratique qui déduit les principes de la raison pratique de la condition de la
possibilité des principes de la raison pure. A la différence des phrases de la raison
théorique qui déduisent ses principes non pas “spéculativement à partir de « sources
a priori de la connaissance » (comme le croit le dogmatisme)”, mais font fonds sur
“cet expédient, qui est l’expérience”(DI, p. 174.), les phrases de la raison pratique ne
peuvent déduire ni de la source a priori de la connaissance ni de l’expérience. Ici,
Lyotard nous rappelle la différence ineffaçable entre les phrases de la raison
théorique qui sont descriptives, cognitives, et les phrases de la raison pratique qui
sont prescriptives.
Dans le cas de la phrase de la raison théorique, Lyotard observe d’abord que
rendre possible la déduction des principes de la raison théorique et la causalité qui est
l’axiome des énoncés dénotatifs, c’est l’isomorphie entre le métalangage et la
langue-objet. En somme, pour lui, c’est cette relation isomorphe du transcendantal et
de l’empirique qui “permet à Kant de déclarer que la déduction des principes,
incapable de se faire directement « à partir des sources », se sert de l’expérience
comme d’un Surrogat”. De là, Lyotard précisera le rapport entre le métalangage et le
langage-objet de la science : “Le métalangage qu’est le discours critique effectuant la
déduction des principes de la science, et notamment de la causalité, reste isomorphie,
à son niveau, au langage-objet de la science qui est son référent.”(DI, p. 175.) Mais,
dans le cas de la phrase de la raison pratique, cette isomorphie entre le métalangage
critique de la déduction et la langue-objet comme son référent ne rend plus possible
163
la déduction. Car entre le métalangage descriptif de la déduction et sa supposée
langue-objet qu’est la phrase prescriptive il y a l’hétérogénéité : tandis que les
phrases descriptives sont régies par des principes comme la causalité, les phrases
prescriptives ne le sont pas, mais plutôt elles-mêmes la cause des actes, c’est-à-dire
« la causalité pure, ou spontanéité » : “C’est pourquoi, s’agissant de la déduction qui
doit légitimer les prescriptives par le principe pratique, « on ne peut espérer réussir
aussi bien que quand il s’agissait des principes de l’entendement pur
théorique »[…].”(DI, p. 175.) Kant reçoit ici son échec de la déduction de la loi
morale : celle-ci ne recourt ni aux principes de l’entendement pur théorique ni à
l’expérience.
En raison de l’hétérogénéité entre le métalangage descriptif de la déduction et sa
langue-objet, Kant est condamné à cesser tout l’effort de la déduction de la loi
morale qui cherche en dehors d’elle-même. Mais, il n’est pas pour autant qu’il ne
puisse pas l’abandonner puisque, dans ce cas-là, il se heurte à la loi morale sans
légitimation. Dès lors, au lieu de déduire la loi morale, Kant se tourne vers l’intérieur
de celle-ci. Selon Lyotard, Kant dira enfin que la réalité objective de la loi
morale “« se soutient par elle-même[…] »”(DI, p. 176.). Alors, en ce sens
précisément, la réalité de la loi morale elle-même, c’est une issue que Kant peut
choisir pour la déduire. C’est pourquoi Lyotard demande s’il faut donc abandonner
tout essai de légitimer la phrase prescriptive. Mais, dans ce cas, c’est l’autorité qui
est mise en question.
A partir de cet abandon de la déduction du principe moral, Lyotard note alors un
tour singulier que Kant prend. En somme, il n’en reste pas moins que “le
fonctionnement de la déduction peut être maintenu, mais à condition d’en inverser le
sens”(DI, p. 176.). La déduction du discours transcendantal de Kant devrait alors être
faite du discours de la science. Autrement dit, le métalangage de la déduction devrait
tirer la loi morale à partir de la langue-objet. Il y a là un virage d’une déduction : “Le
métalangage critique devait chercher à tirer d’une langue-objet le principe autorisant
les phrases prescriptives qui s’y trouvent. S’il y était parvenu, c’eût été au prix de
supprimer le problème : les prescriptives situées sur l’instance référent de l’univers
de la phrase critique (la déduction) seraient autonymisées par là même […] et
cesseraient d’être prescriptives, c’est-à-dire causes spontanées, pour devenir en effet
des « objets », c’est-à-dire des effets du principe sur lequel la déduction aura
conclu.”(DI, p. 176.) Le métalangage n’aboutit ainsi à tirer la loi morale d’une
164
langue-objet qu’au prix de perdre la spécificité des prescriptives.
Ce virage de la déduction permet à Kant de voir la liberté être déduite au lieu de
la loi morale. Dans ce processus de la déduction, Kant parvient à une nouvelle
déduction qui se fait inversement à partir de la loi morale. En somme, il y a ici le
déplacement de la loi de la « conclusion » à la « prémisse » dans l’argumentation
justificatrice. Autrement dit, la loi n’est pas “la phrase autorisant les prescriptions,
phrase que le métalangage aurait extrait de la langue-objet”, mais “une phrase de
cette langue-objet, dont le métalangage vient inférer qu’elle présuppose pour
s’autoriser une phrase assertant la liberté. Tel serait le renversement de la déduction :
« Ce principe moral [la loi] sert inversement lui-même de principe à la déduction
d’un pouvoir impénétrable […], je veux dire le pouvoir de la liberté »[…]”(DI, p.
176.). Nous voyons ici le renversement de l’objet de la déduction. Maintenant, la loi
morale n’est plus l’objet de la déduction, mais en devient le principe. Dès lors, Kant
parvient à déduire la liberté à partir de la loi morale.
Etant donné que la liberté n’est pas le fait de l’expérience, elle ne peut être
trouvée que dans le métalangage de la raison pratique « sous le commentaire », à la
différence de la loi qui appartient à une langue-objet, non pas à un langage
transcendantal. N’oublions pas ici que la liberté se trouve déduite de la loi, non pas
l’inverse. La réflexion de ce point de jonction entre loi et liberté invitera Kant à dire
un nouveau fait, qui est différent au fait de l’expérience. Selon Lyotard, “Toutes les
deux placent en effet la loi dans le domaine que constitue la langue-objet de leur
propre commentaire, et toutes les deux reconnaissent que ce domaine-objet n’est pas
celui de l’expérience.”(LL, p. 132.) Voilà pourquoi Kant propose “« d’appeler la
conscience de la loi fondamentale un fait [Faktum] de la raison […] ». Dans ce
factum, « la raison pure se manifeste comme réellement pratique en nous ».
Seulement, ce fait, « absolument inexplicable », est plutôt une sorte de fait, un quasifait : la réalité de la volonté pure, explique Kant, est, « dans la loi morale, donnée a
priori comme par un fait [Factum] » [ …]”(DI, p. 176.). Ce fait de la raison semble
évidemment différent au fait de l’expérience simple au point qu’il est “si peu un fait
au sens empirique, si peu capable d’être subsumé sous un concept qui, après
déduction, permettrait en retour d’en fixer la place dans une expérience morale, que
Kant, quand il le compare à l’expérience sensible, le nomme une idée”(LL, p. 132.).
En bref, le fait de la prescription n’est pas le fait de l’expérience sensible, mais le fait
de la volonté pure. Vu que l’expérience morale qu’est le fait de l’obligation est
165
placée au-delà de l’expérience sensible, selon Lyotard, si “l’obligation est reçue,
c’est pourquoi on peut l’appeler une sorte de fait. Mais elle est reçue par la faculté de
désirer, et dans une nature idéelle, non par la sensibilité dans le monde réel.”(DI, p.
177.) La phrase éthique est ainsi cachée aux yeux de la sensibilité et au-delà de la
faculté de connaître. Elle relève d’une nature idéelle, non pas du monde sensible.
Elle ne se manifeste que par des déterminations de la volonté.
De ce fait, Lyotard nous rappelle que le Factum de la loi morale chez Kant est
pour ainsi dire un pontage entre le champ de la transcendance et celui de l’expérience
ou le point de jonction entre la transcendance et l’immanence de la raison dans la
forme du prescriptif : “si le « fait » du Tu dois circonscrit une nature idéelle, comme
il est néanmoins efficient puisqu’il suscite ces effets que sont les actes qui y
répondent (les « responsabilités » de Lévinas), c’est donc « que la raison est ellemême par les idées une cause efficiente dans le champ de l’expérience », et qu’ainsi
« son usage transcendant » est, grâce au Factum de la loi morale, « changé en un
usage immanent » […]. La raison reste transcendante quand elle veut circonscrire
dans son commentaire l’essence de la nature empirique, mais cette transcendance est
ce qui assure son immanence quand, dans la forme du prescriptif, elle constitue la
nature idéelle.”(LL, p. 133.) Ainsi, pour Lyotard, c’est le Factum de la loi morale qui
rend possible le passage de l’usage transcendantal de la raison à son usage immanent.
Ce serait la « merveille » de la loi morale chez Kant et « la présence de la
transcendance » chez Lévinas.
Mais, notons ici que la phrase prescriptive qu’est le fait de l’obligation ne peut
pas être réduite puisqu’elle est une sorte de fait, un quasi-fait. Il s’agit donc de savoir
comment prescrire proprement une telle phrase prescriptive. En notant que prescrire
chez Kant, “voilà l’axe, c’est « être cause d’objets »”, lorsque l’énoncé prescriptif est
l’objet de commentaire, Lyotard observe comment se renverser par la réflexion
critique le sens de la causalité des objets sur les représentations dans le cas
de l’énoncé dénotatif : “la déduction proprement dite, vient en conséquence de ce
renversement, qui s’énonce dans l’exposition du principe de la raison pratique. Car si
la prescription doit être cause d’objets, elle ne peut recevoir son pouvoir d’efficience
d’aucun objet donné dans l’expérience.”(LL, p. 133.) Lyotard observe ici que comme
le renversement du sens de la déduction de la phrase prescriptive prend forme pour
Kant du retour à la phrase dénotative, le sens de la causalité, qui est le principal des
axiomes des phrases dénotatives, devrait d’abord être inversée au cours de ce retour.
166
Selon cette idée, “Kant se justifie tout au long de la section qui suit la Déduction ;
bien plus il y revendique ouvertement l’usage inversé, c’est-à-dire nouménal, qui est
fait de la causalité dans la seconde Critique.”(LL, p. 134.) Pour valider cet usage
inversé, à propos du même concept de cause, la phrase prescriptive qui est l’usage du
désir ne peut pas manquer au moins d’être semblable à la phrase dénotative qui est
l’usage du savoir.232 A partir de cela, Lyotard nous montre que “l’énoncé de la loi a
pour principale fonction de maintenir l’impératif dans les limites de l’indicatif, c’està-dire de subordonner le mode « inversé » de la causalité dans le désir à son mode
direct dans le savoir, ou encore d’identifier à la prédication qui dénote une « nature »
donnée la prédication qui prescrit une « nature » idéelle”(LL, p. 134.). Ainsi, si la
fonction de l’énoncé de la loi consiste à subordonner la faculté de désirer à la faculté
de connaître et à identifier à la prédication dénotative la prédication prescriptive, il
s’agit alors d’exposer la forme dénotative cachée dans l’impératif catégorique.
En effet, la raison pratique est chez Kant puissance qui énonce une nature, à
savoir « législation » et en même temps puissance qui institue une nature, à savoir
« causalité efficiente ». C’est le double puissance de la raison pratique qui rend
possible l’identification entre les deux. A partir du renversement de la Déduction de
la loi morale et surtout du renversement de l’usage de la causalité en transformant
celle-ci qui synthétise une nature dans le domaine de la raison théorique en celle qui
produit une nature dans le domaine de la raison pratique, Kant en arrive à la fin à
déclarer cette équivalence entre un énoncé prescriptif et un énoncé descriptif sous
une forme de la loi. Selon Lyotard, “comme législation, elle (la raison pratique)
requiert l’universalité pour condition de toute obligation d’agir. Comme causalité,
elle requiert la volonté pure, c’est-à-dire la liberté, qui émancipe ses effets de la
nature expliquée par la raison théorique et qui les place dans une nature suprasensible.”(LL, p. 138.) Kant affirme ainsi l’équivalence de ces deux puissances de la
raison pratique, à savoir celle de la raison de la législation avec la raison du désir.
C’est pourquoi Kant souligne l’identité immédiate de la raison pratique avec la
volonté : “la volonté n’est pure que si elle est « absolument » et « immédiatement »
232
. Dans la Critique de la raison pratique, Kant est en effet exigé de dilater l’usage du concept de la
causalité qui n’est d’une façon limite appliquée qu’à l’objet de l’expérience sensible. Selon
Lyotard, “« Nous ne sommes pas contents de l’application de ce concept [la causalité] aux objets de
l’expérience », écrit-il, « nous désirons en faire usage pour les choses en soi » […] ; or, nous y
sommes autorisés par la Critique de la raison spéculative elle-même qui, en faisant de ce concept un
principe de l’entendement et non pas comme Hume l’affirmait un habitus né de l’expérience, l’a doté
d’un statut transcendantal. Que cet a priori ne puisse valoir hors de son application aux données de
l’expérience, c’est la règle de la connaissance.”(LL, p. 134.)
167
déterminée.
Alors,
« elle
fait
tout
un
(einerlei)
avec
la
raison
pure
pratique »[…].”(LL, p. 139.) En un mot, c’est l’identité immédiate entre la raison et
la volonté qui rend possible la déduction de la liberté de la loi morale.
Mais, le renversement de l’usage de la causalité de la raison théorique à la raison
pratique apparaît pour Lyotard comme autre chose que l’inversion simple du sens sur
un même axe comme dans le cas de Kant. Ce renversement kantien de la causalité
n’est possible que s’il présuppose la transformation réciproque, mais celle-ci échappe
à la logique propositionnelle : “quand elle déplace la cause du côté du « noumène » à
partir de la position « phénoménale » que lui reconnaît la raison théorique, elle
n’opère pas, ou pas seulement, comme une transformation réciproque, qui inverse
l’ordre de la prémisse et de la conclusion dans les énoncés, ni d’ailleurs comme
aucune des trois autres transformations qu’admet la logique propositionnelle ; mais
ce qu’elle introduit comme la prémisse de cette conclusion qu’est l’énoncé prescriptif
de la loi morale, c’est le « sujet » de l’énonciation de cet énoncé lui-même.”(LL, pp.
139-140.) Lyotard nous montre qu’à cause de l’identification de la raison pratique
avec la volonté, le problème du renversement de l’usage de la causalité a ainsi fait
Kant se confronter à la pétition du principe.
En fonction de la déduction de l’énoncé prescriptif, Kant parvient à attribuer à ce
sujet la place de la loi morale comme une prémisse idéellement expérimentée. Mais,
pour Lyotard, “si la volonté reste « inintelligible », c’est qu’elle ne peut pas être
placée dans un énoncé propositionnel, c’est-à-dire dans un discours à fonction
dénotative, lequel relève de la raison théorique et n’a rien à faire avec ce genre
d’inintelligibilité. Quand Kant dit que la volonté, si elle est pure, prescrit la loi, il la
maintient en principe en dehors de l’énoncé de cette loi : ce que marque la forme
impérative dudit énoncé.”(LL, p. 140.) Lyotard observe ici que c’est la volonté qui
occupe la place du sujet de l’énonciation prescriptive qui est inintelligible. Autrement
dit, les données dans le domaine de la raison pratique sont produites par la volonté, le
pouvoir du sujet de l’énonciation pratique. En un mot, pour Kant, la raison théorique
qui porte sur la causalité descriptive s’identifie avec la raison pratique qui porte sur
la causalité prescriptive.
De ce côté-là, pour sauver l’énoncé kantien de la pétition de principe, il faut
recourir au métalangage dénotatif. Selon notre auteur, “Mais ce recours est en même
temps une sorte de scandale, puisqu’il repose sur l’équivalence, dans l’énoncé de
deuxième rang, entre une expression prescriptive et une expression dénotative : c’est
168
le scandale que Lévinas dénonce d’une phrase […]. Car cette équivalence n’est autre
que l’infatuation du Moi dans le savoir. […] L’ordre qu’il reçoit n’est vraiment un
ordre que s’il est médiatisé par un métaénoncé dénotatif.”(LL, p. 143.) Lyotard
observe ici chez Kant et Lévinas le déplacement du Tu en tant que destinataire de la
loi morale au Je en tant que destinateur. Afin que la prescription puisse être réduite,
Kant et Lévinas supposent cette symétrie entre moi et l’autre que Lyotard rejet selon
son principe du différend. Lyotard affirme ici que comme il y a “une dissymétrie
ineffaçable entre le destinateur et le destinataire de l’ordre”(LL, p. 144.), la réduction
de la prescription n’est pas possible.
Pour sortir de cette pétition du principe, Kant montre, selon Lyotard, que “la
phrase éthique apporte une preuve « suffisante » […] de la « réalité objective » de la
causalité libre. « Elle change l’usage transcendant de la raison en un usage immanent
(de sorte que la raison est elle-même par les idées une cause efficiente dans le champ
de l’expérience) » […]”(DI, p. 179.). En l’occurrence, dans la mesure où “la phrase :
je peux doit être la même phrase que : Tu dois”(DI, p. 178.), Lyotard dira : “Le
pouvoir du Je peux n’est pas seulement le pouvoir de n’être pas déterminé par les
séries qui forment le monde de l’expérience, il est positivement le pouvoir d’obliger,
il est immédiatement le pouvoir de la loi.”(DI, p. 179.) Ecartée de la phrase cognitive
et des faits empiriques, la phrase éthique qu’est l’« immanence » de la raison
pratique est ainsi pour Lyotard comprise comme l’instance du destinateur. Etant
donné que ni concept, ni expérience sensible ne peut donner la déduction de la liberté,
la réalité de l’expérience éthique est alors condamnée à être assurée par elle-même.
Selon Lyotard, c’est pourquoi Kant conclut que “la liberté est une causalité originaire,
ce monstre cognitif”(DI, p. 181.). Il paraît évident qu’il y a là l’abîme infranchissable
entre la phrase cognitive et la phrase éthique ou entre la phrase descriptive et la
phrase prescriptive. C’est la raison pour laquelle Kant parvient à reconnaître
l’impossibilité de ce passage.
Lyotard déclare alors qu’il n’est pas possible de légitimer la phrase éthique : “La
phrase prescriptive pure n’est pas légitimée et pas légitimable sauf à disparaître
comme obligation, c’est-à-dire à perdre sa spécificité.”(DI, p. 177.). Cela revient à
dire qu’il n’y a pas de quelque chose de laquelle on déduit pour légitimer la phrase
prescriptive. Cependant, “inversement, la phrase prescriptive prise comme quasi-fait
peut servir de point de départ à une déduction, celle de la liberté. Si tu dois, c’est que
tu peux.”(DI, p. 177.) Ici, la liberté déduite de la loi morale chez Kant n’est pas la
169
possibilité au sens de contingence, mais plutôt au sens de la spontanéité, spontanéité
de la situation d’obligation : “Ce qui est invoqué dans la phrase de la liberté n’est pas
un pouvoir au sen d’une éventualité, mais au sens d’une capacité d’agir, c’est-à-dire
d’être cause première du point de vue cosmologique. Elle ne peut être validée dans
l’expérience. On ne saurait présenter aucun fait qui puisse servir d’exemple à cette
cause première ou spontanéité.”(DI, p. 178.) Vu que la liberté est comprise comme
cause première ou spontanéité, elle ne peut pas être validée par les faits empiriques ni
par les concepts qui en rendent possible la connaissance. En ce sens, la demeure de la
prescription, ce serait l’extérieur du domaine de la connaissance. En somme, il n’y a
pas de légitimité sans que la phrase prescriptive soit subordonnée au régime de
phrase233.
Si la liberté peut être déduite par le sentiment d’obligation, celui-ci devrait
impliquer celle-là. Car la liberté n’est pas déduite à la même manière de la déduction
des principes de la connaissance dans la Critique de la raison pure. A proprement
parler, “La liberté est déduite à l’intérieur même de la phrase d’obligation comme
l’implication immédiate d’un destinateur à partir de cet effet qu’est le sentiment du
dessaisissement qu’éprouve le destinataire… On ne peut pas dire stricto sensu que la
liberté rend possible l’expérience de la moralité, l’obligation. Celle-ci n’est pas un
fait qu’on puisse attester, mais seulement un sentiment, un fait de la raison, un signe.
La liberté est déduite négativement.”(DI, p. 179.) Car elle ne peut déduire ni des faits
ni des cognitives devant le quasi-fait de l’obligation. En d’autres termes, à la
différence des concepts qui rendent possible la connaissance des faits empiriques
dans le domaine de la raison théorique, la liberté ne rend pas possible le sentiment de
l’obligation dans le domaine de la raison pratique. Vu qu’elle n’est déduite ni du
concept ni de l’expérience sensible, la liberté n’est alors déduite que d’une façon
négative.
A partir de là, Kant ne serait obligé de chercher la légitimité d’un domaine de la
raison pratique qu’à son intérieur en rompant le branchement avec la raison théorique.
Lyotard note alors le changement de l’attitude de Kant dans le cours de la
transmission : celui-ci “en vient à l’usage d’un mode de passage qui n’est plus
l’extension simple d’une légitimation d’un domaine à l’autre, mais l’établissement
233
. Selon Lyotard, “ce qui est perdu dans cette subordination des prescriptifs aux descriptifs, c’est la
force exécutoire des premiers, et le type de validité qui leur est propre. Ou pour le dire autrement,
cette subordination a pour effet de transformer tous les ordres en « images » métalinguistiques d’euxmêmes et chacun des termes qui les composent en autonyme de lui-même.”(LL, pp. 128-129.)
170
d’un différentiel des légitimations respectives. Le « comme si » est le nom générique
de ce différentiel”(DI, p. 181.). Ce que Kant transmet donc dans le domaine éthique,
ce n’est pas simplement ce qui n’appartient qu’au domaine de la raison théorique, la
forme des intuitions, des concepts, mais la forme de la loi de la liberté qui appartient
au domaine de la raison pratique. Vu que l’entendement chez Kant “« fait de cette loi
naturelle simplement un type d’une loi de la liberté »”(DI, p. 181.), selon Lyotard, le
jugement éthique fait fond sur cette forme théorétique : “C’est le type de la légalité
qui guide formellement la maxime de la volonté dans la formulation de l’impératif
catégorique, et aussi dans l’évaluation de l’action juste.”(DI, p. 182.) C’est au niveau
de la loi même que Kant cherche à trouver la conformité entre la phrase cognitive et
la phrase éthique. Ce type de la légalité introduit à son tour “l’Idée d’une nature
suprasensible dans toute la problématique de la volonté”(DI, p. 182.). Ce serait pour
ainsi dire un lieu de rencontre de la connaissance avec l’obligation.
Cependant, Lyotard refuse de conformer le régime de la connaissance au régime
de la volonté tel que Kant le fait. Car, pour lui, la causalité opère d’une façon
différente l’un à l’autre dans les deux domaines. Alors, la forme de la légalité ne s’y
applique pas pareillement. En somme, à la différence du domaine du monde sensible
qui lie par un concept des phénomènes comme la série entre causes et effets, le
domaine de l’éthique se signale par “une Idée de l’efficacité immédiate de la raison
pure pratique ou liberté sur la maxime de l’action”(DI, p. 182.). En somme, “un
sentiment d’obligation, le respect” dans le deuxième cas qui constitue “la situation de
la moralité”, n’appartient pas à “la série des phénomènes”, mais est “rattaché
réflexivement, comme effet, à une cause inconnaissable, la raison pure pratique, la
volonté pure ou la liberté”(DI, p. 183.). Si la volonté pure, qui est inintelligible, est la
cause des phénomènes, les énoncés du prescriptif sont obligés de renoncer à tout
l’effort pour trouver sa légitimité. Car “L’obligation n’est pas conditionnelle, mais
catégorique… Même prise comme « effet » d’une volonté pure, elle ne peut pas être
à son tour la « cause » d’un effet, par exemple d’un acte qui résulterait d’elle. La
causalité par liberté est immédiate, c’est-à-dire sans médiation, mais aussi sans
récurrence. Son efficience est instantanée, la volonté pure oblige, et c’est tout. Elle
n’est que « commencement ».”(DI, pp. 184-185.) En d’autres termes, une telle
causalité ne donne que des signes qui ne sont ni des effets ni leurs chaînes. En
somme, pour Lyotard, l’obligation n’est à même de produire ni la nature, ni même le
suprasensible, ni même l’Idée.
171
Lyotard nous rappelle ici une menace qu’apporte l’analogie de la légalité par le
type de la conformité à la loi. En citant alors la loi fondamentale de la raison pratique
de Kant : “« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en
même temps comme principe d’une législation universelle[…] »”(LL, p. 135.),
Lyotard indique la menace récurrente d’une apparence transcendantale pratique de
cette analogie : “Si la maxime de ta volonté doit pouvoir être érigée en « loi
universelle de la nature », constituer « une législation universelle »[…], c’est
apparemment qu’entre je et tu la dissymétrie doit être oubliée au bénéfice d’un
universel, « l’humanité », le nous des je et des tu échangeables.”(DI, p. 183.) Pour
Lyotard, l’échangeabilité entre je, l’instance du législateur et tu, l’instance de l’obligé
suppose leur concordance en oubliant la singularité du je et du tu sous le nom du
nous. On ne peut réduire la légitimation éthique à la légitimation cognitive sous le
commentaire de la phrase éthique que sur « la règle du consensus et de
l’échangeabilité entre partenaires ». Mais, cette échangeabilité n’est pour lui qu’une
illusion transcendantale. C’est pourquoi Lyotard soulève le problème de la possibilité
d’une communauté des phrases éthiques que la question de la nature suprasensible
implique. A cause de cette défaillance du consensus et de l’échangeabilité entre
partenaires, Lyotard déclare l’absence de la communauté éthique. A partir de cette
doctrine du différend éthique, comme l’indique Gualandi, “l’humanité occidentale
n’aurait que le secours et la consolation qui lui sont offerts par une « fable
postmoderne » un peu sentimentale et mélancolique.”234
Il y a là la misère de l’homme dans la condition postmoderne : en s’éloignant de
Dieu, l’homme a perdu le fondement de son existence et alors le critère de la
légitimation du savoir et de l’action. Donc, Lyotard dira que la fable postmoderne
nous console de notre détresse et de notre misère. Il nous semble que c’est le
corollaire de celui qui a perdu le Chemin, la Vérité. Car pour lui, il n’y a pas d’autre
issue que le rationalisme qui ne nous conduit immanquablement qu’au désespoir et
que l’irrationalisme qui ne nous conduit qu’à déclarer la défaillance de l’homme, du
sujet. En somme, Lyotard approfondira d’autant plus ce point en montrant qu’il n’y a
qu’une vérité sans la Vérité. Alors, nous aimerions suivre le problème de la vérité
chez lui dans le chapitre prochain. Nous allons aussi affronter Lyotard et Thévenaz
qui s’opposent l’un à l’autre par rapport au problème de la vérité.
234
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 158.
172
CHAPITRE IV : LA VERITE SANS LA VERITE
“La vérité éternelle se rapporte à un être existant.”(HRC, p. 202.)
1. LA VERITE ET L’EVIDENCE
La connaissance retient la contrainte au point qu’il y a de la force irrésistible des
vérités scientifiques et même des simples vérités empiriques. D’où la contrainte de la
connaissance vient-elle ? Les philosophes entendent élever cette contrainte qu’exerce
la connaissance raisonnable et légitime. Le problème de cette contrainte ne peut pas
être négligé par les philosophes. En outre, ce problème s’occupera la place centrale
de la philosophie moderne. En ce qui concerne l’origine de cette contrainte, selon
Chestov, “si les philosophes tenaient davantage à l’impossible, si cette contrainte les
troublait, s’ils la ressentaient comme une offense, peut-être que nombre de jugements
considérés aujourd’hui comme nécessaires et, par conséquent, obligatoires pour tous,
apparaîtraient absolument ineptes et ridicules. Et le summum de l’ineptie se
trouverait être alors cette idée même d’une vérité qui contraint.”235 La tâche de la
philosophie moderne consistera alors à libérer la vérité de la contrainte. Nous
pouvons trouver cette tentative chez Descartes qui identifie la vérité à l’évidence.
Pour s’affranchir d’évidences illusoires, Descartes fait du critère général de la
vérité toutes les choses claires et distinctes dans la Méditation Troisième. Pour
atteindre la vérité, il commencera alors à éliminer toute l’incertitude. Il fait
l’expérience du doute des deux étapes : d’abord, il expérimente l’incertitude de la
connaissance sensible de ses préjugés sans vigilance suffisante dans la Première
Méditation et puis il doute la certitude de l’arithmétique, la géométrie et les autres
235
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 297.
173
sciences de la nature. Mais, il se convainc bientôt qu’elles contiennent quelque chose
de certain et d’indubitable : “Car soit que je veille ou que je dorme, deux et trois
joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus
de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si claires et si apparentes
puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude.” 236 Notons ici que
c’est à cause de l’évidence naturelle de la raison qu’il insiste sur l’impossibilité du
doute sur la connaissance arithmétique ou géométrique : “Le voici donc en
possession d’évidences indubitables, parce que rationnelles cette fois-ci. Le doute
semble définitivement éliminé.”(HRC, p. 126.) La flèche du doute, qui a envahit la
connaissance sensible, à son tour, ne pénètre pas la connaissance rationnelle. Car
pour qu’il y ait des évidences indubitables, il ne faut pas mettre en doute l’évidence
du statut de la raison. Dès lors, Descartes parvient par le doute méthodique à la vérité
rationnelle en éliminant toute l’incertitude. Il s’agit alors de savoir comment établir
l’évidence de la raison. Autrement dit, la question est de préciser l’évidence de la
vérité.
Pour reconquérir l’évidence du statut de la raison, évidence qui est intacte,
Descartes a recourt à l’idée de l’existence de Dieu qui est garant de toutes les
connaissances véritables : “Mais après que j’ai reconnu qu’il y a un Dieu, parce
qu’en même temps j’ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu’il
n’est point trompeur, et qu’en suite de cela j’ai jugé que tout ce que je conçois
clairement et distinctement ne peut manquer d’être vrai.” 237 En somme, si nous
reconnaissons le malin génie qui nous déçoit, toutes les choses distinctes et claires
qui étaient le critère de la vérité ne pourraient plus être vraies. Autrement dit, toute
évidence se disparaîtra. Il défend alors que le Dieu est créateur des vérités éternelles :
“si Dieu est créateur libre des vérités, il peut en principe me tromper, et je ne suis
plus assuré d’emblée même des évidences les plus certaines. Il n’y a plus
d’évidences naturelles : l’évidence ne suffit plus à elle seule à fonder une vérité, elle
n’est plus dernière et absolue. C’est pourquoi Descartes, fidèle à toute la philosophie
chrétienne, pose le problème du fondement de l’intelligence et de la vérité.”(HRC, p.
319.) Alors, un Dieu trompeur, pour lui, n’est que l’hypothèse. Car s’il admet
236
. Descartes, Œuvres de Descartes. Tome IX. Méditations et principes, publiées par Charles ADAM
et Paul TANNERY, p. 16, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1996.
237
. Descartes, Œuvres philosophiques. Tome II (1638-1642). Méditation cinquième, p. 478,
Classiques Garnier Multimédia, Paris, 1999.
174
l’existence d’un Dieu trompeur, il ne peut jamais être certain d’aucune chose. C’est
dire que Dieu est une source de la vérité.
Toutefois, l’expérience du doute l’amène d’une façon inattendue à un doute
hyperbolique, poussé au-delà de ses limites naturelles, au-delà des bornes du possible
sur un plan tout différent. Dans sa Première Méditation, Descartes se demande en
quelque sorte comme suit : “Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point que
fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun lieu, aucun corps étendu, aucune
figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes
ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? ”238
Selon Thévenaz, ce recours à la garantie divine de Descartes, à son tour, nous montre
que “même l’évidence doit être fondée et que l’intelligence humaine doit être située
par rapport à Dieu dans chacune de ses démarches”(HRC, p. 319.). Thévenaz pénètre
sur la pointe d’une aiguille cette attitude cartésienne : “Il estimait ne plus être dupe :
eh bien ! il se supposera dupé tout de même, il fera même semblant de se duper luimême en émettant l’hypothèse «extravagante » d’un grand trompeur : le malin
génie.”(HRC, p. 127.) Nous sommes ici en face de quelques questions : pourquoi
poussons-nous ainsi le doute méthodique au-delà du doute réel ? En d’autres termes,
en quelle raison nous n’arrêtons-nous pas au niveau du doute réel ? Est-ce par le
simple souci d’épuiser entièrement les possibilités de douter ?
Ces questions pourront nous éclairer plus profondément le problème de la vérité.
A cause de l’hypothèse du malin génie, Descartes se trouvera en présence de la crise
de l’évidence rationnelle qu’il veut tellement établir. Cette crise n’est pas le signe de
la défaillance de la raison, mais plutôt est, pour De Waelhens, le moment de la
conscience de soi : “L’hypothèse du malin génie est essentiellement faite en vue de
reconquérir le problème de la vérité du vrai, c’est-à-dire du statut de la raison et de
l’évidence. Elle fait naître une notion de la raison où celle-ci ne s’aliène pas dans ses
applications et ses produits mais se révèle à elle-même comme conscience de soi.
Elle pose le problème de la vérité comme problème du fondement de la vérité. Sans
doute Descartes a-t-il, dans le fait, mal répondu à la question qu’il a eu le mérite
d’énoncer sans détours : la véracité divine ne peut fournir le fondement
recherché.” 239 En somme, pour le métaphysicien, il y a antinomie entre la raison
élevée à la conscience de soi et la garantie divine. Thévenaz saisit ici l’hésitation de
238
. Descartes, Œuvres philosophiques. Tome II (1638-1642). Première Méditation, op. cit., p. 409.
. Alphonse de Waelhens, “Pierre Thévenaz Historien de la philosophie et philosophe”, in RTHPH,
3e série, T.VI, p. 191, Lausanne, 1956.
239
175
Descartes “entre l’artifice du malin génie qui malmène l’évidence, mais met
l’homme en possession de sa liberté, et la garantie artificielle d’un deus ex machina
qui restaure l’évidence et rive l’homme à un ordre issu d’un libre décret divin, le
métaphysicien ne met pas longtemps à donner la préférence et à discerner où est la
plus grande pénétration”(HRC, p. 136.). Cette hésitation de Descartes montre bien
qu’il ne peut pas supporter le doute hyperbolique puisque l’hypothèse du malin génie
l’envahit profondément. Même si l’évidence de la connaissance arithmétique a bien
résisté à l’épreuve du premier doute en raison de sa clarté et de sa distinction, elle
tombe à son tour sur l’emprise possible du malin génie lorsque le doute rebondit en
doute hyperbolique. L’hypothèse hyperbolique du malin génie entraîne ainsi à
ébranler la certitude de la connaissance rationnelle.
Ce doute hyperbolique remet-il en question la vérité de « deux plus trois font
cinq » ? Certainement non, du moins pas directement. Parce que, sinon, il faut
immédiatement entièrement abandonner la connaissance arithmétique. Nous ne
proclamons pas ici son inutilité. Si tel est le cas, qu’est-ce qui fait problème ? A cette
question, en faisant remarquer que la vérité de « deux plus trois font cinq » n’est plus
remise en question, Thévenaz écrit : “C’est au contraire l’assentiment que je donne
aux évidences (donc ma raison même) qui est radicalement mis en question, et non
pas du tout les raisons de cet assentiment puisque la présence de l’évidence
rationnelle est la preuve qu’elles sont bonnes. La raison humaine est devenue
question pour elle-même, et c’est son statut qui est en cause. L’incertitude qui renaît
maintenant ne touche pas le contenu évident de 2+3=5, mais la situation de la raison
humaine par rapport à la réalité dernière…”(HRC, p. 128.) Pour mieux dire, le fait
même de douter révèle à Descartes son imperfection et lui fait prendre conscience
d’un défaut d’être. C’est-à-dire, il ne peut pas être l’auteur de son propre être dans la
mesure où il est imparfait et doutant.
Nous parvenons ici au point crucial pour la question de la vérité : la raison
humaine sur la sellette met en problème. En d’autres termes, on retrouve que
l’incertitude de la raison humaine qui part de l’épistémologie imprègne la
métaphysique. Donc, c’est l’être de la raison même qui demeure plongé dans
l’obscurité. Autrement dit, ce qui fait problème, c’est l’obscurité du statut
ontologique de la raison humaine par rapport à une évidence parfaitement claire et
176
authentique. 240 La recherche de la certitude de la connaissance cartésienne l’a
conduit ainsi à celle du statut métaphysique de la raison humaine. Il s’agit alors de
savoir d’où vient l’obscurité.
Si le statut ontologique n’est pas fixé, le fondement et la valeur dernière de
l’évidence seraient dans l’indécision. De là, la question de l’évidence s’est
dédoublée : l’un évidence indubitable, prise pour elle-même, l’autre évidence claire
plongée dans l’obscurité, dans son rapport à la raison. Certes, ce qui est ici en
question, c’est le rapport de l’évidence à la raison ou le rapport de la raison à
l’évidence. Thévenaz a précisément saisi le point capital cartésien de ce rapport :
“Pour que la science soit vraiment certaine, il faudrait que le rapport de l’évidence à
la raison soit déterminé, qu’il soit inscrit dans l’évidence même, c’est-à-dire que,
derrière la clarté de l’évidence, l’obscurité du statut de la raison ou de l’homme luimême soit dissipée.”(HRC, pp. 131-132.) Cela revient à dire que la racine de
l’obscurité est attribuée au statut ontologique lui-même de la raison. Donc, celui qui
recherche le contenu du vrai ou de la réalité dernière devrait lui-même se perdre dans
l’évidence rationnelle. Car sa raison est servie d’un instrument pour comprendre le
réel et pour conquérir la vérité sans se voir lui-même, sans douter rien de lui-même.
En effet, comme le remarque Thévenaz, “Pour une raison instrumentale, la
vérité ne peut être que adaequatio rei et intellectus.”(HRC, p. 132.) L’accord entre
l’être et l’intelligence est en un mot le fondement dernier de la vérité. Ainsi donc,
l’instrument-raison tend à immanquablement lui conférer aveuglément une valeur
absolue et dernière. Ainsi, par l’évolution de la problématique de Descartes et, enfin,
par la défaillance du fondement dernier du vrai, le problème de la vérité est pour lui
transféré sur le plan du fondement métaphysique. Or, étant donné que adaequatio rei
et intellectus ne peut y plus être le fondement du vrai, l’évidence, à son tour, se tire
de la raison. Parce que la raison risque d’imposer l’obscurité à l’évidence, celle-ci
fait écran à l’intérieur de la raison et la sépare d’elle-même. Ce qui fait problème,
c’est la raison elle-même, non pas l’évidence. Cette séparation entre l’évidence et la
raison entraînera à nous faire reprendre le rapport de l’évidence avec la raison.
Pour Descartes, le doute de la connaissance sensible cachait la réalité à la raison.
De la même façon, face à l’obscurité de la raison, l’évidence, à son tour, “risque de
cacher la raison à elle-même. De par sa force contraignante, de par son irrésistibilité
240
. En fait, en tout lieu où une obscurité subsiste, le doute surgit immanquablement. Car
l’obscurité, “quelle qu’elle soit, est une cause assez suffisante pour nous faire douter de ces choses”
(Descartes, Œuvres philosophiques. Tome II. Méditation cinquième, op. cit., p. 570.).
177
même, l’évidence tend à aliéner la conscience[Cogimur assentiri (lettre à Regius
1640), cogitur assentiri (Entretien avec Burman, éd. Boivin, p. 8.)].”(HRC, pp. 132133.) C’est pourquoi Descartes se libère, par le doute hyperbolique, de la contrainte
de l’évidence qu’une foi naïve en la raison nous entendrait imposer. Cette libération
permet de rétablir de nouveau le lien de la raison avec l’évidence en prenant ses
distances par rapport à elle-même : par l’hypothèse d’un malin génie, selon
Thévenaz, Descartes en arrive à détacher l’écran métaphysique qui voile la raison à
elle-même : “l’absolutisation inconsciente de l’évidence disparaît par la distance qui
s’intercale entre l’évidence et la raison, par la dimension nouvelle qui s’ouvre à
l’intérieur de la raison. […] ; elle la relativise, la désabsolutise, et la vérité prend une
autre valeur.”(HRC, p. 134.) Le passage de la théorie de connaissance à la
métaphysique par le doute méthodique et hyperbolique va ainsi de pair avec la
désabsolutisation de la raison instrumentale et ébranle entièrement le rapport entre la
raison et la réalité dernière. A partir de là, l’identification entre l’évidence et la raison
se creuse.
Dès lors, la raison se réveillera de son sommeil dogmatique et prendra
conscience d’elle-même telle qu’elle est. La découverte de la conscience par ellemême ouvre ainsi un nouveau plan à propos de l’évidence. En somme, par le doute
méthodique, Descartes parvient enfin à découvrir une évidence d’un type tout
nouveau dans le cogito. Selon Thévenaz, cette évidence chez Descartes, c’est “une
évidence dont la contrainte ne l’aliène pas, mais le libère en le mettant en possession
de lui-même. Voici enfin une évidence qui par sa nature ne cache pas la raison à ellemême et ne fait plus écran. C’est que cette évidence-ci est par essence rapport de
la raison à elle-même, c’est-à-dire conscience de soi.”(HRC, p. 134.) La prise de
conscience de la raison vis-à-vis d’elle-même permet à Descartes d’échapper des
tentations et des illusions de l’évidence. Pour ainsi dire, il a conquis sa liberté par
rapport à l’évidence. Alors, c’est la conscience de soi qui se libère par le doute
hyperbolique de la force contraignante de l’évidence.
Nous pouvons aussi trouver chez Lyotard cette idée qui identifie la vérité à
l’évidence. En notant la perspective husserlienne qui identifie le sujet transcendantal
à l’ego concret dans la pensée de sa dernière période, dès les Recherches logiques,
Lyotard met à jour ce que l’on entend par la vérité. Il refuse de définir la vérité
comme l’accord entre la pensée et son objet qui impliquerait l’extériorité impensable
que la phénoménologie nous a apprise. D’ailleurs, il n’accepte pas à définir la vérité
178
comme un ensemble de conditions a priori chez Kant. Car “cet ensemble (ou sujet
transcendantal à la manière kantienne) ne peut pas dire Je, il n’est pas radical, il n’est
qu’un moment objectif de la subjectivité. La vérité ne peut être définie que comme
expérience vécue de la vérité : c’est l’évidence.”(PH, p. 36.) Ainsi, pour Lyotard, la
vérité n’est définie ni par un ensemble de conditions a priori comme chez Kant, ni
par l’adéquation entre la pensée et son objet, mais en un mot par l’évidence.
Cependant, Lyotard reconnaît que cette évidence est d’une part “le mode
originaire de l’intentionnalité, c’est-à-dire le moment de la conscience où la chose
même dont on parle se donne en chair et en os, en personne à la conscience, où
l’intuition est « remplie »”(PH, p. 37.). Dès lors, il reconnaît aussi que cette évidence
ou le vécu de la vérité n’exclut pas complètement la possibilité de son erreur. Alors,
d’autre part, “sans doute il est des cas où nous n’avons pas l’« expérience » de ce
dont nous parlons, et nous l’éprouvons nous-mêmes avec évidence ; mais l’erreur
peut s’insérer dans l’évidence même.”(PH, p. 37.) A cet égard, Lyotard trouve qu’il
y a deux évidences : évidences successives et apodictiques comme le moment de la
conscience et évidences contradictoires qui contiendraient une erreur. Pour lui, “on
peut dire seulement que si tel vécu se donne actuellement à moi comme une évidence
passée et erronée, cette actualité même constitue une nouvelle « expérience » qui
exprime, dans le présent vivant, à la fois l’erreur passée et la vérité présente comme
la correction de cette erreur. Il n’y a donc pas une vérité absolue, postulat commun
du dogmatisme et du scepticisme, la vérité se définit en devenir comme révision,
correction et dépassement d’elle-même...”(PH, p. 38.) En refusant la vérité
dogmatique et sceptique, Lyotard n’hésite pas à mettre l’erreur dans l’évidence, dans
le sens même de l’évidence. C’est pourquoi il dit que “La vérité se présente comme
une chute, comme un glissement et une erreur : ce que veut dire en latin lapsus.”(DF,
p. 135.) Ainsi, pour Lyotard, c’est par la révision de l’erreur même que la vérité se
constitue. Lyotard prétend alors assurément qu’il n’y a ni l’expérience vraie, ni la
vérité absolue. En ce sens, il dira : “Un bon livre, pour laisser être la vérité en son
aberration, serait un livre où le temps linguistique (celui dans lequel se développe la
signification, celui de la lecture) serait lui-même déconstruit ; que le lecteur pourrait
prendre n’importe où et dans n’importe quel ordre, un livre à brouter.”(DF, p. 18.)
En ce sens, il affirmera que la vérité est « le devenir génétique de l’ego » : “la vérité
n’est pas un objet, c’est un mouvement, et elle n’existe que si ce mouvement est
effectivement fait par moi.”(PH, p. 38.) En soulignant l’importance du vécu du moi,
179
Lyotard définit ainsi la vérité comme le devenir, le mouvement, non pas comme
l’objet substantiel.
Cette idée permet à Lyotard d’affirmer que le fondement de la vérité est dans le
monde de la vie, non pas dans la source transcendantale. Le sens de la vérité devrait
se trouver alors par une analyse régressive dans une expérience, “« expérience » précatégoriale (anté-prédicative), laquelle constitue une présupposition fondamentale de
la logique en général (Aron Gurwitsch)”(PH, p. 38.). En somme, toute prédication
s’enracine dans cette expérience. La démarche husserlienne montre que le fondement
radical de vérité se situe dans une « expérience » pré-catégoriale. Selon Lyotard,
dans la mesure où le monde apparaît par la réduction phénoménologique comme la
réalité même du constituant (l’ego transcendantal), mais non pas comme le monde
naturel, le monde primordial est donc “le sol d’expériences vécues sur lequel s’élève
la vérité de la connaissance théorique. La vérité de la science n’est plus fondée en
Dieu comme chez Descartes ni dans les conditions a priori de possibilité comme
chez Kant, elle est fondée sur le vécu immédiat d’une évidence par laquelle l’homme
et le monde se trouvent être d’accord originairement.”(PH, pp. 39-40.) La question
de la vérité n’est enfin que de décrire l’expérience du vrai par le sujet transcendantal
qui est donateur du sens du monde. Ainsi, la vérité scientifique s’établit, pour
Lyotard, sur l’évidence sur laquelle elle repose. A ce point, la question de la vérité de
Lyotard est encore attachée à l’évidence. Comme la philosophie grecque se prosterne
devant la nécessité, la philosophie spéculative devant les évidences. Si tel est le cas,
ne peut-on pas surmonter la force contraignante de l’évidence sans que nous ayons
recours au doute hyperbolique comme Descartes ?
Nous pouvons trouver les évidences surmontées dans la philosophie existentielle
de Kierkegaard qui porte sur la foi. Pour lui, le commencement de la philosophie, ce
n’est pas l’étonnement comme chez Platon et Aristote, c’est le désespoir. En ce sens,
le model du penseur est selon l’aveu même de Kierkegaard, le penseur privé, Job,
mais non pas Socrate. “Chez Abraham, nous dit Chestov, la foi était une nouvelle
dimension de la pensée que le monde n’avait pas encore connue, qui ne trouvait pas
place dans le plan de la conscience ordinaire et qui faisait exploser toutes les
« vérités contraignantes » que nous soufflent notre « expérience » et notre « raison ».
Seule une telle philosophie peut s’intituler judéo-chrétienne : une philosophie qui se
propose non d’accepter, mais de surmonter les évidences et qui introduit dans notre
180
pensée une nouvelle dimension, la foi.”241 Dans la mesure où la philosophie judéochrétienne « se propose non d’accepter, mais de surmonter les évidences », Chestov
nous montre ici que la foi, la nouvelle dimension de la pensée est pour Kierkegaard
une seule voie pour surmonter les évidences.
Miéville, lui aussi, nous montre que la foi en la révélation permet à un
philosophe chrétien de voir le statut de la raison : “Il situera la raison à l’intérieur de
la « réalité humaine » où elle sera investie du pouvoir de discerner le vrai du faux.
Mais ce pouvoir ne lui sera pas reconnu, parce que nous aurions pu nous assurer par
le moyen de raisonnements bien conduits de la véracité divine qui ne peut pas nous
tromper – le cercle vicieux cartésien sera évité – et il ne suffira pas de s’en tenir à la
position prise par la philosophie moderne justement soucieuse de son autonomie –
qui a opté « pour une pensée sans garantie » ne trouvant son fondement « que dans sa
lucidité »[…].”242 Ainsi, la foi chrétienne mettra en problème le pouvoir imposé à la
raison. Car l’intérieur de la « réalité humaine » qui est à son tour mis en question est
un lieu où puise son propre pouvoir. Donc, avec la foi chrétienne, la force
contraignante de l’évidence s’éclate et de là la libération de la raison se réalise. De là,
nous parvenons à couper le lien entre l’évidence et son fondement. Alors, notre
question est celle-ci : quel est le fondement de toutes les vérités qui sont écartées de
l’évidence ?
2. QU’EST-CE QUE LA VERITE ?
Cet écart entre l’évidence et son fondement nous invite à poser d’une façon plus
précise le problème de la vérité : qu’est-ce que la vérité ? Et quel est le fondement de
toutes les vérités ? Pour Descartes, il s’agit des contenus de l’expérience qui sont pris
pour vrai d’une vérité certaine. Telles sont les idées claires et distinctes. Ce contenu
de la vérité se caractérise par son unicité dans la deuxième partie de son Discours de
la méthode : “N’y ayant qu’une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait
autant qu’on en peut savoir ; et que, par exemple, un enfant instruit en
l’Arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir
trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait
241
242
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 285.
. H.-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 3.
181
trouver.”243 Selon Thévenaz, il nous rappelle ici que la question de la signification de
la vérité “ne saurait s’inscrire sur le même plan, une fois épuisée la connaissance du
contenu”(HRC, p. 137.). Nous voyons ici l’articulation du problème de la vérité : le
contenu de la vérité et la signification de la vérité. Nous aimerions alors approfondir
la question de la vérité, en précisant la différence entre son contenu et sa
signification.
Qu’est-ce que la vérité ? Les réponses que les philosophes proposent sont
diverses. Cela veut dire la différence de la définition de la vérité. Selon Thévenaz, “la
vérité c’est l’être, ou même c’est Dieu, nous disent saint Augustin, Bossuet ou
Descartes ; c’est l’adaequatio rei et intellectus, affirme la tradition scolastique ; c’est
l’adéquation des choses aux formes de l’esprit, rétorque Kant ; c’est l’efficacité de
notre prise sur les choses est ce qui permet de transformer le réel, diront les
pragmatistes ; c’est la lumière par laquelle les choses deviennent intelligibles,
suggère Platon ; c’est l’accord de la pensée avec elle-même (norma sui), à en croire
Plotin et Spinoza ; elle n’est même pas à définir par l’accord, fait observer
Heidegger,
mais
se
caractérise
par
le
dévoilement
de
l’être
(Unverborgenheit).”(HRC, p. 137.) La multiplicité de ces réponses nous montre que
le contenu de la vérité n’est rien mis en doute jusqu’ici, mais seulement en question.
Il est évident que nous ne pouvons pas accepter en même temps les réponses diverses
concernant la question de la vérité. Car la définition de la vérité des Grecs est
différente de celle de Descartes ; la définition de Descartes est différente avec celle
de Kant ; la définition de Kant est différente avec celle de Heidegger. Cette diversité
implique que la définition de la vérité dépende des philosophes. Dans ce contexte,
nous sommes ici invités à poser une question dans une nouvelle façon par rapport à
la question de la vérité en cessant de rechercher le contenu de la vérité. En d’autres
termes, il s’agit d’élaborer la signification de la vérité.
Pour ce faire, précisons d’abord une différence décisive entre le contenu de la
vérité et la signification de la vérité. A vrai dire, autre chose de savoir les résultats de
la vérité, autre chose de reconnaître la signification de la vérité : même si nous
savons que 2+3=5 est vrai, nous ne savons pas encore ce que signifie vérité, ni la
valeur de cette connaissance. Cette vérité n’exprime ni quelque chose sur la réalité en
soi ni l’action de l’esprit sur cette réalité. D’où se pose la question « qu’est-ce que la
243
Descartes, Œuvres philosophiques. Tome I (1618-1637). Discours de la méthode, p. 590, Dunod,
Paris, 1997(Bordas, Paris, 1988.).
182
vérité ? ». Il y a là une vérité déterminée par rapport à son contenu, mais
indéterminée encore par rapport à sa signification de réalité. Cette question nous
amène ainsi au problème de l’indétermination, qui “sans cela resterait dissimulée
derrière la parfaite détermination du contenu vrai reconnu pour tel”(HRC, p. 139.).
Cela veut dire que la détermination du contenu du vrai masque l’indétermination de
sa signification : “L’arbre cachait la forêt. La lumière aveuglante de l’évidence nous
empêchait de voir l’obscurité où baigne cette lumière.”(HRC, p. 139.) Il est frappant
de voir que ce problème de l’indétermination surgit au cœur même du vrai. Car c’est
reconnaître qu’il y a une obscurité dans la vérité. Voilà pourquoi il faut transférer la
question de la vérité sur un plan métaphysique. Car elle cache l’indétermination de la
signification derrière la détermination du contenu dans le plan épistémologique.
Cette transposition “vise précisément, nous dit Thévenaz, en faisant apparaître
l’indétermination de sa signification dans la détermination de son contenu, à apporter
au contenu vrai la détermination plus profonde, définitive, qu’il attend, – la
détermination de son rapport à la raison et à la réalité dernière”(HRC, p. 139.). Cette
surdétermination de la vérité ne signifie donc ni la nouvelle augmentation du contenu
de la vérité, ni complément véritable par rapport à l’évidence, mais plutôt souligne la
différence entre le contenu de la vérité et sa signification.
Cette rupture entre l’évidence et la vérité que suscite la mise en question de
l’évidence nous conduira à la conversion de l’évidence puisque celle-ci doit
abandonner dorénavant son droit de la vérité : “car au moment où la raison, dans
cette rupture, prend conscience d’elle-même et cesse d’être un instrument, l’évidence
n’est plus le point d’aboutissement de la recherche où l’inquiétude s’apaise et où la
raison trouve son repos. C’est au contraire le début d’une nouvelle interrogation,
d’une inquiétude qu’à juste titre on nomme l’inquiétude métaphysique : l’évidence
devient maintenant le lieu où la
raison devient une question pour elle-même.
D’apaisante qu’elle était pour une raison-instrument, l’évidence du vrai est devenue
le point même d’une sensibilisation nouvelle, en un mot : le point névralgique ou le
point de rupture.”(HRC, p. 141.) Cette problématique nous montre que l’évidence
n’est plus située au niveau des résultats de recherche mais au niveau de la
métaphysique. A partir de la prise de conscience d’elle-même et de sa
désinstrumentalisation, la raison se rend compte que l’évidence du vrai se dévoile
comme le lieu d’une sensibilisation, le point névralgique au niveau de la
métaphysique.
183
La question « qu’est ce que la vérité ? » représente donc la rupture entre
l’attitude naturelle et l’attitude métaphysique au point que même si l’accord de l’être
avec l’intelligence est le soubassement de la vérité, il n’en est pas pourtant le
fondement. Car le fondement et la signification du vrai ne sont pas obtenus par
l’accord de l’être avec l’intelligence. Cela revient à dire que la mise en question de
l’évidence, c’est mettre en question cette adéquation première de l’être avec
l’intelligence : “La mise en question de l’évidence aura pour effet de transformer la
notion même d’adaequatio, ou plus exactement de déterminer la signification de cet
accord (ou de ce rapport) que l’évidence du contenu laissait pourtant encore
indéterminé. Ainsi s’explique ce fait bien significatif que les philosophes qui
rompent expressément avec la conception réaliste ne peuvent pourtant pas se passer
de l’adaequatio rei et intellectus : ils la mettent précisément en question sans la
repousser comme fausse.”(HRC, p. 143.) En somme, ils ne doutent jamais l’accord
entre l’être et l’intelligence et, précisément parlant, ne savent pas le douter puisque
cet accord est fondement de la vérité. Il s’agit donc de savoir comment fonder
l’accord.
De ce point de vue, Thévenaz estime que Spinoza transforme fondamentalement
la notion de l’accord dans la mesure où l’accord n’est pour lui plus celui avec la
chose, mais l’accord de l’idée vraie avec elle-même. Mais, néanmoins, pour
Thévenaz, “il n’en dit pas moins dans le Court Traité (II, 15) et dans l’Ethique ( I,
ax. 6) qu’une idée vraie doit s’accorder avec l’objet dont elle est l’idée. Et
inversement on comprend pourquoi les métaphysiciens qui défendent la conception
réaliste de l’adaequatio rei et intellectus ne peuvent s’en contenter et recourent
implicitement ou explicitement à une tout autre conception de la vérité lorsqu’il
s’agit de son fondement : c’est ainsi que les scolastiques recourent explicitement au
Deus est veritas pour fonder l’adaequatio.”(HRC, p. 143.) En somme, comme
l’accord dans la perspective réaliste ne peut constituer par sa force elle-même aucune
vérité, il est condamné à recourir à une vérité autre que celle qu’on définit pour juger
la vérité de la chose. Les métaphysiciens réalistes ne peuvent donc pas manquer
d’avoir recours au Dieu pour fonder cet accord. Ce problème de ce fondement
hantera les philosophes modernes.
Nous pouvons trouver ce point aussi chez Kant qui fait appel à Dieu pour fonder
la vérité. Lorsque la vérité était problématique avant Kant, ce qui était devenu
douteux, c’était son contenu. Mais, au contraire, pour Kant, ce qui met en problème,
184
ce n’est plus le contenu de vérité, mais les conditions de possibilité de l’objectivité
dans les sciences physiques ou les mathématiques qui rendent possible la vérité. En
ce sens précisément, Thévenaz dira : “Question étrange et inaccoutumée et qui
pourtant donne le branle à toute la révolution critique et en fixe le thème. C’est bien
là en effet la question posée par la critique kantienne, à cent lieues de tout ce qu’on
avait entendu jusque-là par critique, et surtout du temps de l’Aufklärung.”(CMM, p.
225.) A cet égard, on peut dire que c’est Kant qui est le premier qui interroge sur la
condition de possibilité de vérités laissées en soi, mais non pas sur le contenu de la
vérité ou sur la réalité. Sa critique vise en somme à chercher dans une direction toute
nouvelle la condition de la possibilité de la connaissance vraie. Alors, la vérité est
pour Kant l’accord entre des formes de la pensée avec la structure des choses. Par
rapport à la question de la vérité, Kant n’exclut pas la chose en soi, pas plus qu’il ne
se tire ainsi complètement de l’idée de l’accord.
Hegel dynamise cette notion de la vérité kantienne. Pour lui, le Devenir est en un
mot la vérité. Pour soutenir la vérité comme ce Devenir, il avait entrepris de
synthétiser une philosophie de l’histoire et une théologie du Dieu vivant et présent.
Comme le dit bien Brun, pour Hegel, “Dieu vit dans et par l’histoire qui apparaît
comme la véritable Parousie de l’Absolu. Chaque civilisation constitue une
incarnation de Dieu dans le temps et dans l’espace … ; l’Histoire est profondément
rationnelle parce que la Raison est essentiellement historique. Ainsi le vrai est le
devenir de soi-même et le travail du négatif se trouve au cœur des synthèses qui
dépassent ce qu’elles nient.” 244 Dans la mesure précisément où le Devenir est la
marche de Dieu dans l’histoire, il est pour lui la vérité et il y a un devenir de celle-ci.
C’est à partir de la mort de Christ sur la Croix qui devient “le moteur dialectique qui
réconcilie l’Etre et le Devenir ”245 que Hegel établit sa philosophie de l’histoire que
traverse dedans-là le principe de la synthèse de l’opposition de la thèse et de
l’antithèse. En somme, pour lui, c’est l’esprit absolu ou Dieu qui met en marche et se
réalise dans l’Histoire. La vérité est en un mot le mouvement de Dieu dans l’Histoire.
Mais, en substituant par la méthode dialectique la mort de Christ à une autre
mort, il estompe ici la vérité biblique. Malgré la portée importante de Hegel par
rapport au problème de la vérité, nous sommes ici condamnés à reconnaître la
sécularisation du christianisme. Dans le christianisme, la mort du Christ est
244
245
. J. Brun, “Introduction”, in S. Kierkegaard, Œuvres Complètes. T.VII, op. cit., p. XVIII.
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 271.
185
irremplaçable par la mort de n’importe quoi. Comme le fait Hegel, Christ n’est pas
venu et mort pour donner le principe de la mort des civilisations. La mort du Christ
est le fondement irremplaçable de la vie éternelle, en apportant la mort de la Mort.
En ce sens, nous pourrons dire que Hegel a anéanti le sens de la mort du Christ pour
faire de lui le moteur de l’histoire et pour produire la vertu de la synthèse dialectique.
En somme, en réinterprétant, à sa manière, la Bible, Hegel a abandonné la source de
la vie pour établir son système. En tout cas, Hegel, lui aussi, a recourt au Dieu pour
fonder la vérité.
Dans la mesure où l’Etre rend possible le langage et la pensée, Heidegger refuse
le constructivisme dans la connaissance. Cela signifie que ce n’est plus l’homme qui
construit l’Etre par sa pensée. A proprement parler, selon Thévenaz, “Heidegger
usera d’une formule plus « neutre » : « la pensée de l’Etre se fait jour en
l’homme »( Über den Humanismus, op. cit., p. 84.) ; à « l’homme questionne » il
substituera « ça questionne en l’homme »[Vietta, op. cit., p. 88.].”(HM, p. 75.) En ce
que ça ne questionne pas tout seul, Thévenaz reproche à Heidegger de mystifier la
pensée : “le penseur et le poète sont les médiateurs ou les prophètes, des sortes de
figures sacrées ; Heidegger n’est malheureusement pas loin de se considérer comme
le grand prêtre d’une nouvelle religion de mystères ou d’initiation.”(HM, p. 75.)
Nous pouvons ici voir une phénoménologie à rebours. Dans cette trans-métaphysique,
la position de l’homme avec l’Etre se renverse.
En somme, pour Heidegger, ce n’est pas l’homme qui révèle l’Etre, mais plutôt
“c’est l’Etre qui fait apparaître l’homme en se faisant apparaître à lui. Au
dévoilement phénoménologique qui faisait apparaître les contenus intentionnels de la
conscience se substitue l’illumination ou la révélation pure et simple. Le caché ou le
dissimulé qu’il s’agit de dévoiler n’est plus l’implicite ou le latent comme chez
Husserl, mais le mystérieux[Über den Humanismus, op. cit., p. 80.], le sacré[Ibid., p.
102.], le numineux.”(HM, p. 76.) Ce renversement conduit Heidegger à un
mysticisme sémantique. A la différence de la phénoménologie de Husserl qui veut
être plus objective en mettant entre parenthèses le pathos humain, celle de Heidegger
rend plus aigu cet objectivisme en dépouillant l’Etre de tout ce qui est humain. Donc,
un monde se dévoile, pour Heidegger, “un monde de résonances pathétiques,
poétiques et mystiques”(HM, p. 78.). Mais, selon Thévenaz, pour Heidegger,
“« l’Etre, ce n’est pas Dieu »[Über den Humanismus, p. 76.]. C’est que le Dieu de la
tradition est un « étant » : « L’Etre est plus loin que tout étant et pourtant plus près de
186
l’homme que tout étant, qu’il soit rocher, animal, œuvre d’art, machine, qu’il soit
ange ou Dieu. »[Ibid., p. 76.].”(HM, p. 76.) Heidegger prend ainsi une position
neutre sur l’existence de Dieu.
Cette position neutre sur l’existence de Dieu conduit Heidegger à prétendre
l’indifférence de la philosophie par rapport à l’existence de Dieu : “« La philosophie
ne se décide ni pour ni contre l’existence de Dieu. Elle reste dans l’indifférence. »
[Über den Humanismus, p. 102]”( HM, p. 77.) Thévenaz y ajoute : “Comment en
effet le philosophe qui a la mission de penser l’Etre, s’arrêterait-il au misérable
problème de l’existence d’un simple étant, fût-il Dieu ! […] Pour lui comme pour
Hegel, il va de soi que la « pensée », la philosophie, dépasse et « comprend » la
religion et la foi.”(HM, p. 77.) La position neutre et indifférente l’amènera ainsi à
une sorte de mystique spéculative ou de théologie négative. En somme, pour lui, vu
que ni le Dieu ni l’homme (le Dasein) ne donnent le sens, le sens de l’être se fonde
sur l’être lui-même. Pour ainsi dire, le Dasein n’est plus le constituant du sens d’être
mais n’en est que l’interprète. A cet égard, à la différence de Husserl qui “tentait de
restituer pour une conscience toujours plus lucide et réfléchie, une plénitude de sens
qui était la rationalité même”, Heidegger “nous replonge dans la plénitude d’un néant
mystique, mais la rationalité de cet Etre-sens a été sacrifiée à une « pensée » qui se
veut plus radicale et plus pensante que la raison”(HM, p. 78.). Par rapport à la
question de la vérité et du sens, Heidegger prétend que le dévoilement de l’Etre est la
vérité et le sens de l’être se fonde sur l’être lui-même. Ecouter la vérité, c’est donc
écouter ce que l’Etre parle. Heidegger nous exhorte alors à écouter le poète.
A cet égard, nous pouvons voir que s’éloignant de plus en plus de ses contenus,
la question de la vérité s’approche de plus en plus de son fondement. Cela revient à
dire que l’on a besoin d’une autre vérité plus que la vérité de l’accord. C’est
pourquoi Kant et Hegel ont recours à Dieu. En ce sens, le problème du fondement de
la vérité précède, ontologiquement ainsi logiquement, celui de l’accord. En d’autres
termes, le dernier ne peut pas garantir le premier et plutôt le dernier doit recourir au
premier. Il y a là question ! Bref, les contenus de vérité cachent toujours son
fondement et sa signification. C’est pourquoi nous ne pouvons pas parvenir à partir
des contenus de vérité au fondement de vérité. S’il en est ainsi, les philosophes ne
peuvent-ils pas manquer d’avoir recours à Dieu pour fonder la vérité ? Sinon, sont-ils
condamnés à déclarer l’absence de la Vérité comme Lyotard ? Pour lui, la science est
un seul discours qui a pour but d’atteindre la vérité. Mais il observe dans le temps
187
postmoderne sa crise. Car comme les événements artistiques, les événements
scientifiques y relèvent d’une pragmatique multiple qui ne réduit pas à la vérité.
C’est pourquoi Lyotard déclare la fin de la science qui a pour but d’atteindre la
vérité. S’il en est ainsi, ne devons-nous pas déclarer la défaillance de la vérité ?
Face à cette situation de crise, dans une période païenne, Lyotard dénonce la
vérité dans le discours puisque le fondement de la connaissance scientifique s’en
brise. Autrement dit, pour lui, la vérité de la science s’abandonne. Il s’opère alors par
la critique pragmatique la torsion théorique dans la science. Car, pour lui, la science
contemporaine n’est réductible ni à la vérité, ni à l’unité ni à la finalité. Dans le
Discours, figure, il précise sa position : “Nous avons renoncé à la folie de l’unité, à la
folie de fournir la cause première dans un discours unitaire, au fantasme de l’origine.
[...] De même qu’à partir de la considération de cette règle, il faut renoncer au Moi
comme à une instance unitaire constituée, de même il est temps que les philosophes
renoncent à la production d’une théorie unitaire comme au dernier mot sur les
choses. Il n’y a pas d’archè, mais il n’y a pas non plus le Bien comme horizon
unitaire”(DF, pp. 18-19.) Lyotard nie ainsi l’unité de la vérité et de l’être puisqu’elle
est liée au terrorisme. Dans Rudiments païens, il renonce aussi à la finalité de la
science : “La « recherche scientifique »… n’est pas celle de la vérité, mais de
l’efficience, ou opérativité contrôlée, prévisionnelle. … La science contemporaine
découvre à notre regard un espace de discours et de pratique dont la forme n’est
nullement définie en termes de conformité avec un objet, ni même avec un principe
formel d’unité, voire de compatibilité des énoncés entre eux, mais dont la forme,
quelconque en vérité, est suspendue à un principe d’efficience.”(RP, p. 124.) Comme
Kant, Lyotard, lui aussi, indique bien l’insuffisance de la vérité par l’accord avec
l’objet. Au lieu de la vérité, l’efficience s’en occupe la place centrale dans la science.
En somme, pour lui, la vérité dans l’époque postmoderne a perdu complètement son
siège dans la science. Ainsi, Lyotard nous montre l’exclusion de la vérité dans le
domaine de la science. La science est en somme un discours qui n’a pas pour but
d’atteindre la vérité, mais plutôt l’efficience. Si tel est le cas, l’efficience scientifique
est-elle la solution véritable de la crise contemporaine ?
Bien sûr que non ! Car l’efficience scientifique peut servir à offrir “la possibilité
de maîtriser l’ensemble des données de l’expérience”. Lyotard voit un “aspect
centraliste totalitaire” dans “un formidable perfectionnement des techniques de
torture, qui soulève le dégoût, la haine, la terreur ”, dans la réalisation du “vieux rêve
188
des sciences humaines”, qui est “de constituer un objet totalement contrôlable”(RP,
pp. 126-127.). D’où se pose la question de l’efficience scientifique. Car l’efficience
peut servir à la terreur totalitaire du capitalisme et de l’impérialisme. C’est la raison
pour laquelle Lyotard remarque l’impossibilité de la réduction de la science aux
finalités. Lyotard nous montre ainsi la décadence du vrai aggravée jusque dans la
science.
De cette analyse, pour sortir de la décadence du vrai, Lyotard fait une torsion
théorique de la science. Dès lors, il prendra la façon d’entrer dans la science de l’art
qui n’est soumis ni aux conventions du langage ni au contrôle des variables, mais qui
relève plutôt de l’invention des nouveaux. En somme, il s’agit ici de la vérité de l’art.
Selon lui, “La science n’est pas le discours du savoir efficace, qui prétend trouver
dans sa conformité à la « réalité » l’attestation de sa valeur, elle est créatrice de
réalités, et sa valeur consiste dans sa puissance de redistribuer des perspectives, non
dans son pouvoir de maîtriser des objets. Elle est à cet égard comparable aux
arts.”(RP, p. 129.) La valeur de la science n’est pas dans son pouvoir de maîtriser des
objets qui transforme et contrôle la réalité, mais dans sa puissance créatrice et
imaginative. Afin d’avoir accès à la science, la stratégie de Lyotard, c’est l’art.
Comme dans le cas de l’art, nous pouvons rencontrer également un perspectivisme et
un pluralisme créateurs dans le cas de la science. Nous verrons ici une torsion
théorique dans le domaine de la science, torsion qui s’opère du point de vue de la
valeur pragmatique de l’efficience, de la performativité. Mais, même s’il récuse bien
la vérité par la conformité à la réalité, il ne s’attache qu’au problème des contenus de
vérité. Car le fondement de vérité ne peut pas être approché par la science qui a pour
but d’atteindre la vérité. Donc, notre question est celle-ci : si nous pouvons dire la
vérité de l’art, qu’est-ce qui le rend possible ?
3. LA VERITE ET LE DESIR
La pensée de Lyotard qui subit la terreur totalitaire dans son époque est axée sur
la liquidation du discours théorique qui en est la cause. Dans la conjonction du
structuralisme avec la phénoménologie, Lyotard nous rend conscients de ce danger
de la synthèse spéculative de Hegel qui réduit tous les genres de discours à la théorie
et qui porte alors le désir totalitaire. Pour lui, le but ultime de la philosophie
189
hégélienne, “c’est de résoudre l’extériorité dans l’intériorité du discours et du
concept, de dissoudre la Bedeutung en Sinn, c’est-à-dire de transformer ce qui est
extérieur au langage, et qui constitue sa référence, en un sens totalement intérieur au
système du discours.” 246 Lyotard refuse ainsi d’intégrer l’extériorité sensible dans
l’intériorité conceptuelle et langage dans le désir totalitaire puisque cette tendance de
la pensée donne lieu à cette terreur totalitaire.
En fait, Lyotard reproche à Hegel de voir l’art comme l’ordre des symboles. Car
ce dernier la totalise “par et dans le langage”(DF, p. 50.), en identifiant
“l’extériorisation
qu’il demande à la fonction
du
discours
articulé ” à
“l’intériorisation de ce qui lui était extérieur”(DF, p. 48.), ou “une extériorisation des
deux termes (Dieu et triangle) intriqués dans le symbole” à “l’intériorisation de la
figure symbolique”(DF, p. 49.)247 . De là, à l’espace linguistique, Lyotard oppose
l’espace figural. A la différence de Hegel, pour lui, la totalité figurale ne peut pas
être restituée par la totalité discursive, langagière : “l’extériorité de l’objet dont on
parle ne relève pas de la signification, mais de la désignation ; elle appartient à une
expérience qui n’a pas de place dans le système, mais qui est celle du locuteur : elle
procède d’une rupture, d’une scission qui est le prix à payer pour que le système de
langue soit utilisable.”(DF, p. 50.) En ce sens, comme Freud, Lyotard, lui aussi,
reconnaît que la réalité est un objet « non-totalisable ». Pour ainsi dire, l’espace
figural comme l’espace de désignation montre qu’il y a le dehors de l’espace
linguistique.
Pour sortir de la philosophie spéculative de Hegel qui identifie l’intériorité à
l’extériorité, il n’est pas contente de prendre la distinction fregéenne entre la
référence et le sens. Car il s’aperçoit aussitôt que “cela n’est vrai qu’à la condition
d’oublier deux variables logiques fondamentales, la négation et le temps. Et c’est en
effet en tant que logiques de la négation et du temps, que les deux discours
théoriques qui ont pris leur départ respectivement dans la catégorie du sens et dans
celle de référence risquent aujourd’hui de se croiser en produisant l’illusion d’une
nouvelle logique spéculative.” 248 En somme, il voit d’une façon aiguë que les
éléments spéculatifs hérités de la philosophie moderne se cachent dans ces deux
courants. Dans la mesure où le structuralisme “partage avec la logique hégélienne la
246
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 43.
. Lyotard cite ce point dans La phénoménologie de l’esprit de Hegel : “l’élément parfait au sein
duquel l’intériorité est tout aussi extérieure que l’extériorité est intérieure, est le langage.[La
phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t. II, p. 240-241.]”(DF, p. 49.)
248
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 44.
247
190
tendance à résoudre toute extériorité dans l’intériorité d’un système de relations, d’un
réseau d’oppositions, et seul son positivisme épistémologique l’empêche de se
transformer en une logique spéculative totalitaire”249, Lyotard estime qu’il ne se tire
complètement de l’emprise de la philosophie spéculative.
Contrairement à ce structuralisme, en soulignant ce qui est irréductible à
l’intériorité, la phénoménologie reste pour Lyotard dans un lieu de la tension du
Leben avec la matière qu’elle ne peut franchir son ambiguïté et le risque subjectiviste
que par la philosophie spéculative. Cependant, pour lui, “Contre cette méthode
intuitive et son postulat, la logique dialectique affirme son adéquation au réel, en
s’affirmant comme émanation du réel. Cette vérité, la phénoménologie l’a pressentie
quand elle a défini la vérité comme mouvement, genèse, reprise ; mais ici encore elle
est restée dans l’équivoque non parce que ce mouvement est lui-même équivoque
comme elle le prétend, mais parce qu’elle a refusé de lui restituer sa réalité
matérielle. En maintenant la source du sens dans l’entre-deux de l’objectif et du
subjectif, elle n’a pas vu que l’objectif (et non l’existentiel) contient déjà le subjectif
comme négation et comme dépassement, et que la matière est elle-même sens.”(PH,
pp. 121-122.) C’est à cause de cela que la phénoménologie s’enferme dans le lieu au
dehors du langage. Bref, ni le structuralisme ni la phénoménologie ne peuvent
pénétrer la négation originaire qui en rend possible les négations. A cet égard, tous
les deux ne sauraient atteindre cet au-delà du sens et de la référence, ce lieu au
dehors du langage.
Alors, pour lui, ni dans l’espace de la réalité-système ni dans celui de la réalitéréférence, il n’y a pas de voie pour atteindre la vérité. Tous les deux espaces ne se
dévoilent qu’après la séparation et avec la séparation. Car une scission originaire et
prélinguistique, pour Lyotard, marque “la scission de l’unité avec la mère, la « mise
à distance originaire » à partir de laquelle tout langage devient possible. C’est cette
scission prélinguistique et ontologique qui engendre les deux non de la langue et du
discours, et le « non » syntactique qui les exprime au niveau de la « surface »
grammaticale”250. Ni le structuralisme ni la phénoménologie ne peuvent pénétrer la
rupture de l’unité originelle avec la mère qui rend possible tout langage. Dès lors, en
distinguant l’espace du désir de l’art de celui du système structuraliste et de celui du
discours phénoménologique, Lyotard nous montre le rapport originel du savoir avec
249
250
. Ibid.
. Ibid., pp. 45-46.
191
le désir au plus profond de la langue et du discours. Pour mieux dire, dans une
scission originaire et prélinguistique qui rend possible la langue, il y a l’unité du
savoir avec le désir, du discours avec la figure de laquelle dérive la polarisation entre
sujet et objet, réel et imaginaire, science et art. C’est pourquoi il dit que “l’enjeu
d’une philosophie qui refuse toute totalisation spéculative, c’est de montrer que le
non-dire se cache dans le dire, et qu’à l’origine de tout processus de connaissance il
y a du désir”251. Cela permet à Lyotard de dire que c’est de ce désir que l’art est la
vérité.
Dès lors, Lyotard se rend compte qu’il y a un redoublement possible hors
langage, c’est-à-dire celui de « la re-présentation » qui est à même de rendre visible.
Mais, à la différence de l’espace du langage qui confère la signification à cette
visibilisation, l’espace figural lui l’expression. En opposant à l’espace linguistique
celui du discours qui se tient « la figure-image », « la figure-forme » qui est “la
présence du non-langage dans le langage”(DF, p. 51.), Lyotard indique qu’il y a dans
le cas du discours l’espace de désignation dans son expression tout comme dans celui
de l’art. Il nous expliquera alors la façon de la présence du figural dans le discours en
comparant les trois axes du discours avec les trois rangs de figures : “sur le discours,
la triade signifiant/signifié/désigné ; sur la figure, la triade image/forme/matrice”(DF,
p. 283.) Ils auront alors un trait commun comme la figure : “Le discours a cet espace
sur sa bordure, qui lui donne son objet comme image ; il a encore cet espace en son
sein, qui gouverne sa forme. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette « intériorité » de
l’espace figural au discours n’est pas dialectique.”(DF, p. 52.) En analysant le
rapport entre le discours et la figure, Lyotard nous a montré la façon de la présence
du figural dans le discours.
D’ailleurs, Lyotard observe que la figure se donne comme une trace d’un
travail par rapport à l’espace inconscient : “Cette figure est soutenue par des
déplacements,
condensations,
déformations.
Cela
veut
dire
qu’avant
son
incorporation à l’ordre du langage […], la figure est la marque, sur les unités et les
règles du langage, d’une force qui traite ces unités et ces règles comme des choses.
Elle est la trace d’un travail et non d’un savoir par signification. Par ce travail, ce qui
s’accomplit est le désir.”(DF, p. 146.) Avant de subir la neutralisation par l’écriture,
cette figure se donne ainsi une trace errante. “Cette vue correspond, nous dit Lyotard,
à l’irréductibilité reconnue par Freud entre processus secondaire et processus
251
. Ibid., p. 47.
192
primaire (dans la première topique) ou entre principe de réalité + Eros d’une part et
pulsion de mort de l’autre (dans la deuxième topique)”(DF, p. 146.). En distinguant
entre la région du système et celle de la force, Lyotard nous montre qu’il y a une
région qui est irréductible à celle du système, c’est-à-dire région de la force, de la
pulsion de mort qui en est plutôt trace. Cette figure comme la trace de travail avant la
neutralisation est en somme expliquée par la région de la force, de la pulsion de mort
qui est la trace de la région de système, du principe de réalité. Lyotard essayera de
spécifier les articulations respectives des rangs de figures avec l’espace inconscient.
Cette connivence du désir avec le figural qui est chez Freud l’hypothèse du
travail du rêve, selon Lyotard, “permet d’articuler fortement l’ordre du désir et
l’ordre du figural par la catégorie de transgression : le « texte » du préconscient
(restes diurnes, souvenirs) subit des ébranlements qui le rendent méconnaissable,
illisible ; dans cette illisibilité, la matrice profonde où le désir est pris trouve son
compte : elle s’exprime en formes désordonnées et en images hallucinatoires.”(DF,
p. 271.) Montrer cette connivence du désir avec le figural va donc de pair avec la
distinction de trois sortes de pièces : la figure-image, la figure-forme et la figurematrice qui sont énergétique et topologique.
Alors, c’est par cette énergétique prédiscursive que Lyotard soulève la nécessité
de comprendre le travail de l’art. En premier lieu, “La figure-image, celle que je vois
dans l’hallucination ou le rêve, que me donnent le tableau, le film, est un objet posé à
distance, thème ; elle appartient à l’ordre du visible : tracé révélateur.”(DF, p. 271.)
En même temps, dans la mesure où la figure-image subit dans la visibilisation la
violence des règles de formation de la chose perçue, elle est “la transgression du
tracé révélateur”(DF, p. 277.). Pour mieux dire, puisque ce sont des déplacements,
des condensations et des déformations qui soutiennent cette figure, l’espace du désir
se déconstruit par eux. En somme, la relation de la figure-image avec l’espace
inconscient est établie par une espèce de transgression. Donc, pour Lyotard, le travail
du rêve se révèle à partir de ces déformations “comme figure-image qui confond les
contours bien délimités qui définissent les éléments discursifs et perceptifs du
réel ”252. Les tableaux de Picasso sont présentés comme un bon exemple de la figureimage parce qu’ils constituent une silhouette de femme par plusieurs profils et
postures différentes.
252
. Ibid., p. 48.
193
En deuxième lieu, de même que la figure-image, de même “la figure-forme est,
nous dit Lyotard, présente dans le visible, visible elle-même à la rigueur, mais en
général non vue : c’est le tracé régulateur d’André Lhote ; la Gestalt d’une
configuration, l’architecture d’un tableau, la scénographie d’une représentation, le
cadrage d’une photographie, bref le schème.”(DF, p. 271.) Pour mieux dire, la
figure-forme soutient “le visible sans être vue, sa nervure ; mais on peut la rendre
visible elle-même. Sa relation à l’espace inconscient est donnée par la transgression
de la bonne forme (Gestalt). […] Au contraire la figure-forme inconsciente, la forme
en tant que figurale, serait une anti-bonne forme, une « mauvaise forme ». On
pourrait la dire dionysiaque, en tant qu’énergétique indifférente à l’unité de
l’ensemble.”(DF, p. 277.) Si la relation de la figure-image avec l’espace inconscient
se caractérise par la transgression du tracé révélateur, celle de la figure-forme avec
l’espace inconscient par la transgression de la bonne forme. Cela marque que la
figure-forme est un travail du rêve encore plus profond. Lyotard trouve l’exemple de
cette figure-forme dans un tableau de J. Pollock qui est composé d’une pure
circulation énergétique des lignes et des couleurs.
A la fin, Lyotard nous montre que la figure-matrice est le principe génétique audelà de la partition freudienne “entre principe de plaisir et principe de réalité, entre
réel et possible, réalité et imaginaire, entre discours scientifique et art” 253 qui lui
semble encore trop simple et superficielle : “la figure-matrice est invisible par
principe, objet de refoulement originaire, immédiatement mixtée de discours,
fantasme « originaire ». Elle est figure pourtant, non structure, parce qu’elle est
d’emblée violation de l’ordre discursif, violence faite aux transformations que cet
ordre autorise.”(DF, p. 271.) Dans la mesure où elle n’est ni visible ni lisible, cette
figure-matrice n’appartient ni à l’espace plastique, ni à l’espace textuel. Autrement
dit, “elle est la différence même, et comme telle ne souffre pas ce minimum de mise
en opposition qu’exige son expression parlée, ou de mise en image ou en forme que
suppose son expression plastique. Discours, image et forme la manquent
pareillement, elle qui réside dans les trois espaces ensemble.”(DF, p. 278.) Comme la
matrice n’est ni l’objet de la signification ni de la vision, elle devait être avant toute
opposition.
En ce sens, Lyotard souligne le caractère primitif de la matrice qui “n’est pas un
langage, pas une structure de langue, pas un arbre de discours. Elle est de tous les
253
. Ibid., p. 49.
194
ordres de figure la plus éloignée de la communicabilité, la plus retirée. Elle recueille
l’incommunicable. Elle engendre des formes et des images, et c’est seulement de ces
formes et images, qui sont ses produits, que le discours se met éventuellement à
parler.”(DF, p. 327.) La figure-matrice relève, alors, “d’une topologie fantasmatique
qui traverse tous les espaces : discursif, perceptifs, oniriques, figuraux, sans jamais
s’y montrer. Elle est la différence originaire brouillant les oppositions qui structurent
tout autre espace, la figure topologique qui agite le désir, la disposition énergétique
qui préside à tout travail de production.”254 En d’autres termes, c’est de la matrice
fantasmatique qui se produit discours, image et forme ou l’espace figural et l’espace
textuel.
Après avoir montré que la matrice fantasmatique est au dehors du langage et
invisible, dès lors, Lyotard précise que la matrice n’appartient pas dans l’espace du
système, mais dans l’espace du désir qu’est l’inconscient. Car l’inconscient ne
connaît ni la négation ni la contradiction. A ce titre, nous ne savons pas l’origine de
la matrice fantasmatique, mais nous ne savons qu’“elle est elle-même déjà, toujours
déjà, une trace”(DF, p. 349.). Autrement dit, la matrice fantasmatique s’est toujours
déjà donnée comme une trace qui n’est ni une langue ni une figure elle-même mais
engendre des discours, des formes et des images. Dans ce contexte, Lyotard nous
montre que la matrice qui est invisible dépasse l’opposition “parce qu’elle réside
dans un espace qui est encore au-delà de l’intelligible, est en rupture radicale avec la
règle de l’opposition, est entièrement sous la coupe de la différence”(DF, p. 339.). A
tout système réglé qui est l’œuvre du principe de plaisir et celle des liaisons, Lyotard
oppose ainsi la matrice qui les délie, répète et déguise, déplace le fantasme et libère
les différences.
En somme, pour libérer “la différence dans la répétition” et “l’altération dans
l’identité”, qui sont “le fait de la pulsion de mort”(DF, p. 359.), Lyotard prétend
délier la liaison des énergies puisque “l’existence de la liaison, qui assure la survie de
l’organisme, est ce qui referme le libre jeu de la différence”(DF, p. 382.). A partir de
là, Lyotard nous montre que c’est le principe de la pulsion de mort qui entraîne à
délier des énergies : “La forme, même si elle est forme de la transgression, n’est pas
la transgression, mais la récupération de la transgression en un ensemble consistant ;
elle est une fonction de l’identité et de l’unité. La pulsion de mort n’a pas partie liée
de ce côté, elle n’a partie liée avec rien, mais partie déliée.”(DF, p. 353.) En bref, la
254
. Ibid.
195
pulsion de mort est en état de pleine rupture de toute la liaison. Autrement dit, c’est
au-dehors de cette liaison fantasmatique où surgit la pulsion de mort. Cela revient à
dire que la demeure de la pulsion de mort est l’inconscient.
Il met l’art dans le milieu de la pulsion de mort. Car si le principe de plaisir est
l’instance qui préside à la liaison des énergies, la pulsion de mort celle qui préside à
toute transformation par déliaison, répétition, déguisement. A partir de cette pulsion
de mort surgit toute sorte de transgression de la forme qui transforme la figure par
« la compulsion d’un rejet, nommément d’une régression » : “Les figures de chaque
phrase sont défigurées l’une après l’autre du fait de la superposition d’une nouvelle
figure engendrée par le rejet. L’ordre qui s’esquisse et où le désir se laisse prendre
(l’ordre « X bat Y » ) est constamment déconstruit. Maintenant nous comprenons que
le principe de figuralité, qui est aussi celui du dé-jeu, est la pulsion de mort.”(DF, p.
354.) A cet égard, si la déliaison est une méthode de la pulsion de mort, la figuralité
en est l’incarnation. La pulsion de mort n’est donc pas une instance fermée et
harmonieuse, mais celle ouvrante et différentiante de laquelle nous pouvons dire de
la vérité de l’art. En ce sens, Lyotard dira que “L’artiste n’est pas quelqu’un qui
réconcilie, mais qui supporte que l’unité soit absente.”(DF, p. 383.)
Au fur et à mesure de cette idée, Lyotard voit la positivité de l’art dans la pulsion
de mort qui lui semble être un principe très important, non pas dans le principe de
réalité ou le principe de plaisir. Pour lui, dans le cas de cette pulsion de mort qui
n’est plus “le symbole de la négation”(DF, p. 127.), mais tout comme dans le cas
d’Eros, “on a affaire à de la positivité : aussi bien en tant que réglé dans l’appareil
que comme déréglant l’appareil, le désir est posé comme de l’énergie
transformable ”(DP, p. 229.). Dès lors, en analysant la pulsion de mort dans Par-delà
du principe de plaisir (1920) de Freud, Lyotard va jusqu’à y donner la nouvelle
qualité : « une fonction libératrice » en opposant les deux pôles du désir : “un pôle
désir-Wunsch, désir-vœu, qui implique une négativité, qui implique dynamique, qui
implique téléologie, dynamique avec une fin, qui implique objet, absence, objet
perdu, et qui implique aussi accomplissement, quelque chose comme un
remplissement du vœu. Tout cela fait un dispositif qui implique la considération du
sens dans le désir. L’autre pôle de la catégorie du désir chez Freud, c’est le désirlibido, le désir-processus, processus primaire.”(DP, p. 228.) Lyotard fait remarquer
qu’il ne s’agit pas ici de deux pulsions, mais de deux régimes de la pulsion, deux
régimes de l’énergie. Dans le cas d’Eros ou du principe de plaisir et de la pulsion de
196
mort, on a la répétition, mais ce n’est pas répété selon le même régime. Dans le cas
d’Eros, la répétition est celle “sous l’unité de référence (comme disent
cybernéticiens) du système considéré”, alors que dans le cas de la pulsion de mort,
elle est celle “sous le zéro, sous la référence du zéro ou sous la référence de l’infini,
comme on voudra, sous la référence de l’absence d’unité […] mais, répétition sous la
référence d’autre chose que de l’appareil dont on parle”(DP, pp. 228-229.). En bref,
si Eros est la répétition sous l’unité de référence du système considéré, la pulsion de
mort est celle sous la référence de l’absence de son unité.
En précisant ainsi la différence de ces deux régimes de la pulsion ou de ces deux
régimes de l’énergie, dans la mesure où les deux cas d’Eros et de pulsion de mort ont
affaire à un caractère répétitif du processus, Lyotard prend “le désir dans le sens de la
libido, dans le sens d’un processus, le désir comme force productive, comme énergie
susceptible de transformations et de métamorphoses, et comme une énergie soumise
à un double régime”(DP, p. 229.). Ce double régime sera alors composé du régime
du dispositif ou du système et de l’autre régime tenu pour le « non-régime ». Il
entend montrer ici que l’énergie de l’autre régime comme « dérégulation » est
positive aussi que celle du régime du système : “On pourrait penser qu’il y a de
l’excès de positivité dans ce « régime »-là, comme il arrive à Nietzsche de parler
d’« excès de jouissance ». On pourrait la thématiser sous le nom de chimisme par
opposition au biologisme, on pourrait la thématiser sous le nom de matérialité ou de
bestialité comme chez Bataille, il reste évident que c’est à elle qu’il faut imputer …
le retour, la répétition, de désordres dans le régime de constance, de blocages, de
stases (dit Freud), de crises (dit Marx), où certaines régions du système apparaissent
comme des zones de souffrance, de désordre, etc.”(DP, p. 230.) Cette analyse de
Lyotard nous montre ainsi qu’il y a une congruence255 profonde entre le régime du
système comme la force de la transformation et l’autre régime qui est la libido
comme processus.
Dans ce contexte, Lyotard considère le désir comme énergie du travail en
recourant à une économie libidinale, énergie qui se métamorphose dans le travail du
rêve et du désir. Il conçoit que cette énergie s’opère dans la peinture. Il s’agit ici de
trouver l’énergétique dans l’espace figural selon le travail du désir qui constitue le
255
. Lyotard trouve que ces deux sens du mot « désir » – “le
désir au sens de force, d’énergie(la Wille de Nietzsche)”,
constamment mêlés dans l’œuvre de Freud. Pour Lyotard,
avec celui du vœu se fait chez Freud d’un point de vue
fantasme (day dream), de la représentation”(DP, p. 129.).
197
désir au sens de vœu(Wunsch, wish) et le
désir qui “cherche à accomplir” – sont
cette conciliation de ce sens de la force
mécanicien “par la théorie du rêve, du
principe de plaisir (d’Eros) et la pulsion de mort. Pour Lyotard, il suffit de regarder
un processus d’afflux énergétiques et de liquidation de ces afflux dans la peinture.
Car cette observation fait apparaître l’inscription picturale diluée aux énergétiques :
“cette peinture procède dans l’ordre de l’inscription picturale à une dilution qui est
analogue à celle que décrit Marx pour ce qu’on appelle l’inscription économique,
l’économie politique, même dilution, i. e. une espèce de destruction des codes qui
circonscrivent des régions, même passage d’afflux énergétiques sur toutes les
formes.”(DP, p. 232.) Il observe que l’inscription se fait par la dilution dans
l’économie.
En montrant ainsi l’inscription économique en tant que “marquage”,
“production”(DP, p. 233.), Lyotard affirme qu’il y a des afflux énergétiques de part
en part dans la peinture moderne et une telle dissolution de l’inscription picturale256 :
“au moins devrait se trouver induite, par cette dissolution de l’inscription
chromatique, une dissolution aussi de l’inscription théorique sur la peinture.”(DP, p.
234.) Dans la mesure où la peinture moderne relève profondément du dispositif
même du capital, cette dissolution de l’inscription théorique sur la peinture se fait sur
le sol de multiplicité dans le capitalisme. Pour Lyotard, le capitalisme “pose ses
problèmes en termes d’énergie et de transformation d’énergie : transformation de
matières, transformation d’appareils, force de travail, manuelle, intellectuelle,
production, transformation de cette force de travail, monnaie…, simplement de
l’énergie qui circule et qui s’échange, i. e. qui se métamorphose. Il y a donc une
espèce de polymorphie de cette énergie.”(DP, p. 232.) Alors, il fait d’une
polymorphie de cette énergie le point de départ de l’espace de l’économique et
l’espace de l’art. Il s’agit donc de savoir en quoi consiste l’inscription picturale à
travers une polymorphie de la peinture.
L’inscription picturale produit « des inscriptions chromatiques » dans la mesure
où peindre serait inscrire de la couleur, des pigments, tout comme l’inscription
littéraire : “Peindre serait faire des branchements de libido sur de la couleur, et
brancher tout cela, la libido chromatisée, sur un support ; travail d’inscription en ce
sens.”(DP, p. 235.) Lyotard dira alors que dans la peinture est en somme inscrit
l’énergie libidinale qui prend corps dans l’espace pictural polymorphe et pervers :
256
. Selon Lyotard, les traits de cette dissolution sont comme suit : “il y a les collages, il y a
l’utilisation de matériaux quelquefois collés sur la toile, de ferrailles, de photographies, vous avez
l’utilisation de peintures industrielles, vous avez un instrument inédit d’inscription comme le pistolet à
peinture..., une espèce d’explosion qui part dans tous les sens et qui est évidemment un défi majeur à
une nomenclature selon les catégories de l’histoire de l’art.”(DP, p. 233.)
198
“nous sommes maintenant dans un espace pictural qui est polymorphe, un espace
pervers polymorphe, un espace où toutes sortes d’inscriptions chromatiques sont
possibles. […], la région picturale tend à devenir une surface de corps pervers
polymorphe enfantin, i.e. on sait maintenant que le peintre peut faire inscription sur
n’importe quoi n’importe comment du moment que l’énergie libidinale, cristallisée
un instant sous la forme d’inscription chromatique, peut se métamorphoser en autre
chose, ne fait pas blocage.”(DP, pp. 265-266.) En ce sens, on pourrait dire que sans
l’inscription de l’énergie libidinale, il n’y a pas de la peinture.
De même que dans l’espace d’art, de même dans l’espace économique
capitaliste moderne, pour Lyotard, nous pouvons voir cette inscription de l’énergie
libidinale dans la chose : “potentiellement, le capitalisme esquisse la possibilité de
prendre n’importe quoi et de le mettre en circulation sous quelques conditions
minima, et d’abord sous la condition qu’il y ait de l’énergie libidinale cristallisée
dans la chose, ce que Marx appelait force de travail. Il faut qu’il y ait de l’énergie
dans la chose et, si c’est le cas, alors elle est métamorphosable en autre objet, autre
action, affect, n’importe quoi.”(DP, p. 266.) Pour rendre transformable dans l’espace
économique, il faut en somme l’énergie libidinale cristallisée dans la chose. Dans la
mesure où il y a de l’énergie libidinale dans la peinture et en même temps dans
l’économie contemporaine, Lyotard découvre une congruence profonde entre
l’espace pictural et l’espace économique. C’est dans le mouvement de
polymorphisme de tous les deux que Lyotard est alors convaincu que “la force de ce
qui est peint ne réside pas dans son pouvoir de renvoi, dans sa séduction, sa
« différence », dans son statut de signifiant (ou de signifié), c’est-à-dire dans son
manque, mais dans son plein de libido commutable.”(DP, p. 267.) Donc, pour
Lyotard, ce qui est important, c’est “l’énergétique, la fluidité, le désir dans sa
déplaçabilité ”(DP, p. 265.). En bref, la peinture n’est autre chose que l’énergie
libidinale se cristallise dans la chose. Il a ainsi mis en lumière que comme dans
l’inscription économique, dans l’inscription picturale aussi, il y a l’énergie libidinale
en puissance.
Il est temps de préciser le rapport entre le désir et la figuralité. D’une part, de
même que la psychanalyse, de même l’art vise à libérer le désir par sa configuration
figurale de l’élaboration secondaire. En d’autres termes, entre les deux il y a une
connivence : “Tels sont donc les modes fondamentaux de la connivence que le désir
noue avec la figuralité : transgression de l’objet, transgression de la forme,
199
transgression de l’espace”(DF, p. 279.). Mais, d’autre part, Lyotard précise la ligne
de démarcation entre le travail du rêve qui accomplit le désir et celui de l’art qui ne
relève pas de l’accomplissement du désir. Pour lui, “la fonction de l’art n’est pas
d’offrir un simulacre réel d’accomplissement de désir… Elle trahit ainsi sur ellemême l’inaccomplissement du désir […].”(DMF, pp. 123-124.) Le travail du rêve
s’opère par le principe de plaisir ou d’Eros en ce qu’il est une espèce
d’accomplissement de la vie inconsciente du désir, alors que celui de l’art s’opère par
la pulsion de mort en ce qu’il est une espèce de la transgression de l’objet, de
l’espace.
Tandis que les opérations « figurales » et « inconscientes » présentent chez
Freud les mêmes traits – “« absence de contradiction, processus primaire (mobilité
des investissements), intemporalité et substitution à la réalité extérieure de la réalité
psychique [Das Unbewuβte (1915), Gesammelte Werke, X, p. 286.] ».”(DMF, pp.
119-120.) –, les opérations figurales ne relèvent pas, pour Lyotard, du principe de
plaisir et de réalité sur lequel l’ordre inconscient porte. A la différence de Freud qui
affirme que “l’art est une « réconciliation (Versöhnung) des deux principes » (de
plaisir et de réalité)”(DMF, p. 123.), Lyotard précise alors la différence des
opérations entre les deux : “Il faut donc que l’espace dans lequel les éléments
ordonnés seront présentés soit non pas seulement un espace de leurre (avec sa
condensation accomplissant le désir), mais aussi un espace de vérité, où les
opérations primaires se donnent en tant que telles au lieu de fonctionner comme
support du fantasme. Ces opérations sont alors isolées de leur finalité
libidinale…”(DF, p. 384.) En somme, au fur et à mesure de cette finalité libidinale,
Lyotard refuse de voir l’art comme conciliation entre le principe de plaisir et de
réalité puisque l’art ne vise pas à accomplir le désir et prétend plutôt le primat de
l’espace de l’art. Tandis que Freud soumet les opérations primaires du rêve et de l’art
au principe de plaisir, Lyotard n’y soumet que le travail du premier et prétend que le
travail de l’art est régis par la pulsion de mort qui est opérateur de transgression. En
d’autres termes, la psychanalyse fait des processus primaires de l’inconscient l’objet
d’un discours théorique, alors l’art empêche de prendre les opérations primaires pour
l’objet du discours théorique.
Si tel est le cas, il s’agit de savoir comment un discours figural peut remplir une
fonction de vérité. Autrement dit, comment une fonction de vérité s’articule-t-elle
dans le texte poétique ? Lyotard observe que dans la mesure où il est « truffé de
200
figures », le texte poétique ne peut « nourrir aucune prétention à la vérité » : “Le
figural est au textuel comme le leurre au savoir. Voici pourtant notre hypothèse : on
peut échapper à cette alternative de l’espace figural qui trompe et de l’espace textuel
où se constitue la connaissance. En-deça de cette alternative, on peut discerner une
autre fonction, qui y est omise, et qui serait articulée par principe sur l’espace
figural, une fonction de vérité.”(DF, p. 282.) Dans la mesure où le leurre appartient
aux deux espaces, l’espace figural et l’espace textuel, Lyotard nous fait remarquer
que c’est en-deçà de cette alternative où la fonction de la vérité s’articule. Ainsi, pour
aborder la question de la vérité, Lyotard gravite autour de la vérité de l’art.
Pour approfondir d’autant plus la question de la vérité d’art, Lyotard oppose,
cette fois-ci, la vérité de la psychanalyse à celle de l’art. Pour lui, la raison pour
laquelle l’artiste descend dans l’inconscient, ce n’est pas pour le faire l’objet du
discours théorique, mais c’est pour “chercher l’instance figurale, l’autre de son œuvre
même, voir l’invisible, voir la mort ”, non pas ni pour “produire un chant
harmonieux”, ni pour “produire la réconciliation de la nuit et du jour ”(DMF, p.
127.). Autrement dit, c’est “pour renverser les instances qui président à
l’organisation du désir, pour libérer les différences de toute liaison identitaire et pour
montrer le travail de la mort au-delà des organisations de la vie”257. Car c’est la
pulsion de mort qui apporte le désir de produire, mais non pas ni la réconciliation, ni
l’harmonie : “La force d’une expression littéraire ou picturale ne réside pas dans son
harmonie (ni dans la « victoire » du moi), elle est ce qui tient et maintient ouvert,
« libre », le champ des mots, des lignes, des couleurs, des valeurs, pour que la vérité
s’y « figure ».”(DMF, p. 128.) En somme, la vérité réside pour lui dans le lieu
inattendu, ouvert, « libre ».
Dans cette perspective, le statut de l’œuvre se dévoile transitionnel, mais non pas
total. Car l’objet est pour lui non-totalisable. En somme, pour Lyotard, “L’œuvre est
pensée non pas comme une réalité clinique à fonction expressive, mais plutôt comme
un « objet transitionnel […] »...”(DF, p. 357.) Il se peut très bien que ce statut
transitionnel soit compris comme une place qui met en relation l’intérieur et
l’extérieur. Mais, Lyotard précise que l’œuvre médiatrice entre l’intérieur et
l’extérieur est illégitime : “La domination du Moi est celle de la réalité sur
l’inconscient, c’est la domination du refoulement, elle ne produit pas les œuvres, elle
tourne l’énergie vers la verbalisation (savoir) et vers la transformation du monde
257
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 53.
201
(opérativité)…”(DF, p. 357.) Pour mieux dire, cette œuvre médiatrice de la
verbalisation ne s’opère, pour Lyotard, que sur “l’oubli de l’hétérogénéité radicale du
processus inconscient par rapport à toutes les formations secondaires”(DF, p. 358.).
Toutefois, pour Lyotard, cette hétérogénéité radicale entre la réalité et le processus
inconscient empêche de les synthétiser par la médiation entre l’intérieur et
l’extérieur, entre le sujet et l’objet.
D’abord, dans l’espace de l’inconscient, selon Lyotard, “le fantasme ne nous
introduit pas à la réalité ni au savoir, et l’œuvre non plus. Mais de surcroît, et c’est
cela qu’il faut montrer, le rapport de la « forme » au « contenu » se renverse quand
on passe du fantasme à l’œuvre.”(DF, p. 358.) Et puis, dans l’espace de l’art, comme
l’espace d’un poème, l’œuvre consiste à déconstruire une bonne forme comme la
représentation de tout réel : “Toute œuvre en tant que « poème critique » recrée, par
cette combinaison de deux espaces hétérogènes, la différence que le fantasme bloque
et aplatit en opposition et répétition, c’est-à-dire en symptôme ; et elle l’inclut en
elle, dans son espace interne. C’est pourquoi l’œuvre est critique : elle déconstruit
une « bonne forme » donnée ; elle est posée dans deux étendues hétérogènes.”(DF, p.
375.) Alors, il est évident que la transition entre l’intérieur et l’extérieur ne se fait
que dans deux étendues hétérogènes. Cette transition ne veut donc dire ni la synthèse
par la médiation entre la réalité et le processus inconscient ni le dépassement de
l’espace intérieur à l’espace extérieur. Une combinaison de deux espaces hétérogènes
n’est possible que par ce mouvement de remplacer la différence par l’opposition.
Donc, pour Lyotard, en ce qui concerne la vérité de l’art, il ne s’agit plus de “la
réconciliation entre le processus primaire et le processus secondaire, entre Çà et
Moi”(DF, p. 356.), mais de dévoiler la séparation et la différence. La « prime de
plaisir » de Freud est ainsi pour lui renversée258 et remplacée par celle de la pulsion
de mort : “En renversant le rapport établi par Freud entre prime de plaisir esthétique
et plaisir libidinal, en lui substituant le rapport de la fascination de la pulsion de la
mort avec une prime de plaisir libidinale, on ne fait que mettre la doctrine esthétique
258
. Lyotard observe que la fonction du travail « poétique » est de renverser la nature du rapport entre
principe de plaisir ou d’Eros-logos et pulsion de mort : “Ce qui est renversé, ce n’est pas la relation
entre deux objets dans un espace donné : un tel renversement simple, le destin de pulsion en est
capable et coutumier, quand par exemple il remplace X bat Y par Y bat X. Bien loin d’arracher les
représentants (verbaux ou figuratifs) à leur appartenance à l’ordre pulsionnel, ce renversement en est
l’attestation … mais nous pouvons maintenant remplacer ces termes approximatifs par les concepts
pertinents : tandis que le fantasme remplit l’espace de dessaisissement, l’œuvre dessaisit l’espace
d’accomplissement. Le fantasme fait de l’opposition avec la différence ; le poétique refait de la
différence avec cette opposition.”(DF, p. 360.)
202
à l’heure de la dernière topique.”(DF, p. 385.) Pour ainsi dire, la vérité de l’art ne
vient ni de principe de plaisir ni, de principe de réalité, ni de la réconciliation, mais
de la pulsion de mort et de la différence. En ce sens, Lyotard estime que lorsqu’il a
découvert le principe de la pulsion de mort dans la seconde période de sa pensée,
Freud s’est approché le plus de cette topique matricielle. Si c’est le cas, ce
renversement de fonction entre principe de plaisir et pulsion de mort suffit-il à établir
la vérité de l’art ? Autrement dit, à partir de ce renversement, la réflexion esthétique
de Lyotard réussit-elle à rendre à l’art un espace de vérité irréductible à toute théorie
et à tout savoir ?
Si l’on suit l’idée de Lyotard, comment est-il possible de penser au dehors du
langage ? Selon Lyotard, comme l’analyste, l’artiste aussi a un espace inconscient,
mais il faut que le premier revienne des profondeurs inconscientes pour soigner la
malade, alors que le dernier demeure dans cet espace de dessaisissement où s’opèrent
les inconscients pour y produire l’œuvre. A cet égard, il lui semble que la vérité de
l’art n’est qu’une sorte de signe sensible de la vérité. Mais, il reconnaît que comme la
métapsychologie freudienne, toute nouvelle œuvre d’art est susceptible d’être
intégrée également a priori à un discours théorique pour obtenir la validité
universelle de la vérité. Alors, d’après Gualandi, “pour éviter ce nouvel
« hégélianisme psychanalytique », Lyotard devrait affirmer que la vérité de l’art est
plus profonde et transgressive que tout discours psychanalytique. Mais c’est
justement ce que, arrivé à ce point, il n’est plus capable de dire, et qu’il est donc
obligé de taire.”259 De même que l’espace de la psychanalyse, l’espace de l’art est
pour Lyotard le lieu de pensée au dehors du langage, mais pour éluder le nouvel
hégélianisme psychanalytique qui est soumis au discours théorique, Lyotard est ainsi
obligé d’assigner une instance plus profonde à l’art qu’à la psychanalyse.
Pour pouvoir parler ce que nous ne pouvons pas dire, nous n’avons à recourir ni
à la phénoménologie ni au structuralisme puisqu’ils ne peuvent pas savoir la scission
prélinguistique et originelle. La psychanalyse qui y aboutit est le seul discours
théorique qui est à même de se rendre compte de cette négation originaire. Alors,
Lyotard cherche à dépasser le structuralisme et la phénoménologie grâce à cette
psychanalyse, afin d’atteindre “cet « au-delà du sens et de la référence » où volonté
de savoir et désir de vérité ne sont pas encore abstraitement séparés, ce lieu au
259
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 55.
203
dehors du langage où la vérité de l’art fait brèche dans le savoir”260. Mais dans la
mesure où la psychanalyse s’intègre a priori à un discours théorique – elle fait par la
métapsychologie de l’objet du discours théorique les opérations primaires de
l’inconscient –, Lyotard la dépasse et se tourne vers l’art qui n’a aucun lien avec un
discours théorique. Alors, il est maintenant obligé de “dire la vérité de l’art par le
langage et les concepts du discours théorique en évitant toute réduction de
l’artistique au théorique”261. Comment est-il possible de dire la vérité de l’art ?
Dans le début de son livre Discours, figure, en précisant le rapport entre discours
et figure, Lyotard insiste sur la priorité de la figure sur le discours : “Ce livre-ci n’est
pas ce bon livre, il se tient encore dans la signification, il n’est pas livre d’artiste…
on ne laisse pas la figure aller dans les mots selon son jeu, mais on veut que les mots
disent la prééminence de la figure, on veut signifier l’autre de la signification.”(DF,
p. 18.) Ainsi, Lyotard tourne le dos au discours théorique pour établir la vérité
artistique. En d’autres termes, il remplace “la seule oreille qui prépare l’entendement
et le discours théorique”(DF, p. 387.) par l’œil. En somme, de même qu’il essaie de
dépasser par la psychanalyse le structuralisme et la phénoménologie, de même il
tente de, à sont tour, dépasser par le discours artistique le discours théorique qui
serve du concept. Il s’agit donc de savoir en quoi consiste le discours artistique. Il
développera cette idée dans l’Economie libidinale(1974) qui radicalise, par la théorie
du désir, son attitude critique.
En ce que le désir est le porteur de tous les discours, Lyotard en vient à dépasser
le discours théorique dans le discours artistique. En somme, pour lui, dans la mesure
où “la pensée est elle-même de la libido”(EL, p. 42.), “Avec Economie libidinale,
l’art ne s’oppose plus à la pensée comme son au-delà car c’est l’écriture
philosophique elle-même qui, en ayant définitivement pris congé du genre théorique,
est devenue son dehors, voire discours artistique, transcription directe de l’émotion,
mise en scène écrite du désir. L’art n’est plus signifié comme l’autre du discours
théorique car la pensée philosophique s’est poussée encore plus loin que la
psychanalyse, en découvrant que le désir, comme le vouloir de Schopenhauer, est la
substance ultime de tout discours et de toute chose, psychanalyse comprise.”262 En
mettant ainsi le désir à l’instance de la source ultime de tout discours et de toute
chose, Lyotard a recours au paganisme pour son passage. Mais ce recours apporte un
260
. Ibid., p. 45.
. Ibid., p. 55.
262
. Ibid., p. 56.
261
204
naufrage de la pensée, au point que le paganisme veut dire “continuer à penser quand
la pensée se sait absolument vaine. Et, notamment, essayer de remédier à la perte des
légitimations selon lesquelles j’avais pensé et vécu antérieurement.”(TD, p. 89.)
Cette élaboration de la théorie du désir conduit ainsi Lyotard au désespoir sans issue.
A ce titre, il reconnaît qu’Economie libidinale est le livre d’un grand pécheur : “je
tiens à le conserver comme tel, comme témoignage du péché majeur, qui est le
désespoir. C’est un livre désespéré, qui se présente sous les allures de la gaîté et
même du rire, lequel est, il faut le reconnaître, un privilège des païens.”(TD, p. 89.)
Et aussi dans les Pérégrinations, Lyotard répète qu’Economie libidinale est “mon
livre méchant, un livre de méchanceté, celui que quiconque écrit et pense est un jour
tenté de faire”(PE, pp. 32-33.) Il reconnaît ainsi la faiblesse théorique d’Economie
libidinale qui le conduit au plein désespoir. Car, “en dernière instance, elle semble se
refuser même l’échappatoire représentée par l’éthique « affirmative » du désir.”263
Dès lors, il déclarera que “Nous ne parlons pas comme des libérateurs du désir :
gâteux avec leurs petites fraternités, leurs rêvasseries fouriéristes, leurs espérances
d’assurés sur la libido.”(EL, p. 55.) Cette faiblesse théorique conduit Lyotard à se
détourner d’une part de la philosophie deleuzienne du désir qui implique dedans une
métaphysique spéculative et d’autre part, sa pensée à graviter autour du jugement, de
la règle, de la Loi. La faiblesse est en un mot le point du virage de la pensée de
Lyotard. Dans ce contexte, nous rencontrons le virage violent de Lyotard dans le
passage de la période du Discours, figure(1971) à celle de La condition
postmoderne(1979). En d’autres termes, il est obligé de s’en détourner de ses
attitudes précédentes, l’esthétique figurale, le paganisme libidinal, afin de sortir des
impasses de sa première pensée. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que
cette faiblesse se révèle pour Lyotard comme plutôt le point fort.
Arrivé ainsi à l’impasse de la philosophie du désir qui lui semblait être la
substance ultime de tout discours et de toute chose, Lyotard passe de l’espace de
l’inconscient à celui de la conscience pour aborder la question de la vérité. C’est là
qu’il voit surgir le problème du langage qui lui en semble fournir la sortie, en
particulier celui du tournant langagier qui ranime sa réflexion. Ce virage commence
par prendre ses distances d’avec une certaine tradition positiviste et spiritualiste de la
pensée française du siècle dernier puisque cette tradition “se caractérise en effet par
une attitude singulière vis-à-vis du « langage », attitude qui tend à réduire le langage
263
. Ibid., p. 60.
205
à une sorte d’« épiphénomène » socio-biologique, à un simple outil d’expression, à
une convention sociale, à un banal instrument d’asservissement, d’appropriation, de
pouvoir, à un phénomène « ontique »”264. Cette tradition de la philosophie française
empêche, pour lui, le tournant langagier de la philosophie allemande et anglosaxonne de ce siècle qui adopte la théorie des jeux de langage comme une hypothèse
de travail. Ce virage de Lyotard, qui se définit la direction de sa pensée après la
période païenne, consiste donc à passer du lieu de pensée au dehors du langage à
celui du langage sans dehors.
Ce virage de Lyotard est, sans doute, inspiré du passage wittgensteinnien de
Tractatus, qui prétend qu’il faut donc taire ce qu’on ne peut pas dire, à Recherches
philosophiques, qui insiste sur le refus de l’unité du langage et sa multiplicité en
alors révisant la première position de Tractatus. Comme Wittgenstein, Lyotard ne
reconnaît pas l’essence a priori du langage puisque celle-ci engendre une tentation
totalitaire, une terreur théorique et élabore la pragmatique de l’usage de Wittgenstein
qui affirme que la signification d’un mot n’est pas déterminée par la référence mais
par son usage. En débutant ainsi le statut prééminent de la référence, Lyotard le rend
à l’usage. Tractatus reconnaît le dehors du langage inexprimable, alors que
Recherches philosophiques ne l’assume pas dans la mesure où “ces expériences
solitaires (esthétiques et éthiques) qui semblaient nous approcher de ce dehors absolu
ne sont que des illusions produites par un mauvais usage du langage”265. En bref, le
langage n’a pas de dehors. C’est-à-dire qu’il n’y a aucune réalité d’un dehors du
langage inexprimable et mystique. La tâche de Lyotard consistera alors à montrer
que le sens de la réalité est exclusivement déterminé par un langage sans dehors.
Résumons le rapport entre la vérité et le désir. Pour éviter la synthèse
spéculative de Hegel qui réduit tous les genres de discours à la théorie et au savoir et
qui porte alors le désir totalitaire et pour établir la vérité d’art, en dépassant le
structuralisme et la phénoménologie, il s’est tourné vers la psychanalyse qui aboutit à
l’espace prélinguistique et originel comme l’espace figural. Afin de faire apparaître
la vérité d’art, Lyotard a éclairé qu’il y a à la fois la connivence et la différence entre
le désir et le figural. Pour montrer ce rapport, il a distingué les trois niveaux de
profondeur de la figure – figure-image, figure-forme et figure-matrice. De cette
distinction, il nous a montré que l’espace de l’inconscient et celui de l’art
264
265
. Ibid., p. 61.
. Ibid., p. 65.
206
appartiennent à l’espace énergétique prédiscursif. D’une part, tous les deux relèvent
d’une scission originaire et prélinguistique qui rend possible la langue, mais d’autre
part, dans l’espace de l’inconscient ses opérations primaires se réduisent au discours
théorique, alors que dans l’espace figural elles sont irréductibles. A cet égard, il dira
le primat de l’espace de l’art sur l’espace de l’inconscient.
Cette analyse lui permet de dire que “La vérité ne se trouve pas dans l’ordre de
la connaissance, elle se rencontre dan son désordre, comme un événement”(DF, p.
135.). En raison de l’absence de la vérité dans le discours théorique, la vérité se
trouve pour lui dans l’espace de l’art qui ne relève pas du discours théorique. Comme
le dit Gualandi, “si le figural est l’« espace intensif du désir » qui traverse tout autre
espace, perceptif, onirique, discursif, ce n’est que dans l’art qu’il exprime sa fonction
de vérité.”266 La vérité de l’art se trouve alors au dehors du langage où tout discours
théorique ne peut pas dire, en sorte que pour parler de la vérité de l’art, Lyotard
traverse le passage de la psychanalyse dans la mesure où “L’hallucination, onirique
ou non, constitue le fait primitif de l’art : attestation d’une « réalité » autre que celle
que donne la perception”(DMF, p. 121.). En somme, en analysant la relation entre
l’art et le désir, entre le rêve et le désir, notre penseur a entrepris d’aboutir à la vérité
de l’art.
Mais, en poussant jusqu’au bout la philosophie du désir, il se trouve en présence
de l’impasse en réduisant tous les discours au désir, y compris la psychanalyse : c’est
la faiblesse théorique d’Economie libidinale et le désespoir du paganisme. Dès lors,
il est obligé de s’en détourner de ses attitudes précédentes, l’esthétique figurale, le
paganisme libidinal. En outre, étant donné que la psychanalyse est par la
métapsychologie susceptible d’être retomber dans le nouvel hégélianisme, il s’en
détourne à son tour et se tourne vers la pragmatique du langage qui est inspiré du
dernier Wittgenstein. Un tel virage est si violent qu’il est condamné à renoncer
complètement à ses positions précédentes par l’approche psychanalytique. Lyotard
qui dit que « la pensée est elle-même de la libido » doit vomir le désir qui est la
substance de tous les discours.
Dans cette perspective, on peut dire que le problème de la relation de la vérité
avec le désir a conduis Lyotard à se tourner vers l’en-deçà et à sortir de l’idéologie
de la connaissance : “La vérité qui fait signe dans les œuvres vient d’en-dessous ; son
père est le désir. Cette vérité n’enseigne rien, n’est pas édifiante. Elle ne nous regarde
266
. Ibid., p. 51.
207
pas, elle ne nous fait pas face, elle surgit à côté de l’endroit attendu. L’inattendu,
l’envers, sont ses points d’émergence.”(DF, p. 282.) Ici, Lyotard ose dire que c’est le
désir même qui engendre la vérité. Mais, cette idée est aux antipodes de celle de la
Bible selon laquelle chacun est mis à l’épreuve par son propre désir, qui fait naître le
péché et la mort. Nous sommes ici en présence de l’alternative : le désir engendre-t-il
la vérité ? Ou bien il enfante-t-il le péché qui engendre parvenu à son terme la mort ?
4. LE PASSAGE DU VRAI AU JUSTE
Par rapport à la question de la vérité, Lyotard a ainsi coupé la vérité référentielle,
à savoir, le fondement de la vérité. En raison de cette rupture, il s’est opéré la torsion
théorique de la science qui est seul le discours qui a pour but d’atteindre la vérité.
Dès lors, il s’effectuera à son tour la torsion théorique de la politique qui a pour but
d’atteindre la justice. Pour fonder la justice, on est enclin à reposer souvent sur le
vrai. Donc, il s’agit ici du problème de la relation de la vérité avec la justice. C’est-àdire, est-il légitime de passer du vrai au juste ?
Dans son livre intitulé Au juste, Lyotard présente un problème essentiel de la
politique, problème de l’absence des critères du jugement. Dans la situation
postmoderne, selon lui, “On juge sans critère. On est dans la position du prudent
aristotélicien, qui juge du juste et de l’injustice sans le moindre critère.”(AJ, p. 30.)
En somme, on juge de certaines œuvres mais n’en sait pas le critère. S’il y avait des
critères de jugement, pour lui, “cela voudrait dire qu’il y a effectivement un
consensus possible sur ces critères.”(AJ, p. 32.) Mais, il nous rappelle l’impossibilité
du consensus à cause de l’absence de ces critères. C’est cela que Lyotard veut dire
par « paganisme ». Lorsqu’il parle de paganisme, “ce n’est pas un concept, c’est un
nom, qui n’est ni plus ni moins mauvais que d’autres, pour désigner précisément une
situation dans laquelle on juge, et on juge, non seulement en matière de vérité, mais
aussi en matière de beauté (d’efficacité esthétique), et aussi en matière de justice,
c’est-à-dire de politique et d’éthique, sans critères.”(AJ, p. 33.) Lyotard affirme ainsi
qu’on est dans le paganisme en ce qu’on vit dans le monde sans critères du jugement.
En somme, on se trouve dans cette absence de critères dans l’espace politique ainsi
que dans l’espace philosophique, éthique et esthétique. Donc, tous ces discours sont
208
pour lui ceux qui manquent de critères du jugement et alors ne sont justifiés en aucun
cas.
En ce sens, il prétend que les énoncés prescriptifs qui ne se fondent pas sur les
discours théoriques ne sont pas justifiés. Vu qu’il n’y a pas de commun critère du
jugement entre les deux énoncés, il n’est pas possible de passer des énoncés
propositionnels aux énoncés non propositionnels : “Il n’y a pas non plus de commune
mesure entre une prescription et une proposition descriptive scientifique ou une
proposition descriptive poétique.”(AJ, p. 98.) De là, Lyotard affirme la séparation
entre le discours du savoir et celui du juste : “il y a ici une espèce de résistance de
l’énoncé prescriptif aux énoncés propositionnels, c’est-à-dire des ordres par rapport à
des discours qui sont des discours de savoir, qui ont pour but de dire vrai, et qui sont
pertinents par rapport au vrai et au faux. Ce passage est à proprement parler
inintelligible.”(AJ, p. 46.) Il y voit « une résistance », « une incommensurabilité ».
En somme, pour lui, ce n’est pas les prescriptifs qui autorisent le discours théorique.
En indiquant cette non-pertinence des prescriptifs, il précise que le problème de la
justice ne se fonde pas sur celui de la vérité scientifique dans la mesure où “un ordre
ne peut pas trouver sa justification dans un énoncé dénotatif ”(AJ, p. 46.). En d’autres
termes, le discours prescriptif n’est ni dérivé ni déduit du discours descriptif. Le
passage du vrai au juste est donc impénétrable. A cet égard, Lyotard pourra dire :
“L’aveuglement ou l’illusion transcendantale, réside dans la prétention à fonder le
bien ou le juste sur le vrai, ou ce qui doit être sur ce qui est. Par fonder, j’entends
simplement ici rechercher et articuler les implications qui permettent de conclure de
phrases cognitives à une phrase prescriptive.”(DI, n° 166.) En un mot, ce passage du
vrai au juste n’est pour lui qu’une illusion transcendantale.
Néanmoins, on peut trouver un tel passage dans l’histoire de la philosophie.
Lyotard voit ce passage non seulement chez Platon mais aussi chez Marx. Si c’est le
cas, qu’est-ce qui rend possible le passage ? Lyotard observe que ce passage du vrai
au juste est un passage par le principe de l’analogie (le Si, alors). A partir de cette
analogie, on passe d’une description vraie aux prescriptions justes. En somme, pour
Platon et Marx, lorsque la société est conforme à l’être vrai, elle sera juste. Mais,
pour Lyotard, c’est ce passage du vrai au juste qui met en problème. Car la justice
appartient à l’ordre du prescriptif, non pas à celui du dénotatifs. C’est pourquoi il
pose ici la question du passage du vrai au juste.
209
A la différence du cas du discours théorique, dans le cas du discours politique, il
ne s’agit plus de façonner le modèle de la société juste. Car, selon Lyotard, “La
question de la justice pour une société ne peut pas se résoudre en termes de
modèle.”(AJ, p. 51.) En ce sens, il dira : “on est dans la dialectique et l’on n’est
jamais dans l’épistèmè. Je crois que la dialectique est tout ce qu’autorise le
prescriptif. Je veux dire par là, que cette dialectique ne peut pas se présenter comme
fabriquant un modèle qui serait valable une fois pour toutes pour la constitution du
corps social. La dialectique, au contraire, permettra au juge de juger coup par coup.
Mais s’il peut, et du reste il le doit, (il n’a pas le choix), juger coup par coup, c’est
justement parce que chaque situation, et Aristote y est très sensible, est singulière, et
cette singularité provient du fait qu’on est dans les matières d’opinion et non pas
dans les matières de vérité.”(AJ, pp. 54-55.) En somme, à cause de l’absence des
critères de l’évaluation, pour juger coup par coup chaque situation qui est singulière,
la dialectique sera condamnée à faire appel à l’opinion à laquelle la politique
appartient, non pas à la vérité. Alors, les énoncés de la vérité ou du savoir se
substituent ici à ces énoncés d’opinions qui devraient être exclus une fois pour
toutes.
A ce titre, Lyotard soutient la théorie aristotélicienne de la justice et le
paganisme. Car, à partir d’un art, dans la Politique et des Ethiques comme des
Topiques et de la Rhétorique d’Aristote, il trouve que “dans tous les cas, on a affaire
à un discours qui essaie d’établir la bonne technè, l’art et non pas le savoir, dans une
matière où il ne peut pas y avoir de savoir parce qu’on est plongé dans les
opinions.”(AJ, p. 56.) D’autre part, Lyotard s’intéresse au paganisme puisque “c’est
la conviction que pour au moins toutes ces matières, nous sommes toujours dans les
jugements d’opinion, et non pas dans les jugements de vérité… Donc il n’y a pas de
science du politique.”(AJ, pp. 56-57.) En notant ainsi l’analogie entre la théorie
aristotélicienne de la justice et le paganisme, Lyotard souligne le lien profond entre
la justice et le paganisme. C’est pourquoi il dit « soyons païens et soyons justes » qui
semblent s’exclure l’un à l’autre. Autrement dit, il concrétise le problème de la
justice dans le paganisme où sa pensée habite. Si tel est le cas, comment justifier le
problème de la justice dans le paganisme ? Autrement dit, comment est-il possible ce
lien entre la prescription et le paganisme qui semble contradictoire réciproquement ?
Pour aborder le problème de cette justification des jugements d’opinion, Lyotard
commence par poursuivre les motivations à juger dans les éthiques ou dans les
210
débuts d’éthiques et les critiques et même les politiques de l’Occident. Lyotard
reconnaît que les motivations à juger sont le plaisir et la peine, tels que Kant dans la
Raison pratique et dans la Critique du jugement, et Freud dans la Verneinung disent
au niveau de la description : “Justement il y a le plaisir et la peine c’est-à-dire qu’il y
a une finalité naturelle, dans le désir, ou dans le conatus, ou dans la persistance à être
ce que l’on est. Il y a une finalité : c’est-à-dire qu’il y a une règle de jugement. Et elle
est naturelle.”(AJ, p. 94.) Lyotard assume ainsi avec Kant et Freud que ce qui nous
pousse à juger est une finalité naturelle.
En effet, il ne nie pas les prescriptifs dans la mesure où il décrit non seulement la
multiplicité des jeux de langage dans leur incommunicabilité, mais aussi prescrit
quelque chose dans Instructions païennes « il faut être païen ». En raison de
l’expiration des grands récits, “le « il faut être païen » signifie « il faut maximiser
autant que faire se peut la multiplication des petits récits ». Ce « il faut »-là relève du
jeu de la dialectique au sens kantien, où il est fait un usage du concept qui n’est pas
un usage de savoir, mais un usage d’Idée.”(AJ, p. 113.) Alors, ce « il faut »-là
signifie « ‘il faut’ de la maximisation idéale » « comme il convient » dans des
Instructions païennes. Pour mieux dire, il ne s’ouvre pas un champ de prescriptions,
mais ne marque que “le point de transit d’un jeu descriptif ayant pour but la
connaissance du donné à un jeu descriptif (par Idées) d’exploration du possible. Le
point de transit est marqué par le prescriptif.”(AJ, p. 114.) Cela revient à dire que la
maximisation du contenu dans la description ne nous amène pas à un champ de
prescriptions. En ce sens, ce « il faut » doit être dehors du champ de la description
qui vient de la réalité et est alors le point de transit d’un jeu descriptif. Il garde donc
le jeu descriptif d’un côté et de l’autre côté, le jeu prescriptif dans le paganisme.
Dans la mesure où le « il faut » est le point de transit d’un jeu descriptif, Lyotard
affirme qu’il faut être païen pour juger coup par coup chaque situation singulière.
Car le paganisme ne relève pas du jugement de la vérité, mais celui de l’opinion. “Ce
paganisme, nous dit Lyotard, n’est pas démontré, il n’est pas dérivé, il ne peut pas
être articulé, déduit.”(AJ, p. 111.) Il nous montre cette fois-ci que les prescriptions ne
sont pas dérivées à partir de descriptions, pas plus que le paganisme n’est dérivé : “il
y a toujours des prescriptions, on ne peut pas vivre sans prescriptions […]. Je crois
qu’une des propriétés du paganisme, c’est que ces prescriptions sont laissées en
suspens, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas dérivées d’une ontologie. Cela me paraît
essentiel.”(AJ, p. 113.) Nous voyons ici qu’il y a l’affinité entre les deux au point que
211
ni la prescription, ni le paganisme ne sont dérivables. Autrement dit, Lyotard
reconnaît que dans le paganisme il y a la prescription ainsi que la description.
Jusqu’ici, Lyotard nous a montré qu’à cause de leur hétérogénéité radicale, ni la
synthèse entre la description et la prescription ni la dérivation de l’un à l’autre ne
sont possibles. Si nous reconnaissons avec Lyotard qu’il y a deux jeux : le jeu
descriptif et le jeu prescriptif, une nouvelle question se pose : à partir de quel
moment, décide-t-on de changer de jeu ? Pourquoi passer de l’un à l’autre ? Il
observe chez les païens le déplacement d’un jeu à l’autre dans la mesure où ils
essaient de “combiner de nouveaux coups” dans chacun de ces jeux et essaient
d’“inventer de nouveaux jeux”comme un “artiste”(AJ, pp. 119-120.). Donc, ce dont
il s’agit ici est l’invention dans les jeux de langage : “ce sont des artistes qui à chaque
fois établissent les règles d’un jeu de langage qui n’existait pas encore. C’est en cela
qu’il y a paganisme.”(AJ, p. 120.) Tout comme les artistes, les païens jouent un rôle
d’inventions des règles qui président à un jeu de langage qui n’est pas encore. Donc,
de même que pour les artistes, de même pour les païens, la question ne serait pas de
conserver simplement les jeux, mais de les raffiner et d’en inventer de nouvelles
règles. C’est pourquoi Lyotard prend une attitude proprement païenne “libertine ou
libertaire”, non pas “sceptique”(AJ, p. 121.).
De la même manière, selon Lyotard, nous pouvons poser une question par
rapport au jeu de la justice. Il s’agit ici sans doute de le raffiner, d’en inventer les
règles. En fait, dans la mesure où le jeu de la justice se joue en principe dans le
prescriptif, on habite indubitablement dans le prescriptif. Ici, il nous fait remarquer
l’injustice dans la prescription du judaïsme : “la loi est présentée comme faisant
obligation, mais elle n’est pas justifiée. Au fond on ne sait pas qui parle et on ne sait
pas pourquoi est dit ce qui est dit. Et quand Abraham entend qu’il faut qu’il aille
sacrifier Issac, il le fait mais il ne dit pas « c’est pour mon bien » ou « c’est pour le
bien d’Israël »…”(AJ, p. 124.) A cet égard, pour lui, dans la prescription du judaïsme
il y a l’obligation injuste. Alors, il faut le raffinement de cette obligation. Si tel est le
cas, comment peut-elle être raffinée malgré l’absence de règle pour la justice ?
La justice n’est pour Lyotard pas définie par la conformité à la loi, pas plus que
la vérité n’est définie par l’accord de la pensée avec son objet. Il refuse alors la
tradition du platonisme et de toute la tradition ontologique qui suffit d’être conforme
à une idée de la justice pour être juste. Pour Lyotard, étant donné que les prescriptifs
ne sont pas le discours ontologique, elles ne sont pas définies par la conformité à la
212
loi pour être juste. Lyotard confirme ce point dans la tradition juive : “les plus
conformes peuvent être parfaitement injustes, et les moins conformes parfaitement
justes. Car il y a les deux.”(AJ, p. 126.) En somme, le jeu de langage de la
prescription du judaïsme n’est pas envahi par le discours ontologique, en sorte qu’il
ne relève pas du conformisme qui n’appartient qu’à l’ontologie. Plutôt, pour les juifs,
le problème de la justice fait appel au non-conformisme. C’est pourquoi Lyotard dit
que le sublime moral est la loi juive. S’il en est ainsi, comment le judaïsme raffine-til la notion d’obligation ? Car, pour le judaïsme, les prescriptions “ne sont pas
toujours à prendre à la lettre, et il peut y avoir la plus extrême injustice à les suivre.
Donc, elles sont à prendre autant comme des leurres que comme des prescriptions
obligatoires. Et donc elles renvoient toujours à la responsabilité, à la responsabilité
d’écouter, de se prêter à l’obligation.”(AJ, p. 127.) Cela revient à dire que nul ne peut
savoir ce qu’est l’être de la justice. Si l’on ne sait pas ce qui est juste, comment peuton parler de la justice ou de l’injustice ?
Pour Lyotard, c’est un tel clivage entre l’obligation et la justification chez les
juifs qui permet de raffiner le jeu de la justice en en modifiant les règles. Au point
que l’obligation n’exclue pas la possibilité de l’injustice extrême, il délie le lien
traditionnel entre l’obligation et la justice. Il aboutit enfin à introduire par rapport au
jeu de la justice une nouvelle règle qui n’existait pas jusqu’alors : “L’injustice
absolue, c’est que la pragmatique de l’obligation, c’est-à-dire la possibilité de
continuer à jouer le jeu du juste, soit exclue. Voilà ce qui est injuste, non pas le
contraire du juste, mais ce qui est interdit que la question du juste et de l’injuste soit
et reste posée.”(AJ, pp. 128-129.) En un mot, l’obligation peut être maintenant dans
l’injustice. Aux yeux de Lyotard, la fente entre la justice et l’obligation modifie et
raffine ainsi le jeu de la justice : l’injustice n’est plus le contraire de la justice, mais
l’exclusion de la pragmatique de l’obligation. En ce sens, il dira que “évidemment,
toute Terreur, l’anéantissement, le massacre, etc., ou leur menace, par définition sont
injustes… Mais plus encore, toute décision dans laquelle on retire, où il se trouve
qu’est retirée, à l’un des partenaires de la pragmatique actuelle, la possibilité de
jouer, de rejouer une pragmatique de l’obligation, eh bien toute décision ayant cet
effet est nécessairement une décision injuste.”(AJ, p. 129.) En aucun cas, pour lui, il
ne faut pas être exclu du processus de toute décision, de la pragmatique de
l’obligation. Il a ainsi bouleversé la distinction traditionnelle et ontologique entre la
justice et l’injustice en convoquant tous à l’engagement de la
213
pragmatique de
l’obligation et en disant que l’interdiction de la mise en question du juste et de
l’injuste est injuste. Nous sommes ici en présence de la destruction de la justice
ontologique et éthique.
Pour sortir de ces impasses politiques de notre siècle, Lyotard suggère la
solution sophistique, autrement dit une politique de l’opinion. Face non seulement à
“en particulier la débâcle ou la décadence du récit marxiste”, mais aussi à celle “du
récit libéral”(AJ, p. 142.), Lyotard croit qu’une politique de l’opinion peut donner la
solution. Car pour juger coup par coup, il faut prendre position des sophistes en
matière d’éthique et de politique. Cependant, néanmoins, Lyotard se rend compte
que le pluralisme sophistique “ne semble plus se suffire à lui-même : il a besoin d’un
correctif. Ce correctif ne peut d’ailleurs lui être offert que par une « politique
philosophique », par la politique kantienne de l’Idée, par cette doctrine de l’Idée
régulatrice…”267 C’est pourquoi Lyotard affronte la singularité ou la multiplicité de
l’opinion et l’universalité de l’Idée ou la sophistique de l’opinion et la philosophie de
l’Idée. Il s’agit donc de réconcilier la politique sophistique de l’opinion multiple avec
la politique kantienne de l’Idée.
Mais, Lyotard est aussitôt en présence de la difficulté de la réconciliation entre
deux positions. Car malgré l’affinité entre une position païenne et une position
kantienne, il y a encore la différence entre elles qui n’ont pas de critères communs du
jugement. Voilà pourquoi il hésite à répondre à cette question : comment articuler
cette philosophie des opinions qui sont « seulement dans le vraisemblable » et la
notion kantienne d’Idée qui est invraisemblable ? Il s’agit ici de pouvoir faire une
politique sans l’Idée de justice. Selon Lyotard, “si oui, est-ce que l’on peut s’en tenir
à l’opinion ? Si l’on s’en tient à l’opinion, sera juste en définitive ce sur quoi les gens
s’accordent pour dire que c’est juste. C’est l’opinion partagée. C’est une position
extraordinairement dangereuse. Si au contraire on prend une position kantienne, on
dispose d’un régulateur, qui est la sauvegarde de la pragmatique de l’obligation.”(AJ,
p. 146.) C’est la raison pour laquelle à cette question de la réconciliation entre la
politique de l’opinion et celle de l’Idée au sens kantien, la réponse de Lyotard est
incertain et hésitant dans son livre Au juste. C’est cette difficulté qui le fait encore
une fois tordre théoriquement inéluctablement dans le domaine de la politique
comme dans celui de la science.
267
. Ibid., p. 37.
214
Pour aborder la question de la vérité, en nous montrant l’impossibilité du
passage du vrai qui est le discours dénotatif et qui appartient à l’ontologie à la justice
qui est le discours prescriptif et qui n’appartient pas l’ontologie, Lyotard n’a pas pu
éviter cette torsion théorique entre politique de l’opinion et politique de l’Idée dans
Au juste. Son hésitation par rapport à cette question de la réconciliation entre la
politique de l’opinion et celle de l’Idée manifeste d’une part la difficulté théorique de
sa philosophie pragmatique et d’autre part l’invite à prendre une position équivoque.
C’est pourquoi il refuse de prendre une position nette par rapport au problème de la
vérité.
5. LA SIGNIFICATION DE LA VERITE
Dans la mesure où Lyotard ne peut pas toucher par sa critique pragmatique la
Vérité, il nous semble que la torsion théorique de la science n’est la solution de la
question de la vérité mais en est seulement la déviation. Dès lors, il ne peut prétendre
que la vérité sans la Vérité qu’est la vérité de l’art. Par rapport au problème de la
vérité, à la différence de Kant et Hegel qui ont eu recours à Dieu, Lyotard rejette la
vérité référentielle comme le fondement de vérité en reconnaissant seulement
l’existence des vérités sans Vérité. Mais le refus de la Vérité ne conduit le destin de
l’homme qu’à la misère et au désespoir, voire à l’orgueil. Cette vérité n’est pas
encore suffisante à connaître sa signification et ne nous expose que devant le nonsens de l’existence et de la vie.
Malgré ce non-sens, que nous donne la vie pratique, nous ne pouvons manquer
de chercher un sens à la vie et une connaissance vraie de l’être. A cet égard,
contrairement à ce que Lyotard prétend, Thévenaz insiste sur la vérité qui est une et
éternelle : “Nous portons en nous l’intime persuasion qu’il y a dans les choses une
vérité, et ne pas croire à cette vérité serait nous mettre en contradiction avec nousmêmes. Si nous ne savions pas que la vérité en tant que telle est une et éternelle, nous
ne pourrions jamais distinguer le vrai du faux.”(PSA, p. 298.) Donc, l’unité de la
vérité semble ne pas pouvoir être niée sans démentir le sens de son être. Plutôt, il
nous semble que la philosophie a pour sa tâche de rechercher cette unité. Car l’unité
de la vérité assure forcément celle de l’être. Pour Thévenaz, c’est « la révélation
215
intime dans la foi » qui rend possible une véritable connaissance. Cette révélation de
la foi nous permet de nous rendre compte que l’unité de la vérité et de l’être ne peut
pas être niée, mais plutôt la condition de la vie de l’homme qui cherche le sens et la
connaissance véritable : “Il ne s’agit, en effet, ni de la foi hypothétique de la science
qui croit « jusqu’à plus ample informé », ni de la foi en des faits (Tatsachenglaube),
mais d’un savoir qui préexiste en nous et fonde notre connaissance.”(PSA, p. 299.)
Pour lui, la foi chrétienne n’a rien à voir avec la foi philosophique.
De cette idée, à la différence des philosophes précédents, Thévenaz aborde d’une
façon nouvelle la question de la vérité posée. En analysant la cause de la conception
réaliste de la vérité, il indique d’abord qu’il y a une confusion très fréquente entre
l’idée de la vérité et la signification de la vérité ou le fondement de la vérité. Cette
confusion “conduit, nous dit Thévenaz, à hypostasier ou à ontologiser l’idée de vérité
et à passer indûment d’une vérité-idée à une vérité-substance. C’est ainsi que saint
Augustin platonise en personnifiant l’Idée de vérité sous la forme du Deus-veritas ou
en la substantialisant sous forme d’ordre divin ou cosmique. Certaines ontologies ou
certaines formes contemporaines d’idéalisme en fourniraient d’autres exemples
typiques.”(HRC, p. 144.) Alors, il distingue la signification de la vérité de
l’explicitation de l’idée de vérité. A la différence de l’idée de vérité qui permet à
l’homme de réaliser l’accord avec soi-même et avec les autres consciences dans
l’intersubjectivité, la signification de la vérité, pour lui, “ne vise pas à expliciter un
implicite, ni à dégager une règle de pensée, mais à fonder l’évidence et à
«constituer» la vérité en précisant sa signification et sa relation à la raison, à
l’homme et à la réalité dernière.”(HRC, p. 144.) En somme, l’idée de vérité ne
contient pas la signification de vérité dans et par elle-même. Lorsqu’il s’agit alors du
fondement de vérité, le sens de la vérité devrait se transformer par le simple fait
qu’une incertitude mord sur l’origine et la signification de la raison humaine. C’est
dire que la métaphysique est déjà tout entière dans la question.
Dans cette perspective, nous pourrons dire avec Thévenaz si le philosophe se
croit lié par les vérités, qu’“il absolutise les contenus de vérité (même et surtout s’il
se croit ou se déclare relativiste), ou qu’il hypostasie l’idée de vérité, même et surtout
s’il réserve la possibilité permanente de l’erreur et conçoit l’approche de la vérité
comme une approximation progressive. Dans les deux cas, sous l’apparente rigueur
logique, dans la soumission aux contenus et à l’idée de vérité, se dissimule
sournoisement un dogmatisme de l’absolu(même dans le relativisme qui n’est jamais
216
que le rejet d’un certain absolu), un dogmatisme de la vérité qui esquive la mise en
question.”(HRC, pp. 145-146.) L’absolutisation des contenus de vérité et l’hypostase
de l’idée de vérité ne sont rien d’autre que reconnaître l’ignorance de soi de la raison
humaine. Cela signifie que la faillibilité de la raison pénètre dans le centre des
contenus et du sens de la vérité. Dès lors, la philosophie contemporaine expérimente
le divorce entre la raison et le sens qui nous amène au désespoir du nihilisme. La
problématique de la signification de la vérité nous amène ainsi à la question du statut
ontologique de la raison.
A partir de là, nous parvenons à un fait paradoxal : il est indispensable de mettre
en question la vérité pour l’avoir vraiment. Lorsque la raison prend conscience
d’elle-même et de son rapport au vrai seulement dans la question, elle ne peut plus se
contente de sa conception auto-suffisante par rapport au contenu et au sens de la
vérité. Pour atteindre la vérité, il faut, d’abord, prendre conscience du statut
métaphysique de la raison elle-même. A cet égard, pour Thévenaz, “il faut donner
raison à Kant qui a vu que la métaphysique n’est ni science, ni érudition, mais
seulement la raison se connaissant elle-même.”(HRC, p. 146.) De là, la philosophie
qui se définit comme analyse réflexive en vient à transformer tous ses problèmes.
“La question de la vérité, nous dira De Waelhens, qui avant la pratique explicite de
l’analyse réflexive ne se défaisait que fort mal d’une tendance à n’être que la
recherche d’un critère des affirmations ou des choses vraies, devient, par cette
pratique, le problème de la condition humaine de la raison.” 268 En ce sens, la
question de la vérité ne se limiterait plus seulement au domaine de la théorie de la
connaissance, mais plutôt serait éclairée dans le domaine de la métaphysique. C’est
sur le plan métaphysique que le rapport de nous avec la vérité s’établira d’une façon
nouvelle.
Qu’est-ce que la Vérité ? Cette question n’est plus celle qui demande
simplement les contenus de vérité, mais celle de sa signification que les philosophes
n’en peut pas donner la réponse. Il nous semble que les contenus de vérité donnés par
les divers philosophes ne sont plus suffisants à cette question « Qu’est-ce que la
Vérité ? ». Car ils ne nous en peuvent pas donner le fondement. Le philosophe qui se
croit lié par les vérités ne peut pas éviter d’absolutiser les contenus de vérité et
l’hypostase de l’idée de vérité. C’est pourquoi nous proposons la vérité révélée qui
permet de surmonter les antinomies de la raison par rapport à la vérité. Nous pouvons
268
. A. de Waelhens, “Pierre Thévenaz Historien de la philosophie et philosophe”, op. cit., p. 192.
217
distinguer nettement trois plans dans la question de la vérité : le plan scientifique ou
technique de la vérification qui marque la raison-instrument, le plan logique de la
non-contradiction et le plan métaphysique du fondement et de la signification qui
marque la raison mise en question et désabsolutisée. La question de la vérité
n’éclaire que dans ce plan métaphysique.
Toutefois, nous sommes arrivés au désespoir par rapport à la question de la
vérité dans la perspective métaphysique ainsi que dans la perspective éthique. C’està-dire que nous ne pouvons que faire silence au niveau supérieur. Car, comme
Wittgenstein décèle précisément et honnêtement la condition de l’homme, il n’y a en
effet qu’un silence dans le domaine de la valeur, de l’éthique et du sens. Néanmoins,
l’homme a toujours besoin de l’anticipation et de la nostalgie de ce niveau. Il n’y a là
qu’un silence, sans aucun rapport avec notre besoin. En dépit de l’incapacité de
l’homme à répondre à la question métaphysique et éthique, l’homme ne peut pas
abandonner le motif métaphysique et éthique. Car le moment où il l’abandonne, il
s’éloignera de la question de la vérité et du sens de vie qu’il veut y véritablement
aboutir. Lorsqu’il aborde le problème du langage, Heidegger a eu ces motifs. En
somme, pour lui, l’existence du langage soutient l’Etre et le sens. Il affirma, selon F.
Schaeffer, qu’“il suffit d’écouter un poète, non pour son texte mais parce qu’il est
présent et qu’il parle. Puisqu’il existe un être, le poète, qui parle, nous pouvons
espérer que l’Etre, l’existence, a un sens.” 269 Heidegger nous offre ainsi un
mysticisme sémantique irrationnel en exhortant à écouter le poète pour retrouver
l’espoir au niveau supérieur.
Dans les Pensées, nous pouvons retrouver la cause radicale qui nous entraîne
dans l’abîme d’un mysticisme irrationnel. Philippe Sellier, dans la note de
« Philosophe » de Pascal, met en évidence ce point : “La raison humaine étant
incapable de trouver par elle-même la vérité métaphysique et morale, ceux qui lui
font confiance (philosophes ou casuistes) ne font qu’enrichir le musée des
élucubrations humaines.” 270 De là, nous pouvons poser une question : la crise ne
vient-elle donc pas de la fausse constitution de l’idée de l’homme ? La pensée qui
part de l’homme lui-même ne fait confirmer que l’impuissance de celui-ci.
Autrement dit, si nous partons de nous-mêmes, la question de la vérité et du sens ne
269
270
. Francis A. Schaeffer, Dieu - ni silencieux ni lointain, p. 66, Ed. Trobisch, 1979.
. Pascal, Pensées, op. cit., p. 100.
218
nous amène qu’à l’impasse. Nous sommes alors destinés à aboutir au désespoir. Le
tragique de la contradiction moderne est en un mot sans issue sur ce terrain.
Dans cette perspective, nous aimerions proposer la Vérité du christianisme. Pour
celui-ci, la Vérité n’est plus l’accord de la pensée avec elle-même, chez Plotin et
Spinoza, ni l’être ou Dieu comme chez Descartes, ni le Devenir chez Hegel, ni le
dévoilement de l’être chez Heidegger. La Vérité biblique est en un mot révélée. A la
différence des philosophes précédents, selon Brun, Kierkegaard parle de la
Révélation de la Vérité : “la Vérité n’est ni dévoilée, ni construite, ni en devenir,
mais qu’elle est révélée ; elle est cette lumière qui rend les choses et les êtres visibles
mais que ceux-ci sont incapables d’émettre.”271 En somme, à la différence de Hegel,
pour Kierkegaard, le christianisme n’est plus une sorte de phénomène socioculturel,
mais une sorte de l’invitation à “une foi lucide, faite d’humilité et d’esprit
critique” 272 . Kierkegaard dénonce alors “de telles interprétations résiduelles qui
tiennent
l’accessoire
pour
l’importance
et
qui
réduisent
l’importance
à
l’accessoire” 273 . C’est pourquoi il reproche forcément à Hegel de tenter les
interprétations résiduelles du christianisme en le dénaturant.
Dans cette perspective, la Vérité révélée n’est pas simplement la vertu de la
synthèse dialectique, mais plutôt “n’est ni au-dessus de nous comme un mystère
inaccessible, ni en nous-mêmes : c’est nous qui sommes en elle. Nous ne sommes ni
les dépossédés ni les possesseurs de la Vérité, de nous à elle il y a à la fois distance et
présence et c’est en quoi notre existence est déchirée ; c’est pourquoi la
communication directe qu’est la Révélation ne peut pas se transmettre par cette
communication indirecte qu’est l’enseignement.” 274 Bref, ce n’est pas nous qui
possessions la Vérité, mais c’est en Vérité où nous demeurons. En d’autres termes,
en dénonçant les possesseurs de la Vérité, selon les Paroles de Christ : « demeurez en
Moi (Vérité) », nous nous apercevrons qu’elle ne nous appartient pas mais que c’est
nous qui appartenons à elle. Il en va de même dans la perspective de Pascal qui se
profile sa pensée sur un fond d’Absolu : “la Vérité n’a rien à voir avec celle que
définissent les sciences, et qu’elle est à la fois présente en nous et distante de nous.
La Vérité est présente en l’homme parce qu’il a été crée à l’image de Dieu, parce que
la Révélation et l’Incarnation sont venues le visiter ; mais la Vérité est éloignée de
271
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 288.
. Ibid.
273
. Ibid., p. 282.
274
. Ibid., p. 80.
272
219
l’homme qui n’en est pas le détenteur, car tout le mystère de la présence du mal et
celui de la tentation l’en séparent.”275 Il est évident que cette conception de vérité
nous empêche d’absolutiser les contenus de vérité et d’ontologiser l’idée de vérité.
Car la conception de la Vérité révélée enlève cette confusion entre l’idée de la vérité
et le fondement de la vérité qui en est la cause : “vous connaîtrez la vérité et la vérité
vous rendra libres.” 276 En somme, la Vérité biblique nous libre réellement et
véritablement.
275
276
. J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., pp. 6-7.
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Jean 8, 32.
220
TROISIEME PARTIE
LA CRISE DE LA CULTURE
OCCIDENTALE
221
CHAPITRE I : HISTOIRE ET CONSCIENCE
1. LA FIN DE L’HISTOIRE
Dans son article intitulé “Histoire universelle et différences culturelles”, Lyotard
pose une question sur la philosophie de l’Histoire de Hegel : “pouvons-nous
aujourd’hui continuer à organiser la foule des événements qui nous viennent du
monde, humain et non-humain, en les plaçant sous l’Idée d’une histoire universelle
de l’humanité ?”(PEE, pp. 45-46 ; HU, p. 559.) Pour Lyotard, elle n’est plus
possible. Pour montrer cette impossibilité, il commence d’abord par noter le mot
continuer qui semble impliquer que l’Idée d’une histoire universelle était
précédemment possible. En effet, nous avons pu ordonner la foule des événements
sous les « grands récits » ou les métarécits. Un tel éclaircissement, à son tour, invite
Lyotard à éclairer celui qui demande cette question, à savoir un « nous ». Autrement
dit, cette question est celle de la légitimité de celui qui demande, c’est-à-dire du sujet
moderne. C’est pourquoi il analyse ce « nous » dans la tradition de la modernité qui
poursuit au fond l’émancipation. Il s’agit alors de préciser la relation de ce nous avec
l’Idée d’une histoire de l’humanité.
Cette question de l’identité de celui qui pose la question consiste à éclairer le
statut de ce nous par rapport au tiers, au dehors de nous : “… ainsi tendu entre la
situation minoritaire actuelle où les tiers sont beaucoup et vous et moi peu et
l’unanimité à venir d’où toute troisième personne sera par définition bannie, d’autre
part, le nous de la question que je pose reproduit exactement la tension que
l’humanité doit éprouver selon sa vocation à l’émancipation, entre la particularité, le
hasard, l’opacité de son présent, et l’universalité, l’auto-détermination, la
transparence du futur qu’elle se promet.”(PEE, p. 49 ; HU, p. 561.) Mais, si nous ne
pouvons pas accepter l’histoire humaine comme histoire universelle de
l’émancipation, il serait alors indispensable de réviser aussi le statut du nous qui pose
la question. C’est pourquoi il pose la question du nous, à savoir le sujet moderne.
Face à la perte de l’objet et du sujet dans le temps postmoderne, Lyotard fait le
deuil de l’émancipation de la modernité. En raison de la déchéance du sujet moderne,
222
le statut du nous ne peut pas être donc éclairé sans révision du sujet moderne. Cette
problématique du statut du sujet le conduit à son tour à passer à celle de la capacité
du sujet qui pose la question : Lyotard focalise les mots « pouvons-nous ? » à la
question : « Pouvons-nous aujourd’hui continuer à organiser les événements sous
l’Idée d’une histoire universelle ? ». Car cette question elle-même implique non
seulement la possibilité de son affirmation et de sa négation, mais aussi la capacité.
Lyotard demande alors : “Est-ce en notre pouvoir, de notre force et de notre
compétence, de perpétuer le projet moderne ?”(PEE, p. 52 ; HU, p. 562.) En somme,
afin de soutenir ce projet, il nous faut force et compétence. A cette question la
réponse de Lyotard est négative. Car pour lui, l’expérience postmoderne témoigne de
la défaillance du sujet moderne.
Il suffit, pour Lyotard, de regarder l’histoire contemporaine, les courants des
cinquante dernières années : cette période-là lui semble témoigner éloquemment de
l’invalidation dans les principes des grands récits d’émancipation. Il en voit tout
d’abord l’exemple dans l’événement d’Auschwitz : “ – Tout ce qui est réel est
rationnel, tout ce qui est rationnel est réel : « Auschwitz » réfute la doctrine
spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, n’est pas rationnel.”(PEE, p. 53 ; HU, p.
563.) Quand il dit ainsi, il est persuadé que cet événement montre indubitablement la
fausseté de la philosophie de Hegel. Il devait considérer indubitablement
« Auschwitz » comme l’événement de notre époque qui possède une importance
décisive, autrement dit la singularité de notre temps. C’est la raison pour laquelle il
peut dire que « Auschwitz » réfute la doctrine spéculative.
Lyotard refuse ainsi d’accepter l’événement d’Auschwitz comme une phrase
d’antithèse dans un processus de la synthèse dialectique chez Hegel. Car si l’on
l’accepte comme une phrase d’antithèse dans le processus du développement de
l’histoire, il faudrait dire que cet événement est nécessaire pour le progrès ou pour
devenir rationnel. Mais, en l’occurrence, cet événement perdra sa singularité qui
accomplit le plus terrible des crimes spéculatifs. Car, comme le remarque Gualandi,
“au nom de l’humanité et de son devenir, au nom du Bien et de la Totalité, cela
légitimerait l’extermination physique et morale de millions de « singularités ». Pour
Lyotard, tout comme pour Adorno, Auschwitz est un « absolu négatif », un fait
irrationnel ultime qui ne peut pas être réduit, résolu, expliqué. Auschwitz est le nom
de la fin de l’Histoire.”277 Il déclare l’impossibilité de l’intégration de cet événement
277
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 21.
223
d’Auschwitz à l’Idée, à la Raison que Hegel l’a fait. Car cette réduction ou cette
intégration légitime la terreur. En ce sens, il dit avec assurance que la philosophie de
Hegel est réfutée par l’événement d’Auschwitz. Bref, Auschwitz est pour lui le signe
qui nous fait rompre avec l’Idée et nous fait tourner vers la singularité.
A cet égard, l’événement d’Auschwitz occupe la place centrale de la pensée de
Lyotard et l’invitera toujours encore à la direction de la pensée tragique. Car en face
des faits ou au moins des signes historiques de la défaillance, Lyotard veut dire qu’ils
ne sont ni “le moment de la religion”, ni “le moment de reconstruire une narration
crédible où se racontera la blessure de cette fin du siècle et où elle se
cicatrisera”(PEE, p. 54 ; HU, p. 563.). En un mot, Auschwitz est pour lui
l’événement dont la blessure ne cicatrisera plus. Voilà pourquoi il a la mission de
témoigner de l’événement contemporain dans sa pensée.
Donc, pour lui, le livre qu’il a à lire est l’événement de notre temps. C’est
pourquoi il analyse tellement des événements du monde qui nous entoure : “ – Tout
ce qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien :
« Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 » (j’en passe)
réfutent la doctrine matérialiste historique : les travailleurs se dressent contre le Parti.
– Tout ce qui est démocratique est par le peuple et pour lui, et inversement : « Mai
1968 » réfute la doctrine du libéralisme parlementaire. Le social quotidien fait échec
à l’institution représentative. – Tout ce qui est libre jeu de l’offre et de la demande
est propice à l’enrichissement général, et inversement : les « crises de 1911, 1929 »
réfutent la doctrine du libéralisme économique, et la « crise de 1974-1979 » réfute
l’aménagement postkeynésien de cette doctrine.”(PEE, p. 53 ; HU, p. 563.) De cette
analyse dans le domaine de la politique et de l’économie, il déclare la défaillance des
grands récits : la fin du communisme, de la social-démocratie, etc. 278 Avec
l’événement d’Auschwitz, Lyotard nous montre ainsi que ces événements
278
. A ce diagnostique de Lyotard qui déclare surtout la défaillance du libéralisme parlementaire de
l’événement du « Mai 1968 », Rorty, qui a confiance inébranlable en la démocratie libérale, soulève
résolument une objection : “A notre avis, rien ne peut réfuter cette doctrine, sinon une meilleure idée
d’organisation de la société. Aucun événement – pas même Auschwitz – ne peut démontrer qu’on
devrait cesser de travailler pour une utopie donnée. Seule une autre utopie, plus persuasive, peut le
faire.”(R. Rorty, “Le Cosmopolitisme sans émancipation”, op. cit., p. 578.) A ce titre, à cette tendance
lyotardienne qui fait “des événements historiques particuliers” “des indications de changements
décisifs dans le cours de l’histoire”, autrement dit “la preuve d’une banqueroute des plus anciens
efforts de réformes sociales”, il s’oppose “la tendance à voir dans ces événements sans doute un peu
plus de ce qu’on connaît déjà, obligé à suivre la ligne Dewey-Habermas, à continuer à utiliser des
notions comme « la persuasion plutôt que la force » et « le consensus » quand on veut présenter ses
visées politiques”(Ibid., p. 579.).
224
d’aujourd’hui rendent assez invalide les grands récits et alors ceux-ci ne sont pas
dignes d’être crédibles.
En se rendant compte qu’une telle direction n’est pas « juste », Lyotard observe
qu’il y a un glissement du droit au devoir en terme du « pouvoir » qui semble « avoir
le droit » : “A la question : Pouvons-nous perpétuer les grands récits ? , la réponse est
devenue : nous devons faire ceci ou cela. Pouvoir a aussi le sens d’avoir le droit, et
par ce sens le mot introduit la pensée dans l’univers des déontiques, le glissement du
droit au devoir est aussi aisé que l’est celui du permis à l’obligatoire.”(PEE, p. 54 ;
HU, p. 563.) C’est par le sens d’avoir le droit que le mot « pouvoir » se glisse de
l’univers de l’ontologie à celui des déontiques, du droit au devoir. Il y a là la
question : la réduction de ce qui est irréductible. D’où cette défaillance de la
modernité, des grands récits et du sujet moderne : “Je me demande si la défaillance
de la modernité sous la forme de ce que Adorno appelait la chute de la métaphysique
(qui pour lui se concentrait dans l’échec de la dialectique affirmative de la pensée
hégélienne affrontée à la thèse kantienne de l’obligation ou à l’événement de
l’anéantissement insensé nommé Auschwitz), je me demande si cette défaillance ne
doit pas être rattachée à une résistance de ce que j’appellerai la multiplicité des
mondes de noms, à la diversité insurmontable des cultures.”(PEE, p. 55 ; HU, p.
564.) Ici, Lyotard entend montrer que la déchéance de la modernité et des grands
récits témoigne de la multiplicité des mondes de noms et la diversité insurmontable
des cultures. Car les grands récits “concernent précisément le « dépassement » de
l’identité culturelle particulière vers une identité civique universelle. Or, on ne voit
pas comment un tel dépassement peut avoir lieu.”(PEE, p. 60 ; HU, p. 566.) Aux
yeux de Lyotard, c’est ce dépassement qui est en question.
En ce qui concerne la question de la légitimité du récit, la modernité la cherche
dans le dépassement du particulier à l’universel, alors que la postmodernité dans la
puissance du dispositif narratif. Selon Lyotard, ce dispositif narratif “couvre la
multiplicité des familles de phrases et des genres de discours possibles, il enveloppe
tous les noms ; il est toujours actualisable et il l’est depuis toujours ; diachronique et
parachronique, il assure la maîtrise du temps, donc de la vie et de la mort. Le récit est
l’autorité elle-même. Il autorise un nous infrangible, au-dehors duquel il n’y a que
des ils.”(PEE, p. 59 ; HU, p. 566.) C’est dans le dispositif narratif même qu’il voit
l’invalidité de l’histoire universelle qui consiste à dépasser de l’identité particulière à
225
l’identité universelle. Lyotard affirme qu’à cause de cette diversité insurmontable
des cultures, il n’est pas possible de convertir d’une culture à une autre.
Pour montrer l’impossibilité de ce passage, il remarque qu’il y a une différence
insurmontable entre la communauté sauvage et une société de citoyens. “Dire qu’elle
est « humaine » et préfigure déjà une universalité, c’est admettre le problème résolu :
l’humaniste
présuppose l’histoire universelle et inscrit en elle la communauté
particulière comme un moment dans le devenir universel des communautés
humaines. C’est aussi grosso modo, l’axiome du grand récit spéculatif appliqué à
l’histoire humaine. Mais la question est s’il y a une histoire humaine.”(PEE, p. 60 ;
HU, p. 566.) En somme, sans la présupposition de l’histoire universelle de
l’humanité, nous ne pouvons pas dire de l’humaniste. En d’autres termes, ce n’est par
ce dépassement de la communauté particulière à l’histoire universelle que nous
pouvons dire de l’humaniste. C’est pourquoi il réfute l’humaniste et une histoire
humaine : il s’agit ici de l’existence de l’histoire humaine elle-même. En ce sens, il
rejet la conversion d’une culture à l’autre par persuasion de laquelle Rorty se
propose. Car ce n’est plutôt qu’une forme ou une autre d’impérialisme. Dans la
mesure où l’existence de discours incommensurables et intraduisibles effondre cette
opposition importante entre la force et la persuasion, Lyotard refuse de voir l’histoire
de l’humanité comme le processus du remplacement de la force par la persuasion du
pragmatiste.
Cette idée conduit Lyotard à déclarer la défaillance de l’histoire universelle et à
prétendre la régionalisation de la légitimité. Il croit sans doute que sa thèse est
soutenue par la situation sociale et politique d’aujourd’hui : “La multiplication des
luttes d’indépendance depuis la deuxième guerre mondiale et la reconnaissance de
nouveaux noms nationaux semblent indiquer le renforcement des légitimités locales
et la dissipation d’un horizon universel d’émancipation.”(PEE, p. 62 ; HU, p. 567.)
Ce renforcement des légitimités locales et la déchéance d’un horizon universel qui
s’effectuent pour refuser l’impérialisme et pour sortir de la crise des cultures
particulières l’invitent à renier à son tour le cosmopolitisme. Car, selon lui, “la
reconstitution du marché mondial après la deuxième guerre mondiale et l’intense
bataille économico-financière que se livrent aujourd’hui les entreprises et les
banques multinationales, soutenues par les Etats nationaux, pour dominer ce marché,
n’apportent avec elles aucune perspective de cosmopolitisme.”(PEE, p. 62 ; HU, p.
567.) C’est dans le marché mondial d’aujourd’hui où Lyotard confirme la défaillance
226
de l’histoire universelle au sens de la modernité et en même temps l’encouragement
des différences culturelles.
A la question de la possibilité de l’histoire universelle posée de la sorte par
Lyotard, Rorty, qui est un des disciples de John Dewey, par contre, donne la réponse
affirmative et optimiste dans son article intitulé “Le Cosmopolitisme sans
émancipation” : l’histoire universelle est sans doute pour lui possible non pas dans la
perspective des métarécits, mais des récits historique et empirique. En réponse à la
question initiale de Lyotard : “pouvons-nous aujourd’hui continuer à organiser la
foule
des
événements
[…]
sous
l’Idée
d’une
histoire
universelle
de
l’humanité ? ”(PEE, pp. 45-46 ; HU, p. 559.), Rorty dira alors en ces termes : “On
peut très bien parler d’« humanité » tant qu’on évite les méta-récits et qu’on
s’accroche plutôt à des récits empiriques et historiques.” 279 Dewey, qui refuse la
pensée métaphysique et transcendantale, selon Rorty, déconstruit “l’idée même de
« nature humaine », et de « fondements philosophiques » pour la pensée sociale, de
la même façon qu’a Stanley Fish de traiter la théorie d’inconséquente” et fabrique
aussi “une version de l’histoire universelle – une histoire du progrès selon laquelle la
politique libérale contemporaine va de pair avec le renversement du féodalisme et
l’abolition de l’esclavage”280. Ici, en rompant avec la pensée métaphysique, comme
Dewey, Rorty, lui aussi, soutient avec clarté l’histoire universelle en tant qu’histoire
du progrès. En d’autres termes, il a la croyance que les choses pourront s’améliorer
de plus en plus dans les siècles à venir. Alors, notre question est celle-ci : comment
l’histoire universelle est-elle possible sans avoir recours aux métarécits ? Autrement
dit, comment l’histoire universelle est-elle possible dans la perspective du
pragmatisme ?
Rorty nous montre qu’à la différence des grands récits, l’utopie pragmatiste n’a
plus pour but d’émanciper la nature humaine de son enchaînement. Car le
pragmatiste croit, selon lui, “qu’il n’y a jamais rien eu à émanciper et que la nature
humaine n’a jamais été dans les chaînes”. Mais, au contraire, “l’humanité est arrivée
à se créer une nature peu à peu, à travers de plus large et de plus riches « mélange de
valeurs opposées ».”281 L’utopie pragmatiste ne poursuit donc pas l’émancipation de
l’humanité, mais plutôt celle où “chacun a la chance de proposer diverses manières
279
. Ibid., p. 570.
. Ibid., p. 569.
281
. Ibid., pp. 570-571.
280
227
de bâtir une société mondiale”
282
. Dès lors, Rorty aboutit à prétendre le
cosmopolitisme sans émancipation : “Le pragmatisme abandonne la rhétorique
révolutionnaire d’émancipation et de dénonciation (partagée par Voltaire, Julien
Benda et Edward Said) pour une rhétorique réformiste prônant plus de tolérance et
moins de souffrance.”283 En un mot, au lieu de l’idée d’émancipation, le pragmatiste
prend l’idée de tolérance afin d’incarner le mieux de la société mondiale. Si la notion
d’émancipation concerne l’accomplissement, tandis que celle de tolérance la
démarche, Rorty semble aboutir à la compréhension plus profonde de l’humanité. En
d’autres termes, il entend dire que l’humanité ne peut toucher que la démarche, mais
non pas l’accomplissement, ou que la tolérance, mais non pas l’émancipation. Dans
cette perspective, pour incarner la meilleure société mondiale, Rorty ne tient pas à
prendre la méthode de la révolution, mais celle de la réforme.
Dès lors, il distingue la différence entre le nazi par la force et le réformiste libéral
par la persuasion : “Il y a une différence entre le Nazi qui dit : « Nous sommes bons
parce que nous sommes le groupe particulier que nous sommes », et le réformiste
libéral qui dit : « Nous sommes bons parce que nous arriverons éventuellement, par
persuasion plutôt que par force, à convaincre les autres que nous le sommes. »”284 En
prétendant la priorité de la logique de la persuasion sur celle de la force, Rorty nous
fait prendre une position plus encore humble. A ce titre, pour parler l’histoire
universelle, l’histoire des progrès, sans avoir recours aux métarécits, il cesse de
présupposer le sujet moderne qui est transcendantal et métaphysique. Alors, Rorty
entend supprimer le « nous » métaphysique que Lyotard présuppose dans sa
question : « pouvons-nous aujourd’hui continuer à organiser la foule des événements
sous l’Idée d’une histoire universelle de l’humanité ? ». Car, selon lui, cette question
“présuppose
qu’un « nous » « persiste », et son doute qu’on puisse garder un sens à
ce « nous » dès qu’on abandonne l’idée kantienne d’émancipation” 285 . Mais, il
refuse cette présupposition dans une position du pragmatiste : “La première réaction
du pragmatiste sera de dire qu’on n’a pas besoin de supposer un nous subsistant, au
sens d’un sujet métaphysique trans-historique, si l’on veut raconter des histoires de
progrès. Le seul « nous » dont nous ayons besoin est un « nous » situé et
282
. Ibid., p. 570.
. Ibid., p. 571.
284
. Ibid., pp. 571-572.
285
. Ibid., p. 571.
283
228
temporaire.”286 Afin de pouvoir dire un nous historique et contingent, le pragmatiste
renonce ainsi à prendre un nous métaphysique comme le critère de la justification
anhistorique. En somme, là où le sujet moderne est pour lui remplacé par le sujet
historique, on peut raconter le cosmopolitisme sans émancipation, l’histoire de
progrès sans avoir recours aux métarécits en soulignant la démarche plutôt que
l’accomplissement.
2. UNE REVOLUTION VERITABLE DE LA PHILOSOPHIE
Face à la fin de la philosophie, de l’histoire dans l’époque postmoderne que
Lyotard déclare, nous avons une bonne raison pour réexaminer depuis le début par
rapport au problème de la philosophie et de l’histoire. Car, si bien que la situation
postmoderne en témoigne, nous ne voulons pas accepter le pessimisme spéculatif le
plus radical dans la mesure où il n’y a pas de point de la solution. Face au conflit et
au problème insoluble, il n’y a que deux voies : soit tomber dans le scepticisme soit
retourner à Dieu vivant et présent.
La philosophie apparaît pour Thévenaz comme un progrès de la conscience ou
de la connaissance plutôt que la diversité des contradictions. A ce titre, dans toute sa
démarche philosophique, il a affaire à la problématique, mais non pas au système. Si
l’on s’attache aux systèmes des solutions et des réponses des philosophes dans
l’histoire de la philosophie, comme l’indique Bridel, on finira par tomber au
scepticisme : “Une telle manière de considérer l’histoire de la philosophie ne peut
amener qu’au scepticisme, car elle est avant tout, l’histoire des erreurs de la
philosophie, non de sa progression.” 287 Autrement dit, si nous n’attachons qu’aux
conséquences des systèmes, elles nous paraîtront immanquablement comme une
inconséquence ou une contradiction. C’est la raison pour laquelle Thévenaz affirme
que pour le progrès de la philosophie, il faut faire l’histoire des problèmes, non pas
celle des systèmes. En un mot, l’histoire de la philosophie est celle de la contestation
des systèmes plutôt que celle des systèmes.
Dans la mesure où l’histoire de la philosophie consiste à contester sans cesse
286
. Ibid.
. Yves Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, in RTHPH, 3e série, T. XII, p. 194,
Lausanne, 1975.
287
229
d’une façon nouvelle les systèmes précédents, on peut y trouver deux éléments :
d’une part, elle est celle du changement incessant de l’ancien système au nouveau
système, et d’autre part celle de la problématique posée sans cesse d’une façon
nouvelle : “Un système n’a jamais rien révolutionné. En fait, il n’y a que les
révolutions de méthode qui aient jamais bouleversé la philosophie de façon durable
et même quasi permanente désormais.”(HRH, p. 100.) A cet égard, la préoccupation
de la philosophie passe des systèmes au problème. Cette transmission pourra
apporter une nouvelle révolution de la philosophie parce qu’elle ne met plus en
problème le système lui-même, mais vise à son tour la problématique elle-même.
A partir de cette idée, Thévenaz se proposera de renouveler la compréhension de
l’histoire de la philosophie : “Si l’on se transporte ainsi du pôle des systèmes au pôle
des problèmes, on s’attache alors non pas à l’opinion du philosophe, mais à l’acuité
de son regard, non pas à la seule réponse, mais au problème qu’il a su mieux poser, à
la question qu’il a été à même de préciser et d’approfondir.”(HRH, p. 18.) Il semble
que cette séparation entre un système et une solution nous empêche de prétendre
d’une façon folle. En ce sens, nous pouvons dire que la philosophie est l’histoire de
la mise en question perpétuellement démentie, plutôt que celui de la solution du
problème. De là, Thévenaz montre que nous pouvons arriver à l’unité de la
philosophie : “Au lieu de l’histoire des sophies contradictoires, nous avons l’unité de
la philosophie au sein des philosophies, unité d’une recherche que nous n’inaugurons
pas, mais que nous continuons et reprenons, et que l’humanité poursuit à travers les
siècles.”(HRH, p. 21.) Nous voyons ici chez Thévenaz le déplacement de l’objet de
l’histoire de la philosophie “du produit de la philosophie à sa production, ou des
solutions, toujours contingentes et insuffisantes, à la recherche elle-même, à l’acte ou
à l’impulsion qui pousse un homme à philosopher, c’est-à-dire non seulement à
élaborer une réponse, fondée en raison, à une question, mais d’abord et surtout à
élaborer cette question”288. Un tel transfert des solutions à la recherche elle-même
revivifie la philosophie puisqu’il permet de s’attacher aux questions toujours
renouvelées.
On est ainsi arrivé à la révolution de la philosophie en découvrant que “ce qui
compte en philosophie c’est le philosophari, la réflexion en acte, plutôt que le
système, la question plutôt que la réponse, l’ébranlement plutôt que l’apaisement de
l’esprit, l’entrée dans l’histoire plutôt que l’éternité de la vérité”(HRH, p. 101.). En
288
. Ibid.
230
somme, il ne s’agit plus d’installer une vérité définitive, mais d’assumer une
inquiétude. Nous pouvons voir cette révolution en la philosophie de XXe siècle qui
reconnaît l’impuissance du système pour trouver la solution. La rencontre de la
philosophie avec l’histoire des XIXe et XXe siècles constitue en effet la révolution
majeure de la philosophie : la philosophie voit pour la première fois elle-même qui se
trouve dans l’histoire.
Cependant, des Grecs n’admettent pas la philosophie de l’histoire puisqu’elle est
une contradiction dans les termes. Car pour eux, la philosophie consiste à exclure ce
qui est contingent, particulier, historique et à aboutir aux réalités permanentes et à la
connaissance de l’éternité. Au contraire, le christianisme surmonte une telle
incompatibilité entre la philosophie et l’histoire. A partir de cette idée, Thévenaz a
une bonne occasion de dire : “C’est au christianisme indubitablement que l’on doit la
valorisation de l’histoire comme telle et la valorisation de l’événement contingent
comme tel, puisque précisément l’incarnation du Christ a été un événement de ce
genre.”(HRH, p. 102.) D’où la véritable révolution en philosophie depuis deux
siècles. De la sorte, l’influence du christianisme sur la philosophie fait celle-ci entrer
dans l’histoire et fait descendre l’éternité dans le temps. Il y a là une révolution de la
philosophie. Par cette découverte de l’histoire, l’homme s’aperçoit qu’il est lui-même
l’être temporel ou historique. L’historicité, c’est un caractère radical de l’existence
de l’homme sur lequel la philosophie existentielle met l’accent. A partir de là, les
philosophes du XXe siècle entrent dans l’histoire et se comprennent par l’histoire.
La découverte de l’histoire nous invitera à renouveler la compréhension
classique de l’homme. Thévenaz se met à décrire d’abord le caractère principal des
philosophes du XVIIIe siècle selon l’idée de Gabriel Marcel qui “faisait justement
remarquer que les philosophes du XVIIIe siècle écrivaient des traités de la nature
humaine parce que pour eux l’homme avait une nature universelle donc quasi
éternelle, sous-jacente à toutes les diversifications de l’être humain aux différentes
époques de l’histoire et dans les divers contextes historiques et sociaux”(HRH, p.
104.). Mais, à la différence des philosophes du XVIIIe siècle, ceux du XXe siècle ne
font plus appel à l’essence et à la nature de l’homme puisque l’essence a une partie
liée avec l’éternité et alors dépasse le temps et l’histoire. En ce sens, l’homme ne se
caractérise pas par son essence, mais plutôt par sa condition.
Mais nous avons ici le sens modifié de l’histoire : le sens de l’histoire jusqu’ici
se base sur la référence au passé des historiens, alors qu’il se base, pour Thévenaz,
231
sur le présent. C’est-à-dire que cet événement central et présent est la rencontre de la
raison philosophique avec l’expérience chrétienne, la folie de la croix. Dans l’histoire
de la philosophie, l’avènement du christianisme incite la philosophie à quitter
l’éternité qui dépasse la condition de l’homme et à descendre dans l’histoire. En
somme, la tâche du christianisme était plutôt “d’engager l’homme dans ses
responsabilités historiques que de le faire accéder à l’éternité, de le diviniser ou de
l’immortaliser selon l’idéal platonicien ou aristotélicien”(HRH, p. 105.). La
découverte de l’histoire nous éclaire ainsi plus profondément sur la condition de
l’homme moderne et nous permet d’avoir accès toujours plus à la vérité.
Nous rencontrons ici une révolution de l’épistémologie du XXe siècle. Dans la
mesure où la connaissance et le sujet connaissant sont eux-mêmes en situation
historique, le sens de la connaissance change à son tour. Autrement dit, la relation de
la connaissance au monde et son sens se modifient profondément. A vrai dire,
comme
l’indique
justement
Thévenaz,
il
s’agit
pour
existentialistes
et
phénoménologues “non pas de laisser parler la subjectivité aux dépens d’une
connaissance objective, mais d’éclairer ces structures fondamentales de l’existence,
de la temporalité humaine, de prendre une conscience aiguë de la condition
historique et, comme dit Jaspers, des situations fondamentales ou situations-limites
de la vie humaine”(HRH, p. 111.). Avec les existentialistes et avec les
phénoménologues, la philosophie se rend compte qu’elle est vis-à-vis de son histoire
comme vis-à-vis d’elle-même. Autrement dit, elle coïncide avec son histoire qui
éclaire son propre visage : “la philosophie n’est plus alors en face de son histoire ;
elle coïncide avec elle, non pas parce qu’elle aurait résorbé l’histoire en elle ou
qu’elle se serait résorbée dans son histoire, mais parce que l’incompatibilité entre
l’attitude philosophique et l’attitude historienne est surmontée. La philosophie sait
désormais se reconnaître elle-même dans son histoire.”(HRH, p. 21.) En bref, cette
histoire n’est autre que la propre réalité de la philosophie, sans cesse renouvelée. A
partir de cet accord entre la philosophie et l’histoire, on pourrait avoir l’unité de la
philosophie dans l’histoire de la philosophie et le scepticisme disparaîtra.
L’entrée de la philosophie dans l’histoire, c’est engager au milieu de la vie de son
temps. La philosophie pose donc son pied sur la terre des hommes en redescendant
du ciel sur la terre. Nous pouvons trouver chez Socrate la philosophie ramenée du
ciel sur la terre : “le ciel dont Socrate se détournait était un ciel fixe et stable, un
ordre divin, un cosmos. Cet arrière-fond cosmique et divin subsistait intact derrière la
232
conscience socratique comme un invisible appui. Et le philosophe pouvait, d’un
instant à l’autre, retourner à ce ciel, ce que ne manqueront pas de faire Platon et
Aristote aussitôt que Socrate aura bu la ciguë.”(HRH, p. 118.) A la différence de
Socrate, la philosophie contemporaine détache la chaîne de la terre avec le ciel. Mais,
cette séparation entre le ciel et la terre, ce n’est pas dire que le ciel n’existe plus, mais
“c’est simplement transformer la relation et le sens de la relation que l’homme
entretient avec ce ciel, cette transcendance, Dieu ; c’est retrouver une nouvelle
éternité en même temps que c’est transformer la relation de la philosophie avec la vie
humaine et quotidienne.”(HRH, p. 119.) Redescendre de la philosophie du ciel à
celle sur la terre, c’est rendre possible une grande révolution en philosophie du XXe
siècle. La philosophie fera ici comme tout à neuf la redécouverte de l’éternité qui est
morte. Sous le choc du christianisme, la philosophie n’arrive ainsi à comprendre le
sens d’incarnation qu’au XXe siècle. En somme, en se détachant de ses attaches avec
l’éternité, elle redécouvre l’éternité incarnée dans l’histoire.
3. HISTORISATION DE LA RAISON
A partir de la rencontre de la philosophie avec l’histoire du XXe siècle, on se
rend compte que l’homme est une existence historique. Si nous abandonnons la
perspective naturaliste sur le monde, nous pouvons parvenir à la transformation de la
conception du monde du plan de la nature au plan de l’homme. En l’occurrence, ce
que nous sommes dans le monde, c’est vouloir dire le monde saisir plutôt en termes
de temps que d’espace, c’est-à-dire de la conscience, non pas de l’objet naturel. A cet
égard, Thévenaz remarque que ce dans n’indique plus un lieu de l’espace : “je ne
suis pas dans mon corps comme une bille dans un sac, je ne suis pas davantage dans
le monde de cette façon-là. Si « je suis dans mon corps » veut dire « je suis mon
corps», « je suis dans le monde » voudra dire de même : ma condition historique fait
mon existence, je suis dans l’histoire, je suis historique.”(HRH, p. 115.) Bref, se
trouver dans le monde, c’est demeurer dans l’histoire. Donc, le rapport de l’homme
avec le monde est historique. Si tel est le cas, comment réconcilier la philosophie et
l’histoire ? : pouvons-nous réconcilier la rationalité philosophique et la contingence
historique ? Autrement dit pouvons-nous tirer la rationalité de l’historique ?
233
Comme on le sait, pour fonder le sens de l’individuel, la philosophie grecque a
abandonné la contingence de l’événement. Car pour un Grec, la philosophie est “la
science du nécessaire, des enchaînements démontrables, science de l’universel et de
l’éternel”,
alors
que
l’histoire
est
“la
négation
même
de
l’explication
rationnelle”(HRH, p. 123.). En somme, chez les Grecs, l’événement n’est réduit qu’à
un moment logique. Voilà pourquoi la raison philosophique des Grecs ne saurait
nullement rejoindre une histoire réelle. Autrement dit, la raison philosophique
nécessaire et intemporelle va à l’encontre de l’histoire contingente et irrationnelle.
Donc, pour que la réconciliation entre l’histoire et la raison devienne possible,
l’histoire devrait être réelle. L’histoire rencontre pour la première fois l’histoire
réelle avec le christianisme. Car c’est le christianisme qui attache de la valeur à
l’individuel, à l’être contingent et à l’événement, dans la mesure précisément où
toute action de Dieu telle que Son incarnation, Sa crucifixion, Sa résurrection est
irruption contingente dans le monde et dans l’histoire, à savoir un événement réel. Si
l’on admet que la Croix de Jésus-Christ est le centre de la rencontre du temps avec
l’Eternel, nous pourrons arriver à la nouvelle compréhension sur l’éternité avec
Thévenaz : “L’éternité n’est d’ailleurs plus intemporelle et surtout elle n’a plus le
monopole du sens et de l’ordre, puisque le Logos est venu habiter la contingence. Le
sens s’est incarné dans une histoire et l’histoire est désormais réelle et sensée. Ainsi
donc, pour comprendre la raison d’un événement historique, il ne s’agira plus de
saisir son rapport à une éternité intemporelle, mais bien à une histoire ou plutôt à ce
plan de Dieu qui imbrique l’éternité et le temps dans une commune destinée.”(HRH,
p. 124.) Quant au christianisme, l’éternité ne se trouve pas seulement l’opposé du
temps, mais plutôt celle dans le temps. Dès lors, l’histoire est devenue réelle et de là,
elle parvient à fournir le fondement de la réconciliation avec la philosophie. Alors, en
quoi consiste cette réconciliation entre la raison et l’histoire ? Ou bien par la
rationalisation de l’histoire ? Ou bien à l’inverse par l’historisation de la raison ?
Dans la mesure où l’entreprise de la philosophie de l’histoire rationalise
l’histoire, la raison reste maîtresse de l’événement. Cependant, le problème raisonhistoire est ici en face d’une sorte d’aporie puisque la raison n’est pas capable de
rationaliser l’événement réel et, d’ailleurs, l’événement rationalisé n’est plus
l’événement. En un mot, la rationalisation de l’histoire n’est pas possible. A ce point,
cela va sans dire que le problème de la philosophie de l’histoire devrait être mal
posé. En somme, ce que nous tirons constamment la raison à l’histoire, ce n’est
234
qu’une illusion transcendantale de la raison qui entend maîtriser la contingence. La
philosophie de l’histoire se heurte ici à la tentation de la métahistoire. Donc, si la
réconciliation entre la raison et l’histoire est possible, ce serait par l’historisation de
la raison : “Au lieu de rapporter l’événement à l’Histoire, voyons si ce n’est pas
plutôt l’Histoire qui gravite autour de l’événement. Au lieu de chercher la raison de
la contingence, essayons de reconnaître la contingence de la raison. Au lieu de
rationaliser l’histoire en la survolant, historisons plutôt la raison en dégageant son
historicité essentielle. Le centre de gravité de l’histoire se déplacera du révolu dans le
vécu, du spectateur sur l’acteur, du passé dans le présent.”(HRH, p. 127.) Bref, il ne
s’agit plus de la rationalisation de l’histoire ou de la contingence, mais de
l’historisation de la raison. Dans ce cas-là, l’histoire deviendra un mode de
conscience du présent et de la conscience de l’action. Alors, notre question est celleci : en quoi consiste l’historisation de la raison ?
Cette historisation de la raison ira de pair avec la mise en lumière de l’historicité
de la conscience. Car de même que l’homme est historique, de même sa conscience
l’est. Donc, l’historisation de la raison commence par éclairer le rapport entre la
conscience et l’événement. Afin de faire saillir la nature propre de l’événement
historique, il vaudra la peine de tenir compte de l’étymologie de l’événement. Pour
dire « il arrive », le latin avait selon lui trois verbes : “Evenit marque l’émergence, le
surgissement, l’ex-sistence de quelque chose qui se détache de l’insignifiance de la
vie quotidienne. Accidit note l’irruption, l’incidence ou l’accident, le choc : quelque
chose sur-vient, fond sur nous, nous échoit. Contingit indique la convergence, la
conjonction, la rencontre, l’interférence : quelque chose nous touche, une liaison se
noue, une étincelle jaillit au point de tangence ou de contact. Ce qui est mis en relief,
dans l’événement, c’est toujours son caractère unique, particulier, extraordinaire,
contingent.”(HRH, p. 122.) Cette étymologie de l’événement nous invite donc à
poser des questions du sens et du non-sens : comment l’événement contingent peut-il
avoir un sens ? Pour mieux dire, comment un accident qui est en soi insignifiant,
peut-il faire émerger pour nous une pareille signification ? : “Cette conjonction,
étonnante, inintelligible à première vue, de l’insignifiance et de la signifiance
constitue à proprement parler la con-tingence de l’événement et emmagasine, à ce
point de contact, sa puissance explosive et irruptive.”(HRH, pp. 122-123.) En
somme, à partir de la rencontre d’un accident insignifiant en soi avec une
235
signification, de l’histoire avec la raison, surgit à la fois le sens et la contingence de
l’événement.
D’une part, le sens de l’événement ou de l’histoire provient ainsi du lien de
l’événement à la conscience. Si nous refusons complètement l’histoire universelle ou
métahistoire, néanmoins, pouvons-nous parler le sens de l’histoire ? Si nous le
pouvons après la négation de l’Histoire, il est condamné à inverser le rapport entre
l’événement et son sens. Comme la Raison en soi de l’histoire universelle ne nous
plus donne le sens, maintenant, le sens de l’histoire doit être dans l’événement luimême. Car les événements sont pour ainsi dire la réalité de l’histoire en même temps
que le porteur et donneur du sens. A cet égard, l’événement est une conjonction de
l’insignifiance et de la signifiance. D’ailleurs, étant donné que le sens de l’histoire ne
se donne pas par la raison qui réduit à sa manière les événements au système logique,
selon Thévenaz, l’événement est à son tour identique au sens lui-même : “si l’histoire
a un sens, ce n’est pas parce que la raison a transformé les événements en
paragraphes d’un système pan-logique, c’est parce qu’un ou plusieurs événements
centraux (bien entendu toujours imbriqués dans une conscience d’historicité) lui
donnent un sens, c’est parce que l’événement est d’emblée le sens lui-même. Il n’y a
d’événement que sensé : c’est parce qu’il est un sens, et un sens reconnu, qu’il est
événement. Il n’y a donc aussi d’histoire que sensée, mais ce sens n’est pas d’abord
dans l’histoire avant de se réaliser dans les événements, ni au-dessus d’elle. Au
contraire, l’histoire a surgi et s’est ordonnée parce que les événements sont par
essence porteurs et donneurs de sens – toujours pour une conscience.”(HRH, p. 136.)
Après la défaillance de l’histoire universelle, nous pouvons encore parler, par le
renversement du rapport entre l’événement et son sens, de sens de l’histoire ; dans la
mesure où l’événement est le sens lui-même, c’est l’événement lui-même qui confie
son sens à l’histoire.
Si l’événement donne le sens à l’histoire, le sens de l’histoire ne serait pas
univoque. Car l’événement conserve constamment sa force pénétrante comme le
porteur du sens, alors que le sens est continuellement à reprendre, reconsidérer.
Alors, pour Thévenaz, “lorsque ce sens apparaît permanent et univoque au point qu’il
semble être le sens anticipé de toute l’histoire, l’événement s’abâtardit en événement
en soi (ou joué d’avance) et l’histoire se mue de nouveau en métahistoire. Si en
revanche il garde sa valeur de choc pour une conscience, il sera repris sans cesse,
parce que sans cesse il déploiera sur les nouveaux événements et sur le présent une
236
force organisatrice nouvelle, un sens renouvelé.”(HRH, p. 137.) Pour éviter de
retomber dans la tentation de l’événement en soi et de la métahistoire, il faudrait
donc conserver une valeur de choc de l’événement pour une conscience. En
l’occurrence, l’histoire reprendra sans cesse son sens ; elle renouvellera
continuellement son sens. A cet égard, nous sommes ici en présence de cette
dialectique de l’histoire qui apparaît “en tant que dialogue constant de l’événement
et de l’historicité humaine, et dialogue des événements entre eux”(HRH, p. 138.).
C’est dans ce dialogue que leur réalité est fondée par la révolution copernicienne ; de
là, le fondement et le sens de l’histoire surgissent.
D’autre part, à partir de ce lien de l’événement à la conscience, il est évident que
la contingence de l’événement engendre celle de la conscience. Pour tirer au clair
celle-ci, il ne serait pas inutile de voir le lien entre la conscience et la contingence. La
raison ne peut pas maîtriser la contingence précisément puisque la contingence
rationalisée n’est plus la contingence. Autrement dit, la contingence est tout à fait
hors de l’emprise de la raison. D’où surgit la primauté de l’événement sur la raison.
“Reconnaître la contingence d’un événement, nous dit Thévenaz, c’est reconnaître
que cet événement mord sur la conscience, a barre sur la raison. La conscience se
trouve à la fois arrachée à l’instant qui passe, instant sans histoire, et déboutée de son
point de vue absolu, elle se reconnaît plongée elle-même dans cette durée qui prend
consistance dans l’événement. Elle se reconnaît exposée à l’événement, à découvert
par rapport à lui, incapable de le survoler : bref, elle prend conscience de sa propre
contingence et découvre ainsi sa propre historicité.”(HRH, p. 129.) La conscience qui
est à découvert par rapport à l’événement, prend conscience, à ce point de contact
avec lui, de sa contingence et de son historicité. Nous voyons ici la relation intime et
indivisible entre la conscience et l’événement.
De même que l’événement est inséparable de la conscience, de même
l’événement contingent la conscience de contingence. Car l’événement n’est rien
d’autre que la conscience de l’événement. “Cette prise de la contingence sur la
raison, écrit Thévenaz, n’implique pas un primat réaliste de l’événement sur la
conscience ; elle indique seulement que la conscience de contingence ne peut pas être
une simple conscience de…, mais qu’elle est nécessairement conscience contingente,
historicité.”(HRH, p. 130.) Dans la mesure où la contingence d’un événement est
d’emblée conscience contingente et où le lien de la conscience avec un événement
est essentiel et inséparable, la notion réaliste d’un événement en soi est abandonnée
237
puisqu’elle est contradictoire : “Prendre conscience d’un événement, c’est prendre
conscience de l’impossibilité d’un devenir en soi ou d’une métahistoire dont cet
événement ne serait qu’un moment. Dans la mesure même où l’homme reconnaît
quelque chose comme un événement, il s’arrache à l’Histoire, il « vit »
l’impossibilité de la métahistoire, l’absence d’un absolu de l’histoire. Vivre un
événement, c’est le nier activement comme événement en soi, ou comme moment
d’un devenir achevé ou absolu.”(HRH, p. 130.) Au point que la conscience
d’événement constitue complètement l’événement, c’est nous qui constituons
l’événement. Alors, le fantôme d’une Histoire ou d’une histoire absolue disparaît et
l’histoire pour nous surgit en même temps que la conscience d’événement. Donc,
sans la conscience, il n’y a ni du sens ni de la valeur d’événement ni un devenir. En
un mot, un événement est irréductible.
Chez Kant, nous pouvons trouver cette irréductibilité de l’événement. Tandis
que la philosophie de l’histoire traditionnelle réduit l’événement et sa contingence en
la résorbant dans un sens absolu, la révolution copernicienne nous permet de prendre
conscience de l’impossibilité de réduire la contingence. En fonction de cette
révolution, nous parvenons à reconnaître que l’événement apparaît simultanément
comme négation de l’absolu d’une Histoire en soi et de l’absolu d’une raison
intemporelle. Lorsque l’histoire pour nous surgit, nous devons alors refuser un
événement en soi, une Histoire en soi ou une métahistoire sans événements, parce
qu’ils sont contradictoires : “La conscience d’événement surgit comme négation de
la raison point de vue sur l’univers, confidente de Dieu, spectatrice pure ou tribunal.
Elle se détache comme rupture avec cet absolu : elle est prise de conscience de
l’impossibilité ou de l’irréalité de cet absolu dans lequel elle croyait trouver son point
d’appui le plus ferme ou sa référence de base.”(HRH, p. 133.) En somme, c’est dans
la conscience d’événement que nous nous apercevons que nous sommes engagés
dans le temps ou l’histoire en rompant avec la raison point de vue et l’absolu. A
partir de cette conscience d’événement ou de contingence, l’historicité de la
conscience surgit : il n’y a pas d’événement sans la conscience d’événement, pas
plus que de conscience d’événement sans conscience d’historicité.
Ce changement du rapport de la conscience à elle-même, c’est-à-dire le passage
de la conscience intemporelle à la conscience historique, marque ainsi l’indivisibilité
de l’événement avec l’historicité de la conscience. En ce sens, Thévenaz montre le
rapport intime entre la valeur de l’événement et l’historisation de la conscience :
238
“Cette intime imbrication s’exprime également par leur limitation réciproque, dans
l’expérience simultanée de leurs doubles limites : l’événement trouve sa limite dans
l’historicité de la conscience, et la conscience dans l’irréductibilité de l’événement.
Ainsi chacun est la condition de l’autre, et de tous deux réunis surgit
l’histoire.”(HRH, p. 134.) Il est clair que l’événement et la conscience sont à la fois
la condition de l’être de chacun et se limitent l’un à l’autre. C’est à partir de cette
conjonction de la conscience comme la négation de la raison point de vue
intemporelle et de l’événement comme la négation de l’histoire universelle que
l’histoire se produit. En fonction du retournement copernicien, l’absolu de la
conscience intemporelle est réduit ; cette réduction éveille, cette fois-ci, la
conscience de l’historicité de l’homme.
Thévenaz prétend ainsi cette inséparabilité de l’historicité de l’homme avec
l’événement, dans la mesure où celui-ci n’est événement qu’en face à la présence de
la conscience et où celle-là ne se déroule que dans le champ de la conscience. A
partir de cette liaison intime entre l’histoire et la conscience, le centre de l’histoire se
déplacera du passé au présent. L’histoire cessera alors d’être la science du passé
révolu. “Car ce passé en soi, pour Thévenaz, ne pourrait être que le lieu
d’événements absolus. Or en fait un tel passé se trouve exorcisé en même temps que
l’Histoire. Sartre a bien montré la collusion du passé et de l’en-soi, et fondé
précisément la conscience de l’historicité et de la liberté sur la néantisation de ce
passé identifié à un en-soi.”(HRH, p. 135.) L’histoire n’est donc plus le passé
identifié à un en-soi, mais celle de la conscience. Car cette mutuelle référence de
l’événement et de l’historicité de la conscience est inévitable.
A cet égard, nous refusons Hegel qui sacrifie l’événement ou l’homme à la
métahistoire et Heidegger qui résorbe l’événement dans l’historicité. Nous n’allons
sacrifier ni l’événement, ni l’historicité. Dans ce contexte, nous pouvons voir avec
Thévenaz la réconciliation entre la philosophie et l’histoire, entre la raison et
l’histoire : “Si la raison philosophique est consciente de son historicité, elle optera
pour l’histoire ; et la philosophie de l’histoire ne sera plus le monstrum horrendum
qu’elle était pour les Grecs : on peut entrevoir dès lors une réconciliation possible de
la raison et de l’histoire qui ne se fasse plus aux dépens de l’événement, mais qui se
scelle dans une prise de conscience plus aiguë de l’événement et de notre propre
contingence.”(HRH, p. 138.) En bref, l’historicité de la raison n’est pas autre chose
que l’entrée de l’histoire dans la raison et en même temps celle de la raison dans
239
l’histoire. Cela ne signifie ni la résorption de l’événement dans la conscience, ni de la
conscience dans l’histoire, mais, à proprement parler, l’interpénétration entre la
raison et l’histoire. D’où surgit la philosophie de l’histoire. Nous rencontrons
maintenant la raison dans l’histoire et à son tour l’historicité dans la raison. Cette
prise de conscience de la raison philosophique sur son historicité marque une prise de
conscience plus aiguë de l’événement et de la contingence de l’homme. Cette
découverte de l’histoire donne lieu à la crise de l’humanisme.
4. CRISE DE L’HUMANISME
Un des motifs dominants de la pensée française actuelle est la critique de
l’humanisme. Dans ce contexte, en disant que les modernismes ont été des
humanismes, autrement dit « les religions de l’homme », Lyotard déclare la fin de
l’humanisme dans le temps postmoderne : “Celui-ci fut pour un temps le dernier
« objet » épargné par le nihilisme. Mais il fut bientôt clair que cet objet devait à son
tour être détruit. L’ultime consigne laissée par l’humanisme est : l’Homme n’est
Homme que par ce qui l’excède.”(MP, pp. 33-34.) Comme Lyotard, J. Derrida lui
aussi, déclare la fin de l’homme. En notant le trait humaniste de la pensée française
actuelle, il en trouve la source dans la pensée sartrienne, dans L’être et le néant,
L’esquisse d’une théorie des émotions, etc. Pour Derrida, le concept majeur, le
thème, l’horizon et l’origine irréductibles de Sartre, c’est montrer la « réalitéhumaine » qui présuppose l’unité de l’homme : “Si l’on substituait à la notion
d’homme, avec tous ses héritages métaphysiques, avec le motif ou la tentation
substantialistes qui s’y trouvent inscrits, la notion neutre et indéterminée de « réalitéhumaine », c’était aussi pour suspendre toutes les présuppositions qui constituaient
depuis toujours le concept de l’unité de l’homme.”289 En raison de la neutralisation
de ces présuppositions métaphysiques, selon lui, l’homme s’aliène de lui-même et en
vient jusqu’à déclarer la fin de l’homme.
En introduisant le concept d’Aufhebung, Derrida éclaire que si la conscience est
l’Aufhebung de l’âme ou de l’homme, la phénoménologie est la « relève » de
l’anthropologie. Dans cette perspective, toutes les structures décrites par la
phénoménologie de l’esprit sont, pour lui, les structures de ce qui a pris la relève de
289
. J. Derrida, Marges de la philosophie, p. 136, Ed. de Minuit, Paris, 1972.
240
l’homme. L’essence de l’homme repose alors sur la phénoménologie. Derrida trouve
dans ce rapport de relevance la fin de l’homme passé, la fin de la finitude de
l’homme : “La relève ou la relevance de l’homme est son télos ou son eskhaton.
L’unité de ces deux fins de l’homme, l’unité de sa mort, de son achèvement, de son
accomplissement est enveloppée dans la pensée grecque du télos, dans le discours sur
le télos, qui est aussi discours sur l’eidos, sur l’ousia et sur l’aletheia. Un tel
discours,
chez
Hegel,
comme
dans
toute
la
métaphysique,
coordonne
indissociablement la téléologie à une eschatologie, à une théologie et à une
ontologie. La pensée de la fin de l’homme est donc toujours déjà prescrite dans la
métaphysique, dans la pensée de la vérité de l’homme.” 290 Derrida indique ainsi
justement que la fin de l’homme est issue de la conception de l’homme par le télos.
L’expérience postmoderne semble montrer l’expiration de la conception de
l’homme par le télos. “Le diagnostic post-moderne, nous dit J. Poulain, semble avoir
rendu caduque le télos assigné pour Husserl à l’humanité européenne : « vouloir être
une humanité issue de la raison philosophique et ne pouvoir être qu’ainsi ». Les
conséquences mortelles de l’expérimentation totale du monde et de l’homme
déclenchée par ce vouloir sautent aux yeux : dissolution des institutions et du lien
social, désintégration du psychisme, rechutes individuelles et collectives dans les
conduites les plus primitives semblent le prix à payer pour une expansion
scientifique et technologique tous azimuts.”291 Autant dire que nous sommes ainsi
enveloppés de la situation déconstructiviste de toutes parts. Nous sommes ici en face
du pessimisme le plus radical puisque dans cet appel déconstructiviste il n’y a pas
d’issue : nous ne pouvons ni réduire l’un à l’autre ni transir la relation du conflit. Ici,
ce qui s’impose à l’homme confronté à la contradiction non pas logique mais
existentielle, c’est de scruter, encore une fois, les pensées de son propre cœur. Quelle
est la cause du scepticisme radical? Comment sauver l’honneur de penser ? Pourquoi
la lassitude d’une théorie arrive-t-elle? Les hommes intelligents doivent-ils alors
disparaître ?
Nous vivons ainsi à l’époque de la crise de l’humanisme et de l’humanité. Cela
nous invite à reconsidérer la valeur et le fondement de l’humanisme et de l’humanité.
Etant donné que le mot humanisme implique les significations diverses, il faut,
d’abord, préciser l’acceptation du mot « humanisme ». Selon Thévenaz, l’humanisme
290
. Ibid., p. 144.
. Europe-Inde-Postmodernité, sous la direction de Rada Ivekovic et Jacques Poulain, p. 7, Noël
Blandin, Paris, 1992.
291
241
n’est pas une philosophie de l’homme292, mais désignerait plutôt “une attitude de
l’homme vis-à-vis de lui-même, du monde et de son passé, ou un type de
civilisation”(HRH, p. 24.). En d’autres termes, il consisterait à mettre l’homme au
centre de l’univers par opposition au naturalisme et à une attitude religieuse. Dans la
mesure où l’humanisme et la culture sont liés étroitement avec une présence du
passé, une conscience du passé, Thévenaz observe qu’il y a une relation intime entre
les deux. A cet égard, pour préciser le mot « humanisme », il ne serait pas inutile de
voir la compréhension de l’homme de l’antiquité. Car le sens de l’homme antique
constitue immanquablement au fond celui de l’homme moderne. Au fur et à mesure
de cette idée, notre penseur a accès à l’interprétation de l’humanisme dans les trois
perspectives : une interprétation étroite de l’humanisme, une seconde interprétation
plus large par rapport à l’humanisme et un nouvel humanisme sans référence à
l’antiquité.
Tout d’abord, il y a une interprétation étroite de l’humanisme : ce serait la
conception classique de l’homme comme « mesure de toutes choses » qui n’est pas
incomparable avec le naturalisme ou le théocentrisme. Pour les Grecs des Ve et IVe
siècles, l’humanisme n’est nullement anthropocentrique puisque leur préoccupation
n’établit pas un idéal de culture centré sur l’homme en général, mais sur un type
humain particulier. En somme, pour eux, les humanités “seraient l’unique chemin,
elles nous mettraient en contact avec l’homme tel qu’il devrait être. On attribue alors
aux humanités une valeur formatrice directe ; elles fournissent le modèle exclusif à
imiter, elles sont un but en soi.”(HRH, p. 25.) Ainsi cette conception de l’homme met
l’accent sur les humanités dans la formation de l’homme. Cette interprétation étroite
de l’humanisme comme « mesure de toutes choses » schématise alors l’homme : les
humanités deviennent le fondement universel sur lequel nous reposons. Schématiser
l’homme en réduisant toutes les valeurs humaines à un seul type, c’est de le
déshumaniser et de nier l’histoire. Autrement dit, c’est éliminer leur concrète et
essentielle diversité. C’est pourquoi Thévenaz n’accepte pas cette conception de
l’homme : “Si le passé du Ve siècle doit redevenir notre présent, si le sens et la
valeur de notre présent ou d’un moment quelconque de l’histoire ne se jugent que par
292
. A la différence de tous les autres « -ismes », Thévenaz nous rappelle que l’humanisme n’est pas la
philosophie de l’homme, tel que ce suffixe désigne : “Dans le sens primitif et général, l’humanisme
désigne un idéal de culture centré sur l’homme et en rapport étroit avec l’antiquité gréco-romaine et
les langues anciennes. Malgré le suffixe -isme, le terme n’indique pas (ou exceptionnellement
seulement) une théorie, doctrine ou philosophie de l’homme, comme le matérialisme est une
philosophie de la matière et le vitalisme une philosophie de vie.”(HRH, p. 24.)
242
référence à l’étalon absolu de cette époque donnée, l’histoire n’a plus de relation
vivante avec nous.”(HRH, p. 27.) En somme, l’absolutisation d’un moment du passé
détruit toute signification de l’histoire. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas accepter
l’interprétation étroite de l’humanisme. En bref, tout doctrinarisme veut dire la mort
de l’humanisme.
En ce sens, selon Thévenaz, la définition de l’homme comme un être raisonnable
sur laquelle l’humanisme cartésien repose n’est plus soutenue. Le rationalisme tourne
le dos à Dieu et met l’homme au centre de la réflexion philosophique. Ayant
confiance en la toute-puissance de la raison, Descartes ne saurait douter la définition
rationaliste de l’homme. Il a alors cru que l’Arbre de la connaissance ou la science
est capable de nous délivrer de l’ignorance. Car pour lui, il n’y ait pas de frontières
que la raison ne peut pas franchir.
Mais, au contraire, pour Pascal, la raison n’est pas puissante de trancher le
problème existentiel de l’homme : “Quelle chimère est-ce donc que l’homme, quelle
nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge
de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et
d’erreur, gloire et rebut de l’univers. Qui démêlera cet embrouillement ?
(Certainement cela passe le dogmatisme et le pyrrhonisme et toute la philosophie
humaine. L’homme passe l’homme…).” 293 Pascal a ainsi profondément pénétré le
problème existentiel de l’homme qui lui échappe et ne peut alors pas résoudre par sa
propre force. La raison naturelle ne connaît pas cette condition véritable de l’homme
puisque celle-ci dépasse le pouvoir de celle-là. Il y a là le problème d’une définition
idéale dont l’homme continue à s’écarter. Cette définition ne nous fait confirmer que
l’homme n’est pas conforme à son essence. En ce sens, il faudrait dire avec Brun : “il
fait partie de la définition de l’homme que l’homme soit toujours inadéquat à la
définition qu’on en donne ; l’homme est l’être de l’écart et c’est cette non-conformité
à son essence qui est sa véritable essence. L’homme reste toujours à distance de ce
qui devrait le constituer, cet inhumain qui est dans l’homme fait donc partie de son
humanité. Tel est le grand paradoxe qui fait de nous ce que nous sommes.”294 En
somme, dans la véritable essence de l’homme il y a la non-conformité à son essence
et l’inhumain. Une telle définition devrait venir de la myopie ou de l’aveuglement du
293
294
. Pascal, Pensées, op. cit., n° 164.
. J. Brun, La philosophie de Pascal, op. cit., p. 64.
243
rationalisme. Comme le dit bien Pascal, nous savons bien que “l’homme n’agit point
par la raison, qui fait son être”295, mais plutôt par son cœur.
Une telle définition du rationalisme nous fait connaître que l’homme se définit
ainsi par le dépassement de lui-même. Etant donné que « l’homme dépasse
l’homme », la connaissance de l’homme est inaccessible à ses racines : elle ne
connaîtrait pas la dignité de l’homme qui a été créé à l’image de Dieu et sa misère
qui est sujet à l’erreur et à la faute. Vu que la raison et la nature ignorent ainsi l’état
de l’homme, pour trouver la véritable condition de l’homme, il faut écouter la Parole
de Dieu. Car, selon la Bible, “L’homme qui est en honneur, et qui n’a pas
d’intelligence, est semblable aux bêtes qui périssent.”296 Il est donc non seulement
incertain, mais aussi inutile de se confier au rationalisme ou au naturalisme pour
prendre conscience du vrai visage de l’homme lui-même. C’est pourquoi Pascal crie :
“Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-mêmes ! Humiliez-vous,
raison impuissante ! Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe
infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous
ignorez. Ecoutez Dieu.”297 Pascal, qui s’aperçoit l’entière impuissance de l’homme
face à sa misère, prétend cesser d’avoir confiance en lui-même et écouter Dieu qui en
est la solution.
Maintenant, voyons la seconde interprétation plus large par rapport à
l’humanisme. Cet humanisme est ouvert largement à tout l’humain : “les humanités
doivent nous ouvrir à l’homme, à tous les types humains, non pas seulement pour
satisfaire une curiosité à l’égard de tout ce qui est humain dans le passé et dans le
présent, partout autour de nous ou dans le monde, mais avant tout pour éveiller notre
conscience d’homme, pour que nous devenions hommes au plein sens du
mot.”(HRH, p. 27.) Dans la mesure où cette définition vise à l’homme en général, à
la différence de l’interprétation étroite de l’humanisme, elle cherche à reconnaître ou
à créer notre propre humanité. Selon Thévenaz, c’est là que le statut de l’humanité se
renverse : “Les humanités ne sont plus un but en soi, mais un chemin d’accès
particulièrement propice et recommandable, un moyen d’accéder à l’homme en
général, un moyen de nous découvrir nous-mêmes.”(HRH, p. 28.) Par opposition à la
première conception de l’humanisme qui définit l’homme par la conformité à « un
type unique» préétabli, cet humanisme plus large nous ouvre par contre à « tout »
295
. Pascal, Pensées, op. cit., n° 736.
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Psaume 49, 21.
297
. Pascal, Pensées, op. cit., n° 164.
296
244
l’humain et alors, pour Thévenaz, “il semble qu’on se propose l’idéal de ne s’arrêter
à aucun type humain, de n’en choisir aucun comme le sien, de ne se fermer jamais
pour ne perdre aucune possibilité humaine, de ne jamais conclure par crainte
d’exclure.”(HRH, p. 28.) L’interprétation large de l’humanisme invoque en somme
une enquête infinie sur l’homme. Si la première interprétation de l’humanisme est si
doctrinaire et étroite que nous ne pouvons pas l’accepter, la deuxième interprétation
est si large et indéfinie que nous ne pouvons pas l’accepter. Cela nous invite à une
troisième interprétation.
Dans la mesure où ces deux définitions précédentes sur l’homme relèvent de la
conception de l’homme de l’antiquité, la troisième interprétation de l’humanisme
commencera par demander si on peut former l’homme sans référence à l’antiquité.
Certes, nous pourrons former l’homme sans référence à l’antiquité. Cependant, pour
Thévenaz, nous sommes ici une fois pour toutes en face de la séparation entre
l’humanisme et l’humanité. Même si les deux définitions ne sont pas suffisantes et
adéquates, nous ne voulons pas abandonner le terme humanisme. Il faudrait donc à
son tour abandonner la référence à l’antiquité : “On veut vider simplement le terme
de sa référence à l’antiquité, et on parle alors de « nouvel humanisme ». Le lien qui
unit humanisme et humanités serait alors rompu. L’humanisme nouveau manifeste
même une hostilité à l’égard des humanités qu’il faudrait supplanter et évincer.
Humanisme ne signifierait plus que doctrine de l’homme ou formation de l’homme,
quelle qu’elle soit. On parlera d’humanisme scientifique, d’humanisme technique,
d’humanisme chrétien, d’humanisme communiste, voire même d’humanisme
nazi.”(HRH, p. 29.) Nous voyons ici l’extension exagérée du sens de l’humanisme.
A cause de cela, notre penseur indique que ce nouvel humanisme a perdu le sens
de l’humanisme : “Un humanisme scientifique, comme d’ailleurs un humanisme
littéraire, est une contradiction dans les termes. Une telle extension de l’humanisme
est donc déjà une trahison de l’humanisme. Le problème n’est pas et ne saurait être :
comment fonder un nouvel humanisme pour surmonter l’actuelle crise de
l’humanisme ?”(HRH, p. 31.) Dans ce cas-là, il faudrait donc déclarer la fin de
l’humanisme comme les postmodernistes. Pour renoncer à l’interprétation doctrinaire
de l’humanisme antique, ceux qui prétendent un nouvel humanisme veulent couper
leurs racines gréco-romaines, mais ils ne peuvent pas éviter la trahison de
l’humanisme. En d’autres termes, ce nouvel humanisme ne nous peut pas délivrer de
la crise de l’humanisme d’aujourd’hui.
245
Dès lors, le mot humanisme perd ses racines historiques et nie alors l’histoire :
“La première interprétation, en valorisant indûment un certain passé, tuait l’histoire ;
celle-ci, en valorisant le présent de l’homme et surtout son avenir, la tue à son tour.
Or il n’y a pas d’humanisme véritable sans histoire, c’est-à-dire sans présence du
passé. L’histoire de l’homme fait partie intégrante de l’homme ; l’humanisme
suppose que l’homme intègre tout son passé à son présent.”(HRH, p. 30.) En bref, la
schématisation de l’homme ou la doctrine de l’homme exclusive fait nier l’histoire et
le passé. Afin de fonder la défense de l’humanisme et des humanités, il est donc,
d’abord, indispensable de renoncer au doctrinarisme : “Une formation humaniste doit
au contraire permettre à chaque homme, en s’ouvrant largement à l’humain, et en
prenant conscience de l’humain, d’inventer l’homme, de se créer sa propre humanité
originale. Mais si ouverture signifie inconsistance, c’est aussi la mort de
l’humanisme.”(HRH, p.32.) A partir de là même, deux questions suivent : d’une part,
“comment allier une large ouverture tolérante à l’humain et la réalisation de sa
propre humanité, qui exclura en fait les autres possibilités ?” D’autre part, “si
l’humanisme est l’affirmation de la valeur de l’histoire et de la présence vivante du
passé, […] quelle est la signification du passé et de l’histoire ?”(HRH, p.32.) Ces
questions le conduiront alors à mettre en lumière la relation entre humanisme et
libéralisme.
Aujourd’hui, l’humanisme va de pair avec le libéralisme en soulignant une
responsabilité sociale. En observant d’abord la crise de ce libéralisme dans le temps
contemporain, Thévenaz en diagnostique la cause. Pour lui, le libéralisme divorce
« l’acte de comprendre et l’acte de juger », en opposant celui-là qui est ouvert à
autrui à celui-ci qui l’exclut et se ferme. Il se rend compte que de cette séparation
entre comprendre et juger, le libéralisme est au fond secoué. Thévenaz, qui ne veut
pas assumer cette séparation, prétend alors “qu’il n’y a pas de véritable
compréhension qui ne soit déjà, qui ne doive être déjà un jugement, et que
comprendre sans juger, ce n’est pas réellement comprendre”(HRH, p. 34.). Alors,
pour lui, c’est la séparation entre comprendre et juger et une hypertrophie du
comprendre par rapport au juger dans le libéralisme traditionnel qui donnent lieu à la
crise du libéralisme. Cette crise actuelle du libéralisme l’invite à analyser plus
profondément le problème du libéralisme. Dans la mesure où l’humanisme est en
rapport étroit avec le libéralisme, la crise du libéralisme n’est rien d’autre que la crise
de l’humanisme. Cette philosophie de la liberté et de l’humanisme aboutit finalement
246
à un pessimisme irréductible et sans espérance. Si tel est le cas, pourquoi le
libéralisme est-il foncièrement menacé ?
Thévenaz commence par diagnostiquer la cause de la crise du libéralisme. Il
récuse d’abord la conception des valeurs libéralistes qui est prise pour autoréférentielle : les valeurs vont de soi, en sorte qu’elles se défendent d’elle-même.
“Cette idée a, nous dit Thévenaz, été le ver rongeur du libéralisme et est devenue
également le ver rongeur de l’humanisme. L’ébranlement de toutes les valeurs depuis
l’avènement de la technique et des masses en est aujourd’hui le symptôme évident.
[…] Une valeur n’existe pas sans un jugement de valeur qui la pose, l’étaye et reste
son seul soutien. La crise des valeurs ou la crise de l’humanisme n’est donc au fond
que la crise d’une certaine manière d’affirmer ou de poser les valeurs : la crise du
libéralisme.”(HRH, p. 34.) Il est maintenant évident que la crise du libéralisme n’est
que celle d’une certaine manière d’affirmer ou de poser les valeurs, non pas celle des
valeurs elles-mêmes. Au point que les valeurs aujourd’hui ne vont plus de soi, ce
sont les valeurs qui jugent et fondent les valeurs elles-mêmes.
Dès lors, Thévenaz précise le fondement des valeurs : “il est nécessaire, pour
une société non aristocratique, de ne pas seulement vivre la tradition, mais d’en
reprendre conscience, de reprendre conscience des valeurs, de les choisir et de
s’engager pour elles. On s’aperçoit donc que c’est dans cette prise de conscience,
dans ce jugement et cet engagement inconditionné que réside le véritable fondement
des valeurs, des valeurs humaines, donc de l’humanisme.”(HRH, p. 35.) Dans la
mesure précisément où le terme « humanisme » est un terme qui indique la valeur,
nous pourrons dire que le véritable fondement des valeurs humaines, à savoir de
l’humanisme demeure dans cette prise de conscience qui s’engage à juger. Alors, il
est évident que l’ouverture à l’humain est prise de conscience de soi. En ce sens,
comme un absolu, l’esprit doctrinaire qui est inconscient va à l’inverse d’un
humaniste. Car le doctrinaire ne reconnaît pas ses conditions humaines.
De ce point de vue, c’est dans la conscience de soi même que l’humanisme
trouvera sa position ferme et non doctrinaire. Toutefois, si l’humanisme est ainsi
prise de conscience de l’humain et refus de tout doctrinarisme, selon Thévenaz,
“nous trouvons dans un seul et même acte, l’acte de prise de conscience, à la fois
l’ouverture à tout l’humain et notre situation, notre ferme position par rapport à eux,
et aussi le sentiment aigu de ce que notre propre situation a de particulier, de
personnel et de contingent.”(HRH, p. 35.) C’est là même qu’il prendra aussi
247
conscience de sa véritable valeur. De là, le problème de l’humanisme se transmet
enfin à celui qui met en lumière le rapport entre l’homme et l’histoire ou entre
l’homme et le passé. Car l’attitude humaniste n’est qu’un certain mode de présence
du passé. Donc, c’est à partir de la compréhension de la présence du passé que nous
pourrons arriver à comprendre la valeur de l’humanisme et des humanités.
Autrement dit, avoir la valeur de l’humanisme et des humanités, c’est constituer la
présence du passé : “Le passé serait présent en ce sens qu’il me déterminerait, et en
général contre mon gré ; il constituerait un poids de déterminations qui agissent dans
et sur le présent, une masse d’institutions, de doctrines, d’héritages que je subirais et
qui me seraient imposés.”(HRH, p. 38.) Donc, pour lui, la vie de l’histoire cesse
d’être une vie révolue et n’est plus seulement une relation entre le passé et le présent,
mais plutôt elle est la prise de conscience de l’unité intime et nette entre ces deux
réalités. Nous pouvons donc dire que la véritable présence du passé demeure dans
une tradition consciente.
De là, Thévenaz en arrive à une nouvelle compréhension de l’histoire : c’est
dans le sens de saisie de soi par soi que l’histoire n’est pas affaire de mémoire, mais
de réflexion. Du fait qu’il a montré que “l’ouverture à l’humain qui caractérise
l’humanisme est prise de conscience de soi”, il aura une bonne chance
d’ajouter comme suit : “prendre conscience de soi-même, c’est se rendre présent à
soi-même, se représenter ce que l’on est, rendre présent à sa réflexion tout ce qui
caractérise notre humanité et toutes les conditions dans lesquelles elle se manifeste,
tant il est vrai que tout ce que nous sommes présentement est loin de nous être
présent.”(HRH, p. 39.) Dans la mesure où notre passé ne sera révolu que s’il nous
reste inconscient, ou que si nous nous refusons à le faire le nôtre, la présence de notre
passé est liée à la conscience. La prise de conscience de soi consistera donc
essentiellement à la prise de conscience de son passé. A ce point précisément, il est
indéniable que notre passé dépend de nous ou de notre conscience : nous intégrons le
passé au présent en le faisant le nôtre. En ce sens, l’humanisme ne reposerait pas sur
l’imitation d’un modèle humain, mais sur la conscience de soi. Au point que notre
passé seul peut nous être présent, le passé conscient seul est pour lui apparu. Bref,
l’histoire n’est autre chose que la conscience de l’homme.
Dans cette perspective, l’humanisme occidental qui se rapporte sans cesse à
l’antiquité se dévoilerait contingent. Car la référence à l’antiquité est contingente
dans la mesure où elle n’aurait qu’une justification momentanée. Alors, si nous
248
avons recours à la référence à l’antiquité, les humanités doivent trouver leur
justification dans cette contingence inévitable du passé. Cela revient à dire que c’est
le hasard sur lequel l’humanisme fonderait. Mais, nous voulons échapper à cette
contingence de l’histoire puisque celle-ci nous fait de la peine. Pour éviter cette
contingence, il n’y a que deux formes : d’une part, absolutiser un certain moment du
passé en divinisant un modèle humain dans la première conception de l’humanisme,
et d’autre part, absolutiser le passé en le considérant comme révolu. Si la première
forme n’a pas saisi les raisons profondes de ce hasard fondamental, la seconde nous
fait tourner partout vers l’avenir et vers le progrès d’une science de l’homme. Mais,
ces deux formes d’humanisme n’ont pas aplati cette précarité de l’humanisme. Car
l’humanisme n’est ni modèle, ni science de l’homme. C’est pourquoi Thévenaz
souligne l’importance de la prise de conscience pour établir la valeur de l’humanisme
et les humanités : “Les humanités sont le fondement de l’humanisme parce qu’elles
rendent possible la prise de conscience actuelle de nous occidentaux du XXe siècle,
parce qu’elles sont la continuité de présence de notre passé : de notre passé resté
conscient et le redevenant sans cesse. L’homme, par son histoire et par son passé
intégré à son présent, se réconcilie avec lui-même, avec la nature humaine, avec sa
destinée d’homme.”(HRH, p. 45.) La prise de conscience de l’homme est en un mot
un acte de confiance en l’homme, en l’humanité, en la tradition humaine en général.
L’humanisme souligne donc l’importance du présent.
A ce point, à la différence de la pédagogie antihumaniste qui est doctrinaire une
éducation humaniste doit mettre le présent au point, mais non pas l’avenir. La
première sait déjà ce qu’est l’homme avant de commencer son travail. En quelque
sorte, selon Thévenaz, “elle a un modèle humain préétabli, qu’il soit dans le passé ou
dans l’avenir, peu importe. C’est toujours un idéal vers lequel on tend, un but à venir
qu’on se propose. Former l’homme consiste ici à le transformer pour le conformer à
cet idéal, à lui proposer des types humains ou de grands exemples à imiter.”(HRH, p.
45.) Donc, éduquer dans la perspective antihumaniste, c’est intégrer l’homme à celui
qui doit être, autrement dit à l’avenir. Toutefois, dans une perspective humaniste qui
ne sait pas ce qu’est l’homme, au contraire, il n’y a pas de certain type humain à
l’imiter : “L’homme est là avec tout son mystère, irréductible à tout schéma ou
modèle préalable. « Connais-toi toi-même » : ne cherche pas à acquérir la science de
ce que tu es, mais plutôt, c’est plus essentiel, ne perds pas la conscience de ce que tu
as été. Former l’homme, c’est ici l’intégrer non à l’avenir mais à son passé, ou lui
249
intégrer son passé.”(HRH, p. 46.) En somme, une éducation humaniste est soutenue
par ce que l’homme a été, non pas par ce qu’il devrait être. En ce sens, Thévenaz
remarque : “Ce n’est que dans l’approfondissement de notre passé propre que nous
prendrons conscience de nous-mêmes. Nous sommes hommes en prenant conscience
non pas simplement du passé, mais de notre passé. Car prendre conscience de soi et
prendre conscience de son passé, présence à soi-même et présence de son passé ne
sont qu’une seule et même chose.”(HRH, p. 48.) C’est dire que l’humanisme n’est
vivant toujours en toute circonstance que dans la prise de la conscience de lui-même.
Si nous admettons que le christianisme est la prise de conscience la plus aiguë de
la situation de l’homme, il y a un lieu qui pourra reconnaître dans le christianisme
l’humanisme par excellence, mais du même coup il ne s’agirait plus d’« humanisme
chrétien ».298 Dans ce contexte d’une histoire vraie, la Bible enseigne que l’homme a
été l’objet d’une attention particulière puisque Dieu l’a créé à son image. Alors, elle
dit que l’homme doit chercher sa raison d’être en haut : il n’est ni animal ni une
machine. Mais, si l’homme ne connaît pas son besoin de se rattacher à ce qui est audessus de lui, il a tendance à s’identifier au-dessous de lui, à l’animal, à la machine,
etc. Si l’homme est ainsi rompu d’en haut, il est condamné à être dominé par le
temps et le hasard qui ne peuvent pas transformer l’impersonnel en personnel : il n’y
a pas d’autre solution. La crise de l’humanisme ne peut être tranchée ni par
l’humanisme lui-même ni n’importe quel « -isme ». C’est pourquoi nous avons à voir
l’origine de l’être humain en haut. En l’occurrence, la crise de l’humanisme conduit
l’homme à retourner à son origine et à écouter la Parole de Dieu. Elaboré à l’issue de
l’expérience-choc, un nouvel humanisme qui prend conscience de soi se place pour
Thévenaz « devant Dieu », mais non pas « en Dieu ».
298
. Notre penseur prétend que l’humanisme chrétien n’existe pas dans la mesure où “un « humanisme
chrétien » lié à la notion d’imitation de Jésus-Christ serait donc une doctrine de
l’homme(anthropologie) plutôt qu’un humanisme”(HRH, p. 47.).
250
CHAPITRE II : LA RAISON ET LA CONTINGENCE
1. LA CONTINGENCE DE LA RAISON
Il est indiscutable que le problème de la contingence passe par le centre de la
philosophie moderne. Selon Brun, “Chez les savants tout d’abord qui prétendent que
le monde et la vie sont nés de ces hasards à l’occasion desquels des particules
matérielles se sont agrégées entre elles, répétant ainsi Démocrite. Chez les artistes
ensuite qui cultivent les happenings, la musique aléatoire, l’action painting, l’écriture
automatique ou les « cadavres exquis ». Chez l’homme de la rue enfin qui cherche
les rencontres nées du hasard et qui met ses espoirs dans les hasards fertiles.”299
Ainsi, il semble que le dieu Hasard de Nietzsche soit incarné dans les divers
domaines au XXe siècle. Cette thèse de la contingence invite l’homme contemporain
à réenchanter le monde : le futurisme réenchante le monde par la technique, le
surréalisme par les mots et les images et l’existentialisme, en particulier Sartre par la
Révolution. En fonction de ces réenchantements, pouvons-nous être délivrés de la
morsure de la contingence ?
A la différence de Husserl qui entreprend de fonder par le sujet transcendantal la
philosophie comme science rigoureuse, Heidegger, au fur et à mesure de la
conception de la vérité cachée, prend la direction de l’étant à l’Etre pour laisser voir
l’être des choses. En reprenant aussi l’idée husserlienne que l’homme est un êtredans-le-monde, selon Brun, il ajoute que “L’homme est également un être-pour-lamort ; il mourra et il le sait. Cette mort introduit dans notre existence la contingence
absolue, voire l’absurde ; car, si nous savons que nous mourrons, nous ignorons
quand et comment nous mourrons ; de plus la solution du problème de la mort
dépend d’une expérience dont nous sommes totalement privés : nous sommes jetés
dans le monde pour y mourir. L’homme est donc l’être du souci, un souci qui n’est
autre que le temps, intervalle qui sépare la naissance de la mort.”300 A partir de cette
contingence absolue de la mort, Heidegger s’aperçoit la limite de la philosophie
existentialiste : une telle analyse heideggerienne de l’étant dévoile l’absurde radical
de l’existence.
299
300
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 340.
. Ibid., p. 349.
251
Pour Heidegger, c’est le Dasein qui est une structure plus nettement
ontologique par laquelle l’homme est ouvert sur le monde. Il remontera donc à un
fondement radical de l’être à partir de cette analyse du Dasein qui pénétra de part en
part dans son ontologie fondamentale et fera dévoiler l’être en particulier dans L’Etre
et le Temps, comme celle de la conscience intentionnelle chez Husserl déployait le
monde. Les structures ontologiques de l’existence humaine se déploient pour lui
comme “être-au-monde, souci, temporalité, historicité, tonalité affective, etc.” et les
thèmes existentiels et vécus de Kierkegaard “angoisse, possibilité, répétition,
décision, etc.” représentent comme “des structures existentiales du Dasein”. A
l’opposition
du
transcendantalisme
phénoménologique
husserlien,
la
phénoménologie existentiale de Heidegger “se signalera d’emblée par une perte
(provisoire du moins) ou une mise entre parenthèses de l’homme concret”(HM, p.
65.) par la réduction phénoménologique. Face à sa contingence absolue, aux yeux de
Heidegger, l’homme prend conscience ainsi de sa finitude et, dès lors, parvient à se
débarrasser de son état de la faute, ou d’inauthentique. A la différence de Husserl qui
fait fond sur le pouvoir illimité de la raison pour établir la science rigoureuse, il le
refuse ainsi et reconnaît la contingence de la raison.
Dans son Humanisme et terreur, Merleau-Ponty, lui aussi, montre que le monde
est fondamentalement contingent : “Le monde humain est un système ouvert ou
inachevé et la même contingence fondamentale qui la menace de discordance le
soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d’en désespérer, à condition
seulement qu’on se rappelle que les appareils, ce sont des hommes, et qu’on
maintienne et multiplie les rapports d’homme à homme.”301 A partir de cette thèse de
la contingence, en nous éveillant l’importance de l’événement et de l’action, il nous
montre que “l’humanité sera en acte, comme si elle disposait de quelque
connaissance séparée et n’était pas, elle aussi, embarquée dans l’expérience, dont elle
n’est qu’une conscience plus aiguë ”302.
Dans la mesure où il y a de l’imprévisible dans le monde spirituel ainsi que
physique, l’homme se heurte ainsi à la contingence. La raison humaine « en
situation » historique se rend compte qu’elle est un être contingent dans son
expérience. Autrement dit, elle voit sa contingence dans la situation et le monde que
l’homme se reconnaît à soi-même. Dans la conscience de l’histoire, la raison est ainsi
301
302
. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, p. 309, Editions Gallimard, Paris, 1947.
. Ibid., p. 310.
252
exposée à la morsure de la contingence. Si l’historicité peut se définir par la
conscience de la contingence, par le fait d’être vraiment à découvert par rapport à
l’événement, son sens et sa radicalité le seront. Autrement dit, dans la mesure où la
raison humaine est censée être comme fondamentalement historique, elle se dévoile à
son tour radicalement contingente. Pourtant, nous ne pouvons pas manquer
d’imaginer la force destructrice de cette affirmation. Si nous reconnaissons la
contingence radicale de la raison humaine, ne sommes-nous pas alors obligés de
déclarer la déchéance de la raison ? Car, comme le dit justement Miéville, il est
indéniable que cette thèse de la contingence “fait surgir les plus graves réserves, et
elle touche au problème théologique, du moment que la foi chrétienne entend se
baser sur des faits entrés dans l’histoire”
303
. Dès lors, Miéville prétendra
l’impossibilité de la thèse de la radicale contingence de la raison : “Si nous
supposons contingentes les normes directrices et les catégories fondamentales de la
raison, quelle assurance pourrons-nous avoir que ce qui s’impose aujourd’hui comme
un fait historique (probable ou certain) – la venue du Christ, par ex. – conservera ce
caractère aux yeux d’une raison qui demain obéirait à d’autres lois ? ”304 Il nous
semble qu’il a une bonne raison de dire ainsi. Car l’existence de Platon et ou du
Christ est indubitable par aucune thèse qui affirme la contingence radicale de la
raison. En d’autres termes, elle est un fait absolu qui ne peut pas être en doute.
C’est pourquoi Miéville affirme que ce n’est pas cet absolu qui se brise, mais la
thèse en question qui implique un cercle manifeste : “si les normes fondamentales de
la raison sont contingentes et conséquemment variables, cette affirmation ne sera
vraie que pour un temps, elle sera peut-être fausse demain. […] Une raison
« désabsolutisée » jusqu’à ne plus contenir ce point de référence stable qu’est « le
fond normatif » (l’expression est de Jean Piaget) de sa législation interne est
dépourvue de cette « assise ontologique et éternelle » que Pierre Thévenaz voudrait
lui assurer tout en la déclarant « contingente » – ce qui est contradictoire du moment
que ce statut doit lui être reconnu par un acte de pensée où la raison a sa part, si l’on
veut qu’il ait un sens.”305 A mesure de cette critique de Miéville sur la thèse de la
contingence, Thévenaz, qui prétend la contingence des normes directrices et des
catégories fondamentales de la raison, est-il tombé dans un relativisme
sceptique malgré lui ? Comme le dit Miéville, par cette thèse de la contingence,
303
304
. H.-L. Miéville, ,“Autour de Pierre Thévenaz : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 9.
. Ibid.
253
Thévenaz a-t-il perdu l’assise ontologique et éternelle de la raison désabsolutisée ?
Cependant, pour Thévenaz, la contingence n’est pas le symptôme de la
défaillance de la raison : “Cette contingence n’est pas le signe de la faiblesse de la
raison ou de l’incertitude de ses jugements : 2 + 2 feront toujours 4, mais cette vérité
sera à sa place. Par la reconnaissance de sa contingence la raison acquiert toute sa
force : celle d’un levain qui fait lever la pâte de l’expérience.”(HRH, p. 155.) En
d’autres termes, la découverte de la contingence marque l’approfondissement de la
conscience de soi de l’homme ; c’est par là même qu’elle nous ouvre une voie à la
vérité. En somme, selon Thévenaz, la reconnaissance de la contingence de la raison
ne ramène l’homme ni au scepticisme, ni à l’agnosticisme, mais plutôt à la prise de
conscience de soi : “Cette contingence du sens et de la rationalité, c’est-à-dire cette
possibilité jamais exclue que le sens soit un non-sens dernier ou que la rationalité de
la raison se révèle, en face d’un événement historique nouveau, une pseudorationalité, une rationalité chargée de subjectivité inconsciente ou une rationalité non
fondée, ce n’est pas une servitude comme ce le serait pour une raison divine ou innée
à elle-même. Cette possibilité de non-sens, qui fait son historicité foncière, est
vraiment une libération.”(HRH, p. 173.) Reconnaître cette possibilité de non-sens ou
cette contingence de la raison, ce n’est plus la prémisse d’une abdication de la raison,
mais conquérir sa libération de l’ignorance de soi. En ce sens, on peut dire que la
contingence est la source du sens et de la rationalité : “Si la possibilité du « nonsens », assumée comme possibilité, et non comme prémisse d’une abdication de la
raison, ouvre la voie à la reconnaissance de la contingence du sens, c’est d’autre part
cette contingence qui, en dernière analyse, se révèle donatrice du sens, comme le lieu
privilégié de l’historicité et de la vraie liberté de la raison philosophique.”306 A cet
égard, reconnaître l’historicité et la contingence de la raison, ce n’est pas perdre son
autonomie, mais plutôt la conquérir. A partir de là, ne faudrait-il pas reprendre la
notion d’autonomie ?
Dans cette perspective, la problématique de la contingence devrait pénétrer dans
les problèmes majeurs de la philosophie contemporaine : notamment le problème des
valeurs et la question éthique. Ce problème conduira notre penseur à « la recherche
du radical » plutôt qu’à « la récupération de l’idée d’infini », liée à un absolu. Afin
de prendre conscience de sa contingence qui est la source du sens et de la rationalité,
305
306
. Ibid., p. 10.
. D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 182.
254
il faut que la raison soit désabsolutisée, dédivinisée. En ce sens, la prise de
conscience de sa contingence marque l’approfondissement de la conscience de la
raison sur elle-même, en se dépouillant de sa propre ignorance.
2. PLURALISME
Si le libéralisme de la Réforme, qui se glisse plus tard dans l’humanisme, a
ouvert la porte du pluralisme religieux, celui de la Renaissance la porte du pluralisme
philosophique, pourrait-on dire. Influencé par les Lumières, Herder, en soulignant le
Volksgeist dans son livre intitulé les Idées pour la philosophie de l’histoire de
l’humanité307(1784), soutient le pluralisme des cultures selon l’idée de la liberté de la
conscience. En somme, en mettant l’accent sur le génie de chaque nation et sur la
spécificité de chaque peuple, il prétend le relativisme culturel. Dans la mesure où
celui-ci se retrouve tout entier aujourd’hui dans le contexte de la mondialisation, il
conviendra de réexaminer le pluralisme pour comprendre la crise de la culture
d’aujourd’hui et pour en saisir la cause.
Dans l’Introduction de ce livre, comme le dit M. Rouché, Herder “ne veut pas
entendre parler de « races humaines » (Chapitre 1 du Livre VII, S., XIII, p. 252),
mais seulement de « peuples » différenciés après coup par la langue et la civilisation
mais demeurant frères par le sang.”308 Cette notion herdérienne de « peuple » montre
bien le pluralisme des cultures qui est composé de la langue et des manifestations
culturelles et littéraires du génie de chaque peuple : “Le génie national
(« Volksgeist ») se trouve ainsi défini non d’en haut et politiquement par la dynastie
ou l’Etat, mais d’en bas et littérairement par le langage et la vie culturelle, c’est-àdire par des phénomènes collectifs à la fois populaires et nationaux.”309 Cette notion
de « peuple » de Herder, conformément au cosmopolitisme déiste du XIIIe siècle, est
ainsi définie par la langue et la culture sans avoir recours à l’Etat d’Ancien Régime
et implique que “La diversité et l’originalité des peuples sont donc de droit divin”310.
307
. J.G. Herder, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Choix de textes, Introduction,
traduction, notes, par Max Rouché, Editions Montaigne, Paris, 1962 ; Introduction, notes et dossier
par Marc Crépon, Presses Pocket, 1991.
308
. Ibid., p. 29.
309
. Ibid., p. 41.
310
. Ibid., p. 42. Selon Max Rouché, “Chez Herder, l’humanisme rationaliste reste pacifiquement
associé au christianisme, mais l’a vidé de sa substance : la quatrième partie des Idées atteste le
255
En ce sens, le pluralisme herdérien enracine à la fois dans la langue et la culture et
dans l’origine divine.
Cependant, en ce que le Volksgeist engendre des phénomènes collectifs
populaires et nationaux, nous pouvons trouver dans la perspective de Herder “une
sorte de fragmentation de la Volonté générale ”311 selon le nombre des nations : les
volontés générales sont régionalisées comme l’esprit national qui animent sa propre
langue et sa propre culture et correspondent alors à une individualité
particulière. Cette notion de Volonté générale conduira à ne respecter que des
volontés générales. A ce point, Brun estime que “Ce pluralisme des cultures en arrive
à faire disparaître toute distinction entre la civilisation et la barbarie, car au nom de
quoi pourrait-on préférer telle culture à telle autre si toutes sont respectables parce
que chacune provient d’une collectivité qui s’exprime en elle ? Tout cela nous
conduit de l’apologie du « bon sauvage » à La Pensée sauvage de Lévi-Strauss. Le
désir de ne s’appuyer que sur des faits et de récuser toute transcendance permettant
de les juger s’achève par un respect des faits en tant que tels, c’est-à-dire par une
soumission inconditionnelle au C’est ainsi et pas autrement qui constituera le dernier
mot de la « sagesse » structuraliste.” 312 Le pluralisme des cultures nous conduira
ainsi à dévaloriser la culture en prétendant respecter toute culture. Cela privera de
nous la possibilité de la préférence ou tout au moins du choix. Néanmoins, il est vrai
qu’on préfère la civilisation à la barbarie. Cette idée de la régionalisation de la
Volonté générale ne pourrait pas enfin toucher la crise de la culture contemporaine.
De plus, si nous tenons le collectif pour le rationnel et alors le critère légitime du
jugement, comment la violence commise par la collectivité comme Auschwitz que
Lyotard prétend peut-elle être expliquée ? Si nous assumons que toutes cultures sont
respectables parce que chacune provient d’une collectivité, nous ne pouvons pas
l’expliquer. A cet égard, nous pourrons dire avec Brun : “Ainsi la Volonté générale,
la Raison, le culte du Fait sont devenus autant d’incarnations de ce nouveau
Léviathan, de ce « Gros animal » que les Temps Modernes croiront domestiquer
alors qu’ils ne feront que le libérer en le rendant encore plus barbare et en
s’imaginant lui donner l’occasion de devenir plus « authentiquement » sauvage.”313
En s’appuyant au fond sur l’idée que le collectif est le rationnel, le pluralisme des
triomphe de l’ « Aufklärung » sur l’orthodoxie chrétienne dans l’esprit même d’un évêque luthérien en
exercice. ”( Ibid., p. 67.)
311
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 225.
312
. Ibid.
313
. Ibid., p. 227.
256
cultures ne peut pas éviter la condamnation de la neutralisation des valeurs et de la
vérité, en enlevant la différence entre la civilisation et le sauvage. De plus, il
provoquera de plus en plus l’animalité de l’homme et ira vers l’esthétisation de celleci, en se détournant du plan moral. En l’occurrence, ce pluralisme qui constitue le
courant majeur de la pensée contemporaine est-il un nouvel « -isme » qui conduit la
société contemporaine selon la défaillance de la raison universelle, de la Volonté
générale ? Ou n’est-il qu’une idéologie qu’il faut dénoncer ?
En fait, la pluralité des philosophies peut s’expliquer par la diversité des points
de vue, des angles d’approche, par des expériences initiales différentes ou par des
accents mis sur tel ou tel aspect ou problème : elle peut s’expliquer par des
multiplicités ou des hétérogénéités. Cette pluralité semble connoter en effet la
contingence de la pensée en ce que la pluralité de sujets pensants “implique la part de
la contingence dans l’élaboration du savoir philosophique”314. Il est indéniable que le
concept de la contingence s’occupe ainsi la place importante dans la formation de la
pluralité.
La contingence est pour Hegel quelque chose qui doit disparaître dans le champ
de la philosophie : “Ce qui fait partie de la nature de la contingence rencontre
toujours le contingent et c’est ce destin qui constitue la nécessité. Ajoutons que le
concept et la philosophie font disparaître le point de vue de la pure contingence et
connaissent en elle, en tant qu’elle est l’apparence, son essence, la nécessité.”315 En
outre, il explicite dans La raison dans l’histoire que le but de la réflexion
philosophique est de chasser la contingence : “ La réflexion philosophique n’a
d’autre but que d’éliminer le hasard. La contingence est la même chose que la
nécessité extérieure : une nécessité qui se ramène à des causes qui elles-mêmes ne
sont que des circonstances externes. Nous devons chercher dans l’histoire un but
universel, le but final du monde - non un but particulier de l’esprit subjectif ou du
sentiment humain.” 316 Pour trouver le but final du monde, il est pour Hegel
indispensable d’exclure la contingence dans l’histoire puisque celle-ci empêche d’y
accéder.
Cependant, contrairement à cette idée hégélienne, pour Lyotard, la contingence
n’est plus l’objet de l’exclusion. Il refuse de prendre la réflexion philosophique pour
314
. G. Cottier , Histoire et connaissance de Dieu, op. cit., p. 54.
. Hegel, Principes de la philosophie du droit, ou Droit naturel et science de l’Etat en abrégé, op.
cit., p. 324.
316
. Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 48.
315
257
l’élimination du hasard. Plutôt, la contingence est pour lui une réalité indéniable. Il
s’agit donc de savoir s’il y a, en dépit de la pluralité et des oppositions des
philosophes marquées par les contingences du temps et des individualités, une unité
signifiante de l’histoire de la philosophie. Cette pluralité du sens et de la valeur est
pour Lyotard l’objet d’un différend insoluble puisqu’elle appartient à des régimes
incommensurables. En raison de l’incommensurabilité de leur pluralité, “ces genres
de discours constituent cet ensemble hétérogène et fragmenté, qui n’est pas
présentable en tant qu’objet à l’intuition car il n’existe que comme Idée, et qu’on
appelle Culture. Pour Lyotard comme pour Kant, la tâche première de la philosophie
critique c’est en effet de veiller sur le caractère « imprésentable » de cette Idée en
empêchant tout piétinement d’un genre de discours sur un autre, en empêchant toute
action totalisante d’une Faculté sur les autres qui traduirait cette Idée dans un
système unitaire. Cette « attitude gardienne » face à la pluralité des fins de la Culture
motive profondément le « retour à Kant » de Lyotard, retour qui signe la fin
définitive des aventures dialectiques et totalitaires de l’Idée.”317 Face à la pluralité
des fins de la Culture, Lyotard rejette ainsi tout l’effort de l’unité qui réduit
l’hétérogène dans un système unitaire et plutôt prétend activer la différence. Pour lui,
la Culture est l’ensemble des discours hétérogènes et fragmentés qui sont
incommensurables. En raison de cela, selon Gualandi, Lyotard affirme que “cette
pluralité ne donne pas lieu à une coexistence paisible mais à un combat incessant
entre différents régimes de phrases et genres de discours. Ce qui revient à dire que
« l’ontologie est immédiatement le politique », leitmotiv de la pensée de Lyotard.”318
La pluralité de la Culture implique donc pour Lyotard l’appel de la lutte permanente
de chaque culture : il y a là l’indispensabilité du différend incommensurable. Donc,
selon Lyotard, puisque la possibilité du consensus est exclue entre les différents
régimes de phrases et genres de discours, nous sommes condamnés à être toujours
encore en face de la lutte pour résoudre le différend que cette pluralité accompagne.
Si nous assumons tous les conflits comme le différend avec Lyotard, nous serons en
présence de la lutte permanente et insoluble. L’impossibilité de la solution ne nous
conduit qu’à la mélancolie et au désespoir.
Cet échec de la raison philosophique montre qu’elle n’est pas au moins
l’instrument adéquat à la quête d’une vérité philosophique dans la mesure où elle y
317
318
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 98.
. Ibid., p. 104.
258
reconnaît exhaustivement son impuissance. En présence de la pluralité de la Culture
qui implique un combat incessant et insoluble, en reconnaissant l’échec de la raison,
Lyotard prétend la dépasser, et, dès lors, esthétiser la philosophie qui le conduira
enfin à l’impasse. En ce sens, il est indéniable que le pluralisme conduit la société
contemporaine selon la défaillance de la raison universelle, de la Volonté générale.
Mais, il est aussi vrai qu’il aggrave de plus en plus la crise de la culture
contemporaine en respectant la diversité et l’individualité. En fin de compte, plus le
pluralisme développe, plus la société et la culture plongeront dans l’impasse
inextricable et insurmontable. Cette impasse conduira Lyotard à se tourner vers le
problème du langage en se détournant de l’esthétique.
CHAPITRE III : LANGAGE ET CONSCIENCE
1. L’ONTOLOGIE DES PHRASES
Un des traits centraux de la philosophie du XXe siècle est le tournant langagier
qui a mis le langage au cœur de la pensée contemporaine. En liant ce tournant
langagier au déclin des grands récits, Lyotard y voit une nouvelle « révolution
copernicienne » : “Le « tournant langagier » de la philosophie occidentale (les
dernières œuvres de Heidegger, la pénétration des philosophes anglo-américaines
dans la pensée européenne, le développement des technologies du langage) ;
corrélativement, le déclin des discours universalistes (les doctrines métaphysiques
des temps modernes : les récits du progrès, du socialisme, de l’abondance, du
savoir).”(DI, p. 11.) En raison de la défaillance des grands récits, la pensée
contemporaine est ainsi encline à réduire toutes les choses au niveau du langage.
Face à la question d’analogie et de passage des jeux de langage différents et
incommensurables, il souligne un rôle et un effet importants du tournant langagier de
la philosophie contemporaine : La condition postmoderne s’engage dans ce tournant
langagier et présuppose le langage sans dehors comme la théorie des jeux de langage
259
de Wittgenstein dans la période des Recherches philosophiques. Le différend
radicalise encore plus le problème du langage.
Nous pouvons dire que ce tournant langagier accomplit avec Le différend dans la
mesure où il réalise, selon Gualandi, “sa « révolution » la plus complète, en assignant
au langage une valeur presque absolue, épurée de toute référence à un dehors nonlangagier, à une Réalité « objective » et à un Sujet, empirique ou transcendantal,
individuel ou intersubjectif, extérieurs au langage”319. En affirmant que le langage est
sans dehors et en y attribuant une valeur presque absolue, il nous semble que Lyotard
accomplit ainsi cette révolution du tournant langagier. En rompant avec la pensée du
dehors du langage, il détache le langage de tous ses liens. Après la défaillance des
grands récits, c’est la phrase qui s’occupe de la place du héros véritable dans cette
révolution.
Selon cette idée, en réduisant l’opération de toute pensée à celle du langage,
Lyotard entreprend d’éviter le risque d’une réduction anthropologique de la théorie
des jeux de langage. En somme, il récuse que le langage se maîtrise par un sujet
anthropomorphique qui risque d’anthropologiser le langage. Dans Le différend,
Lyotard refuse l’anthropocentrisme des jeux de langage puisqu’il instrumentalise le
langage : “Au fond, on présuppose en général un langage, un langage naturellement
en paix avec lui-même, « communicationnel », par exemple agité seulement par les
volontés, les passions, les intentions des humains. Anthropocentrisme.”(DI, n° 188.)
Ici, la critique de Lyotard vise à la présupposition de l’idée de joueurs ayant un
pouvoir sur le langage et s’en servant comme d’un instrument. C’est-à-dire, il récuse
que l’homme a l’emprise sur le langage en tant qu’instrument communicationnel.
Comme l’indique bien Brügger, pour Lyotard, “le langage n’est pas quelque
chose dont « on » se sert, d’où l’emprunt du concept d’Ereignis chez Heidegger qui,
lui, met l’accent sur la relation homme-langage comme appropriation réciproque : les
joueurs ne sont pas pour ainsi dire placés « avant » le langage ni « en-dehors » de
celui-ci, mais ils le sont par lui au moment où la phrase arrive. […] De La condition
postmoderne au Différend apparaît une tentative de « désanthropologisation », un
mouvement qui va d’un conflit « anthropologique » vers un conflit « ontologique des
phrases ».” 320 Nous voyons ici le passage de la pragmatique à l’ontologie. En
319
. Ibid., pp. 78-79.
. Niels Brügger, “Où sont passés les jeux de langage?”, Niels Brügger, Finn Frandsen, Dominique
Pirotte, (éds), Lyotard, les déplacements philosophiques, avec un avertissement de Jean-François
Lyotard,Traduit du danois par Emile Danino, pp. 46-47, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1993.
320
260
somme, Lyotard passe de l’analyse des jeux de langage de La condition postmoderne
à une ontologie des phrases du Différend. Dans le centre de ce passage il y a
désanthropologisation du langage. En s’éloignant de Wittgenstein, il s’approche à cet
égard de Heidegger qui attribue le sens du langage à l’Etre lui-même sans avoir
recours à l’étant.
Lyotard prétend ainsi constamment dans le Différend que le sens n’est plus
déterminé par l’usage du sujet. Car pour lui le sujet n’est pas en état de disposer du
langage. Plutôt, selon Gualandi, Lyotard entend montrer que le sujet en tant
qu’« usager virtuel » du langage, “n’est qu’une fonction du langage, fonction
destinateur qui est toujours reliée aux autres trois instances – destinataire, sens et
référence – que le protagoniste principal du drame langagier, la phrase, dans son
« arriver » imprévisible, « présente ».”321 En rompant ainsi avec de la pensée d’un
dehors du langage qui n’est que celle anthropomorphique, il détache la place centrale
du sujet et la donne au langage. C’est la phrase qui présente, mais non pas le sujet.
Le sens du langage est donc déterminé par le langage lui-même, dispersé dans une
multiplicité de pratiques et grammaires différentes. Pour Lyotard c’est la
pragmatique langagière qui a libéré cette pluralité des pratiques linguistiques de
l’emprise de l’idéalisme.
La tâche du Différend consiste ainsi à élaborer l’ontologie de phrase. Il y prétend
l’existence d’une phrase comme « quoi » qui ne peut pas ne pas être : “Qu’il y ait des
propositions présuppose qu’il y ait des phrases. Quand on s’étonne qu’il y ait
quelque chose plutôt que rien, on s’étonne qu’il y ait une ou des phrases plutôt que :
pas de phrase.”(DI, n° 99.) Lyotard prétend ainsi l’impossibilité de « pas de phrase »
et alors la nécessité de l’existence d’une phrase et celle de son enchaînement : “Et
une phrase est nécessaire. Il faut enchaîner. Cela n’est pas une obligation, un Sollen,
mais une nécessité, un Müssen. Enchaîner est nécessaire…”(DI, n° 102.) Lyotard
précise la signification de « Et une phrase est nécessaire » : “l’absence de phrase (le
silence, etc.) ou l’absence d’enchaînement (le commencement, la fin, le désordre, le
néant, etc.) sont aussi des phrases. Qu’est-ce qui distingue ces phrases-là des autres ?
Equivocité, sentiment, « souhaits » (exclamation), etc. […].”(DI, n° 105.) En somme,
il affirme que l’absence de phrase ou celle d’enchaînement marque les phrases, dans
la mesure où l’univers de phrase surgit de l’absence de phrase qui ouvre l’univers ou
de l’enchaînement qui le ferme à son tour par la synthèse : si une phrase se présente
321
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., pp. 79-80.
261
pour lui comme une puissance d’ouverture d’un univers, l’enchaînement une
puissance de fermeture d’univers qui enchaîne toute phrase singulière aux règles. En
bref, l’univers de phrase présente l’événement ontologique qui est contingent.
Lyotard entreprend ainsi d’élargir, par la doctrine de la phrase, l’attitude
philosophique de l’écoute des différends. Alors, pour lui, ce qui compte, c’est
l’attitude d’écoute de l’événement contingent.
Suivant à cette idée, puisqu’il n’y a pas de dehors du langage, les instances de la
pragmatique – destinateur, destinataire, sens et référence – sont complètement
transposées à l’intérieur de phrase. Donc, pour Lyotard, il n’y aurait pas rien
indépendamment d’une phrase : “Il y a autant d’univers que de phrases. Et autant de
situations des instances que d’univers.”(DI, n° 122.) En ce sens, Lyotard en arrive à
dire comme suit : “Une phrase présente au moins un univers […]. Quels que soient
les régimes auxquels elle obéit, elle comporte un Il y a. Il y a ce qui est signifié, ce
dont c’est signifié, à qui et par qui ça l’est : un univers. Au moins, un univers, parce
que le sens, le référent, le destinateur, le destinataire peuvent être équivoques
[…].”(DI, n° 111.) Dans cette perspective pragmatique, l’univers que présente une
phrase n’est donc présenté ni à l’objet de la connaissance ni à son sujet : “L’univers
est là autant que la phrase est le cas. Un « sujet » est situé dans un univers présenté
par une phrase. Quand même le sujet est déclaré hors monde, en tant que destinataire
ou destinateur de la présentation, Je pensant chez Descartes, Ego transcendantal chez
Husserl, source de la loi morale chez Kant, sujet chez Wittgenstein (TLP : 5. 632 ;
TB : 7.8.1916 sq), – ce sujet n’en est pas moins situé au sein de l’univers que
présente la phrase philosophique qui le déclare hors monde.”(DI, n° 119.) Bref,
l’univers que présente la phrase philosophique est composé des instances
pragmatiques : destinateur, destinataire, sens et référence et le sujet est situé au sein
de l’univers en tant qu’instance.
Cependant, nous aimerions ici indiquer que l’ontologie de phrase de Lyotard
n’est pas suffisante pour sauver l’honneur de penser. Car même s’il a surmonté par le
tournant langagier l’illusion d’un dehors du langage, il semble qu’il retombe dans le
glossocentrisme en imposant au langage une force fabuleuse qui donne le sens et
engendre la réalité. Comme l’indique bien N. Brügger, “lorsque Lyotard conteste la
maîtrise et l’emploi du langage par l’homme, il le fait par un simple retournement de
cette relation, de sorte que maintenant, c’est le langage qui nous maîtrise, nous utilise
262
à partir de sa volonté à lui.” 322 Lyotard plonge ainsi dans le glossocentrisme en
privilégiant
le
langage
comme
point
de
départ
d’une
rupture
avec
l’anthropocentrisme. Pour fournir au langage une force fabuleuse, une force créatrice
du sens et celle génératrice de la réalité, il nous semble qu’il a extrêmement chassé
l’homme en dehors du sens du langage. Mais, il est vrai que l’homme ne peut être
conçu sans langage, mais le langage de son côté est impossible sans l’homme. En ce
sens, l’exclusion de l’homme ne donne lieu qu’à la séparation du rapport entre
l’homme et le langage.
2. LANGUE MATERNELLE ET CONSCIENCE
Dans la mesure où elle confère au langage quasi-toute puissance et met l’homme
sous lui, l’ontologie de phrase de Lyotard ne nous semble pas être soutenue. Car ni la
désanthropologisation du langage ni l’écoute des différends n’assure le sens. Si nous
reconnaissons qu’indépendamment de l’homme, le langage lui-même est le donneur
du sens et le générateur de la réalité, l’homme cessera être la mesure des toutes
choses et fera partie de la vie du langage. Mais, pour nous, sans la conscience il n’y a
pas de sens. Si nous avons confiance en une ignorance et y imposons une naïveté,
nous serions destinés à justifier le mal et le péché malgré nous. C’est pourquoi nous
désirons examiner la relation entre le langage et la conscience.
Comme nous l’avons vu plus haut, de même que le passé, le thème central de
son article intitulé “Présence du passé”(publié en 1948), de même la langue
maternelle est aussi pour Thévenaz un élément essentiel de la composition de la
culture : la langue maternelle est pour lui le seul langage naturel de l’homme dans
son article intitulé “Langage et conscience”(paru en 1954). Dans la mesure où la
langue est la conscience de soi et du monde, le rapport entre le langage et la
conscience semble intime. Alors, nous allons ici analyser la relation de la langue
maternelle avec la conscience pour avoir accès au problème de la culture.
En fait, la langue maternelle, prise comme totalité, dépasse notre contrôle :
“Nous sommes, nous dit Thévenaz, à l’intérieur d’elle, nous grandissons et vivons en
elle, comme le poisson dans l’eau. C’est comme un espace vital dans lequel nous
nous mouvons, comme notre corps, comme la chair de notre chair. Non pas un
322
. N. Brügger, “Où sont passés les jeux de langage?”, op. cit., p. 50.
263
ensemble de signes conventionnels et modifiables, mais un milieu organique, une
ambiance vécue, un air qu’on respire et qui nous pénètre jusqu’à la moelle.”(HRH, p.
50.) Nous pouvons trouver cette idée chez Bergson qui disait “« Corps
immatériel »[Bergson, L’Evolution créatrice, 20e éd., 1917, p. 287. ] du
langage”(HRH, p. 50). Et chez Sartre, le langage est une condition ontologique : “Du
seul fait que, quoi que je fasse, mes actes librement conçus et exécutés, mes pro-jets
vers mes possibilités ont dehors un sens qui m’échappe et que j’éprouve, je suis
langage. C’est en ce sens – et en ce sens seulement – que Heidegger a raison de
déclarer que : je suis ce que je dis.”323 Ainsi, Sartre met en lumière que le langage est
une condition de l’être : “Ce langage n’est pas, en effet, un instinct de la créature
humaine constituée, il n’est pas non plus une invention de notre subjectivité ; mais il
ne faut pas non plus le ramener au pur « être-hors-de-soi » du « Dasein ». Il fait
partie de la condition humaine[…] Il ne se distingue donc pas de la reconnaissance
de l’existence d’autrui. Le surgissement de l’autre en face de moi comme regard fait
surgir le langage comme condition de mon être.”324 En ce sens, d’après Thévenaz,
Sartre dira que le langage est « Corps verbal » : “« Le parleur est en situation dans le
langage, investi par les mots…, il les manœuvre de dedans, il les sent comme son
corps »[Sartre, Situations II, op. cit., p.65].”(HRH, p. 50) Il soutient ainsi la relation
intime entre l’homme et le langage au point que ce premier se situe dans la situation
du langage.
Thévenaz, lui aussi, soutient le lien inséparable entre l’homme et le langage :
“Lorsque je dis « table », le mot renvoie à la table réelle et fait corps avec elle ou
même s’efface pour ainsi dire comme signe. Les mots ne servent pas simplement à
me faire entendre de mon interlocuteur. Ils constituent la réalité naturelle elle-même.
Rouge, bleu, ce sont les couleurs elles-mêmes et non pas une convention par laquelle
nous nous accorderions à appeler rouge ce que déjà nous percevrions sans mot, avant
le mot.”(HRH, p. 51) Thévenaz montre ici que dans la mesure précisément où le mot
dans la langue maternelle fait corps avec la chose, la langue maternelle est seule la
langue naturelle de l’homme. Les mots ne sont pour lui considérés ni seulement
comme l’instrument communicationnel ni seulement comme la convention sur
laquelle Austin porte la théorie des actes du langage.
323
324
. Sartre, L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, p. 413, Gallimard, Paris,1943.
. Ibid.
264
D’abord, selon Thévenaz, la langue maternelle n’a rien à voir avec la langue
instrumentale dans la mesure où celle-là nous colle aux choses et à nous-mêmes :
“En elle le monde naît à notre conscience. […] Notre langage est notre conscience,
notre conscience du monde ou notre monde conscient ; il peut l’être parce qu’il n’est
pas instrument, parce qu’il n’est pas simplement monde de signes. Tout langage
instrumental n’est conscient que parce qu’il prend appui sur une langue maternelle
ou s’enracine en elle. Sans la langue maternelle, point d’espéranto possible.”(HRH,
p.52) Nous pouvons donc dire que c’est seule la langue maternelle qui embrasse sans
limite tout le monde de notre expérience. En ce sens, il est incontestable de parler ce
primat de langue maternelle sur la langue instrumentale. Elle n’est pas au même
niveau d’autres langues, mais leur source. Autrement dit, elle est le lieu même où la
conscience naît. Et puis, nous ne pouvons nous servir des mots par convention que
s’il y a préalablement un signe indifférent et interchangeable pour une chose : tous
les mots ont à être nommés d’abord une fois dans la langue maternelle puisque les
mots de la langue maternelle ne sont ni mobiles ni interchangeables. Cela revient à
dire que la langue maternelle se serve de mots parfaitement transparents du moins
dans le cas des objets familiers.
En ce sens, Thévenaz a une bonne raison de dire que “la langue maternelle est et
restera le style originel, foncier, unique de notre conscience”(HRH, p. 53.). Dès lors,
il écrira : “le corps verbal de la langue maternelle, c’est donc bien tout simplement le
monde. Et tout ce que les autres langages ou les langues étrangères viendront ensuite
nous apporter, ce ne sera pas l’ouverture d’autres mondes, mais l’enrichissement de
ce monde qui ne peut être qu’unique.”(HRH, p. 53.) Comme la conscience est une
seule et même, la langue maternelle est également unique dans notre conscience.
Nous ne pouvons donc pas conquérir les autres consciences dans les autres langages.
Nous ne pouvons voir s’incarner les autres langues que sous une forme de notre
langue maternelle unique ou de notre conscience maternelle unique. Cela amènera
Thévenaz à affirmer l’unité de la culture puisqu’elle n’est autre chose que notre
conscience du monde. En un mot, de même que nous n’avons qu’une
conscience, nous n’avons qu’une culture. Dès lors, nous pourrons dire que “la culture
étant conscience (de moi, de mon rapport au monde ou au savoir, etc.) et cette
conscience passant nécessairement par la langue maternelle, il n’y a pas de culture
qui ne soit langue maternelle”325. Toute culture est en un mot le tout de la conscience
325
. Y. Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, op. cit., p. 191.
265
et alors de la langue maternelle.
Dès lors, de même que ma relation vis-à-vis de moi-même, de même ma relation
au monde se transforme par l’ambiguïté du langage : ma conscience du monde qui
est naïve et immédiate jusqu’ici sera remplacée par une conscience médiate. A
proprement parler, nous revenons, par une conscience de soi, vers le monde. En
somme, dans la mesure où l’homme prend quelque distance par rapport à son corps,
c’est-à-dire où il entre en relation avec lui-même, il se caractérise d’une façon
différente avec l’animal qui est tellement même à son corps. A la différence de
l’animal qui n’avait qu’une Umwelt, l’homme aurait une Welt. Car il est sans doute
en autre relation à son corps, c’est-à-dire, il prend la distance à soi-même qui est la
conscience de soi. Si la relation de l’homme à son corps est ainsi différente de celle
de l’animal à son corps, dans quel point sont-elles différentes ? A cette question,
Thévenaz répondra : “Précisément à cause du langage. C’est le langage (et ses
équivoques) qui lui a permis de se détacher un peu de son corps.”(HRH, p. 59.)
Autrement dit, rendre possible la prise de distance entre l’homme et son corps, c’est
le langage. Prise par le langage, cette distance est la condition de la prise de
conscience de soi et du monde. Car nous ne pouvons prendre conscience de soi et du
monde que lorsqu’il y a une distance entre nous et les choses ou les mots. En un mot,
le langage n’est autre chose que la distance prise par rapport aux choses et aux mots.
C’est cette distance qui entraîne pour ainsi dire la prise de conscience. C’est là que
l’on passe de la prise de conscience à la conscience de soi.
A partir de ces analyses sur le rapport entre le langage et la conscience,
Thévenaz entend montrer que c’est grâce au langage que l’homme passe “du monde
comme Umwelt au monde de la culture, c’est-à-dire à un tout nouveau commerce
avec les choses, les mots, et naturellement aussi avec les hommes et avec luimême”(HRH, p. 61.). Notre penseur fait remarquer ici la nouveauté de cette relation,
accompagnée par le passage et en même temps son rôle : “Ce nouveau rapport est
désormais actif, personnel et volontaire : c’est par lui que l’homme prend peu à peu
conscience de son moi et surtout de sa responsabilité vis-à-vis du monde et du sens
du monde.”(HRH, p. 61.) En bref, c’est le langage qui nous amène du monde naturel
au monde humain. Ce nouveau rapport qu’engendre ce passage nous fera atteindre à
la nouvelle compréhension par rapport non seulement aux choses et aux mots, mais à
nous-mêmes.
266
Dans la mesure où la langue maternelle nous permet de prendre conscience de
nous-mêmes ainsi que du monde, Thévenaz insistera sur l’unité de la culture : “La
langue maternelle reste donc l’unique lieu de la conscience ; elle était le lieu de la
conscience maternelle…”(HRH, p. 64.) Si la langue maternelle est l’unique lieu de la
conscience, il s’ensuit qu’il n’y a qu’une seule culture dans la langue maternelle. Car
selon lui, “Si la culture s’identifie à la conscience que nous prenons du monde et de
nous-mêmes, il n’y aura qu’une seule branche qui puisse être dite branche de
culture : c’est la langue maternelle ; une seule qui soit formatrice, la langue
maternelle. Toutes les autres branches enseignées seront, en regard d’elle, des
manières de réinstituer les significations les plus diverses des langues, de l’histoire,
des sciences naturelles, – mais de les réinstituer dans la langue maternelle et dans la
conscience maternelle.”(HRH, p. 65.) En somme, une seule branche de culture est la
langue maternelle et d’où dérive les autres branches326. C’est en ce sens précisément
que notre penseur refuse la culture générale et prétend qu’il y a une seule culture.
Ainsi donc, nous aurons à dire qu’il n’y a plus divers types de cultures : il n’y a
ni culture classique ou culture moderne, ni culture scientifique ou culture technique,
etc. Plutôt, selon Bridel, il faudrait dire “de divers types d’études, puisque toute
culture est liée à la langue maternelle et qu’elle est d’abord rapport à, conscience de
son savoir”327. Car ces divers types de cultures, “ce ne seraient que des mots et des
mots vides, des connaissances mortes ou verbales, si l’on s’imaginait que l’accent
culturel serait mis en ce cas sur les sciences, les langues modernes ou la technique.
[…] Il n’y a qu’une culture parce qu’il n’y a qu’une langue maternelle et parce que la
conscience est une.”(HRH, p. 66.) Autrement dit, l’unité de la culture est assurée de
celle d’une langue maternelle et de celle de la conscience. A vrai dire, dans la mesure
où notre langue maternelle nous a choisi la premier, nous ne pouvons pas la choisir
entre diverses cultures.328
De ce côté-là, nous pourrons soutenir la position de l’unité de la culture par
opposition à celle du pluralisme culturel. Le pluralisme de la culture, qui effondre
326
. Pour ainsi dire, c’est seulement par la langue maternelle que les mathématiques, le latin, l’histoire
sont des branches de culture et non pas par elles-mêmes : “parce qu’elles permettent, nous dit
Thévenaz, d’exprimer des significations nouvelles dans la langue maternelle et d’enrichir la
conscience de sa propre langue ou la conscience de soi dans sa propre langue, ce qui revient au
même.”(HRH, p. 66.) Il continue à écrire : “Ces branches ne seraient que lettres mortes et stériles pour
la conscience, si l’on pouvait imaginer qu’elles seraient des langages pour eux-mêmes qui ne
viendraient pas s’enraciner dans la conscience d’une langue maternelle.”(HRH, p. 66.)
327
. Y. Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, op. cit., p. 192.
328
. Par exemple, comme le latin et le grec ont choisi les occidentaux, ils ne peuvent pas avoir le choix
entre diverses cultures.
267
toute distinction entre la civilisation et la barbarie et qui neutralise la vérité et la
valeur, aggrave la crise de la culture contemporaine et ébranle le sol foncier de l’être
humaine. Cette idée ne peut pas toucher la crise et ne donnera lieu qu’à un combat
incessant entre diverses cultures dans cette crise. Là est la question. C’est pourquoi
nous nous proposons avec Thévenaz de l’unité de la culture qui nous permet d’avoir
accès à cette crise. Car cette prétention de l’unité permet de surmonter le relativisme
culturel ou le pluralisme culturel que Lyotard prétend.
3. LANGAGE ET HOMME
A partir de cette solidarité intime entre langage et conscience, nous avons vu que
c’est par le langage que l’homme devient homme et prend conscience de soi. Car
c’est dans et par le langage seulement que la créativité de la donation du sens et
l’interrogation et la critique de la raison s’exécutent. Dans ce contexte, J. Poulain
dira : “Le langage est un a priori de la connaissance et de l’action : il les conditionne
ainsi transcendantalement, mais il n’est pas encore ce qui déjà aussi limite les
activités des individus les uns à l’égard des autres : la façon dont les individus se
comprennent les uns les autres, dont ils s’identifient aux représentations verbales
qu’ils ont les uns des autres, détermine seule le champ de liberté d’action qu’ils
peuvent se reconnaître les uns aux autres.”329 Même si le langage précède ainsi la
connaissance et l’action, étant une conscience humaine, il ne peut pas dépasser
l’homme qui en est le porteur. Car le langage n’est ni divin, ni attaché à l’Etre, mais
humain seulement en tant que tel. Si nous reconnaissons que ce langage n’est pas
issu de l’au-delà de l’homme, mais de l’homme lui-même, il serait nécessaire de
reprendre le rapport du langage avec l’homme.
A la différence de Lyotard qui détache l’homme du sens, pour Thévenaz, c’est
l’homme qui fixe le sens variable. Contrairement à ce que Lyotard prétend, pour
Thévenaz, la reprise du langage va donc commencer par passer de l’ontologie en
l’anthropologie : “Le sens du monde, c’est à nous de le fixer, de l’instituer, de le
réinstituer consciemment. Il nous est donné parce que nous vivons dans un corps
329
. J. Poulain, De l’homme. Eléments d’anthropobiologie philosophique du langage, p. 17, Les
Editions du Cerf, Paris, 2001.
268
verbal et parce que nous vivons dans un monde, dans une nature et dans une histoire.
Il y a du sens partout, mais il est comme endormi ou implicite.”(HRH, p. 61.) Dans la
mesure où c’est à nous de réinstituer le sens du langage, le langage, qui n’a rien à
voir avec nous, n’est en somme que lettre morte ou simple instrument. Pour
remodeler la nature du texte donné, c’est nous qui devons recréer ou ressaisir les
sens.
Notre penseur affirmera alors : “Je reçois ce sens mais il n’est sens conscient que
si je le recrée. Il m’est donné, mais tout ce donné ne devient langage et conscience
que si volontairement je redonne et assume ce sens. Sinon il reste mot vide, formule
inintelligible, lettre morte, un son et non pas un sens, un assemblage de lettres et non
pas une signification.”(HRH, p. 62.) Il y a là notre responsabilité vis-à-vis du monde
et du sens du monde. Dans la mesure où le langage n’est ainsi qu’humain, nous
pouvons dire que la culture qu’est langage conscient est humanisme. Pour que les
mots redeviennent un langage et éveillent la conscience de soi, il faut des êtres
actifs, ceux qui revivent la culture. Dans la mesure où la culture dépend entièrement
du langage et où elle est en tout temps réinstitution du sens, elle est maintenant
conscience de soi, non pas le savoir. Maintenant, pour un être conscient, le sens n’est
pas entièrement fixé dans les mots, ni dans les choses. A la différence des mots et des
choses qui sont là, leur sens reste variable. La signification décolle du signe ainsi que
des mots. Autrement dit, le signe ne porte pas en lui-même la signification. Les
choses ne parlent pas par elles-mêmes, pas plus que le signe ne peut créer l’idée par
seulement lui-même.
Cependant, au contraire, pour Heidegger, il apparaît que celui qui parle n’est pas
l’homme, mais l’être. Dans la mesure où l’homme ne peut plus faire apparaître
l’Etre par aucune méthode, le monde de l’Etre dépasse pour lui le domaine de
l’homme. A partir de là, la préoccupation heideggerienne sur le souci de l’être se
déplace vers celle sur le langage. Car, d’après Thévenaz, le langage selon Heidegger
est “centre nouveau de la relation Etre-homme puisque l’Etre s’ouvre, s’extériorise,
s’exprime. Mais précisément, celui qui parle, ce n’est plus l’homme, c’est l’Etre : il
lance une voix dans le désert pour se susciter l’écho qui lui renverra sa Parole
solitaire. C’est l’Etre qui se crée l’oreille destinée à entendre et les mots porteurs de
sa révélation.”(HM, p. 69.) Comme Husserl prétend dans sa dernière période la
primauté du monde vécu vis-à-vis de la conscience, Heidegger, lui aussi, affirme la
269
primauté inconditionnelle de l’Etre. L’ontologie de Heidegger dépasse ainsi un
domaine d’une anthropologie.
Ce
renversement
du
rapport
entre
l’Etre
et
l’homme
le
conduira
immanquablement à abandonner la méthode phénoménologique. Car le dévoilement
de l’Etre n’est maintenant issu ni de l’analyse de l’étant ni de l’intentionnalité de la
conscience. C’est pourquoi il quitte du langage existentiel et anthropologique qu’il
prend pour avoir accès à l’Etre dans son L’Etre et le Temps. Autrement dit, pour
Thévenaz, il part d’en haut : “c’est l’Etre, conçu comme une sorte de puissance
obscure et cachée, qui consent à se manifester, qui se trace lui-même le lieu de son
ouverture, qui condescend à se donner ainsi à l’homme, comme une sorte de grâce, à
sortir de soi, à s’ex-primer, à se faire sens.”(HM, p. 68.) Il s’agit alors de l’Etre-sens.
Cette découverte de l’importance du langage l’invitera à faire la phénoménologie des
mots. Alors, à la différence de Husserl qui cherchait les significations dans le cadre
de l’intentionnalité de la conscience comme essence, Heidegger réduit, par la
méthode phénoménologique, le sens quotidien des mots afin de dévoiler les
significations implicites ou cachées, et de reprendre le langage humain à sa source
significative.
Cette réduction phénoménologique permet ainsi à Heidegger d’aboutir à la
nouvelle compréhension du langage. Dans la mesure où la réduction se révèle les
significations ensevelies dans des mots, selon Thévenaz, Heidegger a l’air de dire
que “les significations qui se dévoilent elles-mêmes comme des réalités objectives
sont des mots rechargés d’une plénitude de sens perdue, c’est dire que le langage
n’est plus l’instrument dont l’homme se sert pour s’exprimer, mais la révélation
même de l’Etre”(HM, p. 70.). Cela revient à dire qu’avant même que l’homme parle
ou pense, l’Etre parle à l’homme et rend possible le langage, la logique et la pensée.
Le langage selon Heidegger est donc le langage ontologique qui ne porte donc plus
des significations humaines. Pour Thévenaz, ce langage est “une sorte de langage
sacré ou de symbole mystérieux, une sorte de révélation de l’Etre dans le silence de
toutes les paroles humaines. Le philosophe, au sens courant du terme, devra se taire,
et c’est le poète et le « penseur » qui le relaieront.”(HM, p. 71.) Pour parler avec
Brun, dans la perspective heideggérienne, c’est le poète qui “fait apparaître
l’ouverture des choses, leur luminosité et leur caractère secret”330. Heidegger nous
330
.J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 351.
270
amène ainsi à une sorte de mystique spéculative. En dévoilant un monde de
résonances mystiques, il remonte jusqu’au Néant fondateur de l’Etre lui-même.
Après la guerre, en se détournant de l’existentialisme, Heidegger déclare que
l’histoire de la philosophie occidentale est celle de l’oubli de l’Etre pour l’attention
exclusive de l’étant : il cesse d’aller de l’étant à l’Etre et se met à s’approcher de
l’Etre lui-même pour dévoiler l’Etre. Maintenant, pour Heidegger, l’homme n’est pas
l’étant suprême, mais n’est qu’un existant parmi des autres ; il n’est pas l’Etre luimême. Il est donc indispensable de décentrer le Dasein, pour que l’Etre interpelle. A
partir de ce décentrement de l’étant, selon Thévenaz, “… Heidegger, soucieux
d’écarter tout langage instrumental, ne croit pouvoir l’éviter qu’en se référant à « la
voix aphone de l’Etre ». « Dans le penser, l’Etre en vient à s’exprimer. Le langage
est la demeure de l’Etre ». « Le langage est le langage de l’Etre comme les nuages
sont les nuages du ciel »[Uber den « Humanismus », 1947, p. 53 et 119.].”(HRH, p.
70.) A cet égard, on peut dire que Heidegger est celui qui “rêve ainsi d’entendre des
voix et d’être à sa façon celui qui transmet aux autres hommes les révélations d’un
langage divin”(HRH, p. 70.). C’est-à-dire que c’est à partir de l’écoute même que
sont exprimées et recréées les significations ensevelies dans le langage. Comme l’a
dit Heidegger, pouvons-nous jamais écouter les voix divines ?
Cette idée lui permet de dire que c’est finalement le texte ou une voix
mystérieuse qui nous parle des choses extraordinaires. Mais, pour éviter
l’instrumentalisation du langage, il fait fond sur l’ignorance naïve sur laquelle il
remplace indûment l’homme par l’Etre. C’est nous-mêmes qui sommes celui qui
parle et agit par un langage humain. C’est pourquoi Thévenaz refuse cette idée d’un
arrière-fond transcendant du langage chez Heidegger puisqu’elle devrait être tombée
dans le mysticisme du langage. Ce mysticisme heideggérien ne peut soutenir que
dans la philosophie qui présuppose l’Absolu. Heidegger entre ici dans la théologie
sans Dieu. Face à l’ambiguïté fondamentale de notre modernité, il prend le chemin
de la discrétion religieuse. Mais, comme le croit Heidegger, le langage n’est pas
divin mais plutôt humain dans la mesure où il est issu de l’homme. Le langage
n’émane pas de choses ni de mots ni de signe, mais de l’homme : “Et s’il est bien
vrai que la culture est conscience de soi, elle ne sera jamais qu’humanisme. Le
langage est humanisme, déjà à lui tout seul, si nous le parlons consciemment en
hommes : c’est pourquoi l’humanisme de la Renaissance a été restauration du
langage et recréation des mots.”(HRH, p. 71.) Ainsi Thévenaz entend rendre tout
271
entier le langage à l’homme. En somme, le langage appartient à l’homme et son sens
émane de l’homme. En ce sens, on pourra dire en termes de Nietzsche : le langage
est humain trop humain.
Dans la philosophie sans absolu, l’homme reste véritablement à hauteur
d’homme et résiste à la tentation de se diviniser. Comme le remarque Schaerer, ce
serait seule la philosophie sans absolu qui nous permet ainsi de trouver et de
renverser les idoles : “Telle, par exemple, l’idole du langage. Certains penseurs font
du langage un dieu dont nous serions les prêtres : « Les paroles sont portées par la
transcendance » écrit Jaspers, et Heidegger surenchérit : « Le langage est la demeure
de l’Etre ». La réalité est plus humble et plus terrestre : c’est nous qui parlons.”331 En
somme, l’idole du langage remplit le cœur de Heidegger et de Jaspers. Alors, ils
veulent devenir les prêtres du langage.
Dans cette perspective, comme le fait remarquer J. Brun, nous ne pouvons
manquer d’indiquer les dangers des études linguistiques à deux aspects : “Le danger
des études linguistiques est de réduire l’intersubjectif au social et à l’historique, la
perspective de réduction propre aux positivismes linguistiques ramène le langage à
une « chose » n’ayant qu’une valeur d’échange. D’un autre côté, le danger des
mysticismes linguistiques est de faire de la langue un hyperorganisme où viendraient
s’alimenter les fanatismes de toute sorte et de demander à l’homme qui parle de ne
tenir son discours que comme une phrase au sein d’une épopée dont il ne serait qu’un
élément abstrait.”332 Si le premier Wittgenstein correspond au premier, Heidegger au
dernier. Nous ne pouvons sortir de ces dangers – le fétichisme du langage et le
mysticisme linguistique – que si notre conscience se libère à la fois, par le langage,
du monde et des choses et que si elle libère à son tour le langage et les choses à partir
de la prise de conscience de soi.
4. L’AMBIGUÏTE DU LANGAGE
Au fur et à mesure de la relation intime entre la vérité et le langage, le discours
de la vérité a pour Lyotard recours à la puissance la plus radicale du langage. A cet
331
. René Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, Leçon inaugurale donnée le 1er novembre 1948, p. 174,
à l’Université de Lausanne. Une broch., 22 p., La Concorde, Lausanne, 1949.
332
. J. Brun, Les Conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, p. 242, Presses Universitaires de
France, Paris, 1961.
272
égard, Gualandi explique bien la philosophie pragmatique de Lyotard en tant que
sophiste : “Pour le sophiste, tout discours – même le plus savant, le discours de la
science ou de la philosophie – est inséparable de cette puissance « fictionnante »
intérieure au langage, de cette puissance mimétique, imitative, métaphorique,
analogisante.” 333 Le discours de la vérité est donc pour Lyotard envahi par cette
puissance fictionnante du langage. L’analyse lyotardienne de la philosophie
pragmatique du langage consiste à accuser la réduction des discours des formes
diverses à un seul, un discours de la vérité qui date de Platon. Car dans la perspective
pragmatique contemporaine cette réduction est une triple réduction qui se fait dans
les trois instances pragmatiques : le destinateur, le destinataire et la référence. Dans
la mesure où le discours théorique qui a pour but d’atteindre la vérité reçoit son
autorité d’une référence transcendantale qui est non seulement le modèle de l’Etre
mais aussi du Devoir, Lyotard remarque sa religiosité. Pour lui, il n’est que le produit
du langage ; alors il n’y a pas de référence qui n’ait recours au langage. C’est
pourquoi Lyotard passe de la religiosité du discours théorique au paganisme
pluraliste du sophiste.
Cette perspective pragmatique le conduit à séparer l’Etre de la conscience et à
faire valider l’autorité du premier comme chez Heidegger. En outre, en imposant au
langage une puissance radicale, il en arrive à affirmer que le langage donne le sens.
De ce point de vue, Lyotard réenchante le monde en dérivant du discours à la figure,
de la parole à l’image. Malgré son intention d’entreprendre d’éviter l’illusion
théorique, il a attribué l’absoluité au langage lui-même.334 Il y a là la question de la
perspective pragmatique du langage ! Vu que ni le sujet ni l’Etre ne donnent le sens
du langage, il ne lui reste que le langage. Donc, si le langage lui-même ne donne pas
le sens, il ne pourrait pas parler du sens. C’est pourquoi il impose au langage une
puissance fabuleuse et radicale.
Mais, en citant la phrase de Humboldt qui montre bien le lien entre le langage et
l’homme : “« Der Mensch ist nur Mensch durch sprache »”(HRH, p. 69.) et en
mettant l’accent sur Mensch, Thévenaz fera remarquer l’humanité du langage :
333
. A. Gualandi, Lyotard, op. cit., p. 27.
. Cf. J. Poulain, dans son article intitulé “L’expérimentation pragmatique de la raison”, précise la
condition de la possibilité du langage : “Si le langage fonctionne comme « esprit absolu » hégélien,
c’est dans une finitude aussi absolue que l’est cet esprit. C’est la finitude de ce jugement que
l’expérimentation de la raison se doit de respecter en renonçant à se l’approprier une fois pour toutes
dans un corps de règles juridiques, morales, politiques ou communicationnelles.”(J. Poulain,
“L’expérimentation pragmatique de la raison”, in Penser, au présent, p. 270, Editions L’Harmattan,
Paris, 1998.)
334
273
“l’homme devient homme par le langage. Le langage est humain ; la conscience de
soi est conscience à hauteur d’homme ; la culture rendue possible par l’équivoque du
langage est humanisme. Le langage ne nous hisse pas au-dessus de l’humain, ne nous
révèle pas le transcendant et le surhumain.”(HRH, p. 69.) Le langage est en un mot la
façon de l’être humain. Le rapport entre les mots et les choses dépend d’une
institution ou convention sociale pour la langue conventionnelle, alors qu’il est
naturellement accord pour la langue maternelle. Il semble que le langage possède une
sorte d’indépendance relative par rapport à la chose au point que le premier conquiert
la dernière. Cette ambiguïté du langage entraîne Thévenaz à séparer le monde du
sujet : “Les mots ne sont plus simplement rivés aux choses et ne s’effacent pas tout
simplement devant elles. Le langage n’est plus seulement la transparence ou le
dévoilement des choses à notre conscience.”(HRH, pp. 55-56.) Nous expérimentons
ici les désaccords entre les choses variables perpétuellement et les mots invariables,
attachés dans leur signification immobile. Dans la mesure où il est opaque, il est
indubitable que le langage, écarté des choses, n’est plus d’emblée réduit à la chose
réelle.
En ce que l’équivoque de ce langage rend possible la culture, Thévenaz dira :
“L’équivoque du langage est la condition de la conscience de soi et de la
culture.”(HRH, p. 64.) Il est évident que cette ambiguïté du langage n’est pas exclue
dans le processus de la recréation de la culture, mais plutôt y pénètre tout entière.
Dans cette idée, Thévenaz fait justement remarquer l’ambiguïté radicale du langage :
“il y a du jeu entre les choses et les mots, entre les mots et la conscience, et du même
coup entre la conscience et les choses, grâce au langage. Le langage se révèle alors
dans son ambiguïté première et essentielle. Cette ambiguïté n’est pas surajoutée par
la faute des hommes ou par la confusion de leur esprit. Non, déjà comme langage
naturel, il est ambigu. Le mot se révèle équivoque : il dit et ne dit pas, il montre et il
cache, [...].”(HRH, pp. 56-57.) Cette ambiguïté du langage décolle des significations
des mots : “Les significations sont comme des pigeons voyageurs ou de gracieuses
colombes qui vont et reviennent, jouent à cache-cache et vous glissent entre les
doigts. Nous avions cru que le langage avait la solidité et la consistance des choses,
mais non ! il est aérien et subtil.”(HRH, p. 57.) Il prétend ici l’ambiguïté du langage
lui-même : elle n’est pas ajoutée par l’homme ou par la faute de son usage, mais pour
ainsi dire innée. La signification du langage n’est donc pas fixé, mais fluide,
274
indéterminée. N’est-ce pas que ce décollement du langage des choses nous entraîne à
la confusion du langage ou au non-sens ?
Il est alors indéniable qu’exprimer par le langage, ce serait entrer dans
l’équivoque. Toutefois, à partir de là, il n’ensuit pas que nous devons nous défier du
langage. Le langage chez Bergson, loin d’être un révélateur, est plutôt un écran qui
nous marque la réalité. En parlant d’inexprimable, Bergson met bien en évidence tout
le caractère ambigu du langage. Comme le dit J. Brun, dans la perspective
bergsonienne, “d’une part, en effet, le langage est ce par quoi nous nous efforçons de
communiquer avec autrui, mais d’autre part, il est ce qui empêche toute communion
parfaite, car, en utilisant des mots, il conceptualise l’intuition et, par conséquent, la
trahit.”
335
Pour analyser d’inexprimable, il est pour lui indispensable de le
conceptualiser et cette conceptualisation le dénature. Car, en l’occurrence, l’analyse
fait de son contraire ce qui n’appartient pas à l’intuition. Voilà pourquoi Thévenaz
reproche à Berkeley ou Bergson d’être défiant trop vite du langage : “Berkeley
accusait le langage d’être abstrait alors que le réel qu’il est censé atteindre est concret
et sensible. Bergson l’accusait d’être statique alors que le réel est durée, mouvance,
changement, création perpétuelle de nouveauté inexprimable. Non ! Le langage est
simplement ambigu par nature : à la fois moyen de communication entre hommes,
moyen d’accès aux choses (le seul moyen), mais aussi écran, voile ou
obstacle.”(HRH, p. 57.) Nous voyons ici la faculté paradoxale du langage qui est à la
fois le moyen de la communication et celui de la rupture.
Cette ambiguïté du langage chez Thévenaz est naturelle et alors pénètre dans de
telles structures permanentes et invariables. Cette ambiguïté du langage nous invite
alors à décoller le lien entre le langage et la chose et celui entre la conscience et la
chose qu’ils semblaient former un tout organique fortement lié jusqu’ici. A partir du
langage délié, selon Thévenaz, nous verrons un certain intervalle entre les choses et
les mots, et aussi entre la conscience et les choses : “La conscience elle-même
décolle un peu, prend du jeu, prend ses distances par rapport au monde. Et cela grâce
au langage lui-même. Un langage naturel du type langue maternelle faisait de la
conscience une conscience adhérente au monde. Un langage équivoque permettra à
la conscience de se dégager des choses. Le langage ne cesse pas pour autant d’être le
lieu de ma conscience, d’être son corps verbal, mais la relation à ce corps et par lui
au monde se transforme considérablement.”(HRH, p. 58.) Ainsi, causé de
335
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 315.
275
l’équivoque du langage, le désaccord entre la conscience et le monde nous conduira à
reprendre la relation de la raison avec le sens qui allait de soi jusqu’ici. Le jeu de
l’équivoque permet ainsi de dévoiler la distance de la raison avec le sens. Si tel est le
cas, n’est-ce pas dire que le sens n’est-il pas issue de la raison philosophique ?
Il semble, à première vue, qu’il y ait un sens dans la raison et dans les choses.
Mais, au contraire, Thévenaz écrit : “Le sens n’est pas inscrit dans les choses, ou
dans la nature de la raison, il est à inscrire. La raison n’est pas donnée : elle a à se
donner pour telle.”(CRP, p. 50.) Voilà la différence essentielle entre l’accord et le
désaccord du sens avec la raison et avec les choses : c’est la raison qui donne à elle
son sens ainsi qu’aux choses leur sens de par sa liberté. En mettant ici entre
parenthèses par la méthode phénoménologique le sens, Thévenaz éclaire l’origine du
sens. Comme le dit André de Muralt, dans la perspective thévenazienne,
“L’accusation de folie est une suspension phénoménologique, mais plus radicale que
toute suspension phénoménologique, puisqu’elle suspend le sens même de la raison
et des choses[CRP, 59], et révèle la raison à elle-même comme conscience
constitutive de soi. La raison est donc libre dans la mesure où elle se donne librement
son sens, c’est-à-dire son essence.” 336 Par rapport à la problématique de la
constitution de sens, Thévenaz refuse ainsi l’essentialisme métaphysique et plutôt
adopte un existentialisme de la liberté. Le sens est en un mot constitué par la liberté
de la raison.
En ce sens, la mise entre parenthèses du sens de la raison et des choses n’est pas
seulement pour Thévenaz « une perte », mais se révèle comme « une liberté
conquise », comme « une libération ». En somme, par cette mise entre parenthèses, la
raison se sent affranchie en prenant ses distances vis-à-vis du sens. Par la mise entre
parenthèses du sens de la raison et des choses, nous reconnaissons maintenant que le
sens n’est pas donné d’emblée, mais est ce que doit être donné par la raison. Dans ce
cas-là, la raison n’a un sens pour elle que si elle n’accueille pas la possibilité de sa
folie. Mais, pour Thévenaz, “la rationalité ne va pas de soi et la folie n’est pas
exclue.” Donc, “le sens de la raison se lira en filigrane à travers l’imputation de
folie.”(CRP, p. 62.) Si la raison est ainsi en face de la possibilité de sa folie, elle ne
peut que soit l’accepter dans sa révolte soit la rejeter par sa liberté. Pénétrée par sa
folie tout entière du côté de sa liberté et de sa révolte, pour Thévenaz, la raison voit
dans la suspension l’identification entre le sens de sa folie et la folie de son sens : “le
336
. A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 45.
276
sens de la rationalité vers lequel la révolte de la raison est tendue tout entière ne peut
se gagner que dans l’acte libre d’une raison, par delà le sens de sa folie ou la folie de
son sens.”(CRP, pp. 62-63.) En ce sens précisément, le sens de la raison n’est issue
que de son activité libre. Dans cette perspective, Thévenaz est, dit André de Muralt,
“nominaliste, c’est-à-dire identifie, avec toute la philosophie moderne, la substance à
l’opération, la puissance à l’acte”337.
De ce point de vue, l’ambiguïté du langage nous amène à décoller le lien entre le
langage et la chose, celui entre la conscience et la chose et celui entre la raison et le
sens. Par la suspension, il se dévoile peu à peu que le sens n’est inscrit ni dans la
raison ni dans les choses, mais plutôt est à inscrire. Cette inscription se fait par
l’activité libre de la raison. Dès lors, la raison est affranchie du sens par la prise de
conscience de sa folie possible et l’acte libre de la raison libère à son tour le sens.
Même si le langage n’est plus tout simplement naturel en raison de la signification
non univoque des mots, en dépit du décollement du sens, il est sens dans la mesure
précisément où il repose toujours encore sur la langue maternelle naturelle.
5. LANGAGE ET COMMUNICATION
Si nous reconnaissons ainsi l’ambiguïté du langage qui est à la fois « le moyen
de la communication et occasion de rupture », comment est possible la
communication ? Dans ce contexte, en nous rappelant que de même que des
philosophes classiques tombaient dans la divinisation la raison, de même nous
retomberions dans celle du langage, pour éviter cet écueil et pour désabsolutiser le
langage, il faut, pour Widmer, “confesser la souveraineté de la Parole divine, c’est-àdire reconnaître que nous ne pouvons en faire notre chose et notre bien”338. Dès lors,
il nous montre que la philosophie protestante se heurte à la question inévitable : “si le
langage du dialogue, la raison du philosophe sont strictement humains, toujours
approximatifs et susceptibles d’être corrigés, redressés, n’impliquent-ils pas des
structures permanentes, des constantes invariables, qui, pour n’être pas d’origine
divine, n’en sont pas moins transubjectives et transhistoriques ? Sinon, comment le
337
. Ibid., p. 58. Il note ici que Thévenaz réduit la substance à l’opération et la puissance à l’acte :
“pour Thévenaz, l’essence de la raison est son intentionnalité. Or, comme l’intentionnalité est le
propre du connaître humain, cela revient bien à dire que l’acte même de connaître est la « substance »
de la raison.”(Ibid., p. 59.)
338
. G. Widmer, “Pierre Thévenaz, croyant philosophe”, op. cit., p. 247.
277
dialogue serait-il encore possible et le travail de la raison valable ?” 339 Il entend
montrer ici que la condition humaine devrait supposer de telles structures pour que le
travail de la raison soit valable. De la même manière, l’histoire, l’engagement de
l’homme dans le monde actuel et l’attitude de l’homme devant Dieu devraient
impliquer aussi de telles structures. Selon Thévenaz, l’ambiguïté du langage pénètre
dans de telles structures. Il s’agit donc de savoir comment le dialogue est encore
possible malgré l’ambiguïté du langage.
Dans la mesure où la philosophie protestante dégage les structures constitutives
de l’existence, de la raison et de l’histoire, il vaudrait la peine de voir le problème du
langage dans la perspective chrétienne. Mais, il n’en reste pas moins que nous ne
devons pas chercher une garantie de la parole humaine dans la Parole divine. Si nous
reconnaissons que c’est seule la désabsolutisation du langage qui peut nous délivrer
de la chaîne équivoque du langage humain, il faudrait aussi reconnaître la
souveraineté absolue de la Parole divine qui ne peut pas être abordée par le langage
humain. Car sinon il n’y a pas d’autre issue. Nous sommes donc condamnés à
reconnaître que, par l’imputation de folie possible, de même que la raison est tout
entière humaine, de même le langage l’est. C’est pourquoi nous nous approchons
dans la perspective protestante du problème du langage. Alors, notre question est
celle-ci : en quoi consiste la désabsolutisation du langage avec la philosophie
protestante ?
Il nous semble que l’incarnation nous fait connaître les deux points importants.
D’abord, c’est par l’incarnation même que Le Verbe fait chair chrétien s’est adressé
aux hommes. Mais, le sens divin du Verbe n’est pas directement adressé aux
hommes. Car le langage de l’homme est humain et n’est pas le même avec celui de
Dieu. Alors, selon Thévenaz, “Dieu n’est accessible à l’homme qu’à travers le
langage humain qu’Il a voulu parler et à travers le témoignage écrit ou parlé des
Ecritures rédigées par des hommes dans le langage des hommes.”(HRH, p. 71.) Nous
pourrons d’ailleurs rencontrer avec Thévenaz dans l’Incarnation de Jésus-Christ la
justification de l’image du langage-corps. A partir de là, il est permis de dire : “Toute
conscience de soi serait conscience d’incarnation, prise de conscience de son corps,
corps verbal et culturel autant que physique. Et la conscience de soi du croyant serait
conscience de sa situation de créature ou témoignage rendu à l’Incarnation, puisque
Dieu n’a pas élevé l’homme au divin pour lui parler un langage transcendant, mais
339
. Ibid.
278
s’est abaissé et incarné pour lui parler son langage humain.”(HRH, p. 71.) Il y a là
l’importance de langage humain qui consiste à son corps physique, verbal et culturel.
Dans la perspective chrétienne, le langage est ainsi compris comme le langage
humain et langage-corps. Dans le cheminement de sa réflexion, Thévenaz prend
constamment et intimement une méthode du dialogue avec nous et avec autres
philosophes. Son œuvre nous touche l’intime intériorité et nous fait partager la
philosophie de la condition de l’homme. Sa philosophie du dialogue nous ouvre le
lieu à entendre une parole humaine qui vient de l’homme et qui retourne à l’homme.
La Sainte Bible nous montre que la création du langage appartient à l’homme.
Nous pouvons trouver la preuve cruciale par rapport à l’origine du langage dans la
Genèse. En somme, après avoir formé de la terre tous les animaux et tous les
oiseaux, “… Il (Dieu) les fit venir vers l’homme pour voir comment il les appellerait,
et afin que tout être vivant porte le nom que l’homme lui aurait donné. L’homme
donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des
champs...” 340 Dans la mesure précisément où « tous les noms que l’homme leur
donne, ce sont leurs noms », Thévenaz dira : “N’est-ce pas dire que le langage n’a
pas été révélé à l’homme, mais qu’il est création humaine ? ”(HRH, p. 71.) Ainsi, de
même que la révolution copernicienne désabsolutise l’objet, l’être, de même la
philosophie protestante désabsolutise à son tour le langage.
Dans la mesure où la relation sujet-objet et le problème du langage sont très
intimement liés, il y a pour Schaeffer trois points de vue possibles de la relation du
langage avec la communication : “on peut penser que nous joignons à chaque mot
utilisé, à chaque phrase prononcée, notre bagage culturel et qu’il influence tellement
nos expressions que la communication est impossible. Il y a aussi le point de vue
opposé : dès que nous employons un terme quelconque dans un système de symboles
linguistiques, il a pour tout le monde une signification commune, absolue et
complète parce que nous utilisons tous les mêmes mots. Ce sont deux points de vue
extrêmes, tous deux insuffisants. Ou nos expressions sont si marquées par notre
expérience passée qu’une communication est impossible, ou chaque terme a
automatiquement un sens complet, commun à celui qui parle et à celui qui écoute.”341
En fait, nous ne pouvons prendre ni l’un, ni l’autre parce que l’un nie les faits et
l’autre dépasse notre capacité. D’où surgit le troisième point de vue de la
340
341
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Genèse 2 , 19.
. F. A. Schaeffer, Dieu - ni silencieux ni lointain, op. cit., pp. 84-85.
279
communication : “nous apportons notre propre bagage culturel à chaque mot, ce qui
lui donne une nuance évidente, cependant, et c’est le troisième point de vue, grâce à
la réalité extérieure et l’expérience humaine communes, nos concepts se chevauchent
assez pour assurer une communication suffisante - si elle n’est pas exhaustive.”342 Il
est indiscutable que nos mots se chevauchent même lorsqu’ils ne sont pas tout à fait
justes. Et c’est de cette façon-là que le langage fonctionne pour tous dans la
communication.
En fait, nous ne pouvons pas connaître de façon exhaustive et parfaite le monde
et l’Autre. Cependant, cela n’implique pas d’emblée que notre connaissance ne soit
pas véritable. L’homme a la capacité de s’exprimer dans un langage articulé, de
communiquer de manière intelligible par la parole et l’écriture. L’homme utilise ce
langage dans la communication extérieure comme dans la réflexion intérieure. Cela
implique tout au moins qu’il y a des chevauchements dans notre monde externe et
dans notre expérience humaine commune. Il s’agit ici non seulement de la
présupposition radicale de la possibilité de la communication entre moi et moi-même
– la réflexion intérieure, mais aussi de celle qui s’établit entre le moi et l’autre – la
communication extérieure. Or, il nous semble que l’unité de toutes les manifestations
de la vie humaine a été brisée par la tendance au rationalisme autonome qui date du
Moyen Age, en particulier de saint Thomas. Mais, si l’unité de l’expérience externe
selon Lyotard est refusée, l’unité de la réflexion interne n’est-elle pas également niée
? Si celle-ci est niée, la pensée ne serait plus possible.
Dès lors, dans la mesure où nous utilisons le langage dans la communication
extérieure comme dans la réflexion intérieure, nous pourrons rétablir la relation du
langage avec la pensée : le langage a toujours déjà précédé les conditions de
possibilité de la connaissance au sens kantien du terme. Le langage se trouverait dans
le fondement même de la pensée. Nous voyons ici la « priorité généalogique » du
langage vis-à-vis de la pensée : faute du langage, la pensée ne peut pas être. La
pensée ne peut commencer que dans et par le langage. Car le langage est un organe
historique de la raison. La négation de l’unité du langage par la pensée ne peut donc
plus être tenue. Nous ne pouvons donc nullement nier ni l’unité de la réflexion ni
l’unité de l’expérience. A partir de là, notre problématique doit être transformée :
comment pouvons-nous justifier l’unité de l’expérience extérieure?
342
. Ibid., p. 85.
280
Afin d’aborder cette question, il faut d’abord comprendre que ce soit la même
chose à la fois pour le langage et pour la connaissance. Aussi longtemps que la
chose est là et que je suis là en corrélation avec elle, je peux connaître véritablement,
faute de connaître d’une façon exhaustive. Il n’est pas nécessaire d’avoir une
connaissance exhaustive de la chose pour la connaître véritablement. Cela n’a rien
d’étonnant puisque personne ne peut connaître d’une manière absolue. Personne ne
connaît à fond, pas même la plus petite chose. Comme dans le domaine linguistique,
plus particulièrement dans le domaine épistémologique, un certain nombre de
chevauchements nous permettent de communiquer les uns avec les autres. De ce fait,
bien que les mots soient colorés par notre bagage culturel personnel, nous pouvons
communiquer d’une manière pertinente sinon complète.
Comme l’indique bien Lyotard, nous nous heurtons à l’incommensurabilité des
phrases qui sont irréductibles et des genres de discours pour autant que nous
dépendions du simple accès au concept. Il semble que la communication elle-même
exige plus que le simple accès au concept. En faisant attention à la forme de la
communication, nous trouvons que la double réflexion demeure déjà dans l’idée
même de communication du fait que la subjectivité a sa pensée dans l’intériorité de
son existence isolée et cependant en même temps veut se communiquer. Cette
contradiction ne se manifeste pas dans une forme directe. Cela revient à dire que
nous ne saurons communiquer directement.
En ce sens, Kierkegaard affirme que la communication véritable est indirecte en
distinguant la communication indirecte qui « communique, ou plutôt transmet, un
savoir » de la communication directe qui est « communication d’un pouvoir-devoir ».
Dans l’Introduction dans Les Miettes philosophiques(1844), comme J. Brun
remarque bien ce point, dans la perspective kierkegaardienne, ce dernier type qu’est
la communication éthique “n’a rien à voir avec un système portant sur des concepts
objectifs et mettant le sujet entre parenthèses ; ni la science ni le hégélianisme
n’accèdent à une communication indirecte pourtant capitale.”343 A la différence de la
communication directe, la communication indirecte n’a pas un objet, en sorte qu’elle
n’est communiquée que d’une façon existentielle. 344 C’est pourquoi Kierkegaard
343
. J. Brun, “Introduction” in Kierkegaard, Œuvres Complètes. T. VII, op. cit., p. XVI.
. Il nous semble que le langage nous permet de parvenir à un transfert existentiel au-delà de la
séparation ontique et irréductible. En ce sens, J. Brun dira : “Déploiement et appel de l’homme, telle
est la vocation du langage et si λέγειν signifie primitivement rassembler et recueillir, c’est parce que
ce déploiement et cet appel s’inscrivent dans une séparation qui les fait naître et sans cesse
renaître.”(J. Brun, Les Conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, op. cit., p. 252.) En ce
344
281
n’ignore pas la valeur du paradoxe dans la communication : pour Kierkegaard, le
conflit existentiel n’est pas assujetti au principe de la synthèse de la thèse et de
l’antithèse de Hegel, mais plutôt il se soumet au paradoxe. Dans la mesure où il ne
peut se transmettre comme un savoir à enseigner et à apprendre, comme la
communication éthique, le message du christianisme appartient également à la
communication indirecte.
En outre, comme le montre la philosophie contemporaine, le problème de la
communication exige le saut. Car, en raison de la défaillance de la raison universelle,
comme le fait Lyotard, “l’homme moderne est donc condamné à trouver la réponse à
ses questions en rompant, par un « saut », avec le monde rationnel et en refusant à sa
raison toute possibilité de contrôle.”345 C’est pourquoi Kierkegaard met l’accent sur
la nécessité du « saut » puisque la communication n’existe ni entre le rationnel et
l’irrationnel, ni entre le logique et l’illogique. Ce saut pénètre dans tous les domaines
de la pensée moderne : “la foi, exprimée en termes religieux ou non, est ainsi un
« saut » irrationnel et indéfinissable.”346 Si nous assumons ainsi la possibilité de la
communication par le paradoxe ou par le saut, de la même façon, nous sommes ici au
moins obligés de reconnaître que la communication est indirecte.
Pour pouvoir parler de la possibilité de la communication après la défaillance de
la raison universelle qui la rend possible, nous devrons donc faire appel à la
communication indirecte qui serait la méthode radicale même de communiquer les
uns les autres. Nous pouvons constater le fait de la communication la plus radicale et
la plus indirecte dans la mort de Jésus-Christ qui manifeste l’amour de Dieu envers
l’homme et qui accomplit le commandement de l’amour. La communication directe
ne peut pas avoir accès à ce mystère. En somme, elle ne saurait l’amour de Dieu que
montre la mort de Jésus-Christ. Car le mystère de l’amour de Dieu dépasse la
catégorie de la communication directe. Autrement dit, la communication indirecte dit
ce que la communication directe ne peut pas dire. Cela revient à dire qu’il y a
réduplication du contenu dans cette communication indirecte.
sens, nous pouvons dire que la séparation ontologique n’est rien d’autre qu’une distance de transfert
existentiel.
345
. F. A. Schaeffer, Démission de la raison, op. cit., p. 58.
346
. Ibid., p. 54.
282
CHAPITRE IV : LA CRISE MODERNE DE LA
CULTURE
1. LA SCIENCE ET LA CULTURE
La tragédie de l’histoire moderne nous a fait reprendre l’humanisme. La crise de
l’humanisme, ainsi que celle de la science, a ébranlé complètement les valeurs de
toutes les connaissances. Quant au courant de néo-libéralisme, l’homme
contemporain poursuit la diversité culturelle, l’œcuménisme religieux ou la tolérance
religieuse dans le contexte de la mondialisation. Nous vivons actuellement dans
l’époque de la coexistence de la culture diverse, autrement dit le temps de la culture.
Donc, face à cette crise, nous avons l’air d’être destinés à poursuivre le relativisme
culturel en refusant l’unité de la culture. Mais, il nous semble que ni le dogmatisme
culturel ni le relativisme culturel ne sont suffisants pour en surmonter la crise. Alors,
il vaudrait la peine de savoir la source de la crise moderne de la culture.
Depuis 1948, l’année où son article intitulée “Présence du passé” 347 a paru,
Thévenaz continue à réfléchir aux problèmes posés par la culture : l’humanisme, la
culture et l’enseignement. Quelle est la source de la crise contemporaine de la
culture? Cette crise est pour lui issue du rapport entre des sciences et la culture. Pour
Bridel, Thévenaz aborde alors le problème de cette crise moderne de la culture dans
le cadre de la question des rapports du gymnase à l’université puisque les deux ont
pour la tâche majeure d’articuler les exigences de la science et de la culture :
“Comment articuler les sciences, qui tendent à l’autarcie à mesure qu’elles se
spécialisent, et le souci d’unité de l’homme qui refuse de s’enfermer dans sa
spécialité ? Ainsi la crise de la culture est-elle caractérisée par l’atomisation et par la
brisure de la culture.”348 Cette brisure de l’unité de la culture et de celle du savoir par
le développement des sciences nous invitera inévitablement à reconstituer l’unité
pour récupérer la valeur et le sens du savoir. C’est pourquoi Thévenaz renverse la
347
. Cf. “Langage et conscience”(1954) et “La philosophie et l’unité de la culture”(1955). Les trois
articles ont été publiés dans L’homme et sa raison, vol. 2, La Baconnière, Neuchâtel, pp. 23-96, 1956.
348
. Y. Bridel, “Pierre Thévenaz et le problème de la culture”, op. cit., p. 189.
283
problématique culturelle des perspectives de la pensée du XIXe siècle qui prétendent
l’impossibilité du système.
En fait, la révolution philosophique du XXe siècle consiste à reconnaître
l’impossibilité du système qui était un caractère majeur de la philosophie du XIXe
siècle sur laquelle que règnent, par le développement des sciences, le positivisme et
l’épistémologie. A cette époque-là, c’est sur le plan épistémologique que le problème
de l’unité du savoir avec la culture se pose. Cependant, depuis l’avènement de la
philosophie existentielle de Kierkegaard et de Nietzsche, avec le développement de
la phénoménologie husserlienne, les problèmes de la connaissance se muent du plan
du sujet connaissant au celui de la conscience ou du sujet existant, bref du plan de la
connaissance à celui de l’être ou de l’existence. Dans la perspective de la philosophie
existentielle, comme il n’est pas possible de former la multiplicité de l’homme
comme un système, celui-ci est renié. Voilà pourquoi la philosophie du XXe siècle se
caractérise comme l’impossibilité du système.
Mais, pour Thévenaz, cette impossibilité du système ne nous entraîne ni au
relativisme, ni au scepticisme ou agnosticisme, mais “au contraire, l’impossibilité
actuelle du système est liée, notamment depuis Kierkegaard (car en fait cette
révolution remonte à la décomposition du système hégélien), à un approfondissement
et à une radicalisation de l’interrogation philosophique qui rend tout scepticisme
impossible.”(HRH, p. 81.) Cette impossibilité du système nous permet en effet
d’avoir accès plus profond au problème de la connaissance et du fondement qui était
un problème majeur de la philosophie du XXe siècle.
L’unité entre la science et la culture ne devrait pas être alors cherchée dans une
coordination systématique, mais dans le rapport du savoir aux soubassements
existentiels, ontologiques ou transcendantaux. “L’unité, dit Bridel, doit être cherchée
dans l’homme et non dans son savoir. Le morcellement de ce dernier doit être
assumé, car il est insurmontable au niveau de la connaissance. Notre culture est
brisée par rapport à son sens et à sa fin [...].”349 Autrement dit, celui qui unifie la
philosophie, ce n’est pas le système, mais l’homme. Thévenaz conçoit que l’unité
puisse être trouvée dans les deux rapports. D’une part, “l’unité est cherchée dans le
rapport du savoir à l’homme tout entier ou même plus exactement dans le rapport de
la conscience humaine à son savoir.”(HRH, p. 82.) L’unité entre la science et la
culture est pour ainsi dire trouvée dans la conscience de l’humanité par rapport à son
349
. Ibid., p. 190.
284
savoir. A ce point, il ne s’agit pour lui plus de la connaissance autarcique, mais de la
connaissance de l’homme conscient. En un mot, il s’agit de “savoir avec, c’est-àdire de savoir avec conscience (de soi)”350 qui est la vraie culture.
D’autre part, l’unité est trouvée dans le rapport du savoir à l’histoire ou de
l’homme à l’histoire. La philosophie moderne qui pousse l’interrogation
philosophique vers des fondements plus radicaux, en fonction de la découverte de
l’histoire, est parvenu à renoncer au système ainsi qu’au point de vue de l’éternité.
Dès lors, Thévenaz dira : “(elle) établissait un nouveau rapport de l’homme à son
passé et à son avenir, mais surtout elle se rendait compte que le problème du
fondement était inséparable de celui de la situation hic et nunc de l’homme.”(HRH,
p. 83.) Etant donné que la philosophie contemporaine a ainsi chassé le sub specie
aeternitatis qui était jusqu’alors la source du fondement, la situation historique est
maintenant la source du problème du fondement. A cet égard, l’unité du savoir
pourrait être retrouvée dans son rapport avec l’histoire, mais non pas dans son
rapport avec l’éternité.
A partir de cette découverte de l’historicité de l’homme et alors de la
reconnaissance de l’indivisibilité entre le savoir et la situation de l’homme, la
demeure de l’unité se déplace d’une synthèse systématique à l’irréductibilité de la
différence et de la contingence : “Et l’on voit alors la philosophie s’attacher tout
entière non pas à surmonter à tout prix les contradictions et les blessures de l’histoire
par une synthèse systématique, mais au contraire à les assumer, c’est-à-dire à
chercher le sens même de notre savoir et de notre existence d’homme, à travers ces
brisures et au sein de ces ruptures, dans un climat plus dramatique où la valeur
suprême n’est plus nécessairement et en premier lieu l’harmonie.”(HRH, p. 83.) En
somme, la différence ou le dissentiment, et la contingence deviennent une condition
humaine et historique de la connaissance, mais non plus quelque chose à surmonter.
Pour Thévenaz, c’est “dans l’irréductibilité de la déchirure ou des différences, dans
la contingence de l’hic et nunc” et non pas “dans l’unité ou dans une sorte
d’harmonie immanente ou transcendante”(HRH, p. 83.) que l’on cherche donc le
sens de la science et de la culture. En un mot, le sens de la science et de la culture
reste en situation. La science et la culture en situation sont maintenant spécialisées.
Cette spécialisation de la science est une condition humaine et historique du savoir
pour en pénétrer le sens et la portée.
350
. Ibid.
285
Dans la mesure où la spécialisation de la science et de la culture en situation va
de pair avec la découverte de l’historicité de la conscience, elle nous invitera à
assumer la brisure de la culture. En fait, par l’éveil d’une conscience historique
nouvelle, nous vivons sous le signe de la culture brisée, à savoir sous la brisure de
son sens et de sa fin. Mais, pour Thévenaz, cela n’implique pas la défaillance de la
culture : “Nous ne disons pas cela avec pessimisme ou par goût du catastrophisme.
Loin de nous l’idée d’un « déclin de l’Occident » ou d’une décadence de la culture.
En un sens cette brisure est le témoignage d’une culture plus affinée, d’une
conscience plus aiguë.”(HRH, p. 84.) En fait, notre penseur reconnaît que depuis la
fin du moyen âge il y a une crise de la culture qui est une crise de l’homme et celle
du sens mais reconnaît aussi que cette crise entraîne l’expansion de la conscience de
soi : “L’unité et le sens de la culture depuis le siècle des Lumières ou depuis
Nietzsche ne vont décidément plus de soi. Le « Dieu est mort » du Gai savoir ouvre
le drame du savoir. La « gaîté » du savoir ou l’ingénuité de la culture ne se
retrouveront qu’au-delà de la « conscience malheureuse» de Hegel et au-delà de la
bonne conscience de la selbstverständlichkeit.”(HRH, p. 85.) En ce sens, Thévenaz a
une bonne raison de dire que la brisure de la culture n’entraîne pas sa défaillance,
mais plutôt son raffinement, au point qu’elle n’est rien d’autre que la conscience de
soi.
2. LA PHILOSOPHIE ET LA CULTURE
Dans la mesure où la philosophie contemporaine est en relation avec l’histoire,
avec la littérature ou le théâtre, avec la poésie et la mystique, avec la religion ellemême, nous pourrons dire un mariage de la philosophie avec la culture dans la
mesure où la philosophie est essentiellement conscience de soi ainsi que la culture
l’est : “Elle est, nous dit Thévenaz, un élément capital de toute culture précisément
parce qu’elle représente une forme particulièrement aiguë de conscience, mais une
forme seulement, parmi d’autres.”(HRH, p. 87.) Nous voyons ainsi dans la
conscience de soi le lien intime entre la philosophie et la culture. Dès lors, il lui est
permis de dire : “la tâche de la philosophie n’est plus de fournir une unité aux
sciences démembrées en leur apportant un fondement commun ou un couronnement
par le sommet. Elle est bien plutôt d’éclairer le rapport entre le savoir (aujourd’hui
286
nécessairement spécialisé) et la culture parce qu’elle est elle-même rapport de
l’homme à son savoir, science avec conscience.”(HRH, p. 95.) La tâche de la
philosophie d’aujourd’hui par rapport à la culture consistera donc à mettre en lumière
le rapport entre la culture et son savoir, et non pas à chercher l’unité
interdisciplinaire.
En ce que la philosophie et la culture se rencontrent dans une conscience de soi,
la problématique de la culture serait aussi semblable à celle de la philosophie. A cet
égard, Bridel nous montrera plus précisément la ressemblance entre les deux :
“Comme l’histoire de la philosophie ne doit pas être transmission ou histoire d’un
savoir philosophique représenté par les divers systèmes, la culture ne peut pas être un
savoir : elle est rapport à ce savoir, conscience de ce rapport et perpétuelle création
de ce rapport et de valeurs comme l’histoire de la philosophie est prise de
conscience, perpétuellement à reprendre, des grands problèmes de l’homme. De
même qu’une telle vue de l’histoire de la philosophie sauve et restaure l’unité de la
philosophie, de même l’unité de la culture est sauvegardée ou rétablie dans sa
problématique thévenazienne.”351 L’unité de la culture est ainsi dans la perspective
thévenazienne conservée comme celle de la philosophie. En un mot, sans conscience
il n’y a pas de culture : “elle, nous rappelle Bridel, n’est pas une « vaguerie », elle
n’est pas au-delà ou en-deçà du savoir, mais savoir assumé, con-science (science
avec), comme l’histoire de la philosophie, telle qu’elle est conçue par Thévenaz, est
problématique assumée, con-science des problèmes.”352 Bref, comme la philosophie,
la culture est définie par la conscience des problématiques. Cette conception de la
culture est-elle jamais encore valable aujourd’hui que s’affrontent des diverses
culturels dans le contexte de la mondialisation ? La problématique de Thévenaz peutelle être adoptée légitimement au phénomène de la culture neuve et diverse ?
Certes, il n’ignore pas ces nouvelles dimensions de la culture. Son approche
philosophique nous amène aux éléments fondamentaux d’un problème en dépit de
diverses origines soit politique soit scientifique. Dans la mesure où la société
d’aujourd’hui ne reconnaît nullement une valeur universelle et fondamentale, en
particulier en ce que Lyotard proclame la défaillance de grand récit, le savoir se
détache de son utilisation et aussi de la culture. Ces oppositions irréductibles nous
montreront une nouvelle relation entre la culture et le savoir. En somme, dans la
351
352
. Ibid., pp. 194-195.
. Ibid., p. 195.
287
mesure où la culture n’est pas simplement un savoir, mais la conscience que nous
prenons de nous-mêmes, du monde et du savoir, Thévenaz parvient à surmonter ces
oppositions et à recréer une certaine unité de la culture.
En ce sens, nous pouvons dire avec Bridel : “La problématique de Thévenaz
trouve toute son actualité lorsqu’elle montre la nécessité où nous sommes de
retrouver ce que nous avons appelé ailleurs l’esprit de culture[…], qui est le
contraire de l’esprit de doctrine devenu la plaie de notre temps parce qu’il empêche
de voir la réalité et en particulier notre condition d’homme[…], parce qu’il vise
l’homme qui devrait être, plus que l’homme qui est, le futur, plus que le présent.”353
Nous pouvons trouver ici le mérite de la perspective thévenazienne de la culture : en
prenant une distance avec le savoir, celle-ci est définie par la conscience de soi et de
son savoir. Dans la mesure où la culture est ainsi la prise de conscience, il semble
que les fondements de la position problématique de Thévenaz se trouvent valables
par la remise en question des affirmations. Car la culture comme prise de conscience
selon lui resterait sans doute l’authentique culture pour tous n’en accompagnant pas
de dommage aux profondes mutations de notre société. Dans cette perspective,
malgré la diversité immense des problématiques culturelles de notre temps, il semble
que la culture puisse être effectivement reprise, dans la perspective de Thévenaz, par
la prise de conscience de soi et de son savoir. C’est là que Bridel a l’air d’avoir une
bonne raison de prétendre l’inévitabilité de la position de Thévenaz : “Il nous semble
que les positions de Thévenaz devraient être reprises, mais dans un cadre plus large
et qu’elles montreraient alors leur validité et leur fécondité actuelles, en particulier
dans la mesure où elles sont indispensables pour nous sauver du dogmatisme
inhumain et stérilisant qui nous menace de toutes parts.”354 Il y a là le mérite radical
de la position problématique de Thévenaz qui refuse toutes sortes de dogmatisme et
aussi de scepticisme ou d’agnosticisme. La problématique traditionnelle de l’unité de
la culture se modifie pour lui d’une façon radicale : non pas dans l’esprit de doctrine,
mais dans l’esprit de culture qui reconnaît la condition humaine, il veut rétablir
l’unité de la problématique de la culture. Cette problématique ne vise donc pas
l’unité réalisée par un seul, mais l’unité nécessaire pour un tout. Thévenaz se
propose, d’une telle façon, d’aborder la crise générale de la culture occidentale et de
poser la question sur la culture, sur l’humanisme, sur le passé, sur la langue
353
354
. Ibid., pp. 195-196.
. Ibid., p. 197.
288
maternelle et sur la conscience de soi en particulier dans le domaine de l’éducation et
de l’enseignement. A ce point, il semble qu’il nous ouvre une voie pour surmonter la
crise moderne et générale de la culture.
289
QUATRIEME PARTIE
RADICALISATION DE LA RAISON
PHILOSOPHIQUE
“Si quel qu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle,
qu’il devienne fou, afin de devenir sage.”1
1
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, 1Cor., 3,18.
290
Le point de départ de la philosophie moderne est la question de la certitude de la
connaissance. Les philosophes modernes, depuis Descartes, visent donc à délimiter
la portée et la limite de la connaissance. La motivation philosophique de Descartes
consiste à découvrir le point d’appui d’Archimède afin d’établir une connaissance
solide. Pour obtenir une connaissance inébranlable, il faudrait présupposer l’absoluité
du sujet connaissant. Il en va de même pour Kant, qui affirme aussi l’absoluité du
sujet par le conditionnement de l’objet par le sujet dans la Critique de la raison pure.
Hegel insiste aussi sur la raison divine, absolue, par opposition à la raison subjective,
particulière. En ce moment-là la philosophie du sujet arrive à son sommet. Dans ses
Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel assimile la connaissance que Dieu a
de lui-même dans l’homme à la connaissance que l’homme a de soi en Dieu : “en
cette révélation il se trouve que ce n’est pas la raison humaine et sa limite qui connaît
Dieu, mais au contraire l’esprit de Dieu dans l’homme…c’est la conscience de soi de
Dieu qui se connaît dans le savoir de l’homme.”2 Hegel affirme ainsi l’accord entre
la nature humaine et la nature divine en soi par l’idée de la communion de l’esprit
avec l’esprit. A proprement parler, pour lui, “la raison est le lieu de l’esprit où Dieu
se manifeste à l’homme.”3 Husserl, lui, comme Hegel, prétend établir une Raison
téléologique en mettant l’accent sur la raison universelle. La philosophie de la
transcendance husserlienne se révèle être l’accomplissement ultime de cette
téléologie de la raison. Pourtant, la raison est-elle en vérité l’aliquid inconcussum de
la connaissance?
Mais, nous sommes aujourd’hui dans une époque de la crise de l’idée
philosophique par rapport à la subjectivité et au sujet. La radicalisation de la question
philosophique nous conduit à prendre conscience du vide du sujet pur, du moi
transcendantal. Habermas déclare que “le paradigme de la philosophie de la
conscience de Fichte à Husserl est épuisé en pure perte” 4 . Il met ainsi fin à une
philosophie du sujet qui persistait jusqu’à la philosophie transcendantale de Husserl.
Dans son analyse sur la « théorie de l’agir communicationnel », il abandonne
essentiellement une philosophie du sujet avec la métaphysique occidentale puisque le
principe de la subjectivité n’est pas compatible avec l’intersubjectivité qui est
constitutive de la rationalité communicationnelle. En mettant en question la
2
. Hegel, Leçons sur philosophie de la religion, IIIe partie : 2. Leçons sur les Preuves de l’Existence
de Dieu, trad. par J. Giberlin, p. 33, Seconde Edition, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1970.
3
. Hegel, Leçons sur philosophie de la religion, Ière partie : Notion de la Religion, trad. par J.
Giberlin, p. 49, Seconde Edition, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1971.
4
. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité , op. cit., p. 394.
291
rationalité moderne qui repose sur l’identité du sujet avec lui-même et en rompant
avec la raison instrumentale, pour sortir de cette crise moderne, Habermas introduit à
sa manière la rationalité communicationnelle.
Il semble indéniable que
l’expérimentation philosophique de la modernité exige en tout cas la fin de la
philosophie du sujet.
De plus, aux yeux de Lyotard, nous sommes en présence de l’impuissance de la
philosophie, à savoir du tombeau de l’intellectuel. Nous ne savons pas quelle est la
meilleure philosophie. L’impuissance de la philosophie signifie qu’elle ne connaît
pas de chemin plus sûr pour saisir toujours plus profondément le monde dans sa
vérité et sa raison d’être. Une philosophie du désespoir est-elle donc seule
possible désormais? Ou bien pouvons-nous espérer la philosophie renouvelée? Si tel
est le cas, comment pouvons-nous nous en approcher ?
Ces problématiques nous amèneront à reprendre le rapport entre l’homme et sa
raison. La crise d’une philosophie du sujet semble être fondamentalement issue de
l’absolutisation ou de la réabsolutisation de la raison en la dissociant de l’homme :
d’un côté, la raison est divine, absolue, et appartient au ciel. D’un autre côté,
l’homme est sur terre. De là suit inévitablement l’auto-aliénation de l’homme et la
crise de la subjectivité et du sujet. A ce point, l’incertitude et la crise de la
philosophie moderne ne sont nullement étonnantes, mais s’avèrent être
l’aboutissement nécessaire de la pensée moderne par rapport au sujet, à savoir de
l’absolutisation du sujet, voire de l’assurance d’une croyance infondable qui est
radicalement issue de l’inconscience de soi, de l’ignorance de soi. Alors, pour frayer
une voie nouvelle qui récupérera le sujet et la philosophie en situation de crise, il
faut, nécessairement et préalablement, tenter de les désabsolutiser. Il faut dépouiller
sa première enveloppe.
Dans ce contexte, nous rencontrerons, d’abord, l’absolutisation de la raison en
tant que cause de sa crise. Donc, pour éviter de tomber dans le piège de la
réabsolutisation de la raison elle-même, au-delà de la désabsolutisation de l’objet,
nous irons jusqu’à celle de la raison. En fin de compte, par la désabsolutisation de la
raison, nous trouverons la raison à découvert, en condition et sur terre. A travers la
purification de la raison égarée et dénaturée, nous en viendrons à saisir l’essence de
la raison véritable et humaine, trop humaine. Lorsqu’elle a perdu ses assurances
traditionnelles et alors ne peut plus reposer sur elle-même, la raison découvrira sa
condition humaine, en luttant afin de prendre conscience d’elle-même et de ses
292
forces. En fonction de cette tentative de la radicalisation, on arrivera enfin à prendre
la nouvelle conscience de soi. Ainsi donc, la philosophie est née au moment où la
raison a commencé à se contester elle-même. Par la contestation radicale sur ellemême, la philosophie est appelée à naître de nouveau. A proprement parler,
désabsolutisée par la contestation radicale, la raison découvrira qu’une philosophie à
hauteur d’homme écarte les systèmes absolus par opposition à la philosophie divine.
Dès lors, nous serions enfin en présence de l’exigence et du défi de la philosophie
renouvelée.
CHAPITRE I : RADICALISATION DE LA
PHILOSOPHIE
1. POINT DE DEPART RADICAL
A la différence de la théologie qui n’a pas besoin d’assurer la légitimité de son
propre fondement, puisqu’elle repose sur la Parole de Dieu, la philosophie en exige
la légitimité. Comme la théologie, la philosophie peut porter le droit sur les questions
de la théologie : Dieu, l’origine, la nature et la fin de toutes choses. Comme la
théologie, la science suppose son objet donné. Mais, comme le remarque André de
Muralt, la philosophie qui ne le présuppose pas exige son point de départ : “la
philosophie doit prendre son point de départ dans une expérience privilégiée qui lui
ouvre immédiatement l’accès de l’être et fonde la portée objective de sa
connaissance.” 5 Sans quoi, la philosophie serait destinée à nier toute philosophie.
Voilà pourquoi la philosophie doit légitimer son propre point de départ par
opposition à la théologie et à la science.
Une philosophie, c’est ainsi chercher ce qui est premier ontologiquement, un
principe ou ce qui est premier chronologiquement, un commencement. C’est le
double sens du premier même qui ouvre d’emblée un double aspect. La philosophie
5
. A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 35.
293
sera donc considérée non seulement comme une science du principe qui est le point
d’enracinement originaire de la philosophie, mais aussi comme une science du
commencement qui est la question ouverte. La question philosophique du
commencement constitue, dans les deux cas, le commencement de l’interrogation
philosophique. C’est pourquoi le problème du départ devient donc une question
radicale de la philosophie. Car cette problématique de la situation de départ, c’est
précisément prendre conscience de la philosophie devenue question radicale pour
elle-même.
C’est là que la philosophie entreprend de découvrir le fondement même de son
entreprise de réflexion plutôt que le premier principe de la réalité. Autrement dit,
pour Thévenaz, la philosophie a pour tâche de chercher son point de départ, à savoir
le fondement de la réflexion : “La question du point de départ radical ne peut être
que la question de la philosophie elle-même ; elle ne peut être que réflexion radicale,
c’est-à-dire réflexion sur le fondement de la réflexion.”(HRC, p. 149.) Bref, la
problématique du point de départ radical n’est pas autre chose que la question sur le
fondement de la réflexion. La question du commencement radicalise ainsi la question
philosophique et le problème de l’homme. Certes, le problème du départ remonte aux
Grecs qui s’imposent la valeur de la connaissance. Selon Thévenaz, ils (en
particulier Parménide) identifient l’être à la connaissance : “le sujet resta
relativement pris dans l’objet ; la connaissance demeura consubstantielle au monde :
loin de juger l’être, elle était encore jugée par lui. Où se trouve alors la garantie du
vrai ? Elle ne peut être que dans la valeur attribuée à l’être. Celui-ci recevra donc des
attributs divins.” 6 Pour les Grecs, l’être est le critère du jugement, non pas la
connaissance. Or, pour eux, c’est eux-mêmes qui attribuent la valeur à l’être qui
possède le trait divin. Les Grecs ne connaissent pas alors la connaissance humaine.
Pour eux, “la connaissance est un apanage divin, parce que l’être à connaître est luimême divin.”(VCP, p. 179.) La philosophie grecque était ainsi divine et s’opposait à
la philosophie humaine. En d’autres termes, elle ne connaît pas la raison autonome.
Voilà pourquoi la philosophie s’affaiblit.
Mais, c’est par l’avènement du christianisme que la philosophie retrouvera sa
vocation. En reposant sur Dieu vivant et réel, objet de la foi et non de la raison, le
christianisme mettra fin à la philosophie divine des Grecs et déclarera le triomphe
d’une philosophie nouvelle descendu du monde divin, la philosophie d’ici-bas. En
6
. R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 169.
294
sécularisant la pensée rationnelle, la connaissance, qui était cosmique ou divine pour
les Grecs, devient maintenant instrumentale. Dans ce renouvellement, nous pourrons
sans doute prévoir en germe la révolution cartésienne. C’est Descartes qui réussit
pour la première fois à rester fidèle à la philosophie tout en rompant avec les Grecs
au point qu’il aboutit à la connaissance intégrée à l’homme par l’hypothèse du malin
génie. “L’hypothèse du malin génie dissocie, dit Thévenaz, brutalement l’être et la
pensée et contraint la raison humaine à décoller d’elle-même, à se situer elle-même, à
s’assurer elle-même de ses certitudes, en un mot à prendre conscience de son statut
dans l’être.”(HRC, p. 221.) Il est maintenant clair qu’aucune évidence ne vient plus
de l’objet, mais du sujet pensant.
Descartes met ainsi fin à l’illusion de l’objet divin par l’intervention d’un malin
génie qui détruit toutes les évidences. A ce point, Thévenaz estime que la pensée
moderne se déclenche avec Descartes qui nous fait tourner de l’être à la pensée, de
l’objet au sujet : “L’intelligence humaine réussissait, en restant à la hauteur d’ellemême, à hauteur d’homme, à dépasser l’évidence naturelle (et non fondée jusqu’ici)
de sa liaison avec l’être, et à la restaurer, bien en deçà, dans l’acte même du moi qui
prend conscience de sa pensée.”(HRC, p. 222.) Il est à ce point vrai que Descartes
développe et approfondit la conscience de soi. Il a réussi à mettre l’intelligence de
l’homme à hauteur d’homme.
Cependant, il est regrettable qu’en faisant du cogito l’évidence inébranlable de la
connaissance, il retourne à l’assurance grecque qui recourt à la garantie divine dans
la troisième méditation. Comme le remarque Thévenaz, Descartes entend rejeter hors
de ses considérations philosophiques le Dieu de la foi 7 : “Sitôt posé et fondé le
cogito, Descartes n’a rien de plus pressé que de retourner à Dieu, et l’on s’aperçoit
bien vite que pour lui l’évidence du cogito ne vise pas tant à fonder la raison qu’à
fonder de façon plus philosophique un Dieu rationnel qui à son tour fondera la
7
. En fait, Descartes écrit dans la première partie du Discours de la méthode : “Je révérais notre
théologie, et prétendais, autant qu’aucun autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très
assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les
vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à
la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il
était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme.”(Descartes,
Discours de la méthode, p. 53, Introduction et notes de Etienne Gilson, Librairie philosophique J.
Vrin, Paris, 1999.) Malgré la grandeur de Descartes qui a pris conscience “de la condition désespérée
de la pensée par l’hypothèse du malin génie, puis de sa condition glorieuse par la reconnaissance en
elle de l’idée de perfection”, selon R. Schaerer, il “a peut-être eu tort d’assimiler cette perfection à
Dieu – encore qu’il s’agisse de ici du Dieu pensé et non Dieu révélé – mais il a eu raison d’admettre
qu’une référence supra-humaine était nécessaire pour justifier l’humanité du savoir et que le relatif ne
peut apparaître comme tel sans postuler l’Absolu sous une forme ou sous une autre.” (R. Schaerer,
“Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 182.)
295
philosophie.”(HRC, p. 298.) Malgré lui, par son détour, il n’est ainsi pas sorti
parfaitement de la conception de la philosophie médiévale. En somme, le triomphe
d’une philosophie nouvelle conquiert par l’hypothèse du malin génie s’anéantit par le
détour du sum ergo Deus est. En procédant du connaître à l’être et puis en allant vers
l’Etre par le doute méthodique, face à cet état insupportable du doute, l’expérience
du cogito cartésien s’accomplit pour ainsi dire dans le « Je pense donc je suis, donc
Dieu est ». Ne pouvant tout savoir ni tout faire, pour que je sache un être fini, en
fonction du doute méthodique, Descartes se rend compte que Dieu préexiste avant
toute existence et est le garant de toute connaissance.
Descartes envisage ainsi que nous ne pouvons assez connaître le Dieu que par la
réflexion philosophique. Cette intellectualisation de Dieu devrait être issue de la
pensée grecque qui croit pouvoir être sauvée par la connaissance puisque l’ignorance
est la cause du péché. La confiance absolue sur la « lumière naturelle » de la raison
pénètre tout entière dans la pensée cartésienne : elle permet à Descartes d’atteindre
par sa raison la vérité et de formuler « il suffit de bien juger pour bien faire »
L’homme lui-même est maintenant, pour Descartes, devenu autosauveur. Ainsi donc,
ce Dieu de Descartes en tant que garant de toute connaissance n’a rien à voir avec le
Dieu chrétien, Dieu d’Abraham, d’Issac et de Jacob. Comme Adam, Descartes, luimême, a pris l’Arbre de la connaissance, en sorte qu’il a fait disparaître l’Arbre de
Vie. C’est à cause de cela qu’il serait obligé de faire de lui-même son sauveur en
fonction de la certitude de la lumière naturelle de la raison. Cette lumière
intellectuelle est à la fois en nous et devrait avoir son origine dans une source
transcendante. Dès lors, d’une part, il a dédivinisé l’objet qui était divin chez les
Grecs, mais d’autre part, en divinisant la connaissance, il est retourné à la solution
grecque. Voilà il y a un aboutissement d’une inconséquence de Descartes. Pour ainsi
dire, il met l’homme à la place de Dieu.
Mais, à la différence de Descartes qui pense à l’homme en termes
gnosélologiques, Pascal l’est en termes existentiels et religieux. Aux yeux de Pascal,
Descartes ne touche pas du tout par la raison l’homme vécu. Car la raison ne peut pas
toucher par des preuves le fond du cœur. A la différence de l’expérience du doute
cartésien, l’expérience du péché invitera Pascal à s’apercevoir qu’il est celui qui est
« injustifiable » par ses propres forces. A partir de cette incertitude et de cette
faiblesse surgit l’effroi. C’est pourquoi le terme « l’effroi » est central dans la
réflexion pascalienne. D’ailleurs, l’expérience de l’ignorance radicale de son
296
être l’invite à poser les trois interrogations fondamentales : « D’où viens-je ? Où
suis-je ? Où vais-je ? ».
Il est ici intéressant de comparer cette question avec les questions de Kant :
« Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? ». Et enfin
une question qui converge ces trois questions fondamentales : Qu’est-ce que
l’homme ? Certes, nous voyons dans ces différentes questions l’opposition entre la
position existentielle et la position gnoséologique. Quant à l’idée de Descartes « Je
pense donc je suis », si Pascal représente donc “le courant des philosophies du je
suis qui cherchent à décrire et à approfondir les expériences vécues au cours
desquelles l’homme est confronté à sa condition”, Kant “celui des philosophies du je
pense qui s’attacheront à étudier les démarches intellectuelles de la pensée humaine à
la lumière des progrès de la science, lesquels impliquent et engendrent à la fois de
nouveaux types d’intelligibilité”8. S’il en est ainsi, pourquoi Pascal souligne-t-il plus
« je suis » plutôt que « je pense » ?
Nous pouvons ici trouver l’importance de la problématique. La question de Kant
qui reflète sa préoccupation gnoséologique produit ses trois Critiques : la Critique de
la raison pure(1781 : la première édition et 1787 : la deuxième édition ), la Critique
de la raison pratique(1788) et la Critique de la faculté de juger(1790). La
problématique de Kant ne le conduit pas ainsi à rechercher l’être, mais la démarche
de la connaissance. Contrairement à Kant qui porte sur la dimension de la raison
plutôt que de l’expérience, Pascal récupère la dimension du vécu à partir de sa
problématique. Ses questions l’amèneront à poser une nouvelle question sans
réponse : le problème de l’être. Ces questions invitent Pascal à se détourner de la
métaphysique pour se tourner vers la psychologie et à se détourner du sommet de la
théorie pour descendre à la vallée du réel, du monde vécu. A travers ces
problématiques, il entend montrer l’état de l’homme sans Dieu qui est obligé,
incessamment sans réponse, de poser une question « pourquoi ceci et non cela » dans
la dimension du temps et de l’espace. Mais, l’homme aura envie d’oublier cet état
incontournable de l’homme. Cela devrait refléter l’égarement de l’homme.
Pour Pascal, qui assume l’état faible et incertain de l’homme et la contingence
de sa condition, ce qui importe, c’est donc le problème de l’âme. Lorsqu’il cherche
sérieusement une vérité comme le problème central de la vie, il se trouve en présence
de l’incapacité de la connaissance et de la science, en particulier au temps
8
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 176.
297
d’affliction. En somme ni la connaissance ni la science ne nous consolera
puisqu’elles ne peuvent jamais toucher toute la dimension de la vie humaine. C’est à
cause de cette ambiguïté et de ce déchirement de l’homme qu’il porte sur le « je
suis » plutôt que sur le « je pense ». A partir de cet être contingent, fini et temporel, il
voit un être nécessaire, infini et éternel, à savoir le Dieu qui vient vers l’homme pour
le sauver de cet état et de cette condition.
Depuis Descartes, nous observons ainsi toujours plus l’humanisation de la
connaissance. En dévoilant que le recours à l’évidence divine est illicite, la
philosophie moderne, qui “a opté pour une pensée sans garantie”(HRC, p. 298.),
s’oubliera alors rapidement ce Dieu de Descartes. Car la connaissance humaine
s’enracine essentiellement dans sa contingence radicale. En ce sens, Thévenaz écrit :
“elle établit la valeur d’être de la connaissance au sein d’une expérience décisive de
sa contingence.”(VCP, p. 183.) La contingence de l’homme n’est alors plus la
négativité de la philosophie, mais devient la condition “première et souverainement
autonome ”(VCP, p. 185.). Car c’est dans la reconnaissance de cette précarité que sa
valeur éclate. Pour mieux dire, dans sa contingence radicale, la philosophie perd sa
garantie d’une part, mais, d’autre part, gagne de plus en plus sa pureté. D’où surgit le
problème du point de départ radical. Face à cette pleine aporie, ce qui est mis en
problème, c’est le point de départ lui-même. Car il nous semble qu’il n’est établi
qu’en fonction d’un saut sans fondement. A cet égard, il est permis de dire qu’“il n’y
aurait pas de commencement possible ou que tout commencement serait fatalement
pré-somption non fondée, préjugé”(HRC, p. 148.). On peut confirmer ce point chez J.
Brun : “tous les débuts sont les débuts de quelque chose à partir de quelque chose
d’autre, ils impliquent un déjà là utilisé comme matériau. C’est pourquoi l’Histoire
reste le domaine des débuts, il n’y a pas de véritable Commencement dans
l’Histoire.”9 Pour l’hellénisme qui n’assume pas la notion de Création, il n’y a alors
qu’un début sans Commencement.
9
. Ibid., p. 10.
298
2. LE RADICALISME CARTESIEN ET LE RADICALISME
HUSSERLIEN
Descartes et Husserl assurent que la tâche de la philosophie est d’établir le
fondement radical et apodictique de la science véritable. Le processus de
radicalisation consiste à l’expérience métaphysique du malin génie chez Descartes,
alors qu’il consiste à l’expérience de la réduction transcendantale chez Husserl. En
nous rendant la confiance que le malin génie nous avait enlevée, le cogito de
Descartes confirme la certitude de la pensée : tout acte réflexif implique cet absolu
qui n’a pas besoin d’autres garanties. Cette assurance métaphysique de Descartes est
retenue dans l’assurance transcendantale de Husserl. Pour éclairer le point de départ
radical qui est irréductible, il ne sera pas alors inutile de confronter le radicalisme
cartésien et le radicalisme husserlien.
L’époché cartésienne ébranle, par l’intervention du malin génie, l’évidence
sensible et même rationnelle, et de là l’évidence radicale du fondement jaillit. Cette
suspension le fera parvenir à la fin à son point de départ : Descartes s’aperçoit par la
suspension une évidence du sum, à savoir, une évidence métaphysique et radicale,
soit être trompé, soit ne pas être trompé par le malin génie. Dans sa Seconde
Méditation, on peut confirmer ce point : “Il n’y a donc point de doute que je suis s’il
me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne
sois rien tant que je penserai être quelque chose.”10 A cet égard, Thévenaz saisit qu’il
y a l’accord entre la conscience et l’être dans cette perspective cartésienne : “« Il me
semble que je suis » est en effet équivalent à je suis. J’ai conscience d’être donc je
suis.”(HRC, p. 155.)11 La pensée de mon être assure en somme « je suis ». Cette
évidence apodictique assure au moi sa première prise immédiate et absolue dans
l’être. Elle est radicale précisément parce qu’elle est conscience de soi, conscience
d’être.
L’évidence du « je suis » a pour Descartes une puissance contraignante qui ne
m’aliène plus, ne fait plus écran entre moi-même et moi-même. Car selon Thévenaz,
“l’artifice du malin génie élimine toute aliénation du moi en révélant que l’abîme
10
. Descartes, Œuvres de Descartes. Tome IX. Méditations et principes op. cit., p. 19.
Thévenaz précise plus encore dans la note : “Dans le Discours de la méthode, qui ne connaît pas le
malin génie, la conclusion du doute est : je pense donc je suis. Dans les Méditations, précisément à
cause de l’expérience métaphysique du malin génie, elle est seulement : je suis, j’existe, autrement
dit : je pense être donc je suis.”(HRC, p. 155.)
11
299
fascinant qui menaçait sans cesse de me replonger dans l’illusion ou le néant, l’abîme
entre « je me figure que je suis » et « je suis », est tout simplement inexistant.”(HRC,
p. 155.) En mettant ici hors de circuit mon rapport à moi-même, Descartes nous
montre qu’une évidence première est dans la coïncidence de la conscience avec ellemême. Pour rendre possible l’intériorisation de la conscience, la conscience
s’intensifie et se ressaisit dans l’attention en faisant disparaître le monde par le doute
méthodique. Le lieu de l’apodicticité radicale est donc le je attentif et intensifié, se
saisissant comme sum, en venant à distinguer ce qui était encore confus. De là, le
point de départ radical se situera au cœur de la conscience concentrée et centripète.
En ce sens, comme le remarque justement Domenico Jervolino, Thévenaz n’assume
plus le cogito comme le point de départ de la philosophie réflexive : “Le cogito qui
n’est pas pour lui le point de départ de la philosophie rationaliste qui appauvrirait
dans la rigueur géométrique de sa démarche les données concrètes de la condition
humaine, mais bien une conscience intensifiée de la mise en situation de la raison.”12
Par l’hypothèse du malin génie, Descartes met en cause crise les évidences
rationnelles sans les annuler et dès lors, il se heurtera à une crise radicale du sens.
Une telle crise l’amènera à déplacer de l’interrogation épistémologique à celle du
statut métaphysique de l’homme et de sa raison.
Cependant, à la différence de l’époché de Descartes qui concerne mon rapport à
moi-même, celle de Husserl mon rapport au monde et vise à faire apparaître le
monde sous la forme des significations. Comme chez Descartes, chez Husserl, le
point de départ radical était le problème qui le hante. “Husserl, nous dit J. Brun, se
trouvait, en effet, en présence de psychologismes et de sociologismes qui
prétendaient réduire les fondements du savoir à des « manières de voir », à des
« points de vue » explicables par des génétismes, par la psychologie des peuples, par
des conjonctures historiques, etc.” 13 La tâche de sa phénoménologie est donc
d’établir la philosophie comme une science rigoureuse, en dépassant du
psychologisme qui “prétend se fonder sur la simple observation des faits de
conscience et constituer l’intériorité de l’esprit à partir d’une espèce d’ingestion du
monde extérieur, comme le faisait Condillac avec sa statue”14. C’est pourquoi il pose
le problème du fondement originaire du savoir. En effet, pour donner aux sciences un
fondement absolu dans ses Méditations cartésiennes, Husserl entend rétablir le
12
. D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 176.
. J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 323.
14
. Ibid.
13
300
fondement radical de la réflexion.15 Dans cette démarche, il a trouvé à la logique les
fondements des mathématiques et à l’épistémologie les fondements de la logique, à
l’ontologie les fondements de l’épistémologie, et à la philosophie de l’histoire les
fondements de l’ontologie.
En analysant ainsi le problème du fondement de Husserl, Thévenaz observe sa
double préoccupation de la phénoménologie comme visée d’un fondement objectif,
d’une part, et, d’autre part, comme analyse de la subjectivité de la conscience : “Et
très vite Husserl se rend compte que les sciences, même si en fait leurs résultats
effectifs sont toujours approximatifs et imparfaits, sont orientées, en intention, vers
une objectivité absolue ; si la science est vraiment digne de ce nom, c’est dans cette
visée, dans cette idée de la science, et non dans ses résultats ou le contenu de la
connaissance scientifique, que réside sa signification, et c’est de ce côté qu’une
recherche des fondements aura à se diriger. Ainsi c’est l’intention du savant, c’est-àdire l’intentionnalité de la conscience qu’il faut analyser : le fondement ne pourra se
trouver que du côté du sujet.”(HM, p. 39.) Donc, pour “porter son attention
simplement et uniquement sur la réalité dans la conscience, sur les objets en tant
qu’intentionnés par et dans la conscience, bref sur ce que Husserl appelle les
essences idéales”(HM, p. 41.), il faut que la phénoménologie commence par mettre
en parenthèses la réalité objective ou l’attitude naturelle. La tâche de la
phénoménologie consiste en un mot à rechercher ce qui se manifeste dans la
conscience, à savoir l’objet intentionnel de la conscience.
Husserl, en approfondissant le problème du fondement16, se rendrait compte que
“ce problème était en réalité celui de la philosophie elle-même, ou la philosophie
devenue problème à elle-même”(HM, p. 43.). Il découvrait ainsi en fonction de la
réduction phénoménologique que le problème du fondement est à la fois un problème
majeur et inquiétant de la philosophie elle-même. Pour lui, la réduction ne vise pas
simplement à détacher la conscience du monde, mais plutôt, à se dévoiler une liaison
intentionnelle entre le monde et la conscience : la vraie figure de la relation, qui est
voilée dans l’attitude naturelle, est par la réduction dévoilée. De là, il est évident que
15
. Le problème du fondement est sa préoccupation principale depuis sa Philosophie der Arithmetik
(1891) jusqu’à sa mort.
16
. Par rapport au problème du fondement, Heidegger refuse de recourir à la conscience puisque, à son
compte, la conscience transcendantale de Husserl nous amène au subjectivisme. Autrement dit, il
prétend détourner de la conscience et tourner vers les choses elles-mêmes qui étaient chez Husserl
l’objet de la mise en parenthèses. Pour chercher l’origine ou le fondement ontologique, il le prendra à
partir de l’être lui-même. Pour Merleau-Ponty, qui entend suivre la position de Heidegger, le point de
départ radical n’est également pas la conscience, mais le monde.
301
toutes les connaissances de fait renvoient à l’Ego transcendantal qui est le fondement
de leur sens. En ce sens, Thévenaz dira : “La réduction conduit simultanément
à « l’évidence apodictique » du je (au cogito, à la conscience de soi) et au mondephénomène intentionné par cette conscience transcendantale, et surtout à leur liaison
absolument fondamentale et indissoluble (intentionnalité de la conscience
transcendantale).”(HM, p. 46.) Autrement dit, la réduction n’est pas d’éliminer ou de
mettre en doute le monde naturel, mais est une conversion d’intentionnalité parce que
le monde n’est pas autre chose que l’intentionnalité qui est la structure essentielle de
la conscience phénoménologique.
Cette double opération de la réduction, qui nous conduit ainsi à « l’évidence
apodictique » du je et au monde-phénomène intentionné, l’amènera à son tour à nier
l’objet absolu ou la réalité absolue en soi. Dans la mesure où le monde n’est autre
qu’une pensée visée par un Je, il s’agit donc pour lui de parler du monde comme
phénomène17, mais non plus comme la chose en soi. L’intentionnalité, qui n’est pas
attention à la conscience de soi, mais au monde (comme phénomène), fait apparaître
donc la relation du monde à sa source transcendantale donneuse de sens : un Je
transcendantal est pour lui porteur du Sens. En fonction de l’époché radicalisante, la
conscience husserlienne ne parvient pas à se perdre dans le monde, mais le dévoile
en ressaisissant comme intentionnalité, plus précisément comme conscience de
sens.18 Afin d’éviter de se perdre dans le monde, il est pour lui indispensable de le
ressaisir dans l’unité de sa signification ou de se réfugier dans une nouvelle
dimension d’intentionnalité. A cet égard, contrairement à Descartes, le point de
départ radical de Husserl sera au sein de sa visée centrifuge.
Si c’est le cas, d’où vient la différence entre l’époché cartésienne centripète et
l’époché husserlienne centrifuge ? Il semble que la différence entre la conscience
attentive et la conscience intentionnelle provienne de celle de leur terme à atteindre.
Car l’attention réalise la coïncidence de la conscience avec elle-même, alors que
l’intention la coïncidence de la conscience avec le monde. C’est dans ces deux types
17
. Selon Thévenaz, “faire apparaître le monde comme phénomène, c’est comprendre que l’être du
monde n’est plus son existence ou sa réalité, mais son sens, et que ce sens du monde réside dans le fait
qu’il est un cogitatum visé par le cogito. Ce que la réduction fait apparaître, ce n’est pas le cogito tout
seul, mais ego-cogito-cogitatum [Méditations cartésiennes, p. 28.], c’est-à-dire la conscience-de-cemonde, la conscience constituant le sens du monde.”(HM, p. 47.) Dans cette nouvelle perspective, le
monde n’est qu’un phénomène.
18
. A cet égard, Brun estime que la phénoménologie de Husserl est tombée dans le scientisme : “Pour
autant que la phénoménologie husserlienne ait voulu être une saisie de l’intentionnalité et ait fait de la
conscience ce qui constitue le sens du monde, il y avait en elle un certain scientisme en puissance…”(
J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 326.)
302
de coïncidence que réside la différence des deux points de départ radicaux. Pour
Descartes, le cogito n’est autre que la conscience attentive de moi en pensant. Cette
expérience métaphysique de l’intervention du malin génie l’invite à transformer cette
évidence naturelle en apparence négligeable en passant de la conscience
psychologique en évidence apodictique. Mais, il n’en reste pas moins que c’est dans
la conscience psychologique que se réalise une coïncidence du moi avec lui-même.
C’est dans le sum que la coïncidence radicale entre la conscience et elle-même se
réalise par l’attention.
Dès lors, l’attention de la conscience nous dévoile que tout acte de pensée
s’accompagne d’une conscience de soi embryonnaire. Cette attention parviendra à
développer cet embryon en certitude apodictique : pour une conscience attentive, « il
me semble que je suis » devient « je suis ». Autrement dit, la conscience de soi
devient la prise de la conscience de soi. En ce sens, le rapport à soi est pour
Thévenaz dans la perspective cartésienne le point de départ radical : “Le rapport à soi
par coïncidence qui est à la racine de tout acte de pensée, qui est l’essence de toute
conscience et que l’on néglige par inattention, peut devenir, pour une conscience
attentive, le point de départ radical de la métaphysique, à condition que l’attention de
la conscience parvienne à en actualiser l’évidence apodictique.”(HRC, p. 159.) Pour
une conscience attentive de Descartes, le point de départ radical qu’est le rapport à
soi est parvenu par l’attention de la conscience.
En revanche, pour Husserl, la conscience est caractérisée comme intentionnelle
vers l’objet. Dans la mesure où la conscience de soi ne peut donc être conçue que
comme un changement d’intentionnalité, toute coïncidence avec soi par réflexion
attentive cartésienne soit pour lui exclue. Donc c’est seulement dans la perspective
transcendantale de l’intentionnalité que l’on pourrait parler de coïncidence de la
conscience avec elle-même. Mais pour Thévenaz, “cela ne pourrait signifier autre
chose que la coïncidence de la conscience transcendantale avec la totalité de son
intention, c’est-à-dire avec le monde. Cette coïncidence-là est le véritable point de
départ radical chez Husserl : on comprend qu’il soit inaccessible en fait et qu’il ne
puisse être que visé. […] Mais le décalage permanent que l’intentionnalité et la
réduction maintiennent entre la conscience et elle-même, entraîne une dénivellation
permanente entre le naturel et le transcendantale. Le point de départ ne peut donc pas
être prise dans l’être, mais acte de reprise ou de constitution transcendantale.”(HRC,
p. 161.) Le point de départ radical sera pour ainsi dire au sein de la conscience
303
transcendantale constituant, donnant son sens au monde. Pour mieux dire, l’acte de la
conscience de soi comme pouvoir constituant originel deviendra pour Husserl le
point de départ de la réflexion philosophique irréductible. En ce sens, nous pouvons
dire que le mouvement centripète de la réflexion attentive fonde le mouvement
centrifuge vers l’objet.
A cet égard, ni chez Descartes, ni chez Husserl, ce moi ne se dévoile comme
premier, mais plutôt second. “Il est, nous dit Thévenaz, frappant de voir, chez
Descartes comme chez Husserl, que, à peine posé, ce commencement radical se
révèle second et que l’apodicticité de cet acte-principe premier se colore
immédiatement de contingence. Le moi cartésien prend conscience de son défaut
d’être, de sa finitude, de sa dépendance à l’égard de l’Etre infini, qui dans l’ordo
cognoscendi vient après, mais qui est pourtant plus premier que lui dans l’ordo
essendi. L’Ego transcendantal de Husserl se reconnaît de plus en plus seconde par
rapport à la facticité contingente de la Lebenswelt, c’est-à-dire de l’irréfléchi ou du
préréflexif.”(HRC, p. 161.) Si Descartes est obligé de mettre ce commencement
radical dans la position seconde par rapport à l’Etre infini, Husserl, lui aussi, l’est par
rapport à la facticité contingente de la Lebenswelt. Certes, reconnaître la contingence
de ce point de départ radical, c’est assumer la contingence de la connaissance et du
sens. En outre, Husserl n’a jamais fini de commencer puisqu’il ne commence jamais
vraiment à finir, dans la mesure où “la Selbstbesinnung réflexive ricoche
perpétuellement en nouvelle intentionnalité, projette de façon toujours plus décisive
la conscience vers son monde”(HRC, p. 160.). Bref, il n’y pas assurément de
commencement absolu. Il est donc condamné à tout reprendre au commencement.
D’ailleurs, Thévenaz découvre que la phénoménologie transcendantale
husselienne divinise par la méthode phénoménologique la Lebenswelt. En dépit de
toutes les réductions phénoménologiques, pour lui, “le vécu est resté intact et présent
jusqu’au bout, et surtout la liaison première et indestructible de la conscience avec le
vécu.”(HM, p. 54.) La réduction phénoménologique permet ainsi de faire apparaître
l’enracinement de fait dans notre existence vécue. Le vécu qui consiste à insérer la
conscience dans la vie, dans le monde, se dévoile maintenant comme le fondement
radical de la philosophie. A ce point, Thévenaz écrit : “Mais, même si Husserl, à la
fin de sa carrière, plus que jamais se sent un « débutant » et aspirerait à tout
reprendre ab ovo, la philosophie enfin consciente d’elle-même et radicalement
fondée grâce à la phénoménologie est à ses yeux la seule raison d’être de l’humanité,
304
et sa chance de salut.”(HM, p. 55.) En fonction de la réduction phénoménologique,
Husserl en vient enfin à faire du point de départ radical le monde vécu, non pas l’acte
de la conscience de soi.
Dès lors, le problème du point de départ radical nous amène à celui de la
radicalité. Husserl assume qu’il y a « déjà là », un passé, une histoire en se situant au
milieu du commencement et de la fin. Donc, pour lui, viser l’« avant », c’est viser
une fin dans la mesure où le processus du dévoilement phénoménologique n’est autre
chose que la transformation d’une raison latente en raison patente. Donc, aux yeux de
Husserl, tout a déjà commencé avant nous et tout est accompli. L’intention de
radicalité ne peut manquer de viser finalement à résorber le point de départ et tout
présupposé dans la démarche philosophique elle-même. Nous pourrons donc dire que
le transcendantalisme selon Husserl trahit par essence un défaut de radicalité. Mais,
pour Descartes, il y a le vrai début de ce qui n’est pas encore là. Il n’y a pas alors
d’avant puisqu’il désire faire table rase. Il repartit donc à zéro. Car la raison humaine
de Descartes est ébranlée jusque dans ses fondements, par l’intervention du malin
génie. Cette menace initiale pesant sur la raison elle-même perce de part en part la
radicalisation et la métaphysique de Descartes. L’évidence du fondement pour celuici est ainsi substituée par celle de la menace.
Sur ce flanc-là, nous pouvons dire que la radicalité du point de départ dépend
de la mesure de la radicalité de la mise en question de la raison au départ. Autrement
dit, c’est la crise de la raison même qui définit le radicalisme du point de départ.
Même si Husserl a sa réelle intention de radicalité, il ne connaît pas cette menace
fondamentale qui vise le statut même de la raison dans l’homme : il ne pouvait
jamais voir la crise de la raison bien qu’il voie la « crise des sciences européennes ».
Car la philosophie commence pour lui à partir de la raison. C’est pourquoi Thévenaz
met le problème de la raison avant le philosophari qui est toujours un ensuite : “Mais
la radicalité de cet arrachement au primum vivere, la motivation de cet arrachement,
détermine toute la démarche philosophique ultérieure. En ce sens le préréflexif
détermine bien le réflexif, non pas comme une force latente ou une téléologie cachée,
mais seulement par sa capacité d’appeler la raison à se ressaisir d’abord elle-même
devant cette menace et à se situer elle-même dans un premier départ qui, par là
même, sera radical.”(HRC, p. 165.) Il est donc évident que le problème de la
radicalité ne vise pas aux derniers résultats de la connaissance, mais à la raison elle-
305
même. A ce point, nous pouvons dire que Descartes saisit plus juste et plus profond
la crise de la raison que Husserl.
Cette crise de la raison nourrit foncièrement la philosophie. Autrement dit, pour
Thévenaz, la philosophie est née d’une chute. De ce point de vue, il observe la chute
de Thalès qui “a levé les yeux vers les astres parce qu’il était tombé”. C’est la raison
pour laquelle il n’hésite pas à préciser le lien entre la réflexion et la chute : “d’abord
le puits, ensuite la réflexion philosophique”19. Il est vrai que nous sommes d’abord
ramenés au puits de Thalès avant de commencer la pensée philosophique. Nous
pouvons donc dire avec René Schaerer : “Le seul départ radical, c’est la chute. Ni
l’ego substantiel, ni l’ego transcendantal, ni la conscience intentionnelle ne sont
premiers : ils surgissent de la menace.”20 Ici, selon Schaerer, Thévenaz nous fait voir
la radicalité de la menace : “Il n’y a aucun point d’appui ontologique ni au dehors ni
au dedans. Ce que la pensée saisit quand elle se saisit elle-même, c’est un acte : « Je
pense », qui renouvelle en le portant à l’absolu l’acte socratique : « Je sais que je ne
sais rien ».” 21 En somme, au départ de nous-mêmes, il n’y a ni un objet, ni une
substance, mais seulement un acte.
A cet égard, Thévenaz dira : “Le mérite de Descartes n’a donc pas été, comme le
croit Husserl, d’avoir découvert la subjectivité transcendantale, ni son démérite
d’avoir immédiatement gaspillé et reperdu cette précieuse conquête, mais d’avoir
expérimenté un point de départ radical qui exclut d’emblée tout recours au
transcendantal puisque l’évidence apodictique qui fond de la science est précisément
la conscience d’être, la coïncidence de la conscience avec elle-même.”(HRC, p. 164.)
A vrai dire, toute la tradition française de l’analyse réflexive, y compris Descartes,
nous montre non seulement qu’il y a une autre possibilité de radicalisme
philosophique que le transcendantalisme, mais aussi pourquoi il n’y a pas le
transcendantalisme dans la philosophie française jusqu’à présent. Cependant, aussitôt
que Descartes a dégagé cet acte dans sa pureté et son humanité radicales, il l’a
hypostasié malheureusement, et divinisé comme support de l’idée d’infini. Dans la
mesure où il reconnaît l’hypothèse d’un faisceau d’intentions issues d’un ego libre et
spontané qui existe à la façon d’une monade, Husserl a commis la même faute.
En face de l’absence du point d’appui ontologique, la pensée moderne dans son
ensemble refuse de prendre l’exigence ontologique. Cependant, si nous
19
. P. Thévenaz, “Discours d’installation comme professeur ordinaire”, p. 44, Publications de
l’Université de Lausanne, VII, Lausanne, F. Rouge & Cie, 1950.
20
. R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 172.
21
. Ibid., p. 179.
306
reconnaissons que la philosophie est la réponse épistémologique à l’exigence
ontologique, il est permis de dire la priorité du stade de l’exigence ontologique sur
celui de la connaissance. De ce point de vue, Thévenaz nous montre que la démarche
philosophique doit partir du stade de l’exigence ontologique : “Quand M. Marcel
insiste sur ces aspects de la vie spirituelle, que la philosophie jusqu’ici affectait
d’ignorer ou s’efforçait de réduire en les caricaturant, il entend montrer que
l’exigence ontologique est la racine même de la vie de l’esprit. Une démarche
philosophique qui se veut totale doit donc s’amorcer à un stade antérieur à celui du
cogito. Descartes et, plus tard, l’idéalisme… ont pu assurer des fondements solides à
l’épistémologie ; mais poser la question de l’être au niveau de la connaissance
scientifique, c’est déjà le mutiler et se condamner à ne jamais rejoindre cet immédiat
hors duquel la question de l’être se détruit elle-même.”(PGM, pp. 239-240.) Ainsi
donc, pour éviter la rupture entre la conscience et l’être, il faut commencer d’un
stade antérieur à celui du cogito. En somme, c’est la chute, la menace de la raison qui
est le point de départ radical, non pas l’ego substantiel, ni l’ego transcendantal, ni la
conscience intentionnelle.
Pour ouvrir ainsi l’accès au point de départ radical et dégager l’évidence
apodictique, Thévenaz a réduit au centre même de l’évidence une couche plus
profonde de naïveté. A cet égard, il reproche au transcendantalisme husserlien de
mettre l’accent sur la crise des sciences en évitant la crise de la raison et reproche au
radicalisme cartésien d’hypostasier et diviniser cet acte « Je pense », malgré qu’il ait
expérimenté un point de départ radical. A partir de là, nous parvenons à une
découverte importante par rapport au problème du point de départ, dans la mesure où
la philosophie réflexive ne peut pas dépasser la condition charnelle de la raison : elle
se rend compte qu’il n’y a aucun point d’appui ontologique ni au dehors ni au
dedans. Cette absence de la radicalité invite la raison à se mettre elle-même en
question. C’est à partir de la crise de la raison que surgit la réflexion philosophique.
3. LA CRISE ET LA CRITIQUE DE LA RAISON
307
Le problème du point de départ radical nous invite ainsi à celui de la critique de
la raison. Pour Kant, dans la mesure où la raison est mise en cause par l’expérience,
la médiation de celle-ci est sa condition : elle ne peut ni négliger ni refuser son
expérience. Kant écrit dans la préface de la première édition(1781) de la Critique de
la raison pure : “La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses
connaissances, d’être accablée de questions qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont
imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles
dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine.”22 Dans la mesure où la raison
est en effet remplie des représentations diverses de l’expérience : le Je pense au
terme kantien accompagne toute sa représentation, nous avons à faire de l’objet de la
raison toutes les expériences de l’homme. C’est pourquoi nous avons tendance à le
faire du premier principe de la raison.
En éprouvant le conflit entre le rationalisme du XVIIe siècle et l’empirisme du
XVIIIe siècle qui le fait éveiller de son sommeil dogmatique, Kant est en face de la
crise de la raison posée par l’expérience. A partir de cette crise surgira l’immense
entreprise critique kantienne. Sa philosophie critique a, essentiellement, pour but de
la positivité, mais non pas de la négativité ni de la destruction. Autrement dit, la
critique kantien, ce n’est pas pour renverser le dogmatisme métaphysique, mais
plutôt pour l’élaborer. En fait, sa philosophie critique vise non pas à nier ou refuser la
raison, mais au contraire à la consolider et l’affermir. En d’autres termes, selon
Thévenaz, “l’expression critique comme métaphysique de la métaphysique doit faire
entendre que le centre de gravité de la révolution kantienne n’est pas dans la critique
pour elle-même au sens habituel du mot et que, même si cette critique kantienne
signifie l’arrêt de mort d’une certaine métaphysique, elle ne conduit pourtant pas
essentiellement à détruire la métaphysique comme telle.”(CMM, p. 218.) Ici, cette
expression « métaphysique de la métaphysique » que Kant lui-même a inventé
semble refléter bien une telle intention foncière de son entreprise critique, intention
qui entreprend de chercher la vraie philosophie qu’est la métaphysique de l’en-deçà.
Dans cette perspective, Kant tentera de trouver le fondement inébranlable de la
nouvelle métaphysique. A la critique kantienne est donc exclue la raison souveraine :
celle-ci s’est soustraite à toute contestation. Il est indiscutable que Kant ne met
jamais en question les connaissances objectives ou la valeur de la science. Il part de
l’accord entre l’esprit et la réalité qui se trouve pour lui comme une donnée
22
. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. Tremesaygues et Pacaud, p. 5, P.U.F., Paris, 1997.
308
indubitable ou un fait donné, autrement dit la physique newtonienne. Il ne l’a
nullement soumise à sa critique. Il posera alors sa propre question : comment est-il
possible que les sciences physiques soient objectivement vraies ? Il a ainsi affaire à
établir les conditions de la possibilité de cette objectivité. Alors, pour lui, critiquer la
raison, c’est pour trouver les raisons de son accord avec la réalité. Car il est pour lui
hors de question que la raison ait raison.
D’ailleurs, pour expliquer l’objectivité de la science, Kant délimite sa critique
seulement dans le domaine de la raison pure qui précède toute expérience, qui est
alors a priori dans nos connaissances. En faisant sienne la conviction que Hume a
déjà montré que la nécessité et la validité universelle des lois objectives des sciences
physiques ne sauraient être tirées de l’expérience, il s’imaginera alors que quelque
chose, qui existe déjà avant l’expérience, doit être cherché uniquement du côté de la
raison pure. “Puisque la critique kantienne, nous dit Thévenaz, pose dans ce sens la
question du comment, de la condition de possibilité, elle ne peut avoir pour objet que
cette raison même, la raison pure.”(CMM, p. 226.) L’objet de la critique kantienne
n’est ainsi pas la raison entière, mais seulement la raison pure. D’où l’originalité de
la critique kantienne : c’est de poser le problème du comment de la connaissance en
dépassant celui du quoi de son objet. Ce lieu du comment n’est autre chose que les
conditions de possibilité de toute connaissance vraie.
De toute manière, il faut que la raison critique réponde à cette question de ce
« comment ». Mais face à cette question, elle se heurte d’emblée à une impasse au
niveau épistémologique : elle n’y peut pas poser clairement le fondement de la
validité de ses jugements. Voilà, le criticisme kantien exige une métaphysique et est
alors bien compatible avec une métaphysique. Selon Thévenaz, “Kant nous dit
d’ailleurs lui-même dans une lettre à Marcus Herz, de 1781 (…), non pas que sa
critique est une théorie de la connaissance précédant une métaphysique, mais
qu’« elle contient une métaphysique de la métaphysique ».”(HRC, p. 178.) Cela nous
montre que son entreprise de la Critique de la raison pure ne vise ni à la destruction
de toute métaphysique, ni à l’introduction à une nouvelle métaphysique, mais à
manifester en elle la coexistence de la métaphysique.
La critique kantienne est celle du métaphysicien dans la mesure où elle comporte
en elle préalablement une métaphysique. Autrement dit, elle est déjà une
métaphysique. De ce fait, Thévenaz estime que la critique kantienne a un double
sens : “Si, pour reprendre les termes de Kant, nous regardons maintenant la
309
métaphysique comme « la véritable philosophie », c’est-à-dire comme l’expression
de la réflexion la plus profonde sur le monde et sur l’homme, la métaphysique
kantienne de la métaphysique nous apparaît alors bien comme une telle réflexion
doublement profonde – une réflexion au deuxième degré –, plutôt que comme un
dépassement ou une condamnation de la métaphysique en général.”(CMM, p. 218.)
De par là même, Kant a en effet relancé la philosophie sur le chemin d’une nouvelle
métaphysique.
Afin d’exclure toute espèce de dogmatisme, la philosophie tend à dépendre de la
confiance aveugle à l’autorité ou à sa propre raison pour se justifier. Mais, pour le
philosophe, cette confiance aveugle serait à son tour une pierre d’achoppement de la
philosophie. C’est pourquoi Thévenaz indique le danger du rationalisme : “En effet,
là où cette confiance ne surgit pas à l’arrière-plan d’un ébranlement ou d’une crise de
confiance de la raison, d’une défiance de la raison vis-à-vis d’elle-même, elle se
révèle n’être en réalité qu’un dogmatisme camouflé, c’est-à-dire la négation de toute
philosophie authentique.”(CMM, p. 219.) Dans la mesure où il s’appuie sur une
confiance inébranlable en la raison, le rationalisme est contestable. Car cette
confiance n’est que la reconnaissance de l’inauthenticité de la raison. Le point de
départ de la philosophie authentique est donc condamné à commencer par
reconnaître une crise de confiance à l’intérieur de la raison même.
Dans la mesure où elle devrait viser en dernière analyse, non pas ses résultats
derniers ou ses prétentions, mais la raison elle-même, la critique de la raison serait le
cœur même de toute l’entreprise philosophique. Voilà pourquoi la critique de la
raison ou de la connaissance devrait précéder toute affirmation sur l’être pour établir
justement la métaphysique. De ce point de vue, Thévenaz nous rappelle que “la
philosophie aurait pendant des siècles mis la charrue devant les bœufs, en prétendant
édifier des systèmes métaphysiques avant d’avoir éprouvé la valeur de l’outil de
connaissance qui devait servir à les édifier”(HRC, p. 167.). Les philosophes devraient
faire de la métaphysique avant la critique. Il y a là, pour lui, le mérite de Locke et
surtout Kant qui “aurait consisté à réparer cette erreur monumentale, à rétablir (à
établir enfin) la priorité de la critique sur la métaphysique, à tracer enfin le chemin
d’une méthode saine”(HRC, p. 167.). Thévenaz prétend ainsi la priorité de la critique
comme instrument de la connaissance sur la métaphysique avec Locke et Kant.
Si tel est le cas, Kant était-il vraiment le premier véritable philosophe critique, le
premier qui eût montré suffisamment de prudence critique et de vigilance
310
antidogmatique ? Autrement dit, avant de commencer à édifier quelque système
métaphysique, sa critique est-elle assez aiguë pour éprouver l’instrument de la
raison ? Mais, pour Thévenaz, il n’en est rien : Kant n’aboutit pas à établir la critique
comme le cœur de toute entreprise philosophique. Autrement dit, il n’est pas luimême fidèle au principe fondamental de sa propre critique. Car Kant dit en ces
termes : “Le dogmatisme est en ce sens la démarche dogmatique qu’adopte la raison
pure sans critique préalable de son propre pouvoir. […] ; ben davantage la Critique
constitue-t-elle le dispositif préalable qui est nécessaire pour préparer l’établissement
progressif d’une métaphysique solide possédant la valeur d’une science, laquelle doit
nécessairement être exposée de façon dogmatique […] et selon la plus stricte
exigence de systématicité, par conséquent, sous une forme scolastique (et non
populaire)…”23 Kant ne parvient ainsi pas à la conscience aiguë d’une crise de la
raison qui ouvra la possibilité d’une philosophie de sa condition humaine.
Kant a raison au point qu’il examine l’instrument de la connaissance avant d’être
prêt à affirmer quoi que ce soit sur la réalité ou la vérité, mais il n’a pas raison au
point qu’il assume les jugements sur la réalité sans aucune critique, qui est son point
de départ. En somme, comme le dit Thévenaz, les sciences physiques ne sont pas
l’objet de la critique, mais les jugements sur la réalité objective : “Les jugements
valables sur la réalité précèdent chez Kant toute critique de la raison et ne sont jamais
critiqués. Ils sont le point de départ de toute l’entreprise critique.”(CMM, p. 226.) La
critique de Kant ne touche ainsi aucunement les jugements valables sur la réalité
comme la condition indispensable de la recherche métaphysique. Car, sans
reconnaître ces jugements comme le point de départ, il ne peut pas se mettre à
critiquer quoi que ce soit sur la réalité ou la vérité. Dans la mesure où Kant procédait
ainsi d’une manière dogmatique et acritique, Thévenaz récuse que ce premier reste
toujours encore dans la connaissance réservée à la métaphysique traditionnelle sur la
critique. A ce point, il est retombé dans une sorte de dogmatisme toute particulière.
Avec la critique de Kant, nous trouvons une double crise de la raison : crise de la
raison classique du XVII au début de XVIIIe siècle, crise de la raison de
l’Aufklärung chez Kant lui-même. En effet, la raison classique était aux yeux de
Thévenaz identique à ordre divin, cosmique, rationnel : “Comme reine de droit divin,
comme lien interne de tous les grands édifices spirituels, du cosmos, de l’Eglise, de
l’Etat, et aussi des systèmes philosophiques, comme fondement de toute autorité, elle
23
. Kant, Critique de la raison pure, traduction, présentation et notes, par Alain Renaut, pp. 87-88,
Aubier, Paris, 1997.
311
régnait sur toute la hiérarchie du système du monde.”(CMM, p. 221.) Thévenaz nous
montre que c’est cette raison qui “devint en effet à la fin du XVIIe siècle une
tyrannie oppressante, presque étouffante”(CMM, p. 221.). D’où surgit la première
crise. En somme, la découverte du télescope et du microscope a ébranlé la sûreté de
l’homme et la centralisation toujours plus grande de l’Etat monarchique unitaire a
donné lieu à une tyrannie dans toute autorité. Dès lors, on en vient à assigner à la
raison humaine la tâche de se libérer de tout ordre existant. La raison découvre ici
son rôle tout autre qu’avant : elle cesse d’être simplement l’instrument ou le
fondement de l’ordre au XVIIe siècle et apparaît maintenant comme « une arme
contre l’autorité et se fait juge de toutes les institutions » : “elle n’est plus la présence
de l’ordre transcendant en l’homme, mais un instrument dans la main et au service de
l’homme, un pouvoir humain une lumière purement naturelle.”(CMM, p. 222.) La
raison n’apparaît pas comme la présence de l’ordre transcendant, mais comme un
instrument de la découverte de l’humain à hauteur d’homme.
Cette découverte de la science au XVIIIe a ainsi entraîné le passage de l’ordre à
l’Aufklärung en imposant le pouvoir merveilleux à l’intelligence de l’homme. Cette
apothéose deviendra un signe de la seconde crise puisqu’elle implique en elle une
semence de tyrannie malgré que l’esprit critique de l’Aufklärung qui consiste à
critiquer ce désordre de fait vise la libération de cette crise. En fait, cette apothéose
de l’homme entraîne la transformation de la notion de l’obscurité. Maintenant, pour
Thévenaz, “ce qui est ressenti comme obscur, ce n’est plus, comme au XVIIe siècle,
ce qui est par trop humain, l’irrationnel en nous – instincts, sens et passions – mais
au contraire tout ce qui dépasse l’homme, tout ce qui n’est pas à la mesure de
l’homme, tout ce que l’homme n’a pas éprouvé ou créé lui-même.”(CMM, p. 222.)
Etant donné qu’on assignait le pouvoir merveilleux à la raison humaine, ce qu’elle ne
peut pas être à la portée de la main est obscur. Il semble que la raison critique de
l’Aufklärung accomplisse ainsi sa tâche de chasser toute obscurité.
Mais, dans la mesure où la Critique de la raison pure de Kant achève
l’entreprise critique de l’Aufklärung et en même temps la dépasse, surgit la crise de
la raison de l’Aufklärung. D’une part, elle surgit de cette analyse de la relation
causale que Hume a bien montré qu’il n’est pas possible de fonder et justifier la
nécessité des relations causales exprimées par les lois scientifiques, avec même la
théorie newtonienne de la gravitation. La critique de l’Aufklärung est en un mot en
face du scepticisme de la philosophie empiriste. D’autre part, cette crise est pour
312
Thévenaz venue des contradictions de la raison avec elle-même que la métaphysique
dogmatique du XVIIIe siècle a conduit. Il observe un autre aspect de cette crise dans
une lettre à Christian Garve du 21 septembre 1798 que Kant écrit : “« Ce ne sont pas
des recherches sur l’existence de Dieu, sur l’immortalité, etc., qui ont été mon point
de départ, mais l’antinomie de la raison pure : « Le monde a un commencement – il
n’a pas de commencement… Il y a une liberté en l’homme – il n’y a pas de
liberté… » C’est cette antinomie qui m’a tout d’abord éveillé de mon sommeil
dogmatique et incité à la critique de la raison, pour mettre fin au scandale de
l’apparente contradiction de la raison avec elle-même. » […].”(CMM, p. 223.) Cette
antinomie de la raison conduit Kant à affirmer “(comme il l’écrit dans la première
préface de la Critique) que « … des erreurs avaient divisé la raison avec elle-même »
et qu’un « malentendu de la raison avec elle-même qui doit être mis à jour
[…].”(CMM, p. 223.) Thévenaz fait justement remarquer que c’est là la véritable
crise de la raison chez Kant.
Cette crise l’amènera à critiquer d’une façon nouvelle contre “la raison critique,
par trop humaine, analytique, dissolvante et sceptique du XVIIIe siècle” ainsi que
contre “la raison dogmatique, divine et éternelle du XVIIe siècle”(CMM, p. 223.). En
effet, comme le dit Thévenaz, la critique kantienne ne vise plus à dissoudre ce qui est
constructif, synthétique dans la pensée, mais plutôt à le justifier : “Elle se propose de
fonder et de légitimer le rationnel, le systématique ; en un mot : de sauver
définitivement la valeur de la raison, de fonder à nouveau un ordre rationnel comme
celui du XVIIe siècle, mais reposant sur une base plus solide. Aussi ne s’agit-il plus
pour Kant d’incorporer la raison humaine à un ordre éternel déjà existant, ni non plus
de démembrer tout ordre rationnel par la critique, mais de montrer par sa critique
que, et dans quel sens, tout ordre ne peut être que l’œuvre de la raison humaine, sans
pour autant perdre sa valeur objective.”(CMM, p. 223.) Ainsi la critique de Kant a
affaire constamment à fortifier la confiance dans la raison et à fonder plus
assurément la valeur des contenus de vérité qu’il a pris d’emblée comme des faits qui
sont hors de la cause. A cet égard, nous voyons au fond la positivité de la critique
kantienne.
A ce titre, pour Kant, la raison humaine est toujours considérée comme un
tribunal d’instance sur laquelle il porte pour trancher les choses en question. La
raison nous apparaît comme un juge qui arbitre des différends philosophiques, qui
mettent sur la sellette des accusés. Cette raison comme un juge soustrait elle-même
313
de toute contestation : “elle est au sens propre un point de vue sur les causes qu’elle
examine, un point de vue critique sur les crises, sur les problèmes ; elle est hors de
question ; elle remplit sa tâche critique à condition de n’être jamais impliquée dans
les questions, d’être hors de toute crise.”(HRC, p. 170.) Dans la mesure où elle
repose elle-même sur cette mise en question, la critique scientifique ne peut jamais
mettre en question les fondements du savoir. Car la raison prend toujours une
certaine distance par rapport à la crise ou à la critique sans mettre en problème ellemême. Si nous reconnaissons avec Thévenaz que “toute activité critique de la raison
s’enracine en dernière analyse dans la conscience d’une crise de la raison”(HRC, p.
175.), nous découvrons au cœur même de la critique rationnelle la crise de la raison.
Il n’y a pas de la critique sans une crise. Bref, c’est de la crise que la critique naît. La
critique de Kant se déclenche de la conscience d’une crise.
A cet égard, la critique de la raison commence par reconnaître sa crise. Lorsque
les accusés comparaissent à la barre, la raison devait d’abord suspendre son
jugement. La raison critique commence en effet par suspendre son jugement en se
donnant le temps de tirer au clair les questions posées. Dès que le philosophe amorce
une critique de la raison, il découvrira d’emblée que c’est la raison elle-même qui
comparaît devant le tribunal comme la nouvelle accusée et répond aux questions
qu’on lui pose. En ceci, nous parvenons au noyau de cette critique de la raison : “Et
devant quel juge ? devant quelle instance ? Devant elle-même. La raison est à la fois
juge et partie, critiquante, critère et critiquée, instance questionnante, jugeante et
accusée, sujet qui juge et objet jugé ou à juger.”(HRC, p. 171.) Si la raison doit
produire par elle-même ses titres à juger ou arbitrer, comment une critique de la
raison est-elle encore possible ? Lorsque le juge est mis en question, est-il encore
juge ? Malgré que l’instance qui critique subisse une crise, peut-elle encore exercer
sa fonction critique ?
De là surgit une distinction importante : la critique de la raison par elle-même
signifie-t-elle autocritique ou crise de soi ? Autrement dit, il y a là un affrontement
irréductible et inévitable entre la raison en tant qu’instance critique qui juge et qui se
veut hors de question, c’est-à-dire hors de crise, et l’objet jugé qui est sur la sellette,
mis à l’épreuve. Il y a aussi là une tension de l’intérieur de la raison qui éprouve la
force de deux positions. En d’autres termes, ou bien le feu de sa critique consumera
une instance critique qui se maintienne hors du jeu ou bien il n’est pas assez dévorant
pour consumer qu’une instance subsistera. C’est là la question.
314
Dès lors, la critique de la raison nous ramène au problème de l’alternative entre
une autocritique de la raison et une crise de la raison. D’un côté, on peut s’imaginer
de s’occuper d’un autrui qui est soi-même, après avoir critiqué tel ou tel objet
extérieur ou l’autrui. Autrement dit, la raison peut avoir d’elle-même la connaissance
critique dans sa méthode, ses critères, son attitude. Dans ce cas-là, comme l’a bien
indiqué notre penseur, “… l’intégrité de l’instance critique reste intacte. La critique
de soi représente justement un effort non pas pour plonger le soi dans une crise, mais
pour sortir de soi, pour se déprendre de soi, pour se projeter sur le plan de
l’objet.”(HRC, p. 172.) A partir de là, il s’ensuit que la critique de la raison comme
autocritique ouvre le chemin à une critique de la connaissance. Autrement dit, à
partir d’une autocritique de la raison surgit seulement une théorie de la connaissance,
sans rien parvenir à sa crise. En ce sens, l’autocritique de la raison n’a rien à voir
avec sa crise.
D’un autre côté, la critique de la raison, à son tour, conduit à une crise de la
raison : la crise atteint la raison elle-même. En somme, nous pouvons imaginer la
raison-juge impliquée dans l’affaire. En l’occurrence, selon Thévenaz, la raison ne
peut plus être juge hors de question : “si la question touche le juge, […], peut-il
encore exercer sa fonction comme par le passé, comme si de rien n’était ? Voilà
qu’éclate la crise de la critique ! la fonction critique de la raison est en question
aussitôt qu’il y a critique de la raison par elle-même poussée jusqu’à la crise de la
raison.”(HRC, p. 173.) C’est la fonction d’instance critique même qui est ici
radicalement mise en question. Dès lors, la raison est déboutée de sa fonction de juge
par son effort de zèle critique qui a poussé la critique jusqu’au soi. De cette crise de
la raison surgit cette fois-ci une métaphysique dont l’entrée est la conscience de soi.
Si tel est le cas, la raison en crise n’est-elle plus capable d’exercer sa fonction
critique? Il n’en est rien. Car pour Thévenaz, “la crise de la raison ne signifie pas la
fin de l’activité critique de la raison, mais seulement l’apparition d’une nouvelle
activité critique lorsque la raison se sent elle aussi impliquée dans la question, c’està-dire déboutée de ce point de vue absolu d’où elle croyait pouvoir exercer sa
critique sans jamais avoir à rendre des comptes, à se rendre des comptes, à ellemême.”(HRC, pp.174-175.) La crise de la raison, c’est une manière dont la raison se
ressaisit elle-même dans l’incertitude de ses fondements, non pas le signe de la
défaillance de l’activité critique. En ce sens, il semble que la puissance de la critique
philosophique soit toujours exactement proportionnelle à l’intensité de la crise de la
315
raison. Nous pourrons donc dire que Kant a pu devenir un grand critique au point que
Kant a profondément vécu la crise de la raison.
D’une telle crise de la raison naît tout simplement la philosophie. Nous pouvons
confirmer ce point dans l’histoire de la philosophie24. Celle-ci nous montre que la
philosophie naît ainsi d’une crise de la raison et à son tour la crise renaît de la
philosophie parce que celle-ci a en elle-même une partie liée avec la précarité de
toute crise. Autrement dit, l’instabilité critique, l’ébranlement, c’est le lieu où
s’alimente encore et encore la puissance critique. A supposer que philosopher naisse
ainsi d’une crise de l’homme et que le philosophe est alors l’homme de la crise, la
philosophie, dans son activité critique, est-elle encore vraiment à même d’être
autarcique ?
Certes non. Car la philosophie n’est pas du côté de l’autarcie. A la différence de
l’autarcie qui n’est qu’une économie fermée, à savoir une fausse autotomie, la
véritable autonomie de la raison surgit plutôt de la crise. Car ce n’est dans la crise de
la raison que “ces béquilles s’effondrent” et que “naît alors vraiment une conscience
de soi qu’on peut qualifier légitimement autonomie”(HRC, p. 184.). Thévenaz
distingue ici l’auto de l’autonomie de celui de l’autarcie : “L’auto de l’autonomie
n’est le même que celui de l’autarcie ou de l’autocritique, l’un est ouvert, l’autre est
fermé. Or le renouvellement de la philosophie, le ravitaillement de la raison est du
côté des questions ouvertes et non des réponses qui tranchent. La réflexion
philosophique reste une question ouverte.”(HRC, p. 184.) Philosopher c’est en un
mot incarner véritablement l’interrogation. Autrement dit, l’incarnation de la
philosophie, c’est la question faite chair. La philosophie est donc perpétuellement en
question et ne peut pas dépasser le niveau de la problématique. Dans la mesure où la
philosophie est en un mot la crise incarnée, la crise est maintenant devenue la
condition du renouvellement de la philosophie. Nous allons alors approfondir par
l’expérience-choc le problème de la crise radicale de la raison.
24
. Thévenaz nous montre ces conclusions d’autres exemples historiques : “C’est ainsi que la
métaphysique platonicienne s’enracine également dans la crise de la raison déclenchée par les
sophistes et vécu profondément par Socrate, si profondément qu’elle fut le nerf de sa critique
impitoyable... La synthèse thomiste également est née de la crise terrible de la raison et de la foi
suscitée par l’arrivée soudaine du Philosophus Aristote et de ses commentateurs arabes, et la
métaphysique cartésienne est née tout entière de la crise radicale de la raison exprimée dans
l’hypothèse d’un Dieu trompeur et l’intervention du malin génie. Enfin l’Introduction à la
métaphysique de Bergson est le rejeton puissant jailli de la crise de l’intelligence qui est l’expérience
initiale décisive de Bergson.”(HRC, p. 179.)
316
4. EXPERIENCE-CHOC
L’expérience-choc transforme la pensée et le réel. L’expérience postmoderne
annonce la fin de l’homme fini, du sujet et de la philosophie. Cette expérience nous
incite à réexaminer tout à neuf de l’idée traditionnelle par rapport à ceux-ci. La mort
de Socrate contraint Platon à reconsidérer le problème de la cité, de la justice, en le
faisant douter les problèmes insoupçonnés jusque-là. Cette expérience oblige Platon
à reconsidérer tout le statut de la raison et de la connaissance humaine lorsque celuici cesse de pratiquer la politique de l’autruche en face de la situation non négligeable.
Platon prend l’attitude plus fidèle à son expérience qu’à l’idée traditionnelle. Nous
pouvons aussi voir chez Kant un autre tournant décisif de l’histoire de la philosophie
par l’expérience de choc. Le contraste entre la science newtonienne et la critique
empiriste de Hume le faisait réveiller de son assoupissement dogmatique et ajuster le
statut de la raison à la vérité d’une science qui avait fait ses preuves. Le progrès de la
science moderne forçait la raison humaine à se reconsidérer. Autrement dit, cette
expérience décisive par l’évolution de la physique moderne nous oblige à reprendre,
de façon nouvelle, la structure et le statut de la raison humaine. Nous pouvons donc
dire que l’expérience de choc engendre la demande et la puissance de la
transformation du réel en prenant plus profondément conscience d’elle-même.
La réflexion philosophique nourrit ainsi ses impulsions décisives et ses éveils
salutaires de l’expérience. La raison est ranimée sans cesse par des expériences
nouvelles dans une ambiance de crise et d’incertitude : quelles qu’elles soient
philosophiques, scientifiques, morales, artistiques, religieuses, les expériences-chocs
contestent toujours la raison. L’expérience détient ainsi en philosophie une puissance
de choc et une capacité de contestation, par lesquelles la raison est à la fois plus
approfondie et plus radicalisée sur elle-même. Tandis que l’expérience rouvre sans
cesse la porte des philosophies fermées, la raison tend à s’installer dans l’incontesté
qu’elle croit incontestable.
Dans la rencontre avec Socrate, Alcibiade a fait une expérience extrêmement
choquante qui a pour la première fois secoué sa vie et l’a fait se découvrir lui-même
en présence d’un autre. Comme le dit Thévenaz, cette rencontre est pour Alcibiade
“un ébranlement intérieur profond”(SA, p. 19.). Une telle expérience bouleversante a
permis à Alcibiade de surmonter son autisme, autrement dit de prendre conscience de
soi. Il y a là la valeur de l’expérience-choc. C’est la raison pour laquelle Thévenaz
317
souligne le rôle et l’importance de l’expérience-choc en philosophie. La théorie de
l’expérience-choc constituera la seconde pensée de notre penseur avec le concept
théologique de Parole de la Croix.
Comme l’expérience d’Alcibiade dans sa rencontre avec Socrate, celle de
Thévenaz dans sa rencontre avec Barth qui récuse la théologie naturelle a dans sa
pensée une importance essentielle. Dans ce contexte, en remarquant un des éléments
essentiels de la théologie de Barth, Carpenter nous montre comment la théologie de
Barth a pu inspirer à la philosophie de Thévenaz : “Attaquer la théologie naturelle,
c’est attaquer « la raison divine », c’est-à-dire la raison qui ne voit pas de
discontinuité entre la raison de l’homme et la raison de Dieu. C’est précisément cette
attaque de la raison divine, implicite chez Barth, implicite aussi saint Paul (par
exemple 1Co.1 et 2), qui constitue « l’expérience choc » pour Thévenaz et pour la
philosophie.”25 Autant dire que l’entreprise principale de Thévenaz consiste à chasser
la raison divine et absolue tout entière dans le champ de la philosophie. A cet égard,
le choc de l’expérience chrétienne lui permet de prendre d’autant plus conscience de
la spécificité de la philosophie.
En face d’une telle expérience-choc, comme pour l’esclave de Descartes,26 on ne
peut pas exclure que le choc peut inciter une raison molle et faible à abandonner la
lutte et à s’enfoncer plus profond dans son sommeil. En fait, c’est la façon commode
d’esquiver les chocs. Toutefois, ce n’est que la politique de l’autruche. Si la raison
cède à la tentation de l’abandon, elle perdra son autonomie. Pour résister à cette
tentation, il faut que la raison ne rejette pas cette mise en question, mais plutôt en
fasse « son problème, le problème philosophique radical ». Donc, on ne peut et ne
doit ni le négliger, ni l’esquiver. En bref, l’expérience-choc opère comme facteur de
radicalisation philosophique.
Dans la mesure où l’expérience-choc fait la conscience reprendre, la réflexion
naît d’elle. Pour Thévenaz, la réflexion peut être divisée en deux cas selon l’objet
que l’expérience met en question : “Une expérience-choc peut soit mettre en cause
les résultats de l’activité rationnelle (tel raisonnement, tel jugement, telle loi), soit
appeler la raison elle-même à reconsidérer sa propre situation et la validité de sa
25
. P. Carpenter, “Foi protestante et renouveau de la philosophie”, op. cit., p. 173.
. Quant à Descartes, “Ainsi lorsque la peur représente la mort comme un mal extrême et qui ne peut
être évité que par la fuite, si l’ambition, d’autre côté, représente l’infamie de cette fuite comme un mal
pire que la mort, ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à l’une,
tantôt à l’autre, s’oppose continuellement à soi-même, et ainsi rend l’âme esclave et
malheureuse.”(Descartes, Les Passions de l’âme, précédé de La Pathétique cartésienne, par J-M
Monnoyer, pp. 185-186, Art. 48, Gallimard, Paris, 1988.)
26
318
démarche.”(SR, p. 120.) Dans le premier cas, la raison, qui réfléchit sur l’objet sous
l’effet de l’expérience-choc, retient encore la confiance de la raison en elle-même.
Notre penseur l’appellera “raison naturelle”, au point qu’elle est “l’instrument de
réflexion utilisé quotidiennement ”. Une telle raison “n’a besoin ni de réfléchir sur
elle-même ni de se situer dans le monde”(SR, p. 120.).
Mais, il faudrait demander : qu’est-ce qui nous autorise à faire confiance à la
raison ? Cette question nous amènera à une nouvelle dimension du problème de la
raison, à savoir une dimension métaphysique. “Dans le second cas, selon Thévenaz,
l’expérience-choc est si choquante que la raison doit se mettre en question et
réfléchir sur elle-même. Et cette raison dérangée et préoccupée de se situer dans et
par rapport à l’univers, on l’appellera raison philosophique.”(SR, p. 120.) En
l’occurrence, il est inévitable de réexaminer le statut de la raison elle-même comme
le juge ou le tributaire. Suivant la contestation de la raison philosophique, nous nous
heurterons à la condition humaine de la raison à découvert.
Mais la raison peut-elle jamais contester sur elle-même par l’expérience-choc ?
Au contraire, comme l’a bien montré le doute méthodique de Descartes, ne faudraitil pas dire que nul ne peut douter lui-même qui doute toutes autres choses ? Comme a
noté Miéville dans son article intitulé “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur
l’Homme et sa raison”, Maurice Gex, en rejetant cette distinction entre l’expérience
et la raison, a forcément affirmé l’impossibilité de douter par l’expérience la raison
constituante. “Le premier, constatant que Pierre Thévenaz oppose radicalement
l’expérience à la raison, rejette cette distinction. « La raison constituante, écrit-il, ne
peut jamais être mise en question, puisque c’est elle qui met toutes choses en
question. » Il regrette que Pierre Thévenaz n’ait pas fait une place plus grande aux
leçons de l’épistémologie contemporaine.”27 En somme, M. Gex fait remarquer que
dans la mise en question il y a déjà engagement de la raison constituante :
“« …Comment l’expérience en elle-même peut-elle mettre en cause quoi que ce soit,
si cette expérience ne cache pas en ses replis une raison constituante alerte et
dynamique, qui ne s’épuise en aucune forme fixe ? Qu’on le dise alors, et tout
devient clair. »”28 Il affirme ainsi que l’expérience seule ne peut pas mettre en cause
n’importe quoi sans l’intervention de la raison constituante. A travers cette
distinction d’une raison constituante et d’une raison constituée, il reproche ainsi la
position de P. Thévenaz.
27
28
. H.-L. Miéville, “Autour de Pierre Thévenaz (1) : Notes sur L’homme et sa raison”, op. cit., p. 1.
. Ibid.
319
En effet, il semble que la raison constituante elle-même ne doive pas être mise
en cause afin de contester toutes autres choses. Faute de quoi, comment peut-on
douter d’autres choses, y compris la raison elle-même ? Voilà pourquoi mettre en
question la raison elle-même semble contradictoire dans un contexte rationaliste.
Dans cet article cité, comme Gex, Miéville, lui aussi, prétend l’impossibilité de la
mise en question de la raison par elle-même, en reprochant la position de Thévenaz.
Car, dans la perspective de Miéville, si la raison peut et doit être mise en question par
une opération de la raison, ne pouvons-nous pas ne pas utiliser la raison comme
l’instrument de la connaissance ? En d’autres termes, si l’on admet que toute pensée,
qui juge quelque chose, relève du pouvoir de la raison, comment la raison déjà mise
en question pourrait-elle affirmer quoi que ce soit ? Par conséquent, Miéville
dit assurément : “l’opération de la mise en question devient elle-même problématique
et ne peut être affirmée comme valable.”29 Car ce serait toute mise en question qui
est mise en question. Donc, pour lui, la mise en question de la raison nous empêche
de faire une affirmation valable : “Nous serions alors dans une situation qui nous
ôterait la possibilité de former un concept valable de ce que Thévenaz appelle un
« statut ontologique » de la raison, statut qu’il faudrait, selon lui, pouvoir établir
préalablement pour que puisse nous paraître fondée notre confiance en l’instrument
de la pensée.” 30 A ce point, il affirme qu’une telle affirmation de Thévenaz est
chimérique : “Il est illusoire de croire qu’en demandant à la raison de se mettre ellemême en question, nous pourrions pour ainsi dire prendre nos distances vis-à-vis
d’elle et nous libérer de la « contrainte de l’évidence » (…).”31 Ainsi Miéville entend
montre l’impossibilité de la mise en question de la raison par elle-même.
Dès lors, il rétablira avec assurance la raison comme le principe de cohérence, le
critère de l’évidence et le point de départ de la recherche métaphysique. Ces
exigences normatives vont élaborer par la raison tout système philosophique en
restaurant solidement son propre statut comme l’instrument de la connaissance :
“Loin de faire écran à notre vision du Réel par le jeu trompeur des évidences, la
raison humaine peut trouver dans le caractère normatif de sa législation interne le
moyen de discerner l’erreur et de tenter de la corriger, et c’est par là qu’elle doit être
considérée comme la délégation d’un Pouvoir transcendant d’universelle médiation
qui joue en l’esprit humain, c’est-à-dire dans les limites propres à la « situation » que
29
. Ibid., p. 4.
. Ibid.
31
. Ibid.
30
320
crée l’existence en forme d’humanité.”32 Miéville croit pouvoir isoler au sein de sa
relation avec le moi humain ce pouvoir médiateur de la pensée humaine.
D’une telle pensée dualiste naissent en effet les faux réalismes philosophiques et
théologiques. Ce réalisme précritique comporte anthropomorphisme. La tâche de
Thévenaz est de nettoyer complètement ces scories anthropomorphiques pour
récupérer la raison en tant qu’homme. C’est pourquoi il doit la raison elle-même
mettre en cause. En ce sens, nous dirons l’inévitabilité de la mise en question de la
raison sur elle-même. D. Jervolino nous montre bien ce point : “L’idée que la raison
puisse se mettre elle-même en question peut paraître contradictoire dans contexte
rationaliste et légitimer l’accusation, portée contre Thévenaz, de s’enfermer dans un
cercle vicieux, mais elle n’est pas scandaleuse ; ou bien elle constitue un scandale
nécessaire, si l’on reconnaît dans la raison l’homme lui-même, et dans la
« contradiction » la loi même de l’humain […].”33 Maintenant, il faudrait chercher un
sens du monde dans le monde d’ici-bas qui est contingent, temporel, dialectique,
mais non pas dans le monde de l’au-delà qui est absolu, éternel. Cependant, après la
déclaration définitive de l’incompétence de la raison, est-il à même d’avoir le critère
qui permettra de discerner les scories anthropomorphiques de la doctrine chrétienne ?
D’où vient ce droit ?
Il est indéniable que la philosophie est tout simplement contestation par
l’expérience. La contestation s’oriente en fin de compte vers la radicalisation. S’il en
est ainsi, pourquoi la contestation des Sceptiques anciens était-elle tombée dans le
scepticisme ? Les Sceptiques anciens avaient réussi à contester les contradictions de
toutes les philosophies dogmatiques et rationnelles et aussi à montrer qu’une
philosophie croyant l’absolu s’empêtre dans des contradictions fatales. Mais, par
cette contestation méthodiquement entreprise, ils avaient sombré dans la lâcheté de la
philosophie. A proprement parler, la lucidité de cette contestation barrait tous les
chemins tour à tour et n’en ouvrait aucune. Malgré leur contestation puissante,
pourquoi avaient-ils été condamnés à aboutir au scepticisme ? Parce qu’ils ne
poussaient pas la contestation radicale jusqu’au bout. C’est-à-dire qu’ils ne voyaient
pas contester la philosophie elle-même. Thévenaz dira : “Ce qui est bien naturel, car
le sceptique opère avec la même conception ontologique de la raison et la même
conception d’une vérité absolue que les philosophies classiques dogmatiques qu’il
condamne.”(CRP, p. 24.) Dès lors, les sceptiques avaient été enfin condamnés à
32
33
. Ibid., p. 7.
. D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 182.
321
reconnaître l’impuissance de la philosophie. Car la raison pouvait contester toutes
autres choses, mais ne pouvait pas contester elle-même. En ce sens, nous pouvons
dire que le scepticisme antique provient de la notion ontologique de la raison.
Depuis Descartes, la philosophie moderne poursuivait une voie de radicalisation
d’une conscience philosophique. Descartes tentait de trouver l’aliquid inconcussum
pour donner un fondement inébranlable, un point de départ radical à la connaissance
et à la métaphysique. C’est pour cela exactement qu’il contestait par un malin génie
et un Dieu trompeur la raison elle-même jusqu’à l’extrême. Ce doute cartésien
dévoile en fin de compte que la conscience est radicalement mise en question.
Thévenaz voit ici le prélude de la précarité de l’œuvre rationnelle chez Descartes. De
même que Descartes, de même Kant, Kierkeggard, Nietzsche, Husserl, Heidegger,
eux aussi, ils parviennent à contester vis-à-vis des systèmes ou des certitudes
insuffisamment fondées, et même vis-à-vis d’elle-même en allant même jusqu’au
bord du suicide. Cette autocritique impitoyable ouvrait complètement sa crise
radicale. A peine que la raison elle-même devient question, le rapport entre la raison
et la réalité est en cause. Par l’expérience de la contestation, le rapport de la raison à
la vérité ou à la réalité est secoué, de telle sorte que l’on ne peut plus assurer que la
raison établit une vérité rationnelle.
Néanmoins, si la raison entend répondre à cette interrogation radicale qui se met
en cause elle-même, la raison est condamnée à admettre qu’elle est la substance
même de la réalité. Certes, dans ce cas-là, l’accord entre la raison et la réalité ne fait
pas du tout problème. Or, afin de pouvoir permettre de l’établir, il faudrait que nous
l’acceptions d’emblée comme allant de soi ou bien présupposé. Pour se donner une
assise ontologique, il faut que la raison s’hypostasie. Cependant, la raison devenue
question pour elle-même ne peut ni fonder ni garantir rationnellement ce rapport. Car
la raison va s’apercevoir le fait même qu’elle s’identifie inconditionnellement à
l’évidence. La contestation méthodique de la philosophie moderne a bien montré que
la raison n’est plus inconditionnée. Une fois la faille ouverte entre la raison et le réel,
rien ne peut la refermer, ni la cicatriser sans avoir recours à une garantie divine.
Cependant, comme le dit Thévenaz, “le recours philosophique à une telle garantie
présuppose que la raison humaine peut en quelque sorte pénétrer dans la psychologie
divine ou l’entendement divin et trancher ce qui est possible ou impossible à
Dieu.”(CRP, p. 23.) De plus, la raison ne peut pas se donner son propre prix à moins
qu’elle n’ait recours à telle garantie. Sans celle-ci, la raison ne peut pas établir son
322
propre fondement dans l’être. Il y a toujours là la tentation de la divinisation de la
raison.
Pour échapper à la divinisation de la raison, il faut prendre conscience de soimême, de sa condition humaine. Tant que la raison est à l’homme, elle ne peut pas
être dissociée de l’expérience totale de l’homme. En ce sens, depuis le discours de
Paul à Athènes, depuis que la Parole du Dieu chrétien s’est fait entendre de la raison
philosophique grecque, celle-ci perçoit une voix étrangère qui n’est pas celle d’une
raison. Dans l’Evangile, il est des paroles qui s’adressent directement à la raison
philosophique elle-même: “la sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu”(I.
Cor. 3, 19) Et “Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des
intelligents.”(I.
Cor.
1,
19)
Et
“Tout
homme
devient
stupide
par
sa
connaissance.”(Jér. 10, 14) Si tel était le cas, ne serait-ce pas proclamer la vanité de
tout l’effort de la raison tendue vers la sagesse et la vérité? Ici, si l’exigence
protestante n’est pas décisive, la raison ne réfléchira pas sur elle-même. Dans ce cas,
ce sera l’expérience chrétienne plutôt qu’elle mettra en question et qu’elle soumettra
à la critique. Mais si l’expérience est vraiment choquante, ce sera le protestantisme
qui, une fois pour toutes, mettra en question la raison. En somme, par l’expériencechoc, la raison se heurtera à la crise radicale.
Notons ici que cette expérience-choc est une question posée du dehors à la
conscience. Il s’agit de la crise de la raison contestée par la Parole de Dieu. En fait,
ces paroles demeurent lancinantes. Le choc de la Parole de saint Paul – la sagesse des
Grecs n’est que folie devant Dieu – aurait ouvert une crise de la philosophie, une
crise du sens et du bon sens trop naturel et trop inné. Devant la Parole de Dieu, la
raison se trouve mise en question de manière décisive : la raison ne peut plus réduire
une expérience nouvelle à ses méthodes, ni la maîtriser. Toutefois, elle ne peut se
rejeter à l’épreuve puisqu’il est de sa nature d’accepter toute expérience. C’est
l’aporie même de la raison. Ainsi donc, ne sommes-nous pas contraints de
reconnaître que la sagesse de ce monde ou la sagesse philosophique est du mauvais
côté ? Nous pourrons dire qu’elle est « sagesse selon la chair » d’où naît la rivalité, la
contestation interminable contre la vérité et établit une échelle sur la terre pour
s’élever au ciel. Lorsque l’apôtre Paul proclame la « folie de la prédication »(1 Cor.,
1, 21), il coupe le lien traditionnel par lequel la sagesse du monde se croyait unie au
divin.
323
A vrai dire, chez Platon ou Aristote, la philosophie embrasse la vie totale de
l’homme. Pour Platon, c’est dans l’intelligence rationnelle et également intuitive que
l’essence de l’homme rejoint celle de l’univers. De là, par l’intelligence, il cherche à
retrouver cette essence de l’homme et de l’univers et s’élève lui-même finalement
jusqu’au divin. C’est pour cela que cette intelligence doit être d’origine divine. Quant
à l’axiome que le semblable ne peut être connu que par le semblable, nous pouvons
donc dire avec Thévenaz : “La vie intellectuelle est une vie divine puisque le
semblable connaît le semblable. D’une part, science et sagesse sont indissociables :
la vertu est science. Mais d’autre part la science est connaissance de la réalité divine
et la sagesse est une ascension vers le divin, « assimilation à Dieu », comme affirme
le Théétète de Platon, ou une sorte d’immortalisation, comme dit Aristote.”(HRC, p.
268.) En somme, les Grecs pensaient que la philosophie était totale, à savoir le
ciment de l’unité de science, sagesse et religion, et d’ailleurs, à partir de là, que non
seulement l’homme pouvait accéder à Dieu, mais qu’il devenait capable de
s’identifier à lui. Un philosophe grec a censé la raison comme l’essence de l’univers,
à savoir le divin et alors ne connaît pas la raison humaine, autonome. La philosophie
grecque est ainsi parfaitement autarcique. Là est toute la question.
C’est cette raison divine grecque même qui est maintenant mise en cause par la
Parole de Dieu. Le roc de ses assurances primitives est creusé. Car pour Thévenaz,
“cette assurance grecque était non seulement une croyance encore à fonder, mais
c’était une croyance infondable ; ce n’était vraiment qu’une croyance. De là,
l’incertitude et l’angoisse de la philosophie contemporaine, condamné à trouver,
comme Socrate ou Descartes, le fondement de la certitude dans la conscience de son
incertitude, l’assurance dans l’inquiétude même.”(HRC, pp. 302-303.) En fin de
compte, le christianisme, en accusant la sagesse grecque de folie, lui a dévoilé ou
démasqué ses assurances implicites. Bref, le christianisme va révéler la raison à ellemême, non comme raison divine, mais comme raison en condition.
324
5. LEGITIMITE DE L’EXPERIENCE CHRETIENNE
L’entreprise de Thévenaz est à proprement parler de mettre à jour la condition
humaine de la raison philosophique en fonction de l’expérience chrétienne. Dès le
début de son manuscrit inachevé, publié sous le titre La condition de la raison
philosophique, comme le remarque D. Christoff, Thévenaz montre constamment que
“toute expérience est une épreuve de la raison et peut amener celle-ci à se contester ;
l’expérience est vie de la raison, et cette épreuve devient toujours plus radicale à
mesure que la raison s’affine”. 34 Pour Thévenaz, l’expérience chrétienne est “une
« expérience-choc », c’est-à-dire une épreuve qui met en question la raison de
manière radicale” 35 . A ce point, l’expérience chrétienne entraînera la raison à se
réveiller de son sommeil dogmatique. Elle permettra donc à la raison de se reprendre
radicalement. En ce sens, la crise de la raison sera une occasion pour la reprise de
conscience de son statut ontologique : la raison humaine placée devant Dieu, en
situation, mais non pas la raison divine.
Il est donc maintenant question de savoir si l’expérience protestante est vraiment
cruciale. Car si l’expérience protestante ou le message de l’apôtre Paul n’est pas
assez envahissant, ce qui est mis en question, ce serait l’expérience elle-même, mais
non pas la raison. Autrement dit, elle doit être soumise à la critique de la raison.
L’expérience protestante-t-elle est assez choquante et valable pour contester comme
l’expérience scientifique ou psychologique ou artistique? Nous pouvons parler
l’expérience chrétienne inéluctable à titre de l’expérience-choc. Car, de même que
quelques grands exemples de l’expérience-choc dans l’histoire de la philosophie, de
même l’expérience chrétienne nous fait reprendre notre vie et nos pensées et aussi
nous réveiller du sommeil dogmatique.
A cet égard, il semble que Thévenaz ait raison de dire que l’expérience
chrétienne est assez valable pour contester nos vies et notre connaissance : “…
écoutant sans partie pris et sans présupposition le témoignage des apôtres et des
évangélistes, nous rencontrons dans l’Evangile un fait et un événement où il est
question de nous et où nos vies se trouvent en question, et radicalement en question.
Cette mort du Christ sur la Croix est expressément une mort pour moi, pour que ma
vie change...”(CRP, p. 28.) En un mot, Jésus-Christ est mort pour mon rachat, à
34
. D. Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE
THEVENAZ”, op. cit., p. 231.
35
. Ibid.
325
savoir, pour le pardon des péchés selon la grâce de Dieu. De plus, Thévenaz nous
rappelle que la Résurrection est non seulement un fait historique, mais aussi un fait
qui a un sens actuel : “La Résurrection n’est pas un mythe, une croyance, […] ; c’est,
encore une fois, un fait, pas seulement un fait historique extraordinaire qu’on
enregistre comme mémorable, mais un fait par rapport auquel ma vie prend un autre
sens. Le témoignage des évangélistes et des apôtres n’est pas le récit naïf et
déformant de compagnons qui veulent rester proches de celui qu’ils ont perdu, c’est
le témoignage de vies changées dans leur conduite et dans leur signification à propos
d’événements qui ont précisément pour sens de changer la vie de tous les
hommes.”(CRP, p. 28.) La vie de Jésus-Christ a effectué l’imputation de folie en
proclamant la vanité de la raison : Crucifixion et Pâques comme le fait ou
l’événement historique mettent en cause l’homme et sa raison. S’il est évident qu’une
telle expérience chrétienne conteste ainsi radicalement et tout entier l’homme et sa
vie, c’est-à-dire ses pensées, ses sentiments, sa conduite, etc., nous ne voyons aucune
raison de l’exclure selon la vocation de la raison qui aurait à accepter toutes les
contestations adéquates.
En fait, cette expérience n’est-elle pas celle qui est personnelle ou particulière ?
Pouvons-nous légitimer la contestation par l’expérience particulière ? Thévenaz
observe d’abord chez Maine de Biran comment l’expérience privée et intime lui
permet d’établir cette légitimation : “Dans un tout autre registre d’expérience, nous
voyons chez un Maine de Biran combien une expérience vécue sur soi-même,
l’expérience d’un tempérament hypersensible, peut à son tour être le point de départ
d’une métaphysique nouvelle. Ou bien il s’abandonnait aux caprices de ses humeurs
changeantes, ou bien, sans éluder cette épreuve permanente, il en tenait compte en
apprenant peu à peu à voir d’un œil nouveau l’articulation du corps et de la pensée.
Le statut nouveau de la raison par rapport au corps qu’établissait Maine de Biran
s’efforçait de rendre justice à une expérience cruciale.”(CRP, pp. 15-16.) Nous
pouvons aussi trouver une telle expérience décisive dans “l’évolution de la physique
contemporaine” qui “contraint la philosophie à se transformer et à concevoir la
structure et le statut de la raison humaine de façon nouvelle”(CRP, p. 16.). Il y a là
un lieu de la théorie de l’expérience-choc. En somme, elle nous fait passer de
l’incontestabilité à la contestation et de la vérité au mouvement vers la vérité. La
théorie de l’expérience-choc n’est en ce sens autre qu’une théorie de la question, du
doute.
326
De même que l’expérience du statut nouveau de la raison par rapport au corps de
Biran ou de l’évolution de la physique contemporaine est une expérience cruciale qui
oblige la raison philosophique à se transformer, de même l’expérience chrétienne
l’est au point qu’elle la renouvelle d’une façon radicale. En fait, nous pouvons
rencontrer dans l’Evangile la vie de Jésus qui change radicalement l’homme et sa
vie, si nous reconnaissons que le christianisme est une réalité. En ce sens, Thévenaz
écrit : “Nous savons bien que cette expérience, même si elle n’est pas universelle,
même si nous ne l’avons pas faite aussi authentiquement que bien d’autres depuis des
siècles, est toujours une expérience totale pour l’homme.”(CRP, p. 28.) Et aussi,
nous savons bien que “dans cette expérience il y a un renouvellement, une liberté, un
don, une promesse, une espérance, un appel, qui en font l’expérience-choc par
l’excellence”(CRP, p. 29.). Si nous reconnaissons que la vie philosophique “n’exclut
pas la vie pratique, morale, religieuse ou esthétique”(PSA, p. 307.), nous sommes
condamnés à tenir compte de cette expérience chrétienne. Car la philosophie se
nourrit de l’existence dans son ensemble. Alors, comment la raison, habituée à se
mettre à l’écart d’un groupe, peut-elle arriver à comprendre son rapport avec cette
expérience chrétienne ?
La raison se rend compte qu’elle se trouve par cette expérience en présence de la
contestation inéluctable d’elle-même. En ce sens précisément, Thévenaz dira :
“Contestation d’un type nouveau ! Non pas contestation formelle de ses prétentions,
de ses méthodes, de ses erreurs, de son assurance exagérée en elle-même, non pas
invitation à limiter ses prétentions. C’est bien plutôt une sorte de gêne et de malaise
en voyant le vide se creuser autour d’elle.”(CRP, p. 30.) Face à cette étrange
situation, la raison est en face de la contestation d’un type nouveau qu’elle
n’expérimente jamais jusqu’ici : elle s’aperçoit que c’est elle-même qui est l’objet de
la contestation la plus radicale. Car elle ne peut pas refuser cette contestation envers
elle-même sans qu’elle se désolidarise de l’homme lui-même et de ses expériences
vitales.
Par la proclamation de sa folie par la Parole de Dieu « la sagesse de ce monde
n’est que folie devant Dieu » (I. Cor. 3, 19), la raison, tombée dans l’impasse,
demandera immédiatement s’il est légitime de prendre au sérieux l’accusation de
folie. En analysant la situation de l’imputation de folie, la raison découvrira d’abord
que l’inquisiteur est Dieu. Mais quel Dieu? ou qui nous assure que c’est bien lui?
Est-il vraisemblable, raisonnable, de supposer que Dieu puisse parler ainsi à la
327
raison? Sur quoi se fonde cette imputation ? Posant ces questions, la raison
s’apercevra toujours plus de sa double position : “De fil en aiguille, la raison
s’aperçoit qu’elle est juge et partie et qu’elle est en train d’user du critère de la
rationalité ou de la raisonnabilité pour apprécier le fondement d’une imputation qui
met en cause précisément la raison comme telle, avec ses prétentions à la sagesse et à
la vérité.”(CRP, p. 35.) Dès lors, la raison se découvrira un nouveau fait : elle est la
référence universelle du jugement dans tous les cas, y compris dans le cas où la
raison elle-même serait en question.
L’expérience chrétienne fait ainsi la raison face à la tentation de la révolte pour
qu’elle puisse bien garder ses sécurités : “dès que la raison entend, nous dit
Thévenaz, une voix étrangère, elle se constitue elle-même médiatrice, elle prend à
son compte toute parole. Si une objection est repoussée, la raison se maintient intacte
et c’est comme s’il n’y avait au fond ni objection ni autrui. Si l’objection est prise en
considération, c’est alors que la raison reconnaît la nécessité de se la faire à ellemême. La raison sait sauvegarder ainsi une autarcie dans laquelle on s’accorde en
général à reconnaître un des caractères de la réflexion philosophique.”(CRP, p. 32.)
Car elle ne peut trouver en elle-même aucune raison de douter de sa raison. En
d’autres termes : “Bien ancrée en elle-même, elle est, écrit De Muralt, sûre de sa
bonne conscience et certaine de son bon sens. L’idée de son non-sens, de sa folie
possible, ne peut l’effleurer.”36 En somme, la raison n’est sans doute considérée que
comme raisonnable dans n’importe quelle situation.
Afin d’estimer le fondement de l’accusation, notons ici que de même que dans le
cas de la contestation de ses prétentions, de ses méthodes, à savoir des résultats de
l’activité de la raison, de même dans celui de la contestation sur la raison elle-même,
elle use le même critère qui provient d’elle. Car la raison ne peut jamais prendre un
autre critère qu’elle-même. En ce sens, la critique sur le fondement de l’imputation
de folie est possible dans le cas seulement où Dieu conteste la validité du jugement
de la raison. Mais, on le sait, cette question n’est pas celle de la validité de la raison,
mais celle de la raison elle-même et alors est au-delà de la limite de la raison.
Autrement dit, il ne s’agit pas non plus d’erreurs de la raison à corriger par
l’expérience, mais de l’être même de la raison. La raison s’aperçoit donc qu’elle est
impuissante à la question de ce fondement. Plus elle est éloignée de la tentation de la
36
. A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 40.
328
révolte, plus la raison s’approche ainsi de la tentation de l’abdication. Mais,
Thévenaz ne peut se résoudre à une telle abdication.
Voyons maintenant le noyau de l’accusation de Dieu sur la raison philosophique.
Ce que Dieu conteste, ce n’est pas que la raison se trompe ou a outrepassé ses
limites, mais ce n’est qu’elle est folle. Si tel est le cas, pour la raison il n’y a que
deux voies : d’un côté, ce serait accepter sa folie et par contre, ce serait la refuser, de
l’autre. D’une part, accepter sa folie, ce serait entrer dans l’absurde, tomber dans
l’abîme de non-sens. L’abdication de la révolte serait sacrifice intelligent, à savoir,
désaveu de sa vocation qui est de raisonner. Autrement dit, cela veut dire une raison
parfaitement anéantie comme raison puisqu’elle est condamnée à renier ce qu’elle
est. Donc, la raison ne peut pas raisonnablement accepter sa folie. A ce titre, la raison
tourne vers l’absolutisme rationnel. En fait, la raison est encline à aimer
essentiellement s’appuyer sur elle-même. C’est pour cela que la raison aurait ses lois,
ses critères qu’elle établit en elle-même par sa puissance, bref, les conditions même
de son travail. Contestée par l’expérience, la raison, en apportant en elle-même
l’obstacle, en la rationalisant, médiatisera entre l’obstacle et elle-même. En d’autres
termes : “La raison, nous dit Thévenaz, aimerait pouvoir se placer ainsi comme une
instance au-dessus de l’expérience, qui, en dernier ressort, refuserait énergiquement
de se laisser mettre en cause par l’expérience, lorsque cela porterait atteinte à ce qui
fait sa loi la plus essentielle, à cette « autonomie » et surtout cet absolu intangible
sans lesquels elle se croit en droit de dire qu’elle ne serait plus raison.”(CRP, p. 36.)
En d’autres termes, en dépit de cette contestation radicale sur elle-même, pour
exercer encore une fois sa fonction d’instance souveraine, la raison est obligée de se
reposer sur son bon sens, sur son « essence ». “Mais cela revient, écrit André de
Muralt, pour elle à accepter l’expérience telle qu’elle est, sans la dénaturer, et en
l’occurrence, à accepter l’imputation de folie, accepter dans la raison d’être folle.
Absurde impossibilité : le philosophe chrétien en tant que philosophe, n’a pas d’autre
issue : il rejette la Parole divine afin de manifester bien net la raison de sa raison.”37
En l’occurrence, pour accomplir la vocation de la raison, il faut que le philosophe
chrétien refuse l’imputation de folie. Car la raison philosophique ne peut pas par
nature accepter sa folie. Mais, d’autre part, pour accomplir son désir qui veut devenir
médiatrice de toute l’expérience et qui veut les prendre à son compte, elle n’aurait
pas à aller contre la vocation de la raison qui est d’être ouverte à toute expérience. La
37
. Ibid., p. 42.
329
raison doit en quelque sorte rendre compte de l’expérience ou tout au moins tenir
compte de l’expérience. Rejeter l’imputation de folie, c’est rejeter l’expérience
chrétienne ; ce serait désavouer la raison elle-même. La tentation de l’absolutisme
rationnel fait ainsi tourner le dos à l’expérience et creuse l’abîme autour d’elle.
En ce sens, il est incontestable que la raison doit, par sa nature, répondre à
l’imputation de la folie. Car refuser de répondre n’est que l’abandon intellectuel.
L’abdication intellectuelle ne peut plus être une solution philosophique et se laisse
tomber dans la tentation de suicide. En un mot, ce serait se renier elle-même.
Cependant, la raison ne peut pas oublier la déclaration de la parole de Dieu « la
sagesse de ce monde n’est que folie devant Dieu ». Car l’accusation était trop directe,
trop déconcertante pour se laisser oublier. Donc, la raison est mise en situation
contradictoire qu’elle doit à la fois abdiquer et accepter sa folie. Face à l’imputation
de folie, la raison est complètement tombée dans la confusion, dans une voie sans
issue.
Cette impasse invitera Thévenaz à reprendre le problème de l’imputation de
folie. Comme l’indique bien Muralt, “le premier moment de désarroi passé, Pierre
Thévenaz laisse entendre que le problème est mal posé et par conséquent la réponse,
les attitudes dramatiques proposées en réponse à l’accusation de folie,
inadéquates.” 38 Donc, pour ne garder que le sens, il mettra entre parenthèses la
question de l’origine et du pourquoi divins de l’accusation de folie posée à partir de
l’expérience vécue. Dès lors, la raison se rend compte que sa folie n’est pas réelle,
mais plutôt possible : la question dont il s’agit est la possibilité de folie. Ainsi,
l’accusation de folie contraint la raison à envisager la possibilité de sa folie. Car la
raison est essentiellement incompatible avec la folie. Autrement dit, la réalité de folie
de la raison est hors du problème.
Ainsi donc, nous pouvons, maintenant, renouveler notre question : quel est le
sens de notre folie possible ? C’est là que nous trouvons un vrai problème : “nul ne
peut démontrer à autrui qu’il n’est pas fou. Le pourrait-il à lui-même ? Pas
davantage. […] S’il m’est impossible de me prouver à moi-même que ma sagesse
n’est point folie, il n’est donc à tout le moins pas radicalement exclu d’emblée que je
sois réellement folle sans le soupçonner. Possibilité ouverte, déraisonnable en tout
cas, qu’elle n’aurait pas imaginée toute seule, mais possibilité tout de même.”(CRP,
p. 39.) En ce sens, nous sommes maintenant condamnés à reconnaître la possibilité
38
. Ibid.
330
de ma folie possible. Ce problème de la possibilité de folie conduira la raison à
prendre conscience plus profondément d’elle-même : “Le plus déconcertant, c’est
qu’en toute honnêteté, la raison ne voit aucune raison d’exclure cette possibilité de
folie et tout naturellement aucune raison de l’admettre non plus. Non seulement la
raison est désarmée devant Dieu, mais désarmée vis-à-vis d’elle-même. Par sa
révolte même, il lui est heureusement possible d’ignorer Dieu et de traiter cette
imputation par le mépris, mais à elle-même elle ne saurait échapper ; et néanmoins
elle reste sans prise sur elle-même.”(CRP, p. 40.) Il y a là un vrai visage de la raison
exposée inévitablement à découvert du côté de la folie possible, mais non pas une
folie réelle. En passant du problème de folie à celui de la possibilité de folie, la
raison en vient à constater qu’elle est entièrement à découvert à la menace de la
déraison et à une possibilité de folie non éliminable. Donc, dans la mesure où le sens
de l’imputation de folie reçue dans la foi est bien la possibilité de la folie de la
raison, la raison voit ici que l’indubitable confiance en elle-même est ébranlée. C’est
là même où nous voyons aussi la transformation de l’expérience chrétienne en un
problème philosophique.
Par rapport à la possibilité de folie, il y a pour Thévenaz deux possibilités : soit
accepter la possibilité de sa folie, soit la refuser : “Accepter la possibilité de sa folie,
ce serait pure folie, ce serait aller contre sa vocation et sombrer dans la déraison. Ne
pas se révolter contre l’imputation de folie serait pour la raison le sacrificium
intellectus, c’est-à-dire le suicide. Et le suicide absurde, puisque sans raison ! Refuser
la possibilité de sa folie serait à son tour déraisonnable : ce serait aller contre
l’expérience qui lui montre l’impossibilité de la pleine assurance du bon sens. Et,
pour la raison, aller contre l’expérience, c’est encore aller contre sa vocation.”(CRP,
p. 40.) Après tout, la raison ne peut pas trancher le problème de folie non exclue :
“En mettant Dieu entre parenthèses, la raison n’a pas supprimé le problème qui lui
était brutalement posé de l’extérieur : elle en a fait son problème, le problème
philosophique radical.”(CRP, p. 41.) En somme, la raison ne peut pas exclure la
possibilité de sa folie. A partir de là, le divorce entre l’expérience totale de l’homme
et sa raison devient inévitable. Pourtant, c’est véritablement insupportable. Donc,
dans la mesure où la raison ne peut ni accepter sa folie ni la refuser, il nous reste à
savoir quel est le sens de sa folie possible.
331
6. APORIE FONDAMENTALE DE LA RAISON
Maintenant, il paraît évident que la possibilité de folie de la raison est la
condition indispensable et non négligeable de l’homme existentiel. La raison est en
face de la situation qu’elle ne peut ni l’accepter, ni la refuser sans se nier elle-même.
Il y a là l’aporie même de la raison. En fonction de l’imputation de folie, la raison est
ainsi plongée dans une aporie proprement métaphysique. L’aporie est fondamentale
en ce que la raison ne peut nullement répondre à la question qu’elle se pose. Il nous
semble que cette impasse est irrémédiable parce qu’elle n’a aucun chemin ou aucune
méthode par lequel nous pouvons en sortir. En d’autres termes, en se reposant sur
elle-même, la raison n’a rien d’autre comme fondement qu’elle-même. Ce que
Thévenaz entend mettre en question, c’est ce fondement même.
Pour préciser la nature de l’aporie fondamentale, il ne serait pas inutile de
comparer cette présente expérience à l’expérience cartésienne. Le doute méthodique
de Descartes qui a pour but de se défendre contre l’erreur possible, témoigne en effet
de l’assurance inébranlable de la raison en elle-même. Autrement dit, étant donné
qu’elle est pour Descartes extérieure, cette impasse ne pourrait pas démolir la solide
assise de la raison. Le doute du philosophe, de même que le doute méthodique de
Descartes, est ainsi une sorte de moyen pour établir la certitude de la connaissance,
tandis que l’aporie fondamentale est intérieure et ne conduit nullement au doute
puisqu’elle est engagée dans une voie sans issue, sans méthode, sans truc technique.
Autrement dit, la raison n’est pas en face d’un problème qui a « des données
vérifiables ».
En ce que la raison est de par sa nature destinée à ne pouvoir ni accepter ni
refuser d’être jugée déraison sans se renier, nous pouvons dire qu’elle restait
inconsciente de soi avant d’avoir fait sien ce problème. En ce sens, nous pourrons
aussi dire que la raison qui croit ses propres évidences s’ignorait puisqu’elle n’était
pas problématique pour elle-même. En l’occurrence, comme le remarque Christoff,
“la rationalité demeurait « implicite » à la raison ; allant de soi, n’étant pas mise en
question, la rationalité n’était pas explicitée, développée. Mais, être ainsi
inconsciente de soi, pour la raison, dont la nature est d’être consciente de tout, c’était
rester étrangère à elle-même, c’était être « aliénée » ; comme l’enfant qui, tant qu’il
n’est pas conscient de soi, rapporte tout à soi, la raison restait enfermée dans son
332
« autisme » tant qu’elle se croyait absolue.” 39 Toutefois, en prenant conscience
qu’elle est maintenant elle-même problématique, la raison en vient à prendre
conscience de soi, notamment la conscience de sa propre ignorance de soi. Dès lors,
nous pouvons voir que la rationalité vient de l’ignorance de soi. C’est donc la
rationalité même qui est mise en question.
A partir de cette aporie fondamentale, la raison fait ainsi une expérience
d’ignorance de soi en voyant l’abîme dans la raison elle-même, non pas de l’erreur
des sens ou de la défaillance technique. Cette expérience d’ignorance par
l’accusation de folie possible ébranle complètement la situation existentielle de
l’homme : “En face de la possibilité de folie, nous dit notre auteur, la raison fait au
contraire une expérience d’ignorance, mais d’une ignorance bien particulière qui est
ignorance radicale de soi. Voilà ce qui la trouble : elle est impuissante à savoir, et à
se prouver à elle-même, si elle est folle ou non.”(CRP, p. 44.) L’expérience de
l’aporie fondamentale lui fait ainsi prendre conscience de l’ignorance de soi. La
première conscience vraie que la raison prend d’elle-même est ainsi conscience
d’ignorance qui est en même temps ignorance consciente. Ce serait « conscience
embryonnaire », à savoir conscience à l’état naissant, conscience en formation. C’est
de cette prise de conscience que s’ouvrira la brèche de l’aporie. Nous pouvons bien
constater que, depuis Socrate, l’expérience de l’ignorance de soi est non seulement
une forme aiguë de la conscience de soi, mais aussi l’un des plus puissants stimulants
de la recherche. L’expérience de l’ignorance n’est donc jamais d’emblée l’indication
de la lâcheté de la raison, mais plutôt celle d’une nouvelle recherche.
Pour préciser cette idée, Thévenaz distingue la conscience d’une impasse d’avec
une impasse elle-même : “Une aporie est une aporie, mais la conscience d’une
aporie n’est pas une aporie de la conscience, elle est le début d’une nouvelle
aventure, sur le plan de la conscience de soi cette fois-ci.”(CRP, p. 46.) Certes, nous
voyons ici la fécondité du négatif que Hegel se prenait pour un des caractères de
l’esprit. En somme, la conscience d’aporie invite la raison à se rechercher. En ce
sens, elle est une condition de la recherche de la raison. “Condition, nous dit
Christoff, d’abord, d’authenticité, puisque cette impasse est la condition de la raison.
Condition de travail aussi parce que l’expérience de l’impasse rend la raison attentive
à l’opacité, à l’ignorance, à l’illusion où elle reste sur elle-même tant qu’elle se croit
constituée d’un certain nombre d’évidences – principes, axiomes – qui iraient « de
39
. D. Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE
THEVENAZ”, op. cit., p. 235.
333
soi », qui seraient « tout naturels ».”40 La conscience d’aporie n’est ainsi pas le signe
de l’abandon de la recherche philosophique, mais celui du renouvellement de la
recherche philosophique. Pour éviter cette impasse, la raison est condamnée à assurer
qu’elle n’est pas folle. C’est pourquoi la raison a mis en question ce « tout naturel »
et cette cohérence qui constituent son sens.
L’aporie fondamentale de la raison ou l’impasse intérieure nous conduit ainsi à
mettre en question le sens en détachant le « cela va de soi » de la raison parce que
celle-ci n’est par sa nature pas folie. Pour dépasser cette impasse, il faut alors mettre
en question le sens. Si tout ce qui allait de soi jusqu’ici, tout ce qui était naturel
jusqu’ici est ainsi écarté de la raison, cela revient à dire que son assurance naturelle
est mise en question.
7. ASSURANCE NATURELLE INFONDABLE
L’aporie fondamentale de la raison se situe en dehors de l’erreur et en dehors du
doute cartésien : elle doit être trouvée au sein même de la raison. Si la folie ne peut
pas appartenir par nature à la raison, d’où vient la folie ? Dans son aporie, la raison
prend conscience qu’il y a comme un point aveugle dans l’œil de la raison : c’est ce
point où la raison est reliée à la réalité par un accord implicite. Tel point doit se faire
du domaine du « cela va de soi » un modèle que jamais on ne prend explicitement
sous le feu de la conscience. Mais, en fonction du problème de l’aporie
fondamentale, la raison se rend compte qu’elle se heurte à la crise de son essence et
de son sens. En d’autres termes : “La raison qui se croyait jusqu’ici l’instance
critique souveraine s’aperçoit par conséquent qu’elle ne se connaissait pas, qu’elle
était enfermée dans la certitude de sa raison naturelle et que cette certitude
l’aveuglait sur son propre compte.”41 Elle découvre ainsi qu’une assurance naturelle,
qui est évidente sans doute jusqu’ici, ne va pas de soi. Nous allons donc mettre à jour
le problème d’une assurance naturelle.
Alors, il s’agit ici de savoir quel est le rapport d’un point aveugle de la raison
avec l’expression « cela va de soi ». “« Tout naturel », « cela va de soi » : les
40
41
. Ibid.
. A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 45.
334
expressions, d’après Thévenaz, indiquent que cette assurance et cette assise
incontestée font comme partie de la nature même de la raison. Evidence innée et
implicite qui est autant dire l’essence même de la confiance que la raison a en ellemême. […] C’est en ce sens que le Socrate des dialogues platoniciens vise l’accord
avec soi-même qui est accord avec le λόγος, accord avec les autres pensées et accord
avec l’être. En dernière analyse, c’est à une sorte de substantialité du logos que se
réfère implicitement le « cela va de soi », à une sorte de sens-nature ou de rationalitéessence de la raison.”(CRP, p. 48.) En somme, « cela va de soi » est censé être
comme ce qui est attaché à la raison elle-même. Nous pouvons ici voir que « cela va
de soi » implique la substantialité du logos, qui sera refusée radicalement toujours
plus dans la philosophie moderne. L’entreprise du doute méthodique cartésien et la
critique kantienne reposent tout entières sur cette assurance naturelle, à savoir sur un
soubassement d’évidences implicites et de certitudes toutes naturelles. Car, jusque-là,
la rationalité et le sens du monde ne sont jamais ni mis en doute ni mis en cause.
Alors, pour eux, la raison suppose l’accord implicite qu’elle a avec elle-même et le
monde. L’accord avec la réalité, ou bien l’assise ontologique, est précisément fait de
ce domaine du « cela va de soi ». Mais, par l’imputation de folie, la raison « à
découvert » ne peut manquer d’admettre que la rationalité et le sens du monde ne
vont pas de soi : “Tout un domaine d’ignorance de soi, nous dit Thévenaz, affleure à
la conscience (car l’extension de l’ignorance de soi coïncide exactement pour la
raison avec le domaine du tout naturel jamais encore thématisé comme tel).”(CRP, p.
49.) L’ignorance de soi pénètre pour ainsi dire dans tous les domaines de la raison, y
compris le domaine du « cela va de soi ». Donc, la raison se rend compte qu’il y a un
écart entre elle-même et le « cela va de soi ».
Pour surmonter l’ignorance de soi, ou pour mieux dire, pour s’affranchir par
rapport à l’implicite, ou pour révéler des nouvelles dimensions de conscience, il faut
donc mettre entre parenthèses toute couche d’évidences naturelles que la conscience
n’envahit pas parce qu’elle va de soi. Dès que nous mettons le « c’est tout naturel »
entre parenthèses, nous découvrons tout d’abord que le rapport entre la raison et la
rationalité ne va plus de soi. La raison aurait donc à le mettre en question. Dès lors,
en ce que la couche des évidences naturelles et le sens-essence ou nature, non
contestés jusque-là, constituent l’assise fondamentale de la raison, celle-ci ne peut
dorénavant plus faire fond sur eux. Car la raison se trouve mise en cause dans son
fondement par elle-même en s’y faisant apparaître à elle-même. Donc, ce qui fait
335
problème, c’est l’être même de la raison et le statut de l’évidence rationnelle.
La raison « à découvert » se détache ainsi de la rationalité et du sens. Cela nous
conduira à changer l’idée de la rationalité et du sens. Dès maintenant, pour
Thévenaz, “la rationalité n’est pas donnée, elle est à fonder. Le sens n’est pas inscrit
dans les choses, ou dans la nature de la raison, il est à inscrire. La raison n’est pas
donnée : elle a à se donner pour telle. Ceci est de la plus radicale importance : car en
tout premier c’est une lumière jetée sur l’imputation de folie possible.”(CRP, p. 50.)
L’imputation de folie possible a mis à découvert, par la réduction, ce monde du
« sens » et du « cela va de soi », à savoir cette séparation entre la raison et le sens, et
celle entre la raison et la rationalité. Etant donné que le sens « folie » ne peut donc
pas être inscrit « par nature » dans l’essence de la raison, il doit être cherché du côté
de la folie du sens soi-disant naturel qui semble garantir toute son activité.
A cet égard, la conscience implicite de soi surgit par la réduction d’une
ignorance de soi sous le « cela va de soi ». Dès lors, si nous assumons la rationalité à
fonder, le sens à inscrire, et la raison à se donner pour telle, le miracle du tout naturel
ou le mirage de l’évidence naturelle s’évanouit. Car l’assurance naturelle se dévoile
être comme une assurance inconditionnée et celle-ci, cette fois-ci, comme seulement
une croyance encore non fondée. Dans la mesure où l’assurance naturelle provient
d’une croyance non fondée, il devient maintenant évident que le point aveugle de la
raison se trouve dans le « cela va de soi ». Nous pouvons donc dire que la folie de la
raison se cache dans l’évidence naturelle et alors la critique de la raison se fonde sur
le « cela va de soi ».
De ce point de vue, par la découverte de la notion de la rationalité à fonder, nous
avons vu qu’il y a une obscurité dans l’assurance naturelle. Cela signifie que la
raison ne se suffit plus à elle-même. Précisément parlant, sous l’imputation de folie
possible, l’essence de la raison a éclaté, et l’autarcie de sa nature est secouée à
l’expérience-choc. Là où il se dévoile que l’autarcie de la raison, conçue comme une
instance absolue de l’expérience, est une autonomie inauthentique et qu’elle sombre
nécessairement dans un autisme qui la livre aux déterminismes de l’inconscience de
soi. C’est dans cette autonomie que la raison puise une assurance qui “lui permet de
se définir elle-même comme le critère dernier, l’instance souveraine capable de
résoudre tous les problèmes qui se posent à elle et d’atteindre à toute vérité
concernant les choses humaines et divines ”42. Il y a là aboutissement de l’aporie
42
. Ibid., p. 40.
336
fondamentale de la raison en face de l’imputation de la folie possible : l’assurance
naturelle sur laquelle la raison s’appuie pour trancher par elle-même tous les
problèmes et atteindre à toute vérité est maintenant ambiguë et a alors à se fonder
mais est infondable. Mais, cette autarcie de la raison n’est qu’une autonomie
inauthentique. D’ailleurs, l’obscurité de l’assurance naturelle ne peut pas être
améliorée puisqu’elle est innée et implicite à l’essence même de la confiance que la
raison a d’elle-même.
CHAPITRE II : EXPLICITATION DE LA
CONSCIENCE DE SOI
1. LA METHODE REFLEXIVE ET L’INTENTIONNALITE
Afin d’éviter de tomber dans l’autisme et dans une autonomie inauthentique, il
faut tout d’abord expliciter la conscience de soi. Car l’assurance naturelle sur
laquelle la raison repose devrait être venue de l’inconscience de soi ou de l’ignorance
de soi. En ce cas, la raison semble être menacée jusqu’à son fondement et alors
tombée en crise radicale. C’est la raison pour laquelle René Schaerer, dans son article
à propos de la thèse de Pierre Thévenaz intitulée “L’âme du monde, le devenir et la
matière chez Plutarque”, indique le danger de l’inconscience : “le pire criminel est en
effet semblable à l’honnête homme endormi, a dit Platon longtemps avant Freud, car
« il n’est pas d’infamie ni d’extravagance dont il soit exempt »(République 571d).” Il
écrit encore une fois un peu plus tard :
“Rien n’est plus dangereux que l’état
d’inconscience ; la vertu distraite, instinctive et sans philosophie ne vaut guère mieux
que le crime.”43 En ce sens, nous ne pouvons manquer de reconnaître le danger de
l’état de l’inconscience. En fait, l’état d’inconscience n’est autre chose que celui de
43
. R. Schaerer, “Sur l’origine de l’âme et le problème du mal dans le platonisme. A propos d’une
thèse de doctorat”, in RTHPH, Nouvelle série, T. XXVII, pp. 70 et 72, Lausanne, 1939.
337
l’autisme. Pour surmonter l’ignorance de soi, il faut d’abord la reconnaître. Il s’agit
maintenant de la dévoiler.
Dans la mesure où le sujet ne peut se saisir lui-même que par un retour sur soi,
sa recherche commence par la méthode de la réflexion. La méthode réflexive est en
un mot régression et réduction. Comme nous l’avons vu, il y a deux sens à la
réflexion : soit un mouvement centrifuge qui part “d’une sorte d’unité originaire,
insaisissable comme telle” et qui aboutit “à un foisonnement grandissant et à une
prolifération autour du centre originaire, à un jeu de reflets à l’infini”, soit un
mouvement centripète qui va “de la multiplicité vers l’unité” : “le sujet alors, de
dispersé ou diverti qu’il était, se convertit, se recueille, se simplifie et se ramasse en
son centre”(HRC, p. 104.). Pour préciser les deux sens de la réflexion qui ont l’air
d’aller dans le sens inverse, nous pouvons tenir compte des courants de la
philosophie moderne qui sont engagés dans un long débat sur le sens et la valeur de
la réflexion : la réflexion méditative cartésienne, la méthode réflexive de la Réforme
de l’Entendement, le transcendantalisme kantien, le Selbstbewusstsein de l’idéalisme
postkantien, la répétition kierkegaardienne, l’analyse réflexive de Maine Biran et de
Jules Lagneau, l’intuition- réflexion de Bergson, l’acte réflexif de Lavelle, la
réflexion à la seconde puissance de Gabriel Marcel. En outre, en dépit de la structure
intentionnelle de la conscience, nous pouvons assumer la réflexion dans la méthode
phénoménologique dans la mesure où les actes de réflexion s’y intègrent. En un mot,
il y a deux mouvements de la réflexion : mouvements vers l’intérieur et vers
l’extérieur de la conscience qui explicitent la conscience implicite de soi. Il est à ce
point indiscutable que la méthode réflexive qui explicite la conscience de soi est un
des sujets majeurs de la philosophie moderne.
Dans la mesure où la méthode réflexive nous amène ainsi au passage de la
conscience implicite de soi à la conscience explicite de soi, il s’agit ici de savoir si ce
passage comporte un saut ou une continuité dans son développement. Au point que la
méthode phénoménologique est le processus du passage par l’intentionnalité qui est
la structure essentielle de la conscience, elle va essentiellement de pair avec une
analyse réflexive, à savoir une analyse immanente. En ce sens, Thévenaz dira :
“La « mise entre parenthèses » (la réduction) est une façon de rendre explicite l’acte
implicite en réduisant à l’état implicite l’objet trop explicite dans lequel la
conscience s’absorbait entièrement.”(HRC, p. 109.) Dans ce mouvement du
retournement centripète, l’acte de la conscience implicite s’explicitera toujours plus.
338
A cet égard, nous pouvons donc dire que la phénoménologie de Husserl est la
philosophie réflexive, infinie, parce qu’elle est partout, par une régression et une
reprise infinie, visée d’une conscience de soi. C’est en ce sens qu’elle reste ouverte et
inachevée par ce caractère intentionnel de la conscience qui est ouverte sur le monde.
Afin de préciser le problème du passage de la conscience implicite à la
conscience explicite, il faudrait alors mettre en lumière la méthode de la réduction.
La
réduction
phénoménologique
de
Husserl
consiste
à
passer
de
la
réflexion psychologique à la réflexion transcendantale : son dynamisme centrifuge
envahit le fond de la réflexion de part en part, visant des essences transcendantes. La
réduction phénoménologique vise à expliciter le monde objectif vers lequel la
conscience s’oriente. Dans la mesure où les couches de ce monde objectif se déplient
du sujet, pour expliciter la source radicale de la connaissance, il faut distinguer une
conscience immédiate de la conscience réfléchie qui serait à considérer comme une
sorte de contrôle de soi. Il s’agit maintenant de préciser les notions d’immédiateté et
de réflexion sans dédoublement.
Pour que la connaissance soit objectivement valide, il faut le contrôle de la
réflexion ou d’une conscience objective. A cet égard, Thévenaz dira : “Une
conscience immédiate aurait donc besoin d’un semblable regard porté sur soi pour
acquérir droit de cité en philosophie et la conscience réfléchie serait à concevoir
comme une sorte de d’autopsie, d’inspection, ou de contrôle de soi.”(HRC, p. 111.)
Dans cette perspective, notre penseur nous propose de voir de façon nouvelle la
relation entre l’immédiateté et la réflexion, en fonction de la conversion de la notion
de cette dernière : “toute immédiateté ou coïncidence de la conscience avec soi ne
peut apparaître que comme une rechute du réfléchi dans le préréflexif, de la
conscience de soi dans un état d’inconscience irrémédiablement subjective. La
défiance des philosophes pour toute forme de psychologisme s’enracine dans cette
notion de l’immédiateté. Cependant est-on vraiment condamné à cette conception
« optique » de la conscience de soi comme regard porté sur soi, et à la conception de
l’immédiateté qu’elle implique ? Si la réflexion n’était pas un regard et s’interprétait
au contraire en termes d’action, ne serait-il pas possible d’envisager un passage de
l’immédiat au réfléchi où le réfléchi serait encore une forme d’immédiat et où
l’immédiat ne serait pas nécessairement et uniquement psychologique ?”(HRC, p.
111.). Face à la défiance des philosophes envers la conception psychologique de
l’immédiateté, Thévenaz propose ici d’accéder à la réflexion « en termes d’action »,
339
non pas en termes de regard, afin de passer de l’immédiat au réfléchi : par la
conversion du concept de la réflexion, il entend montrer la rencontre de l’immédiat
avec le réfléchi dans le champ de la philosophie.
Dans la mesure où la philosophie est essentiellement une réflexion, elle
impliquerait expressément un dédoublement de la conscience. Mais, à la différence
de la conscience philosophique, la conscience psychologique comme une conscience
immédiate ou non réfléchie est pour notre penseur la seule forme de conscience de
soi sans redoublement. En dépit de l’apparente contradiction dans les termes, nous
pouvons demander s’il y a en philosophie une immédiateté non dédoublée même
pour une conscience réfléchie. Car selon Thévenaz, on
peut y avoir une telle
conscience de soi sans dédoublement : “Une telle conscience de soi sans
dédoublement aura évidemment des racines psychologiques, mais on peut montrer
qu’elle dépasse d’emblée la simple immédiateté psychologique et qu’une réflexion
qui ne serait pas regard mais action peut réaliser une sorte de promotion de
l’immédiat à un degré supérieur, proprement philosophique.”(HRC, p. 112.)
Thévenaz nous montre ici que la réflexion, en dépassant par l’acte réflexif lui-même
le plan psychologique d’où elle part, fait surgir immédiatement la conscience
explicite de soi. C’est là même qu’il exprime la possibilité du passage de
l’immédiateté psychologique à l’immédiateté de la conscience de soi sans
dédoublement. Si la conscience psychologique coïncide tout naturellement avec ellemême, la conscience dite philosophique coïncide par l’acte réflexif avec elle-même.
De la même façon, pour Descartes, nous pouvons trouver, par l’acte réflexif, cette
conscience de soi sans dédoublement. La recherche cartésienne d’une certitude
première, certitude qui est une évidence immédiate, c’est, en un mot, expliciter l’acte
même de l’esprit qui prend conscience de soi. Par l’intensification, il prend
conscience, à l’instant même où il doute, de l’actualité de sa pensée, c’est-à-dire de
l’acte de sa prise de conscience. C’est cet acte qui assure l’apodicticité de
l’immédiateté du cogito. Car dans l’acte de la prise de conscience de Descartes, selon
Thévenaz, “cette réflexion ne fait pas apparaître la moindre trace de dédoublement en
conscience réfléchissante (ou sujet) et conscience réfléchie(ou objectivée).”(HRC, p.
113.) En fait, l’acte de penser de Descartes ne considère pas une conscience pensante
comme un objet nouveau. Il voit simplement que la réflexion fait surgir
l’immédiateté dans un acte et dans une actualisation. Si l’on décolle donc du présent,
la certitude apodictique du cogito s’évanouit totalement.
340
En ce sens, notre auteur pourra dire que c’est dans l’action réflexive même que
l’immédiat s’actualise en réfléchi : “la réflexion est une manière d’atteindre un
immédiat explicite et fondé ; l’explicitation réalise l’amplification ou l’intensification
d’une
conscience
embryonnaire
et
pour
ainsi
dire
implicite
parce
qu’infinitésimale.”(HRC, p. 115.) Thévenaz précise ainsi que la réflexion nous
permet d’atteindre l’immédiat explicite et que cette explicitation réalise à son tour
profondément et richement une conscience embryonnaire et implicite. Pour que le
passage de l’immédiat implicite à l’immédiat réfléchi se réalise sans saut et sans
régression à l’infini, l’immédiat devrait se réaliser ou s’expliciter lui-même. Par
l’auto-réalisation de l’immédiat, la conscience peut dépasser son caractère
psychologique sans sacrifier son caractère immédiat 44 . Il est alors clair que le
dédoublement de la conscience et la régression à l’infini ne sont plus inhérents à
toute réflexion authentique. Il est donc possible d’assumer et de fonder un immédiat
réfléchi en dépassant l’immédiat psychologique.
Cette problématique de l’immédiateté nous a ainsi amenés à la question du soi
implicite et du soi explicite. Pour expliciter plus profondément la conscience de soi,
nous allons opposer deux types de réflexion utilisés pour le passage de la conscience
implicite à la conscience explicite : l’un est la méthode d’analyse phénoménologique
fondée sur l’intentionnalité, et l’autre la méthode d’analyse réflexive fondée sur
l’attention. La réflexion, fondée soit sur l’intentionnalité, soit sur l’attention, vise à
mettre la conscience en possession d’elle-même. Cependant, en ce que
l’intentionnalité est la réflexion vers l’objet, la conscience, en se projetant hors
d’elle-même, est dépossédée d’elle-même par son essence même. Pour Thévenaz, la
réduction phénoménologique ne permet pas de la récupérer : “La conscience,
prisonnière de sa propre intentionnalité, ne peut éviter de se perdre complètement
dans l’objet visé qu’en se réfugiant – seule issue – dans une nouvelle dimension
d’intentionnalité : le transcendantal. Mais comme le retour sur soi chez les
phénoménologues ricoche perpétuellement en intentionnalité nouvelle, la conscience
ou bien n’a plus d’attache avec l’être ou bien se définit ontologiquement comme un
néant (chez Sartre).”(HRC, p. 117.) Dans la perspective phénoménologique, la
44
. Thévenaz en arrive ici à une nouvelle compréhension de la conception de l’immédiateté :
“L’immédiat n’est donc plus simplement le donné premier et marginal comme chez Brentano ; il est,
comme la « donnée immédiate » de Bergson, ce que l’on crée ou recrée par un long effort d’intuition,
d’attention ou de réflexion. L’immédiat est un « donné » synthétique parce qu’il se donne à luimême.”(HRC, p. 116.) Cela revient à dire qu’il est impossible que la démarche réflexive aboutisse à
un donné fixe, quoique l’on régresse si loin. On ne peut arriver qu’à l’originel mais non pas un donné.
341
conscience est en somme à découvert par sa structure intentionnelle et ne devient
enfin rien. Autrement dit, la conscience ne peut plus posséder son essence en ellemême. L’explicitation de la conscience de soi amène ainsi Thévenaz à la philosophie
du néant de Sartre.
Notre penseur observe que la méthode de la réduction phénoménologique
pénètre chez Sartre jusque dans la réflexion, jusqu’à l’Ego transcendantal de Husserl.
Par la réduction sartrienne, la conscience intentionnelle se heurtera à une nouvelle
phase : “Ainsi se maintient en elle un « nœud d’opacité» insurmontable, comme dit
Sartre dans la critique pénétrante qu’il a faite de l’Ego transcendantal de Husserl [La
Transcendance de l’Ego. Recherches philosophiques, VI, 1936-37]. Il faudra la
radicalisation sartrienne pour que la conscience, conçue d’une part comme un
« néant » et, d’autre part, comme une « conscience (de) soi », devienne translucide
de part en part.”(HRC, p. 110.) Pour pouvoir éliminer le nœud d’opacité de la
conscience, Thévenaz se propose ici de réintroduire une conscience immédiate de soi
au fur et à mesure de la radicalisation de Sartre.45 Nous voyons maintenant que la
conscience immédiate de soi est un facteur unique pour trancher le nœud d’opacité
de la conscience intentionnelle. Le dynamisme centrifuge de la conscience
intentionnelle de Husserl parvient, par la radicalisation phénoménologique de Sartre,
à la néantisation de l’Ego transcendantal d’une part et d’autre part à dévoiler la
dimension de la conscience immédiate de soi.
Précisons maintenant la conscience immédiate de soi. N’oublions pas d’abord
que la conscience de soi n’est pas épistémologique mais toujours métaphysique parce
que le retour à soi exige inévitablement le doute méthodique ou la réduction
phénoménologique. Autrement dit, “ce retour n’est qu’un dérivé ou un mode du
projet intentionnel”, bref dans le retour à soi, “il n’y a pas d’immédiateté
réflexive”(HRC, p. 118.). Au point qu’elle est l’attitude première et naturelle vis-àvis du monde, la phénoménologie n’aboutit pas à une ontologie explicite.
Néanmoins, pour Thévenaz, “elle tend à faire du primat dans l’ordo cognoscendi un
primat dans l’ordo essendi. Elle qualifie d’attitude « naïve » celle par laquelle,
emportés par l’intentionnalité, nous nous engloutissons dans l’objet.”(HRC, p. 119.)
Il y a là la « naïveté » de la phénoménologie : en se perdant dans l’objet, la
conscience se livre plus profondément à l’intentionnalité elle-même. Autrement dit,
45
. En ce sens, B. Hort remarque bien : “L’attention et la récupération réflexive demeurent à l’horizon
de la pensée de Pierre Thévenaz, mais l’ombre de la critique sartrienne de l’égologie, qui fait du
« je » un pur néant qui éclate, vidé de toute dimension intérieure, en conditionne (et en complique)
désormais le développement.”(B. Hort, Contingence et intériorité, op cit., p. 95.)
342
l’intentionnalité seule restera. Afin d’atteindre une conscience de soi plus originelle,
inversement, il faut donc que l’on passe de l’objet au sujet transcendantal. En ceci,
Thévenaz parvient à dire que la conscience de soi est réflexive : “Si cette conscience
immédiate de soi n’était qu’implicite, elle ne saurait naturellement jamais être la
première attache de la conscience à son propre être et à l’être en général.”(HRC, p.
119.) La conscience immédiate de soi ne doit donc pas être simplement implicite :
elle doit être réflexive.
En ce sens précisément, nous pourrons dire avec Thévenaz que “l’intentionnalité
est la structure chronologiquement première de la conscience, mais la réflexion sa
structure ontologiquement première ou originelle”(HRC, p. 119.). A partir de là, nous
ne pouvons plus assumer cette prise ontologique sous la forme où l’envisageaient en
particulier Descartes et Bergson. En somme, le problème de la conscience de soi est
en face du nouveau stade, autrement dit la conversion du plan : la conscience de soi
ne nous introduit pas à une assurance dans l’Etre, mais plutôt à la conscience de la
condition humaine. C’est pourquoi nous sommes condamnés à repenser le problème
de la conscience de soi. En somme, le cadre d’une ontologie classique n’explicite
plus la conscience de soi dans la situation humaine.
Pour remplir cette tâche nouvelle, Thévenaz essaie de faire une combinaison
entre l’analyse réflexive et la phénoménologie : “L’analyse réflexive a une juste
conception de la réflexion, mais peut-être une notion caduque ou insuffisamment
élaborée de l’être ; la phénoménologie une juste conception de l’être, mais une
conception trop objectiviste ou insuffisante de la réflexion.”(HRC, p.120.) C’est par
l’association des deux méthodes, qui se fécondent l’une par l’autre qu’il voit ici une
voie nouvelle de la pensée philosophique : Thévenaz note ici que ces deux méthodes
ne sont pas juxtaposées en deux secteurs infranchissables, mais plutôt
interpénétrantes. Autrement dit, il essaie la jonction de l’intentionnalité avec l’acte
réflexif. Pour lui, étant donné que la structure réflexive de la conscience est plus
radicale ontologiquement que l’intentionnalité, celle-ci doit s’encadrer dans celle-là.
C’est pourquoi il se propose d’interpréter l’intentionnalité à partir de la réflexion à la
différence de Husserl, Sartre ou Merleau-Ponty qui interprètent la réflexion à l’aide
de l’intentionnalité : “L’intentionnalité, nous dit Thévenaz, peut bien être dévoilante
et constituante du monde objectif, il n’en reste pas moins que la conscience de soi
immédiatement réfléchie est encore un pouvoir constituant plus originel, un fait plus
primitif.”(HRC, p.120.) Dès lors, la pensée de Thévenaz évite de retomber dans une
343
conception insuffisante de l’analyse réflexive et dans une conception trop
objectiviste de la méthode phénoménologique.
La recherche de la conscience de soi nous manifeste que l’intentionnalité
s’enracine ainsi dans le champ de la réflexion, non pas dans l’Etre sur lequel une
ontologie classique se porte. Voilà, il y a là le primat de la réflexion sur
l’intentionnalité phénoménologique : la réflexion de la conscience de soi qui est le
pouvoir constituant du monde ne naît pas de l’intentionnalité, mais l’inverse. Notre
penseur insiste ainsi sur le primat de la conscience de soi sur la conscience du
monde. “En d’autres termes, écrit R. Schaerer, il conviendrait de remonter, par delà
les structures transcendantales et les visées intentionnelles, à ce pouvoir constituant
de la conscience de soi que la démarche réflexive seule peut atteindre, pouvoir qui
surgit à l’origine de nous-mêmes et de notre univers, comme un acte à la fois
créateur et menacé.” 46 Ici, nous pouvons voir les intentions et les implications
profondes de Thévenaz qui se poursuivront en fin de compte dans la philosophie sans
absolu.
L’explicitation de la conscience de soi se fait ainsi par la méthode réflexive et
l’intentionnalité : si la première relève du rapport à soi, la dernière relève du rapport
au monde. En fonction de la jonction de ces deux méthodes, en évitant de retomber
dans une conception insuffisante de la méthode réflexive et une conception trop
objectiviste de la méthode phénoménologique, Thévenaz présente une nouvelle voie
de la pensée philosophique : le primat de la réflexion sur l’intentionnalité
phénoménologique. Ce primat de la réflexion nous conduira à prendre plus
profondément conscience de la situation humaine et alors de nous-mêmes dans notre
condition humaine. En ce sens, Ricoeur remarquera que le projet de la philosophie
thévenazienne est en route, en devenir : “la philosophie de Pierre Thévenaz, parce
qu’elle est une rigoureuse philosophie de la réflexion, ne peut achever son
mouvement vers l’en-deçà…” 47 A cet égard, il nous fait prendre conscience du
primat de la philosophie de l’insécurité sur la philosophie de l’être. La première
précède et introduit la dernière, non pas l’inverse.
46
47
. R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 173.
. P. Ricoeur, “Pierre Thévenaz. Un philosophe protestant”, op. cit., p. 25.
344
2. LA SITUATION DU DEPART : UNE έποχή RADICALE
La philosophie veut, en dernier ressort, parvenir à l’incontestable ou à la vérité
par la contestation permanente. En ce sens, la contestation est à la fois un facteur
essentiel de la réflexion philosophique et un élément de la radicalisation de
l’entreprise philosophique. Afin d’être fidèle à l’expérience qui éveille la raison ellemême, elle doit se donner constamment un autre statut par la contestation. Si la
raison humaine est ouverte toujours au renouveau de l’expérience, elle se transforme
et est sans cesse renouvelée par sa contestation. En ce sens, Thévenaz dira :
“L’incontestable est-il le mirage de la philosophie, la carotte suspendue devant le nez
de l’âne pour le faire avancer, tandis que la contestation serait l’histoire réelle, la
démarche effective d’une réflexion philosophique millénaire ?”(CRP, p. 18) Pour
mieux dire, “non seulement la contestation à titre négatif ou polémique est un
élément essentiel de la réflexion philosophique, mais elle mérite qu’on s’interroge
sur son apport positif à une radicalisation de l’entreprise philosophique.”(CRP, p. 19)
La contestation est ainsi non seulement une arme pour des combattants, mais surtout
un élément inévitable à une radicalisation de la philosophie. Il est indéniable que
l’histoire de la philosophie est celle de la contestation48 qui poursuit la radicalisation
du problème philosophique.
Or, dans le cheminement vers la radicalité, le questionnement philosophique a
tendance à être en face d’un scepticisme larvé ou d’un irrationalisme autodestructeur.
Cette tendance est en relation intime avec la situation du départ qui nous amène à
celui de la conscience de soi. C’est pourquoi nous allons analyser le problème de la
situation du départ.
Comme nous l’avons vu, en ce que la prise de conscience commence par
expliciter la conscience de l’aporie, la recherche de la situation de départ va donc de
pair avec la méthode de la prise de conscience. Celle-ci fera apparaître la situation du
départ. Expliciter la conscience de l’aporie, c’est donc préciser le problème de la
situation de départ qui est le problème de l’enracinement de la pensée. Mais, il
48
. Nous pouvons confirmer ce fait dans l’histoire de la philosophie avec Thévenaz : “Antilogie du
sophiste, doute radical et systématique du sceptique, doute méthodique et « hyperbolique » de
Descartes, critique de Kant qui fait comparaître la raison devant un tribunal inflexible, contestation
systématique de l’absolu et de la métaphysique chez les relativistes et les positivistes, έποχή
phénoménologique, voilà autant d’exemples qui montrent que la contestation en philosophie,
lorsqu’elle devient radicale, ne signifie pas une sorte d’hypertrophie du négatif, de stérilisation ou de
blocage de la réflexion : elle peut parfois imprimer un élan rénovateur et libérateur à la réflexion, la
conduire vers une radicalité plus fondamentale.”(CRP, pp. 18-19.)
345
semble que le philosophe parle peu ou ne parle pas de cette situation de départ sauf
comme d’un tremplin. Thévenaz précise pourquoi : “Il tend à l’escamoter, et c’est
naturel puisque cette structure est pré-philosophique et qu’il a le sentiment très net
qu’elle est trop personnelle et contingente, que l’important n’est pas là mais plutôt
dans la démarche de réflexion et dans l’effort de fondation (de recherche des
fondements rationnels) qui vient ensuite.”(CRP, p. 74.) Le philosophe ne doit pas
négliger la signification philosophique de cette situation de départ. Car sinon, une
philosophie naîtra uniquement de l’application d’une méthode à cause de son
apanage contingent.
En essayant ainsi de cerner le lieu et l’importance de la situation de départ,
Thévenaz met l’accent sur sa contingence naturelle. Mais, dans la contingence de la
situation de départ il voit surgir « une exigence de fondement » et « un appel à la
nécessité » au lieu de « la gratuité subjective de l’expérience » : “Cette contingence
n’est pas un caractère donné et essentiel de cette expérience. C’est l’expérience d’un
manque de nécessité, d’un vide qui réclame impérieusement d’être comblé. En cela
cette contingence n’est pas du tout exclusive d’un fondement nécessaire. On pourrait
parler ici de nécessité embryonnaire, non encore explicitée : de même que pour
Leibniz la perception est une aperception encore confuse, la contingence serait ici
une nécessité encore enveloppée, infiniment petite, appelée à se déployer en
nécessité rationnelle, en conscience de nécessité.”(CRP, p. 76) C’est pourquoi le
philosophe ne doit pas remettre en question la situation de départ, mais plutôt tenter
de fonder et consolider la situation de départ. Il s’agit donc de la situation de départ
même qui est essentiellement problématique : étant donné que la situation de départ
n’est pas fondée, elle demeure contestée essentiellement. A cet égard, nous pouvons
dire que le philosophe repose sa recherche sur l’assurance incertaine et non fondée.
En ce sens, le problème de la situation du départ est un problème inévitable du
philosophe. Si nous voyons dans la situation de départ la réalité d’une conscience
embryonnaire de soi, il s’agit maintenant de savoir comment faire surgir cette
conscience embryonnaire. A la différence de la conscience implicite de soi, la
conscience embryonnaire est le premier surgissement de la conscience de soi. Si tel
est le cas, comment passer de la conscience implicite à la conscience embryonnaire
et explicite ? En d’autres termes, comment faire surgir une conscience de soi de la
raison sous l’effet de l’imputation de la folie ?
346
Thévenaz observe ici que la conscience de soi accompagne la conscience
implicite lorsqu’on saisit les résultats par la raison en toute connaissance rationnelle
du monde : “Dans la conscience de l’objet de pensée 2 + 2 = 4, il y a implicitement la
conscience : « je suis raison » ou « j’opère comme raison » ou « la raison est
accordée à la réalité » ou toute autre expression d’une conscience de soi de la raison.
Mais elle reste implicite et surtout inutile dans le travail rationnel lui-même.”(CRP,
p. 79.) Nous voyons que la conscience implicite existe tout comme la conscience
explicite. Toutefois, le fait existant de conscience implicite n’assure immédiatement
pas sa transformation en conscience explicite. Ce qui est ici explicite, c’est seulement
le fait qu’il y ait une conscience implicite, mais pas la conscience implicite ellemême. Il faudrait distinguer : d’une part la conscience explicite de sa conscience
implicite et d’autre part la conscience implicite elle-même.
Ici, il se peut que ce problème de l’entremêlement inextricable puisse être
tranché, en embrouillant l’implicite et l’explicite, c’est-à-dire en disant que “mais
bien entendu, c’est moi, ce n’est que moi, je ne suis qu’une seule et unique
conscience”(CRP, p. 80.). Mais, Thévenaz n’accepte pas cette solution, puisqu’il se
rend compte que ce dédoublement n’est pas irrémédiable, par les phénoménologues,
en particulier Husserl et Sartre. Il s’agit donc maintenant de savoir comment passer
de l’implicite à l’explicite. Sommes-nous condamnés alors à nous installer dans ce
dédoublement de la conscience pour rendre possible le passage de l’implicite à
l’explicite ? Quant aux phénoménologues, tout passage de l’implicite à l’explicite
s’opérait par une sorte de conversion ou de réduction. On pourrait parvenir sans
doute à expliciter l’implicite par la réduction de l’objet. Thévenaz précise ce point :
“Si la conscience implicite nous est donnée comme accompagnement d’une
conscience intentionnelle (donc explicite) d’objet, il ne sera possible d’expliciter la
conscience implicite qu’en mettant hors circuit la conscience d’objet. Dès lors, la
conscience, prenant dans le champ de sa visée ce qui restait implicite, est à même de
le dévoiler, de le faire passer du latent au patent.”(CRP, pp. 80-81. ) Nous voyons ici
qu’il est possible de passer l’implicite à l’explicite sans dédoubler la conscience. A
première vue, il semble que ce passage explicite, par la mise hors circuit de l’objet, la
conscience implicite.
Toutefois, pour Thévenaz, les phénoménologues se trompent au point
précisément qu’ils imaginent que cette explicitation ne consiste qu’à une conversion
en une conscience intentionnelle d’objet. Car dans ce cas-là, “ce qui revient
347
purement et simplement à opérer une conversion d’intentionnalité de l’objet visé sur
un nouvel objet qui est le sujet implicite mais qui, du fait d’être visé, deviendrait
objet en même temps qu’explicite. Si tel était vraiment le cas, il n’y aurait
naturellement de conscience explicite que dédoublée.”(CRP, p. 81.) Mais, dans la
mesure où il y a une conscience explicite non dédoublée, à savoir la conscience de
soi, on peut voir que ce n’est pas nécessairement le cas. En outre, par l’accusation de
folie, la raison perd jusqu’à son assurance vitale. En somme, cette accusation pénètre
de part en part en tout domaine de la raison sans aucune exception. Donc, comme
toutes les méthodes de la raison doivent être réduites, la méthode de réduction par la
raison doit l’être en dernière analyse également. La raison est en fin de compte
ramenée à sa condition toute nue, réduite d’une façon radicale.
Cette problématique de notre penseur l’amènera à ressaisir d’une façon plus
profonde et originale la méthode phénoménologique, en dépassant les trois
réductions : eidétique, phénoménologique et transcendantale. En se laissant touchée
par l’accusation de folie, pour lui, la raison “subit une réduction radicale”(CRP, p.
81.) Cette réduction nous amènera à l’impasse intérieure : “A qui lui servirait une
simple conversion d’intentionnalité : c’est l’intentionnalité comme telle, en même
temps que toutes les prétentions méthodiques de la raison, qui sont en cause.”(CRP,
p. 82.) Tandis que les trois réductions opérées jusqu’ici ont pour effet de faire
apparaître la conscience, la réduction de l’intentionnalité comme telle ne fait pas
apparaître une nouvelle intentionnalité, mais plutôt fait tomber la raison dans une
aporie fondamentale. Par cette réduction radicale qui éclate par sa radicalité les trois
premières réductions, la conscience sera en face d’une nouvelle situation. Il s’agit
donc d’une conscience dévoilée par les trois réductions déjà mentionnées.
En somme, nous sommes arrivés, par l’imputation de la folie, à un renversement
radical : “la réduction n’est plus un artifice méthodique de la raison, manipulé par
elle, mais elle est devenue la condition même de la raison.”(CRP, p. 82.) Pour
Thévenaz, la notion de la réduction au terme des phénoménologues ne touche pas la
raison comme telle puisque ces trois réductions – phénoménologique, eidétique,
transcendantale – proviennent de celle-ci. En un mot, dans la perspective
phénoménologique, réduire, c’est pour faire apparaître la conscience, mais non pas la
réduire. Mais, c’est la conscience elle-même qui est maintenant radicalement réduite
348
par l’imputation de folie possible. Une telle réduction49 sera alors maintenant une
condition du dévoilement de la nouvelle situation de la raison.
Dès lors, au fur et à mesure que la conscience implicite de soi se transforme
subitement par la réduction en conscience de condition de la raison, la conscience se
mettra à reconnaître la réduction radicale comme situation de départ, comme sa
condition fondamentale. Mais, pour Thévenaz, même si « dés-implicitée » par la
réduction, la conscience devient conscience de condition, la conscience implicite ne
devient pas immédiatement une conscience explicite, mais seulement une conscience
embryonnaire de soi et de sa condition : “La réduction de la raison, déclenchée par
l’accusation de folie, dévoile la conscience embryonnaire de condition non
dédoublée.”(CRP, p. 83.) Si cette conscience est d’abord conscience d’ignorance, il
s’agit d’une ignorance de soi. En ce sens, pour Thévenaz, la conscience de condition
n’est d’abord qu’une conscience d’ignorance de soi. C’est la réduction même qui
fait surgir une conscience explicite de soi encore embryonnaire, mais non dédoublée.
En s’éveillant ainsi à elle-même par la réduction radicale, la raison parvient enfin à
prendre conscience de sa nouvelle condition : c’est sa conscience « embryonnaire »
qui est conscience de condition. En d’autres termes, l’expérience de l’ignorance de
soi fera prendre à la raison conscience de sa condition qui est devenue une question
pour elle-même. En amplifiant et explicitant sa conscience « embryonnaire », la
raison sera donc à même de se détacher de son aporie.
Lorsqu’elle a ainsi réduit ses propres certitudes, la raison prend conscience de sa
condition et cette prise de conscience de sa condition implique que la raison ne part
pas de rien, ou d’une table rase, ou d’un point de départ absolu. Nous pouvons
maintenant voir que le point de départ absolu n’est qu’illusoire et le point de départ
de rien ou d’une table rase n’est que faute. “Cette situation de départ, nous dira
Christoff, n’est donc pas un néant pur, ou encore une plate-forme de principes
indiscutables, soigneusement inventoriés, que l’on pourra oublier au fur et à mesure
49
Cette méthode de réduction se distingue nettement de celle de Descartes ou de Husserl. Thévenaz
observe que les réductions successives cartésiennes dans la Première Méditation représentent « une
manière de sérier les difficultés » et « de les éliminer successivement » pour arriver à la connaissance
certaine : “Après la situation initiale de doute et d’incertitude, Descartes réussit par réduction à
atteindre une nouvelle situation de départ, celle du cogito qui lui assurera une récupération possible
des certitudes et de la rationalité du monde désormais ancré dans le cogito et garantie par Dieu.”(CRP,
p. 102.) Après avoir montré que la réduction cartésienne le fait parvenir à la situation de départ, il
continue à montrer que la réduction husserlienne le fait atteindre également la situation de départ :
“Chez Husserl, la réduction ne nous fait pas passer d’une situation d’incertitude à une situation de
certitude, elle nous fait décoller du monde et nous ouvre le champ nouveau de la conscience
transcendantale, source de sens.”(CRP, p. 103.) A la différence d’une telle réduction de Descartes ou
de Husserl, la méthode de la réduction selon Thévenaz ne nous fait jamais décoller de notre situation
de départ, mais nous y fait ancrer de plus en plus solidement.
349
qu’on construira le système. La situation de départ ne se laisse pas abandonner, elle
est la condition même que la raison assume, et qu’elle ne perd pas.”50 C’est par de là
même que nous pouvons arriver à comprendre d’une façon nouvelle la situation de
départ : celle-ci est la condition de la raison. Cette condition, c’est la conscience de
soi, le rapport à soi.
A la différence de la réduction de Descartes et Husserl, Thévenaz introduit ainsi
une réduction radicale dont la méthode ne nous décolle pas de la situation de
départ. C’est-à-dire, par la réduction, le fait que nous sommes enracinés solidement
dans la situation de départ se dévoile toujours plus explicitement : “La situation de
départ, nous dit Thévenaz, n’est ni éliminée ni surmontée. Elle subsiste, non pas dans
la forme encore embryonnaire où la conscience la saisit, mais comme une condition
qui se confirme à mesure que la réflexion avance.”(CRP, p. 103.) A mesure que toute
évasion devient de moins en moins possible, la situation de départ se radicalise et
devient notre condition. Cette situation fait de plus en plus corps avec nous et fait le
monde extérieur en tant que condition de l’homme assumée assimiler de plus en plus
à l’homme. A ce point, il est évident que cette situation n’est pas donnée, mais plutôt
toujours plus assumée.
A partir de là même, on arrive à un nouveau plan par rapport à la thèse de la
possibilité de folie qui était, pour la raison, au départ seulement une possibilité
logique non exclue, non pas un fait d’expérience : la condition de folie possible est
pour Thévenaz maintenant reconnue comme un fait et assumée comme telle par le
mouvement de la conscience : “La conscience en s’explicitant n’a pas transformé une
folie possible en folie effective, elle a transformé une simple possibilité logique
envisagée en une possibilité assumée et par là-même en une condition de fait.”(CRP,
p. 105.) La philosophie ne peut se maintenir dans le domaine des possibilités ou des
probabilités, en sorte qu’elle ne pouvait manquer de transformer la possibilité en fait
réel. Vu que le possible ne peut pas se réaliser par la seule puissance de la pensée,
celle-ci devrait assumer les possibilités en condition de fait. En bref, la condition de
folie possible de la raison est devenue celle de fait.
Dans cette idée, analysons maintenant l’influence que l’imputation de folie
exerçait sur la relation entre la raison et le sens. En effet, le sens même de
l’entreprise de la raison, c’était de découvrir un sens dans le monde. La raison ne
doutait donc pas jusqu’ici qu’il y avait du sens dans le monde et qu’elle avait un
50
. D. Christoff, “L’éveil de la philosophie à la conscience selon la dernière pensée de PIERRE
THEVENAZ”, op. cit., p. 239.
350
sens : avant que la raison ne prenne conscience de sa folie, ce fait n’est pas mis en
cause. Mais, par l’imputation de folie, en envisageant la possibilité logique de la
folie, la raison parvient à mettre entre parenthèses le sens du monde, le sens de la
raison qui ne faisait pas problème et était tout naturel. “L’expérience chrétienne de la
possible folie de la raison, l’accusation de folie portée par l’Apôtre contre la sagesse
de ce monde, écrit Jervolino, représente alors une époché nouvelle et plus radicale,
une mise entre parenthèses non plus du « fait » ou du « monde », mais du « sens »,
une rupture qui est en même temps la condition, selon l’intention profonde de toute
authentique réduction phénoménologique, pour qu’apparaisse le vrai sens de ce qui
est « réduit » : dans ce cas, le sens humain de la raison, le sens du sens.” 51
L’accusation de la folie contre la sagesse de ce monde nous apporte en un mot une
suspension du sens. Nous nous heurtons ici à un fait très important : “Mais comme le
sens est la substance même de la raison, c’est en somme elle-même qu’elle a mise
entre parenthèses. C’est une έποχή radicale qu’elle a opérée, la plus radicale qui, à
vues humaines, puisse être entreprise.”(CRP, p. 59.) De là, la raison prend pour la
première fois ses distances vis-à-vis de son propre sens. La mise entre parenthèses du
sens peut la faire tomber dans le non-sens et la déraison desquels la raison voulait
précisément se défendre. Un vent de folie la fait se familiariser avec le non-sens et la
déraison. Si tel est le cas, sommes-nous tombés, par la mise en question radicale,
dans le scepticisme ou l’irrationalisme autodestructeur, au point que, par l’έποχή
radicale du sens, la raison se retrouve à découvert du côté du non-sens ?
Mais, au contraire, la méthode de réduction phénoménologique nous permet
d’éviter radicalement le risque de scepticisme ou d’irrationalisme52. Car la méthode
de réduction consiste non pas à mettre en doute mais à mettre entre parenthèses ce
qui jusqu’alors ne l’avait jamais été. En effet, la suspension de sens vise non pas à
annihiler l’effort ou la valeur de la raison, mais à proprement parler à problématiser
la raison elle-même. En fin de compte, l’imputation de la folie possible permet à la
raison de prendre conscience que ce dont il s’agit ici, c’est son être même, son statut
ontologique. D’ailleurs, l’interrogation de la mise en question philosophique n’est
pas sceptique par essence et n’est pas nécessairement destructrice de l’évidence.
51
. D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 182.
Husserl précise que “cette époché phénoménologique, ou cette mise entre parenthèses du monde
objectif, ne nous mettent donc pas face à un pur néant. Au contraire, ce que nous nous approprions, et
justement par ce biais, ou, plus précisément, ce que moi qui médite je m’approprie par ce moyen, c’est
ma vie pure avec toutes ses visées et tous ses vécus purs, c’est-à-dire la totalité des phénomènes au
sens de la phénoménologie.”(Husserl, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris,
présentation, traduction et notes par MARC De Launay, pp. 63-64, PUF, Paris, 1994.)
52
351
C’est simplement le rapport de la raison aux évidences qui se modifie
fondamentalement par l’interrogation. En fait, la contestation sceptique et
irrationaliste n’est radicale négativement que par sa volonté destructrice. A cet égard,
grâce à la mise entre parenthèses révélante, nous sommes amenés au déplacement du
problème de la raison : le passage de la raison-instance à la raison-être.
Opérées à partir d’une situation de départ, toutes les réductions marquent les
étapes de l’explicitation de la conscience de soi. A cet égard, la méthode de la
réduction va de pair avec l’amplification de la conscience de soi. Dans la mesure où
la conscience implicite de la raison se dévoile par la réduction, nous pouvons dire
que celle-ci devient la condition d’une nouvelle conscience de soi. La raison ne
pourra alors se détacher de l’aporie qu’en explicitant sa conscience embryonnaire de
condition. La situation de départ et la réduction nous permettent de prendre une
conscience embryonnaire : la raison commence pour la première fois à se regarder
d’un œil nouveau et à comprendre sa condition en situation. Husserl vise aux
réductions eidétiques et transcendantales de la raison elle-même pour faire apparaître
la conscience transcendantale mais ne réduit pas la conscience elle-même. Mais, il
s’agit ici de mettre entre parenthèses la raison elle-même. Mise entre parenthèses, la
raison elle-même est appelée à se reprendre elle-même. Donc il n’y a pas d’autre
chemin que celui de la conscience de soi. L’appel à une nouvelle conscience de soi
commencera par faire éclater l’autisme de la raison puisque celui-ci enferme la
raison dans l’ignorance de soi.
3. BRISURE DE L’AUTISME
Ce terme d’autisme que Thévenaz a emprunté en psychologie est utilisé pour
indiquer tout simplement l’état mental de l’individu sans aucun contact avec la
réalité en l’appliquant au domaine de la philosophie. “L’autisme, nous dit Thévenaz,
par définition, s’ignore lui-même parce que le soi s’est vraiment perdu en lui-même,
plongé dans une subjectivité sans référence objective externe.”(CRP, p. 51.) Or,
l’autisme de la raison est évidemment contradiction dans les termes puisque la raison
est critique par nature et donc ouverte à autrui. Néanmoins, il n’en reste pas moins
que nous sommes à même de parler de l’autisme de la raison dans la mesure où nous
352
pouvons parler de l’autisme d’un enfant et d’un aliéné : “Si l’on parle de l’autisme
d’un enfant qui n’a pas encore conscience de son moi (découvert peu à peu grâce à la
réciprocité des consciences et à l’expérience-choc d’autrui), si l’on peut parler de
l’autisme d’un aliéné qui s’enferme en lui-même et perd la conscience de soi, il sera
permis également de parler de l’autisme de la raison.”(CRP, p. 51.) Notre penseur
assure ainsi que cet autisme est déjà répandu en nous. Alors, il s’agit maintenant de
briser avec les psychologues un tel autisme.
Mais, l’autisme ne peut jamais se briser lui-même. Pour briser l’autisme, il faut
que survienne un choc surgi de l’extérieur. Donc, Thévenaz dira : “la raison n’aurait
aucune raison de sortir de son autisme par elle-même. Aucun effort de radicalisation
consciente de l’autocritique la plus aiguë ne parviendrait à l’entamer. L’autocritique
ne fait que vous enfermer encore davantage dans l’autisme.”(CRP, p. 53.) Dans la
mesure où elle ne peut pas découvrir en elle-même de raison de douter de son bon
sens dans n’importe quelle situation, la raison ne peut être jetée hors d’elle-même par
aucune expérience qui la conteste de l’extérieur. Donc, il est clair que la philosophie
critique n’est pas en dehors de l’autisme, parce que l’autocritique ne peut jamais
s’approcher de l’autisme par elle-même et qu’elle occupe toujours encore l’instance
critique et le centre critique : “Aucune autocritique, nous dit Thévenaz, si
impitoyable qu’elle puisse être, ne peut réduire l’autisme, ni entamer jamais
l’instance critique ; car plus on renforce l’autocritique, plus on renforce et absolutise
l’instance critique, l’auto, donc l’autisme.”(HRH, p. 171.) Pour autant qu’elle occupe
la place du jugement, la raison critique ne peut ni sortir d’elle-même, ni avoir aucune
raison de sortir de son autisme. Alors, comment la raison pourra-t-elle se libérer de
son autisme ?
Il est ainsi évident que la raison ne peut pas briser son autisme dans, par et
d’elle-même, parce qu’elle ne peut manquer de s’appuyer sur une assurance naturelle
qu’elle ne connaît pas. Si nous reconnaissons que la raison ne peut nullement
dépasser l’autisme à elle seule et que, d’ailleurs, l’auto-critique ne nous en donne pas
la sortie et, plutôt, fait renforcer seulement l’autisme, pour cela, qu’est-ce qu’il faut ?
Dès lors, la réponse se donne : ce serait la crise de soi qui provient de l’expériencechoc. Alors, de cette expérience-choc chrétienne, en particulier de l’imputation de
folie, Thévenaz s’orientera maintenant vers l’éclatement de l’autisme. Car, pour lui,
l’imputation de folie lui fait, pour la première fois et une fois pour toutes, prendre
conscience de son autisme. Dès que la raison est lancée hors d’elle-même par elle-
353
même, son autisme de fond lui est brusquement dévoilé. Autrement dit, la raison se
rend compte qu’elle ne coïncidait plus avec elle-même. Ce décentrement en tant
qu’autisme brisé permet donc à la raison de prendre conscience de soi.
Nous pouvons donc voir que c’est par l’expérience-choc même que l’autisme de
la raison éclate et de là, une nouvelle conscience de soi surgit. Pour échapper au
point aveugle de sa vision, nous voyons l’expérience-choc de l’apôtre Paul qui
bouleversa radicalement sa vie dans l’Evangile. L’apôtre Paul qui était sur le chemin
de Damas, afin d’amener à Jérusalem ceux qui suivent la voie de Jésus-Christ, ne vit
brusquement plus à cause de l’éclat d’une grande lumière venant du ciel. Comme à
l’instant où Ananias imposa les mains sur Saul, “il tomba de ses yeux comme des
écailles, et il recouvra la vue”53, les écailles de la raison seraient à son tour tombées
par l’expérience-choc et elle retrouvera la vue. Cela veut dire que le remède du point
aveugle de la raison peut être assuré, comme la guérison d’un aveugle, par
l’intervention divine.
Il est indéniable que le christianisme s’est consacré à décentrer la raison par
l’imputation sur la sagesse humaine en fonction de la Parole de Dieu : cette
imputation « la sagesse des Grecs n’est que folie devant Dieu » avait ouvert une crise
du sens et du bon sens trop naturel et trop inné, ainsi que celle de la philosophie. Par
le choc de cet événement, la rationalité a été contrainte à descendre dans l’histoire et
le sens est exposé entièrement devant le non-sens : “C’est, écrit Thévenaz, parce
qu’il est historique que ce non-sens est libérateur : il arrache la raison à son dernier
reste d’inconscience, de sommeil dogmatique et d’évidences trop naturelles. Sans ce
vent de folie de l’événement dérangeant et choquant ou de la contingence
irréductible, la raison resterait attachée à son bon sens inconscient qui, s’il n’est plus
inscrit dans un monde transcendant, l’est dans sa structure transcendantale.”(HRH, p.
171.) En somme, afin que l’autisme soit brisé, il est inéluctable d’actionner un choc
extérieur. Ici, c’est la Parole de Dieu qui s’opère comme le choc extérieur. La réalité
de la contingence, d’une histoire intraduisible rationnellement, ou le choc d’un
événement fera éclater l’autisme tout en laissant radicalement à découvert la raison.
La raison dans l’histoire parviendra ainsi à une crise radicale de sens en elle-même,
en suivant l’abîme du non-sens possible dans sa contingence.
Le processus de l’explicitation de la conscience de soi va ainsi de pair avec la
brisure de l’autisme de la raison. Autrement dit, le mouvement de l’émancipation de
53
. La Sainte Bible, Nouvelle version segond révisée, Actes des apôtres 9, 18.
354
la raison se met à réduire les diverses formes autistiques de la rationalité. En premier
lieu, nous mettons entre parenthèses la raison point de vue. En fait, la raison
s’identifiait à son sens. Nous pouvons voir pour Husserl que la raison est donneuse
de sens et elle est restée en dehors de l’objet de toutes les contestations. En d’autres
termes, la raison était un centre de perspective. La raison en tant que point de vue
était, par nature, « inconditionnée » : “elle n’avait pas de condition, comme les
choses et les êtres et les hommes avaient leur condition de choses ou leur condition
humaine. Elle n’était pas soumise à des conditions extérieures à elle ; elle était point
de vue absolu ou inconditionné.”(CRP, p. 95.) Cela revient à dire que la raison était
au-delà des choses et de leur condition. Autrement dit, la raison hissait elle-même,
par la critique de l’objet ou par l’autocritique, au-dessus d’elle-même. Cette raison ne
peut pas parvenir à se rejoindre elle-même ni à coïncider avec elle-même : “Une
raison qui voit mais n’a pas conscience de soi est un point de vue sur elles, et si elle
prétend se voir, se juger, se critiquer elle-même, c’est qu’inconsciemment, ne
pouvant sortir de son autisme, elle érigera vite un petit observatoire implicite d’où
elle se contemplera ou se critiquera.”(CRP, p. 95.) En fonction de sa réflexion
critique, la raison s’aperçoit ainsi peu à peu qu’il y a un lieu de l’ignorance de soi,
l’absence de conscience de soi en elle-même. Autrement dit, toute l’activité critique
de la raison lui permet de se confirmer dans son autisme.
Dans la mesure où l’autisme n’a qu’une conscience implicite à cause de
l’ignorance de soi, il n’a pas de conscience de sa condition, pourrait-on dire. En ce
sens, Thévenaz dira : “N’avoir qu’une conscience implicite de soi, c’est ne pas avoir
conscience de sa condition, c’est, inconsciemment, rester dans un état de noncondition.”(CRP, p. 96.) En effet, la raison inconditionnée n’est d’autre que
l’ignorance de soi. Or, si la raison est folle, ce n’est pas parce qu’elle est logique,
selon notre auteur, “c’est bien plutôt dans le rapport qu’elle entretient avec sa
logique : elle s’identifie entièrement à elle, n’a aucune distance par rapport à elle,
bref aucun rapport à soi. L’autisme se caractérise par cette absence de conscience de
soi. L’autiste est aliéné, mais aliéné dans son propre monde et son propre moi. Alors
que pour l’homme sain d’esprit toute conscience d’objet est toujours accompagnée
d’une conscience implicite de soi (parfois explicite), l’autiste ne l’a pas encore ou ne
l’a plus : et c’est bien pourquoi il est aliéné.”(CRP, p. 93.) En somme, la raison
inconditionnée est celle qui n’a pas conscience de soi et n’a qu’une conscience
355
implicite de soi. Elle marque en ce sens l’absence du rapport à soi qui est une sorte
d’ignorance de soi.
A partir de cette idée, Thévenaz se met à ébaucher une phénoménologie de la
raison autiste dans son manuscrit inachevé. La raison autiste est celle qui ne prend
pas conscience de soi et se renferme en elle-même. Cette raison se situe elle-même
comme la raison point de vue, la raison instrument, la raison assimilatrice, la raison
déductive, la raison preuve, et la raison divine. En premier lieu, la raison point de vue
ne peut pas avoir la conscience explicite d’elle-même, puisqu’elle n’a qu’une
conscience implicite de soi en raison de l’ignorance d’elle-même dans son autisme.
Alors, pour réduire la raison point de vue, nous avons à repartir de la suspension
radicale du sens qui est suspension de la raison elle-même. Car le sens de la raison
allait de soi jusqu’ici et alors n’est jamais remis en cause. On découvrira que cet
observatoire est abattu, à son tour, d’un coup par la suspension de sens. Car c’est
exactement le juge lui-même que la question touche. A vrai dire, la raison est mise en
cause et est « impliquée dans l’affaire ». La raison se sentira plonger dans la situation
comme le font les hommes ou les choses, et ne sera pas non plus hors de question
comme le tribunal. Nous pouvons donc dire que la réduction radicale de la raison
point de vue dévoile enfin la conscience en situation ou la condition de la conscience
ou la conscience de soi explicite. Dès lors, la conscience de soi surgit et l’autisme
disparaît. C’est-à-dire, l’autisme brisé accompagne la conscience de soi. Le passage
de l’autisme à la conscience de soi en vertu de la réduction revient à signifier la
nouvelle dimension.
En deuxième lieu, il y a la raison instrument sur la raison point de vue. Si la
raison se met au travail sur un point de vue implicite, elle semble être utilisée comme
la raison instrumentale : “il lui apparaîtra, nous dit Thévenaz, qu’il y a un centre de
référence ou de perspective qui est son « moi » (implicite) et qui exerce une activité
rationnelle de critique ou de contrôle, qui manipule des concepts, qui tire au clair les
contradictions. La raison est alors l’organe, ou l’organon, de ce moi, l’outil ou
l’instrument qui permet à ce moi implicite de mieux entrer en contact, plus
profondément, plus réellement, avec les choses ou les êtres.”(CRP,
p. 97.) En
somme, la raison est un instrument qui est au service de l’homme pour consolider la
vérité, pour construire l’objet ou pour édifier des systèmes. 54 Toutefois, par
54
Comme l’image de la raison instrument, on peut imaginer l’image de la raison assimilatrice qui
dévore à belles dents toute réalité. Ce qui est étonnant, c’est que la raison ne se casse jamais les dents
en digérant les réalités les plus coriaces. Autrement dit, l’instrument de digestion est à toute épreuve.
356
l’expérience de l’aporie fondamentale de la raison et de la suspension du sens, la
raison instrumentale est réduite radicalement. Autrement dit, la raison ne peut plus
être un instrument parce qu’elle n’a aucune utilité technique dans la mesure même où
la conscience de l’aporie fondamentale marque une conscience de l’impuissance
instrumentale. D’ailleurs, par la réduction de la raison point de vue, le support
implicite d’une activité instrumentale s’effondre du même coup puisqu’un outil ne
travaille que pour quelqu’un. Dès lors, la désinstrumentalisation de la raison dévoile
encore une fois la conscience de condition. L’explicitation de la conscience de soi
surgit pour ainsi dire de l’éclatement de la raison point de vue et de la brisure de la
raison instrument.
En troisième lieu, il s’agit de la raison divine. La tentation de la divinisation de
la raison se présente de façon permanente. Dans la philosophie classique, comme on
le sait bien, la raison de l’homme était parcelle d’une raison cosmique ou divine.
L’homme dans l’antiquité dépassait par la raison sa limite, même jusqu’à voir le
monde par l’œil de Dieu. L’homme parvient ainsi à la sagesse divine par la sagesse
de ce monde. En ce sens, la sagesse de ce monde, autrement dit, la raison
philosophique permet à l’homme d’échapper à sa triste condition existentielle. C’est
la raison divine de la sagesse grecque qui confère au sage son autarcie. Mais, d’après
notre penseur, “dans cette admirable autarcie nous devons reconnaître l’autisme
d’une divinité qui n’est pas en situation comme le Jupiter des Mouches, mais, qui ne
connaît pas de condition…”(CRP, p. 99) Pour ainsi dire, la raison philosophique des
Grecs était divine, inconditionnée, et, alors, resté dans l’autisme.
A partir de la Renaissance et au XVIIIe siècle, cette conception classique de la
raison divine perd ses attaches divines sans pour autant perdre son autisme : ou bien
la raison demeure une raison survolante ou bien elle devient une raison instrument
aux yeux de Kant et des philosophes du XVIIIe siècle si bien qu’ils ne disent plus de
la raison divine. En somme, l’autisme de la raison reste intact et le même qu’avant
sauf dans le cas de Kant qui ouvre des perspectives toutes nouvelles par la révolution
copernicienne. Thévenaz a saisi exactement ce phénomène : “Ils n’ont fait que
séculariser une raison divine, mais la bonne conscience de cette raison humaine ou
même athée témoigne du même autisme, de la même « inconscience » : elle se
conserve soigneusement tous les apanages de la raison divine de jadis. Elle est donc
La raison comme estomac peut mordre toutes ses proies par ses dents incassables en aucun cas. Pour
Thévenaz, “Sartre a fait justice de cette conception de la raison. (Situations 1.) Mais la réduction
radicale fait de la raison une raison exposée à la morsure des choses, exposée à être dévorée ou
engloutie par la réalité.”(CRP, p. 98.)
357
restée divine malgré ses protestations d’athéisme.”(CRP, p. 100.) Ce mouvement de
la sécularisation de la raison va de pair avec le dépouillement de la divinité de la
raison et celui-ci est la condition de la conscience de soi. Nous pouvons voir ici le
passage de la philosophie divine à la philosophie de la condition humaine.
Néanmoins, comme l’indique bien Jervolino, nous nous heurtons à la tentation
constante d’une divinisation de la raison : “A côté du mouvement de sécularisation
de la raison, produit par le dynamisme historique même de l’expérience chrétienne et
orienté dans le sens d’une prise de conscience de son caractère contingent et fini,
d’une fondation de sa valeur autonome dans sa coextensivité à la condition humaine,
existe un même mouvement de « sécularisation », mais opposé : la persistance sous
forme laïcisée de l’idéal grec d’une « raison divine ».”55 En ce sens, les apanages de
la raison divine subsistent toujours encore, malgré le mouvement de sa
sécularisation.
Pourtant, pour se détacher parfaitement de la divinité de la raison, il faut la
réduction radicale de sens : pour autant que la raison ne connaisse pas la réduction du
sens, elle risque toujours de tomber dans l’autisme. A cet égard, la réduction radicale
est indispensable pour pouvoir l’affranchir de cette prétention divine ou excessive.
De là, la raison sera en fin de compte réduite à son humanité : en prenant de plus en
plus, par sa réduction purificatrice, conscience de soi, la raison commence à voir son
humanité. L’humanité, c’est maintenant sa condition même. Si tel est le cas, assumer
l’humanité comme la condition de la raison, n’est-ce pas à dire immanquablement
que la condition de l’homme est triste et tragique ?
En quatrième lieu, il y a la raison absolue. La raison croit être un objet absolu ou
un sujet absolu, aussi longtemps qu’elle vit perdue inconsciemment en elle-même.
Les philosophes depuis Descartes avaient tendance à porter la réflexion
philosophique sur le sujet absolu. Le substantialisme de la raison exilé de l’objet
absolu s’était abrité dans le sujet absolu à partir de la critique kantien de l’idée de
substance. Nous pouvons trouver sans doute des exemples dans la philosophie
moderne et contemporaine : les idéalistes comme Fichte, les transcendentalistes qui
assumaient l’existence d’un Je pur ou Ego transcendantal en tant que centre de
l’activité absolue de la raison, et les philosophes de l’analyse réflexive qui
considéraient la conscience de soi comme une création active de soi par soi. Mais,
comme l’indique Thévenaz, “tout en faisant déjà reposer la raison, non pas sur une
55
. D. Jervolino, “Pierre Thévenaz et la condition humaine de la raison”, op. cit., p. 181.
358
essence mais sur une conscience, ou comme dira Sartre sur un absolu d’existence,
cette conscience représentait un nouvel absolu, une sorte de point privilégié où la
raison
établissait
ou
découvrait
son
inscription
dans
l’être,
son
assise
ontologique.”(CRP, pp. 107-108.) La raison se plaçait ainsi dans un centre de
subjectivité absolue avec lequel elle coïncidait parfaitement, qu’elle saisissait de
l’intérieur et qui lui assurait une prise ontologique absolue et immédiate. En un mot,
l’absolutisme de la raison pénètre toujours dans toutes ces positions. Certes, dans ce
cas, elle restait encore autiste, inconsciente d’elle-même et de sa folie possible.
Mais, de même que la raison n’est pas un objet absolu, de même elle n’est pas
davantage un sujet absolu. La prise de conscience de sa folie possible fait éclater
l’autisme de la raison et la déboute de son point de vue absolu. Nous appellerons
désabsolutisation ce mouvement décisif par lequel s’opère une transformation intime
du rapport de la raison à elle-même ; le sujet de la connaissance se voit alors d’un œil
nouveau. Selon l’objet de la réflexion, il y a deux désabsolutisations et une similitude
profonde entre les deux mouvements : la désabsolutisation de l’objet par la
révolution copernicienne de l’objectivité et la désabsolutisation du sujet par la
révolution copernicienne de la subjectivité.
D’abord, voyons la désabsolutisation de l’objet. Dans la révolution
copernicienne de la Critique de la raison pure, Kant radicalise le problème des
fondements et questionne sur le statut de la raison humaine. Cette interrogation
conduit à une humanisation de la raison en rompant avec la conception classique de
la raison divine et substantielle. Il avait chassé la notion d’objet absolu, car il avait
découvert que les conditions de possibilité de la connaissance scientifique ne
reposaient pas dans la chose en soi, mais dans la structure même du sujet
connaissant. Il niait alors la chose en soi comme une réalité absolue : “La référence à
l’en soi ou à l’absolu est, nous dit Thévenaz, supprimée. L’objet absolu est expulsé
hors de la connaissance, hors de la philosophie. Ou plus exactement l’objet est
désabsolutisé au profit du sujet qui est le fondement de la nécessité objective.”(CRP,
p. 115.) Nous pouvons donc dire que l’objet absolu est complètement dépendant du
sujet et alors n’est plus une essence en soi. Cela veut dire que la raison classique perd
tout à fait son appui cosmologique et ontologique. Nous pouvons voir ici pour la
première fois la rupture entre la raison et la réalité en soi. Dès lors, pour Thévenaz,
“Kant procède à la déréalisation radicale de l’en-soi, qui n’est plus objet de
connaissance parce qu’il n’est plus raison substantielle et qui n’est plus raison
359
substantielle parce qu’aucune intuition intellectuelle n’est possible, aucun accord
intime et naturel entre la raison et les objets extérieurs.”(HRH, p. 166.) Kant visera
donc à déréaliser l’objet absolu par le retournement copernicien. Mais, n’oublions
pas ici que Kant n’exclut l’objet absolu de la philosophie que pour renforcer le sujet
transcendantal qui devient un sujet absolu. Il réussit ainsi à désabsolutiser l’objet par
le sujet.
Nous pouvons voir aussi chez Husserl la désabsolutisation de l’objet qui découle
de l’intentionnalité puisque cette dernière ébranle le centre de l’objet absolu. Par
l’intentionnalité de la conscience, selon Thévenaz, “la notion même d’une réalité en
soi ou d’un objet absolu devient absurde, impensable en tout cas ; et d’autre part
l’idée(cartésienne, par exemple) d’une conscience fermée sur elle-même qui ne
percevra pas le monde lui-même et qui aurait pour première tâche de s’assurer qu’elle
perçoit bien la réalité « en original », est également exclue.”(HM, p. 48.) En somme,
pour Husserl, la désabsolutisation de l’objet consiste à analyser le phénomène de la
conscience qui est essentiellement intentionnelle. De là, nous pouvons voir que la
désabsolutisation de l’objet s’opère de la part du sujet ou de la conscience. Comme
Kant, Husserl fait ainsi du sujet transcendantal la citadelle sur laquelle toute la
connaissance s’appuie.
Mais, maintenant, il s’agit du statut de la raison qui se croyait divine et absolue.
La rupture entre la raison et la chose en soi conduit Kant à la nouvelle
compréhension sur la connaissance et la réalité : “cette déréalisation de l’en-soi, cette
désabsolutisation de l’objet de connaissance est en fait
bien moins une
transformation de l’objet qu’une modification radicale du statut de la raison et,
partant, de l’homme. Ici, encore, c’est la raison philosophique qui s’attaque
résolument à un fond d’inconscience subitement dévoilé.”(HRH, p. 167.) C’est cette
foncière inconscience d’une raison divine que Kant accuse. A partir de la rupture de
la raison avec l’en-soi qui est l’objet absolu de la connaissance, Kant en vient enfin à
détacher la raison du divin et à l’humaniser. Car la raison divine se dévoile comme
l’illusion transcendantale. De là surgit l’autonomie foncière de la raison. La raison
devient pour ainsi dire un pur pouvoir de l’esprit humain. La raison peut se donner sa
loi par sa puissance de spontanéité, par les structures a priori. En posant le problème
du fondement, et en prenant conscience de sa finitude et de sa situation, il est vrai
que Kant a ainsi désabsolutisé la raison elle-même et l’a humanisé.
360
Cependant, de même que nous pouvons dire que la raison philosophique de
Platon était innée aux réalités intelligibles ou, inversement, que les intelligibles
étaient innés à la raison, de même nous aurons à en dire maintenant de la raison
critique de Kant : “elle, écrit Thévenaz, est consubstantielle à ses propres structures ;
elle est ses structures, elle est innée à ses propres structures a priori,… Autrement dit
ces structures a priori sont données, sont comme une essence du sujet ; il y a un ensoi du soi, comme les intelligibles étaient la substance même de la raison. C’est dire
que cette raison innée à elle-même, ce sujet absolu a une assurance en l’évidence
rationnelle, qui reste naïve et infondée.”(HRH, p. 169.) Une raison innée à elle-même
ou un sujet absolu est censé être toujours encore comme une sorte de substance ou
essence. Mais, innée à elle-même, la raison est celle qui n’a pas encore le rapport à
soi, la conscience de soi : elle fait fond sur sa propre évidence sans aucun doute.
C’est l’auto-référence qui empêche la raison de se voir elle-même. Autrement
dit, l’innéité de la raison à elle-même implique la raison inconsciente ou l’autisme de
la raison, comme nous l’avons au plus haut. Comme l’indique bien notre penseur,
“être inné à soi-même c’est être inconscient, c’est ne pas se voir soi-même. Comme
l’œil, qui a un point aveugle, la raison, sur un point, reste inconsciente, comme
aliénée en elle-même ; c’est le point précisément où elle s’appuie implicitement, où
une assurance infondée l’aveugle tout en prétendant la soutenir.”(HRH, p. 170.) En
ce sens, nous pouvons parler de l’autisme de cette raison. L’autisme ne peut pas être
réduit par aucune critique. Nous pouvons voir ici que la place de l’intelligence
antique est remplacée par les structures de la raison. Autrement dit, Kant n’avait fait
que la moitié du travail. En somme, pour Thévenaz, “l’instance critique elle-même
qui déréalise l’en-soi et trace les limites de la raison, cette instance n’est soumise à
aucune critique ; ses décrets sont sans appel.”(HRH, p. 169.) Même si la raison
critique a chassé l’objet absolu, le sujet transcendantal ou la raison absolu qui
critique et juge, reste ainsi intact. Pour critiquer ou juger quelque chose, il faut que la
raison s’appuie sur ses propres structures inébranlables puisque l’en-soi ou la réalité
en soi a été éliminé. C’est pourquoi Kant tire, en dehors de toute historicité, une
assurance d’une connaissance universelle et objective. L’accord entre la raison et
l’évidence n’est donc pour lui aucunement touché. Il s’agit maintenant de
désabsolutiser la raison elle-même qui a désabsolutisé l’objet.
361
4. DESABSOLUTISATION DE LA RAISON
Pour soutenir l’entreprise de la connaissance, Kant s’appuie sur les structures a
priori et universelles de la raison. Maintenant, de la même façon, ne faut-il pas
poursuivre la même critique du côté du sujet et de l’instance critique elle-même?
Autrement dit, ne faut-il pas dépasser l’intention de la révolution copernicienne de
Kant et tourner notre regard vers l’intérieur ? De même que s’opère la
désabsolutisation de l’objet en fonction du conditionnement de l’objet par le sujet, de
même s’exige pour Thévenaz maintenant le conditionnement du sujet par le sujet luimême : “Cependant, le sujet pur, le Je transcendantal, qui est le nœud central des
formes a priori de l’esprit, est le support de l’unité non seulement du moi, mais de la
raison et du monde des objets. Le sujet ou la raison peut donc faire fond avec pleine
assurance sur sa propre structure a priori : c’est le point solide où s’ordonne l’ordre
de l’univers et où s’assure fondamentalement toute connaissance. La raison est
maîtresse de son rapport au réel puisque le réel n’est réel que par la nécessité de ces
formes a priori.”(CRP, p. 115.) Ainsi, pour Kant, ces structures a priori sont données
comme une essence du sujet. Si nous acceptons la raison comme une instance, elle
est hors de question. Le sujet de Kant reste ainsi absolu, autrement dit, un point de
vue absolu sur le monde, même sur un monde déjà désabsolutisé par la révolution
copernicienne. N’oublions pas ici que comme la révolution copernicienne est
désireuse que l’objet se règle sur le sujet, l’absoluité des formes a priori n’est jamais
entamée. Bref, rien ne peut entamer ou contester le sujet en tant que fondement de
l’objet et de l’objectivité. Le renversement copernicien est ainsi content de
désabsolutiser l’objet par le conditionnement de l’objet par le sujet.
En dépassant la limite de renversement copernicien de Kant, voyons maintenant
le conditionnement du sujet par le sujet lui-même. Comme nous l’avons vu plus
haut, l’imputation de folie marque la liquidation de l’absolu du côté du sujet. Sans
elle, cette liquidation de l’absolu n’a jamais sans doute pu être envisagée
sérieusement par la raison. Mais, pour Thévenaz, par l’intervention de l’imputation
de folie possible, la raison s’est transformée : “il fallait que fût mise en cause
l’instance critique elle-même, sa compétence et son statut, il fallait que l’instance
362
critique se reconnût elle-même à découvert du côté d’une folie possible et qu’elle en
tînt compte. Une raison ne peut être instance critique que si elle ne pose pas le
problème de sa folie possible, si elle se croit innée à elle-même.”(CRP, p. 116.) Il y a
là l’importance de l’imputation de folie possible. La raison ne doit pas s’arrêter à michemin l’interrogation philosophique sur les fondements. Cet effort radicalisateur fait
voir à la raison sa condition humaine : “La raison n’a pas communication avec
l’absolu : elle est humaine mais, en tant qu’humaine, elle ne porte pas non plus
l’absolu en elle-même ; elle n’est pas une instance absolue non plus.”(HRH, p. 170.)
Une raison point de vue qui se tient elle-même pour absolue ne connaît pas la
possibilité de sa folie et alors seule autiste. C’est par l’imputation de folie que la
raison est appelée à reconnaître radicalement l’impossibilité d’une raison point de
vue, d’une raison maîtresse du réel. L’accusation de folie liquide en un mot le sujet
absolu. Comme l’objet, le sujet absolu est cette fois-ci expulsé de la raison. C’est
éliminer une nouvelle couche d’assurance naïve et infondée dans son innéité. Cette
humanisation de la raison explicitera la condition de la raison et son historicité en
chassant l’intemporalité et l’inconditionné qui sont attachées au sujet absolu.
De là, la raison s’aperçoit que son instance critique à découvert par l’imputation
de folie possible ne peut plus être soutenue. Néanmoins, si la raison veut toujours
être instance critique, elle doit donc anéantir l’imputation de folie possible. Cela nous
explique bien les raisons pour lesquelles Kant ne pousse pas jusqu’à la
désabsolutisation du sujet : en dépit de son grand pas dans la désabsolutisation, à
savoir du renversement valable du statut de l’objet, comme Kant ne pouvait jamais
rencontrer la folie possible avec le problème des conditions de possibilité de la
connaissance rationnelle et scientifique, il ne pouvait jamais trouver la raison de
désabsolutiser la raison. Pour mieux dire, la raison chez lui reste transparente à ellemême, innée à elle-même pour que la chose en soi soit conditionnée par le sujet
connaissant et que le sujet soit instance critique. Cependant, en présence de
l’imputation de sa folie possible, la raison à découvert constate qu’elle n’est plus
translucidité pure ni instance souveraine, comme nous l’avons vu précédemment.
C’est-à-dire qu’elle a reconnu une foncière opacité en elle-même.
L’hypothèse du malin génie de Descartes a ébranlé les évidences absolues de la
connaissance. Car elle ne permet plus à l’homme de s’absolutiser. Elle rend aussi
possible la conscience de soi par la découverte de la part de l’homme dans la
connaissance. Pour Thévenaz, cette découverte permet de se passer de l’apothéose du
363
sujet jusqu’alors indispensable pour assurer le fondement certain de la connaissance :
on se met à prendre conscience, “de façon d’abord tâtonnante”, que “la part de
l’homme dans la connaissance n’est pas fatalement le péché originel de la pensée ou
sa malédiction, ni le vice premier à surmonter”, mais au contraire “une condition
positive de la connaissance (et même, chez Descartes, de son apodicticité)”( HRC, p.
193.). C’est la raison pour laquelle Thévenaz l'entend intégrer à sa théorie de la
désabsolutisation de la raison. Le mouvement de la désabsolutisation de la raison va
donc de pair avec la découverte de la part de l’homme : “Dès que la part de l’homme
n’est plus conçue comme une aliénation du sujet et une altération de l’objet,
l’homme n’a plus besoin de se porter lui-même à l’absolu pour atteindre la vérité ; le
sujet se voit autrement lui-même et du même coup la vérité tend à changer de statut :
de coéternelle à Dieu qu’elle était (Deus = veritas), elle devient vérité créée, pour
parler le langage de Descartes.”(HRC, p. 194.) A mesure que des évidences absolues
sont mises en problème par la menace du malin génie, par la découverte de la part de
l’homme, Descartes unie la création des vérités éternelles et le nouveau statut du moi
dans la conscience du je pense dans les Méditations.
Pour éviter d’être la victime de cet absolu inconscient, soit de cogito transparent,
soit d’instance critique, soit d’ego transcendantal ou d’absolu d’existence, il faut que
la raison aille jusqu’à se demander si elle a raison. Autrement dit, elle a à opérer une
époché radicale sur elle-même, de son sens radical. Dans ce cas, elle ne sera pas sans
doute retombée dans la tentation de la raison divine et absolue dans ces résidus
méconnaissables, avec sa tendance à l’inconscience. Face à l’événement historique et
contingent, la raison se reconnaîtra maintenant elle-même contingente. En ceci, la
raison pourra arriver à rejeter la vieille raison divine et an-historique : “Le sens qui
est, nous dit Thévenaz, celui de son entreprise et de son activité reste en suspens,
suspendu à l’acte même de la conscience qui l’affirme. La raison fait l’expérience
radicale d’être entièrement à découvert et exposée, exposée au non-sens au lieu
d’être posée dans le sens, et se demande : ai-je encore raison ?”(HRH, p. 172.) Pour
ne pas être sacrifiée par la raison divine et an-historique, il faut que la raison
reconnaisse qu’elle est complètement historique et contingente, conditionnée par la
réduction radicale sur elle-même.
La raison à découvert est maintenant lancée au non-sens. Au fur et à mesure
qu’elle côtoie la folie possible, la raison assume sa situation de non-sens possible. De
même qu’il est évident que nous sommes enveloppés par le non-sens dans le monde,
364
de même il est évident qu’il y a du sens au sein de la contingence et de l’historicité :
“Mais ce sens, nous dit Thévenaz, est lui-même un sens « en condition » et non plus
un sens dernier. Les vérités de cette raison humaine et historique restent des vérités,
mais autrement situées, autrement fondées.”(HRH, p. 174.) La raison en vient à
abandonner maintenant sa prétention absolue et insensée. Ce n’est pas la déclaration
de la défaillance de la raison, mais celle de sa condition humaine. De là même,
l’autisme de la raison serait guéri. La désabsolutisation permet ainsi à la raison de
prendre conscience d’elle-même qui est en condition. Autrement dit, elle ne nous
conduit ni à l’irrationalisme ni au scepticisme, mais plutôt, à proprement parler, fait
éclater l’autisme de la raison. Ainsi donc, malgré la condition charnelle de l’homme
et de sa raison, Thévenaz affirmera que la raison peut maintenir sa vocation
universaliste, en identifiant la raison à l’homme à partir de la prise de conscience des
exigences du protestantisme qui dédivinise et désabsolutise la raison. Dans la mesure
où notre penseur amplifie infiniment la conscience par une époché radicale et
décentre la raison, nous pouvons trouver ici une inspiration augustinienne sur la
condition de la raison philosophique.
5. CONSCIENCE DE SOI
Descartes a découvert le cogito comme le point de départ d’une connaissance
inébranlable par la méthode réflexive. Si bien qu’il a bien commencé, il est retombé
dans le substantialisme à cause de son saut irréfléchi à partir du cogito jusqu’à « un
je pensant », ou jusqu’à Dieu. Accepter le cogito comme le fondement de la
connaissance est autre chose, y voir l’expression de la conscience de soi, et par là
d’une métaphysique valable. En éliminant progressivement les préjugés et les
incertitudes de l’esprit, l’expérience du doute de Descartes fait couper par
l’effacement successif tous les ponts avec le monde extérieur. Par rapport à cette
expérience négative de Descartes, Thévenaz remarque un sens tout différent de sa
réflexion : “au moment où le monde extérieur s’anéantit, soudain la conscience de
soi éclôt d’elle-même et l’expérience réflexive va chercher, par un effort de volonté
et d’attention, à intensifier et à amplifier ce premier germe de conscience de
365
soi.”(HRC, p. 89.) Cela revient à dire que Descartes n’a pas saisi le sens de la
découverte par l’expérience du doute.
Pour expliciter la conscience de soi dans le cogito, il passe du cogito au sum.
Certes, le passage de la conscience immédiate de l’acte de penser à l’existence
implique chez Descartes que l’action de ma pensée assure suffisamment mon
existence : “De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné
toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je
suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la
conçois en mon esprit.” “Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ?
A savoir, autant de temps que je pense…”56 En ce sens, Thévenaz dira : “La seule
garantie de cette vérité est la conscience immédiate, amplifiée en conscience de son
existence. L’unique garantie réside dans l’acte « se faisant », dans la pensée en train
de se penser. Dès qu’on prendrait le cogito en dehors du « se faisant », toute
certitude s’évanouirait.”(HRC, p. 92.) Si l’on détache le cogito de l’instant même de
la prise de conscience, tout s’évanouit. Nous ne pouvons et devons saisir le cogito
qu’à partir de l’«action de pensée». Pour ainsi dire, en dehors de l’acte de pensée, le
cogito ergo sum perdra non seulement sa certitude mais aussi son sens.
En revalorisant ainsi le sens de cette expérience de Descartes, dans son article
intitulé “La conscience de soi dans le cogito cartésien”
57
et en soulignant
l’intensification de conscience de soi, Thévenaz nous montre que Descartes est
tombé dans le substantialisme réaliste. En fait, la conscience réflexive du cogito ergo
sum n’est autre chose que conscience de la coïncidence entre moi pensant et moi
étant, entre moi réfléchissant et moi réfléchi. Autrement dit, comme l’a bien indiqué
Husserl, Descartes s’appuie sur “le fait que même un je doute présuppose le je
suis”58 . En bref : “Cogito signifie donc : j’ai conscience d’être.”(HRC, p. 92.) A
partir de là, le cogito se dévoile comme une substance en ce que mon acte de penser
n’a besoin autre chose que de moi-même pour exister. C’est dire que l’assurance de
son existence est dans l’action de pensée en tant que telle. Descartes a en quelque
sorte considéré la conscience de soi ou la pensée comme la substance dans le
56
. Descartes, Œuvres de Descartes. Tome IX. Méditations et principes, op. cit., pp. 19 et 21.
. Thévenaz, “La conscience de soi dans le « cogito cartésien »”, in L’homme. Métaphysique et
conscience de soi, Neuchâtel, La Baconnière, 1948, pp. 17 à 35, Coll. Etre et Penser, XXVII. Republié
in L’homme et sa raison, t. 1, op. cit., pp. 85-101.
58
. Husserl, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, op. cit., p. 65.
57
366
« cogito ergo sum ». En bref, le cogito ergo sum lui-même est pour Descartes
l’affirmation de l’existence d’une substance59.
Par une intensification continue de la conscience de soi, Descartes en vient à son
tour au contraire à reconnaître que la pensée n’est pas la substance. Le je pensant
comme substance est pour lui suspendu à l’actualité de ma pensée, en sorte qu’il ne
peut subsister au-delà du présent dans les Premières Réponses et la Troisième
Méditation. Lorsque Descartes se demandait dans la Troisième Méditation “si j’étais
l’auteur de ma naissance et de mon existence”60, comme le dit Thévenaz, il devait
entendre savoir “s’il avait en lui la puissance de conserver son existence”(HRC, p.
96.). Mais, selon notre penseur, Descartes se rend compte que “certain qu’il est que
« rien ne peut être en moi dont je n’aie quelque connaissance » [les Premières
Réponses.]”(HRC, p. 96.). Dès lors, il dira : “Dans mon impuissance à découvrir, en
ma conscience actuelle de penser, la puissance de conserver mon existence, je
découvre maintenant que je ne suis pas l’auteur de mon être. L’intensification de la
conscience de soi conduit Descartes à la connaissance qu’il est, en tant que chose
pensante, une substance finie, «une chose imparfaite, incomplète et dépendante
d’autrui »[Troisième Méditation].”(HRC, pp. 96-97.) De la sorte, par l’intensification
de la conscience de soi, Descartes approfondit la notion du cogito comme existencesubstance et amplifie sa conscience de soi comme substance finie en découvrant qu’il
n’y a pas en sa pensée de cette puissance de conserver son existence. Alors, le je
pensant ne suis plus une substance au sens où Descartes l’avait définie. La
reconnaissance de cette imperfection de la substance pensante ne signifie pas une
restriction apportée au sum mais tout au contraire son explicitation.
En développant cette idée, Descartes introduira l’idée de l’infini de l’idée du
fini, non pas l’inverse : “je suis donc, Dieu est”61. Comme le dit Thévenaz, dans la
perspective cartésienne, le point de départ de ce passage est ainsi le je pensant et
fini : “je découvre dans mon sum une imperfection qui est la marque d’une perfection
que je ne suis pas. Dans la conscience de ma finitude, dont témoigne mon doute
59
. A la différence de Descartes, Merleau-Ponty pense que le « Je pense » ne contient pas
complètement le « Je suis », puisque “ce n’est pas le Je pense qui contient éminemment le Je suis, ce
n’est pas mon existence qui est ramenée à la conscience que j’en ai, c’est inversement le Je pense qui
est réintégré au mouvement de transcendance du Je suis et la conscience à l’existence.”(M. MerleauPonty, Phénoménologie de la perception, p. 439, Gallimard, Paris, 1945.)
60
. Descartes, Œuvres de Descartes. Tom IX. Troisième Méditation, op. cit., p. 38.
61
. Descartes, Œuvres philosophiques. Tome I(1618-1637), Regulae, XII, op. cit., p. 148. Descartes
précise ici le sens de « sum ergo Deus est » : “ainsi, j’ai beau pouvoir conclure avec certitude, à partir
du fait que je suis, que Dieu est, je ne puis pourtant pas affirmer, de ce que Dieu est, que j’existe moi
aussi.”(Ibid.)
367
même, est présente l’idée d’infini. Cette présence m’était restée inaperçue jusqu’ici,
comme le cogito était d’abord inaperçu tant que mon attention était restreinte et ma
conscience embryonnaire.”(HRC, p. 98.) En d’autres termes, nous pouvons dire que
la présence de l’infini s’était cachée dans l’absence de la conscience de la finitude.
En fonction de l’explicitation de la conscience de soi, Descartes s’aperçoit que
l’homme et sa pensée sont imparfaits et refuse alors la définition de l’homme par
l’essence absolu des scolastiques. En ce sens, nous pouvons comprendre autrement le
sens de Cogito ergo sum, sum ergo Deus est : “la démarche des Méditations est
moins une découverte de Dieu ou une preuve de l’existence de Dieu qu’une
désabsolutisation de la raison et la reconnaissance de sa finitude humaine devant
l’Infini.”(HRH, p. 154.) Dans cette idée, Thévenaz reprend à son compte la méthode
de la démonstration ontologique de Descartes : il se dévoile ici que la conscience de
la finitude est ainsi coextensive à celle de l’infini. Par une intensification de la
conscience d’être de Descartes, nous découvrons donc en nous le sens plein de notre
être.
En somme, contrairement à Descartes, dans la conscience de la finitude, ne
faudrait-il dire que la perfection de Dieu soit la condition de la connaissance de
l’imperfection de notre être et que Son infinité soit celle de notre fini ? Car, dans la
réalité, quand nous ne reconnaissons pas la perfection infinie de Dieu, nous ne
pouvons pas connaître notre imperfection. C’est-à-dire que la connaissance de la
perfection infinie de Dieu doit précéder celle de notre imperfection.62 Notons ici avec
Thévenaz que la notion d’un infini se dévoile aussi primitive et immédiate que le
cogito ergo sum lui-même : “Si elle n’est pas première dans l’ordre des raisons, elle
l’est dans l’ordre de l’être. L’on voit pour la première fois, à l’intérieur même de
l’ordo cognoscendi, se manifester l’ordo essendi.”(HRC, p. 98.) C’est pourquoi
Descartes ordonne l’ordo cognoscendi en le situant par rapport à être infini.
Autrement dit, la prise de conscience de sa finitude, c’est situer son être par rapport à
Dieu infini dans l’ordre des réalités. Nous pouvons donc voir que l’intensification de
la conscience de moi me permet de sortir du moi.
62
. Comme le remarque Brun, en procédant du connaître à l’être, Descartes va enfin vers l’Etre. Car
Descartes prend conscience de sa finitude : “De même, puisque j’éprouve que je suis un être fini ne
pouvant tout savoir ni tout faire, il faut que j’aie en moi l’idée d’infini ou de parfait en fonction de
laquelle je me sens imparfait. J’ai donc bien en moi l’idée d’infini et du parfait avant celle du fini et
de l’imparfait. Cette idée d’infini ne peut venir ni de moi-même ni des choses qui sommes finis et
imparfaits, il est en effet impensable que du moins puisse naître le plus. Je ne peux donc tenir cette
idée de parfait que du Parfait lui-même, c’est-à-dire de Dieu...”(J. Brun, L’Europe philosophe.
25siècles de pensée occidentale, op. cit., p. 172.)
368
Cependant, cette amplification progressive ne peut jamais aboutir à faire passer
mon être du fini à l’infini. Car l’idée d’infini, pour Descartes, creuse une distance
ontologique infranchissable entre le fini et l’infini. C’est-à-dire, la notion d’infini fait
apparaître le vide du sum. Par l’intensification de la conscience d’être, nous
parvenons, paradoxalement, à la conscience d’un défaut d’être. La méthode
réflexive, psychologique à sa source, ramène ainsi Descartes à l’affirmation
métaphysique de l’être infini. Autrement dit, l’intensification et l’amplification de la
conscience de soi lui permettent de conquérir l’intégrité du moi et la synthèse
métaphysique.
Pour Thévenaz, le processus philosophique est ainsi celui de la prise de
conscience de soi. La philosophie n’est donc pour lui autre chose qu’“une méthode
de la prise de conscience”(CRP, p. 70.). Face à l’aporie, la raison approfondira et
amplifiera progressivement, par la méthode, la conscience d’aporie. A cet égard, la
démarche d’explicitation sera pour Thévenaz “assez analogue à celle de Descartes
dans les deux premières Méditations, car l’expérience du doute est à sa façon
également une expérience de la conscience de soi, de sa progressive intensification et
de son explicitation croissante”(CRP, p. 72.). La méthode d’explicitation est à
proprement parler celle de la prise de conscience de soi. En ce sens, l’expérience de
l’imputation de folie possible est une méthode de l’explicitation de la conscience de
soi. Car en explicitant la conscience d’aporie, cette expérience nous conduira à
l’intensification de la conscience de soi. La thèse de la possibilité de folie nous
permet de renouveler le rapport de la raison à elle-même. L’explicitation de la
conscience de soi, déclenchée par l’accusation de folie, nous a amené à comprendre
le renouvellement du point de départ de la raison : le point de départ n’est ni absolu,
ni inébranlable, mais se trouve plutôt dans une situation de certitudes problématiques
à élucider. Cette situation de départ est maintenant devenue la condition irrésistible
de la raison. En un mot, cette condition, c’est le rapport à soi, la conscience de soi.
Par cette transformation des simples possibilités logiques en condition de fait, le
rapport à soi est appelé à être modifié profondément : l’explicitation de la conscience
de soi établissait un rapport nouveau de la raison avec elle-même, à savoir rapport à
soi.
Mais, notons ici que le rapport à soi est différent de la compréhension parfaite de
soi et l’intelligence de tout ce qui est rationnel ou rationalisé dans les philosophies
classiques. En fait, on croyait que la raison allait de soi et avait d’en soi avant la
369
réduction radicale de la raison. En un mot, la raison était substance pensante ou la
réalité substantielle : chez Descartes la raison est Cogito, et chez Kant sujet
transcendantal. Pourtant, l’expérience de la réduction radicale arrache la raison à soi
qui était vraiment identifié jusqu’alors et l’explicitation de la conscience de soi fait la
raison parvenir une fois pour toutes à révéler ce qu’il n’y a pas d’en soi.
L’établissement du rapport à soi commence donc d’abord par saper la notion
traditionnelle du soi. Par la réduction radicale, ce qui est réduit, c’est l’essence même
de la raison, sa réalité soi-disant substantielle. Thévenaz précise donc que la raison
n’est pas définie par l’essence, mais par le rapport à soi : “Toute son essence reflue
dans sa conscience. La raison « n’est » pas autre chose que le rapport que, dans une
conscience de soi toujours mieux explicitée, elle entretient ou établit avec elle-même.
La conscience de soi épuise l’essence de la raison, constitue désormais toute sa
« substance », toute sa réalité substantielle. L’en soi du soi ne serait donc que
l’aliénation d’un soi ignorant de soi, inconscient de soi ou insuffisamment conscient
de soi.”(CRP, p. 106.) En bref, c’est l’en soi du soi même qui est ici réduit. La raison
parvient à un rapport à soi conscient en passant soi inconscient en fonction de cette
réduction. C’est par l’effondrement de la substantialité de la raison que la dimension
nouvelle du rapport à soi ouvre. Car l’en soi du soi ou le substantialisme de la raison
ne peut marquer en dernier ressort que l’ignorance de soi. La raison innée à ellemême dans la philosophie classique, selon Thévenaz, était celle qui “coïncidait avec
elle-même par le simple fait qu’elle existait, elle était transparente à elle-même et
maîtresse d’elle-même”(CRP, p. 107.). Autrement dit, la raison innée à elle-même
est celle qui est dans un centre de subjectivité absolue, autiste, inconsciente d’ellemême et aussi de sa folie possible.
En présence de l’imputation de folie possible, la raison réduit maintenant ce
centre de l’absoluité subjective afin de surmonter son innéité à elle-même. Pour
Thévenaz, la raison prend conscience par cette réduction qu’elle ne peut fixer ni son
rapport au réel ni le rapport absolu à elle-même : “La conscience de cette
impossibilité, c’est la conscience même de la folie possible. En ce sens une raison
« réduite » est une raison qui fait l’expérience de sa propre opacité à elle-même. Il
n’y a pas de transparence intime absolue : la raison se fait ombre à elle-même, nous
faisons écran sur nous-mêmes.”(CRP, p. 108.) Il est maintenant évident que le
rapport à soi de la raison n’est pas celui qui est transparent à elle-même, mais celui
qui fait écran par rapport à soi-même. Nous pouvons voir ici l’obscurité de la
370
conscience de soi63. Il y a là l’importance du thème malebranchiste « Vous n’êtes
point votre lumière à vous-mêmes »(Ibid., p. 110.). Jetée hors d’elle-même par
l’accusation de folie, la raison voit maintenant l’accord complet avec elle-même
éclater et s’aperçoit qu’elle ne peut plus être sa propre lumière à elle-même.
Dans la première méditation de ses Méditations chrétiennes, Malebranche
précise que nous ne sommes point à nous-mêmes ni notre raison ni notre lumière : “Il
me semble que le plus grand bien que je possède présentement, c’est ma Raison ; et
que si j’étais à moi-même la cause de mes lumières, et de mes connaissances, je
serais en même temps la cause de la perfection du mon être.”64 Et, un peu plus tard, il
nous rappelle l’état de l’homme qui n’est que ténèbres : “Tu ne connais point
clairement tes sensations, quoi qu’elles soient en toi et une même chose avec toi.
D’où vient cela ? si tu es ta lumière à toi-même, si ta substance est intelligible, si ta
substance est lumière illuminante, car je t’accorde qu’elle est lumière, mais lumière
illuminée. Sache donc que tu n’es que ténèbres, que tu ne peux te connaître
clairement en te considérant, et que jusqu’à ce que tu te voies dans ton Idée ou dans
celui qui te renferme toi et tous les êtres d’une manière intelligible, tu seras
inintelligible à toi-même.”65 Comme l’a justement saisi Malebranche, nous sommes
condamnés à reconnaître l’imperfection de l’homme et de sa raison. L’homme ne
peut pas être en lui-même lumière et n’est en lui-même qu’opacité.
La raison et l’homme se dévoilent maintenant comme non transparents. Cette
absence de translucidité de la raison à soi-même n’est qu’un autre nom pour
l’impossibilité de mesurer exactement le rapport de la raison à la réalité dernière et
de se donner son véritable prix. La raison prend conscience de l’impossibilité d’un
rapport immédiat avec soi, d’une innéité à soi. C’est dire qu’il n’y a pas de soi
autarcique. Autrement dit, il n’y a qu’un rapport à soi. La conscience de soi est ainsi
en dernière analyse réduite au rapport à soi. Thévenaz dira qu’elle est la conscience
de condition, condition par rapport à elle-même : “elle se saisit comme rapport. Non
63
. Pour Merleau-Ponty aussi, “la conscience que j’ai de voir ou de sentir”, c’est “l’effectuation même
de la vision” qui “se saisit dans une sorte d’ambiguïté ou d’obscurité”(Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, op. cit., pp. 431-432.). Selon lui, “puisqu’elle ne se possède pas et
au contraire s’échappe dans la chose vue. Ce que je découvre et reconnais par le Cogito, ce n’est pas
l’immanence psychologique, l’inhérence de tous les phénomènes à des « états de conscience privés »,
le contact aveugle de la sensation avec elle-même, – ce n’est pas même l’immanence transcendantale,
l’appartenance de tous les phénomènes à une conscience constituante, la possession de la pensée claire
par elle-même, – c’est le mouvement profond de transcendance qui est mon être même, le contact
simultané avec mon être et avec l’être du monde.”(Ibid., p. 432.) Pour ainsi dire, pour lui, je ne suis ni
pure conscience ni absolu d’existence. La conscience me trouvera donc dans la situation historique.
64
. Malebranche, Œuvres Complètes. Tome X. Méditations Chrétiennes et métaphysiques, édité par
Henri GOUHIER et André ROBINET, p. 11, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1967.
65
. Ibid., p. 18.
371
pas comme rapport donné ou comme rapport qui s’établit entre deux termes, mais
comme rapport à créer et à récréer sans cesse : ce rapport exprimant le fait
d’expérience de ce « découvert par rapport à elle-même ». Crise radicale de sa
substantialité ! La raison liquide simultanément et radicalement son « objectivisme »
et son « autisme ».”(CRP, p. 109.) Nous devons donc, selon cette conception,
proclamer le désaccord radical de nous avec nous-mêmes dans la conscience. Par la
réduction de sa substantialité, la raison ne peut faire cercle avec elle-même sans
qu’elle retombe dans une forme d’absolutisme ou d’autisme. Alors, la raison, qui
n’est pas censée être comme la substance, mais comme le rapport, se dévoile comme
un soi découvert par rapport à elle-même.
6. UN AUTRUI VERITABLE
Dans la perspective naturaliste traditionnelle, autrui est censé être comme un
objet à côté d’autres dans la nature. En fait, avec le souffle de la connaissance de la
nature, nous sommes bien accoutumés à comprendre cet autre homme. A peine que
cet homme-chose m’apparaît comme un alter ego, le moi prend conscience que
l’homme-chose n’est ni un objet naturel, ni un objet neutre. Autrement dit, c’est
abandonner à le voir par le regard qui connaît la nature. En considérant lui-même
comme une chose, en se découvrant conscience temporelle et historique, le moi luimême considéré comme un objet de la nature dépasse à son tour l’isolation de
l’individu que Descartes se croyait de son moi. C’est un autre moi qui me
conditionne maintenant essentiellement. Le moi s’aperçoit qu’il fait corps avec autrui
et avec une situation historique.
Selon Sartre, en montrant que “le recours à autrui est condition indispensable de
la constitution d’un monde”66, dans les Méditations cartésiennes et dans Formale
une Tranzendantale Logik, Husserl croit parvenir à réfuter le solipsisme dans
l’existence d’autrui. Pour Sartre, “autrui est toujours là comme une couche de
significations constitutives qui appartiennent à l’objet même que je considère ; en
bref, comme le véritable garant de son objectivité. Et comme notre moi psychophysique est contemporain du monde, fait partie du monde et tombe avec le monde
66
. Sartre, L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, op. cit., p. 278.
372
sous le coup de la réduction phénoménologique, autrui apparaît comme nécessaire à
la constitution même de ce moi.” 67 Néanmoins, aux yeux de Sartre, Husserl ne
réussit pas à échapper au solipsisme dans la mesure où il réalise la liaison
fondamentale à autrui par la connaissance : “la seule façon d’échapper au solipsisme
serait, ici encore, de prouver que ma conscience transcendantale, dans son être
même, est affectée par l’existence extramondaine d’autres consciences de même
type. Ainsi, pour avoir réduit l’être à une série de significations, la seule liaison que
Husserl a pu établir entre mon être et celui d’autrui est celle de la connaissance ; il ne
saurait donc, pas plus que Kant, échapper au solipsisme.”68 En somme, l’existence
d’autrui n’est pour Husserl mesurée que par la connaissance. En ce qu’il se limite
ainsi le rapport entre moi et autrui seulement dans le champ de la connaissance,
Husserl a l’air de ne pas surmonter le solipsisme.
Comme Sartre, Lyotard, lui aussi, reproche à Husserl de tomber dans le
solipsisme en indiquant les contradictions de l’idéalisme transcendantal sur lequel ce
dernier s’appuie : “Mais comme le sujet transcendantal n’est pas différent du sujet
concret, l’idéalisme transcendantal paraît, en outre, devoir être solipsiste. Je suis seul
au monde, ce monde lui-même n’est que l’idée de l’unité de tous les objets, la chose
n’est que l’unité de ma perception de chose, c’est-à-dire des Abschattungen, tout sens
est fondé « dans » ma conscience en tant qu’elle est intention ou donatrice de sens
(Sinngebung).”(PH, pp. 30-31.)
Mais, l’expérience de l’objectivité et de l’autrui conduit Husserl à se détacher de
cet idéalisme monadique. Dans la cinquième méditation de Méditations
Cartésiennes, pour résoudre les problèmes transcendantaux du monde objectif,
Husserl pose le problème du solipsisme transcendantal : “Lorsque moi, le moi
méditant, je me réduis par l’έποχή phénoménologique à mon ego transcendantal
absolu, ne suis-je pas […] devenu par là même solus ipse et ne le resté-je pas tant
que, sous l’indice « phénoménologie », j’effectue une explicitation de moimême ?” 69 La philosophie transcendantale invite Husserl à déboucher sur la
problématique d’autrui. Car pour lui, le problème de l’existence d’autrui semble
ouvrir la sortie du solipsisme : “Mais qu’en est-il alors d’autres ego ? Ils ne sont
pourtant pas de simples représentations et des objets représentés en moi, des unités
synthétiques d’un processus de vérification se déroulant « en moi », mais justement
67
. Ibid.
. Ibid., p. 280.
69
. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. par Gabrielle Peiffer et
Emmanuel Lévinas, p. 148, Nouvelle édition, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1996.
68
373
des « autres ».”70 Dès lors, Husserl aura pour tâche de se rendre compte “du sens de
l’intentionnalité explicite et implicite, où, sur le fond de notre moi transcendantal,
s’affirme et se manifeste l’alter ego.” 71 Lyotard observe que dans la perspective
husserlienne, à la différence des choses, un autre ego s’explicite ainsi, par la
phénoménologie transcendantale, au niveau du moi transcendantal : “L’altérité de
l’autre se distingue de la transcendance simple de la chose en ce que l’autre est un
moi pour lui-même et que son unité n’est pas dans ma perception, mais dans luimême ; en d’autres termes l’autre est un moi pur qui n’a besoin de rien pour exister,
il est une existence absolue et un point de départ radical pour lui-même, comme je le
suis pour moi.”(PH, p. 31.) En bref, l’autre en tant qu’alter ego, comme un moi
transcendantal, pour Husserl, est une existence absolue qui « n’a besoin de rien pour
exister ».
Cependant, à la différence du moi-même qui peut être « présenté et justifié
directement », pour Husserl, l’autre comme alter ego, par contre, ne peut être donné
que par une expérience indirecte. En ce sens, Husserl dira : “Au point de vue
phénoménologique, l’autre est une modification de « mon » moi (…).”72 Il aboutit
ainsi au fondement de la compréhension de l’autre. Comme l’ego transcendantal,
l’autrui est la source du sens et de l’intentionnalité et alors ne peut pas être l’objet de
la réduction. Pour Lyotard, l’autre comme une existence absolue ne peut ainsi pas
être réduit par l’époché phénoménologique : “Dans le cas du sujet, et par conséquent
de l’autre en tant que sujet (alter ego), on ne peut pas réduire l’existence réelle à un
corrélat intentionnel puisque ce que j’intentionalise quand je vise autrui, c’est
précisément une existence absolue : ici être réel et être intentionnel sont
fondus.”(PH, p. 32.) Alors, il s’agit de savoir comment je perçois autrui comme un
alter ego, mais pas comme un objet même si je le perçois comme objet du monde.
Pour Lyotard, ce rapport avec autrui peut être établi à deux niveaux : d’une part le
niveau des consciences transcendantales et, d’autre part, le niveau du corps.
Lyotard nous montre d’abord que ce rapport avec autrui au niveau des
consciences transcendantales n’élude pas le solipsisme : “Si en effet on s’obstine à
poser le rapport avec autrui au niveau des consciences transcendantales, il est clair
que seul un jeu de destitution ou de dégradation réciproque peut s’instituer entre ces
consciences constituantes. L’analyse sartrienne du pour-autrui, qui est faite
70
. Ibid., p. 149.
. Ibid.
72
. Ibid., p. 187.
71
374
essentiellement en termes de conscience, s’arrête inévitablement à ce que MerleauPonty nomme « le ridicule d’un solipsisme à plusieurs ». « L’autre, écrit Sartre,
comme regard n’est que cela, ma transcendance transcendée »(Etre et néant,
321.).”(PH, p. 79.) En reprochant ainsi que l’analyse sartrienne de l’autrui au niveau
de la conscience transcendantale le conduit ainsi à tomber dans le solipsisme, pour
éviter celui-ci, Lyotard prétend que ce rapport avec autrui doit être établi sur l’accord
entre le niveau de la conscience transcendantale et le niveau du corps. Car, pour lui,
le sujet transcendantal n’est que le sujet concret : “Il existe donc une condition
fondamentale pour que la compréhension d’autrui soit possible : c’est que je ne sois
pas moi-même pour moi une pure transcendance. Ce point a été établi à propos du
corps.”(PH, p. 79.) De la même manière, pour Lyotard, la présence de l’autre sera
établie par rapport au corps : “La présence de l’autre se traduit par ma honte, ma
crainte, ma fierté, et mes rapports avec autrui ne peuvent être que du mode destitutif :
amour, langage, masochisme, indifférence, désir, haine, sadisme.”(PH, p. 79.) A ce
titre, Lyotard estime que cette compréhension de l’autre de Sartre n’est pas
suffisante. C’est pourquoi Lyotard se tourne vers le niveau du corps selon MerleauPonty pour éclairer le problème du rapport avec autrui.
En modifiant cette interprétation sartrienne, Merleau-Ponty nous ouvre le
nouveau plan de la problématique d’autrui : “Autrui me transforme en objet et me
nie, je transforme autrui en objet et le nie, dit-on. En réalité le regard d’autrui ne me
transforme en objet, et mon regard ne le transforme en objet, que si l’un et l’autre
nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous nous faisons l’un et
l’autre regard inhumain, si chacun sent ses actions non pas reprises et comprises,
mais observées comme celles d’un insecte.”73 Il comprend ici l’autre au niveau du
corps tel que Lyotard le suit. A l’instar de la philosophie de la Lebenswelt de Husserl
qui constitue sa dernière philosophie, Lyotard retrouve la notion centrale de la
phénoménologie : l’intentionnalité. Mais il précise : “il ne s’agit évidemment pas de
l’intentionnalité d’une conscience transcendantale : c’est plutôt celle d’un « Leben »
comme disait Husserl, l’intentionnalité d’un sujet profondément enfoui dans le
monde primordial, et c’est pourquoi Merleau-Ponty en cherche la source dans le
corps lui-même.”(PH, p. 60.) Par cette transposition de l’intentionnalité, Lyotard
aboutit enfin à l’identification entre le sujet transcendantal et le corps avec MerleauPonty.
73
. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 414.
375
Ainsi donc, Lyotard prétend comprendre dans la perspective merleau-pontienne
le problème de l’autre : “Il faut descendre au-dessous de la pensée d’autrui et
retrouver la possibilité d’un rapport originaire de compréhension, faute de quoi le
sentiment de solitude et le concept de solipsisme eux-mêmes n’auraient aucun sens
pour nous. On doit par conséquent découvrir antérieurement à toute séparation une
coexistence, du moi et d’autrui dans un « monde » intersubjectif, et sur le sol de
laquelle le social lui-même prend son sens.”(PH, p. 80.) En fait, pour Merleau-Ponty,
le social est censé être comme dimension de mon être, mais non pas comme objet :
“Il nous faut donc redécouvrir, après le monde naturel, le monde social, non comme
objet ou somme d’objets, mais comme champ permanent ou dimension d’existence :
je peux bien m’en détourner, mais non pas cesser d’être situé par rapport à lui.”74
Cela revient à dire que l’autre coexiste en un mot pour moi. La pensée de MerleauPonty prend alors le monde pour unique et intersubjectif. Mais, Lyotard refuse cette
idée phénoménologique au point qu’elle maintient la source du sens dans l’entredeux du subjectif et de l’objectif. Car dans ce cas-là, “elle n’a pas vu que l’objectif
(et non l’existentiel) contient déjà le subjectif comme négation et dépassement, et
que la matière est elle-même sens.”(PH, p. 122.) Lyotard voit ici le retrait de la
phénoménologie par rapport aux philosophies hégélienne et marxiste.
Mais, à la différence des philosophes contemporains qui comprennent le
problème d’autrui à deux niveaux : le niveau de la conscience transcendantale et
celui du corps, Thévenaz aborde d’une façon nouvelle ce problème. Pour lui, pour
atteindre la conscience de soi, il faut notre relation intime avec Dieu : “Et ce moi qui
voyait devant lui ou discernait mal au loin, à la limite de la nature et de l’horizon
humain, cet être suprême, cet objet transcendant, Dieu, « cela métaphysique »
comme disait Marcel – ce moi qui cherchait désespérément à établir une relation
avec lui comme avec une réalité objective cachée et insaisissable, il s’aperçoit que ce
Dieu n’est pas un objet éternel, il fait l’expérience qu’il adhère à lui sur un plan plus
profond que celui de la connaissance naturelle et objective, et que cette relation avec
Dieu fait partie de la condition humaine, est constitutive de l’existence humaine ellemême.”(HRH, p. 112.) Nous voyons ici la priorité du lien de nous avec Dieu sur
lequel tous les autres s’appuient. Pour prendre conscience de soi, en dépassant d’un
autre moi qui se conditionne essentiellement, il faut être en communion avec Dieu.
Dans la mesure où le rapport avec Dieu prime ma connaissance de Dieu, Thévenaz
74
. Ibid., p. 415.
376
remarque la rencontre des philosophes athées avec des philosophes croyants :
“L’athée Sartre n’est plus un athée sans Dieu, dont le moi ne rencontre jamais l’objet
Dieu et qui conclut par un constat de non-existence. En fait, il ne décolle pas un
instant de Dieu ou plutôt de son idée, il est un athée avec Dieu, mais avec un Dieu
absent, un homme envahi ou transi par l’absence de Dieu.”(HRH, p. 113.) Sartre ne
nie en somme pas l’existence du Dieu mais Sa présence. Car il n’a pas de relation
avec Dieu. Il y a là l’importance de la relation qui précède la connaissance.
Pour Thévenaz, menacée par l’imputation de folie, la raison rencontre pour la
première fois un autrui qui est son accusateur : “Le Logos qui l’accuse n’est pas le
même que son propre logos à elle. C’est vraiment un autrui, son premier autrui. Car
lorsque ma raison dans la rencontre quotidienne dialogue avec une autre raison, celle
de mon voisin ou de mon interlocuteur, que ce soit dans le dialogue de la lecture ou
dans la discussion vivante et parlée, c’est encore toujours la même raison que je
rencontre…”(CRP, p. 91.) Il entend ici montrer que ma raison n’est pas
essentiellement jamais différente avec une autre raison d’autrui. Pour ainsi dire, la
raison ne rencontre pas un autrui véritable dans les autres hommes. Donc, dans le
dialogue avec une autre raison, autrement dit, dans le monologue, il n’y a pas de
l’interlocuteur.
En outre, il nous montre que l’univers n’est pas non plus un autrui véritable :
“L’univers lui-même qui nous dépasse et nous englobe ne serait que notre monde
clos indéfiniment élargi, mais cet univers ne serait jamais un autrui pour nous, il ne
serait que le lieu de notre moi. Cette attitude a un nom : elle est l’autisme.”(CRP, p.
91.) Dans la mesure même où nous ne pouvons pas prendre conscience de notre moi
dans notre dialogue avec l’univers, celui-ci n’est pas un autrui véritable. Lorsque
nous sommes dans le rapport avec l’univers, nous ne pouvons pas sortir de l’autisme.
De la même façon, nous pouvons dire avec Thévenaz que la raison
philosophique, elle aussi, est autiste en ce qu’elle n’a pas encore rencontré de
véritable autrui : “Dans la mesure même où la raison, dans son dialogue avec ellemême, avec les autres raisons et avec l’univers, ne perçoit pas d’autre langage que le
sien, dont l’écho amplifié à l’infini lui revient de toutes parts, n’est-elle pas
inconsciemment prise dans son autisme ? N’est-ce pas à travers cet autisme qu’il
faudrait comprendre par exemple l’autarcie revendiquée par le sage antique et en
général par la philosophie tout entière ? Toute autarcie ou prétention à l’autarcie ne
trahit-elle pas un penchant à l’autisme et à une certaine fermeture ?”(CRP, p. 92.)
377
Dans la mesure où la raison ne peut jamais mettre en question elle-même, elle doit
être déjà plongée dans l’autisme. Toutes les critiques ne sont en somme que
l’autocritique de la raison elle-même.
Cependant, sans la conscience de soi, l’autocritique de la raison n’est pas
possible. Si nous assumons cet autisme de la raison, n’est-ce pas que nous
reconnaissons là la « folie » imputée ? Comme la raison philosophique n’a rien
d’autre langue que la sienne avant qu’il y ait l’accusation de folie par le Logos qui
est la Parole de Dieu, elle doit être autiste. C’est ici même que nous découvrons le
sens de la folie possible de la raison que nous avons demandé plus haut. Ebranlée
complètement par l’accusation de sa folie possible, comme l’indique justement
André de Muralt, la raison découvre que “sa prétendue suffisance, sa prétendue
autonomie, sa bonne conscience prétendument innée, son assurance dite ontologique,
en un mot, son autisme, était sa véritable folie”75. La folie véritable de la raison, c’est
son autisme même. L’imputation de folie permet ainsi à la raison de découvrir la
folie qui était déjà la sienne avant qu’elle s’en reconnaisse et de voir alors la
confiance illimitée en soi-même éclater. Ici, la raison reconnaît également que sa
prétention ne peut pas être absolue. C’est par là même qu’elle s’en guérit en
déterminant le sens de sa folie possible.
Dans la mesure où l’autisme de la raison est sa véritable folie, elle se rend
compte qu’elle est à son tour aliénée en soi-même. Par l’imputation de folie, d’une
part, la raison voit ainsi en elle-même son aliénation et en arrive à découvrir d’autre
part pour la première fois autrui véritable. En l’occurrence, la raison qui prend
conscience de la menace par l’accusation de folie voit que son autisme éclate
brusquement, elle-même à découvert. Il est maintenant possible que la raison soit
folle, aliénée, précisément parce qu’elle ne peut jamais éviter une imputation de folie
par la force d’elle-même. Cette possibilité même fait transformer le rapport de la
raison à elle-même. Pour que cette aliénation soit vaincue, il faut que la raison
reconnaisse que son accusateur a bien raison et, alors, qu’elle reprenne sérieusement
son aliénation comme une réalité véritable, non pas comme la contingence
improbable. En ce sens, Thévenaz dira : “Se rendant compte que son accusateur a
raison, elle guérit de sa folie, et lui prouve qu’elle peut ne pas être folle.”(CRP, p.
94.) A peine que la conscience de soi surgit, l’autisme est ainsi surmonté.
L’expérience de l’autisme brisé, ce n’est plus l’expérience de l’autrui réel que Sartre
75
. A. de Muralt, Philosophes en suisse française, op. cit., p. 46.
378
ou Merleau-Ponty ou Lyotard dit. Nous pouvons dire avec André de Muralt que
“c’est là l’étonnant, la même expérience chrétienne accuse la raison de folie et guérit
la raison de sa folie secrète” 76 . C’est pourquoi nous disons que l’expérience
chrétienne est une méthode effective et vivante qui nous délivre de notre autisme
qu’est notre véritable folie.
CHAPITRE III : LA CONDITION HUMAINE DE LA
RAISON
1. LA CONDITION DE LA CONSCIENCE DE SOI
La raison autiste et de la folie possible se plaçait dans un centre de subjectivité
absolue. En l’occurrence, en raison de l’absence de conscience de soi, elle a été
aliénée à la fois de monde et de soi-même. Il était donc inévitable de réduire le
caractère autoréférentiel de la raison pour échapper à plonger dans le piège du soi
dénaturé et faux. Par la réduction, l’autisme de la raison a éclaté. Dévoilée par la
brisure de son autisme, l’opacité de la raison à elle-même ne nous a pas conduits à
l’abîme du désespoir, mais plutôt au chemin pour surmonter l’aliénation de la raison
vis-à-vis d’elle-même. La raison ne coïncide maintenant plus avec elle-même
puisque son autisme est brisé par l’imputation de la folie. S’il en est ainsi, en dépit du
désaccord de la raison avec elle-même, la conscience de soi est-elle jamais possible ?
Comment pouvons-nous parvenir à prendre conscience de soi ? Notre tâche
consistera donc à mettre en lumière la condition de la prise de la conscience de soi.
En posant la question de la folie possible, nous parvenons en fin de compte à faire
saillir un autre sens de condition : quelle est la condition d’une raison qui n’est pas
possible de se donner à elle-même son prix ?
76
. Ibid.
379
Comme nous l’avons vu, la raison divine n’est autre chose que l’ignorance de
soi, autrement dit l’inconscience de sa condition. Cependant, aussitôt que la raison se
voit arrachée à cette bonne conscience du « cela va de soi », à cette inconscience,
l’éveil de la conscience de soi révèle progressivement à la raison sa condition de
folie possible. Autrement dit, la possibilité de folie ou l’autisme inconscient d’ellemême se révèle comme la condition de la conscience de soi, non pas comme
l’obstacle de la conscience de soi, au cours de la radicalisation philosophique. En
somme, pour Thévenaz, par l’expérience chrétienne, la raison se rend compte qu’elle
est humaine et que, en tant qu’humaine, elle n’est pas non plus une instance absolue.
La prise de conscience de soi et sa conscience de condition invitent ainsi la raison à
renoncer cette instance divine et absolue. De là, selon lui, la raison se décentre :
“décentrer la raison en la désabsolutisant est le seul moyen de ne pas lui donner
l’occasion de devenir excentrique et la seule façon de lui permettre de se saisir
comme rapport à soi. L’homme n’est pas un être qui serait d’emblée inné à luimême, il est en chemin.”77 Ainsi, de même que l’autisme brisé permet à la raison de
prendre conscience de soi, de même le mouvement du décentrement de la raison rend
possible à son tour la réflexion consciente de soi et un retour à soi. Maintenant, il
apparaît que le décentrement est pour la raison « à découvert » essentiel. En fonction
d’être ainsi posé le problème du champ sémantique de la raison, le mouvement du
décentrement a été déclenché.
A ce point, nous pouvons comprendre le problème d’autrui de P. Ricoeur dans sa
Philosophie de la volonté : “On se ferait une idée absolument fausse du Cogito en le
concevant comme la position de soi par soi : le soi comme autonomie radicale, non
seulement morale mais ontologique, est précisément la faute. [...] alors que le Soi,
pris en ce sens spécial, est le moi dépaysée loin de l’être ; le Soi est le moi aliéné.”78
Nous ne pouvons pas imaginer le rapport à soi sans le rapport à autrui. En ce sens,
Thévenaz affirmera la simultanéité et la coexistence entre le rapport à soi et le
rapport à autrui : “l’aliénation n’a des chances d’être vaincue que si la relation à soi
est en même temps relation à autrui [cf. P. Ricoeur, Philosophie de la volonté, p. 32
sqq].”(CRP, p. 110.) L’expérience de l’autisme brisé en fonction de l’imputation de
folie possible nous fait rencontrer immanquablement autrui réel. Dire que l’aliénation
77
. J. Brun, “un exégète de la raison”, op. cit., p. 26.
. P. Ricoeur, Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, p. 32, Aubier, SaintAmand, 1988.
78
380
de la raison est vaincue, n’est-ce pas donc reconnaître le rapport à autrui dans le
rapport à soi ?
Il est maintenant notoire que le rapport à soi n’est ni un rapport à la substance ou
ni celui au sujet absolu. La raison est rapport à soi, mais un rapport à élucider. Le
rapport à soi était égocentrique en ce que, comme point de vue ou instrument, la
raison se décentrait de sa subjectivité vers l’objet, l’objectivité. Mais, par la
suspension du rapport égocentrique à soi, le changement du centre comme point de
référence est exigé inévitablement. Autrement dit, la raison est lancée hors d’ellemême par la réduction de l’égocentrisme. Celle-ci fera surgir pour la raison un
nouveau centre. D’après notre penseur, “c’est la Parole de Dieu qui a interpellé
l’homme, qui l’a touché au cœur, qui a déclenché la nouvelle prise de conscience.
Lorsqu’il s’agissait de la folie possible, la raison n’avait affaire qu’à elle-même, à
l’éventualité logique de la folie ; maintenant une référence nouvelle surgit à l’horizon
de la conscience et c’est vers elle et à partir d’elle que se déploie le dynamisme de la
réduction.”(CRP, p. 111.) La raison doit maintenant abandonner la place du centre
d’initiative dans la recherche et d’autonomie dans la démarche qu’elle l’était
jusqu’ici : pour soutenir son initiative, la raison s’appuyait en effet sur la raison
divine dans le plan de la recherche des vérités rationnelles. L’intervention du Dieu
jusqu’ici n’était que comme un appui pour garantir effectivement l’initiative de la
raison.
Mais, lorsqu’il s’agit du rapport à soi, le sens du rapport se renverse sous
l’expérience-choc par la Parole de Dieu. Désabsolutisée en fonction de l’accusation
de sa folie possible reçue dans la foi, la raison s’expérimente l’ignorance radicale de
soi qui ne peut pas se défendre contre cette accusation et découvre un chemin pour
atteindre la véritable connaissance de soi : “« quelque chose » nous empêche de nous
replier dans l’autisme de l’amour-propre, quelque chose déchire le voile et dévoile
l’ignorance de soi. Ce quelque chose n’est pas ce que cherchait la raison, ce n’est pas
le Dieu auquel pouvait aspirer la raison. Non, ce quelque chose se dévoile à la raison
comme ce qu’elle ne cherchait pas, ne pouvait chercher. Il se dévoile comme ce qui
cherche la raison, la bouscule, la touche, la juge et l’appelle à sortir d’elle-même. Le
rapport à soi passe par Dieu ou plutôt c’est de Dieu qu’on vient à soi…”(CRP, p.
111.) Nous voyons ici que la conscience de soi véritable présuppose
immanquablement l’expérience d’un autrui réel et extérieur. Car sinon, la raison ne
peut pas sortir de l’inconscience de soi. C’est pourquoi un véritable autrui, Dieu
381
précède la conscience de soi.
Dans le plan du rapport à soi et de la condition, donc, ce qui a initiative, c’est
Dieu, non plus la raison : l’initiative de la conscience de soi passe de la raison au
Dieu. Précisément parlant, selon les Ecritures, c’est Dieu qui nous éclaire
véritablement rapport à soi, la conscience de soi : “mais maintenant que vous avez
connu Dieu ou plutôt qu’il vous a connus… ” 79 Nous pouvons voir ici, avec
Thévenaz, le renversement de la relation : “La priorité de cette connaissance que
Dieu a de l’homme (et donc de la raison) ne détermine pas la raison dans son travail
rationnel, dans l’établissement des vérités rationnelles, mais elle est le centre de
référence du rapport de la raison à elle-même : elle intervient comme élément décisif
dans la conscience que la raison prend de sa condition (cf. Héb. 4, 12).”(CRP, p.
112.) Dans la mesure où cette priorité – capable de mettre la raison elle-même en
question – s’opère ainsi comme l’élément crucial pour que la raison prenne
conscience de sa condition, le rapport à soi est à son tour décentré. A partir de cette
conscience de la priorité et du décentrement, la raison qui expérimente la présence et
l’efficacité de la Parole de Dieu, se rend compte que “c’est dans l’attitude vis-à-vis
de cette Parole de Dieu que peut se fonder et se comprendre une attitude vis-à-vis de
soi désillusionnée, désautisée, désubjectivisée”(CRP, p. 112.). En un mot, la raison
aboutit à la connaissance véritable du rapport à soi dans la conscience de sa condition
et c’est la connaissance que Dieu a de l’homme qui la rend possible.
Cette expérience-choc radicale permet à la raison de prendre conscience “de la
précarité de son assise, de la fragilité du rapport à soi implicite”(CRP, p. 113.). De là,
éveillée ainsi d’un sommeil dogmatique, la raison s’engage maintenant de sang-froid
dans l’aventure nouvelle : elle cesse d’être une instance souveraine et en vient à se
connaître d’une façon nouvelle et radicale dans sa vérité et dans sa condition
humaine et instable. Dès lors, elle voit son autisme éclater. En ce sens, il faudrait
dire : “L’expérience chrétienne a été un choc décisif mais n’a été au fond qu’une
occasion pour la raison de sortir d’elle-même.”(CRP, p. 67.) Mise radicalement en
question par la Parole de Dieu, la raison se dévoile comme en condition humaine et
fragile. De ce point de vue, l’explicitation de conscience de soi se concrétise par la
réintégration de la raison en l’homme. Nous aimerions alors mettre en lumière la
condition humaine de la raison.
79
. La Bible de Jérusalem, Galates 4,9. cf. I Corinthiens 8, 3 ; 13, 12, Nouvelle édition revue et
augmentée avec 96 planches hélios et 16 planches couleurs, Zodiaque, 1994.
382
2. LA CONDITION ANTHROPOLOGIQUE DE LA RAISON
L’explicitation de la conscience de soi nous permet ainsi de passer de l’essence à
la condition. Par la réduction de la raison absolue par elle-même, la raison entre en
condition. Comme nous l’avons vu, l’imputation de folie l’empêche même d’avoir
une essence, de s’appuyer sur son essence. La raison transformée ne se considérera
plus comme l’essence de l’animal raisonnable, ou comme l’étincelle divine infuse en
l’homme. En fonction de la réduction de l’essence, la raison en condition se dévoile à
découvert. Qu’est-ce que la raison en condition?
L’orientation de la pensée se décide à l’origine par la condition au point que la
recherche de celle-ci oriente d’une façon radicale et globale sa propre mentalité.
Voilà pourquoi il faut expliciter la condition de la raison. Par la désabsolutisation de
l’objet et du sujet, la raison trouve sa condition et en vient à la reconnaître. Pour
comprendre cette condition, il faut, d’abord, admettre que la condition de la raison
soit différente d’une autre condition en général qui devient absolue la condition ellemême et qui constate sa relativité à cette question. Cette condition ne devient en
quelque sorte pas un absolu qui conditionne la raison. Car la condition de la raison
n’est pas la description d’une situation objective qui la détermine. Il s’agit ici de
prendre conscience de la condition de la raison.
La réduction de la raison point de vue inconditionnée, de la raison instrumentale
ou de la raison divine, c’était la condition de la prise de conscience de soi. La raison
en condition n’est ni divine, ni surhumaine. La raison en condition qu’est rapport à
soi, conscience de soi embryonnaire, aboutira alors à coïncider avec le tout de
l’homme dans sa condition ambiguë. Pour mieux dire, cette condition n’est autre
chose qu’une conscience d’humanité, ou une humanité consciente. Pour Thévenaz,
“la raison réduite est consciente de ne pouvoir ainsi se donner son prix, et surtout un
tel prix. Au contraire, elle est en condition en tant qu’elle est à hauteur d’homme et
qu’elle établit pour la première fois le rapport de la raison à elle-même ou le rapport
de la raison à l’homme.”(CRP, p. 121.) Dire que la raison est en condition, c’est
reconnaître l’ambiguïté de sa condition et de son rapport à soi. La raison, comme
l’homme prenant conscience de lui-même, est désormais non plus divine mais n’est
383
que créature comme l’homme. Bref, la raison en condition, c’est la raison à hauteur
d’homme.
D’ailleurs, si l’homme est un être historique qui vit dans des situations données,
la raison ne peut plus être une faculté de l’homme qui tire l’homme hors de lui-même
selon l’idée antique, hors de sa condition. Plutôt, la raison est exactement humaine en
ce qu’elle ne survole jamais des situations humaines mais en est elle-même solidaire.
En ce sens, J. Brun dira : “La tâche de la philosophie ne consiste pas, par conséquent,
à nous faire évader dans quelque lieu spirituel, mais à nous faire prendre conscience
que la raison humaine est en situation…”80 La raison réduite était ainsi ramenée dans
sa situation ou sa condition, autrement dit son « humanité », réintégrée à l’homme
croyant, pensant, sentant, imaginant, vivant. En ce sens, Thévenaz écrit : “La raison
consciente de soi, la raison qui a un rapport à soi et une condition, c’est tout
simplement l’homme ; ce n’est plus la raison de l’homme ou la raison en l’homme,
jouant avec l’homme, jouant contre les autres facultés, le divin matant l’animal en
l’homme.”(CRP, p. 122.) C’est pourquoi nous dilatons la raison par sa nature
jusqu’aux dimensions de l’expérience totale de l’homme.
Quand la raison prend une conscience explicite de soi et alors prend conscience
de sa condition, la raison s’identifie ainsi parfaitement à l’homme. La reconnaissance
de sa situation, c’est pour la raison ne pas se voir au-dessus de l’homme, mais c’est
se voir l’homme. La raison se reprend par les réductions successives comme totalité
de l’homme. En ce sens, notre penseur dirait qu’“il y a toutes chances qu’une raison
plus consciente d’elle-même soit une meilleure raison, et que l’humanité de la raison
soit le fondement d’un rationalisme plus vrai, en même temps que d’une doctrine de
l’homme, d’une anthropologie ou d’un humanisme plus profond”(HRH, p. 152.).
C’est seulement la raison consciente de soi qui peut reconnaître que son humanité est
le fondement du rationalisme.
En vertu de cette découverte nouvelle de la raison, nous sommes maintenant en
mesure de donner à l’homme animal raisonnable. La coïncidence de la raison avec
l’homme, pour Thévenaz, ce n’est pas au niveau de l’essence, de la substance ou de
la nature comme dans le cas de la philosophie classique, mais au niveau de l’homme
tout entier qui est retrouvé : “L’homme n’est pas raison, mais si sa raison prend
conscience de sa condition, au lieu de s’isoler et de se désolidariser d’elle, elle retisse
l’unité de l’être humain, la solidarité de toutes les facultés dans une même condition :
80
. J. Brun, “Un exégète de la raison”, op. cit., p. 16.
384
à la limite la raison devient l’homme en reconnaissant sa condition humaine, en
devenant humaine.”(CRP, p. 123.). En ce que la raison est réintégrée à l’homme, au
lieu de s’opposer ou de se superposer à lui, nous pouvons dire que la raison est à son
tour un animal humain. En un mot, la raison n’est pas l’instrument de vérité au
service de l'homme, mais le tout de l’homme. Autrement dit, c’est dire que
l’humanité s’envahit dans tout le domaine de la raison. De la même façon que
l’homme prend conscience tout entier de lui-même et de sa condition, la raison, cette
fois-ci, prend conscience d’elle-même. A cet égard, nous sommes amenés à assumer
l’animalité de la raison conformément à celle de l’homme. Il s’agit donc de convertir
l’homme à la raison, non pas l’inverse.
La découverte de la raison « en condition » ou cette identification de l’homme à
la raison dans la conscience explicite de soi nous permet ainsi de voir exactement
l’humanité de la raison. L’humanisation de la raison nous amène immanquablement
à son animalité. Désormais la raison est tout entier coextensive à l’homme, non pas
une partie ou une faculté de l’homme. La réintégration de la raison en l’homme nous
permet ainsi de reprendre en un sens nouveau la définition traditionnelle de l’homme
comme animal raisonnable. 81 Thévenaz nous montre que dans la conception
traditionnelle de « l’homme animal doué de raison », la raison est censée être comme
“une parcelle divine implantée en l’homme, un instrument mis à sa disposition pour
sortir de sa condition d’animal et participer à la connaissance et à la condition
divines”(HRH, p. 153.). Ainsi la raison avait un statut divin, non pas un statut
humain : “elle était le point de vue absolu dont l’homme se jugeait gratifié, l’œil
divin grâce auquel l’homme prétendait voir la réalité dernière.”(HRH, p. 153.) En
considérant ainsi la raison comme substantielle, la philosophie antique était avide de
convaincre l’animal en l’homme par l’élément divin : la raison élevait par sa
divinisation l’homme au-dessus de l’animal et le faisait entrer dans la cité divine.
Dans ce contexte, la formule fameuse « l’homme est doué de raison » signifie,
selon Thévenaz, “que la raison n’est pas humaine par essence, mais divine, non pas
historique, mais éternelle, et que la raison ne peut en aucun cas constituer la base
spécifique d’une anthropologie proprement dite”(HRH, p. 160.). La conception
classique de la raison a ainsi tiré l’homme hors de l’animalité. En d’autres termes :
“Par la raison, l’homme s’évade hors de l’animalité qui était sa condition corporelle,
81
. Quant à notre penseur, “la ratio caractérise non plus l’essence mais la condition de l’homme : ce
n’est pas un attribut de l’homme, mais sa manière d’être…, je dirais même sa conscience
d’être.”(HRH, p. 152.)
385
hors du temps et de l’histoire où se déroulait sa vie et qui la limitaient, hors de
l’espace qui le localisait, hors de son individualité qui le particularisait : il échappe à
toute contingence et à toute condition.”(HRH, p. 160.) En un mot, par la raison,
l’homme comme animal raisonnable n’est ni humaine, ni historique, mais divin.
De même que l’assurance de la raison est pour Thévenaz carrément
ontologique au point qu’elle est issue simplement de ce que la raison est assurée
parce qu’elle est et que la pensée et l’être se coïncident dans cet est, de même la
définition de l’homme l’est : “homme animal raisonnable est une définition
dynamique qui marque le chemin de réalisation de l’homme ; ce chemin fait
finalement sortir l’homme né dans l’animalité de l’humanité elle-même. La
définition est donc théologique, cosmologique, ontologique...”(HRH, p. 162.) Pour
les Grecs, la définition de l’homme comme animal raisonnable n’est ainsi pas
anthropologique parce qu’ils ne connaissaient pas d’histoire par la divinisation de la
raison. Voilà pourquoi la définition classique de l’homme ou l’assurance de la raison
est théologique et ontologique. La définition humaine par rapport à homme n’est
alors pour eux pas possible.
Dans cette perspective, si l’homme conditionné est animal, si l’homme
inconditionné grâce à la raison est tout simplement Dieu. Pour les Grecs, l’homme
est ainsi celui qui est destiné à, d’une part, sortir de l’animalité et d’autre part,
procéder vers la connaissance divine pour atteindre la dernière réalité, à savoir la
vérité. La raison des Grecs était d’essence divine et était alors censée être comme un
sujet absolu, comme un être en soi et comme un point de vue. Tout naturellement,
une telle raison ne pouvait avoir qu’une parfaite bonne conscience d’elle-même. Cela
veut dire une parfaite ignorance ou inconscience d’elle-même. Par l’expérience de la
conscience de soi se révèle peu à peu à la raison sa condition de folie possible. On
verra ici l’équivoque de ce rationalisme classique qui assigne à la raison le statut
inadéquat et contradictoire. A vrai dire, le statut divin de la raison empêche à
l’homme de prendre conscience de sa réelle situation et de sa mise en question. Mais
il se dévoile maintenant comme l’illusion majeure de la raison en fonction de la prise
de conscience de son humanité. Il est donc notoire que le statut ontologique de
l’homme se retrouve dans ce nouveau rapport à sa raison désabsolutisée.
Cette ambiguïté provient du concept contradictoire de la raison : celle-ci est à la
fois l’essence même de l’homme et un point de vue absolu et divin sur lequel toute
l’entreprise de la connaissance humaine s’appuierait. Si nous admettons que cette
386
définition ontologique par rapport à l’homme est infondée et est d’ailleurs incapable
de fonder, elle ne peut plus être supportable. Si la définition de l’homme propre ni
par l’animalité, ni par la divinité n’est possible, pouvons-nous atteindre la définition
anthropologique par rapport à l’homme ? Dans la mesure où l’équivoque de cette
définition issue de celle de la raison, il nous faut commencer par mettre en cause le
concept contradictoire de la raison. Nous aurons donc affaire à la raison qui prend,
pour les Grecs, le point de vue divin et inconditionné. Le seul chemin pour sortir de
cette contradiction, c’est la raison en condition. L désabsolutisation de la raison
dévoile que l’homme est un être en condition. Notons ici que l’être humain ne peut
légitimement parler de la condition humaine que si sa raison elle-même a pris
conscience de sa condition. Il s’agit donc pour la raison de prendre conscience sa
condition.
Ainsi donc, pour Thévenaz, il ne s’agit plus de dévoiler l’essence de l’homme,
mais d’expliciter sa condition : “Parler de condition humaine en ce sens, c’est éviter
le double écueil de l’absolutisime métaphysique et du relativisme antimétaphysicien.
C’est non pas relativiser l’homme, mais le laisser à découvert : ce qui est reconnaître
qu’il n’est en tous cas pas divin ni diabolique. La réduction de la raison par ellemême fait de l’homme un être à la fois profondément « raisonnable » et radicalement
historique, la rationalité s’enracinant non pas dans l’absolu mais en l’homme ; non
pas dans l’éternité, mais dans le hic et nunc d’une conscience temporelle, dans
l’historicité de la conscience. La condition humaine, c’est de reconnaître que
l’homme n’a pas essence et qu’il n’est pas inné à soi-même.”(CRP, p. 125.) Sous le
choc d’une expérience radicale, l’homme apprend pour lui à renoncer à soi-même, se
désessentialise, et aussi apprend à reconnaître qu’il n’est pas simplement lui-même,
mais en condition.
De ce fait, la conception traditionnelle de la raison selon laquelle l’homme se
hissait au statut divin est remplacée par la conception du statut humain : la raison
descend du statut d’un absolu au statut de l’homme. Maintenant, un statut divin, ce
n’est qu’un mensonge à soi et que la malcompréhension du statut de la raison.
Maintenant, en vertu de la prise de conscience de lui-même et de sa condition,
l’homme n’est pas déchiré entre l’animalité et la raison, mais plutôt entre la raison et
Dieu. Car, par l’imputation de folie possible et par la réduction de la raison absolue
et divine, la raison se dévoile comme coextensive à l’homme. Pour mieux dire, la
raison n’est pas l’essence de l’homme, mais sa condition. La raison est le tout de la
387
condition de l’homme. Elle est en un mot “l’homme prenant conscience de luimême”(HRH, p. 154.). Dans la mesure même où la raison est réintégrée à l’homme,
l’homme peut être défini comme vraiment un animal raisonnable.
Cependant, même si l’homme est vraiment animal raisonnable et la raison
vraiment l’homme, il est indéniable que nous ne sommes pas d’emblée hommes et
raisonnables. C’est dans le désaccord immédiat entre l’homme et sa raison que nous
pressentons un germe d’inquiétude et de mystère avec la définition la plus
généralement admise « animal raisonnable ». En somme, pour être homme et
raisonnable, comme le dit Thévenaz, il faut tant d’effort : “cette essence de nousmêmes, la raison, nous ne la sommes pas ; il nous faut peiner pour l’atteindre, car
elle n’est que virtualité en nous, simple possibilité offerte.”(HRH, p. 140.) Cela veut
dire que l’homme ne s’identifie pas d’emblée avec la raison qui est son essence. De
là, le rapport de l’homme à sa raison se modifiera.
En défi de la définition de l’homme « animal raisonnable », nous sommes
amenés dans ce détachement de l’homme de son essence. Autrement dit, pour
Thévenaz, nous sommes en face du paradoxe de la définition : “Si être homme ce
n’est pas encore posséder une nature, une essence, mais une invite à devenir homme
dans le sens où Pindare ou Nietzsche disaient : deviens qui tu es, alors c’est
reconnaître en somme ce paradoxe déconcertant que l’essentiel n’est pas encore dit
quand on a défini l’essence de l’homme.”(HRH, p. 140.) Nous sommes ici en
présence de la difficulté de la définition de l’homme. Thévenaz nous rappelle ici
qu’il ne s’agit pas de nous mais de l’homme en général, de l’humanité par rapport au
problème de cette définition : “Cette définition, quelle qu’elle soit, ne croise pas
encore notre vie, ne mord pas sur notre être, ne s’inscrit pas dans notre destinée. Je
ne suis ni plus homme ni moins, ni plus ni moins raisonnable, en déterminant
l’essence de l’homme et en décrétant qu’il est animal raisonnable. Une définition de
l’homme, je dirai plus : l’essence de l’homme ( de quelque façon qu’on le définisse)
ne peut pas être à hauteur d’homme.”(HRH, p. 141.) Il y a là la question. Alors, notre
question est celle-ci : Pourquoi est-il difficile de définir de la sorte l’homme ?
A cette question Thévenaz répond : “C’est comme si une définition de l’homme
ne pouvait jamais se suffire à elle-même, se contenter d’elle-même, c’est comme si
elle se faisait éclater elle-même et se prolongeait en question.”(HRH, p. 141.) Voilà
pourquoi la définition de l’homme nous apparaît toujours insatisfait. Et c’est à cause
de cela que des réponses ont l’air de s’écarter toujours un peu ou même
388
incontestablement de la question. A partir de cela, dans la mesure où l’homme est
celui qui doit devenir, il faudrait que l’essence de l’homme se substitue au rapport de
l’homme avec lui-même. D’ailleurs, en raison de la difficulté de la définition de
l’homme, la question « qu’est-ce que l’homme ? » nous amènera à son tour à
modifier notre attitude vis-à-vis de nous-mêmes. En quelque sorte, il faut que nous
prenions position vis-à-vis de nous-mêmes. Alors, la question « qu’est-ce que
l’homme ? » donne naissance aux trois transformations : la transformation du statut
de la raison questionnante elle-même, de l’homme questionné, et du sens de la
question.
D’abord, cette question évoque la transformation du statut de la raison
questionnante elle-même. “Toute question du type : qu’est-ce que … tel ou tel objet ?
suppose, selon Thévenaz, une raison instrument de recherche, comparable à un œil
qui fouille les choses, mais sans se voir jamais lui-même. En tant qu’organe au
service d’un moi qui cherche ou qui juge, en tant que raison critique, raison arbitre
ou raison critère du vrai, elle est un instrument qui, tout en étant lui-même hors de
jeu, doit arbitrer le jeu.”(HRH, pp. 143-144.) De même que notre œil est pour nous
un instrument qui voit hors de lui-même, en tant que notre point de vue absolu, en ne
se voyant pas lui-même, de même la raison est un instrument qui juge hors d’ellemême, en tant que point de vue absolu sur les choses. C’est par là même que nous
pouvons voir la raison d’essence divine qui est à l’origine grecque. Les Grecs
croyaient pouvoir se hisser par la raison à un point de vue absolu sur la réalité,
comme par les yeux de Dieu. L’homme « animal raisonnable » est alors pour eux
censé être comme un animal qui a une étincelle divine, à la différence des autres
animaux. La raison était un instrument divin, mis à la disposition de l’homme chez
Platon ou Aristote. Il est indéniable que la raison n’est plus essentiellement divine
depuis longtemps, mais seulement une faculté de notre esprit.
Avant que la raison prenne conscience de sa vraie situation par la mise en
question de l’homme, elle était ainsi destinée à commencer par se croire divine. Car,
par le regard d’une raison-instrument, l’homme ne peut pas se voir lui-même et ne
peut pas savoir qu’il fait corps avec sa raison : “Ce n’était, écrit Thévenaz, pas l’œil
de l’homme qui voyait l’essence de l’homme ; et quand l’homme se demandait ce
qu’était l’homme, il commençait par s’affubler d’un œil nouveau, d’un œil absolu,
pour regarder de l’extérieur sa propre essence ; en d’autres termes, par une fiction
inconsciente, il mettait hors circuit, dans l’homme en question il était, une raison-
389
instrument, il détachait de lui sa raison, intangible dans son absolu, une raison que
rien ne devait jamais sérieusement mettre en question.”(HRH, p. 145.) En somme,
pour que l’homme se voie de l’extérieur son essence et devienne alors un
observatoire absolu, il se tirait de lui-même la raison. Autrement dit, l’homme n’ait
rien à voir avec sa raison. Toutefois, pouvons-nous poser jamais la question de
l’homme dans ces conditions neutres ? Même si la question « qu’est-ce que
l’homme ? » concerne carrément l’homme, ne peut-elle nullement le toucher?
Lorsque nous sommes en face de la question qui nous tourmente et surtout la
question est assez forte et intense pour nous ébranler, cette interrogation nous fait
reconnaître l’ébranlement de tout l’essentiel en nous. C’est pourquoi lorsque nous
posons la question de l’homme, le point de vue absolu ne peut pas être maintenu
légitimement. Encore que l’œil ne se voit pas lui-même, peut-il être encore un regard
braqué vers l’extérieur ? De cette question, Thévenaz nous montre que la question de
l’homme invite cet œil nécessairement à se reconnaître englobé dans la question de
l’homme : “Par quoi il faut entendre que le statut de l’œil, c’est-à-dire le statut de la
raison, se transforme. Le questionneur croyait pouvoir rester indemne comme un
juge qui arbitre impunément et le voilà lui-même impliqué dans l’affaire, mis en
cause.”(HRH, p. 146.) Lorsque l’œil prend conscience d’être l’œil de l’homme, c’està-dire au moment où la raison prend conscience de son humanité, le statut de l’œil, à
savoir celui de la raison se transforme. C’est reconnaître que l’œil et la raison ne sont
ni l’instrument neutre de l’homme ni un critère absolu. En d’autres termes, la raison
se reconnaît partie intégrante de l’homme et en question avec lui. Donc, pour
Thévenaz, “… chercher ce qu’est l’homme a pour premier effet inattendu de
réintégrer pour ainsi dire la raison dans l’homme, de la désinstrumentaliser et de la
désabsolutiser.”(HRH, p. 148.) Cette problématique de la définition de l’homme nous
conduit ainsi à la désintrumentalisation et à la désabsolutisation de la raison en la
réintégrant dans l’homme.
Cette transformation du statut de la raison questionnante nous entraîne cette foisci à celle de l’objectif que vise cette question. Par la raison humaine trop humaine,
nous sommes appelés à reprendre conscience de notre rapport avec l’homme ou avec
nous-mêmes. La raison partage immanquablement la destinée de l’homme
puisqu’elle est humaine. A ce point, la raison désabsolutisée, qui se reconnaît ellemême humaine, redécouvre l’homme dans son humanité. A vrai dire, l’essence de
l’homme cherchée jusqu’ici ne nous semble par la désabsolutisation de la raison
390
qu’une notion inadéquate et même sans doute contradictoire. Car, comme le dit
justement Thévenaz, “… en parlant d’essence on se réfère ici encore, implicitement
et nécessairement, à un point de vue absolu : soit à celui d’un Dieu qui, du haut de sa
transcendance, contemple et connaît les essences, soit à celui d’une raison-instrument
qui, d’un observatoire extérieur, juge le monde, détermine ou découvre l’essence des
choses en s’imaginant pouvoir toujours impunément, dans le cas de l’homme aussi,
s’abstraire de l’objet qu’elle examine.”(HRH, p. 149.) Si tel est le cas, pour une
raison désabsolutisée, pouvons-nous reprendre la notion de l’essence de l’homme ?
Etant donné que la question de l’homme n’est jamais un épiphénomène par rapport à
l’homme et que le point de vue absolu par une raison-instrument s’est dévoilé
illusoire, la signification de la question : qu’est-ce que l’homme ? ne recherche plus
carrément une essence. En effet, aux yeux de la raison désabsolutisée, cette notion
d’essence cache ce qui est effectivement en question.
Dans ce cas-là, qu’est-ce qui est véritablement ici en question ? C’est tout
simplement la situation de la raison par rapport à l’homme ou de l’homme par
rapport à la raison. Alors, répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? », pour
notre penseur, “c’est dégager clairement le nouveau statut de la raison que la mise en
question de l’homme implique, entraîne fatalement avec lui ; c’est définir la situation
de la raison dans l’homme et dans l’univers ; c’est établir enfin ce que seule sans
doute cette question permet d’établir : un rapport organique entre la raison humaine
et l’homme, entre la raison et son expérience. Ce rapport constitue déjà la
détermination la plus « essentielle » de l’homme, qui exprime, on le voit bien, plutôt
sa condition que son essence.”(HRH, p. 150.) En un mot, le rapport de la raison avec
l’homme est celui de la condition. Ainsi, par la mise en question radicale de
l’homme, une raison humaine est amenée au problème du rapport à elle-même, à
savoir de la conscience de soi. C’est dans la prise de conscience de soi-même que la
raison se désinstrumentalise et se désabsolutise en renonçant à un recours divin.
La conscience de soi n’est donc rien d’autre que l’expression de cette
coïncidence entre la condition de l’homme et celle de la raison. Autrement dit, c’est
manifester la réintégration de la raison dans l’homme dans la mesure où la raison et
l’homme se pénètrent de part en part l’un l’autre. Une nouvelle attitude de l’homme
vis-à-vis de sa raison va donc de pair avec l’abandon de la référence absolue de la
raison-instrument. Dès lors, quant à Thévenaz, “l’homme et la raison se définissent
non pas dans l’absolu, par leur essence, mais au sein d’une situation à reconnaître,
391
par une nouvelle prise de conscience qui est l’activité même de la raison.”(HRH, p.
151.) Lorsque nous considérons la question de l’homme comme une question
véritable et non pas un épiphénomène, nous arrivons ainsi à une prise de conscience
radicale par la question de l’homme sur lui-même. Ici, nous ne pouvons manquer de
nous demander avec Widmer : “Qui a provoqué dans le cours de l’histoire «
cette prise de conscience » de l’homme par lui-même, cette « transmutation interne
de l’homme » par la réflexion sur soi, cette interrogation de l’homme sur lui-même ?
Qui a forcé l’homme à faire un retour sur lui-même, à opérer une conversion de
l’univers des objets au cœur de sa subjectivité ? Le christianisme.”82 C’est pourquoi
Thévenaz fouillait de fond en comble la répercussion de l’événement de la Bible sur
la marche des idées pour rétablir l’assise solide de la philosophie protestante.
Enfin, la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? » dépend des
questionneurs. Autrement dit, cette réponse n’est pas la même parce qu’il n’y a pas
de commune mesure entre les questionneurs : la réponse de Descartes est
dissemblable à celle de Pascal, la réponse de Kierkegaard à celle de Sartre, la
réponse du politicien à celle de l’ethnologue, etc. C’est la raison pour laquelle il nous
faut saisir le rapport authentique entre la raison et l’homme. Pour Thévenaz, la raison
n’est pas un instrument en marge de l’homme. Il affirme que la raison est tout de
l’homme en montrant que c’est tout l’homme qui raisonne : “… lorsque tout
l’homme est en question, lorsque la question est suffisamment intense pour que la
raison soit impliquée, alors c’est tout l’homme qui répond. Et si tout l’homme
répond, c’est que la raison ne peut plus être une partie ou une faculté de l’homme,
mais qu’elle est tout l’homme ou tout entière humaine.”(HRH, p. 157.) Il y a là
l’authentique réintégration entre l’homme et sa raison.
Mais, si la raison n’est qu’un instrument, l’homme ne rejoindrait aucunement
lui-même. Cependant, pour une raison désabsolutisée, la référence à la raisoninstrument s’est déjà révélée illusoire. Cela implique l’inévitabilité du passage de
l’essence à la condition. Dès maintenant, la raison n’est plus l’essence de l’homme,
mais la condition de l’homme. Si la raison est le tout de cette condition, il faut
reconnaître que l’homme peut être défini comme animal raisonnable. Ainsi peut se
préciser la tâche du philosophe qui consiste à réintégrer la raison en l’homme afin de
permettre, en un sens nouveau, de reprendre la définition de l’homme comme animal
rationnel : “Mais si d’abord la raison n’est qu’humaine, si cela signifie qu’elle se
82
. G. Widmer, “Pierre Thévenaz, croyant philosophe : son œuvre et la théologie”, op. cit., p. 234.
392
situe elle-même parce qu’elle a pris conscience d’elle-même, alors nous pouvons dire
que seulement dans cette prise de conscience de soi la raison est tout l’homme, et
l’homme tout entier raisonnant. L’homme ne se définit plus par une essence (essence
qui n’existe que pour une raison instrument, pour le point de vue absolu de la raison),
mais par une manière d’être total de sa raison qui s’exprime dans la conscience de soi
ou dans sa conscience d’être, la conscience de son être d’homme.”(HRH, p. 157.) Si
l’homme se définit ainsi par une manière d’être totale de sa raison qui s’exprime
dans la conscience de soi, également la philosophie par une manière d’être totale de
la raison. Bref, c’est dans la prise de conscience de soi que la raison est tout de
l’homme.
A partir de cette conscience de la condition, la séparation de la conscience surgit.
Autrement dit, il y a deux sortes de conscience de soi : d’une part, l’inconscience de
soi, et d’autre part, cette conscience radicale d’un être sans essence. Dans le cas de
l’inconscience de soi, l’homme se croit être un être qui est d’emblée inné à soi, alors
que dans le cas de la conscience radicale de soi, il se saisit comme rapport à soi. Dès
lors, nous pouvons arriver avec notre penseur à une nouvelle compréhension de
l’homme : l’homme n’est plus un animal raisonnable ou un être conscient de soi,
mais plutôt un être, à découvert par rapport à lui-même, qui prend conscience de sa
condition, en cessant d’être. D’une part, cela veut dire qu’il n’est pas un point de vue
absolu ni une essence en soi, ni un sujet absolu. D’autre part, cela signifie qu’il n’est
pas entièrement conditionné, ce qui serait encore une fois le considérer comme un
être en soi plutôt que comme une conscience de soi.83 En ce sens, H. Arendt dira que
“le problème de la nature humaine, problème augustinien (quaestio mihi factus
sum, « je suis devenu question pour moi-même ») paraît insoluble aussi bien au sens
psychologique individuel qu’au sens philosophique général.”84 Il ne s’agit donc pas
de rechercher l’essence de l’homme. En outre, pour retrouver l’essence, il faut
reposer sur la raison instrumentale qui n’est qu’un type d’autisme.
Le protestantisme a ainsi contribué d’une façon décisive à trouver une totale et
pleine humanité de la raison. En fait, l’orientation du protestantisme est à l’origine
issue de son humanité parfaite. Dans cette orientation, Thévenaz a voulu entendre la
voix de l’homme et prendre la parole humaine. Car il voulait nous faire
véritablement partager l’inquiétude, la faiblesse, la faillibilité de l’homme en se
83
. A cet égard, parler de condition humaine, c’est éviter le double écueil de l’absolutisme
métaphysique et du relativisme antimétaphysique.
84
. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. par Georges Fradier, p. 19, Calmann-Lévy, Paris,
1961.
393
détachant des faux absolus. Il a alors rendu toute expérience humaine à l’humanité
entière. En un mot, lorsque nous reconnaissons la liaison nécessaire entre
l’expérience et la philosophie, la philosophie n’est qu’anthropologie. Thévenaz cite
ici l’œuvre de Paul Haeberlin : “« Toute philosophie est philosophie « de
l’homme »… Ce qui est vu, ce n’est pas l’homme, c’est l’être, mais ce qui suscite la
vision, c’est l’homme dans sa problématique. » [Das Wesen der Philosophie, Ed.
Reinhardt, Munich, 1934, pp. 156-157.]”(PSA, p. 310.) Car sans sujet et sans
expérience de l’homme la philosophie ne surgit point. En réintégrant ainsi la raison
en l’homme, la condition humaine de la raison s’explicite. La raison n’est maintenant
pas au-dessus de l’homme, mais tout de l’homme ; alors partage l’inquiétude, la
faiblesse, la faillibilité de l’homme. C’est sur cette condition-là que la raison fonde
toute sa prétention.
3. LA RADICALISATION DE LA PHILOSOPHIE
L’accusation de la folie s’opère comme un facteur de la radicalisation
philosophique. La démarche de cette radicalisation nous fait connaître l’aporie
fondamentale de la raison et prendre conscience de l’ignorance radicale de soi.
Surmonter cette ignorance de soi ou inconscience de soi, c’est aller de pair avec
l’explicitation de conscience de soi. Cette explicitation commence par briser
l’autisme de la raison qui est ignorance de soi. La prise de conscience de soi provient
ainsi de la désabsolutisation de la raison parce que la raison absolue est la source de
l’aliénation de soi dans la mesure où elle est inconditionnée et inconsciente de soi.
L’autisme brisé et la désabsolutisation de la raison nous montrent que la raison est à
découvert en condition. La condition de la raison se joint à celle de l’homme et ne
peut pas la dépasser. Face à l’imputation de folie possible, la raison est révélée
exactement à hauteur d’homme et coextensive à l’homme. Bref, la raison devient
maintenant la condition de l’homme, non pas son essence, grâce à la
désabsolutisation de la raison. Toute la tentative de l’explicitation de la conscience
de soi opérée jusqu’ici nous a amenés de l’expérience radicale à la conscience de
condition. Si tel est le cas, cette explicitation de la conscience de condition, a-t-elle
394
dénoué l’impasse? Avons-nous résolu l’aporie fondamentale de la raison qui était
notre point de départ ?
Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit d’une aporie parce qu’en fait il n’y a
ni problème véritable ni espoir de solution : l’aporie, qui était l’impossibilité de
prouver sa non-folie et d’échapper à l’imputation, fait la raison rester coincée. Nous
reconnaissons ici que l’imputation de folie qui a lancé la raison dans une impasse
intérieure ne l’a pas fait un problème, mais l’a explicité toujours plus. D’ailleurs, la
conscience d’aporie parvient enfin à la conscience désabsolutisée par la méthode de
la réduction radicale. Surgie face à l’imputation de folie, la conscience de cette aporie
a-t-elle résolu l’aporie?
Nous sommes ici amenés à constater une chose très importante : nous sommes
conduits jusqu’ici par la spiritualité de la solution pour sortir de l’aporie, non pas
celle de l’interprétation. Autant dire que c’est ce point de vue même qui nous a jetés
dans le chemin sans issue. De ce fait, en saisissant exactement le caractère de
l’aporie, Thévenaz nous suggère que nous fassions de l’aporie la condition, non pas
un problème : “Cependant, ce qui s’est modifié, c’est que par l’explicitation de la
conscience de condition, l’aporie a perdu de plus en plus son caractère de « problème
insoluble ». La raison au premier abord considère une aporie comme un problème
ardu dont la solution lui échappe: c’est dire qu’elle se considère comme un
instrument et un point de vue absolu. Mais, à mesure que la raison se désabsolutise,
l’aporie devient condition.”(CRP, p. 127.) Considérer l’aporie comme un problème,
mais non comme une condition, c’est alors aux yeux de Thévenaz le faux problème
qui est mal posé : “Prendre conscience de sa condition, c’est se rendre compte que le
problème que se posait la raison classique et qu’elle prétendait résoudre était mal
posé : la notion même de fondement ontologique de la raison est peut-être une fausse
notion, posant un faux problème.”(CRP, p. 25.)
A vrai dire, ce qui reconnaît cette aporie comme une condition permanente ne
désamorce jamais la virulence de la contestation. Plutôt, c’est la prise de conscience
qui a désamorcé la virulence agaçante d’un problème non résolu. Dès lors, la tâche
de la raison consiste à approfondir la conscience de sa condition, non pas à efforcer
de sortir de l’aporie : c’est confirmer et assumer la situation aporétique de départ, ce
n’est pas l’éliminer. Par ce passage de la conscience de l’aporie à la conscience de
condition, notre penseur en vient enfin à une nouvelle conclusion par rapport à
l’aporie : la raison la reconnaît maintenant comme sa condition permanente.
395
En résumé, l’expérience-choc s’opère comme facteur de radicalisation
philosophique. En raison de l’accusation de la Parole de Dieu contre la raison
philosophique, la raison était coincée. Face à l’imputation de folie possible, la raison
ne pouvait ni l’accepter, ni la refuser puisque tous les deux cas tombaient dans la
déraison. C’est là même l’aporie fondamentale de la raison. Pour sortir de cette
impasse, la raison commence par expliciter la conscience de soi. L’explicitation de la
conscience de soi va de pair avec la désabsolutisation de la raison. Car la lutte pour la
désabsolutisation invoquée par l’impulsion protestante s’inscrit dans le processus de
la conscience de soi. Au cours de l’explicitation, la raison est tout d’abord en face de
l’ignorance radicale de soi. La première conscience explicitée est alors conscience
d’ignorance de soi ou conscience implicite qui est opacité intérieure. Cette
conscience embryonnaire est devenue une condition. En s’explicitant cette
conscience opaque, la conscience embryonnaire de condition s’est de plus en plus
dilatée.
A partir de cette prise de conscience embryonnaire de condition, c’est
maintenant la rationalité même qui s’est trouvé suspendue par la réduction radiale.
Désormais, la rationalité implicite devient explicite en tant que rationalité à fonder.
De là, le sens implicite de la raison est mis en question puisque le « cela va de soi »
rationnel est mis entre parenthèses. En somme, nous pouvons observer que le sens
apparaît du lieu où il ne va pas de soi. En fonction de la suspension du sens, la raison
expérimente la première conscience opaque, l’ignorance de soi et son impuissance.
En raison de l’impossibilité d’éliminer l’éventualité de la folie possible, le
mouvement de l’explicitation de la conscience de soi ne vise nullement à convaincre
la raison d’impuissance, mais plutôt la conduit à une prise de conscience progressive
de la condition de la raison.
Face à la situation qui fait radicalement problème la raison elle-même, celle-ci
est maintenant tombée dans l’incertitude irrécusable de son essence. Mais cette
situation éveille en la raison une conscience d’elle-même, précisément parlant, la
conscience de sa condition. Par sa désabsolutisation, la raison se découvre ainsi en
condition, à savoir la condition de l’homme. Autrement dit, « la raison, c’est
l’homme » se dévoile. Au fur et à mesure que la raison s’humanise, l’aporie devient
condition. Maintenant, ce qui prend pour l’aporie comme problème, c’est apparaître
comme le faux. La tâche de la raison n’approfondit désormais que la conscience de
sa condition. L’éveil de la raison par la conscience de la condition marque un progrès
396
dans la position du problème de la raison. La radicalisation de la philosophie consiste
de la sorte à passer de la conscience d’aporie à la conscience de condition. C’est dire
que la radicalisation est composée de déproblématiser la question philosophique, la
question de la philosophie elle-même au lieu de poser un problème fondamental.
La radicalité serait donc à chercher bien du côté de la conscience de condition
plutôt que du côté de la solution de l’aporie. La raison en condition prend conscience
qu’elle est en face d’un autrui. Ce rapport avec son autrui, en éclatant son autisme,
éclaire d’une façon nouvelle sa propre relation avec elle-même, autrement dit son
rapport avec l’homme. Il y a là la philosophie devenue anthropologie. Dans la
démarche d’intériorisation, Thévenaz va mettre à jour le caractère multidimensionnel
de l’anthropologie qui se dévoile explicitement de plus en plus.
CHAPITRE IV : INTERIORISATION
1. L’IMPOSSIBILITE DE LA METAPHYSIQUE
Par la rencontre avec Barth qui tente de chasser la théologie naturelle, il a pour
tâche de briser la raison divine dans la philosophie. En se limitant, dans son article
“Philosophie et Théologie”, « à l’histoire de la philosophie et l’élaboration d’une
logique formelle » le domaine de la philosophie, Barth affirme l’impossibilité de la
métaphysique. Pourtant, par contre, Thévenaz qui est inspiré de sa réflexion, tente
constamment un dialogue entre la philosophie et la théologie, ou entre la
métaphysique et le protestantisme depuis 1942 où il écrivit son article « Théologie
397
barthienne et philosophie »85 jusqu’à sa mort en 1955. Tout au long de l’itinéraire de
sa pensée, il essaie une nouvelle synthèse de la relation entre la philosophie et la
théologie. Une telle réflexion peut-elle avoir un caractère métaphysique ?
La philosophie se renouvelle par la remise en question incessante. Face à la
contestation, elle est obligée de trouver sa justification à partir d’elle-même et en
elle-même. Or, le développement de la science de notre temps qui menace la
métaphysique traditionnelle nous conduira à refuser la métaphysique. Mais, nous ne
pouvons pas abandonner la métaphysique dans la mesure où elle reste encore la plus
menacée des disciples de l’esprit humain. C’est là qu’une novelle métaphysique
s’ouvrira : à partir de la prise de conscience de la fragilité de l’homme, la
métaphysique de la fragilité s’ouvrira. Cette métaphysique de la fragilité nous
“éclairera sur un aspect essentiel de la destinée humaine”(MDH, p. 33.). Elle s’établit
alors sur la fragilité et l’insécurité de la condition de l’homme. De là, surgit le
problème de son incertitude. Dans la mesure où la métaphysique est tout simplement
“l’effort où l’homme s’engage tout entier pour dépasser la facticité du fait” 86 , il
conviendrait de réexaminer la possibilité de la métaphysique face à la crise de la
métaphysique.
Comme l’indique bien Schaerer, la métaphysique de Thévenaz se développe en
trois étapes d’approfondissement selon trois exigences successives : “1° une
exigence d’intériorité, par rejet des garanties extérieures et adoption définitive de la
méthode réflexive ; 2° une exigence de relativité, par rejet des garanties extérieures
et intérieures et mise en question des absolus quels qu’ils soient ; 3° une exigence de
dépassement par rejet de toute norme fixe et de tout donné stable : fondement,
substance, être, par refus de l’ontologie classique, par élaboration d’une doctrine de
l’acte pur et aboutissement à une philosophie protestante.” 87 Ici, nous pouvons
prévoir une philosophie du retour sur soi, une philosophie de l’intériorité. En se
dépouillant ainsi de plus en plus d’elle-même, la métaphysique voit, en fin de
compte, disparaître en elle toutes ses garanties et toutes ses assurances. Ne sommesnous donc pas condamnés à déclarer la défaillance de la métaphysique ? Faute de
quoi, n’est-ce pas une chance pour la redécouverte de la métaphysique ?
85
. Comme le note bien B. Hort, Thévenaz ne voyait pas bien en 1942 que le barthisme est “un
obstacle fondamental à l’intériorisation”. En somme, pour Hort, il reconnaît que “« la théologie
barthienne, (…), ne semble avoir guère de penchant ni pour une « gnose » ni même pour une fusion
augustinienne ou malebranchiste de foi et raison dans une Sagesse où nature et surnature
s’interpénétreraient » […].”(B. Hort, Contingence et intériorité, op. cit., p. 65.)
86
. A. de Waelhens, “Pierre Thévenaz Historien de la philosophie et philosophe”, op. cit., p. 186.
87
. R. Schaerer, “Pierre Thévenaz et nous”, op. cit., p. 166.
398
Pour Kant, la métaphysique consiste à trois questions : Dieu existe ou n’existe
pas, l’âme est mortelle ou immortelle, et libre arbitre est mythe ou existe. Ces
questions dépassent le statut de la raison. C’est la raison pour laquelle Kant
demandera : la métaphysique est-elle possible ? A cette question, Kant répond certes
qu’elle est impossible. Mais, il s’agit ici de savoir si à qui il a demandé. Autrement
dit, à qui a-t-il reconnu le droit de décider du possible et de l’impossible ? Kant
répond à cette question tout au début de l’introduction à la Critique de la raison pure
(première édition) : “…, bien que toute notre connaissance s’amorce avec
l’expérience, il n’en résulte pas pour autant qu’elle dérive dans sa totalité de
l’expérience.”88 Kant nous évoque ici qu’il y a une autre source de la connaissance
sauf l’expérience : “L’expérience nous enseigne certes que quelque chose possède
telle ou telle propriété, mais non pas qu’il ne puisse en être autrement. S’il se trouve
donc, premièrement, une proposition dont la pensée inclut en même temps sa
nécessité, c’est un jugement a priori […] Deuxièmement : l’expérience ne donne
jamais à ses jugements une universalité véritable ou rigoureuse, mais seulement une
universalité supposée ou comparative (par induction), …”
89
Autrement dit,
l’expérience ne nous renseigne que sur le fait de l’être, mais non pas sur le devoir de
l’être. C’est pourquoi l’expérience ne donne pas l’universalité véritable et la vraie
nécessité. La raison va donc pour lui à l’encontre de l’expérience. A proprement
parler, pour obtenir la “nécessité et l’universalité rigoureuse”qui sont donc “des
critères sûrs d’une connaissance a priori”90, Kant est obligé de déclarer la limitation
de l’expérience. Car pour lui, l’universalité empirique n’est qu’“une intensification
arbitraire de la validité, faisant passer de celle qui vaut dans la plupart des cas à celle
qui vaut dans tous…”91
Ici, nous pouvons voir combien Kant attache à la raison : c’est à la raison qu’il a
adressé ses questions. Dans ce cas-là, pourquoi Kant doit-il s’efforcer de satisfaire la
raison ? D’après L. Chestov, cette question « la métaphysique est-elle possible ? » ne
conduit Kant qu’à se préoccuper de la raison elle-même : “A quelle source
l’humanité souffrante peut-elle puiser l’eau de vie (n’oubliez pas que d’après Kant la
métaphysique traite de Dieu, de l’immortalité de l’âme et du libre arbitre) ? Mais
Kant ne songe qu’à plaire à la raison, à laquelle Dieu, l’âme et le libre arbitre
88
. Kant, Critique de la raison pure, traduction, présentation et notes, par Alain Renaut, op. cit., p. 93.
. Ibid., pp. 94-95.
90
. Ibid., p. 95.
91
. Ibid.
89
399
importent peu.”92 Car Kant ne peut pas dépasser la limite de la raison. De là même,
Kant, qui prend conscience de la limitation et de l’impuissance de la raison par
rapport à la question métaphysique, est obligé de déclarer l’impossibilité de la
métaphysique comme science93. Par conséquent, Kant a rejeté l’expérience en tant
que source de la connaissance métaphysique.
A cet égard, Kant devait s’apercevoir de l’impuissance et de l’inutilité de la
raison devant le problème de la connaissance métaphysique qui dépasse le principe
de contradiction. Face à cette antinomie qui a l’air d’exclure toute possibilité de
réponse, selon Chestov, Kant doit s’arrêter, “car ici plus rien ne nous intéresse :
l’homme n’a plus rien à faire, plus rien à chercher là où les questions restent
nécessairement sans réponse.”
94
En outre, Kant a découvert l’arbitraire en
métaphysique : “… l’unique source des vérités métaphysiques est le jubere, et tant
que les hommes ne participeront pas au jubere, il leur semblera que la métaphysique
est impossible. Kant ne s’est détourné de la métaphysique que parce qu’il avait
entrevu en elle le terrible jubere, ce jubere qu’il a traduit (et avec raison) par un mot
que tout le monde a en horreur : « l’arbitraire ».”95 Ici, jubere marque le désir ou la
volonté qu’une chose se passa. Si l’unique source des vérités métaphysiques est ainsi
le désir ou la volonté, la métaphysique en tant que science devrait être rejetée. C’est
pourquoi Kant déclare que la métaphysique rationnelle traditionnelle est impossible.
C’est dans cette perspective que le positivisme et certains néo-kantiens du XIXe et
du XXe siècles, en interprétant la philosophie transcendantale de Kant comme une
simple théorie de la connaissance, ont proclamé la fin de la métaphysique. Une telle
interprétation ne reflète-t-elle pas bien l’intention essentielle de Kant ? Faut-il
réellement s’arrêter là ? N’y a-t-il pas d’issue ?
Si l’on se tire des liens enchaînés aux vérités générales et nécessaires, ne peut-on
pas penser autrement ? Si l’on décharge les vérités générales et nécessaires de la
métaphysique, celle-ci n’est-elle pas possible ? Dans ce contexte, Chestov
remarquera cette possibilité dans une nouvelle perspective : “S’il se trouvait, au
92
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 96.
. Comme Kant, Hegel, qui a pensé Kant jusqu’au bout, prétend également l’impossibilité de la
métaphysique. Mais, à la différence de Kant, cette impossibilité ne vient pas de la limite de la raison.
Plutôt, nous savons bien que Hegel reproche à Kant de mettre en question des limites de la raison
humaine. Alors, il en conclut que la métaphysique est impossible parce que Dieu, l’immortalité de
l’âme et le libre arbitre n’existent pas. A ce point, Hegel est plus radical que Kant. La métaphysique
de Hegel qui est ainsi issue de la raison pratique de Kant ne fait pas fond sur la raison théorique, mais
sur la raison pratique pour prouver l’existence de Dieu. Pour Hegel, la raison pratique se situe au
milieu de la raison théorique, mais non plus à côté de la raison théorique.
94
. L. Chestov, Athènes et Jérusalem, op. cit., p. 305.
95
. Ibid., p. 297.
93
400
contraire, que l’homme soit capable de « réapprendre », de se transformer, de se
rééduquer de façon à se libérer du besoin d’obtenir des réponses n’ayant qu’un seul
sens à toutes les questions ? Si l’homme parvenait même à sentir que de telles
réponses, bien qu’elles l’eussent consolé et même réjoui autrefois, sont en réalité la
malédiction de son existence, cette vanité à laquelle les créatures sont assujetties
malgré elles, soupirant et comme en travail jusqu’à ce jour ?(Rom. VIII, 20-22).”96 Si
Kant n’oubliait pas de penser à l’Ecriture sainte en méditant sur les rapports entre la
science et la métaphysique, il ne perdrait pas la raison d’être de la métaphysique.
Car la métaphysique ne nous amène plus à des raisonnements généraux et
nécessaires, mais plutôt nous fait voir la liberté primordiale de toute la création.
D’ailleurs, à la différence des sciences positives qui ont abouti à des résultats
incontestables, la métaphysique ne nous a rien donné de solide, de certain. Dans la
mesure où elle est un instrument utile qui pénètre dans le monde caché, elle a sa
propre valeur. De ce fait, nous pouvons chasser les objections de Kant contre la
métaphysique : nous n’abandonnons pas la métaphysique en ce que celle-ci ne nous a
pas donné une seule vérité obligatoire pour tous, mais plutôt, que nous pourrons
redécouvrir la nature de la métaphysique qui n’a rien à voir avec des vérités
obligatoires. A partir de là, Chestov dira : “« De par sa nature », la métaphysique ne
veut pas et ne doit pas nous donner de vérités obligatoires pour tous. Il y a plus
même : sa tâche consiste entre autres à déprécier les vérités des sciences positives
ainsi que l’idée même de contrainte en tant que signe de la vérité. Si donc l’on se
décide à confronter, comme le voulait Kant, la métaphysique et les sciences
positives, il faut renverser le problème et poser la question à peu près de cette
manière-ci : en recherchant les sources de l’être, la métaphysique n’a pu trouver la
vérité universelle et nécessaire, tandis qu’en étudiant ce qui découle de ces sources,
les sciences positives ont découvert nombre de « vérités ».”97 A partir de là, il semble
que les « vérités » des sciences positives ne soient que des vérités fausses ou tout au
moins passagères. En ce sens, sans la métaphysique qui porte sur les derniers
problèmes de l’être, le progrès des sciences positives a l’air d’être impossible.
96
97
. Ibid., p. 305.
. Ibid., p. 334.
401
2. LE DEPASSEMENT DE LA METAPHYSIQUE
En dépit de ces prétentions de l’impossibilité de la métaphysique, il est
indéniable que nous avons encore la métaphysique au point précisément qu’elle
dépasse sans cesse soit du réel empirique à la réalité transcendante, soit de l’être à la
conscience, soit de l’en-deçà à l’au-delà ou au contraire de l’au-delà à l’en-deçà.
Dans la mesure où la métaphysique consiste d’une façon générale à dépasser d’un
objet à l’autre en contestant le premier, selon la direction du dépassement, il y a deux
aspects de la transcendance : d’une part, il y a le dépassement vers l’objet ou la
nature qui peut s’appeler méta-physique ou sur-nature, autrement dit la métaphysique
de l’objet. Nous pouvons le voir dans le platonisme qui dépasse de la réalité
empirique pour accéder à la connaissance des réalités divines et transcendantes.
D’autre part, il y a le dépassement vers le sujet ou l’esprit comme dans le cas de
Kant. Autrement dit, c’est la métaphysique de l’esprit.
D’abord, voyons le dépassement vers l’objet. Par le mouvement du dépassement,
la métaphysique est liée intimement au dynamisme de la pensée philosophique qui
démolit la réalité pour avoir accès à une réalité plus essentielle et plus fondamentale.
Pour parvenir aux évidences supérieures, les Grecs entreprennent de dépasser les
évidences sensibles qui sont variables. Autrement dit, ils s’efforcent de chercher
l’être véritable invariable derrière les changements incessants de la nature. En
s’apercevant de la faillibilité de la connaissance sensible, ils se tournent vers un ordre
éternel, intelligible et même divin. Par ce dépassement de l’être variable à l’être
invariable, ils s’imaginent qu’un monde est l’être intelligible et l’être se définit par
son accord foncier avec une pensée transcendante. Le monde métaphysique consiste
donc pour eux à la cohérence et à l’unité de l’intelligence et de l’être. A cet égard,
Thévenaz écrit : “Ce monde transcendant est appréhendé par une connaissance ellemême transcendante, c’est-à-dire qui s’est élevée au niveau (divin) de la réalité à
connaître. En ce sens la philosophie était un effort de divinisation, d’immortalisation
ou de réintégration à un monde divin au sein duquel l’intelligence et l’être se
trouveraient véritablement de plain-pied.”(HRC, p. 212.) En ce sens, cette parfaite
adéquation de l’être avec la pensée, c’est à la fois l’idéal secret de la métaphysique et
la condition de la possibilité de la connaissance véritable sur le plan métaphysique de
l’être, de l’objet, et de l’essence.
402
Cependant, l’intelligence est-elle vraiment liée ainsi à la réalité physique ? S’il
en est ainsi, qu’est-ce que le fondement de la liaison naturelle de l’être et de
l’intelligence ? Au premier abord, lorsque le dépassement du physique au
métaphysique s’est opéré, l’intelligence est devenue son lieu « nature » dans la
métaphysique de l’être. Le dépassement de la métaphysique sera donc à l’encontre de
la métaphysique de l’être : il signifie le dépassement de la nature, le mouvement vers
l’intérieur et en profondeur. Dans la mesure où l’accord naturel de l’être et de
l’intelligence est mis en question, ce dépassement consistera à détacher l’intelligence
de l’être. A ce titre, Thévenaz dira : “Le dépassement de la méta-physique tendra à
arracher l’intelligence à t
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