LES LIVRES ET LES IDÉES Von Weimar nach Auschwitz Par Hans Mommsen Genèse du nazisme HANS STARK * Dans le débat, passionnel outre-Rhin, entre ceux qui veulent relativiser l’horreur de la barbarie nazie et ceux qui en imputent la responsabilité à l’ensemble du peuple allemand, un ouvrage magistral sur la nature du régime hitlérien et le rôle des élites dans son avènement. L ’Allemagne d’aujourd’hui est encore loin de « tirer un trait » sur son histoire, même si de nombreux intellectuels d’outre-Rhin revendiquent la fin du débat sur l’Holocauste, considéré par certains comme définitivement clos. En témoigne l’impact politique et médiatique du dernier ouvrage de l’historien allemand Hans Mommsen intitulé De Weimar à Auschwitz 1. Mommsen compte parmi les spécialistes les plus éminents de l’histoire contemporaine de l’Allemagne, tout particulièrement dans la première moitié du XXe siècle. Auteur d’un ouvrage magistral sur la naissance et la chute de la République de Weimar (Aufstieg und Untergang der Republik von Weimar, 1918-1933), il prépare actuellement une étude globale sur l’histoire de l’Allemagne nazie. De Weimar à Auschwitz est un livre dense, concentré, mais qui ne prétend pas à l’exhaustivité. Présenté sous forme d’essai, il rassemble en * Secrétaire Général du CERFA. même si elle s’inscrit dans un contexte historique marqué par le rejet des valeurs démocratiques et la domination de régimes autoritaires ou totalitaires, est sans équivalent dans l’histoire contemporaine de l’humanité. Loin de constituer une parenthèse ou un accident dans l’histoire de l’Allemagne, le national-socialisme une vingtaine de chapitres la quinest l’aboutissement logique d’une tessence de diverses études, artilongue phase de dépérissement cles et exposés, rédigés par l’aupolitique et moral, dont les débuts teur entre 1975 et 2000. Mettant remontent aux dernières décenen lumière les aspects les plus nies du XIXe siècle, et dont l’anaimportants de la période la plus lyse occupe un tiers de l’ouvrage. sombre de l’histoire allemande, il Pour Mommsen, Auschwitz ne présente l’essentiel des thèses de trouve pas ses racines dans le Mommsen sur cette époque. Traité de Versailles, mais dans une Allemagne post-bisAux antipodes des Le national-socialisme marckienne fragilisée écrits semi-révision- est l’aboutissement par le dynamisme de nistes d’un Ernst la révolution indusNolte, qui s’emploie logique trielle, l’explosion d e p u i s d e n o m - d’une longue phase démographique, breuses années à re- de dépérissement l’exode rural, la lativiser la spécificité situation précaire et le degré extrême politique et moral des travailleurs et la de la barbarie nazie, dont les débuts folie impérialiste de ces thèses ne sont remontent ses dirigeants. pas non plus en phase avec celles de aux dernières décennies La chute de 1918, l’historien américain du XIXe siècle qui n’avait d’égale Daniel J. Goldhagen, que l’euphorie de qui juge le peuple allemand « col1914, a encore accru le désarroi du peuple allemand, maintenu dans lectivement » responsable. Touteun état d’effervescence permanent fois, Hans Mommsen souligne par une couche dirigeante désesque la terreur national-socialiste, pérément accrochée à ses privilèges, alors qu’elle était discréditée aux yeux des Allemands qui la ren- 1 Hans Mommsen, Von Weimar nach Auschwitz. Zur Geschichte Deutschlands in der Weltkriegsepoche, Deutsche Verlags-Anstalt, 1999, 439 pages. Sociétal N° 30 4e trimestre 2000 103 LES LIVRES ET LES IDÉES Sociétal N° 30 4e trimestre 2000 104 daient responsable du désastre. En allemande et des représentants de discréditer les institutions de la effet, la défaite et la révolution de de l’Etat, notamment de la bourRépublique de Weimar et de prénovembre 1918, si elles ont jeté les geoisie, des hauts militaires et de parer le terrain à une dictature bases de la République de Weimar, l’industrie, qui ont misé sur l’arvoulue par l’élite politique, indusn’ont pas entraîné de changement rivée au pouvoir d’Hitler pour se trielle et financière de l’Allemagne de génération au sommet de la débarrasser à la fois de la Réde l’entre-deux-guerres. L’avènehiérarchie politique et éconopublique de Weimar et du spectre ment d’une dictature « brune », mique d’un Etat dont l’élite, scléd’une révolution socialiste. Il inpermettant de faire la synthèse rosée et figée, était contestée par siste notamment sur la complicité entre les forces conservatrices et la grande majorité du peuple et l’implication directe de toute le « prolétariat », était considéré allemand, et notamment par les une armée de collaborateurs milipar la droite « classique » comme jeunes. L’aspiration au « renouveau taires et administratifs qui, sans le seul moyen de sauvegarder la national » se radicalise au fur et à remords et sans scrupules, ont mis hiérarchie économique et sociale mesure que la République de en place la machinerie de la terde la société allemande, donc de Weimar fait la synthèse avec les reur et de la « solution finale ». « sauver » les acquis et le rang de élites du passé. La la haute bourgeoisie, effrayée par jeunesse, écartée des La jeunesse, Pour Mommsen, la la ruine collective de la classe rouages du pouvoir, République de Weimoyenne à la fin des années 1920. entre alors en ré- écartée du pouvoir, mar n’a pas échoué à Le rejet de la démocratie parlevolte ouverte contre entre en révolte ouverte cause d’Hitler, mais mentaire et la soumission à Hitler les aînés, jugés cou- contre les aînés, Hitler a été la conséconstituaient un prix que la droite pables de la défaite quence ultime de la conservatrice était d’autant plus de 1918 et de la crise jugés coupables décadence et du déprête à payer qu’elle partageait de des années 1920. La de la défaite de 1918 périssement de la longue date l’essentiel de l’idéocontestation des ins- et de la crise République de Weilogie nazie. titutions de Weimar mar. Ainsi, l’auteur se confond avec le des années 1920 rejette l’idée selon Dès la fin du XIXe siècle, des associations aussi importantes que la rejet de leurs reprélaquelle la prise de Ligue pangermaniste (Alldeutsche sentants qui, aux yeux des élecpouvoir des nazis et l’établisseVerband) commencent à militer en teurs, n’ont plus aucune légitimité. ment d’une dictature totalitaire en faveur d’une politique colonialiste D’où la crise du parlementarisme 1933 résultent d’un plan préconçu en Europe de l’Est, axée sur la qui s’annonce dès 1930, trois ans et machiavélique, visant à tromper la conquête de nouveaux territoires avant l’arrivée au pouvoir des société et la classe politique alet le « reflux » des populations nazis. lemandes qui auraient ignoré les slaves – une revendication parvéritables objectifs des dirigeants tiellement mise en La chute de la République de national-socialistes. œuvre par le général Weimar s’inscrit donc dans le Au contraire, il in- Le refus des dirigeants Ludendorff durant contexte, non seulement d’une siste sur la complicité allemands d’accepter la Première Guerre crise économique et politique, des élites conservamondiale. Le refus mais surtout d’une transformation trices et farouche- le tracé des frontières des dirigeants alleprofonde et erratique de la soment anti-commu- orientales du pays mands d’accepter le ciété, d’un conflit de générations nistes, qui ont choisi reflète notamment tracé des frontières et d’une frustration généralisée, Hitler pour écarter orientales du pays qui préparent le terrain à l’avènele spectre d’une prise leur quête, jamais ne résulte pas seulement du nazisme. de pouvoir des so- satisfaite, d’un Reich ment de leur volonté ciaux-démocrates, s’étendant jusque dans de remettre en quesvoire d’une révoluLE VIEUX FANTASME la partie occidentale tion le statu quo tertion bolchevique en DE LA « POUSSÉE ritorial fixé par le Allemagne. de l’Union soviétique VERS L’EST » Traité de Versailles, mais de leur quête jamais satisfaite outefois, Hans Mommsen ne Si le scénario d’un putsch ou d’une d’un Reich s’étendant jusque dans juge pas les Allemands « colvictoire électorale des commula partie occidentale de l’Union lectivement responsables » de nistes était totalement invraisemsoviétique. l’arrivée au pouvoir des nazis et blable à l’époque, en revanche, son de la terreur exercée par ces derinstrumentalisation politique par Le fantasme d’une poussée vers niers. Mais il souligne la responsala grande majorité des dirigeants bilité de vastes pans de la société l’Est n’appartient pas seulement à conservateurs du pays permettait T GENÈSE DU NAZISME l’idéologie maladive et criminelle des nazis : il a au contraire alimenté l’imaginaire d’au moins deux générations d’Allemands et préparé le terrain à l’arrivée des nazis. Ainsi, le déplacement, la déportation et l’assassinat de dizaines de millions de Slaves et de Juifs est-européens, en l’espace de cinq ans seulement, n’aurait sans doute pas pu être mis en œuvre de façon aussi systématique si le Drang nach Osten n’avait pas auparavant inspiré et infiltré tout un peuple pendant des dizaines et des dizaines d’années. UNE IDÉOLOGIE DÉJA EN PLACE D e même, comme le souligne Hans Mommsen, l’idée de la supériorité de la « race allemande » vis-à-vis des Slaves n’est pas une invention de la propagande nazie. Le terme de « soushomme », par lequel les Allemands ont désigné en particulier les peuples juif et slave, a fait son apparition dès la fin du XIXe siècle. De là à pratiquer une politique de « purification ethnique » radicale, visant l’extermination des « soushommes », il y avait un pas d’autant plus facile à franchir que les nazis ont instrumentalisé l’idéologie de la supériorité du peuple allemand pour dénier aux « non germaniques » le droit de vivre (unwertes Leben). Ainsi, l’essentiel de l’idéologie national-socialiste était en place, avant même l’arrivée au pouvoir d’Hitler. La « révolution nationale » prônée et réalisée par ce dernier, loin d’avoir été conçue et imposée en 1933, a été pensée et désirée par la plupart des « intellectuels » allemands dès la fin de la Première Guerre mondiale. De ce point de vue aussi, le nazisme ne constitue pas une rupture, mais la suite logique d’un développement politique et spirituel dont les racines remontent à l’Allemagne wilhelmienne. Ces analyses, qui mettent en lumière la continuité de l’idéologie et des buts de guerre du Reich entre 1890 et 1945, et qui insistent sur la participation massive d’une grande partie des Allemands à l’œuvre meurtrière de l’Etat SS, constituent l’apport inestimable de Hans Mommsen. Si ses travaux courageux et novateurs furent d’abord contestés, ils recueillent aujourd’hui une large unanimité parmi les historiens d’outre-Rhin, à l’exception des courants révisionnistes. conforme à l’idéologie et à l’ordre régnant. Selon cette approche, qui caractérise encore de nos jours la vision des Allemands de l’histoire du Troisième Reich, toute la culpabilité repose sur Hitler. Sans ce dernier, le nazisme n’aurait pas vu le jour et l’Holocauste n’aurait pas eu lieu. LA RESPONSABILITÉ DES APPAREILS H ans Mommsen s’inscrit en faux contre ces thèses. Il Doit-on souligner, dans ce réfute d’ailleurs le terme même contexte, à quel point les études d’« hitlérisme » (en référence au de Mommsen sont d’actualité ? La léninisme et au stalinisme) en discussion sur l’Holocauste (que rappelant à quel point Adolf Hitler certains « intellectuels », comme avait fui la politique pour se réfuMartin Walser, ont tellement envie gier dans la fiction et l’idéologie. d’étouffer) n’a commencé, en Ce qui caractérise Allemagne de l’Ouest, Hitler, c’est son refus qu’au début des an- La discussion de la réalité, ainsi nées 1970 – les ser sur l’Holocauste qu’une inaptitude à viteurs du nazisme assumer des res ayant préféré garder n’a commencé, en ponsabilités, à tranle silence pendant Allemagne de l’Ouest, cher entre telle ou plus de vingt ans. Ce qu’au début telle politique, posin’est que sous la tion ou personne. pression des enfants des années 1970 nés après la guerre, De même, si le caractère policier la génération 1968, que le nazisme et répressif du régime nazi ne fait a fait l’objet d’études sérieuses. aucun doute, on ne peut le qualifier de vraiment « totalitaire ». Car Encore fallait-il, à ce moment-là, à la différence de l’Etat soviétique, affronter une historiographie parfaitement organisé, structuré biaisée, falsifiée et orientée, visant et contrôlé de la base au sommet, à déculpabiliser les Allemands et à l’Etat SS n’avait pas de structure minimiser leur implication dans les définitive, pas de hiérarchie clairecrimes du Troisième Reich. Certes, ment établie. Faute d’une organisapersonne (ou presque) n’a nié tion étatique conçue et imposée l’Holocauste. Toutefois, en faisant jusque dans les moindres détails, la différence entre la Wehrmacht l’Allemagne nazie connaissait une et les SS, entre les Allemands et les multitude de chaînes de commannazis, puis entre ces derniers et le dement parallèles. Certes, ces Führer, les historiens allemands dernières se nourrissaient toutes avaient tendance à faire assumer de la volonté du Führer, mais, parce par la seule personne d’Adolf que cette dernière devait être Hitler et une poignée de hauts décryptée puis mise en œuvre par dignitaires nazis tous les crimes des éléments subalternes aux perpétrés par l’Allemagne entre compétences mal définies, cette 1933 et 1945. De même, les histofameuse volonté suprême aiguisait riens allemands ont justifié la le zèle meurtrier parmi les resquasi-absence de mouvements de ponsables placés en aval : l’armée résistance par le caractère totaliet la SS, le parti et l’Etat, la capitale taire de l’Etat SS, qui aurait interet les régions (les Gaue), etc. dit toute initiative individuelle non Sociétal N° 30 4e trimestre 2000 105 LES LIVRES ET LES IDÉES Ce qui caractérise l’Etat nazi, c’est installer des colons allemands. Mais tion cumulative ». De la répression son incapacité structurelle à planiaucun plan précis et détaillé ne fut qui s’est abattue sur les commufier de façon systématique et raélaboré pour exécuter une polinistes, les socialistes et les homotionnelle, comme le tique de « purification sexuels au début des années 1930, souligne l’historien Ce qui caractérise ethnique », implien passant par les mesures d’eubritannique Ian Kerquant le déplacement thanasie appliquées à l’encontre l’Etat nazi, shaw dans l’avantde dizaines de mildes handicapés, jusqu’à l’assassinat propos de l’ouvrage c’est son incapacité lions de personnes des prisonniers de guerre soviéde Hans Mommsen. structurelle à planifier (y compris des Juifs, tiques, l’Holocauste et la politique Loin de relativiser censés, dans un prede la terre brûlée, la topologie de de façon systématique la nature profondémier temps, être déla terreur n’a cessé de s’étendre, ment inhumaine du et rationnelle portés sur l’île de de s’intensifier et de se banaliser, à régime nazi, cette Madagascar). Faute une échelle toujours plus grande et lecture fournit une clé pour mieux d’une « logistique adéquate », le en impliquant un nombre toujours comprendre l’inconcevable : l’extout fut réalisé de façon précipitée croissant d’exécutants-complices. pansion à l’Est et la solution finale, et dans un désordre mises en œuvre par des millions de indescriptible. La Pour Hans MommLa nature jeunes Allemands enrôlés dans la nature du Troisième sen, l’Holocauste Wehrmacht et la SS. D’abord, Reich fut résolument du Troisième Reich n’est pas l’œuvre Mommsen montre à quel point les destructrice, vis-à-vis fut résolument d’un seul homme deux dernières sont impliquées de l’extérieur autant ou d’une idéologie, destructrice, vis-à-vis dans la barbarie nazie. Précédant que vis-à-vis d’ellemais le produit l’Holocauste, l’extermination de même. Confrontés à de l’extérieur d’une société hautetrois millions de prisonniers de l ’ i m p o s s i b i l i t é d e autant que vis-à-vis ment industrialisée, guerres soviétiques entre 1940 et transformer en réalité civilisée et désoriend’elle-même 1941 (qu’on a laissés mourir de pareils fantasmes et tée, qui n’a pas su faim) fut l’œuvre de la Wehrmacht. de déplacer des cenfaire face aux transDe même, cette dernière a pleinetaines de millions de personnes formations du monde moderne, ni ment participé à la déportation et dans un espace compris entre l’Alassumer ses différences, accepter l’assassinat des populations civiles lemagne et la Sibérie, les responses minorités et tolérer l’opinion, russes, biélorusses et ukraisables de cette politique, comme la couleur et la religion d’autrui. niennes, dont les terres étaient Himmler et Eichmann, ont alors convoitées par les dirigeants du opté pour le pire, la solution finale. Même si l’époque est révolue et le Reich – une évidence dont la Cette dernière fut certes choisie retour de l’Histoire inconcevable, population allemande d’aujoursous l’influence de l’idéologie fal’ouvrage de Mommsen, dont on d’hui ne commence que très lenrouchement antisémite de l’Alleespère voir rapidement une tratement à prendre conscience magne nazie. Mais elle s’inscrit duction en français, n’est pas sans (grâce, notamment, à une exposiaussi, voire peut-être surtout, dans susciter des interrogations sur le tion de photos sur les crimes de le contexte général marqué par le présent et l’avenir – compte tenu, la Wehrmacht). chaos, l’arbitraire, la défaite pronon seulement de la résurgence chaine, la chute inévitable et le cade mouvements néo-nazis et vioMais, là encore, Hans Mommsen ractère de plus en plus inhumain du lemment xénophobes dans l’Alleinsiste sur le caractère improvisé régime. Fondé sur le meurtre en magne d’aujourd’hui, mais aussi de de l’entreprise. Certes, la volonté tant que stratégie politique, l’Etat la montée de l’extrême droite (toujours celle du Führer) fut explinazi a entraîné les Allemands dans dans divers pays européens, fragicite : vider l’Europe de l’Est de ses la spirale d’un processus que Hans lisés par les défis de la mondialisapopulations slaves et juives pour y Mommsen qualifie de « radicalisation et des migrations. l Sociétal N° 30 4e trimestre 2000 106