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Sociétal
N° 30
4etrimestre
2000
GENÈSE DU NAZISME
l’idéologie maladive et criminelle
des nazis : il a au contraire alimenté
l’imaginaire d’au moins deux géné-
rations d’Allemands et préparé le
terrain à l’arrivée des nazis. Ainsi,
le déplacement, la déportation et
l’assassinat de dizaines de millions
de Slaves et de Juifs est-européens,
en l’espace de cinq ans seulement,
n’aurait sans doute pas pu être mis
en œuvre de façon aussi systéma-
tique si le Drang nach Osten n’avait
pas auparavant inspiré et infiltré
tout un peuple pendant des di-
zaines et des dizaines d’années.
UNE IDÉOLOGIE
DÉJA EN PLACE
De même, comme le souligne
Hans Mommsen, l’idée de la
supériorité de la « race alle-
mande » vis-à-vis des Slaves n’est
pas une invention de la propa-
gande nazie. Le terme de « sous-
homme », par lequel les Allemands
ont désigné en particulier les
peuples juif et slave, a fait son
apparition dès la fin du XIXesiècle.
De là à pratiquer une politique de
« purification ethnique » radicale,
visant l’extermination des « sous-
hommes », il y avait un pas d’autant
plus facile à franchir que les nazis
ont instrumentalisé l’idéologie de
la supériorité du peuple allemand
pour dénier aux « non germa-
niques » le droit de vivre (unwertes
Leben). Ainsi, l’essentiel de l’idéo -
logie national-socialiste était en
place, avant même l’arrivée au
pouvoir d’Hitler. La « révolution
nationale » prônée et réalisée par
ce dernier, loin d’avoir été conçue
et imposée en 1933, a été pensée
et désirée par la plupart des « in-
tellectuels » allemands dès la fin de
la Première Guerre mondiale. De
ce point de vue aussi, le nazisme ne
constitue pas une rupture, mais la
suite logique d’un développement
politique et spirituel dont les
racines remontent à l’Allemagne
wilhelmienne.
Ces analyses, qui mettent en lu-
mière la continuité de l’idéologie
et des buts de guerre du Reich
entre 1890 et 1945, et qui insistent
sur la participation massive d’une
grande partie des Allemands à
l’œuvre meurtrière de l’Etat SS,
constituent l’apport inestimable
de Hans Mommsen. Si ses travaux
courageux et novateurs furent
d’abord contestés, ils recueillent
aujourd’hui une large unanimité
parmi les historiens d’outre-Rhin,
à l’exception des courants révi-
sionnistes.
Doit-on souligner, dans ce
contexte, à quel point les études
de Mommsen sont d’actualité ? La
discussion sur l’Holocauste (que
certains « intellectuels », comme
Martin Walser, ont tellement envie
d’étouffer) n’a commencé, en
Allemagne de l’Ouest,
qu’au début des an-
nées 1970 – les ser -
viteurs du nazisme
ayant préféré garder
le silence pendant
plus de vingt ans. Ce
n’est que sous la
pression des enfants
nés après la guerre,
la génération 1968, que le nazisme
a fait l’objet d’études sérieuses.
Encore fallait-il, à ce moment-là,
affronter une historiographie
biaisée, falsifiée et orientée, visant
à déculpabiliser les Allemands et à
minimiser leur implication dans les
crimes du Troisième Reich. Certes,
personne (ou presque) n’a nié
l’Holocauste. Toutefois, en faisant
la différence entre la Wehrmacht
et les SS, entre les Allemands et les
nazis, puis entre ces derniers et le
Führer, les historiens allemands
avaient tendance à faire assumer
par la seule personne d’Adolf
Hitler et une poignée de hauts
dignitaires nazis tous les crimes
perpétrés par l’Allemagne entre
1933 et 1945. De même, les histo-
riens allemands ont justifié la
quasi-absence de mouvements de
résistance par le caractère totali-
taire de l’Etat SS, qui aurait inter-
dit toute initiative individuelle non
conforme à l’idéologie et à l’ordre
régnant. Selon cette approche, qui
caractérise encore de nos jours la
vision des Allemands de l’histoire
du Troisième Reich, toute la culpa -
bilité repose sur Hitler. Sans ce
dernier, le nazisme n’aurait pas vu
le jour et l’Holocauste n’aurait pas
eu lieu.
LA RESPONSABILITÉ
DES APPAREILS
Hans Mommsen s’inscrit en
faux contre ces thèses. Il
réfute d’ailleurs le terme même
d’« hitlérisme » (en référence au
léninisme et au stalinisme) en
rappelant à quel point Adolf Hitler
avait fui la politique pour se réfu-
gier dans la fiction et l’idéologie.
Ce qui caractérise
Hitler, c’est son refus
de la réalité, ainsi
qu’une inap titude à
assumer des res -
ponsabilités, à tran-
cher entre telle ou
telle politique, posi-
tion ou personne.
De même, si le caractère policier
et répressif du régime nazi ne fait
aucun doute, on ne peut le quali-
fier de vraiment « totalitaire ». Car
à la différence de l’Etat soviétique,
parfaitement organisé, structuré
et contrôlé de la base au sommet,
l’Etat SS n’avait pas de structure
définitive, pas de hiérarchie claire-
ment établie. Faute d’une organisa-
tion étatique conçue et imposée
jusque dans les moindres détails,
l’Allemagne nazie connaissait une
multitude de chaînes de comman-
dement parallèles. Certes, ces
dernières se nourrissaient toutes
de la volonté du Führer, mais, parce
que cette dernière devait être
décryptée puis mise en œuvre par
des éléments subalternes aux
compétences mal définies, cette
fameuse volonté suprême aiguisait
le zèle meurtrier parmi les res-
ponsables placés en aval : l’armée
et la SS, le parti et l’Etat, la capitale
et les régions (les Gaue), etc.
La discussion
sur l’Holocauste
n’a commencé, en
Allemagne de l’Ouest,
qu’au début
des années 1970