Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
dossier
6 / avril 2015 / n°450
d’observateurs aguerris, et un travail de
fond pour comprendre les dynamiques
locales ; dans les deux cas, il faut une
politique subtile et discrète et un suivi
de l’aide. Cela prend du temps et ne
peut pas se traduire en un slogan facile.
Il est absurde de dire que Saddam
Hussein, Kadhafi ou Bachar étaient
« mieux » que le chaos qui a suivi
leur départ, car on peut pas revenir en
arrière : l’intervention étrangère dans les
deux premiers cas, comme la répression
menée par Bachar dans le second, ont
créé des nouvelles situations, sans
possibilité de marche arrière. De même
la dictature du maréchal Sissi n’est pas
un retour au régime de Moubarak. Il faut
encore une fois « coller » au terrain et
comprendre les nouvelles dynamiques
au lieu de distribuer les bons points.
Religion et politique
Vous rappelez souvent
que l’exercice du pouvoir
par une mouvance
religieuse conduit à
la « sécularisation de
la religion », parce
que, même dans une
théocratie, c’est le
politique qui décide à
la place du religieux et
non l’inverse. Vous êtes
de ceux qui soutiennent
que l’islam politique n’a de beaux jours
devant lui que dans l’opposition et que
toute prise de pouvoir aboutira à un
échec, comme ce fut le cas en Egypte.
Au-delà des différences évidentes entre
les mouvances, qu’est-ce que cette
approche vous amène à supputer sur
l’avenir de Daech ? Dans quelle mesure
ce que vous avez écrit sur l’échec
structurel de l’idéologie islamiste (soit
la religion détruit l’État, soit l’État
détruit la religion) s’applique au cas
de Daech ?
D’abord Daech ne relève pas de la
catégorie « islamiste » sinon par l’usage
du terme « État islamique ». Les islamistes
au sens strict sont les mouvements
de la mouvance Frères musulmans
(donc incluant le Fis et Ennahda), du
Refah turc (le « père » de l’AKP), des
Jama’at islami du sous-continent indien
(fondés par Abul Ala Maududi) et enfin
de la révolution islamique d’Iran. Tant
dans leur organisation, leur idéologie
et leur programme, ces partis, malgré
leurs différences, forment un ensemble
cohérent. C’est à leur propos que j’ai
parlé d’échec de l’islam politique. Daech
est comme Al Qaeda une conséquence
de cet échec, le constat que tout
projet islamique fondé sur la prise du
pouvoir dans un pays donné subordonne
l’islamisation à des logiques nationales,
sociétales et géostratégiques. Bref Daech
et Al Qaeda ont tiré les leçons de l’échec
de l’islam politique mais proposent
deux options antagonistes. Pour Ben
Laden, il fallait refuser toute logique de
territorialisation et mener le djihad global
contre l’Occident. Pour Daech, il faut au
contraire revenir à une lutte territoriale
mais sur le modèle d’un califat et non
d’un État-nation : bref un territoire en
expansion permanente qui ne tient
que par la mobilisation
djihadiste et non par
l’administration et le
développement d’une
société donnée.
Pour Daech, il ne faut
surtout pas s’enfermer
dans une logique d’État,
pour garder l’esprit de
djihad. Et, évidemment,
c’est là que les choses
vont se gâter. Les
habitants locaux, qui ont accueilli Daech
pour être protégés des chiites irakiens
ou du régime de Bachar Al Assad,
ne voient pas d’un bon œil ce corps
expéditionnaire de milliers de jeunes
djihadistes venus de l’étranger et qui ont
tous les droits. La logique d’expansion de
Daech s’est déjà cassée sur les Kurdes et
les chiites, et la logique d’implantation
ne prendra pas car les tensions entre
djihadistes et locaux sont trop fortes. Les
récits de mariages forcés en faveur des
internationalistes, au-delà de leur quête
d’une toute-puissance sexuelle, montrent
comment la direction de Daech tente de
« socialiser » les volontaires étrangers,
en les mariant, mais aussi comment ces
« unions » se font justement dans la
violence la plus arbitraire, parce qu’il n’y
a, avant ou après, aucun lien social réel.
C’est ce profond échec social, lequel
transforme l’utopie en nihilisme, qui est
le vrai échec des djihadistes.
Vous venez de publier une nouvelle
édition de votre livre L’Echec de l’islam
politique (Seuil 1992), agrémentée
d’une postface inédite. Ce livre vous
avait valu une célébrité internationale
et avait été très largement débattu,
mais il avait également suscité un grand
nombre de malentendus, et vous aviez
été critiqué aussi bien par des mollahs
iraniens que par des politologues et
des journalistes (dont beaucoup ne
l’avaient pas lu), et qui avaient ironisé
sur son titre, notamment après le 11
septembre. Certains de ceux, qui en Iran
ou en Turquie, avaient rejeté le concept
d’islamisme, ont fini par le reprendre à
leur compte. Cependant, le titre vous
est toujours reproché. Vous continuez
d’assumer, quant à vous, aussi bien
le livre que son titre. Avec le recul,
qu’auriez-vous écrit différemment ?
Qu’aurait-il fallu clarifier pour éviter les
mauvaises interprétations ? Et quelles
sont, selon vous, les raisons profondes
de ce malentendu qui perdure et qui
en dit long ?
J’assume parfaitement le titre et le
contenu du livre. Les événements qui
ont suivi sa parution confirment ma
thèse. Simplement, il faudrait pour cela
lire le livre au lieu de mal lire le titre.
Comme je l’ai dit, l’islamisme ou islam
politique désigne la mouvance Frères
Musulmans et ses épigones, et c’est le
malentendu principal. C’est ce modèle
qui a échoué. L’islamisme, c’est comme
le socialisme : la victoire électorale se
traduit par une défaite idéologique,
car le programme ne marche pas. Et
cela donne deux possibilités (prévues
dans mon livre) : soit le passage à une
démocratie certes conservatrice, mais
légaliste (c’est l’AKP et Ennahda), soit
un néo fondamentalisme (en fait le
salafisme), qui s’attache essentiellement
aux mœurs et pas à la forme politique.
C’est la version saoudienne, qui laisse
le politique totalement autonome (la
famille royale), mais aussi d’une certaine
manière l’Iran, où l’islam n’est plus
qu’une idéologie de contrôle social et
d’ordre moral et laisse aussi le politique
fonctionner de manière autonome, tandis
Aujourd’hui la laïcité
est devenue non une
règle du jeu, mais une
idéologie, elle aurait
ses valeurs propres
qui s’opposeraient
aux valeurs purement
religieuses