Avril 2015 – Numéro : 450 – Prix : 5,00 3 – ISSN 1956-922X dossier NATIONALISMES, AUTORITARISMES, CRISES ET CONFLITS : RETOUR DE LA GÉOPOLITIQUE ? dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? Moyen-Orient, islam, laïcité, terrorisme… : changements et continuités Entretien avec Olivier Roy Professeur à l'Institut Universitaire Européen de Florence Internationalement reconnu comme l'un des meilleurs spécialistes de l'islam et du Moyen-Orient, Olivier Roy dirige aujourd'hui les études méditerranéennes et le programme ReligioWest à l'IUE de Florence. Il fut précédemment directeur de recherche au CNRS et professeur à l'EHESS. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages consacrés essentiellement à l'Asie centrale et au MoyenOrient. Il a publié en 2014 En quête de l'Orient perdu et plus récemment une réédition de L'Echec de l'islam politique, initialement paru en 1992. Dans cet entretien approfondi avec Karim Emile Bitar, directeur de la rédaction de L'ENA hors les murs et directeur de recherche à l'IRIS, Olivier Roy nous offre avec sa franchise habituelle un stimulant tour d'horizon des problématiques actuelles. 4 / avril 2015 / n°450 Walter Russell Mead et plusieurs linguistiques qui sont au cœur de la autres analystes parlent aujourd’hui de recomposition en Syrie et en Irak ?), « retour de la géopolitique ». Dans ou pour des raisons « éthiques » qui quelle mesure cette formule vous rendent aujourd’hui inconcevables les semble-t-elle pertinente, eu égard transferts massifs de population qui ont aux événements dont vous avez été suivi l’effondrement de l’empire ottoman. le témoin depuis 40 ans, notamment D’où le risque des montages tordus sur depuis la guerre d’Afghanistan dans le modèle d’Oslo et de Dayton, où l’on un contexte de Guerre froide ? Après le crée des emboîtements ingérables de « moment unipolaire » des années 1990 populations et de territoires à statut et les discours sur l’émergence d’un variable. Le territoire est devenu « nouvel ordre international », assiste-t-on invivable ! aujourd’hui à un retour des nationalismes L’autre géostratégie est celle d’Al autoritaires, de la machtpolitik, des Qaeda et de Daech, qui, même pour projections de puissance, des bras ce dernier, n’est pas dans une vraie de fer et affrontements géopolitiques logique territoriale : ils s’adressent à autour de la question des frontières et une communauté virtuelle, la oummah des sphères d’influence ? Au Moyendes musulmans, recrutent sur Internet Orient, la géopolitique avait-elle jamais et promènent leurs militants de djihad vraiment disparu ? en djihad. C’est aussi la géostratégie Olivier Roy : Je crois que nous fantasmatique du clash des civilisations, sommes dans un entrelacement de où l’autre est mon voisin (la femme deux conceptions de la géostratégie : musulmane voilée) et non pas une l’ancienne, fondée sur la puissance lointaine entité territoriale. C’est enfin et le territoire, pour la géostratégie des flux laquelle évidemment financiers, où l’on tente Le changement vient la question de la en vain de procéder à de ce que l’on continue une reterritorialisation frontière est essentielle, à parler en termes et la nouvelle, qui se fiscale. Émigration déploie dans l’espace et communautés de grandes entités de la globalisation et virtuelles, de la oummah (Islam, Occident), ne fait que des percées à l’Europe, sont bien alors que celles-ci ne incidentes (mais les grandes peurs correspondent plus à remarquées) dans le vrai d’aujourd’hui auxquelles territoire. Poutine, par répond la demande des territoires exemple, se meut dans de protection de une vision classique de l’empire, de la « l’identité », un terme bien moderne, qui terre et du peuple. Quant au Moyenrassure car il réconcilie dans l’imaginaire Orient, il vit une crise qui est encore l’individu, en deuil de l’État, le territoire la conséquence de la dissolution de et l’Histoire, mais qui est vide. l’Empire ottoman (de même que la crise On peut d’ailleurs se demander si les yougoslave fut aussi une conséquence « réalistes », ceux qui pensent que retardée de la dissolution de l’Empire la politique est fondée sur le contrôle austro-hongrois). Mais on ne peut plus du territoire et le rapport de forces faire coïncider peuple et territoire, à ne sont pas aussi dans un imaginaire la fois faute de critères stables (estde la puissance qui ne correspond ce un critère religieux, chiisme contre plus vraiment aux rapports de force sunnisme, ou des critères ethniques et d’aujourd’hui. Le paradoxe est que dossier ont donné une nouvelle vie à l'idée qu’il Vous avez longtemps travaillé avec le y a bien un « Islam », qui est à la fois Centre d’analyse, de prévision et de une entité, un territoire, une culture et un stratégie du Quai d’Orsay. Vous rappelez logiciel explicatif qui serait présent dans le que dans les années 1980, il y avait au cerveau des musulmans. C’est un peu le CAP une tendance très antisoviétique paradoxe de notre époque : on renouvelle qui voulait aider la résistance afghane, un vieux culturalisme holistique du XIXe et d’un autre côté le ministre Claude siècle (par exemple, tout le monde a le Cheysson, qui refusait cette idée, en mot « identité » à la bouche, on parle raison de son opposition à l’islamisme d’insécurité culturelle, de conflits de radical. Il est ironique de voir 30 valeurs), alors que nous sommes dans ans après un débat un peu similaire un monde plus globalisé traverser la France sur Le paradoxe de notre époque que jamais. la question syrienne. Les motivations de Alors que la gauche ont voulu armer l’Iran sont avant tout Certains Vous avez publié en octobre 2014 En marxiste et antiles rebelles syriens pour nationalistes. Ce qui faire tomber le régime quête de l’Orient perdu (entretiens colonialiste était avec Jean-Louis Schlegel, Seuil), universaliste, tout d’Assad. D’autres est nouveau depuis ouvrage dans lequel vous retracez votre comme, d’ailleurs, le estiment aujourd’hui 1979 par contre itinéraire personnel et intellectuel, vos libéralisme politique qui que la menace que c’est la posture années d’études à Louis-le-Grand et à a inspiré la Déclaration représente Daech est résolument antiNormale Sup, mai 68 et la jeunesse universelle des droits telle que cela justifie un révolutionnaire, vos multiples voyages de l’homme (laquelle rapprochement avec le impérialiste ignorait superbement au Moyen-Orient et en Asie. De ce régime syrien. Comment la différence culturelle), aujourd’hui panorama très stimulant, le lecteur sortir de ces dialectiques infernales ? on ne cesse de parler de conflits de ressort avec deux impressions peut-être Le problème est la difficulté de se valeurs, d’incompatibilité des cultures, contradictoires. D’un côté, l’impression réclamer d’une politique pragmatique, de problèmes identitaires, etc. Ce qui que l’Orient dont vous parlez est un peu voire cynique, que l’on opposerait aux explique incidemment que la gauche « le monde d’hier » et qu’il est aujourd’hui « grands principes », qui justifieraient le n’arrive plus à tenir un discours cohérent radicalement transformé (vous rappelez droit d’ingérence. Car cette dichotomie face aux mouvements populistes, car notamment la facilité avec laquelle ne fonctionne pas. La politique étrangère elle en partage, à son l’on pouvait traverser s’organise autour de la gestion de crises, corps défendant, tout les frontières). D’un sans vision de long terme, même si L’islamisme autre côté, on pense à un imaginaire, qui – obsession de la com’– on se réfugie c’est comme le la phrase de Faulkner : se « blanchit » dans dans le déclamatoire « lutter contre socialisme : la « le passé n’est jamais l’invocation de la laïcité, le terrorisme islamique (ou l’islamomort, il n’est même pas devenue une identité et fascisme, ou tout ce qu’on veut) ». victoire électorale passé », tant il est vrai non plus un principe Tout conflit entrecroise des logiques se traduit par une que le poids de l’histoire juridique (ce que le FN complexes, locales, régionales, défaite idéologique, demeure prégnant, et a très bien compris). internationales, et ne se résume que car le programme ne J e d i r a i s q u e l e très exceptionnellement à la lutte contre tant les événements d’hier, notamment en changement vient de le mal. marche pas Afghanistan, permettent ce que l’on continue Il y a beaucoup de points communs entre d’expliquer la situation actuelle au à parler en termes de grandes entités l’Afghanistan des années 1980 et la Syrie Moyen-Orient. Alors que la région est (Islam, Occident), alors que celles-ci d’aujourd’hui : dans les deux cas, nous en pleine reconfiguration, quelles sont ne correspondent plus à des territoires. avons une révolte populaire contre un à vos yeux les principales continuités Les frontières existent mais ne sont plus régime brutal, soutenu par une puissance et les principaux changements ? territorialisées : d’où leurs retraductions en étrangère. Dans les deux cas, il y a un Ce qui est passé, mais reste vivace sous termes culturels. Ce qui m’a intéressé ici décalage profond entre les combattants d’autres formes, c’est tout un imaginaire c’est la modernité profonde et paradoxale de l’intérieur et ceux qui parlent en leur orientaliste, qui se décline aussi bien des fondamentalismes religieux et la crise nom à l’extérieur ; dans les deux cas, dans le tourisme, l’anthropologie, et des cultures musulmanes traditionnelles, des radicaux islamistes prennent en la géostratégie : le monde musulman, arabes en particulier. Que l’Arabie otage la résistance intérieure, et dans les l’Orient compliqué. Or la globalisation saoudite soit aujourd’hui le leader du deux cas, l’Occident et l’Arabie saoudite est passée par là, mais le clash des monde arabe sunnite, pétrole mis à part, soutiennent d’abord ceux qui parlent civilisations et le culturalisme qui en dit long sur la crise identitaire de ce le même langage qu’eux. Identifier les dominent aujourd’hui la géostratégie monde. forces sur le terrain demande l’envoi Poutine peut plus facilement accepter des peuples musulmans sujets de l’empire que des Slaves qui se voudraient différents des Russes ou des orthodoxes qui souhaiteraient être autocéphales. On voit donc que même la géostratégie de « puissance » repose en fait sur un imaginaire des cultures et des religions et pas sur un quelconque rapport de forces qui n’existerait que si on identifiait d’abord des « forces ». / avril 2015 / n°450 5 dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? d’observateurs aguerris, et un travail de fond pour comprendre les dynamiques locales ; dans les deux cas, il faut une politique subtile et discrète et un suivi de l’aide. Cela prend du temps et ne peut pas se traduire en un slogan facile. Il est absurde de dire que Saddam Hussein, Kadhafi ou Bachar étaient « mieux » que le chaos qui a suivi leur départ, car on peut pas revenir en arrière : l’intervention étrangère dans les deux premiers cas, comme la répression menée par Bachar dans le second, ont créé des nouvelles situations, sans possibilité de marche arrière. De même la dictature du maréchal Sissi n’est pas un retour au régime de Moubarak. Il faut encore une fois « coller » au terrain et comprendre les nouvelles dynamiques au lieu de distribuer les bons points. (fondés par Abul Ala Maududi) et enfin de la révolution islamique d’Iran. Tant dans leur organisation, leur idéologie et leur programme, ces partis, malgré leurs différences, forment un ensemble cohérent. C’est à leur propos que j’ai parlé d’échec de l’islam politique. Daech est comme Al Qaeda une conséquence de cet échec, le constat que tout projet islamique fondé sur la prise du pouvoir dans un pays donné subordonne l’islamisation à des logiques nationales, sociétales et géostratégiques. Bref Daech et Al Qaeda ont tiré les leçons de l’échec de l’islam politique mais proposent deux options antagonistes. Pour Ben Laden, il fallait refuser toute logique de territorialisation et mener le djihad global contre l’Occident. Pour Daech, il faut au contraire revenir à une lutte territoriale mais sur le modèle d’un califat et non d’un État-nation : bref un territoire en Religion et politique expansion permanente qui ne tient que par la mobilisation Vous rappelez souvent djihadiste et non par que l’exercice du pouvoir Aujourd’hui la laïcité l’administration et le par une mouvance est devenue non une développement d’une religieuse conduit à règle du jeu, mais une société donnée. la « sécularisation de idéologie, elle aurait Pour Daech, il ne faut la religion », parce surtout pas s’enfermer que, même dans une ses valeurs propres dans une logique d’État, théocratie, c’est le qui s’opposeraient pour garder l’esprit de politique qui décide à aux valeurs purement djihad. Et, évidemment, la place du religieux et religieuses c’est là que les choses non l’inverse. Vous êtes de ceux qui soutiennent v o n t s e g â t e r. L e s que l’islam politique n’a de beaux jours habitants locaux, qui ont accueilli Daech devant lui que dans l’opposition et que pour être protégés des chiites irakiens ou du régime de Bachar Al Assad, toute prise de pouvoir aboutira à un ne voient pas d’un bon œil ce corps échec, comme ce fut le cas en Egypte. expéditionnaire de milliers de jeunes Au-delà des différences évidentes entre djihadistes venus de l’étranger et qui ont les mouvances, qu’est-ce que cette tous les droits. La logique d’expansion de approche vous amène à supputer sur Daech s’est déjà cassée sur les Kurdes et l’avenir de Daech ? Dans quelle mesure les chiites, et la logique d’implantation ce que vous avez écrit sur l’échec ne prendra pas car les tensions entre structurel de l’idéologie islamiste (soit la religion détruit l’État, soit l’État djihadistes et locaux sont trop fortes. Les détruit la religion) s’applique au cas récits de mariages forcés en faveur des de Daech ? internationalistes, au-delà de leur quête D’abord Daech ne relève pas de la d’une toute-puissance sexuelle, montrent catégorie « islamiste » sinon par l’usage comment la direction de Daech tente de du terme « État islamique ». Les islamistes « socialiser » les volontaires étrangers, en les mariant, mais aussi comment ces au sens strict sont les mouvements « unions » se font justement dans la de la mouvance Frères musulmans violence la plus arbitraire, parce qu’il n’y (donc incluant le Fis et Ennahda), du a, avant ou après, aucun lien social réel. Refah turc (le « père » de l’AKP), des Jama’at islami du sous-continent indien C’est ce profond échec social, lequel 6 / avril 2015 / n°450 transforme l’utopie en nihilisme, qui est le vrai échec des djihadistes. Vous venez de publier une nouvelle édition de votre livre L’Echec de l’islam politique (Seuil 1992), agrémentée d’une postface inédite. Ce livre vous avait valu une célébrité internationale et avait été très largement débattu, mais il avait également suscité un grand nombre de malentendus, et vous aviez été critiqué aussi bien par des mollahs iraniens que par des politologues et des journalistes (dont beaucoup ne l’avaient pas lu), et qui avaient ironisé sur son titre, notamment après le 11 septembre. Certains de ceux, qui en Iran ou en Turquie, avaient rejeté le concept d’islamisme, ont fini par le reprendre à leur compte. Cependant, le titre vous est toujours reproché. Vous continuez d’assumer, quant à vous, aussi bien le livre que son titre. Avec le recul, qu’auriez-vous écrit différemment ? Qu’aurait-il fallu clarifier pour éviter les mauvaises interprétations ? Et quelles sont, selon vous, les raisons profondes de ce malentendu qui perdure et qui en dit long ? J’assume parfaitement le titre et le contenu du livre. Les événements qui ont suivi sa parution confirment ma thèse. Simplement, il faudrait pour cela lire le livre au lieu de mal lire le titre. Comme je l’ai dit, l’islamisme ou islam politique désigne la mouvance Frères Musulmans et ses épigones, et c’est le malentendu principal. C’est ce modèle qui a échoué. L’islamisme, c’est comme le socialisme : la victoire électorale se traduit par une défaite idéologique, car le programme ne marche pas. Et cela donne deux possibilités (prévues dans mon livre) : soit le passage à une démocratie certes conservatrice, mais légaliste (c’est l’AKP et Ennahda), soit un néo fondamentalisme (en fait le salafisme), qui s’attache essentiellement aux mœurs et pas à la forme politique. C’est la version saoudienne, qui laisse le politique totalement autonome (la famille royale), mais aussi d’une certaine manière l’Iran, où l’islam n’est plus qu’une idéologie de contrôle social et d’ordre moral et laisse aussi le politique fonctionner de manière autonome, tandis dossier Mais d’autre part, et c’est nouveau par que la vraie vie religieuse se fait dans de faire la part des choses entre les rapport à la bande à Baader, en rejoignant le privé. Quant au djihadisme, il n’est motivations politiques, religieuses, Daech, le même jeune s’inscrit dans un presque jamais une conséquence de la psychologiques et autres qui animent les imaginaire et un référentiel islamique, radicalisation des Frères musulmans, djihadistes… Voyez-vous dans l’itinéraire réduit au djihad et à l’éradication non mais toujours une radicalisation de des jeunes de Daech une confirmation seulement des infidèles mais de toute néo-salafistes. de ce que vous écriviez dans La Sainte culture, à commencer par la culture Le problème est que la crise de l’islamisme ignorance (Seuil, 2008), sur la « religion musulmane traditionnelle (ils détruisent a laissé le terme « islamiste » libre pour sans culture », le revivalisme religieux les tombes des soufis). Il y a aussi un désigner tout radical parlant de l’islam ; comme conséquence de la déculturation lien entre violence et déculturation. et ici le terme devient aussi flou que et du nihilisme contemporains ? « terroriste ». Mais, de Oui, bien sûr. À propos de l’Iran, vous rappelez ce toute façon, pour moi, le Ces jeunes viennent de Ce n’est pas par hasard milieux très différents, paradoxe : la seule révolution islamique terrorisme est aussi une si la contre révolution qui ait réussi a donné la société la plus conséquence de l’échec il y a parmi eux une très forte proportion sécularisée de tout le monde musulman, de l’islam politique, aujourd’hui veut partout notamment du fait que la pratique d e c o n v e r t i s ( a l o r s ce qui explique qu’il fermer le champ religieuse y a considérablement chuté. s’exaspère sous une qu’on trouvait fort peu religieux en le mettant Vous voyez dans l’Iran d’aujourd’hui forme de plus en plus de convertis chez les sous contrôle de l’Etat « l’archétype de l’échec. » Mais s’il nihiliste et coupée des islamistes des années est certain que la révolution s’est enjeux réels, que ces 1980), ce que j’ai noté et en poussant une essoufflée en interne, le nationalisme derniers soient sociaux dès 2002 (dans L’Islam nouvelle orthodoxie iranien perdure et ce pays semble plus ou religieux. mondialisé ). En ce sens que jamais en mesure de projeter son il n’y a pas de troisième influence sur les pays voisins, l’Irak, la génération de djihadistes : depuis 1995 Le phénomène terroriste Syrie, le Liban... L'accord américanoc’est la même matrice. Cette importance iranien conduira-t-il à une ouverture des convertis chez les djihadistes L’une des questions les plus intrigantes de la société iranienne qui irait de pair montre que ce type de djihadisme de notre époque est celle de la motivation avec une consécration de l’influence est un phénomène radicalement et du profil psychologique de ces iranienne dans le monde nouveau qui n’est pas jeunes qui vont rejoindre Daech et le produit d’une tradition qui proviennent de plus de 90 pays, Pour moi, le terrorisme arabe ? Que pensez-vous de la thèse selon laquelle fondamentaliste dont de nombreux occidentaux. Il y est aussi une consél’Iran pourrait devenir le musulmane, mais d’une a près de 10 ans, vous analysiez les quence de l’échec « gendarme du Moyenrupture de l’individu motivations des jeunes rejoignant Al de l’islam politique, Orient » ? contemporain avec la Qaeda et vous vous inscriviez en faux par ce qui explique qu’il société et la culture rapport aux thèses sur l’exceptionnalisme Les motivations de s’exaspère sous une dominante, qu’elle musulman. Vous rejetiez les approches l’Iran sont avant forme de plus en plus t o u t n a t i o n a l i s t e s . soit musulmane ou téléologiques et les approches verticales nihiliste et coupée des La manipulation des occidentale. insistant sur une généalogie de la enjeux réels On est dans le radicalisation depuis le texte coranique minorités chiites était croisement de deux jusqu’à Al Qaeda, en passant par déjà à l’œuvre sous le dimensions : d’une part une révolte Hassan El Banna et Sayyid Qutb. Vous Chah. Ce qui est nouveau depuis 1979, existentielle et violente de jeunes qui préférez une approche horizontale, qui par contre, c’est la posture résolument s’expriment ailleurs sous d’autres formes, étudie l’autonomisation du religieux, la anti-impérialiste, qui met l’Iran dans (dont la plus connue est le phénomène déculturation, l’individualisation, et qui le même camp que le Venezuela de Columbine, c’est-à-dire un massacre à établit des parallèles avec les autres Chavez ou le Cuba de Fidel Castro. Il y l’école commis par des élèves), et qui phénomènes de violence qui affectent nos a un véritable islamo-gauchisme dans se nourrit d’une culture de la violence sociétés contemporaines et notamment l’idéologie des Gardiens de la Révolution, la jeunesse. Le sociologue des religions gore (que l’on voit dans des films très qui sont aujourd’hui les maîtres du pays. Jean-Louis Schlegel qualifie votre analyse populaires comme Scarface, ou bien Or, c’est cette dimension tiers-mondiste du terrorisme d’ « existentielle », par dans les mises en scène macabres des qui fait problème, bien plus que la opposition aux approches essentialistes narcos mexicains, très proches de la dimension islamique, car elle bloque tout de ceux dont vous dites qu’ils croient en mise en scène de Daech). À Columbine accord de fond entre les États-Unis et la présence d’un « logiciel coranique » ou en Syrie, le jeune met en scène l’Iran. Objectivement, l’Occident et les sa violence sur Internet de manière qui déterminerait tout. Le phénomène Iraniens ont bien des intérêts communs, curieusement semblable, dans un bref en particulier la lutte contre Daech. terroriste a aujourd’hui pris une nouvelle instant où il se fait sur-homme. Mais l’Iran a une stratégie ambiguë : ampleur et il est de plus en plus difficile / avril 2015 / n°450 7 dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? chaque pas en direction des États-Unis s’accompagne d’un acte de dénégation. Par exemple, le rapprochement contre Daech est parallèle à une offensive chiite sans précédent au Yémen, qui ne peut que conduire à une déstabilisation du Yémen, sans gains stratégiques réels pour l’Iran, car on ne peut pas imaginer l’émergence d’un grand Yémen stable et allié à l’Iran (ici encore la puissance relève de l’imaginaire). Tout se passe comme si l’Iran ne se sentait pas assez sûr de lui-même pour devenir vraiment une puissance « conservatrice », alors qu’il a atteint, grâce à Washington, une grande partie de ses objectifs géo-stratégiques. Il continue à jouer la déstabilisation du monde sunnite, sans proposer aux sunnites une alternative. Or la victoire totale du chiisme sur le sunnisme, ou des Persans sur les Arabes, est impossible. Après la prise de Mossoul par Daech, vous aviez estimé que l’explosion de l’Irak était désormais acquise, que ce pays ne retrouverait plus son unité. En dehors de l’autonomie de la région kurde, quelle forme pourrait prendre cette fragmentation de l’Irak ? Une formule fédérale peut-elle être négociée dans un contexte d’affrontement iranosaoudien ? C’est tout le problème. Les Irakiens arabes sunnites ont joué le jeu quand le général Petraeus a lancé le « surge » en 2007, pour se débarrasser d’Al Qaeda. Ils n’ont rien obtenu en échange. Pour qu’ils lâchent Daech il faut leur proposer une alternative politique, qui ne peut être qu’une cogestion du pouvoir central ou une très forte autonomie. Or on ne voit rien venir du côté des chiites irakiens. L’Irak risque de rester un champ de bataille par procuration entre Saoudiens et Iraniens. Les seuls gagnants sont les Kurdes. La laïcité à la française Les attentats terroristes du mois de janvier ont remis sur le tapis la question de l’islam de France. On nous parle à nouveau de la nécessaire « réforme de l’islam ». Vous rappelez, quant à vous, que les réalités de l’intégration sont 8 / avril 2015 / n°450 très différentes de celles des discours religieuses (Jules Ferry doit se retourner médiatiques sur l’islam de France. Vous dans sa tombe, lui qui affirmait l’unicité dénoncez également les injonctions de la morale pratique), surtout elle contradictoires envoyées aux musulmans « essentialise » la religion, en particulier de France : on leur reproche leur la religion musulmane, en ne voyant dans communautarisme tout en les sommant la culture des « autres » que de la religion de réagir en tant que communauté aux « refroidie ». La laïcité est devenue événements. Vous êtes de ceux qui phobique : on ne veut plus voir du s’opposent aussi bien à l’essentialisation religieux (soutane et voile) et on chasse de l’islam qu’à ce que vous appelez la religion invisible (halal et jupes trop « l’essentialisme laïque. » Beaucoup longues). C’est pour cela qu’elle est ont aujourd’hui le sentiment que la enfin reprise par l’extrême droite, qui « laïcité à la française » dérape parfois a toujours fonctionné sur la phobie. La vers la religiophobie, ce qui n’était pas gauche n’a pas compris que la laïcité l’intention de la loi de 1905. Certains ainsi comprise est devenue un marqueur défenseurs de la laïcité en France font identitaire pour des « de-souche » en preuve d’un zèle quasi-religieux. Déjà débandade, et non une règle de vivre Marcel Pagnol écrivait : « Le plus ensemble. remarquable, c’est que ces anticléricaux Ce fantasme identitaire fait qu’on avaient des âmes de missionnaires. » attribue à l’ensemble des gens Comment la France peut-elle aujourd’hui d’origine musulmane une volonté de préservez sa laïcité en évitant les se communautariser, alors que, dans dérives ? les faits, tout montre au contraire Il faut revenir à l’esprit de la loi de l’individualisme et la diversité des 1905 (qui a d’ailleurs été modifiée populations d’origine musulmane. Si les régulièrement pour mieux s’adapter à la musulmans étaient communautarisés, réalité de la pratique religieuse). C’est on n’aurait pas à chercher à mettre en une loi fondée sur deux principes : la place une représentation de l’islam en séparation de l’Église et de l’État et la France : les musulmans s’en seraient neutralité de l’État. Contrairement à chargés. Et il ne faudrait pas attendre ce que beaucoup pensent aujourd’hui, Houellebecq pour inventer un grand parti elle ne rejette pas la religion dans le des musulmans de France. privé, bien au contraire : elle organise la Il faut donc, en respectant l’esprit de pratique religieuse dans la loi de 1905, laisser l’espace public. La loi ne La sécularisation de la les filles voilées aller parle que des « cultes société civile n’a jamais à l a Fa c , c o m m e , », c’est-à-dire de la de mon temps, on été une condition de pratique religieuse, elle laissait les bonnes la démocratisation de ne définit pas la religion, sœurs en cornettes la vie politique : les elle ne la rejette pas suivre les séminaires puritains de Boston ou sur la matérialisme non plus, elle affirme les Genevois de Calvin d i a l e c t i q u e . I l f a u t d’abord la liberté de n’étaient pas des la pratique religieuse, laisser des menus « séculiers » dans le cadre des lois alternatifs dans les et de l’ordre public. Par cantines, en pensant exemple, elle n’interdit ni les processions aussi aux végétariens. La laïcité n’est ni la sonnerie des cloches (deux pas le cochon obligatoire, sans se dédire. « intrusions » dans l’espace public), elle les réglemente. Bien plus, elle Beaucoup estiment que la démocratie fait obligation à l’État d’organiser la peut difficilement s’épanouir sans un pratique du culte dans les espaces degré de sécularisation préalable. « fermés » (prisons, casernes, hôpitaux Mais vous rappelez que dans le cas et internats). Or aujourd’hui, la laïcité est américain, c’est une société au départ devenue non une règle du jeu, mais une très religieuse qui s’est démocratisée, en idéologie, elle aurait ses valeurs propres assumant la présence du religieux. Dans qui s’opposeraient aux valeurs purement quelle mesure cette approche peut-elle dossier s’appliquer au monde musulman ? Les salafistes peuvent-ils finir par jouer le jeu démocratique, ne serait-ce que pour des raisons empiriques, comme ce fut le cas avec les fondamentalistes chrétiens américains ? La sécularisation de la société civile n’a jamais été une condition de la démocratisation de la vie politique : les puritains de Boston ou les Genevois de Calvin n’étaient pas des « séculiers ». Ce qui compte, plus que la sécularisation (qui s’accompagne très bien de la dictature, -voir le communisme ou le fascisme), c’est la démocratisation du champ religieux, c’est-à-dire l’absence de religion hégémonique et la reconnaissance de la diversité religieuse et du droit à choisir. Ce n’est pas non plus l’émergence d’une religion « modérée » (Calvin, un « théologien modéré » ? la bonne blague !), c’est la diversification du champ religieux. C’est cela qui est garanti par le premier amendement de la Constitution américaine, et ce n’est pas un hasard. Or le printemps arabe a correspondu justement à une diversification du champ religieux, même si peu d’acteurs religieux sont foncièrement libéraux : salafistes, Frères musulmans, soufis se sont affrontés sur le marché du religieux. Cette diversification est possible d’abord parce qu’on assiste à une individualisation de la croyance et de la pratique religieuse, et à leur détachement d’une tradition collective : c’est ici qu’est la vraie modernité. Ce n’est pas par hasard si la contrerévolution aujourd’hui veut partout fermer le champ religieux en le mettant sous contrôle de l’État et en poussant une nouvelle orthodoxie ; les procès pour blasphème et apostasie ont repris en Egypte sous Sissi, pas sous Morsi. Ennahda, avec sa majorité au Parlement tunisien avait fait reconnaître la « liberté de conscience », c’est-à-dire le droit de changer de religion ou d’être athée, qui n’existe dans aucune autre Constitution de pays arabes. L’Occident se trompe en pensant que les dictatures promeuvent un islam modéré. Elles promeuvent un islam incompatible avec la démocratie et la liberté, et c’est fait exprès. C’est pourquoi il ne faut pas leur confier la gestion de l’islam en Occident. ■ Propos recueillis par Karim Emile Bitar Cyrano de Bergerac 1999 Directeur de la rédaction / avril 2015 / n°450 9