LA PHILoSoPHIE ET LES MILITAIRES

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LA PHILOSOPHIE ET LES MILITAIRES
Andrew Hor ne via Wikipédia.
par Manon Turgeon
Le Penseur, sculpture d’Auguste Rodin.
Introduction
Apprendre à penser
es membres du personnel militaire canadien à
l’œuvre au Canada ou à l’étranger se heurtent
quotidiennement à des dilemmes qui les forcent à
prendre des décisions difficiles. Ils doivent, entre
autres choses, analyser les ordres qu’ils reçoivent
pour s’assurer qu’ils sont conformes aux lois et aux valeurs
canadiennes. À cette fin, les femmes et les hommes des Forces
canadiennes (FC) doivent être en mesure d’exercer leur jugement et de justifier leurs décisions. En effet, les FC exigent de
leurs combattants qu’ils fassent preuve d’un jugement sûr et
qu’ils rendent compte de leur conduite.
L
L
Il est faux de croire que les militaires canadiens doivent
obéir sans réfléchir. Au contraire, la réflexion et la capacité
d’analyser et d’évaluer, souvent en situation de stress et
d’urgence, font partie intégrante des responsabilités des membres des FC.
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e manque de compréhension étant fréquemment la source
de l’intolérance, des préjugés et de la haine, la réflexion
philosophique est vitale pour tous les membres des FC. En fait,
l’étude de la philosophie favorise la tolérance, la recherche de
l’objectivité et l’impartialité. Mais, surtout, en s’opposant à
l’endoctrinement pur et simple, la philosophie permet aux militaires canadiens de déclarer allégeance aux valeurs canadiennes
et de se porter à leur défense de manière volontaire et réfléchie.
L’étude de la philosophie est ce qu’il y a de mieux pour former son jugement. De plus, la philosophie contribue au développement de l’esprit critique dont tous les militaires canadiens ont
besoin pour évaluer les comportements et les systèmes sociaux
auxquels ils sont confrontés. Les militaires s’interrogent régulièrement sur l’information qu’ils reçoivent, car leur propre vie ainsi
que celle d’autres personnes dépendent de leur capacité à réfléchir.
Le soldat du 21e siècle a généralement un niveau d’instruction
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élevé et sait comment évaluer les forces et les faiblesses d’un raisonnement. L’éducation philosophique est une nécessité face aux
impératifs de la vie et des tâches du soldat moderne.
L’objectivité du jugement est cruciale parce qu’il est inacceptable pour un militaire professionnel de prendre une décision
en fonction de ses préférences ou de ses intérêts personnels,
lesquels peuvent être influencés par la religion, le sexe ou
l’identité sexuelle. De même, il est inadmissible, à notre époque,
d’interdire à un membre des FC d’exécuter une tâche donnée en
raison de son orientation sexuelle ou de son sexe. Les militaires,
tout comme les autres citoyens canadiens, ne peuvent laisser
leurs intérêts personnels gouverner leurs actions, un principe que
des études en philosophie contribueront à leur faire comprendre.
La morale et les militaires
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a grande majorité des personnes qui s’enrôlent dans les FC
le font parce qu’ils sont déterminés à défendre des valeurs
et des principes canadiens tels que le droit fondamental à
l’éducation, à la santé, à la liberté, et à la vie.
Dans une lettre adressée à son frère qui s’oppose à son
départ pour l’Afghanistan dans le cadre d’un déploiement,
Catherine Déri1, officier de la logistique des FC, illustre clairement cet engagement lorsqu’elle dit à son frère qu’elle respecte
la passion qu’il met à défendre ses principes et convictions. Elle
l’encourage à user de sa liberté de parole pour les communiquer
en soulignant que ce geste démocratique est une valeur que la
population canadienne a à cœur, une liberté fondamentale que
devraient pouvoir obtenir tous les individus qui vivent dans les
pays où les FC sont déployées. Mme Déri constate que nous
voulons tous changer le cours des choses, chacun à sa façon, et
qu’en fin de compte, son frère et elle souhaitent tout autant l’un
que l’autre le rétablissement de la paix dans le monde.
Ainsi, la philosophie peut contribuer au développement
d’une allégeance (fondée sur la raison) aux principes et aux
obligations des FC ainsi qu’à la justice telle que nous la concevons au Canada. Dans ce sens, la philosophie est en fait la formulation théorique de méthodes permettant aux personnes de
réfléchir avec le maximum d’équité et d’impartialité. Elle est
également reconnue comme le véhicule des idéaux et des valeurs que nous voulons promouvoir dans notre société.
En fait, les responsabilités morales imposées par l’Énoncé
d'éthique de la Défense exigent une capacité d’analyse et de
jugement rationnel que la réflexion philosophique peut promouvoir. L’Énoncé d'éthique de la Défense réitère les obligations et
les principes fondamentaux qui guident les personnes qui travaillent pour le ministère de la Défense nationale (MDN) :
Énoncé d'éthique de la Défense 2
Les Forces canadiennes et le ministère de la Défense nationale sont investis d’une responsabilité particulière en
matière de défense du Canada. Pour s’acquitter de cette
responsabilité, le Ministère et ses employés, les Forces
canadiennes et leurs membres s’engagent à respecter les
principes et les obligations éthiques suivants :
Principes
Respecter la dignité de toute personne;
Servir le Canada avant soi-même;
Obéir à l’autorité légale et l’appuyer.
Obligations
Intégrité;
Loyauté;
Courage;
Honnêteté;
Équité;
Responsabilité.
Cet énoncé s’inscrit dans une longue tradition qui va des
penseurs qui philosophaient sur la vertu, comme Socrate, ou la
justice, comme John Rawls, en passant par ceux qui ont poussé
plus loin les principes de la théorie de la guerre juste. Interprété
à la lumière de cette tradition, l’Énoncé d’éthique de la Défense
constitue en soi un précieux guide de réflexion.
Dans une perspective élargie, on pourrait illustrer
l’importance de la philosophie dans la vie des militaires en prenant un exemple convainquant tiré de The World of Epictetus:
Reflections on Survival and Leadership. Dans cet article, le
récipiendaire de la Médaille d'honneur du Congrès américain, le
Vice-amiral James Bond Stockdale, témoigne de son expérience
durant une mission dans le cadre d’opérations aériennes audessus de Hanoï, au Nord-Vietnam, en 1965. Alors pilote et
commandant de la 16e Escadre aérienne, il venait de quitter le
porte-avion USS Oriskany lorsque son avion, frappé par un tir
ennemi, s’est écrasé. Il a été capturé et emprisonné pendant sept
ans et demi. Dans son article, le Vice-amiral explique
l’importance de l’intégrité personnelle pour la survie en captivité quand on est isolé et constamment soumis à des tortures.
Attribuant sa propre survie à son éducation classique et à sa
compréhension de l’histoire, du Livre de Job et de la philosophie stoïcienne d’Épictète, il croit que l’éducation doit aider
l’individu à éviter la faiblesse morale qui conduit inévitablement à la ruine personnelle :
[TRADUCTION]
« L’éducation devrait éclairer les valeurs, non les
ensevelir parmi les trivialités du quotidien. L’intégrité
est l’un de ces attributs que de nombreuses personnes
rangent au fond d’un tiroir sous l’étiquette « trop difficile ». Disons que ce n’est pas un sujet à aborder à
un dîner ou à un cocktail. Ce n’est pas un bien qui se
marchande. Mais l’intégrité soutenue par l’éducation
est quelque chose sur quoi l’on peut toujours compter
lorsque ses perspectives semblent peu encourageantes,
que ses règles et principes semblent vouloir fléchir et
que l’on se trouve face à des choix difficiles entre le
bien et le mal. L’intégrité garde un homme sur la
bonne voie, l’aide à surnager quand il est guetté par la
noyade. Quand ce ne serait que pour des raisons pratiques, l’intégrité doit affleurer à la conscience d’une
jeune personne, en percer la voûte3. »
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Le récit de Stockdale fait ressortir l’importance pour tous
de comprendre la philosophie morale. Le message est fondamental lorsqu’il s’agit de saisir comment la philosophie peut influencer les militaires tout en les aidant à accomplir leurs tâches et
à préserver leur intégrité dans les limites de leur mission.
Conclusion
L
Il y a de l’espoir pour un mariage heureux entre la philosophie et les FC parce que le programme de base des étudiants du
Collège militaire royal de Saint-Jean inclut trois cours de philosophie obligatoires. En outre, le Collège militaire royal du
Canada à Kingston offre d’autres cours de philosophie portant
sur les idées politiques, ainsi qu’un cours de psychologie, Le
leadership et l’éthique, dont une grande partie est consacrée à
l’éthique philosophique.
Manon Turgeon enseigne la philosophie au Collège militaire royal de
Saint-Jean depuis 2001. Elle est titulaire d’une maîtrise en éthique poli‑
tique de l’Université du Québec à Montréal.
Mar ine amér icaine, photo 050706-N-0000X-005.
e témoignage de Stockdale démontre l’importance
d’enseigner la philosophie non seulement aux militaires
canadiens, mais à tous ceux qui cherchent des moyens de mieux
vivre. Dans un article publié dans la Revue militaire canadienne
au printemps 2005, Charles Oliviero4, colonel canadien à la
retraite et officier chevronné des armes de combat, déplore le
fait que la philosophie n’ait pas une place plus importante dans
les Forces canadiennes. Selon Oliviero, pour que nos futurs
leaders puissent se montrer à la hauteur des exigences et des
responsabilités qui leur seront imposées, ils doivent posséder les
outils nécessaires –– des outils que l’enseignement et la compréhension de la philosophie peuvent leur fournir.
Le Contre-amiral (plus tard vice-Amiral) James B. Stockdale.
NOTES
1
2
D. Boucher, M. Imbeault, J.P. Lepage, O. Moya,
J. Paquin, M. Provencher, S. Rochon, Réponse à
mon frère qui s’oppose à mon déploiement en
Afghanistan, dans Philosophie 3, Éthique et
Politique, Québec, Beauchemin, 2008, p. 293.
Programme d’éthique de la Défense, Canada,
Défense nationale [en ligne], 2007, http://www.
62
3
dep-ped.forces.gc.ca/ et http://www.admfincssmafinsm.forces.gc.ca/dao-doa/7000/7023-1a-fra.
asp (Énoncé d’éthique de la Défense).
J.B. Stockdale, « The World of Epictetus:
Reflections on Survival and Leadership »,
Éd. Mlaham M. Wakin, War, Morality, and the
Military Profession, 2e Edition, Boulder, CO,
4
Westview Press, p. 12.
C. Oliviero, « Rangez cette calculatrice et lisez un
livre », Revue militaire canadienne, vol. 6, no 1,
printemps 2005, http://www.journal.forces.gc.ca/
vo6/no1/doc/views-vues-01-fra.pdf .
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