É D I T O R I A L Démence et conduite automobile Dementia and driving licence ● R. Lévy* a conduite automobile du patient présentant un syndrome démentiel est-elle plus risquée que celle d’une personne du même âge ? Peut-on évaluer précisément le risque d’accident de la route chez un patient donné en fonction de son comportement et des troubles cognitifs présents ou attendus ? Comment décider si le risque pour le patient et la communauté a plus de poids que la perte d’autonomie et le retentissement psychologique qui découlera de l’arrêt de la conduite automobile ? Si le neurologue juge le risque de conduite automobile trop important que peut-il légalement faire pour le limiter ? Voici les quelques questions que nous sommes souvent amenés à nous poser. Comme très souvent en médecine, il n’existe pas de réponse univoque. Ainsi, une bonne connaissance des données médicales disponibles ainsi qu’une dose de bon sens permettent souvent de proposer des réponses acceptables. Toutefois, le problème médicolégal soulevé par la conduite automobile reste épineux et place le médecin dans une position très inconfortable. L La conduite automobile du patient présentant un syndrome démentiel est-elle plus risquée que celle du patient âgé ? Lors du vieillissement physiologique, l’aptitude à conduire peut être affectée par des difficultés cognitives de type dysexécutif (manque de flexibilité, répartition inadéquate des ressources attentionnelles entre tâches multiples), des troubles de la coordination manuelle et une baisse des capacités sensorielles (en particulier, une baisse de l’acuité visuelle). Ces changements physiologiques sont associés à une augmentation franche du nombre d’accidents de la voie publique après 80 ans rapportés aux kilomètres parcourus (1). Par comparaison à cette population âgée non démente, les patients atteints de maladie d’Alzheimer (MA) et déments (MMS < 20) ont un risque d’accident de la route multiplié par six (1). L’atteinte cognitive contribue probablement au risque car, dans la maladie de Parkinson, le risque d’accident de la route passe d’un facteur 2-3 à un facteur 4-6 selon que le MMS est supérieur ou inférieur à 27. Plus précisément, plusieurs études ont montré que les patients atteints de démences de type MA ont des troubles attentionnels et visuospatiaux retentissant sur la conduite automobile (2-4). En outre, des troubles visuoperceptifs plus élémentaires, gênant potentiellement la conduite, sont décrits dans la MA (5). Il est donc possible de dire, d’une façon générale, que le risque d’accident de voiture est significativement augmenté chez les patients déments, en particulier au cours de la MA. * Fédération de neurologie et Inserm U610, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. La Lettre du Neurologue - n° 1 - vol. VIII - janvier 2004 Peut-on évaluer précisément le risque d’accident de la route chez un patient donné en fonction de son comportement et des troubles cognitifs présents ou attendus ? Pour cela, il faudrait déterminer les compétences physiques et cognitives mises en jeu par la conduite automobile et montrer que celles-ci sont altérées chez le patient pour lequel la question de la conduite automobile se pose. Une première évidence s’impose : la conduite automobile fait intervenir des compétences cognitives et perceptives potentiellement altérées chez les patients déments. En effet, il serait vain de voir en la conduite automobile une tâche purement automatique, faisant appel uniquement à la “mémoire procédurale” sous-tendue par des réseaux cérébraux échappant aux processus lésionnels, tant elle requiert l’interaction avec un environnement variable et souvent imprévisible. De fait, la conduite automobile nécessite un ajustement permanent faisant souvent intervenir des mécanismes d’un plus haut niveau d’attention et de conscience. Certaines circonstances de conduite peuvent exiger un recrutement massif des ressources cognitives et attentionnelles (obstacle soudain, conditions météorologiques défavorables, chemin inconnu, route difficile [virages multiples, panneaux indicatifs qu’il faut surveiller et interpréter]), une interaction complexe avec les autres conducteurs ou l’environnement, une attention partagée entre plusieurs tâches (passagers, panneaux indicateurs, route) et, bien sûr, l’interaction entre ces différents paramètres. Il apparaît donc évident que les ressources attentionnelles peuvent être mises en jeu de façon maximale (attention dirigée, attention partagée) de même que les ressources cognitives (jugement, raisonnement déductif, planification, contrôle inhibiteur, flexibilité mentale, mémoire de travail, orientation spatiale, traitement visuel et auditif discriminatif et spatial complet, lecture). À la lumière des processus cognitifs mis en jeu lors de la conduite automobile, si certains de ces troubles sont présents de façon évidente chez un patient donné, alors la question du risque est clairement posée. Toutefois, chez certains patients les troubles sont plus discrets. Ainsi, un simple bilan (MMS) peut ne pas permettre de détecter un trouble augmentant le risque d’accident, d’autant qu’il n’y a pas de relation directe entre la performance du MMS et le risque d’accident. De plus, les patients présentant une démence légère à modérée (Clinical Dementia Rating scale [CDR] ≤ 1) et continuant à conduire ont un taux d’accident équivalent à celui d’une population contrôle (6). Dans ces cas, une évaluation psychométrique mettant en lumière les capacités attentionnelles (en particulier en doubles tâches), les fonctions exécutives (planification, flexibilité mentale, jugement, contrôle inhibiteur, etc.), les 3 É D I T O R capacités visuospatiales, la compréhension et la mémoire sémantique permettra souvent de mieux évaluer le risque. Toutefois, l’utilisation d’une batterie ou de tâches spécifiquement conçues pour évaluer l’aptitude à conduire (code de la route, réalité virtuelle) serait probablement utile. Ces outils existent mais restent, à ce jour, expérimentaux pour la plupart (3, 7-9) ou ils ne sont pas encore passés dans le domaine de l’évaluation de routine en France (contrairement à certains pays européens). Comment décider si le risque pour le patient et la communauté a plus de poids que la perte d’autonomie qui découlera de l’arrêt de la conduite automobile ? Un patient vivant seul dans un lieu isolé sans transport en commun n’est pas dans la même situation qu’un patient vivant dans une agglomération bien dotée en transports en commun, avec commerces et administrations à proximité, ou dont le conjoint valide conduit. Le premier, privé du jour au lendemain de ses possibilités de déplacement, pourrait voir son autonomie grandement altérée et subir un contrecoup psychologique (10). Le second pourra s’adapter à cette privation avec moins de difficultés. En outre, la présence d’un tiers aux côtés du conducteur réduit le risque d’accident (11). Au-delà de notre rôle de soignant, nous nous trouvons dans une situation de médiateur entre les besoins et désirs du patient et notre devoir de membre agissant pour le bénéfice de la communauté. Pour trouver une réponse adéquate, nous devons évaluer finement, et dans un même temps, les aptitudes cognitives du patient et le besoin réel d’utilisation du véhicule. Si le neurologue juge le risque de conduite automobile trop important, que peut-il légalement faire pour le limiter ? Poser “médicalement” la question de la conduite automobile peut avoir un retentissement en droit (12). En effet, il faut tenir compte de l’intérêt du patient, de sa responsabilité pénale et civile, des conséquences pour autrui, du secret médical et de la relation du médecin à son patient. L’irresponsabilité pénale du dément n’est plus absolue depuis le 1er mars 1994 (article L 122-1 du droit pénal), laissant la place à la responsabilité pénale (même atténuée) si le discernement ou le contrôle des actes sont altérés sans être abolis. En droit civil, la mise sous sauvegarde de justice ne met pas le patient à l’abri de poursuites. La mise sous tutelle ou curatelle n’empêche pas le patient de devoir réparer dans le cas où sa responsabilité dans un accident de la route est avérée. Enfin, on ne peut juger une infraction ou un délit avant qu’il ne soit commis. En conséquence, seul le préfet est compétent pour mettre en œuvre les mesures préventives liées à l’utilisation du permis de conduire. Hormis des cadres juridiques très précis (mandat d’expertise), le praticien est lié par le secret médical et ne peut donc pas déclarer aux autorités administratives ou judiciaires le danger que peut représenter la conduite d’un véhicule pour un 4 I A L patient. Ainsi, seule la dissuasion que peut exercer le médecin sur le patient peut être envisagée. Cette dissuasion doit être accompagnée de mesures ou de conseils permettant au patient de pallier cette privation (aides ménagères pour les courses, démarches sociales pour permettre un rapprochement d’un centre urbain, insister sur l’aide du conjoint pour les déplacements) et, par ailleurs, doit rappeler les devoirs et les responsabilités de citoyen que conserve le patient et qui le maintiennent pénalement responsable en cas d’accident. Une trace de cette discussion doit être conservée dans le dossier médical. En conclusion, confrontés à la quadrature du cercle, nous, médecins, devons soutenir tout projet de loi visant à réévaluer, sur une base régulière (par exemple tous les dix ans comme le propose le rapport Verré, 20 juin, 1997), l’aptitude à conduire en vue du renouvellement du permis de conduire et, éventuellement, la création de centres d’évaluation d’aptitude à la conduite automobile dans lesquels les patients, sur la base du volontariat, pourront vérifier leur compétence. En effet, il ne peut pas être demandé au seul médecin d’assurer l’intérêt du patient et celui de la communauté si un conflit d’intérêt existe entre les deux parties. Que les citoyens et leurs représentants entrent dans le débat ! ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Dubinsky RM, Williamson A, Gray CS, Glatt SL. Driving in Alzheimer’s disease. J Am Geriatr Soc 1992 ; 40 : 1112-6. 2. Mendez MF, Cherrier MM, Cymerman JS. Hemispatial neglect on visual search tasks in Alzheimer’s disease. Neuropsychiatry Neuropsychol Behav Neurol 1997 ; 10 : 203-8. 3. Duchek JM, Hunt L, Ball K et al. Attention and driving performance in Alzheimer’s disease. J Gerontol B Psychol Sci Soc Sci 1998 ; 53 : 130-41. 4. Mapstone M, Rosler A, Hays A et al. Dynamic allocation of attention in aging and Alzheimer’s disease : uncoupling of the eye and mind. Arch Neurol 2001 ; 58 : 1443-7. 5. O’Brien HL, Tetewsky SJ, Avery LM et al. Visual mechanisms of spatial disorientation in Alzheimer’s disease. 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La Lettre du Neurologue - n° 1 - vol. VIII - janvier 2004