retour de la géopolitique

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Avril 2015 – Numéro : 450 – Prix : 5,00 3 – ISSN 1956-922X
dossier
NATIONALISMES,
AUTORITARISMES,
CRISES ET CONFLITS :
RETOUR DE LA GÉOPOLITIQUE ?
dossier
Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
Moyen-Orient, islam, laïcité, terrorisme… :
changements et continuités
Entretien avec Olivier Roy
Professeur à l'Institut Universitaire
Européen de Florence
Internationalement reconnu
comme l'un des meilleurs
spécialistes de l'islam et
du Moyen-Orient, Olivier
Roy dirige aujourd'hui les
études méditerranéennes et
le programme ReligioWest
à l'IUE de Florence. Il fut
précédemment directeur
de recherche au CNRS et
professeur à l'EHESS. Il
est l'auteur d'une vingtaine
d'ouvrages consacrés
essentiellement à l'Asie
centrale et au MoyenOrient. Il a publié en 2014
En quête de l'Orient perdu
et plus récemment une
réédition de L'Echec de
l'islam politique, initialement
paru en 1992. Dans cet
entretien approfondi avec
Karim Emile Bitar, directeur
de la rédaction de L'ENA
hors les murs et directeur
de recherche à l'IRIS,
Olivier Roy nous offre avec
sa franchise habituelle un
stimulant tour d'horizon des
problématiques actuelles.
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Walter Russell Mead et plusieurs
linguistiques qui sont au cœur de la
autres analystes parlent aujourd’hui de
recomposition en Syrie et en Irak ?),
« retour de la géopolitique ». Dans
ou pour des raisons « éthiques » qui
quelle mesure cette formule vous
rendent aujourd’hui inconcevables les
semble-t-elle pertinente, eu égard
transferts massifs de population qui ont
aux événements dont vous avez été
suivi l’effondrement de l’empire ottoman.
le témoin depuis 40 ans, notamment
D’où le risque des montages tordus sur
depuis la guerre d’Afghanistan dans
le modèle d’Oslo et de Dayton, où l’on
un contexte de Guerre froide ? Après le
crée des emboîtements ingérables de
« moment unipolaire » des années 1990
populations et de territoires à statut
et les discours sur l’émergence d’un
variable. Le territoire est devenu
« nouvel ordre international », assiste-t-on
invivable !
aujourd’hui à un retour des nationalismes
L’autre géostratégie est celle d’Al
autoritaires, de la machtpolitik, des
Qaeda et de Daech, qui, même pour
projections de puissance, des bras
ce dernier, n’est pas dans une vraie
de fer et affrontements géopolitiques
logique territoriale : ils s’adressent à
autour de la question des frontières et
une communauté virtuelle, la oummah
des sphères d’influence ? Au Moyendes musulmans, recrutent sur Internet
Orient, la géopolitique avait-elle jamais
et promènent leurs militants de djihad
vraiment disparu ?
en djihad. C’est aussi la géostratégie
Olivier Roy : Je crois que nous
fantasmatique du clash des civilisations,
sommes dans un entrelacement de
où l’autre est mon voisin (la femme
deux conceptions de la géostratégie :
musulmane voilée) et non pas une
l’ancienne, fondée sur la puissance
lointaine entité territoriale. C’est enfin
et le territoire, pour
la géostratégie des flux
laquelle évidemment
financiers, où l’on tente
Le changement vient
la question de la
en vain de procéder à
de ce que l’on continue une reterritorialisation
frontière est essentielle,
à parler en termes
et la nouvelle, qui se
fiscale. Émigration
déploie dans l’espace
et communautés
de grandes entités
de la globalisation et
virtuelles, de la oummah
(Islam, Occident),
ne fait que des percées
à l’Europe, sont bien
alors que celles-ci ne
incidentes (mais
les grandes peurs
correspondent plus à
remarquées) dans le vrai
d’aujourd’hui auxquelles
territoire. Poutine, par
répond la demande
des territoires
exemple, se meut dans
de protection de
une vision classique de l’empire, de la
« l’identité », un terme bien moderne, qui
terre et du peuple. Quant au Moyenrassure car il réconcilie dans l’imaginaire
Orient, il vit une crise qui est encore
l’individu, en deuil de l’État, le territoire
la conséquence de la dissolution de
et l’Histoire, mais qui est vide.
l’Empire ottoman (de même que la crise
On peut d’ailleurs se demander si les
yougoslave fut aussi une conséquence
« réalistes », ceux qui pensent que
retardée de la dissolution de l’Empire
la politique est fondée sur le contrôle
austro-hongrois). Mais on ne peut plus
du territoire et le rapport de forces
faire coïncider peuple et territoire, à
ne sont pas aussi dans un imaginaire
la fois faute de critères stables (estde la puissance qui ne correspond
ce un critère religieux, chiisme contre
plus vraiment aux rapports de force
sunnisme, ou des critères ethniques et
d’aujourd’hui. Le paradoxe est que
dossier
ont donné une nouvelle vie à l'idée qu’il
Vous avez longtemps travaillé avec le
y a bien un « Islam », qui est à la fois
Centre d’analyse, de prévision et de
une entité, un territoire, une culture et un
stratégie du Quai d’Orsay. Vous rappelez
logiciel explicatif qui serait présent dans le
que dans les années 1980, il y avait au
cerveau des musulmans. C’est un peu le
CAP une tendance très antisoviétique
paradoxe de notre époque : on renouvelle
qui voulait aider la résistance afghane,
un vieux culturalisme holistique du XIXe
et d’un autre côté le ministre Claude
siècle (par exemple, tout le monde a le
Cheysson, qui refusait cette idée, en
mot « identité » à la bouche, on parle
raison de son opposition à l’islamisme
d’insécurité culturelle, de conflits de
radical. Il est ironique de voir 30
valeurs), alors que nous sommes dans
ans après un débat un peu similaire
un monde plus globalisé
traverser la France sur
Le paradoxe de notre époque
que jamais.
la question syrienne.
Les motivations de
Alors que la gauche
ont voulu armer
l’Iran sont avant tout Certains
Vous avez publié en octobre 2014 En
marxiste et antiles rebelles syriens pour
nationalistes. Ce qui faire tomber le régime
quête de l’Orient perdu (entretiens
colonialiste était
avec Jean-Louis Schlegel, Seuil),
universaliste, tout
d’Assad. D’autres
est nouveau depuis
ouvrage dans lequel vous retracez votre
comme, d’ailleurs, le
estiment aujourd’hui
1979 par contre
itinéraire personnel et intellectuel, vos
libéralisme politique qui
que la menace que
c’est la posture
années d’études à Louis-le-Grand et à
a inspiré la Déclaration
représente Daech est
résolument antiNormale Sup, mai 68 et la jeunesse
universelle des droits
telle que cela justifie un
révolutionnaire, vos multiples voyages
de l’homme (laquelle
rapprochement avec le
impérialiste
ignorait superbement
au Moyen-Orient et en Asie. De ce
régime syrien. Comment
la différence culturelle), aujourd’hui
panorama très stimulant, le lecteur
sortir de ces dialectiques infernales ?
on ne cesse de parler de conflits de
ressort avec deux impressions peut-être
Le problème est la difficulté de se
valeurs, d’incompatibilité des cultures,
contradictoires. D’un côté, l’impression
réclamer d’une politique pragmatique,
de problèmes identitaires, etc. Ce qui
que l’Orient dont vous parlez est un peu
voire cynique, que l’on opposerait aux
explique incidemment que la gauche
« le monde d’hier » et qu’il est aujourd’hui
« grands principes », qui justifieraient le
n’arrive plus à tenir un discours cohérent
radicalement transformé (vous rappelez
droit d’ingérence. Car cette dichotomie
face aux mouvements populistes, car
notamment la facilité avec laquelle
ne fonctionne pas. La politique étrangère
elle en partage, à son
l’on pouvait traverser
s’organise autour de la gestion de crises,
corps
défendant,
tout
les frontières). D’un
sans vision de long terme, même si
L’islamisme
autre côté, on pense à
un imaginaire, qui
– obsession de la com’– on se réfugie
c’est comme le
la phrase de Faulkner :
se « blanchit » dans
dans le déclamatoire « lutter contre
socialisme : la
« le passé n’est jamais
l’invocation de la laïcité,
le terrorisme islamique (ou l’islamomort, il n’est même pas
devenue
une
identité
et
fascisme, ou tout ce qu’on veut) ».
victoire électorale
passé », tant il est vrai
non
plus
un
principe
Tout conflit entrecroise des logiques
se traduit par une
que le poids de l’histoire
juridique (ce que le FN
complexes, locales, régionales,
défaite idéologique,
demeure prégnant, et
a très bien compris).
internationales, et ne se résume que
car le programme ne J e d i r a i s q u e l e très exceptionnellement à la lutte contre
tant les événements
d’hier, notamment en
changement vient de
le mal.
marche pas
Afghanistan, permettent
ce que l’on continue
Il y a beaucoup de points communs entre
d’expliquer la situation actuelle au
à parler en termes de grandes entités
l’Afghanistan des années 1980 et la Syrie
Moyen-Orient. Alors que la région est
(Islam, Occident), alors que celles-ci
d’aujourd’hui : dans les deux cas, nous
en pleine reconfiguration, quelles sont
ne correspondent plus à des territoires.
avons une révolte populaire contre un
à vos yeux les principales continuités
Les frontières existent mais ne sont plus
régime brutal, soutenu par une puissance
et les principaux changements ?
territorialisées : d’où leurs retraductions en
étrangère. Dans les deux cas, il y a un
Ce qui est passé, mais reste vivace sous
termes culturels. Ce qui m’a intéressé ici
décalage profond entre les combattants
d’autres formes, c’est tout un imaginaire
c’est la modernité profonde et paradoxale
de l’intérieur et ceux qui parlent en leur
orientaliste, qui se décline aussi bien
des fondamentalismes religieux et la crise
nom à l’extérieur ; dans les deux cas,
dans le tourisme, l’anthropologie, et
des cultures musulmanes traditionnelles,
des radicaux islamistes prennent en
la géostratégie : le monde musulman,
arabes en particulier. Que l’Arabie
otage la résistance intérieure, et dans les
l’Orient compliqué. Or la globalisation
saoudite soit aujourd’hui le leader du
deux cas, l’Occident et l’Arabie saoudite
est passée par là, mais le clash des
monde arabe sunnite, pétrole mis à part,
soutiennent d’abord ceux qui parlent
civilisations et le culturalisme qui
en dit long sur la crise identitaire de ce
le même langage qu’eux. Identifier les
dominent aujourd’hui la géostratégie
monde.
forces sur le terrain demande l’envoi
Poutine peut plus facilement accepter
des peuples musulmans sujets de
l’empire que des Slaves qui se voudraient
différents des Russes ou des orthodoxes
qui souhaiteraient être autocéphales.
On voit donc que même la géostratégie
de « puissance » repose en fait sur un
imaginaire des cultures et des religions
et pas sur un quelconque rapport de
forces qui n’existerait que si on identifiait
d’abord des « forces ».
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Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
d’observateurs aguerris, et un travail de
fond pour comprendre les dynamiques
locales ; dans les deux cas, il faut une
politique subtile et discrète et un suivi
de l’aide. Cela prend du temps et ne
peut pas se traduire en un slogan facile.
Il est absurde de dire que Saddam
Hussein, Kadhafi ou Bachar étaient
« mieux » que le chaos qui a suivi
leur départ, car on peut pas revenir en
arrière : l’intervention étrangère dans les
deux premiers cas, comme la répression
menée par Bachar dans le second, ont
créé des nouvelles situations, sans
possibilité de marche arrière. De même
la dictature du maréchal Sissi n’est pas
un retour au régime de Moubarak. Il faut
encore une fois « coller » au terrain et
comprendre les nouvelles dynamiques
au lieu de distribuer les bons points.
(fondés par Abul Ala Maududi) et enfin
de la révolution islamique d’Iran. Tant
dans leur organisation, leur idéologie
et leur programme, ces partis, malgré
leurs différences, forment un ensemble
cohérent. C’est à leur propos que j’ai
parlé d’échec de l’islam politique. Daech
est comme Al Qaeda une conséquence
de cet échec, le constat que tout
projet islamique fondé sur la prise du
pouvoir dans un pays donné subordonne
l’islamisation à des logiques nationales,
sociétales et géostratégiques. Bref Daech
et Al Qaeda ont tiré les leçons de l’échec
de l’islam politique mais proposent
deux options antagonistes. Pour Ben
Laden, il fallait refuser toute logique de
territorialisation et mener le djihad global
contre l’Occident. Pour Daech, il faut au
contraire revenir à une lutte territoriale
mais sur le modèle d’un califat et non
d’un État-nation : bref un territoire en
Religion et politique
expansion permanente qui ne tient
que par la mobilisation
Vous rappelez souvent
djihadiste et non par
que l’exercice du pouvoir
Aujourd’hui la laïcité
l’administration et le
par une mouvance
est devenue non une
développement d’une
religieuse conduit à
règle du jeu, mais une société donnée.
la « sécularisation de
idéologie, elle aurait
Pour Daech, il ne faut
la religion », parce
surtout pas s’enfermer
que, même dans une
ses valeurs propres
dans une logique d’État,
théocratie, c’est le
qui s’opposeraient
pour garder l’esprit de
politique qui décide à
aux valeurs purement djihad. Et, évidemment,
la place du religieux et
religieuses
c’est là que les choses
non l’inverse. Vous êtes
de ceux qui soutiennent
v o n t s e g â t e r. L e s
que l’islam politique n’a de beaux jours
habitants locaux, qui ont accueilli Daech
devant lui que dans l’opposition et que
pour être protégés des chiites irakiens
ou du régime de Bachar Al Assad,
toute prise de pouvoir aboutira à un
ne voient pas d’un bon œil ce corps
échec, comme ce fut le cas en Egypte.
expéditionnaire de milliers de jeunes
Au-delà des différences évidentes entre
djihadistes venus de l’étranger et qui ont
les mouvances, qu’est-ce que cette
tous les droits. La logique d’expansion de
approche vous amène à supputer sur
Daech s’est déjà cassée sur les Kurdes et
l’avenir de Daech ? Dans quelle mesure
les chiites, et la logique d’implantation
ce que vous avez écrit sur l’échec
ne prendra pas car les tensions entre
structurel de l’idéologie islamiste (soit
la religion détruit l’État, soit l’État
djihadistes et locaux sont trop fortes. Les
détruit la religion) s’applique au cas
récits de mariages forcés en faveur des
de Daech ?
internationalistes, au-delà de leur quête
D’abord Daech ne relève pas de la
d’une toute-puissance sexuelle, montrent
catégorie « islamiste » sinon par l’usage
comment la direction de Daech tente de
du terme « État islamique ». Les islamistes
« socialiser » les volontaires étrangers,
en les mariant, mais aussi comment ces
au sens strict sont les mouvements
« unions » se font justement dans la
de la mouvance Frères musulmans
violence la plus arbitraire, parce qu’il n’y
(donc incluant le Fis et Ennahda), du
a, avant ou après, aucun lien social réel.
Refah turc (le « père » de l’AKP), des
Jama’at islami du sous-continent indien
C’est ce profond échec social, lequel
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transforme l’utopie en nihilisme, qui est
le vrai échec des djihadistes.
Vous venez de publier une nouvelle
édition de votre livre L’Echec de l’islam
politique (Seuil 1992), agrémentée
d’une postface inédite. Ce livre vous
avait valu une célébrité internationale
et avait été très largement débattu,
mais il avait également suscité un grand
nombre de malentendus, et vous aviez
été critiqué aussi bien par des mollahs
iraniens que par des politologues et
des journalistes (dont beaucoup ne
l’avaient pas lu), et qui avaient ironisé
sur son titre, notamment après le 11
septembre. Certains de ceux, qui en Iran
ou en Turquie, avaient rejeté le concept
d’islamisme, ont fini par le reprendre à
leur compte. Cependant, le titre vous
est toujours reproché. Vous continuez
d’assumer, quant à vous, aussi bien
le livre que son titre. Avec le recul,
qu’auriez-vous écrit différemment ?
Qu’aurait-il fallu clarifier pour éviter les
mauvaises interprétations ? Et quelles
sont, selon vous, les raisons profondes
de ce malentendu qui perdure et qui
en dit long ?
J’assume parfaitement le titre et le
contenu du livre. Les événements qui
ont suivi sa parution confirment ma
thèse. Simplement, il faudrait pour cela
lire le livre au lieu de mal lire le titre.
Comme je l’ai dit, l’islamisme ou islam
politique désigne la mouvance Frères
Musulmans et ses épigones, et c’est le
malentendu principal. C’est ce modèle
qui a échoué. L’islamisme, c’est comme
le socialisme : la victoire électorale se
traduit par une défaite idéologique,
car le programme ne marche pas. Et
cela donne deux possibilités (prévues
dans mon livre) : soit le passage à une
démocratie certes conservatrice, mais
légaliste (c’est l’AKP et Ennahda), soit
un néo fondamentalisme (en fait le
salafisme), qui s’attache essentiellement
aux mœurs et pas à la forme politique.
C’est la version saoudienne, qui laisse
le politique totalement autonome (la
famille royale), mais aussi d’une certaine
manière l’Iran, où l’islam n’est plus
qu’une idéologie de contrôle social et
d’ordre moral et laisse aussi le politique
fonctionner de manière autonome, tandis
dossier
Mais d’autre part, et c’est nouveau par
que la vraie vie religieuse se fait dans
de faire la part des choses entre les
rapport à la bande à Baader, en rejoignant
le privé. Quant au djihadisme, il n’est
motivations politiques, religieuses,
Daech, le même jeune s’inscrit dans un
presque jamais une conséquence de la
psychologiques et autres qui animent les
imaginaire et un référentiel islamique,
radicalisation des Frères musulmans,
djihadistes… Voyez-vous dans l’itinéraire
réduit au djihad et à l’éradication non
mais toujours une radicalisation de
des jeunes de Daech une confirmation
seulement des infidèles mais de toute
néo-salafistes.
de ce que vous écriviez dans La Sainte
culture, à commencer par la culture
Le problème est que la crise de l’islamisme
ignorance (Seuil, 2008), sur la « religion
musulmane traditionnelle (ils détruisent
a laissé le terme « islamiste » libre pour
sans culture », le revivalisme religieux
les tombes des soufis). Il y a aussi un
désigner tout radical parlant de l’islam ;
comme conséquence de la déculturation
lien entre violence et déculturation.
et ici le terme devient aussi flou que
et du nihilisme contemporains ?
« terroriste ». Mais, de
Oui, bien sûr.
À propos de l’Iran, vous rappelez ce
toute façon, pour moi, le
Ces jeunes viennent de
Ce n’est pas par hasard milieux très différents, paradoxe : la seule révolution islamique
terrorisme est aussi une
si la contre révolution
qui ait réussi a donné la société la plus
conséquence de l’échec
il y a parmi eux une
très
forte
proportion
sécularisée de tout le monde musulman,
de l’islam politique,
aujourd’hui veut partout
notamment du fait que la pratique
d
e
c
o
n
v
e
r
t
i
s
(
a
l
o
r
s
ce qui explique qu’il
fermer le champ
religieuse y a considérablement chuté.
s’exaspère sous une
qu’on trouvait fort peu
religieux en le mettant
Vous voyez dans l’Iran d’aujourd’hui
forme de plus en plus
de convertis chez les
sous contrôle de l’Etat
« l’archétype de l’échec. » Mais s’il
nihiliste et coupée des
islamistes des années
est certain que la révolution s’est
enjeux réels, que ces
1980),
ce
que
j’ai
noté
et en poussant une
essoufflée en interne, le nationalisme
derniers soient sociaux
dès
2002
(dans
L’Islam
nouvelle orthodoxie
iranien perdure et ce pays semble plus
ou religieux.
mondialisé ). En ce sens
que jamais en mesure de projeter son
il n’y a pas de troisième
influence sur les pays voisins, l’Irak, la
génération de djihadistes : depuis 1995
Le phénomène terroriste
Syrie, le Liban... L'accord américanoc’est la même matrice. Cette importance
iranien conduira-t-il à une ouverture
des convertis chez les djihadistes
L’une des questions les plus intrigantes
de la société iranienne qui irait de pair
montre que ce type de djihadisme
de notre époque est celle de la motivation
avec une consécration de l’influence
est un phénomène radicalement
et du profil psychologique de ces
iranienne dans le monde
nouveau qui n’est pas
jeunes qui vont rejoindre Daech et
le produit d’une tradition
qui proviennent de plus de 90 pays,
Pour moi, le terrorisme arabe ? Que pensez-vous
de la thèse selon laquelle
fondamentaliste
dont de nombreux occidentaux. Il y
est aussi une consél’Iran pourrait devenir le
musulmane, mais d’une
a près de 10 ans, vous analysiez les
quence de l’échec
« gendarme du Moyenrupture de l’individu
motivations des jeunes rejoignant Al
de l’islam politique,
Orient » ?
contemporain avec la
Qaeda et vous vous inscriviez en faux par
ce qui explique qu’il
société et la culture
rapport aux thèses sur l’exceptionnalisme
Les motivations de
s’exaspère sous une
dominante, qu’elle
musulman. Vous rejetiez les approches
l’Iran sont avant
forme de plus en plus t o u t n a t i o n a l i s t e s .
soit musulmane ou
téléologiques et les approches verticales
nihiliste et coupée des La manipulation des
occidentale.
insistant sur une généalogie de la
enjeux réels
On est dans le
radicalisation depuis le texte coranique
minorités chiites était
croisement de deux
jusqu’à Al Qaeda, en passant par
déjà à l’œuvre sous le
dimensions : d’une part une révolte
Hassan El Banna et Sayyid Qutb. Vous
Chah. Ce qui est nouveau depuis 1979,
existentielle et violente de jeunes qui
préférez une approche horizontale, qui
par contre, c’est la posture résolument
s’expriment ailleurs sous d’autres formes,
étudie l’autonomisation du religieux, la
anti-impérialiste, qui met l’Iran dans
(dont la plus connue est le phénomène
déculturation, l’individualisation, et qui
le même camp que le Venezuela de
Columbine, c’est-à-dire un massacre à
établit des parallèles avec les autres
Chavez ou le Cuba de Fidel Castro. Il y
l’école commis par des élèves), et qui
phénomènes de violence qui affectent nos
a un véritable islamo-gauchisme dans
se nourrit d’une culture de la violence
sociétés contemporaines et notamment
l’idéologie des Gardiens de la Révolution,
la jeunesse. Le sociologue des religions
gore (que l’on voit dans des films très
qui sont aujourd’hui les maîtres du pays.
Jean-Louis Schlegel qualifie votre analyse
populaires comme Scarface, ou bien
Or, c’est cette dimension tiers-mondiste
du terrorisme d’ « existentielle », par
dans les mises en scène macabres des
qui fait problème, bien plus que la
opposition aux approches essentialistes
narcos mexicains, très proches de la
dimension islamique, car elle bloque tout
de ceux dont vous dites qu’ils croient en
mise en scène de Daech). À Columbine
accord de fond entre les États-Unis et
la présence d’un « logiciel coranique »
ou en Syrie, le jeune met en scène
l’Iran. Objectivement, l’Occident et les
sa violence sur Internet de manière
qui déterminerait tout. Le phénomène
Iraniens ont bien des intérêts communs,
curieusement semblable, dans un bref
en particulier la lutte contre Daech.
terroriste a aujourd’hui pris une nouvelle
instant où il se fait sur-homme.
Mais l’Iran a une stratégie ambiguë :
ampleur et il est de plus en plus difficile
/ avril 2015 / n°450
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dossier
Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
chaque pas en direction des États-Unis
s’accompagne d’un acte de dénégation.
Par exemple, le rapprochement contre
Daech est parallèle à une offensive chiite
sans précédent au Yémen, qui ne peut
que conduire à une déstabilisation du
Yémen, sans gains stratégiques réels
pour l’Iran, car on ne peut pas imaginer
l’émergence d’un grand Yémen stable
et allié à l’Iran (ici encore la puissance
relève de l’imaginaire).
Tout se passe comme si l’Iran ne se
sentait pas assez sûr de lui-même
pour devenir vraiment une puissance
« conservatrice », alors qu’il a atteint,
grâce à Washington, une grande partie
de ses objectifs géo-stratégiques. Il
continue à jouer la déstabilisation du
monde sunnite, sans proposer aux
sunnites une alternative. Or la victoire
totale du chiisme sur le sunnisme, ou des
Persans sur les Arabes, est impossible.
Après la prise de Mossoul par Daech,
vous aviez estimé que l’explosion de
l’Irak était désormais acquise, que ce
pays ne retrouverait plus son unité.
En dehors de l’autonomie de la région
kurde, quelle forme pourrait prendre
cette fragmentation de l’Irak ? Une
formule fédérale peut-elle être négociée
dans un contexte d’affrontement iranosaoudien ?
C’est tout le problème. Les Irakiens
arabes sunnites ont joué le jeu quand le
général Petraeus a lancé le « surge » en
2007, pour se débarrasser d’Al Qaeda.
Ils n’ont rien obtenu en échange. Pour
qu’ils lâchent Daech il faut leur proposer
une alternative politique, qui ne peut être
qu’une cogestion du pouvoir central ou
une très forte autonomie. Or on ne voit
rien venir du côté des chiites irakiens.
L’Irak risque de rester un champ de
bataille par procuration entre Saoudiens
et Iraniens. Les seuls gagnants sont les
Kurdes.
La laïcité à la française
Les attentats terroristes du mois de
janvier ont remis sur le tapis la question
de l’islam de France. On nous parle à
nouveau de la nécessaire « réforme de
l’islam ». Vous rappelez, quant à vous,
que les réalités de l’intégration sont
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très différentes de celles des discours
religieuses (Jules Ferry doit se retourner
médiatiques sur l’islam de France. Vous
dans sa tombe, lui qui affirmait l’unicité
dénoncez également les injonctions
de la morale pratique), surtout elle
contradictoires envoyées aux musulmans
« essentialise » la religion, en particulier
de France : on leur reproche leur
la religion musulmane, en ne voyant dans
communautarisme tout en les sommant
la culture des « autres » que de la religion
de réagir en tant que communauté aux
« refroidie ». La laïcité est devenue
événements. Vous êtes de ceux qui
phobique : on ne veut plus voir du
s’opposent aussi bien à l’essentialisation
religieux (soutane et voile) et on chasse
de l’islam qu’à ce que vous appelez
la religion invisible (halal et jupes trop
« l’essentialisme laïque. » Beaucoup
longues). C’est pour cela qu’elle est
ont aujourd’hui le sentiment que la
enfin reprise par l’extrême droite, qui
« laïcité à la française » dérape parfois
a toujours fonctionné sur la phobie. La
vers la religiophobie, ce qui n’était pas
gauche n’a pas compris que la laïcité
l’intention de la loi de 1905. Certains
ainsi comprise est devenue un marqueur
défenseurs de la laïcité en France font
identitaire pour des « de-souche » en
preuve d’un zèle quasi-religieux. Déjà
débandade, et non une règle de vivre
Marcel Pagnol écrivait : « Le plus
ensemble.
remarquable, c’est que ces anticléricaux
Ce fantasme identitaire fait qu’on
avaient des âmes de missionnaires. »
attribue à l’ensemble des gens
Comment la France peut-elle aujourd’hui
d’origine musulmane une volonté de
préservez sa laïcité en évitant les
se communautariser, alors que, dans
dérives ?
les faits, tout montre au contraire
Il faut revenir à l’esprit de la loi de
l’individualisme et la diversité des
1905 (qui a d’ailleurs été modifiée
populations d’origine musulmane. Si les
régulièrement pour mieux s’adapter à la
musulmans étaient communautarisés,
réalité de la pratique religieuse). C’est
on n’aurait pas à chercher à mettre en
une loi fondée sur deux principes : la
place une représentation de l’islam en
séparation de l’Église et de l’État et la
France : les musulmans s’en seraient
neutralité de l’État. Contrairement à
chargés. Et il ne faudrait pas attendre
ce que beaucoup pensent aujourd’hui,
Houellebecq pour inventer un grand parti
elle ne rejette pas la religion dans le
des musulmans de France.
privé, bien au contraire : elle organise la
Il faut donc, en respectant l’esprit de
pratique religieuse dans
la loi de 1905, laisser
l’espace public. La loi ne
La sécularisation de la les filles voilées aller
parle que des « cultes
société civile n’a jamais à l a Fa c , c o m m e ,
», c’est-à-dire de la
de mon temps, on
été une condition de
pratique religieuse, elle
laissait les bonnes
la démocratisation de
ne définit pas la religion,
sœurs en cornettes
la vie politique : les
elle ne la rejette pas
suivre les séminaires
puritains de Boston ou sur la matérialisme
non plus, elle affirme
les Genevois de Calvin d i a l e c t i q u e . I l f a u t
d’abord la liberté de
n’étaient pas des
la pratique religieuse,
laisser des menus
« séculiers »
dans le cadre des lois
alternatifs dans les
et de l’ordre public. Par
cantines, en pensant
exemple, elle n’interdit ni les processions
aussi aux végétariens. La laïcité n’est
ni la sonnerie des cloches (deux
pas le cochon obligatoire, sans se dédire.
« intrusions » dans l’espace public),
elle les réglemente. Bien plus, elle
Beaucoup estiment que la démocratie
fait obligation à l’État d’organiser la
peut difficilement s’épanouir sans un
pratique du culte dans les espaces
degré de sécularisation préalable.
« fermés » (prisons, casernes, hôpitaux
Mais vous rappelez que dans le cas
et internats). Or aujourd’hui, la laïcité est
américain, c’est une société au départ
devenue non une règle du jeu, mais une
très religieuse qui s’est démocratisée, en
idéologie, elle aurait ses valeurs propres
assumant la présence du religieux. Dans
qui s’opposeraient aux valeurs purement
quelle mesure cette approche peut-elle
dossier
s’appliquer au monde musulman ? Les
salafistes peuvent-ils finir par jouer
le jeu démocratique, ne serait-ce que
pour des raisons empiriques, comme
ce fut le cas avec les fondamentalistes
chrétiens américains ?
La sécularisation de la société civile
n’a jamais été une condition de la
démocratisation de la vie politique :
les puritains de Boston ou les Genevois
de Calvin n’étaient pas des « séculiers ».
Ce qui compte, plus que la sécularisation
(qui s’accompagne très bien de la
dictature, -voir le communisme ou le
fascisme), c’est la démocratisation
du champ religieux, c’est-à-dire
l’absence de religion hégémonique et la
reconnaissance de la diversité religieuse
et du droit à choisir. Ce n’est pas non plus
l’émergence d’une religion « modérée »
(Calvin, un « théologien modéré » ? la
bonne blague !), c’est la diversification
du champ religieux. C’est cela qui est
garanti par le premier amendement de
la Constitution américaine, et ce n’est
pas un hasard.
Or le printemps arabe a correspondu
justement à une diversification du
champ religieux, même si peu d’acteurs
religieux sont foncièrement libéraux :
salafistes, Frères musulmans, soufis
se sont affrontés sur le marché du
religieux. Cette diversification est
possible d’abord parce qu’on assiste
à une individualisation de la croyance
et de la pratique religieuse, et à leur
détachement d’une tradition collective :
c’est ici qu’est la vraie modernité.
Ce n’est pas par hasard si la contrerévolution aujourd’hui veut partout
fermer le champ religieux en le mettant
sous contrôle de l’État et en poussant
une nouvelle orthodoxie ; les procès
pour blasphème et apostasie ont repris
en Egypte sous Sissi, pas sous Morsi.
Ennahda, avec sa majorité au Parlement
tunisien avait fait reconnaître la « liberté
de conscience », c’est-à-dire le droit de
changer de religion ou d’être athée, qui
n’existe dans aucune autre Constitution
de pays arabes. L’Occident se trompe en
pensant que les dictatures promeuvent
un islam modéré. Elles promeuvent un
islam incompatible avec la démocratie
et la liberté, et c’est fait exprès. C’est
pourquoi il ne faut pas leur confier la
gestion de l’islam en Occident.
■
Propos recueillis par Karim Emile Bitar
Cyrano de Bergerac 1999
Directeur de la rédaction
/ avril 2015 / n°450
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