Avril 2015 – Numéro : 450 – Prix : 5,00 3 – ISSN 1956-922X
dossier
NATIONALISMES,
AUTORITARISMES,
CRISES ET CONFLITS :
RETOUR DE LA GÉOPOLITIQUE ?
NATIONALISMES,
AUTORITARISMES,
CRISES ET CONFLITS :
RETOUR DE LA GÉOPOLITIQUE ?
Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
dossier
4 / avril 2015 / n°450
Entretien avec Olivier Roy
Professeur à l'Institut Universitaire
Européen de Florence
Walter Russell Mead et plusieurs
autres analystes parlent aujourd’hui de
« retour de la géopolitique ». Dans
quelle mesure cette formule vous
semble-t-elle pertinente, eu égard
aux événements dont vous avez été
le témoin depuis 40 ans, notamment
depuis la guerre d’Afghanistan dans
un contexte de Guerre froide ? Après le
« moment unipolaire » des années 1990
et les discours sur l’émergence d’un
« nouvel ordre international », assiste-t-on
aujourd’hui à un retour des nationalismes
autoritaires, de la machtpolitik, des
projections de puissance, des bras
de fer et affrontements géopolitiques
autour de la question des frontières et
des sphères d’influence ? Au Moyen-
Orient, la géopolitique avait-elle jamais
vraiment disparu ?
Olivier Roy : Je crois que nous
sommes dans un entrelacement de
deux conceptions de la géostratégie :
l’ancienne, fondée sur la puissance
et le territoire, pour
laquelle évidemment
la question de la
frontière est essentielle,
et la nouvelle, qui se
déploie dans l’espace
de la globalisation et
ne fait que des percées
incidentes (mais
remarquées) dans le vrai
territoire. Poutine, par
exemple, se meut dans
une vision classique de l’empire, de la
terre et du peuple. Quant au Moyen-
Orient, il vit une crise qui est encore
la conséquence de la dissolution de
l’Empire ottoman (de même que la crise
yougoslave fut aussi une conséquence
retardée de la dissolution de l’Empire
austro-hongrois). Mais on ne peut plus
faire coïncider peuple et territoire, à
la fois faute de critères stables (est-
ce un critère religieux, chiisme contre
sunnisme, ou des critères ethniques et
linguistiques qui sont au cœur de la
recomposition en Syrie et en Irak ?),
ou pour des raisons « éthiques » qui
rendent aujourd’hui inconcevables les
transferts massifs de population qui ont
suivi l’effondrement de l’empire ottoman.
D’où le risque des montages tordus sur
le modèle d’Oslo et de Dayton, où l’on
crée des emboîtements ingérables de
populations et de territoires à statut
variable. Le territoire est devenu
invivable !
L’autre géostratégie est celle d’Al
Qaeda et de Daech, qui, même pour
ce dernier, n’est pas dans une vraie
logique territoriale : ils s’adressent à
une communauté virtuelle, la oummah
des musulmans, recrutent sur Internet
et promènent leurs militants de djihad
en djihad. C’est aussi la géostratégie
fantasmatique du clash des civilisations,
où l’autre est mon voisin (la femme
musulmane voilée) et non pas une
lointaine entité territoriale. C’est enfin
la géostratégie des flux
financiers, où l’on tente
en vain de procéder à
une reterritorialisation
fiscale. Émigration
et communautés
virtuelles, de la oummah
à l’Europe, sont bien
les grandes peurs
d’aujourd’hui auxquelles
répond la demande
de protection de
« l’identité », un terme bien moderne, qui
rassure car il réconcilie dans l’imaginaire
l’individu, en deuil de l’État, le territoire
et l’Histoire, mais qui est vide.
On peut d’ailleurs se demander si les
« réalistes », ceux qui pensent que
la politique est fondée sur le contrôle
du territoire et le rapport de forces
ne sont pas aussi dans un imaginaire
de la puissance qui ne correspond
plus vraiment aux rapports de force
d’aujourd’hui. Le paradoxe est que
Moyen-Orient, islam, laïcité, terrorisme… :
changements et continuités
Internationalement reconnu
comme l'un des meilleurs
spécialistes de l'islam et
du Moyen-Orient, Olivier
Roy dirige aujourd'hui les
études méditerranéennes et
le programme ReligioWest
à l'IUE de Florence. Il fut
précédemment directeur
de recherche au CNRS et
professeur à l'EHESS. Il
est l'auteur d'une vingtaine
d'ouvrages consacrés
essentiellement à l'Asie
centrale et au Moyen-
Orient. Il a publié en 2014
En quête de l'Orient perdu
et plus récemment une
réédition de L'Echec de
l'islam politique, initialement
paru en 1992. Dans cet
entretien approfondi avec
Karim Emile Bitar, directeur
de la rédaction de L'ENA
hors les murs et directeur
de recherche à l'IRIS,
Olivier Roy nous offre avec
sa franchise habituelle un
stimulant tour d'horizon des
problématiques actuelles.
Le changement vient
de ce que l’on continue
à parler en termes
de grandes entités
(Islam, Occident),
alors que celles-ci ne
correspondent plus à
des territoires
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Poutine peut plus facilement accepter
des peuples musulmans sujets de
l’empire que des Slaves qui se voudraient
différents des Russes ou des orthodoxes
qui souhaiteraient être autocéphales.
On voit donc que même la géostratégie
de « puissance » repose en fait sur un
imaginaire des cultures et des religions
et pas sur un quelconque rapport de
forces qui n’existerait que si on identifiait
d’abord des « forces ».
Le paradoxe de notre époque
Vous avez publié en octobre 2014 En
quête de l’Orient perdu (entretiens
avec Jean-Louis Schlegel, Seuil),
ouvrage dans lequel vous retracez votre
itinéraire personnel et intellectuel, vos
années d’études à Louis-le-Grand et à
Normale Sup, mai 68 et la jeunesse
révolutionnaire, vos multiples voyages
au Moyen-Orient et en Asie. De ce
panorama très stimulant, le lecteur
ressort avec deux impressions peut-être
contradictoires. D’un côté, l’impression
que l’Orient dont vous parlez est un peu
« le monde d’hier » et qu’il est aujourd’hui
radicalement transformé (vous rappelez
notamment la facilité avec laquelle
l’on pouvait traverser
les frontières). D’un
autre côté, on pense à
la phrase de Faulkner :
« le passé n’est jamais
mort, il n’est même pas
passé », tant il est vrai
que le poids de l’histoire
demeure prégnant, et
tant les événements
d’hier, notamment en
Afghanistan, permettent
d’expliquer la situation actuelle au
Moyen-Orient. Alors que la région est
en pleine reconfiguration, quelles sont
à vos yeux les principales continuités
et les principaux changements ?
Ce qui est passé, mais reste vivace sous
d’autres formes, c’est tout un imaginaire
orientaliste, qui se décline aussi bien
dans le tourisme, l’anthropologie, et
la géostratégie : le monde musulman,
l’Orient compliqué. Or la globalisation
est passée par là, mais le clash des
civilisations et le culturalisme qui
dominent aujourd’hui la géostratégie
ont donné une nouvelle vie à l'idée qu’il
y a bien un « Islam », qui est à la fois
une entité, un territoire, une culture et un
logiciel explicatif qui serait présent dans le
cerveau des musulmans. C’est un peu le
paradoxe de notre époque : on renouvelle
un vieux culturalisme holistique du XIXe
siècle (par exemple, tout le monde a le
mot « identité » à la bouche, on parle
d’insécurité culturelle, de conflits de
valeurs), alors que nous sommes dans
un monde plus globalisé
que jamais.
Alors que la gauche
marxiste et anti-
colonialiste était
universaliste, tout
comme, d’ailleurs, le
libéralisme politique qui
a inspiré la Déclaration
universelle des droits
de l’homme (laquelle
ignorait superbement
la différence culturelle), aujourd’hui
on ne cesse de parler de conflits de
valeurs, d’incompatibilité des cultures,
de problèmes identitaires, etc. Ce qui
explique incidemment que la gauche
n’arrive plus à tenir un discours cohérent
face aux mouvements populistes, car
elle en partage, à son
corps défendant, tout
un imaginaire, qui
se « blanchit » dans
l’invocation de la laïcité,
devenue une identité et
non plus un principe
juridique (ce que le FN
a très bien compris).
Je dirais que le
changement vient de
ce que l’on continue
à parler en termes de grandes entités
(Islam, Occident), alors que celles-ci
ne correspondent plus à des territoires.
Les frontières existent mais ne sont plus
territorialisées : d’où leurs retraductions en
termes culturels. Ce qui m’a intéressé ici
c’est la modernité profonde et paradoxale
des fondamentalismes religieux et la crise
des cultures musulmanes traditionnelles,
arabes en particulier. Que l’Arabie
saoudite soit aujourd’hui le leader du
monde arabe sunnite, pétrole mis à part,
en dit long sur la crise identitaire de ce
monde.
Vous avez longtemps travaillé avec le
Centre d’analyse, de prévision et de
stratégie du Quai d’Orsay. Vous rappelez
que dans les années 1980, il y avait au
CAP une tendance très antisoviétique
qui voulait aider la résistance afghane,
et d’un autre côté le ministre Claude
Cheysson, qui refusait cette idée, en
raison de son opposition à l’islamisme
radical. Il est ironique de voir 30
ans après un débat un peu similaire
traverser la France sur
la question syrienne.
Certains ont voulu armer
les rebelles syriens pour
faire tomber le régime
d’Assad. D’autres
estiment aujourd’hui
que la menace que
représente Daech est
telle que cela justifie un
rapprochement avec le
régime syrien. Comment
sortir de ces dialectiques infernales ?
Le problème est la difficulté de se
réclamer d’une politique pragmatique,
voire cynique, que l’on opposerait aux
« grands principes », qui justifieraient le
droit d’ingérence. Car cette dichotomie
ne fonctionne pas. La politique étrangère
s’organise autour de la gestion de crises,
sans vision de long terme, même si
– obsession de la com’– on se réfugie
dans le déclamatoire « lutter contre
le terrorisme islamique (ou l’islamo-
fascisme, ou tout ce qu’on veut) ».
Tout conflit entrecroise des logiques
complexes, locales, régionales,
internationales, et ne se résume que
très exceptionnellement à la lutte contre
le mal.
Il y a beaucoup de points communs entre
l’Afghanistan des années 1980 et la Syrie
d’aujourd’hui : dans les deux cas, nous
avons une révolte populaire contre un
régime brutal, soutenu par une puissance
étrangère. Dans les deux cas, il y a un
décalage profond entre les combattants
de l’intérieur et ceux qui parlent en leur
nom à l’extérieur ; dans les deux cas,
des radicaux islamistes prennent en
otage la résistance intérieure, et dans les
deux cas, l’Occident et l’Arabie saoudite
soutiennent d’abord ceux qui parlent
le même langage qu’eux. Identifier les
forces sur le terrain demande l’envoi
L’islamisme
c’est comme le
socialisme : la
victoire électorale
se traduit par une
défaite idéologique,
car le programme ne
marche pas
Les motivations de
l’Iran sont avant tout
nationalistes. Ce qui
est nouveau depuis
1979 par contre
c’est la posture
résolument anti-
impérialiste
Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
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d’observateurs aguerris, et un travail de
fond pour comprendre les dynamiques
locales ; dans les deux cas, il faut une
politique subtile et discrète et un suivi
de l’aide. Cela prend du temps et ne
peut pas se traduire en un slogan facile.
Il est absurde de dire que Saddam
Hussein, Kadhafi ou Bachar étaient
« mieux » que le chaos qui a suivi
leur départ, car on peut pas revenir en
arrière : l’intervention étrangère dans les
deux premiers cas, comme la répression
menée par Bachar dans le second, ont
créé des nouvelles situations, sans
possibilité de marche arrière. De même
la dictature du maréchal Sissi n’est pas
un retour au régime de Moubarak. Il faut
encore une fois « coller » au terrain et
comprendre les nouvelles dynamiques
au lieu de distribuer les bons points.
Religion et politique
Vous rappelez souvent
que l’exercice du pouvoir
par une mouvance
religieuse conduit à
la « sécularisation de
la religion », parce
que, même dans une
théocratie, c’est le
politique qui décide à
la place du religieux et
non l’inverse. Vous êtes
de ceux qui soutiennent
que l’islam politique n’a de beaux jours
devant lui que dans l’opposition et que
toute prise de pouvoir aboutira à un
échec, comme ce fut le cas en Egypte.
Au-delà des différences évidentes entre
les mouvances, qu’est-ce que cette
approche vous amène à supputer sur
l’avenir de Daech ? Dans quelle mesure
ce que vous avez écrit sur l’échec
structurel de l’idéologie islamiste (soit
la religion détruit l’État, soit l’État
détruit la religion) s’applique au cas
de Daech ?
D’abord Daech ne relève pas de la
catégorie « islamiste » sinon par l’usage
du terme « État islamique ». Les islamistes
au sens strict sont les mouvements
de la mouvance Frères musulmans
(donc incluant le Fis et Ennahda), du
Refah turc (le « père » de l’AKP), des
Jama’at islami du sous-continent indien
(fondés par Abul Ala Maududi) et enfin
de la révolution islamique d’Iran. Tant
dans leur organisation, leur idéologie
et leur programme, ces partis, malgré
leurs différences, forment un ensemble
cohérent. C’est à leur propos que j’ai
parlé d’échec de l’islam politique. Daech
est comme Al Qaeda une conséquence
de cet échec, le constat que tout
projet islamique fondé sur la prise du
pouvoir dans un pays donné subordonne
l’islamisation à des logiques nationales,
sociétales et géostratégiques. Bref Daech
et Al Qaeda ont tiré les leçons de l’échec
de l’islam politique mais proposent
deux options antagonistes. Pour Ben
Laden, il fallait refuser toute logique de
territorialisation et mener le djihad global
contre l’Occident. Pour Daech, il faut au
contraire revenir à une lutte territoriale
mais sur le modèle d’un califat et non
d’un État-nation : bref un territoire en
expansion permanente qui ne tient
que par la mobilisation
djihadiste et non par
l’administration et le
développement d’une
société donnée.
Pour Daech, il ne faut
surtout pas s’enfermer
dans une logique d’État,
pour garder l’esprit de
djihad. Et, évidemment,
c’est là que les choses
vont se gâter. Les
habitants locaux, qui ont accueilli Daech
pour être protégés des chiites irakiens
ou du régime de Bachar Al Assad,
ne voient pas d’un bon œil ce corps
expéditionnaire de milliers de jeunes
djihadistes venus de l’étranger et qui ont
tous les droits. La logique d’expansion de
Daech s’est déjà cassée sur les Kurdes et
les chiites, et la logique d’implantation
ne prendra pas car les tensions entre
djihadistes et locaux sont trop fortes. Les
récits de mariages forcés en faveur des
internationalistes, au-delà de leur quête
d’une toute-puissance sexuelle, montrent
comment la direction de Daech tente de
« socialiser » les volontaires étrangers,
en les mariant, mais aussi comment ces
« unions » se font justement dans la
violence la plus arbitraire, parce qu’il n’y
a, avant ou après, aucun lien social réel.
C’est ce profond échec social, lequel
transforme l’utopie en nihilisme, qui est
le vrai échec des djihadistes.
Vous venez de publier une nouvelle
édition de votre livre L’Echec de l’islam
politique (Seuil 1992), agrémentée
d’une postface inédite. Ce livre vous
avait valu une célébrité internationale
et avait été très largement débattu,
mais il avait également suscité un grand
nombre de malentendus, et vous aviez
été critiqué aussi bien par des mollahs
iraniens que par des politologues et
des journalistes (dont beaucoup ne
l’avaient pas lu), et qui avaient ironisé
sur son titre, notamment après le 11
septembre. Certains de ceux, qui en Iran
ou en Turquie, avaient rejeté le concept
d’islamisme, ont fini par le reprendre à
leur compte. Cependant, le titre vous
est toujours reproché. Vous continuez
d’assumer, quant à vous, aussi bien
le livre que son titre. Avec le recul,
qu’auriez-vous écrit différemment ?
Qu’aurait-il fallu clarifier pour éviter les
mauvaises interprétations ? Et quelles
sont, selon vous, les raisons profondes
de ce malentendu qui perdure et qui
en dit long ?
J’assume parfaitement le titre et le
contenu du livre. Les événements qui
ont suivi sa parution confirment ma
thèse. Simplement, il faudrait pour cela
lire le livre au lieu de mal lire le titre.
Comme je l’ai dit, l’islamisme ou islam
politique désigne la mouvance Frères
Musulmans et ses épigones, et c’est le
malentendu principal. C’est ce modèle
qui a échoué. L’islamisme, c’est comme
le socialisme : la victoire électorale se
traduit par une défaite idéologique,
car le programme ne marche pas. Et
cela donne deux possibilités (prévues
dans mon livre) : soit le passage à une
démocratie certes conservatrice, mais
légaliste (c’est l’AKP et Ennahda), soit
un néo fondamentalisme (en fait le
salafisme), qui s’attache essentiellement
aux mœurs et pas à la forme politique.
C’est la version saoudienne, qui laisse
le politique totalement autonome (la
famille royale), mais aussi d’une certaine
manière l’Iran, où l’islam n’est plus
qu’une idéologie de contrôle social et
d’ordre moral et laisse aussi le politique
fonctionner de manière autonome, tandis
Aujourd’hui la laïcité
est devenue non une
règle du jeu, mais une
idéologie, elle aurait
ses valeurs propres
qui s’opposeraient
aux valeurs purement
religieuses
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que la vraie vie religieuse se fait dans
le privé. Quant au djihadisme, il n’est
presque jamais une conséquence de la
radicalisation des Frères musulmans,
mais toujours une radicalisation de
néo-salafistes.
Le problème est que la crise de l’islamisme
a laissé le terme « islamiste » libre pour
désigner tout radical parlant de l’islam ;
et ici le terme devient aussi flou que
« terroriste ». Mais, de
toute façon, pour moi, le
terrorisme est aussi une
conséquence de l’échec
de l’islam politique,
ce qui explique qu’il
s’exaspère sous une
forme de plus en plus
nihiliste et coupée des
enjeux réels, que ces
derniers soient sociaux
ou religieux.
Le phénomène terroriste
L’une des questions les plus intrigantes
de notre époque est celle de la motivation
et du profil psychologique de ces
jeunes qui vont rejoindre Daech et
qui proviennent de plus de 90 pays,
dont de nombreux occidentaux. Il y
a près de 10 ans, vous analysiez les
motivations des jeunes rejoignant Al
Qaeda et vous vous inscriviez en faux par
rapport aux thèses sur l’exceptionnalisme
musulman. Vous rejetiez les approches
téléologiques et les approches verticales
insistant sur une généalogie de la
radicalisation depuis le texte coranique
jusqu’à Al Qaeda, en passant par
Hassan El Banna et Sayyid Qutb. Vous
préférez une approche horizontale, qui
étudie l’autonomisation du religieux, la
déculturation, l’individualisation, et qui
établit des parallèles avec les autres
phénomènes de violence qui affectent nos
sociétés contemporaines et notamment
la jeunesse. Le sociologue des religions
Jean-Louis Schlegel qualifie votre analyse
du terrorisme d’ « existentielle », par
opposition aux approches essentialistes
de ceux dont vous dites qu’ils croient en
la présence d’un « logiciel coranique »
qui déterminerait tout. Le phénomène
terroriste a aujourd’hui pris une nouvelle
ampleur et il est de plus en plus difficile
de faire la part des choses entre les
motivations politiques, religieuses,
psychologiques et autres qui animent les
djihadistes… Voyez-vous dans l’itinéraire
des jeunes de Daech une confirmation
de ce que vous écriviez dans La Sainte
ignorance (Seuil, 2008), sur la « religion
sans culture », le revivalisme religieux
comme conséquence de la déculturation
et du nihilisme contemporains ?
Oui, bien sûr.
Ces jeunes viennent de
milieux très différents,
il y a parmi eux une
très forte proportion
de convertis (alors
qu’on trouvait fort peu
de convertis chez les
islamistes des années
1980), ce que j’ai noté
dès 2002 (dans L’Islam
mondialisé ). En ce sens
il n’y a pas de troisième
génération de djihadistes : depuis 1995
c’est la même matrice. Cette importance
des convertis chez les djihadistes
montre que ce type de djihadisme
est un phénomène radicalement
nouveau qui n’est pas
le produit d’une tradition
fondamentaliste
musulmane, mais d’une
rupture de l’individu
contemporain avec la
société et la culture
dominante, qu’elle
soit musulmane ou
occidentale.
On est dans le
croisement de deux
dimensions : d’une part une révolte
existentielle et violente de jeunes qui
s’expriment ailleurs sous d’autres formes,
(dont la plus connue est le phénomène
Columbine, c’est-à-dire un massacre à
l’école commis par des élèves), et qui
se nourrit d’une culture de la violence
gore (que l’on voit dans des films très
populaires comme Scarface, ou bien
dans les mises en scène macabres des
narcos mexicains, très proches de la
mise en scène de Daech). À Columbine
ou en Syrie, le jeune met en scène
sa violence sur Internet de manière
curieusement semblable, dans un bref
instant où il se fait sur-homme.
Mais d’autre part, et c’est nouveau par
rapport à la bande à Baader, en rejoignant
Daech, le même jeune s’inscrit dans un
imaginaire et un référentiel islamique,
réduit au djihad et à l’éradication non
seulement des infidèles mais de toute
culture, à commencer par la culture
musulmane traditionnelle (ils détruisent
les tombes des soufis). Il y a aussi un
lien entre violence et déculturation.
À propos de l’Iran, vous rappelez ce
paradoxe : la seule révolution islamique
qui ait réussi a donné la société la plus
sécularisée de tout le monde musulman,
notamment du fait que la pratique
religieuse y a considérablement chuté.
Vous voyez dans l’Iran d’aujourd’hui
« l’archétype de l’échec. » Mais s’il
est certain que la révolution s’est
essoufflée en interne, le nationalisme
iranien perdure et ce pays semble plus
que jamais en mesure de projeter son
influence sur les pays voisins, l’Irak, la
Syrie, le Liban... L'accord américano-
iranien conduira-t-il à une ouverture
de la société iranienne qui irait de pair
avec une consécration de l’influence
iranienne dans le monde
arabe ? Que pensez-vous
de la thèse selon laquelle
l’Iran pourrait devenir le
« gendarme du Moyen-
Orient » ?
Les motivations de
l’Iran sont avant
tout nationalistes.
La manipulation des
minorités chiites était
déjà à l’œuvre sous le
Chah. Ce qui est nouveau depuis 1979,
par contre, c’est la posture résolument
anti-impérialiste, qui met l’Iran dans
le même camp que le Venezuela de
Chavez ou le Cuba de Fidel Castro. Il y
a un véritable islamo-gauchisme dans
l’idéologie des Gardiens de la Révolution,
qui sont aujourd’hui les maîtres du pays.
Or, c’est cette dimension tiers-mondiste
qui fait problème, bien plus que la
dimension islamique, car elle bloque tout
accord de fond entre les États-Unis et
l’Iran. Objectivement, l’Occident et les
Iraniens ont bien des intérêts communs,
en particulier la lutte contre Daech.
Mais l’Iran a une stratégie ambiguë :
Ce n’est pas par hasard
si la contre révolution
aujourd’hui veut partout
fermer le champ
religieux en le mettant
sous contrôle de l’Etat
et en poussant une
nouvelle orthodoxie
Pour moi, le terrorisme
est aussi une consé-
quence de l’échec
de l’islam politique,
ce qui explique qu’il
s’exaspère sous une
forme de plus en plus
nihiliste et coupée des
enjeux réels
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